Rosa Mystica/Livre quatrième
Livre quatrième
L’exil n’interrompt pas l’hymen de deux pensées
Et les fêtes du cœur une fois commencées.
Lorsqu’un amour sans tache a fait deux âmes sœurs,
Rien ne les sèvre plus de ses chastes douceurs.
Malgré les océans, les steppes, les montagnes,
Elles vont, dans la vie, ainsi que deux compagnes,
Comme aux soirs de printemps, où, sous les églantiers,
Leurs bras s’entrelaçaient, dans les étroits sentiers.
Toujours dans quelque étoile, au fond des zones bleues,
Échangeant leurs regards à des milliers de lieues,
Et choisissant, tous deux, le ciel pour leur miroir,
En Dieu toujours présent ils sauront se revoir ;
Avec les mêmes mots priant aux mêmes heures,
Ils s’embrassent en lui, comme dans leurs demeures ;
Et vont s’y répéter, en leurs actes de foi :
« Regarde, ami, je souffre et m’embellis pour toi. »
Mais Rosa, mais Konrad ? où sont ces âmes fortes ?
De l’amoureux Éden ils ont franchi les portes ;
Et, pour suivre un devoir librement accepté,
Entre eux et leur bonheur ont mis l’immensité.
Sous un ciel éclairé des lueurs du martyre,
Rosa, dans sa ferveur que la souffrance attire,
Aux autels opprimés s’enchaîne par un vœu,
Et vole, humble colombe, au secours de son Dieu.
Elle ouvre, à chaque pas, des prisons aux chaumières,
Des mains pleines d’aumône, un cœur plein de prières ;
De son âme héroïque arme ses faibles sœurs,
Ranime à ce foyer la foi des confesseurs ;
Aux soldats de son peuple offre, intrépide et calme,
Un glaive quelquefois et toujours une palme ;
Faisant aimer de tous son Dieu persécuté,
Jusque chez les bourreaux semant la vérité.
Ainsi, vers son calvaire elle a suivi, sans honte,
Le doux Crucifié qui sur la croix remonte ;
Et, d’un cœur resté pur, elle épanche sur lui
Ses parfums prodigués pour la rançon d’autrui.
Et Konrad ? Fier soldat d’un drapeau qu’il relève,
Il sert le même Dieu, mais c’est avec le glaive.
Il veut payer encore une dette de sang
A son pays vaincu, mais toujours frémissant.
Depuis l’adieu cruel, tout prêt, malgré ses larmes,
Attendant le signal, et la main sur ses armes,
Il erra sur ces monts, dans cet heureux séjour
Abri de son exil, consacré par l’amour.
Maintenant, sous le casque et l’aigrette flottante,
Passant de la bataille aux rêves de la tente,
Chef austère, il berçait, dans le repos des soirs,
Ses tendres souvenirs avec ses grands espoirs.
Le fourreau d’acier sonne et bat contre sa cuisse ;
Il marche en vous rêvant, forêts, beaux lacs de Suisse ;
Assis, sans desserrer l’écharpe de ses flancs,
Il fait courir la plume entre ses doigts tremblants ;
Il pleure, et, tout à coup, s’interrompant d’écrire,
Il écoute, il répond de la voix, du sourire.
Puis, au lever du jour, debout sur le rempart,
Il suit longtemps du cœur un messager qui part.
Il passe au galop sur la neige,
Dans le steppe il va, nuit et jour ;
Il est parti… Dieu le protège !
Il passe au galop sur la neige,
L’ardent message de l’amour.
Il va, sans souci des étoiles,
Malgré l’effroi des matelots ;
Sur le navire à toutes voiles,
Il va sans souci des étoiles,
Il se lance à travers les flots.
Il passe, il vole à tire-d’aile ;
Des bois il franchit l’épaisseur.
C’est le ramier prompt et fidèle ;
Il passe, il vole à tire-d’aile…
Saura-t-il tromper le chasseur ?
Le vent siffle et la neige tombe ;
Tout chemin dans l’air est fermé.
Par où fuira cette colombe ?
Le vent siffle et la neige tombe ;
Il est si loin, mon bien-aimé !
Ces pleurs, ces soupirs, ces longs rêves,
Ces secrets venus de l’exil,
Vont-ils expirer sur ces grèves ?
Ces pleurs, ces soupirs, ces longs rêves,
Le vent les emportera-t-il ?
Irez-vous, comme une rosée,
Pleurs de l’amour, tribut constant,
Raviver cette âme épuisée ;
Irez-vous comme une rosée,
Jusqu’à la fleur qui vous attend ?
Il est parti le doux message ;
Je pleurais bien en l’écrivant ;
Dieu le guide, il s’est fait passage !
Il parviendra le doux message ;
Pleure encore en le recevant.
Pleure au fond de l’absence, ah ! pleure ; un jour, peut-être,
Un jour, où les oiseaux chantent sur ta fenêtre,
Où quelque heureux message, écrit en plein soleil,
A frémi sous ta lèvre et sous ton doigt vermeil,
Où tu vas respirer, t’enivrant d’être aimée,
Un espoir de retour sur la page embaumée,
Le même jour, peut-être, en son lointain pays,
L’autre est tombé martyr des devoirs obéis ;
Seul, perdu, sans secours, là-bas il agonise,
Luttant contre une mort dont l’horreur s’éternise ;
T’implorant, te cherchant d’une sanglante main,
Toi qui souris, pauvre ange, et qui l’attends demain !
Il passe au galop sur la neige,
Dans la steppe il va nuit et jour ;
Il est parti… Dieu le protège !
Il passe au galop sur la neige,
L’ardent message de l’amour.
La fête de mon cœur n’aura duré qu’une heure ;
L’hôte envoyé du ciel y retourne et me fuit.
Un printemps pénétrait dans ma sombre demeure ;
Mais le soleil s’éteint, je rentre dans ma nuit.
Tu sais dans quel hiver a brillé ton sourire,
Quel ténébreux linceul chargeait mon front glacé,
De quels âpres soucis le présent me déchire,
Quels spectres contre moi déchaîne le passé.
Tu sais, dans l’avenir, le destin qui m’effraie,
L’espoir qui m’était cher et que je vois flétri.
Tes yeux ont répandu leur baume sur ma plaie :
Tu connais bien mon mal, car tu m’avais guéri.
Et voilà que tu pars, toi, ma douce lumière !
Ma main est tiède encor de tes adieux de sœur,
Et, déjà, ramenant la douleur coutumière,
L’ombre des jours mauvais retombe sur mon cœur.
Fantômes du matin, spectres des nuits futures,
Doutes, remords, terreurs, pensers irrésolus,
Recommencez sur moi, redoublez vos tortures !
L’ange qui vous chassait ne me défendra plus.
Elle a son poste ailleurs dans la bataille humaine,
Près d’une autre douleur qu’elle y doit secourir,
Dans son lointain pays, où son Dieu la ramène,
Elle a d’autres amours qui la feront souffrir.
Adieu ! je veux encor, pour épuiser mes larmes,
Visiter chaque place où nous avons aimé,
Tous ces lieux rayonnants d’un reflet de tes charmes,
Et mon cachot lui-même en Éden transformé.
J’ai revu nos sentiers, nos fleurs et nos retraites,
Ces bois où nous passions nous tenant par la main,
J’ai cueilli mon trésor de reliques secrètes,
Des jours évanouis j’ai refait le chemin.
Sous ta fenêtre, encore, un instinct me rappelle ;
Le pauvre y vient toujours, ami connu de nous ;
Je lui parle et je pleure, et, dans notre chapelle,
Sous l’arche où tu priais, je tombe à deux genoux.
Adieu ! je pars aussi, mon exil recommence.
La vie à mes terreurs s’ouvre comme un désert.
Je vais traîner partout ma solitude immense ;
La terre entière est vide à celui qui te perd.
Pour l’homme, ainsi tombé des cieux où tu l’enlèves,
Qui connut l’idéal avec toi visité,
Pour celui dont le cœur a partagé tes rêves,
Quel charme reste encore à la réalité ?
Il est parti le doux message ;
Je pleurais bien en l’écrivant ;
Dieu le guide, il s’est fait passage !
Il parviendra le doux message ;
Pleure encore en le recevant.
Je veux qu’il devienne ta joie
Mon chaste et pieux souvenir.
Cet amour que Dieu nous envoie
A ses tourments qu’il faut bénir.
Je veux qu’à ton âme blessée
Il rende, à jamais, la vigueur ;
Je veux faire de ma pensée
Un lieu de repos pour ton cœur
Je veux que l’ombre t’en soit douce,
Que, des vains désirs abrité,
Tu viennes, sur un lit de mousse,
Y dormir en sécurité.
A toi seul ouverte et connue,
L’âme où tu règnes, désormais :
Soumise attendra ta venue,
Et ne t’enchaînera jamais.
Je veux encor, tâche plus belle,
Être pour toi, dans la maison,
L’humble degré de la chapelle
Où l’on se pose en oraison ;
Où devant Dieu l’on se retire,
Où l’on médite chaque soir,
Où tu viendras… si je t’inspire
La douce vertu de l’espoir.
Il est parti le doux message ;
Je pleurais bien en l’écrivant ;
Dieu le guide, il s’est fait passage !
Il parviendra le doux message ;
Pleure encore en le recevant.
Oui, j’ai ma vision présente au fond de l’âme !
Ton image, ô ma sœur, que rien n’y peut ternir.
Tous ces yeux dont hier, je redoutais les flammes,
Combien ils ont pâli près de ton souvenir !
Comme ces fleurs du monde ont perdu leurs prestiges !
Comme, à tes ailes d’ange attaché désormais,
Mon cœur, où nul désir n’a laissé de vestiges,
Des terrestres amours est guéri pour jamais !
Que sont leurs voluptés et leurs folles caresses ?
Ton plus chaste regard de chrétienne et de sœur,
Un mot tendre et joyeux, une main que tu presses,
M’ont fait vite oublier cette amère douceur.
Contre les faux plaisirs le bonheur est une arme ;
J’ai triomphé sitôt que ton sourire a lui ;
Mais je perds avec toi ma victoire et son charme ;
Tout mon cœur m’a quitté du jour où tu m’as fui.
Pourquoi vivre et lutter ; nulle espérance humaine,
Hormis ton seul amour, n’excite un rêve en moi.
Sous mon fardeau d’ennui que je soulève à peine,
Pourquoi marcher encor ? mon seul but, c’était toi ;
Toi, toujours impossible et toujours séparée ;
Toi, qu’il m’est interdit de servir à genoux ;
Toi, qui de ton Éden m’as défendu l’entrée,
Par ce seul mot : devoir, flamboyant devant nous !
Pourquoi vivre et traîner ma blessure éternelle,
Mes chastes souvenirs plus âpres qu’un remord ?
L’amour tel qu’on le sent, lorsqu’on est aimé d’elle,
Nous arrache à la terre et m’invite à la mort.
Il est parti le doux message,
Je pleurais bien en l’écrivant ;
Dieu le guide, il s’est fait passage !
Il parviendra le doux message ;
Pleure encore en le recevant.
Dans cet exil où je te pleure,
Va ! tout mon cœur te reste uni.
Pour nous y trouver à toute heure,
Dieu nous ouvre son infini.
Dans sa pensée où je m’élance,
Tous deux nous nous enveloppons ;
Là, du fond de notre silence,
Je te parle et tu me réponds.
Sens-tu comme je suis mêlée
A chaque goutte de tes pleurs ;
Combien ma pauvre âme est troublée
Du moindre écho de tes douleurs ?
Dans l’air qui passe et que j’aspire
J’ai reconnu ton souffle pur ;
J’aperçois encor ton sourire
Rayonner vers moi dans l’azur.
Ton regard, au loin, me pénètre ;
Et, dans ce muet entretien,
Je sens palpiter tout mon être
D’un léger battement du tien.
Au delà tu temps qu’il dépasse,
Mon amour te suit en tout lieu ;
Il reflue à travers l’espace ;
Il n’a d’autres bornes que Dieu.
Il est ma force et ma faiblesse ;
Je vois le piège qu’il me tend ;
Il m’attire et son trait me blesse ;
J’y succombe en lui résistant.
C’est le calice expiatoire,
C’est le combat selon mes vœux,
Qui sera, là-haut, ma victoire,
Et la tienne, si tu le veux.
La couronne y sera plus belle
Pour le plus douloureux combat ;
Va donc à l’œuvre où Dieu t’appelle,
Fort de ma foi que rien n’abat.
Tu sais que jamais à son aide
Mon cœur n’invoquera l’oubli ;
Notre blessure a pour remède
La paix du devoir accompli.
Il est parti le doux message ;
Je pleurais bien en l’écrivant ;
Dieu le guide, il s’est fait passage !
Il parviendra le doux message ;
Pleure encore en le recevant.
Oui, je veux t’obéir et je consens à vivre,
Puisqu’à travers l’exil nous pouvons nous revoir.
Puisqu’il me reste encore un sentier pour te suivre,
J’y marche sur tes pas dans cet âpre devoir.
J’y suis prêt à lutter, à souffrir sans me plaindre,
A me vaincre moi-même et mes folles ardeurs.
J’aspire aux régions où je devrai t’atteindre ;
Un tel amour m’oblige à toutes les grandeurs.
J’ai vu d’autres que toi forcer des cœurs fidèles
A ramper sous un jour, énervés à jamais ;
Toi, tu m’as rendu libre et m’as donné des ailes ;
Ton souffle m’a poussé vers les chastes sommets.
En chassant de mon cœur les idoles vulgaires,
Ce généreux amour m’a laissé mes vrais dieux ;
Au pied de leurs autels, que j’oubliais naguères,
En prononçant ton nom je les adore mieux.
Depuis que j’aime en toi, dans tes grâces paisibles,
Ces splendeurs de l’esprit qu’annonce un front charmant,
Dans mon cœur, plus ému des beautés invisibles,
Le doux charme du bien agit plus fortement.
Sur tous les malheureux j’ai plus d’âme à répandre ;
Je crois à la vertu d’une plus ferme foi.
Ceux que je dois aimer, ceux que je dois défendre,
Possèdent mieux mon cœur, depuis qu’il est à toi.
Tu m’as rendu la force avec le don des larmes,
Avec ces pleurs cachés, sources des grands desseins,
Qu’à l’heure du combat, pour y tremper leurs armes,
Versent, en s’immolant, les héros et les saints.
Il est parti le doux message ;
Je pleurais bien en l’écrivant ;
Dieu le guide, il s’est fait passage !
Il parviendra le doux message ;
Pleure encore en le recevant.
Imitons ces âmes divines ;
Envolons-nous du même essor !
Au prix du leur bandeau d’épines,
Dieu nous promet leur nimbe d’or.
Dans leur ciel on peut les atteindre ;
Il faut, pour un temps, ici-bas,
Aimer et souffrir sans nous plaindre
Et livrer aussi nos combats.
Sens-tu pas d’austères délices
Envahir nos esprits domptés ?
Va ! faisons de nos sacrifices
Nos éternelles voluptés.
Viens ! mon âme est pleine et déborde,
Épanchons ces torrents de feu,
En lumière, en miséricorde,
Sur tous les cœurs privés de Dieu.
Des œuvres, ami, plus de rêve !
Pour tous les maux, pour tous les droits,
J’ai la prière et toi le glaive ;
Armons-nous, tous deux, de la Croix.
Il passe au galop sur la neige.
Dans la steppe il va nuit et jour ;
Il est parti… Dieu le protège !
Il passe au galop sur la neige,
L’ardent message de l’amour.
Je l’ai repris ce glaive ! et, rentré dans la vie,
Sous la même bannière où je te vois courir,
A l’œuvre de justice où ma foi me convie,
J’offre un soldat plus ferme et mieux prêt à mourir.
Qu’importe autour de moi le bruit ou le silence ?
J’ai rêvé d’une gloire impossible ici-bas.
C’est toi, dans ton azur, toi vers qui je m’élance,
C’est toi que je poursuis à travers mes combats ;
Toi que j’atteins à peine au vol de ma pensée,
Dans ce pur idéal où tu fuis toute en pleurs.
Mais, va, la sphère auguste où tu seras placée,
J’y monterai, peut-être, à force de douleurs,
A force de désirs sans mesure et sans trêve,
De combats que je cherche et que j’entasserai.
Va ! tu peux te livrer à l’essor qui t’enlève
Et fuir au bout du ciel… Je t’y retrouverai !