Rome et la Russie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 873-881).
ROME ET LA RUSSIE

La mort d’Alexandre III, suivie de l’avènement d’un nouveau monarque, ont attiré sur la Russie les regards de l’Europe. Il est donc à propos de parler de la Russie. Et si beaucoup d’écrivains éminens se livrent en ces temps-ci à de profondes considérations politiques au sujet de cet empire et de la paix européenne, il est sans doute permis à d’autres de s’occuper surtout de la question religieuse en Russie ; question capitale, s’il en fut, pour l’avenir de la Russie, et pleine d’importance aussi au point de vue de l’union des Églises. L’union de l’Église russe avec Rome, centre de l’orthodoxie catholique, n’est pas impossible; et, quoique hérissée de difficultés, elle est moins difficile, peut-être, qu’on ne se le figure généralement. C’est ce que nous allons tâcher de prouver.


Partons du vrai point de départ. Jésus-Christ a-t-il fondé plusieurs Églises? Je réponds, avec le symbole de Nicée : « Credo in UNAM, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam : Je crois en l’Église UNE, sainte, catholique et apostolique. » Voilà les paroles que prononcent publiquement et solennellement tous les chrétiens, tant russes, grecs, syriens, etc., que catholiques romains. Tous croient en l’Église une; et l’unité est, pour les chrétiens d’Orient comme pour ceux d’Occident, la première des marques de la vraie Église du Christ. Il n’y a donc qu’une Église de Jésus-Christ : tous sont d’accord sur ce point. Reste à voir quelle est cette Église.

Depuis l’époque apostolique jusqu’au IXe siècle de notre ère, jamais cette question ne fut posée. « Ubi Petrus, ibi Ecclesia : Là où est Pierre se trouve l’Eglise » : en ces mots peut se formuler toute la tradition écrite tant de l’Orient que de l’Occident, depuis les Saints-Evangiles jusqu’au quatrième Concile œcuménique, en passant par les Actes des Apôtres, les écrits des Pères apostoliques et les grands docteurs de l’Eglise. On ferait un livre rien qu’avec les témoignages des premiers siècles sur la primauté de Pierre et de ses successeurs.

Pierre fixa son siège définitif à Rome; et comme, de son temps déjà, l’administration de l’Eglise catholique devenait difficile à cause de l’extension de celle-ci et des moyens restreints de communication, il établit deux patriarcats en Orient : celui d’Antioche, où il avait résidé sept ans, pour gouverner l’Asie ; et celui d’Alexandrie, où il envoya son disciple Marc, pour gouverner l’Afrique. Ces deux sièges patriarcaux d’Orient, qui se maintenaient en relations avec Rome par la Méditerranée, étaient comme des succursales du siège suprême devenu le centre de l’Eglise[1]. Tandis que les deux patriarcats d’Orient étaient désormais gouvernés par leurs patriarches respectifs au nom du Souverain Pontife, vicaire de Jésus-Christ, l’évêque de Rome, patriarche de l’Occident, gouvernait directement son propre patriarcat.

Telle était l’organisation claire et nette de l’Eglise universelle, dans les premiers siècles de son existence. C’est là un fait tellement facile à prouver par les textes qu’on doit le considérer comme un point admis par tout homme sérieux, à quelque église actuelle qu’il appartienne. Ce qui amena la séparation religieuse de l’Orient d’avec l’Occident, tout le monde le sait également : ce fut la rivalité qui naquit, dès le IVe siècle, entre la Rome ancienne que Constantin avait cédée au Pape, et Constantinople la Rome nouvelle. Le siège de l’empire ayant été transféré de Rome à Constantinople, on ne tarda pas à voir surgir l’idée que la nouvelle Rome avait hérité des prérogatives de l’ancienne, tant au point de vue ecclésiastique que civil. Bysance, simple évêché jusqu’alors, devint patriarcat, et certains de ses titulaires se mirent à prendre le titre de patriarches œcuméniques ou universels, contre lequel les papes ne cessèrent de protester.

Bientôt l’Empire fut dédoublé ; et de même que l’on eut un empire d’Occident et un empire d’Orient, on commença à diviser l’Eglise catholique en église d’Occident et église d’Orient. L’on vit dès lors certains patriarches de Constantinople prétendre à la direction de l’église d’Orient en opposition à la juridiction du Pape de Rome sur celle de l’Occident.

Si, à ce dualisme issu de la politique des empereurs, on ajoute la différence des liturgies, laquelle alla en s’accentuant avec le temps, on ne comprend que trop la rivalité et l’opposition qui s’ensuivirent, et l’on demeure vraiment étonné de ce que l’union ait persisté entre les deux églises jusqu’au XIe siècle, abstraction faite de quelques scissions momentanées. Cette persistance dans l’union et la reconnaissance de la primauté du siège de Pierre à travers tant de siècles, malgré des motifs politiques et nationaux de séparation si puissans, est, à notre avis, un des argumens historiques les plus forts pour prouver que l’unité de l’Eglise du Christ et sa soumission intégrale au successeur de saint Pierre, étaient des principes profondément enracinés dans cette Eglise dès son origine, formant même un des points fondamentaux de la tradition catholique.

Finalement, après plus de dix siècles d’union, l’église chrétienne, catholique, orthodoxe, s’est divisée en deux tronçons : l’église d’Occident et l’église d’Orient. Toutes deux ont continué néanmoins, comme par le passé, à professer que l’Eglise est une. Cependant, il y en avait deux. Laquelle de ces deux églises était désormais l’église une, fondée par Jésus-Christ et confessée par tous les chrétiens? Était-ce celle dont les patriarches ne remontaient qu’au temps de Constantin et avaient jusqu’alors reconnu la primauté de l’évêque de Rome, du pape? Ou bien, était-ce celle dont les chefs remontaient en ligne directe et ininterrompue jusqu’à saint Pierre, vicaire de Jésus-Christ, auquel il avait été dit : « Tu es pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon église (non pas mes églises), et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. »

Les Grecs eux-mêmes, pendant des siècles encore, ont reconnu indirectement la primauté du siège de Rome en traitant constamment avec les papes au sujet de leur réconciliation. Par deux fois, à Lyon d’abord en 1270, à Florence ensuite en 1439, ils se sont solennellement réunis à Rome ; et s’ils s’en sont séparés de nouveau, ce n’a été que par le fait d’influences puissantes et de situations politiques nouvelles. Du reste aucun acte officiel de scission nouvelle ne fut jamais publié, de sorte que la séparation actuelle, depuis la rupture qui suivit le concile de Florence, est une séparation de fait et non de droit.

Nous n’irons pas plus loin. Disons seulement encore que l’Église d’Orient s’est subdivisée plus tard en plusieurs églises autocéphales, qui toutes, aujourd’hui encore, professent l’unité de l’Église de Jésus-Christ. Quelle est donc aujourd’hui cette Église une, la seule vraie église du Christ? Est-ce l’église du Phanar, est-ce l’église russe? ou bien encore, serait-ce celle d’Athènes, celle de Serbie, celle de Bulgarie, ou une autre? S’il en est ainsi, toutes les autres églises sont évidemment hors du bercail de Jésus-Christ, puisque nous professons tous qu’il n’y a qu’une vraie église.


Mais revenons à la Russie. Cette grande et noble nation slave fut conquise à la vraie foi orthodoxe et catholique par des missionnaires venus de Constantinople, plus d’un siècle avant la scission définitive de ce patriarcat d’avec le siège romain. Elle reçut de Constantinople, encore catholique-romaine, la vraie foi avec la liturgie grecque. Lors de cette déplorable scission, Constantinople avait contre Rome les souvenirs accumulés de sept à huit siècles d’antagonisme et de rivalité de races. La Russie, au contraire, sortant à peine de la barbarie, n’avait aucun grief contre Rome : elle fut entraînée dans la séparation pour ainsi dire à son insu.

Plus tard, les croisades amenèrent de nouvelles inimitiés entre les Grecs et les Latins; l’établissement de l’empire latin de Constantinople par les croisés, malgré la défense du Pape, ne fut certainement pas le moindre des griefs qui empêchèrent dans la suite la réconciliation définitive des deux Eglises.

Les Russes, au contraire, bientôt subjugués par les Mongols, furent séparés pour un temps du monde civilisé et ne furent aucunement môles à ses querelles. A leur réveil comme nation, ils se retrouvèrent chrétiens fervens, catholiques et orthodoxes, comme ils l’étaient au temps de leur union avec Rome : ils avaient contre Rome, non des griefs, mais seulement les préjugés séculaires que leur avaient inculqués les Grecs.

Survint, au XVe siècle, le Concile de Florence. La Russie prit part à la grande union qui se fit alors entre l’Eglise d’Orient et celle d’Occident; ce fut son patriarche Isidore qui signa l’acte d’union; il fut créé cardinal, et mourut à Rome après qu’une nouvelle et déplorable séparation se fut produite, séparation qui ne fut toutefois jamais officielle.

Après une nouvelle période de troubles politiques, la Russie trouva son organisateur dans la personne de Pierre le Grand. Ce grand empereur songea sérieusement à unir de nouveau l’Eglise russe au siège de Pierre. Il y fût parvenu, sans aucun doute, et il aurait persévéré dans cette première pensée, si le pape lui eût concédé le titre d’Empereur qu’il sollicitait. Mais l’idée d’un empire chrétien unique était encore trop enracinée dans l’opinion publique de ce temps pour que le pape pût obtempérer à ses désirs. C’est alors que l’Eglise russe subit une modification importante dans sa hiérarchie et son gouvernement. Pierre le Grand, qui redoutait l’influence croissante du patriarche de Moscou, laissa s’éteindre cette dignité suprême, et le gouvernement de l’Eglise passa dès lors au saint-synode qui n’était en droit que le conseil du patriarche.

Quoique l’indépendance de l’Église russe fût maintenue en principe, il est incontestable que cette mesure lui fut préjudiciable. Le tsar avait rompu l’équilibre, qui, dans un État chrétien bien organisé, où l’Église est unie à l’État sans risquer de lui être asservie, doit exister entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Il fit pencher la balance trop fort de son côté, et diminua sensiblement par là l’influence propre de l’Église qui forme un contrepoids moral si salutaire à la force purement matérielle.

Pierre le Grand commit la grande faute de fonder une Église d’État. Son peuple était trop chrétien pour admettre ce principe sans sourciller. Il savait que l’Église du Christ doit être libre, que c’est alors seulement qu’elle peut être le soutien des trônes chrétiens et la sauvegarde des peuples. Une fraction considérable des Russes protesta : de là est né le Raskol ou schisme, qui donne depuis deux siècles de sérieux soucis au gouvernement. Car son opposition religieuse s’est bien vite transformée en opposition politique, étant donné qu’à ses yeux l’Église et l’État ne formaient plus qu’un. Les tsars avaient perdu cet appui moral que donne une église libre à un gouvernement chrétien; dès lors, ils se trouvèrent seuls en face d’une opposition sans cesse croissante.

Si Pierre le Grand eût voulu tendre la main au chef de l’Église catholique à laquelle son peuple avait appartenu au temps de sa conversion au christianisme, il eût conclu avec le Pape un Concordat dans lequel l’Eglise aurait consacré ses droits comme souverain chrétien, protecteur et fils dévoué de cette même Église. Jamais l’Eglise n’a refusé aux princes chrétiens une légitime influence dans l’administration extérieure de l’Église dans leurs pays respectifs, et cela comme témoignage de sa reconnaissance pour la protection dont ils la couvraient. Ce qui s’est fait durant tout le moyen âge en Occident se serait fait aussi pour la Russie et l’on eût vu, pour le bonheur du peuple russe, le tsar Pierre, autre Charlemagne, travailler efficacement au bien religieux et moral de son peuple comme à son bien temporel, avec le concours du chef de la seule Église une qui remonte sans interruption jusqu’à Jésus-Christ.


Si la seule Église une, mère et maîtresse de toutes les autres Églises, est véritablement l’Église-romaine, comme nous le prouve l’histoire; si, d’autre part, hors de l’Église il n’y a point de salut, comme nous l’enseignent les livres saints et la tradition catholique par la voix des conciles et des docteurs, — il s’ensuit que la condition des peuples qui se trouvent hors de l’Église est profondément malheureuse, bien que ces peuples aient conservé la vraie foi et l’usage des sacremens.

Durant de longs siècles, l’ignorance a pu sauver beaucoup d’individus au sein de ces nations. Grâce à leur bonne foi, ils ont pu faire partie de l’âme de l’Église, sinon de l’Église proprement dite, et ils se seront sauvés. Mais aujourd’hui que la lumière se fait partout, l’ignorance, en ce point comme en d’autres, est infail- liblement condamnée à disparaître. Déjà, la connaissance de la situation réelle a fait naître, dans les classes instruites des Églises orientales et surtout en Russie, une vague inquiétude, qui, chez un certain nombre, n’a pas tardé à se transformer en un désir de réunion avec le vrai centre de l’Église.

On commence à comprendre en Russie que, si Rome a, de tous temps, fait des avances à la nation russe, sa fille d’autrefois, ainsi qu’à toutes les nations séparées de son sein, c’est par devoir et non par ambition. C’est parce que Jésus-Christ a dit à Pierre: « Pais mes agneaux, pais mes brebis. » C’est parce qu’il a pro- mis qu’un jour viendrait où « il n’y aurait plus qu’un troupeau et un pasteur. » C’est enfin parce que le successeur de Pierre est responsable devant Dieu du salut de tous les hommes, et qu’il ne peut cesser de leur faire entendre sa voix à tous pour les diriger dans les voies du salut.

A-t-on jamais vu une Église nationale appeler les autres à entrer dans son sein? L’Église russe, par exemple, pourquoi n’appelle-t-elle pas à elle l’Église anglicane, voire même l’Eglise romaine? Si elle est l’Église une, établie par Jésus-Christ, c’est là son devoir. Pourquoi ne l’a-t-elle jamais fait, sinon parce qu’elle a conscience d’être une Église nationale et non pas l’Eglise universelle ou catholique? L’Église romaine, au contraire, parce qu’elle est l’Église une et catholique, qu’elle n’est pas une Eglise d’État, a toujours appelé à elle tous les peuples et s’est répandue sur tout le globe terrestre.

Lorsque le peuple russe aura compris, (et il commence à le comprendre), que la rivalité et plus tard la politique l’ont seules séparé de l’unité catholique, il se produira dans son sein un mouvement de retour vers cette unité. Car il y va du salut des âmes et ce n’est point là une simple question de politique. Les Russes, peuple profondément religieux, ne voudront plus alors rester séparés du tronc de l’Église universelle, d’où la sève de la vraie doctrine et du zèle apostolique se répandra toujours dans les rameaux de l’arbre entier.


Après les principes, venons-en à la pratique. S’il est non seulement désirable, mais aussi nécessaire au point de vue du salut des âmes, de voir tous les chrétiens s’unir sous un même chef, vicaire de Jésus-Christ, encore faut-il chercher les moyens pratiques pour y arriver en dépit de nombreux obstacles.

Ce qu’il faut avant tout sauvegarder pour unir à Rome les Eglises des rites orientaux, c’est leur autonomie. Dès l’origine, nous l’avons dit, les patriarcats orientaux ont joui de cette autonomie, et Rome est fermement résolue à leur maintenir ce privilège. Jamais le souverain-pontife ne songerait à les administrer comme il l’a fait pour l’Occident dès les origines de l’Église. Le Saint-Siège, les documens le prouvent, est disposé à accentuer le régime des privilèges pour les Églises orientales. Toutes celles qui reviendront à l’unité seront maintenues dans leurs rites, leur hiérarchie, leurs usages séculaires. On ne leur demandera que de reconnaître le suprême magistère de celui à qui Jésus-Christ a dit : « Pais mes brebis ! »

Quant aux églises orientales déjà unies, il en est de même. Rome leur laisse non seulement leurs rites et leurs usages, mais la libre élection de leurs évêques et de leur patriarche. Celui-ci seul est confirmé par le souverain-pontife, et par lui tous les autres évêques sont rattachés au siège de Pierre. C’est là un principe duquel ne se départira pas le saint-siège dans l’avenir.

En ce qui concerne la Russie, sur quelles bases pourrait donc se faire l’union ?

La Russie n’a plus de patriarche. Dans la situation actuelle, il y aurait lieu à traiter soit pour le rétablissement d’un patriarche de Moscou, confirmé par le saint-siège, soit pour la reconnaissance par le saint-siège apostolique du gouvernement synodal de l’Eglise russe, ce qui n’offrirait point de difficulté radicale. Ce dernier système serait peut-être même le plus pratique, parce qu’il permettrait de ne rien changer à la situation actuelle. Au lieu du droit de confirmation du patriarche, le Saint-Siège pourrait alors se réserver la confirmation des membres du saint-synode présentés par l’empereur. Le synode serait ainsi mis en communion avec le siège apostolique, et cela suffirait pour rattacher à celui-ci tous les sièges épiscopaux relevant du saint-synode. L’unité serait reconstituée.

On objectera peut-être que le gouvernement russe n’accepterait pas de marcher dans cette voie qui aurait pour effet le plus immédiat de donner une plus grande liberté à l’Eglise russe. Mais le gouvernement n’est point contraire, en principe, à la liberté de l’Église russe. Le procureur du saint-synode, M. Pobedonostzeff, ne déclarait-il pas naguère dans les journaux que l’église russe n’est pas asservie à l’État ? Et il est vrai qu’en droit, elle ne l’est pas. L’Église russe, en réalité, ne jouit plus de sa pleine liberté, à laquelle elle a droit, de droit divin. Mais l’État, en la lui rendant, ferait œuvre politique fort sage : à l’intérieur, il enlèverait par là tout prétexte au raskol, tandis qu’à l’extérieur il se concilierait les sympathies du monde catholique. La réconciliation avec Rome ne ferait que rétablir en Russie l’équilibre rompu par Pierre le Grand.

Cette réconciliation est dans la nature des choses, et il ne faut pas être grand prophète pour prédire qu’elle se fera un jour. Quand se fera-t-elle? Très prochainement? Non. Mais peut-être plus tôt que beaucoup ne se le figuraient jusqu’ici. Car un mur impénétrable paraissait se dresser entre la Russie et nous. Les circonstances actuelles sont favorables aux premiers pas vers l’union. M’avancerai-je trop en disant que ces premiers pas sont déjà faits? Rappelons-nous les progrès notables accomplis dans les relations diplomatiques entre Rome et Saint-Pétersbourg, durant le règne du monarque si regretté qui vient de disparaître.

L’union des cœurs entre Russes et Français n’est-elle pas un second indice? Et pour passer à un ordre d’idées moins général, mais non moins caractéristique, n’avons-nous pas vu, dans ces derniers temps, le Père Vannutelli d’abord, puis le Père Tondini, enfin un évoque français, Mgr Jourdan de la Passardière, circuler librement dans toute la Russie et y séjourner, y avoir les meilleures relations avec les personnages ecclésiastiques et civils les plus en vue, y parler de l’union sans offusquer personne ? Ce sont là, à notre humble avis, des signes précurseurs d’une union future aussi désirable pour la Russie que pour l’Eglise romaine.

Mais, en tête des circonstances favorables à l’union, il faut évidemment placer les dispositions si larges et conciliantes du grand pontife qui gouverne actuellement l’Eglise. La Russie est certaine de trouver en Léon XIII la plus grande condescendance. Et si le présent ne la rassurait pas suffisamment quant à l’avenir, l’histoire ne lui apprendrait-elle pas combien les Papes ont toujours scrupuleusement observé les clauses des concordats signés par leurs prédécesseurs?

Mais, nous dira-t-on peut-être, en admettant même que le gouvernement russe vît de bon œil la perspective d’une union avec le siège apostolique, comment amener l’Eglise russe entière à admettre cette union, imbue, comme elle l’est encore en majorité, de préjugés séculaires contre Rome?

Ce serait ici, sans aucun doute, le cas de se souvenir de la parole de Notre-Seigneur : « Ce qui semble impossible aux hommes est possible à Dieu. » Il tient entre ses mains miséricordieuses et puissantes les cœurs de ceux qui dirigent les peuples, et n’approchons-nous pas de l’heure où, mieux éclairés sur l’histoire complète de l’Église, les hommes éminens qui dirigent la politique russe seront disposés à permettre aux sujets russes désireux de vivre sous la juridiction suprême du siège apostolique de reconnaître ouvertement le gouvernement spirituel du pape, tout en demeurant russes de liturgie ? Beaucoup de fidèles, des prêtres et peut-être même quelque évêques se déclareraient immédiatement pour l’union avec Rome, s’ils savaient que le gouvernement n’y mettrait point obstacle. Un mouvement national pacifique aurait ainsi la faculté de se dessiner. Si, peu à peu, la lumière se faisant, les préjugés se dissipant, une portion notable de l’Eglise russe se déclarait pour l’union, le gouvernement y verrait un indice suffisant pour intervenir et pourrait alors régler définitivement la situation au moyen d’un concordat avec Rome.

Mais la question préalable à toute union, c’est la confiance. Les Russes veulent conserver l’autonomie de leur Église et l’intégrité de leur liturgie. La tolérance gouvernementale dont nous venons de parler ferait voir aux Russes que les catholiques de liturgie russe vivant au milieu d’eux conservent autonomie et liturgie tout comme ceux qui ne seraient pas encore unis à Rome.

On objectera peut-être que l’Église romaine a cherché, par le passé, à latiniser en quelques points la liturgie gréco-slave des Uniates. Je répondrai à cela que l’Église est une dans sa doctrine, mais peut varier dans ses moyens d’action, selon les temps et les circonstances. Aujourd’hui, la lumière s’est faite sur ce point et la sainte Église romaine a renoncé à toute latinisation des liturgies orientales.

Le nouveau tsar Nicolas II vient d’inaugurer son règne par des paroles de paix et de foi profonde. Puisse ce Dieu auquel il croit, et qu’il veut sincèrement servir, illuminer son intelligence et toucher son cœur ! Qu’il fasse de lui un nouveau Vladimir, et que par lui le peuple russe, si religieux, si croyant, soit reconduit au vrai Pasteur des âmes, pour l’édification et le soutien dans la foi du restant de son troupeau !


  1. Nous supposons admis par nos lecteurs que ce fait est aujourd’hui historiquement prouvé. Si nous écrivions un livre au lieu d’un article, nous en donnerions les preuves incontestables.