Bibliothèque-Charpentier (p. 129-147).


III


Pendant trois ou quatre jours, M. de Villemur fouilla les archives de la justice seigneuriale, les minutes de Me Gueydan, notaire, et les vieux registres paroissiaux du curé. Au cours de ses investigations dans les paperasses poudreuses du passé, il recueillit quelques faits intéressants qui éclairaient des points obscurs du sujet qu’il se proposait de traiter.

Il restait à conférer les faits avec les lieux ; c’est ce qui amena un matin M. de Villemur chez l’arquebusier, qui, outre la fameuse hallebarde, lui avait vendu diverses pièces d’armes offensives et défensives, comme un devant de cuirasse, une salade, et une arquebuse à serpentin, vieilles reliques de la défaite des huguenots, trouvées par Jouanny dans des greniers d’anciennes maisons.

Un des points à vérifier et préciser était relatif à la résistance de quelques arquebusiers que Duras avait jetés dans une tour de Roquejoffre pour couvrir sa retraite. Il avait fallu, pour déloger ces entêtés, une dizaine de coups de coulevrine qui avaient jeté bas la tour.

L’archéologue venait donc prier Jouanny de lui servir de guide dans les environs. D’abord, il voulait aller au château de Roquejoffre.

— Est-ce loin ? demanda-t-il.

— Il y en a pour une heure de chemin.

— Alors, partons si vous voulez ?

En route, l’ancien mestre-de-camp interrogea son guide et apprit que le château, à peu près ruiné, était pourtant encore habité par la dame de Roquejoffre, à qui il avait donné un louis.

Ce souvenir faisait maugréer l’archéologue le long du chemin. « Sot ! bélitre ! » se disait-il.

En arrivant, aussitôt après les premières politesses, M. de Villemur s’excusa de son mieux et mit sa méprise sur le compte d’une excessive distraction qui l’affligeait parfois, au point de le rendre incivil.

— Oh ! monsieur ! tout autre s’y serait trompé ! dit tristement Mme Charlotte.

En causant, elle fut amenée incidemment à parler de sa famille, originaire des environs d’Issigeac. Le nom de Vival parut éveiller des souvenirs chez M. de Villemur ; il rêva un instant, puis dit :

— Une de mes tantes avait épousé un Vival.

— Ma grand’mère était une demoiselle de Villemur, fit Mme de Roquejoffre.

— Alors, vous êtes ma nièce à la mode de Bretagne ! Souffrez que je vous embrasse ! s’écria le vieux gentilhomme.

Après cette reconnaissance et les congratulations qui suivirent, M. de Villemur raconta que le 15 octobre 1562, le jour même de l’affaire de Vern, pendant qu’on jetait bas la tour à coups de canon, la dame de Roquejoffre avait fait une belle gésine d’un enfant mâle qui, en raison de cette circonstance, avait eu l’honneur d’avoir pour parrain le fameux Blaise de Montluc, dont le prénom avait été porté depuis par tous les premiers nés de Roquejoffre.

En guise de dragées de baptême, le boucher catholique avait promis de faire réparer aux dépens de Sa Majesté les dommages causés par l’armée royale au château du sieur de Roquejoffre, qui servait comme volontaire dans la compagnie de gens d’armes de M. de Burie.

Un tabellion avait constaté les dégâts — ajouta M. de Villemur — mais, d’après ce que j’ai vu en arrivant, la promesse de Montluc a eu le sort de tant d’autres ; la tour n’a jamais été relevée, ni l’angle du corps de logis auquel elle attenait ; d’où s’en est suivie peu à peu, par la suite des temps, la ruine totale du château. Les vieux bâtiments, c’est comme les dents cariées, ils s’émiettent si on ne les répare…

Ayant examiné la configuration extérieure des ruines, exploré les alentours, suivi le vieux chemin et pris des notes, M. de Villemur revint trouver Mme de Roquejoffre, et s’entretint seul avec elle de sa situation. La pauvre dame avoua sa détresse et déclara que, quant à ce qui la touchait personnellement, elle la supporterait comme par le passé ; mais que ce qui l’inquiétait et la tourmentait fort, c’était l’avenir de son fils… Dans la pauvreté où elle avait vécu, les soucis de la vie journalière, du pain quotidien l’avaient empêchée d’y songer ; mais, actuellement, il avait seize ans…

— Il est temps de s’en préoccuper, en effet, dit l’ancien mestre-de-camp. Où est-il en ce moment ?

— Il court les bois, à dénicher des oiseaux, sans point de doute.

— Ce n’est plus de son âge, dit M. de Villemur. Écoutez, ma cousine, je pars demain matin ; mais envoyez-le moi à Périgueux, je verrai ce que je pourrai faire pour lui.

Après une infinité de remerciements de Mme de Roquejolfre, M. de Villemur et Jouanny continuèrent leur exploration.

— Maintenant, je connais la ligne de retraite et le pays où les fuyards de l’armée de Duras se sont éparpillés dans les bois pour être tués un à un par les paysans, dit après une longue marche le vieil officier, il faut revenir à cette heure par le Pont-Romieu, où la déroute a commencé.

Le lendemain, son portefeuille bourré de notes, M. de Villemur enfourcha son cheval devant l’hôtellerie de la « Cloche d’Or » et prit le chemin de Périgueux, après avoir fort recommandé à Jouanny, qui était venu lui souhaiter un bon voyage, d’envoyer toutes ses emplettes à son hôtel par le prochain messager.

Cinq jours après, celui-ci, qui se nommait Mathivet, partit, emportant sur deux mulets de bât diverses denrées, des commissions pour la ville, et particulièrement les armes de M. de Villemur. En même temps, il emmenait Blaise qu’il était chargé de conduire chez l’archéologue. Comme à cette époque il n’était pas toujours sûr de traverser isolément la forêt de Vern, quelques personnes s’étaient jointes au messager. C’étaient d’abord un regrattier qui allait aux emplettes ; puis un plaideur se rendant au présidial, un cordelier regagnant son couvent et une fille chambrière cherchant condition.

Il faisait un beau soleil. Le grand chemin courait droit au milieu des bois, aligné parfois de vieux châtaigniers aux ramures puissantes, ou bordé de sombres taillis de chênes qui venaient jusqu’à la chaussée pierreuse, à moitié ruinée. En marchant, chacun disait son mot, et, selon la coutume, se complaignait du temps, des affaires et d’autres choses encore. Le regrattier affirmait que toutes marchandises renchérissaient ; le plaideur disait qu’il n’y avait plus de justice, et le cordelier déplorait les progrès de l’irréligion. Blaise ne disait rien, lui, et se contentait de regarder à la dérobée la chambrière, grande brune bien râblée. Quant à celle-ci, elle maudissait son galant qui l’avait plantée là, après l’avoir fait renvoyer de chez Mme de Labrant, qui ne plaisantait pas avec ces choses.

— Encore, si j’étais sûre de trouver une place à Périgueux ! disait-elle.

— Nous dirons un chapelet à l’oratoire de Notre-Dame-des-Vertus à cette intention, lui répondit le cordelier. La Sainte Vierge, qui a rendu la parole au muet Hélies Brat, du faubourg de Tornepiche, et qui a fait réussir l’entreprise du sieur de Bodin, lequel reprit Périgueux sur ce damné marquis de Chanlost, vous fera bien trouver une place, comptez-y !

Ce père n’était pas un de ces moines à figure ascétique, affaiblis par le jeûne et les privations. C’était un gros gaillard brun, solide, carré, bien nourri et conditionné, à l’œil vif, à l’air jovial.

À peu près à moitié chemin de Périgueux, la petite troupe fit halte à quelque distance de la chapelle.

— Pendant que vous vous reposerez un instant sous ces châtaigniers, — dit le père, — avec cette pauvre fille nous allons monter là-haut, dire un chapelet à son intention devant la statue miraculeuse de Notre-Dame.

Au bout d’un moment le cordelier et la fille ne revenant pas, le messager dit :

— Nous allons repartir, ils nous rattraperont bien.

— Oui, fit le plaideur, un moine et une fille, ça se retrouve toujours.

À la Combe-du-Cerf, les deux retardataires n’avaient pas rejoint. Plus loin, à Coulouniers, le regrattier ne les voyant pas arriver, s’écria :

— Ils ont dû récidiver le chapelet !

— Soyez-en sûr ! répliqua le plaideur, un bon cordelier ne s’en tient pas à un seul chapelet !

— Alors ils sont aussi dévots que les Carmes ! remarqua le messager.

Et tous se mirent à rire.

En haut de la côte de la Rampinsole, le plaideur, se retournant, vit au loin le moine et la fille qui hâtaient le pas. Toutefois, les autres voyageurs entrèrent en ville par la porte de l’Albergerie avant que les retardataires les eussent rattrapés.

« Voilà le messager de Vern », se disaient les artisans et les gens de boutique, habitués à le voir arriver à jour fixe. Et ils se remettaient à l’ouvrage après avoir regardé Blaise.

Le garçon était vêtu comme le jour de Pâques, de sa veste de bure et de sa culotte neuves. Il était chaussé de bas couleur de la bête, tricotés par sa mère et la Toinou, et des gros souliers faits par Filhol. Sur sa tête, un chapeau rond périgordin, retroussé d’un côté, laissait voir sa figure. Avec son nez légèrement busqué, son œil noir, son teint basané, ses grands cheveux et son bâton de houx à la main, il avait bien l’air d’un jeune cadet de Périgord, nourri de frottes à l’ail et de millassous, quittant la bicoque paternelle pour chercher fortune par le monde.

La maison qu’habitait M. de Villemur était dans la rue et tout près de la porte des Plantiers, joignant les murs de la ville. Lorsque Blaise, guidé par le messager, se présenta chez lui, il trouva ses deux serviteurs en grand émoi. Le lendemain de son retour de Vern, l’ancien mestre-de-camp avait eu une attaque de paralysie, et, en ce moment, depuis la veille, il tirait aux traits de la mort. Le domestique, ex-soldat d’ordonnance du vieil officier, et la cuisinière sa femme, expliquèrent à Blaise que, n’ayant eu aucun ordre de leur maître, ils ne pouvaient le recevoir en une telle occurrence, car on s’attendait à chaque instant à le voir passer. Bien avait-il dit pourtant de remettre au messager, pour Mme de Roquejoffre, un petit sac envoyé en son absence par Mlle de Bellisle. Et disant cela, le domestique alla le quérir. Après donc que Mathivet eut déposé sur le palier les armes empaquetées, il prit le sac sous son bras, et le pauvre Blaise, tout déconfit, s’en retourna avec lui jusqu’à son auberge sise au fond du cul-de-sac des Vinaigriers, près de la tour de Girondou, située entre celles de Mathaguerre et de las Fargeas.

— Pendant que je vais faire mes commissions, dit le messager à Blaise, vous pouvez bien vous promener et voir la ville. Il vous sera toujours aisé de retrouver notre gite, en suivant les murs jusqu’à cette tour-ci, qui est la troisième en descendant de la porte Taillefer dont vous voyez d’ici les tours à chapeau pointu. Ce soir, nous souperons, et demain nous repartirons le plus tôt qu’il se pourra.

Ainsi renseigné, Blaise remonta jusqu’à la porte Taillefer, semblable à un petit château-fort, dont les toits d’ardoise, surmontés de girouettes, reluisaient au soleil. Un peu plus haut, il fut arrêté par une maison adossée au rempart qui barrait le chemin de ronde. Une jolie fille qui se trouvait devant cette maison, un balai à la main, souriante, accorte, le renseigna. Il rebroussa en arrière, non sans se retourner pour la regarder.

— Vous la trouvez gente, la fille du bourreau ? lui demanda une vieille marmiteuse, qui vendait des prunes et des pommes sèches et des poires tapées.

La fille du bourreau ! Blaise ne répondit pas et s’en alla au hasard par la ville, traînant ses souliers ferrés sur les gros cailloux de rivière, et levant le nez pour admirer la hauteur des maisons resserrées, qui ne laissaient pas le soleil pénétrer jusqu’au pavé humide des rues. Il était un peu triste de sa déconvenue. À peine sorti de son pauvre castel ruiné, y rentrer le lendemain lui était dur, car il trouvait Périgueux très beau, comme celui qui n’avait vu que le bourg de Vern ; et puis il avait fait des rêves de jeunesse fondés sur la protection de M. de Villemur, rêves si brusquement dissipés. Cependant, peu à peu, il se laissa distraire de son ennui par la vue des filles cotillonnées de court, gentes sous la coiffe ou le madras, qu’il rencontrait par les rues ou apercevait aux croisées. Par la coupée des boutiques, son regard curieux pénétrait jusqu’au fond et se croisait avec les yeux des femmes qui se levaient sur les passants. En suivant la rue Salinière, il vit sur sa porte une drole aux cheveux frisés qui lui rappela soudain la Mondinette, et il se consola un peu en pensant qu’il allait la retrouver.

Toujours « trullant », Blaise passa sans y entrer devant la cathédrale de Saint-Front ; les jolies filles l’intéressaient plus que les froides pierres des monuments. Aussi, passa-t-il également indifférent devant la maison du consulat place du Coderc, l’église de Saint-Silain et le nouveau couvent des Augustins, près des allées de Tourny. Il avait passé de même devant les belles maisons, du cardinal de Périgord, de Lajoubertie, de Rochefort, de Langlade, et autres, dont la ville était pleine, sans les regarder. Descendu ensuite vers la rivière en passant devant la porte Barbecane, il jeta pourtant un coup d’œil sur la pittoresque maison de la Maîtrise, parce qu’en ce moment une jolie fille étendait du linge sous la galerie du troisième étage. Puis il s’arrêta un instant devant le moulin fortifié de Saint-Front, étonné par le bruit des meules en mouvement, auquel se joignait le fracas des eaux tombant des écluses.

Après avoir « badaillé » quelques minutes à regarder par la grande porte ogivale l’intérieur sombre du moulin, aux poutres tapissées de toiles d’araignées poudrées de farine, il continua droit devant lui.

En suivant la rue du Gravier il s’entendit appeler, et, levant la tête, il vit à un petit « fenestrou » d’une maison de piètre apparence, baticolée en charpente et torchis, la ci-devant chambrière de Mme de Labrant.

— Vous avez déjà trouvé une place ? — lui demanda-t-il.

— Pas encore…, en attendant le bon père m’a logée ici chez une brave femme veuve…

À ce moment la fille se retira de la croisée, appelée par son hôtesse ; ce que voyant, Blaise continua son tour de ville. Étant sorti par la porte de l’Albergerie, il remonta par le grand chemin de Lyon, qui rasait extérieurement le pied des remparts.

Arrivé à la hauteur de la route nouvelle de Bordeaux, il se retourna. Au delà de la rivière, l’âpre coteau de Cornebœuf, avec ses fourches patibulaires, éclairé par les derniers rayons du soleil couchant, se dressait sur le ciel assombri. À droite, les hauteurs boisées du Camp-de-César baignaient leurs pieds dans l’Ille. À gauche, les coteaux, irréguliers, descendaient par échelons jusqu’à la Maladrerie et au moulin de Cachepur. Près de la rivière, le monastère-de Sainte-Claire et celui des Dames de Saint-Benoît, avec leurs vastes enclos, se découpaient sur les prés verts ; et à quelques centaines de pas de la ville, montait en l’air le clocher pointu des Cordeliers.

Sur la droite, vers la Cité et l’antique tour de Vésone, c’était le monastère de Sainte-Ursule, celui de la Visitation, la maison de la Grande-Mission et le couvent des Jacobins, entourés de jardins, de vergers et comme noyés dans une forêt d’arbres fruitiers, de pommiers et de cerisiers en fleurs. Non loin de la porte Taillefer, le long du grand chemin de Bordeaux, s’alignaient les bâtiments noirs de l’Hôpital et de la Manufacture.

Le jour tombait. À tous les clochers du Puy-Saint-Front et de la Cité, sonnait l’angélus du soir qui s’épandait dans les airs en sons graves, auxquels se mêlaient les voix grêles des cloches des monastères et des couvents.

Blaise resta immobile un moment, puis, se sentant l’estomac creux, il rentra par la porte Taillefer et revint à l’auberge.

M. de Villemur est mort, lui dit Mathivet. On ne parle que de ça en ville.

— Il est mort !…

— Oui, et il nous en pend au nez autant à tous ! C’est malheureux pour vous, puisqu’il vous voulait du bien ; mais qu’y faire ? Encore, si vous étiez en passe d’hériter ; mais il paraît qu’il n’avait que sa pension du roi…

Et comme Blaise restait là planté, sans bouger, le messager ajouta :

— En attendant notre tour, nous allons souper… Vous devez avoir faim ?

— Oui, assez, répondit le garçon, à qui cette nouvelle, quoique fâcheuse, n’avait pas fait perdre l’appétit.

Ayant soupé, Mathivet alla soigner ses bêtes, et puis, avec Blaise, ils montèrent se coucher dans une grande chambre à quatre lits, dont l’un était déjà occupé par un quidam ronfleur qui ne cessait sa musique au sifflement du messager que pour la reprendre aussitôt. Celui-ci, d’ailleurs, ne tarda pas à faire comme l’inconnu ; mais cela n’empêchait pas Blaise de dormir à poings fermés, si bien qu’il n’ouït pas le plaideur, qui survint une heure après le couvre-feu, un peu bien gris.

Le départ du lendemain fut retardé par le regrattier, dont les paquets se firent attendre. Enfin, après avoir déjeuné et payé chacun son écot, la petite caravane reprit le chemin de Vern, diminuée du moine et de la fille.

— À savoir si le père cordelier aura trouvé une place à la drole ? fit le regrattier.

— N’ayez peur, elle n’aura pas couché dehors, dit le plaideur.

Alors Blaise raconta qu’il l’avait vue dans une maison proche la rivière, où le père cordelier l’avait logée.

— Quand je vous le disais ! s’écria l’autre.

— Et votre procès ? demanda le messager.

— Il est remis à un mois, — répondit le plaideur. — C’est la septième fois que je viens à Périgueux pour cela ; mais il se trouve toujours quelque nouvelle paperasse à grabeler ! Nos procureurs s’entendent comme larrons en foire ! J’ai mangé déjà dix fois la valeur du lopin de chemin de servitude que me conteste ma partie adverse ; mais tout de même j’irai jusqu’au bout !

Il était presque nuit lorsqu’ils arrivèrent à Vern. Jouanny fut très contrarié en apprenant la cause du retour de Blaise. Il le fit souper et coucher, puis le lendemain matin, tous deux prirent le chemin de Roquejoffre, portant chacun à leur tour le petit sac venant de chez le défunt mestre-de-camp.

— Jésus ! s’écria Mme Charlotte en voyant son fils ; que t’est-il arrivé ?

— Pauvre oncle ! fit-elle en apprenant la mort de M. de Villemur. Qui l’eût pensé, il y a quelques jours !

— Nous n’avons pas de bonheur ! ajouta-t-elle ensuite.

Après les réflexions et doléances que comportait le sujet, le sac fut ouvert, où il se trouva des sortes de racines d’un gris jaunâtre, rondes comme des pommes, bosselées, avec des sortes de verrues implantées dans des creux.

— Ce sont des parmentières ! s’écria Jouanny.

Et il lut un papier plié qui se trouvait dans le sac, où était couchée tout au long une instruction de Mlle Bertin de Bellisle, sur la matière de cultiver les pommes de terre et sur les diverses façons de les accommoder pour la nourriture des personnes.

— Jamais je ne mangerai de ça ! s’exclama la Toinou.

— Pourquoi ? répliqua Jouanny. J’en ai tâté, c’est très bon. Aux temps de famine où les gens du Périgord mangeaient les mauves, les orties et autres herbes des chemins, ils eussent été bien heureux d’en avoir !

Après quelques autres propos sur ce sujet, Mme de Roquejoffre en revint à ce nouveau malheur qui leur advenait. Qu’allait faire Blaise, maintenant ? Et elle se désolait.

— Ne vous tourmentez pas tant pour cela, lui dit Jouanny doucement. Vous avez encore des amis qui, tout petits qu’ils sont, ne vous abandonneront pas dans la peine…

Elle le regarda émue pendant qu’il continuait :

— Il faut que Blaise puisse vous aider à vous tirer d’affaire. Il est grand et fort, que ne se met-il un peu à travailler votre bien ?

— Comment ! interrompit la Toinou, un noble ! un Roquejoffre ! travailler la terre ! ça n’est pas Dieu possible !

— Ma pauvre Toinou, lorsque Adam labourait et qu’Ève filait, où étaient les nobles ? demanda l’arquebusier. Ça n’est pas un déshonneur pour personne de travailler la terre !

— Vous avez raison, remarqua Mme Charlotte. Étant petite, j’ai ouï dire souvent chez nous que mon grand-père, pour sa pauvreté, labourait ses terres, l’épée au côté.

Ici, Blaise qui n’avait encore rien dit, intervint.

— Ça ne peut pas être un déshonneur que de travailler de ses mains pour nourrir sa mère ! J’ai assez vu faire pour savoir m’y prendre. Demain, sans plus tarder, je commencerai en semant ces pommes de terre des Amériques…

Entendant ça, pendant que Mme de Roquejoffre embrassait son fils, la Toinou levait les bras vers les poutres d’en haut :

— Sainte Vierge ! que verrons-nous de plus !

— Nous verrons peut-être des choses plus étonnantes ! répondit gravement Jouanny.

Et il continua, louant fort le jeune monsieur de ses bons sentiments, le félicitant de sa vaillante détermination et l’encourageant à y persister.

— Tout homme, conclut-il, doit être capable de se suffire, et aux siens ; autrement c’est un citoyen inutile et même nuisible.

dessus, ayant réconforté Mme Charlotte par de bonnes paroles et lui ayant remis un peu d’espoir au cœur, l’arquebusier s’en alla.

Aussitôt après, Blaise se déroba et s’en fut du côté de Comberousse faire connaître son retour à la Mondinette.

Mais, le surlendemain, il tint sa parole. Une pioche sur l’épaule, il descendit avec la Toinou qui portait le sac sous son bras, jusque dans la combe au pied du puy, et tous deux se mirent à travailler une petite terre en friche, depuis une année. La servante n’était pas loin de croire que c’était une mauvaise œuvre pour des « chrétiens » de semer ces racines inconnues venant du pays des sauvages ; mais, par déférence pour le jeune monsieur, elle lui aida cependant, après avoir exprimé ses répugnances.

Le surlendemain, le frère de Jouanny vint avec ses bœufs, portant sur sa charrette son araire et deux quartes de blé d’Espagne pour semer. Il expliqua que, n’ayant grand’chose à faire pour l’heure, son frère lui avait mandé de venir aider à Roquejoffre…

— Mais le blé d’Espagne ?… fit Mme Charlotte inquiète.

— Oh ! vous me le rendrez à la Saint-Michel, lorsque vous aurez cueilli le vôtre : j’en ai prou pour aller jusque-là…

Elle fut touchée de cette attention de Jouanny, et de la manière délicate dont il en usait. Elle eût voulu le voir pour le remercier ; mais comme il ne se montrait pas, il lui fallut attendre au dimanche suivant.

Blaise prit ce jour-là sa première leçon de labourage et s’en tira passablement. Avec une ferme volonté, il continua son apprentissage de travailleur de terre sans se rebuter. Dans les villages, autour de Roquejoffre, on parlait de ça, et même à Vern le dimanche. Chacun en disait sa râtelée, et, comme toujours, on en jugeait diversement. D’aucuns, paysans et bourgeois, principalement des anciens, trouvaient avec la Toinou qu’il ne gardait pas son rang. D’autres, plus nombreux, approuvaient ce vaillant garçon. Des idées nouvelles commençaient à germer dans les têtes ; il y avait dans l’air comme un pressentiment des temps prochains qui allaient effacer les distinctions de castes.

Au procureur fiscal de la justice seigneuriale, bourgeois à prétentions, qui déplorait un jour publiquement cette dérogeance, Jouanny répondit hardiment :

— Il n’y a que trois manières de subsister : en travaillant, en volant, ou en mendiant ; préféreriez-vous le voir voler ou tendre la main ?

Cette nouvelle existence de travail n’était pas pénible pour Blaise, qui était fort et robuste. L’adolescent oisif, qui passait son temps à courir les bois, à piéger les oiseaux, à chercher des champignons et des nids, à manger les mûres sur les haies, avait disparu. Il n’y avait plus qu’un jeune homme sérieux à qui l’intuition de son devoir était venue subitement en oyant parler sa mère et Jouanny, et qui avait pris la résolution de le faire tout entier. Une seule chose du passé lui tenait au cœur : c’était la Mondinette. Quelquefois il quittait la besogne et s’encourait aux endroits où il la rencontrait d’habitude. Des fois même, ne la trouvant pas, il allait à Comberousse, sous un prétexte quelconque, emprunter un ustensile ou un outil de travail. Souvent, il ne trouvait là que la petite et sa grand’mère ; Champarnal dit Cabanou, le père, étant à quelque foire pour son commerce de cochons. Mais, lorsqu’il se trouvait à la maison, il félicitait Blaise à sa manière, un peu rudement, sur son changement de vie :

— Tenez ! ça me faisait peine de voir un brave drole comme vous êtes prendre le train d’un grand fainéant !

Blaise riait, et, content d’avoir vu sa petite mie, s’en retournait à l’ouvrage.

Le dimanche, il la voyait aussi sur la place de l’église et causait avec elle avant son entrée aux offices. Pour lui, il s’était un peu émancipé, comme font les grands garçons qui ont lâché les cotillons de leur mère, et n’allait plus à vêpres, ni même guère à la messe. Il restait avec Jouanny, qui l’entretenait de choses dont il n’avait jamais ouï parler. L’égalité, la justice, la fraternité des hommes, les devoirs du bon citoyen, étaient le sujet habituel des propos de l’arquebusier patriote. Peu à peu, Blaise prenait d’autres idées, et, dans un horizon élargi, entrevoyait des choses à lui inconnues auparavant. Aussi, lorsque parvint à Vern la nouvelle de la prise de la Bastille, il était en pleine communauté de sentiments civiques avec le peuple, qui applaudissait d’instinct à la chute de la vieille prison d’État et se réjouissait de ce commencement d’affranchissement.