La Petite Roque (recueil)/Édition Conard, 1910/Rosalie Prudent
ROSALIE PRUDENT.
Il y avait vraiment dans cette affaire un mystère que ni les jurés, ni le président, ni le procureur de la République lui-même ne parvenaient à comprendre.
La fille Prudent (Rosalie), bonne chez les époux Varambot, de Mantes, devenue grosse à l’insu de ses maîtres, avait accouché, pendant la nuit, dans sa mansarde, puis tué et enterré son enfant dans le jardin.
C’était là l’histoire courante de tous les infanticides accomplis par les servantes. Mais un fait demeurait inexplicable. La perquisition opérée dans la chambre de la fille prudent avait amené la découverte d’un trousseau complet d’enfant, fait par Rosalie elle-même, qui avait passé ses nuits à le couper et à le coudre pendant trois mois. L’épicier chez qui elle avait acheté de la chandelle, payée sur ses gages, pour ce long travail, était venu témoigner. De plus, il demeurait acquis que la sage-femme du pays, prévenue par elle de son état, lui avait donné tous les renseignements et tous les conseils pratiques pour le cas où l’accident arriverait dans un moment où les secours demeureraient impossibles. Elle avait cherché en outre une place à Poissy pour la fille Prudent qui prévoyait son renvoi, car les époux Varambot ne plaisantaient pas sur la morale.
Ils étaient là, assistant aux assises, l’homme et la femme, petits rentiers de province, exaspérés contre cette traînée qui avait souillé leur maison. Ils auraient voulu la voir guillotiner tout de suite, sans jugement, et ils l’accablaient de dépositions haineuses devenues dans leur bouche des accusations.
La coupable, une belle grande fille de Basse-Normandie, assez instruite pour son état, pleurait sans cesse et ne répondait rien.
On en était réduit à croire qu’elle avait accompli cet acte barbare dans un moment de désespoir et de folie, puisque tout indiquait qu’elle avait espéré garder et élever son fils.
Le président essaya encore une fois de la faire parler, d’obtenir des aveux, et l’ayant sollicitée avec une grande douceur, lui fit enfin comprendre que tous ces hommes réunis pour la juger ne voulaient point sa mort et pouvaient même la plaindre.
Alors elle se décida.
Il demandait : « Voyons, dites-nous d’abord quel est le père de cet enfant ? »
Jusque-là elle l’avait caché obstinément.
Elle répondit soudain, en regardant ses maîtres qui venaient de la calomnier avec rage.
— C’est M. Joseph, le neveu à M. Varambot.
Les deux époux eurent un sursaut et crièrent en même temps : « C’est faux ! Elle ment. C’est une infamie. »
Le président les fit taire et reprit : « Continuez, je vous prie, et dites-nous comment cela est arrivé. »
Alors elle se mit brusquement à parler avec abondance, soulageant son cœur fermé, son pauvre cœur solitaire et broyé, vidant son chagrin, tout son chagrin maintenant devant ces hommes sévères qu’elle avait pris jusque-là pour des ennemis et des juges inflexibles.
— Oui, c’est M. Joseph Varambot, quand il est venu en congé l’an dernier.
— Qu’est-ce qu’il fait, M. Joseph Varambot ?
— Il est sous-officier d’artilleurs, m’sieu. Donc il resta deux mois à la maison. Deux mois d’été. Moi, je ne pensais à rien quand il s’est mis à me regarder, et puis à me dire des flatteries, et puis à me cajoler tant que le jour durait. Moi, je me suis laissé prendre, m’sieu. Il m’ répétait que j’étais belle fille, que j’étais plaisante… que j’étais de son goût… Moi, il me plaisait pour sûr… Que voulez-vous ?… on écoute ces choses-là, quand on est seule… toute seule… comme moi. J’suis seule sur la terre, m’sieu… J’ n’ai personne à qui parler… Personne à qui conter mes ennuyances… Je n’ai pu d’ père, pu d’ mère, ni frère, ni sœur, personne ! Ça m’a fait comme un frère qui serait r’venu quand il s’est mis à me causer. Et puis, il m’a demandé de descendre au bord de la rivière un soir, pour bavarder sans faire de bruit. J’y suis v’nue, moi… Je sais-t-il ? je sais-t-il après ?… Il me tenait la taille… Pour sûr, je ne voulais pas… non… non… J’ai pas pu… J’avais envie de pleurer tant que l’air était douce… il faisait clair de lune… J’ai pas pu… Non… Je vous jure… J’ai pas pu… il a fait ce qu’il a voulu… Ça a duré encore trois semaines, tant qu’il est resté… Je l’aurais suivi au bout du monde… il est parti… Je ne savais pas que j’étais grosse, moi !… Je ne l’ai su que l’ mois d’après…
Elle se mit à pleurer si fort qu’on dut lui laisser le temps de se remettre.
Puis le président reprit sur un ton de prêtre au confessionnal : « Voyons, continuez. »
Elle recommença à parler : « Quand j’ai vu que j’étais grosse, j’ai prévenu Mme Boudin, la sage-femme, qu’est là pour le dire ; et j’y ai demandé la manière pour le cas où ça arriverait sans elle. Et puis j’ai fait mon trousseau, nuit à nuit, jusqu’à une heure du matin, chaque soir ; et puis j’ai cherché une autre place, car je savais bien que je serais renvoyée ; mais j’ voulais rester jusqu’au bout dans la maison, pour économiser des sous, vu que j’ n’en ai guère, et qu’il m’en faudrait, pour le p’tit…
— Alors vous ne vouliez pas le tuer ?
— Oh ! pour sûr non, m’sieu.
— Pourquoi l’avez-vous tué, alors ?
— V’là la chose. C’est arrivé plus tôt que je n’aurais cru. Ça m’a pris dans ma cuisine, comme j’ finissais ma vaisselle.
M. et Mme Varambot dormaient déjà ; donc je monte, pas sans peine, en me tirant à la rampe ; et je m’ couche par terre, sur le carreau, pour n’ point gâter mon lit. Ça a duré p’t-être une heure, p’t-être deux, p’t-être trois ; je ne sais point, tant ça me faisait mal ; et puis, je l’ poussais d’ toute ma force, j’ai senti qu’il sortait, et je l’ai ramassé.
Oh ! oui, j’étais contente, pour sûr ! J’ai fait tout ce que m’avait dit Mme Boudin, tout ! Et puis je l’ai mis sur mon lit, lui ! Et puis v’là qu’il me r’vient une douleur, mais une douleur à mourir. Si vous connaissiez ça, vous autres, vous n’en feriez pas tant, allez ! J’en ai tombé sur les genoux, puis sur le dos, par terre ; et v’là que ça me reprend, p’t-être une heure encore, p’t-être deux, là toute seule… et puis qu’il en sort un autre… un autre p’tit… deux… oui… deux… comme ça ! je l’ai pris comme le premier, et puis je l’ai mis sur le lit, côte à côte — deux. — Est-ce possible, dites ? Deux enfants ! Moi qui gagne vingt francs par mois ! Dites… est-ce possible ! Un, oui, ça s’ peut, en se privant… mais pas deux ! Ça m’a tourné la tête. Est-ce que je sais, moi ? — J’pouvais-t-il choisir, dites ?
Est-ce que je sais ! Je me suis vue à la fin de mes jours ! J’ai mis l’oreiller d’sus, sans savoir… Je n’ pouvais pas en garder deux… et je m’ suis couchée d’sus encore. Et puis, j’ suis restée à m’ rouler et à pleurer jusqu’au jour que j’ai vu venir par la fenêtre ; ils étaient morts sous l’oreiller, pour sûr. Alors je les ai pris sous mon bras, j’ai descendu l’escalier, j’ai sorti dans l’ potager, j’ai pris la bêche au jardinier, et je les ai enfouis sous terre, l’ plus profond que j’ai pu, un ici, puis l’autre là, pas ensemble, pour qu’ils n’ parlent pas de leur mère, si ça parle, les p’tits morts. Je sais-t-il, moi ?
Et puis, dans mon lit, v’là que j’ai été si mal que j’ai pas pu me lever. On a fait venir le médecin qu’a tout compris. C’est la vérité, m’sieu le juge. Faites ce qu’il vous plaira, j’ suis prête.
La moitié des jurés se mouchaient coup sur coup pour ne point pleurer. Des femmes sanglotaient dans l’assistance. Le président interrogea.
— À quel endroit avez-vous enterré l’autre ?
Elle demanda :
— Lequel que vous avez ?
— Mais… celui… celui qui était dans les artichauts.
— Ah bien ! L’autre est dans les fraisiers, au bord du puits.
Et elle se mit à sangloter si fort qu’elle gémissait à fendre les cœurs.
La fille Rosalie Prudent fut acquittée.
Rosalie Prudent a paru dans le Gil-Blas du mardi 2 mars 1886.