B. Renault, éditeur (Tome Vp. 218--).


CHAPITRE VII.

Sœur Rosalie.


Cependant la lettre que sœur Olympie avait fait partir, était arrivée entre les mains de Rose. En voyant l’écriture de sa chère Blanche, elle pressa avec transport le papier contre ses lèvres. Dans sa précipitation à la lire, elle ne la comprit point. Elle voyait seulement que Blanche vivait et qu’elle l’aimait toujours, sa joie en était si vive qu’elle ressemblait au délire, et qu’à peine le nom d’Horace avait frappé ses yeux ; enfin à force de relire, elle apprit cet étonnant mariage et il lui fut impossible de se l’expliquer. Les bruits qui vinrent alors à circuler dans le public, embrouillaient la question au lieu de l’éclaircir. On disait que M. Cazalès faisait un mariage de garnison avec une ancienne maîtresse devenue dévote, que mademoiselle Cazalès par scrupule de conscience lui faisait épouser.

Il était impossible à Rose d’accorder ces propos avec la lettre de Blanche, elle les rejeta donc comme absurdes et passa deux jours dans la plus terrible agitation. Sans doute l’infidélité d’Horace brisait son cœur, mais la blessure était faite depuis long-temps, et ce n’était pas là un nouveau coup. Peut-être même aimait-elle mieux l’infidélité que l’indifférence. Horace cherchant à l’oublier en se créant un nouvel amour, lui paraissait moins coupable qu’Horace la quittant de sang-froid par respect pour le monde. D’ailleurs Blanche était si bien faite pour être aimée, que Rose à tous ses tourmens n’avait pas du moins à joindre celui de l’humiliation.

Après deux nuits d’angoisses et d’incertitudes, cette âme ardente et forte, repoussée, froissée si cruellement, se replia toute entière dans la seule affection qui ne l’eût pas trahie. Blanche l’emporta sur tout le reste. Oui, s’écria-t-elle, j’irai ; ils en penseront ce qu’ils voudront. Cette dévote impitoyable dira que je poursuis son frère ; sans délicatesse et sans pudeur, il croira, lui, que ma vanité blessée me fait descendre jusqu’à la bassesse, jusqu’à la jalousie, que m’importe ! Blanche est malheureuse ; elle m’appelle, elle a besoin de moi ; j’irai à son secours, je l’aiderai de ma fermeté ; et si je ne puis la sauver du malheur, si je ne puis la consoler, nous pleurerons encore ensemble. Loin de moi toutes ces répugnances de l’amour-propre, tous ces aiguillons de la douleur ! jamais Blanche ne sera ma rivale. La pauvre enfant ! ne vois-je pas bien qu’on l’a contrainte, qu’on l’a traînée à ce mariage qui lui fait horreur ? Étrange mystère, sans doute ! Mais Blanche ne sait pas mentir ; jamais ses lèvres pures n’ont connu la trahison. Elle est malheureuse, puisqu’elle me le dit. Ah ! oui, j’irai la trouver ; et si l’on me chasse, je m’attacherai à elle : elle aura de la force quand il s’agira de moi ; si elle en manque, j’en aurai pour deux ; je dévorerai les affronts ; j’irai la voir en secret, comme un amant va voir sa maîtresse ; si j’arrive trop tard, je tâcherai de la réconcilier avec son sort ; je lui dirai d’aimer son époux ; je le lui vanterai ; je ne lui dirai pas qu’il me trahit.

Oh non ! ajouta la généreuse fille, je ne lui dirai pas mes maux ! Elle ignorera que j’ai revu Horace, que j’en ai été aimée ; je lui épargnerai le chagrin ; et si je la vois heureuse, j’oublierai mes douleurs. Peut-être le temps fermera-t-il toutes mes plaies, peut-être cet homme qui n’a pas pu m’aimer, saura-t-il aimer Blanche ; et s’il en est aimé, de quoi me plaindrais-je ? Blanche n’est-elle pas la moitié de mon âme ; n’est-elle pas une portion de moi-même, puisque malgré le temps, l’absence et la dévotion qui lui défendait de m’aimer, elle n’a pas cessé de penser à moi et de me chérir ! Elle m’écrivait, pauvre Blanche ! et pourtant cela lui était défendu ; elle, si scrupuleuse et si soumise, ne craignait pas de commettre une faute pour me donner une marque de souvenir ! Derrière les murs de son couvent, et lorsqu’elle me croyait oublieuse d’elle, chaque jour elle me pleurait, elle priait pour moi ; pauvre ange du ciel ! et moi, j’aurais la petitesse de lui envier sa fortune, son nom, et cet homme qui n’est digne ni d’elle ni de moi ! Oh non, ma Blanche ! s’écriait-elle en regardant le ciel qu’elles avaient tant parcouru des yeux, ensemble, le soir sur la terrasse du couvent, oh ! non, ma sœur, je ne suis pas jalouse, je t’aime, je vais te voir ; je parlerai à Horace ; il entendra le langage de la vertu s’il n’entend pas celui de l’amour ; il prendra confiance en moi, et me laissera vivre près de toi ; il ne craindra pas mon ressentiment ; oh, non, quand il m’aura vue te presser dans mes bras, il verra bien qu’il ne reste pas de fiel dans mon cœur.

Rose partit le surlendemain du jour où elle avait reçu cette lettre. Son engagement au théâtre de Bordeaux était expiré. Elle ne voulut pas le renouveler, prit la poste et courut jour et nuit.

Elle arriva à huit heures du matin à la porte du couvent. Moyennant un napoléon, elle fit parler Fonvielle. Il lui apprit que Blanche était mariée de la veille et lui donna son adresse.

Il est de bonne heure, se dit Rose, c’est un bon moment pour lui parler. Elle sera à sa toilette. Je gagnerai quelque domestique et je me glisserai avec la femme de chambre dans quelque coin de la maison.

Elle se fit conduire rue du faubourg Saint-Honoré. Un grand désordre régnait dans l’hôtel. Le portier avait une conversation animée sous le vestibule avec les commères des environs. Les domestiques montaient et descendaient rapidement, et se croisaient sur l’escalier sans se parler.

Ce mouvement n’étonna pas Rose le lendemain d’une noce. Elle baissa son voile de dentelle noire, s’enveloppa dans son manteau, et, profitant de la confusion générale, monta sans être observée. Au premier, toutes les portes étaient ouvertes. La figure du vieux Mathias qui, renversée par la veille et la fatigue, se montrait sur le seuil, annonçait que c’était là. Des valets de louage qui avaient aidé à l’étalage de la veille, aidaient maintenant à remettre tout en ordre. Ils emportaient des piles de fruits à demi écroulées, des lustres loués pour la noce au décorateur, des banquettes toutes poudreuses encore de l’atmosphère du bal. Sur des tables humides et tachées, des cristaux, des porcelaines, des bols de punch à demi vidés, des flacons brisés dans le désordre du départ ou dans l’empressement du service, entassaient pêle-mêle leurs richesses et leurs ruines. Elle traversa avec peine deux salles encombrées de meubles et d’ouvriers, dont la figure insouciante bravait la tristesse et la contrariété répandue dans ce tableau : gens qui louent des oripeaux pour les fêtes et des tentures de deuil pour les enterremens, qui le soir dressent un repas, et le lendemain un corbillard. L’un sifflait en déclouant un tapis ; un autre achevait les bouteilles dans un coin.

Rose pénétra dans la troisième chambre. Elle était vide et silencieuse. On y avait joué une partie de la nuit. Les cartes étaient semées sur le parquet. Une partie était restée en train, quelques bouquets de femme jonchaient les meubles, des éventails, des gants d’homme avaient été oubliés sur les tables ; personne n’y avait oublié sa bourse.

Quelle noce bruyante et folle ! dit Rose en regardant toutes ces traces de précipitation et de trouble. Comme Blanche a dû s’ennuyer !

Mais elle s’arrêta irrésolue à l’entrée de la dernière pièce. Un silence profond régnait de ce côté des appartemens. C’était peut-être la porte de la chambre nuptiale. Rose recula involontairement, saisie de dégoût pour sa situation.

Mais elle jugea à l’absence de femmes en ce lieu, au tumulte qui se faisait de l’autre côté, que les nouveaux époux n’habitaient pas ce jour-là l’hôtel où s’était faite la noce. C’était une conjecture naturelle et elle s’étonna de n’y avoir pas pensé plutôt.

Elle résolut d’aller parler à Mathias : Il est bonhomme, dit-elle, et me gardera le secret. En ce moment la porte par où elle était entrée s’ouvrit ; une sœur de charité entra, la tête voilée, le visage caché sous sa coiffe, mais, à sa démarche pesante, Rose reconnut sœur Olympie.

La présence d’une religieuse en ce lieu et à cette heure la glaça d’épouvante, Blanche serait-elle malade ? fut sa première pensée. Elle s’élança vers la religieuse, mais l’air sombre de celle-ci lui ôta la force de l’interroger et de la tirer de l’abattement où elle semblait plongée ; elle se mit à la suivre, les genoux tremblans, la poitrine pressée comme par un étau.

Sœur Olympie poussa la seconde porte, et Rose entra sur ses traces.

Le lit de noce, tout blanc, tout paré de dentelles, s’offrit à sa vue. Blanche y était étendue, mais enveloppée d’un linceul. Mariette était à genoux à un bout de cette couche mortuaire. Tout le monde s’était éloigné avec terreur ; sœur Olympie, restée seule avec la nourrice pour rendre les derniers devoirs à la jeune morte, s’agenouilla de l’autre côté, et Rose, pétrifiée, resta debout au milieu de la chambre, à les regarder prier, sans force pour comprendre ce qu’elle voyait, sans voix pour crier, semblable à une statue de la douleur auprès d’un tombeau.

Dès cet instant, l’âme de Rose fut brisée. Son corps avait de la force, et, malheureusement pour elle, il soutint ce coup horrible et le ressentit dans toute son amertume. Elle colla long-temps ses lèvres aux lèvres bleues du cadavre ; ce fut Laorens qui l’en arracha. Un sourire sombre contractait son visage : Elle est morte, lui dit-il, et nous voilà seuls auprès d’elle, nous autres qui l’avons aimée. Où sont-ils ceux qui fêtaient hier la belle mariée ?… où est l’époux ?… et sa sœur, sa tendre sœur, où est-elle ?…

— Ils me l’ont tuée ! s’écria Rose, malédiction sur eux ! haine à celui qui l’a tuée !

Ces quatre personnes accompagnèrent les funérailles ; plusieurs voitures de deuil suivirent le convoi, mais elles étaient vides, ou bien ceux qui les occupaient parlaient politique et se donnaient rendez-vous le soir au balcon de l’Opéra. Laorens ne revit point son ami, qui partit aussitôt pour Mortemont, avec sa sœur. Rose et Laorens pleurèrent ensemble et partagèrent le bouquet blanc que Denise avait porté tout un triste jour sur son sein. Sœur Olympie ne craignit point de se commettre en rendant à l’actrice de fréquentes visites, toujours remplies du souvenir de leur amie.

Rose traîna pendant quelques mois, sous le nom de mademoiselle Coronari, une existence à la fois brillante et misérable. On vanta ses talens, on envia sa gloire, mais, comme un météore, elle ne fit que passer et s’éteindre. Elle fut bientôt lasse de cette vie factice qui n’apportait pas une joie à son cœur. Avide d’affection, dévorée par son âme ardente, mais trop supérieure au petit monde froid et superbe qui l’entourait, elle le traversa sans y trouver où s’attacher. Elle vit autour de son char beaucoup d’amis qui se vantèrent impudemment de ses faveurs, beaucoup d’adorateurs qui en elle saluaient la reine de la mode ; elle les méprisait avant d’avoir eu le temps de les aimer. Sa vertu trouva beaucoup d’incrédules, parce qu’elle ne mit pas de charlatanisme à s’en prévaloir et fut sage sans prétention ; d’ailleurs, avec la bonhomie de son langage et la candeur de son caractère, le cortége de ses adorateurs eût été forcé de rougir en proclamant sa chasteté ; pour ces hommes si brillans c’eût été proclamer l’impuissance de leur génie, l’innocence de leur séduction : leur amour-propre eût trop souffert de sa vertu.

Qu’importait à Rose, pourvu qu’elle rencontrât un cœur digne du sien ? Mais ce monde artiste, chaleureux, sublime, qu’elle avait rêvé de l’autre côté de la toile, comme elle le voyait maintenant mesquin et prosaïque ! comme ces mœurs larges et vraies, que son imagination pure lui avait créées, se changeaient en d’ignobles habitudes en les regardant de près ! Là aussi, elle trouvait de l’hypocrisie, une hypocrisie de pudeur plus révoltante que la pruderie niaise et inutile des couvens. Une prima-dona de petit théâtre n’osait paraître dans une loge sans être accompagnée d’une respectable mère louée à cinq francs par jour. Une autre, qui n’avait que trois amans, n’osait sortir tête-à-tête avec un d’eux, quoique tous vécussent en fort bonne intelligence. D’autres avaient des passions brutales, des vices révoltans. Il y en avait pourtant de bonnes et de sages ; mais hors du théâtre, c’étaient de vraies bourgeoises, paisibles dans leur ménage, heureuses auprès de leurs enfans. Rose s’ennuyait dans ces familles estimables. Elle qui n’avait pas de famille, et pour qui la vie commune était un poison lent, il lui fallait une existence d’exception, comme son caractère ardent, comme sa sincérité sauvage, comme sa philosophie sceptique. Chaque jour, l’expérience déflorait ses pensées et l’isolait de cette société toute d’usage et de convention. Dès son enfance, elle s’était sentie au-dessus de la sphère où elle était destinée à tourner, et c’était peut-être un malheur pour elle, du moins elle le pensait, en voyant tous les jours de riantes jeunes filles folâtres et heureuses pour un cachemire ou pour une aigrette. Elle, au contraire, avait toujours été en dehors de sa destinée. Condamnée à aimer la vertu, elle avait été élevée dans le vice ; rude de bon sens et de franchise, elle avait été emprisonnée dans les murs d’un couvent, dans les lisières de la superstition. Ardente et généreuse dans son amour, elle était venue se briser contre les glaces de l’opinion ; elle était tombée victime de la société, qui a toujours raison. L’art seul lui avait donné des jouissances vraies, mais passagères, car elle aimait l’art pour lui-même, et partout elle le voyait servir de hochet aux riches et de gagne-pain aux pauvres ; elle le voyait sacrifier sans pudeur aux caprices de la mode, au mauvais goût du moment. Si elle l’eût professé selon son cœur et sa conscience, elle eût été sifflée par le public, qui l’applaudissait avec engouement dans les rôles où elle se condamnait le plus. Alors elle regarda comme un malheur son organisation d’artiste, et ne vit plus dans sa carrière dramatique qu’un métier : elle le prit en dégoût, et ne se considéra plus que comme une machine à émotion.

Laorens trouva dans la peinture une consolation à ses chagrins, parce qu’il était tout juste assez artiste pour devenir un homme spécial. Il proposa à Rose d’associer leurs destinées, mais Rose sourit, lui pressa la main, et lui montra le ciel en lui disant : Taisez-vous, elle vous entend peut-être ?

Un jour, pendant que tout le couvent des Augustines faisait procession autour du jardin, Rose, qui connaissait les faiblesses de Fonvielle et l’intérieur de la maison, s’introduisit dans le cloître désert et se glissa inaperçue jusqu’à une cellule abandonnée. Quatre murs bien blancs, une couchette étroite et dure sans rideaux, un prie-Dieu en noyer, et un grand Christ d’ivoire couronné de buis bénit, tel était l’intérieur de cette retraite silencieuse, toute imprégnée du parfum de la solitude et de la mélancolie. Quelques brins de jasmin grimpaient aux barreaux de fer de la croisée, et sur les parois extérieures de l’embrasure, on pouvait encore lire les noms de Blanche et de Rose creusés dans la pierre avec un canif. Mais ce qui absorba le plus l’attention de la comédienne, fut un petit cadre de bois noir sur lequel était accrochée une couronne de roses flétries prêtes à tomber en poussière. C’était celle que sœur Blanche portait le jour de sa prise d’habit. Rose l’avait tissue de ses propres mains ; elle en avait cueilli les fleurs dans le jardin. Après l’avoir détachée avec précaution de la muraille, elle examina l’écrit renfermé sous le cadre noir : c’était une formule de vœux que Blanche avait prononcée le jour de sa profession, mais dont le nom et la date étaient restés en blanc : si la cérémonie n’eût pas été interrompue, la novice devait, selon l’usage, signer cet écrit sur une table où l’on eût déposé le Saint-Sacrement. Il commençait ainsi : Ego soror Npromitto Deo omnipotenti, etc.

Rose resta long-temps absorbée dans une contemplation mélancolique ; pour la première fois depuis la mort de son amie, sa douleur avait une sorte de charme. Elle s’assit sur le lit où la vierge pure avait reposé son sommeil d’ange, et caché ses larmes d’enfant, et là, immobile, les bras croisés sur sa poitrine, elle écoutait le chant monotone et cependant enjoué des litanies. Cette invocation aux habitans d’un monde inconnu, qui se fait aux jours des rogations, pour demander la bénédiction des produits de la terre, ressemble assez au refrain uniforme de la grive, et, ce chant d’oiseau, répété par de jeunes filles, a quelque chose de frais et de naïf le matin d’un jour de printemps, au milieu de l’aubépine en fleur, et au son des cloches, argentines comme leurs voix.

Rose les entendit surgir du fond de la grande allée de marronniers, se rapprocher et passer sous la croisée de la cellule ; c’était le signal pour s’en aller, mais elle n’en eut pas la force : elle se trouvait si bien dans ce lieu, elle y respirait un air si pur, elle y versait de si douces larmes !

Un quart d’heure après, la porte s’ouvrit doucement, une religieuse entra le voile baissé ; elle ne vit point Rose, qui se tenait immobile dans son coin, et après avoir refermé la porte avec précaution, elle s’agenouilla sur le prie-Dieu. Elle avait le dos tourné, mais Rose entendit bientôt de faibles sanglots s’échapper de son sein ; elle s’élança vers elle, et, l’entourant de ses deux bras, la couvrit de baisers et de larmes. C’était madame Adèle. — Vous ne l’avez donc point oubliée, vous, s’écria la bonne religieuse en la pressant sur son cœur. Ah ! voici la plus grande consolation que je puisse goûter, c’est de revoir mon autre fille, et c’est Dieu qui me l’envoie.

Elles s’assirent toutes deux sur le lit et causèrent long-temps ; ensuite madame Adèle proposa à Rose de venir dîner avec elle. Cette offre la surprit, mais sa surprise augmenta, en apprenant que madame Scholastique de Throcmorton avait été frappée d’une paralysie qui la mettait hors d’état d’exercer les fonctions de supérieure, et que, depuis trois jours, madame Adèle avait été élue à ce poste éminent. Rose éprouva une grande joie en pensant à la possibilité de revenir souvent pleurer dans cette cellule. — Le bonheur que votre présence m’apportera, lui dit son amie, sera le seul avantage de ma position, dont je me réjouirai.

Depuis ce jour, Rose retourna souvent aux Augustines ; là seulement elle trouvait ce calme religieux et cette amitié noble, dont elle avait besoin après une vie d’orage et de fatigue. Chaque jour ses visites devinrent plus fréquentes et plus prolongées. Elle déclara enfin à son amie, que sa résolution était de quitter le théâtre pour le couvent ; madame Adèle combattit ce projet comme un rêve de la douleur, comme un enthousiasme de l’amitié ; mais, le calme de Rose, la froideur avec laquelle elle raisonna sa situation et ses goûts, lui prouvèrent que c’était une idée plus grave qu’elle ne l’avait cru d’abord. Rose était devenue pieuse auprès d’Adèle, qui n’avait jamais cherché à la convertir.

On a beaucoup parlé dans le monde, d’une cantatrice distinguée qui a pris le voile aux Augustines, l’année dernière ; mais, vint le 27 juillet, et on l’oublia.

Rose est fort belle sous le voile que Blanche a porté. Il est malheureux que la mode des églises et la vogue des couvents soient tombées avec la croix des dômes et les profits de la dévotion, car, jamais chants aussi suaves, aussi sublimes que ceux de Rose, ne firent retentir les voûtes de la chapelle des Augustines. Mais, la nouvelle supérieure a vu sans regret s’éloigner de ses autels tout ce vain auditoire de désœuvrés et d’indifférens, qui y venait jadis comme à un spectacle. Sous sa direction, le bonheur est revenu au couvent ; si madame de Lancastre n’est pas oubliée, du moins est-elle remplacée. Scholastique, éprouvée par les infirmités de la vieillesse, est devenue plus tolérante, parce qu’elle a senti le besoin de se rendre tolérable. Rose la soigne avec un zèle touchant ; et peu à peu Scholastique lui pardonne d’avoir été reine au théâtre en la voyant se faire la servante volontaire de ses maux et de ses ennuis.

Rose élève de jeunes filles et leur apprend à chanter ; son plaisir est de diriger des chœurs d’enfans dont les douces prières élèvent souvent jusqu’à Dieu le nom chéri de Blanche. Elle habite cette cellule où Blanche vivrait encore, heureuse peut-être si on ne l’en eût pas arrachée. La couronne de roses desséchées et le bouquet de mariée sont le reliquaire de sœur Rosalie et le tableau où Blanche écrivit les vœux qu’on ne lui permit pas d’accomplir, sera signé par son amie.

L’air de la liberté n’est plus nécessaire à celle qui a traversé le monde et connu les hommes. De l’amitié, du loisir pour étudier, du soleil, de l’air et des fleurs, c’est ce dont se compose une existence de religieuse, et que faut-il de plus au cœur que l’amour et la gloire ont trahi ? Si l’on détruisait les couvens, quelques existences rejetées de la société, quelques âmes trop délicates pour le grossier bonheur de notre civilisation n’auraient plus de terme moyen entre le spleen et le suicide.




L’année dernière (c’était après la révolution), deux hommes revenaient de Sos à Durance, parmi les lièges du pays des Landes. L’un était vieux, mais encore vert, l’autre jeune et déjà flétri. Tous deux étaient à cheval et suivaient lentement un de ces chemins sinueux, qui s’enfoncent mystérieusement dans les profondeurs du bois. Le soir descendait sur les cimes des grands pins, et le silence n’était pas même troublé par le vol des chouettes, qui, obliquement portées sur leurs ailes cotonneuses, semblaient de larges feuilles mortes entraînées par le vent.

Leur entretien roulait sur des choses indifférentes, et cependant ils les discutaient avec tout l’intérêt dont ils étaient capables.

— Mais, monsieur, disait le plus jeune, un livre qui ne serait que la peinture exacte de la vie, serait mortellement ennuyeux.

— Mais, monsieur, reprit le vieillard avec humeur, que dites-vous de Clarisse Harlow ?

— C’est ennuyeux comme la vie, dit le jeune homme.

— Hé bien, vous appelez cela une critique ! dit le vieux.

— Comme il vous plaira ; mais je soutiens qu’on ne peut faire un livre amusant qu’avec des caractères d’exception, et des événemens invraisemblables. La vie se traîne si lentement et si bêtement que, pour la raconter, il faut la rétrécir et la resserrer. Il faut la couper par morceaux, et y faire des coutures.

— Et jeter les rognures au feu, dit le vieillard en ricanant.

— Et puis, continua l’autre, notre caractère est si peu soutenu, notre esprit si ondoyant, nos affections si inconséquentes, que, pour faire de nous des héros de roman, il faut nous travestir, nous farder, nous mettre sur des échasses. Je vous demande quel est celui de nous qui voudrait se montrer nu sur la place publique ?

— Que voulez-vous y faire ? la vérité déplaît…

— Ne conviendrez-vous pas qu’elle est faite pour cela ? Si je vous racontais ma vie d’un bout à l’autre, elle vous ferait bâiller, et si je vous disais mon cœur tout entier, vous en auriez pitié ! Pourtant j’ai eu un drame terrible dans ma vie, et je ne l’ai pas regardé en amateur, croyez-le bien. Hé bien, monsieur, je ne suis ni Lara ni don Juan ; je ne me suis fait ni trappiste, ni corsaire, ni fantôme. Je vis comme tout le monde, je viens avec vous de marchander trente arpens de bois, et ce soir je lirai le Constitutionnel.

Voyez, monsieur, faites donc un dénouement avec cela ! faites donc de moi le héros d’un livre ! y a-t-il rien de plus ignoble que la réalité ? Ne devais-je pas après la mort subite et terrible de ma femme me brûler la cervelle ou me faire l’anachorète de quelque site sauvage ? pourtant, monsieur, grâce à vos philanthropiques consolations, je défriche aujourd’hui mes landes, j’assainis mon pays, je nourris les habitans et je me rends utile, tout en frémissant à mes souvenirs, tout en repassant ma jeunesse avec une amère ironie !

Il y eut un long silence entre les deux cavaliers, pendant lequel ils traversèrent une vaste lande qui commençait à se couvrir de jeunes plantations.

— De sorte, dit le vieillard en s’arrêtant au pied d’une vieille tour isolée et décrépite, qu’à votre dire, le meilleur roman serait le plus ennuyeux ? Singulière conclusion.

— Je ne dis pas cela, reprit le jeune homme, je dis seulement qu’il est difficile d’être vrai et d’être amusant ; est-ce que la vie vous a beaucoup amusé, monsieur ?

— C’est un méchant livre que je ne voudrais pas relire, répondit le vieillard, je vous souhaite le bonsoir.

Le solitaire de la Tour des Landes disparut derrière un bastion demi-écroulé de son manoir, et M. Cazalès suivit, seul et triste, le chemin de Mortemont où sa sœur l’attendait pour commenter un article du journal des Débats sur la pairie héréditaire.



fin.