Ronsard - Œuvres, Buon, 1587/Ah Dieu ! que malheureux

Œuvres de P. de Ronsard, Texte établi par Jean Galland, Claude Binet et al., BuonTome 2 (p. 132-134).
ODE XII.



AH Dieu ! que malheureux nous ſommes:
Ah Dieu ! que de maux en vn temps
Offenſent la race des hommes
Semblable aux fueilles du Printemps,
Qui vertes deſſus l'arbre croiſſent,
Puis elles l'Automne ſuiuant,
Seiches à terre n'apparoiſſent
Qu'vn iouët remoqué du vent.
Vrayment l'eſperance eſt meſchante,
D'vn faux maſque elle nous deçoit,
Et touſiours pipant elle enchante
Le pauure ſot qui la reçoit:
Mais le ſage qui ne ſe fie
Qu'en la plus ſeure verité,
Sçait que le tout de noſtre vie
N'eſt rien que pure vanité.
Tandis que la creſpe iouuence
La fleur des beaux ans nous produit,
Iamais le ieune enfant ne penſe
A la vieilleſſe qui le ſuit:
Ne iamais l'homme heureux n'eſpere
De ſe voir tomber en mechef,
Sinon alors que la miſere
Deſia luy pend deſſus le chef.
Homme debile & miſerable,
Pauure abuſé ne ſçais-tu pas
Que la ieuneſſe eſt peu durable,

Et que la mort guide nos pas,
Et que noſtre fangueuſe maſſe
Si toſt s’eſuanouyt en rien,
Qu’à grand’peine auons-nous l’eſpace
De gouſter la douceur du bien ?
Le Deſtin & la Parque noire
En tous âges ſillent nos yeux :
Ieunes & vieux ils meinent boire
Les flots du lac obliuieux :
Meſmes les Rois, foudres de guerre,
Deſpouillez de veines & d’os,
Ainſi que vachers ſous la terre
Viendront au throne de Minos.
C’eſt pitié que de noſtre vie :
Par les eaux l’auare marchant
Se voit ſa chere ame rauie,
Le ſoudart par le fer trenchant :
Celuy par vn proces ſe mine,
Et ſe baniſt du doux ſommeil,
Et l’autre accueilly de famine
Perd la lumiere du Soleil.
Bref, on ne voit choſe qui viue
Sans eſtre ſerue de douleur :
Mais ſur tout la race chetiue
Des hommes foiſonne en malheur.
Du malheur nous ſommes la proye :
Außi Phebus ne vouloit pas
Pour eux à bon droit deuant Troye
Se mettre au danger des combas.
Ah ! que maudite ſoit l’aſneſſe,
Laquelle pour trouuer de l’eau,
Au ſerpent donna la ieuneſſe,

Qui tous les ans change de peau :
Ieuneſſe que le populaire
De Iupiter auoit receu
Pour loyer de n’auoir ſceu taire
Le ſecret larrecin du feu.
Dés ce iour deuint enlaidie
Par luy la ſanté des humains
De vieilleſſe & de maladie,
Des hommes hoſtes inhumains :
Et dés ce iour il fiſt entendre
Le bruit de ſon foudre nouueau,
Et depuis n’a ceſsé d’eſpandre
Les dons de ſon mauuais tonneau.