Rome et la Renaissance - Essais et Esquisses/03

Rome et la Renaissance - Essais et Esquisses
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 624-651).
◄  02
ROME ET LA RENAISSANCE

ESSAIS ET ESQUISSES[1]

CINQUECENTO


VII. — UN SANCTUAIRE DE FAMILLE (1505-1508).

À une lieue et demie au nord-est de Rome, au-delà du ponte Nomentano, non loin de l’endroit appelé aujourd’hui Vigne nuove, le promeneur rencontre sur son chemin quelques restes des murs dont l’origine paraît remonter à l’époque des Césars. Les antiquaires croient y reconnaître la villa de l’affranchi Phaon, où Néron s’était réfugié devant l’émeute et a fini par se donner la mort d’une main tremblante, regrettant surtout « le grand artiste qui allait périr en sa personne. » Une femme, une maîtresse délaissée, — d’aucuns même pensent, une chrétienne, — réussit à dérober le corps sanglant du césar aux outrages de la populace, à le brûler clandestinement, et à transporter les cendres dans un mausolée voisin, celui de la famille Domitia. « On voit le monument, dit Suétone, du Champ de Mars (le Corso) s’élever sur la colline des Jardins (le Pincio) ; le sarcophage en porphyre est surmonté d’un autel fait de pierre de Luna, et entouré d’une balustrade en marbre de Thaos… » La tombe d’un Néron ne pouvait, dans la Rome du moyen âge, ne pas être hantée par des démons ; ils s’étaient nichés principalement dans un noyer planté tout près, et répandaient la terreur dans tout le quartier, jusqu’à ce que le pape Paschalis II eut abattu de sa propre main l’arbre funeste et fait jeter dans le Tibre les cendres maudites du tyran. Les environs du Pincio furent ainsi délivrés, au commencement du XIIe siècle, des mauvais esprits qui les avaient infestés pendant si longtemps, et le peuple reconnaissant éleva sur le lieu une chapelle qui prit le nom de Santa-Maria del Popolo.

Située à l’extrémité de la ville, nullement imposante par son antiquité, ses reliques ou traditions, — car rien de plus ordinaire, au moyen âge, qu’une histoire de démons expulsés, — Santa-Maria del Popolo ne devint célèbre que du jour où les Rovere l’élurent pour leur sanctuaire favori et intime. Sixte IV aimait à y faire ses dévotions, à y célébrer surtout avec pompe les événemens importans de son pontificat ; Jules II, plus tard, a proclamé sous ces voûtes la sainte ligue ; c’est là aussi qu’il a suspendu la Madone de Lorette et son propre portrait, splendides œuvres de Raphaël aujourd’hui disparues. On ne s’explique guère ce choix fait par les deux pontifes liguriens d’une petite église quasi-suburbaine, de préférence à tant d’autres bien plus illustres, de préférence notamment à San-Pietro-in-Vincoli dont ils tenaient leur titre cardinalice, ou aux Santi-Apostoli qui faisait presque partie de leur palais de famille (le palais Colonna d’aujourd’hui). En repassant les divers édifices religieux que les Rovere ont élevés, restaurés ou embellis à Rome avec tant de zèle et de libéralité, on est frappé aussi de ne pas trouver dans le nombre une seule église des frères mineurs : nulle trace de leur munificence ou sollicitude à Araceli, à San-Francesco-a-Ripa, à San-Pietro-in-Montorio. Sixte IV pourtant et Jules II avaient commencé par être franciscains l’un et l’autre ! Ils l’étaient si peu, il est vrai, et le doux saint d’Assise eût difficilement reconnu les siens dans le complice des Pazzi et dans le soldat de Mirandole…

Elle est encore aujourd’hui d’un puissant intérêt pour tout esprit studieux, cette église au pied du Pincio, que le premier des Rovere a rebâtie de fond en comble (1472-1477.) Nul endroit à Rome ne fait mieux connaître l’art du quattrocento finissant : architecture, peinture et sculpture y sont d’une harmonie remarquable (troublée seulement par l’opulente chapelle Chigi et les ingérences malencontreuses de Fontana ou de Bernini) et bien des parties surprennent agréablement par une conservation peu ordinaire. L’architecture » est sobre, presque sèche, telle qu’on la pratiquait dans la ville éternelle au déclin du XVe siècle et avant l’arrivée de San-Gallo et du maître Donato da Urbino. La façade est simple, légèrement gâtée en haut par une réfection inintelligente ; l’intérieur, avec ses trois nefs et ses piliers flanqués de demi-colonnes, paraît écrasé et ne fait pas assez valoir la coupole octogone au tambour complet ; mais cette coupole, — la première de ce genre à Rome, — annonce déjà le goût naissant pour les constructions centrales dont Saint Pierre deviendra plus tard l’expression suprême. Dans les chapelles latérales, celles de droite notamment, le talent de Pinturicchio et de ses compagnons se déploie avec bien de la facilité et de la grâce, et les nombreux monumens funéraires en marbre révèlent des mains pour la plupart inconnues, mais supérieurement douées. Sur ces monumens on lit les noms aussi de plusieurs Rovere, — Domenico, Giovanni, Cristoforo, etc., — les noms de Cibo, Albertoni, Mellino, Pallavicino, Chigi. On voit qu’on est là dans une église que deux puissans papes ont singulièrement affectionnée et que leurs parens et amis se sont fait un devoir d’enrichir d’œuvres dignes d’un tel lieu.

Dans ce sanctuaire de la famille et de l’amitié, Jules II, dès le début du règne, eut la pensée originale d’accorder une tombe et un monument à un rival, à un ennemi, adversaire naguère redoutable et longtemps acharné à sa perte.

Le cardinal Ascanio-Maria Sforza a été, en 1492, le principal auteur de la scandaleuse élection d’Alexandre VI ; il l’a été en haine de Giuliano della Rovere, dont il voulait à tout prix empêcher l’avènement, n’ayant pu obtenir la tiare pour lui-même. Il fut vice-chancelier de la sainte Église, le bras droit du Borgia ; et devant l’inimitié de ces deux hommes ligués contre lui, le neveu de Sixte IV dut chercher refuge à l’étranger. Alors commença pour le Rovere une vie d’exil et de lutte, une vie d’intrigues et d’agitations décevantes, pendant que l’astre du cardinal Sforza fut toujours dans l’ascendant en Italie, grâce surtout à la fortune prodigieuse d’un frère (l’entente avec le Borgia n’eut pas de longue durée). Le frère n’était autre que Louis le More, « le Périclès de Milan, » le protecteur de Bramante et de Léonard de Vinci, le meurtrier aussi de son parent Galeazzo et l’usurpateur de son trône : « Homme très saige, dit Coniynes, mais fort craintif et souple quand il avoit paour, et homme sans foy, s’il veoit son prouffit pour la rompre… » Il la rompit si souvent, qu’il finit par se perdre ; traître envers tout le monde, il fut trahi à son tour par ses mercenaires suisses, et entraîna Ascanio dans sa chute. Les deux Sforza furent emmenés prisonniers en France (1500) ; mais le vice-chancelier de la sainte Église y eut une captivité beaucoup moins dure que le duc dépossédé de Milan : George d’Amboise, le puissant cardinal ministre de Louis XII, et qui a passé toute sa vie à rêver la triple couronne, tint à ménager le faiseur des papes ; il se fit même accompagner par lui au conclave de 1503, après la mort d’Alexandre VI, dans l’espoir quelque peu naïf de trouver en lui un auxiliaire pour ses projets ambitieux. Acclamé à son retour avec enthousiasme par la populace romaine, qui avait gardé bon souvenir de son faste et de ses prodigalités, Ascanio ne pensa naturellement qu’à se faire pape lui-même. Cette fois encore, comme au conclave de 1492, le Rovere et le Sforza se trouvèrent en face et en compétition ; cette fois aussi, un autre fut élu : mais le pontificat de Pie III ne compta que vingt-six jours, et le neveu de Sixte IV finit par monter sur le trône de saint Pierre. George d’Amboise prétendit alors ramener en France son prisonnier félon : Jules II s’y refusa péremptoirement, et le vice-chancelier put demeurer dans la ville éternelle et y occuper ses loisirs de trames pour le recouvrement du duché de Milan. Il mourut à Rome peu de temps après (28 mai 1505) à la suite des fatigues d’une chasse, âgé de soixante ans, et le Rovere décida de lui élever un superbe mausolée : « Oubliant les dissentimens, dit l’épitaphe, et ne se souvenant que des vertus distinguées du défunt[2]… » Il y avait de l’orgueil, sans doute, dans un tel acte ; mais il y avait aussi bien de la générosité et peut être même du courage : pareils honneurs décernés à un Sforza proscrit et dépouillé par la France n’étant pas faits pour beaucoup plaire au roi Louis XII, maître de la Lombardie, et dont le pape avait toute raison à ce moment de ménager les susceptibilités.

Un mausolée d’un caractère si exceptionnel ne pouvait guère avoir les proportions modestes des autres sépulcres à Santa-Maria del Popolo. Nous sommes en 1505, et tel projet de tombeau, conçu par Michel-Ange, a déjà entraîné la reconstruction complète de Saint-Pierre ; pour le tombeau du Sforza, on se bornera à refaire la moitié de l’église bâtie, il y a trente ans, par Sixte IV. Bramante en agrandira considérablement le chœur ; Pinturicchio y peindra la voûte ; Guillaume de Marseille y décorera les fenêtres[3] ; quant au monument funéraire du cardinal Ascanio, l’exécution en sera confiée à maître Andréa Contucci da Sansovino, artiste toscan peu connu jusque-là en Italie (il avait passé une grande partie de sa vie en Portugal), mais dont un groupe en marbre, — le Baptême du Christ, — venait de révéler tout récemment à Florence les rares et précieuses facultés.

C’était une œuvre remarquable en effet, et elle est restée le chef-d’œuvre de Contucci. À l’exemple de Michel-Ange dans sa Pietà, — et le premier à sa suite, si je ne me trompe, — Andréa s’est inspiré de la statuaire antique pour représenter un Christ nu et beau de corps ; il lui a donné en même temps une expression touchante de douceur et de recueillement, la seule expression, après tout, et quoi qu’on ait dit, qui convient à Jésus dans cet acte du baptême. À l’encontre du fils de Dieu, la figure de saint Jean est rendue avec toute la vigueur réaliste de l’école de Donatello, on dirait même avec la fougue d’un Jacopo della Quercia : c’est bien l’homme du désert, le mangeur de sauterelles, à la chevelure hirsute, au geste inspiré, à la draperie superbement contournée. Le contraste est saisissant et admirablement justifié par le sujet même de la composition. Élève à la fois d’Antonio Pollajuolo, le naturaliste à outrance, et de Bertoldo, l’initiateur classique des jardins de Médicis, Andréa Sansovino a réuni dans son groupe de Florence, avec un bonheur surprenant et dans un équilibre parfait, les tendances qui se partageaient l’art toscan vers la fin du quattrocento. Ce bonheur, il ne devait plus le retrouver à Rome ; mais il y trouva la renommée, et c’est pour ses sculptures dans le chœur de Santa-Maria del Popolo qu’il est encore aujourd’hui le plus cité et célébré.

Le tombeau de Sforza est construit dans la donnée traditionnelle d’un monument adossé au mur, avec un sarcophage placé au milieu, dans une vaste niche qui rappelle les arcosolia des catacombes et en procède peut-être ; mais l’arcosolium, cette fois, devient un colossal arc de triomphe : on pense involontairement aux arcs de Constantin et de Septime Sévère du Forum. Le mausolée dépasse encore en ses masses et en ses richesses celui de Nicolas V et de Pie II ; il est divisé en plusieurs étages et compartimens ; des demi-colonnes ont été substituées aux anciens et simples pilastres ; colonnes, architraves, piédestaux et champs-plats sont couverts de coquillages, de festons, d’armoiries et d’une profusion d’ornemens. Très variés et délicats, ces ornemens ont seulement le tort de troubler l’œil et de détourner l’attention des figures, beaucoup trop nombreuses aussi. Au sommet, au-dessus de l’attique supérieur, on voit Dieu le Père assis et bénissant entre deux anges qui tiennent des flambeaux. Dans les compartimens latéraux, la Prudence, la Justice, la Foi et l’Espérance se dressent en grandeur presque naturelle. Les allégories visent à une certaine noblesse classique qu’elles atteignent parfois, et si leur constant contraposto nous paraît maintenant systématique à l’excès, il faut cependant en reconnaître la nouveauté pour l’époque. La principale innovation toutefois, et qui a fait école, est dans la pose donnée par l’artiste à la statue du cardinal : le mort est représenté, non point étendu dans l’attitude du repos éternel, mais accoudé, un peu replié sur lui-même, et comme rêvant dans un sommeil passager… N’allez pourtant pas chercher je ne sais quelle pensée transcendante dans ce qui n’est au fond que la simple conséquence technique des proportions agrandies du monument. À mesure, en effet, qu’on, amplifiait et exhaussait les tombeaux, la figure placée sur le cercueil, et couchée tout au long sur le dos, devenait de plus en plus difficile à reconnaître, disparaissait même complètement aux regards. Pour obvier à l’inconvénient, certains artistes (Pollajuolo, entre autres, dans le cénotaphe d’Innocent VIII à Saint-Pierre) avaient déjà eu l’idée singulière de doubler la statue, de la donner à la fois couchée sur le catafalque et assise en vie sur un trône au-dessus. D’autre part, dans le projet gigantesque de Michel-Ange, Jules II était tenu a en suspens » tout en haut par des anges occupés à le déposer dans le sarcophage. Contucci a trouvé un expédient beaucoup plus facile, mais aussi un peu trop ingénu : tournée tout d’un côté et appuyée sur le bras, la figure ne se dérobait plus au spectateur, mais n’avait en revanche ni l’animation de la vie, ni la majesté imposante de la mort. Étrange monument funéraire qui n’éveille aucune pensée de tristesse ou de recueillement ! Ce n’est point le sommeil du juste que l’on croit contempler, mais bien la siesta du riche ; les vertus et les allégories semblent plutôt former le cortège d’un haut dignitaire, être là pour la pompe, nullement pour la prière.

Sansovino venait à peine de terminer le sépulcre de Sforza, qu’au commencement de l’année 1507 mourait le cardinal Girolamo Basso, évêque de Lorette, un des rares neveux de Sixte IV, qui eût pris le sacerdoce au sérieux et donné l’exemple d’une vie de dévotion et de sainteté. Jules II chargea aussitôt Andréa d’élever une tombe à son parent défunt : elle devait être le pendant du mausolée d’Ascanio et n’en fut en réalité que la copie. Rarement artiste s’est répété avec autant de désinvolture et a pris si peu de peine à varier son sujet. La même observation s’impose devant une autre œuvre que des juges compétens s’accordent à attribuer à Contucci : je veux parler d’un petit monument en l’honneur d’un certain Pietro de Vincenti, qu’on voit dans le corridor, près du portail sud de l’église Araceli. Essai préliminaire ou réduction postérieure[4] de la grande composition dans le chœur de Santa-Maria del Popolo, le morceau témoigne, dans l’un comme dans l’autre cas, d’une monotonie d’invention vraiment désolante.

Qu’un artiste dénué à ce point d’originalité et de puissance créatrice fût parvenu à inspirer tant d’admiration aux contemporains de Jules II, il faut en chercher surtout la cause dans l’élégance incontestable et la suprême distinction de son ciseau, dans son effort assidu, et bien souvent couronné de succès,.pour s’approprier certains idiotismes gracieux de l’ancienne statuaire. N’oublions pas que le charme de Raphaël n’a point encore opéré en ces années 1506 et 1507 : le magnifique enchanteur qui saura bientôt évoquer Calliope dans la fresque du Parnasse et faire sourire Galatée sur un pan de mur de la villa Chigi, vient à peine de quitter ses vallées d’Ombrie. L’art classique n’a été étudié jusque-là que dans ses détails extérieurs par un Donatello, un Mantegna et un Ghirlandajo entrevu comme dans un rêve printanier par Botticelli ; seul Michel-Ange a pénétré au fond du sanctuaire, mais n’a daigné s’y incliner que devant les grands mystères et les grandes terreurs. C’est à ce moment qu’apparut Contucci dans la ville éternelle avec un sens très aiguisé pour les fines et aimables qualités de la sculpture et de l’ornementation antiques, et il ravit les Romains par une préoccupation constante de la beauté, — beauté quelque peu vague et conventionnelle, mais agréable, — par la recherche surtout d’une décoration à la fois riche et exquise. Son succès fut nécessairement aussi prompt que de courte durée, du moins auprès des esprits supérieurs. Il est remarquable, assurément, qu’à partir de 1507Sansovino n’a plus reçu de nouvelle commande du pape mécène, malgré toute la protection de Bramante, et que le seul travail qu’il ait encore fait du vivant de Jules II fut pour le compte du protonotaire allemand Coritius (1512). Le fameux groupe à Sant’Agostino (la Vierge avec l’enfant et sainte Anne) est une traduction en marbre du carton de Léonard de Vinci : œuvre hybride et dont je me résigne à ne pas comprendre le mérite tant exalté par maint connaisseur.

Les deux grands tombeaux dans l’église au pied du Pincio n’en constituent pas moins une date mémorable, et marquent une phase importante dans l’histoire des monumens funéraires à Rome. Leur influence est visible, entre autres, dans le monument du pape Adrien : VI (SantarMaria dell’ Anima), dans celui du cardinal Michiel (San-Marcello al Corso), du cardinal Armellini (Santa-Maria in Transtevere) ; ce dernier est même figuré comme endormi pendant une lecture : le livre est refermé, emprisonnant un des doigts qui marque la page ! Le plus surprenant toutefois, c’est d’être rappelé à Contucci aussi tard qu’en 1545, et devant le Moïse de Michel-Ange ! En 1545, en effet, lorsque le vieux Buonarroti, pour en finir avec ce ; qu’il appelait « la tragédie du tombeau, » se fut désintéressé de l’œuvre de sa vie, au point d’en abandonner l’achèvement à des mains étrangères, les artistes de second et de troisième ordre qui s’étaient chargés du travail sont allés chercher leur inspiration au chœur de Santa-Maria del Popolo : le pontefice terribile qui, dans le projet originaire, devait être « tenu en suspens » par des anges au-dessus du sépulcre, apparaît maintenant à San-Pietro-in-Vincoli piteusement blotti et ramassé sur lui-même, à l’instar du cardinal Ascanio ! .. Mais vingt ans auparavant[5], le Titan de la renaissance avait déjà brisé tout le moule ancien et inauguré un type nouveau et fatal. Au mausolée des Médicis, les deux capitani ont été placés par lui sur leurs tombes, assis et vivans : ils sont là devant nous dans la vigueur et L’animation de leur existence terrestre ; et cet exemple fera désormais loi. À Santa-Maria sopra Minerva, Léon X et Clément VII sont représentés sur leur trône pontifical, les clés de l’apôtre dans la main gauche, et bénissant de la main droite ; Paul III, Farnèse, aura une attitude semblable à Saint-Pierre, il y sera même dégagé de toute niche, de tout encadrement architectonique. Le vif a saisi le mort, et c’en est fait pour toujours de la conception du moyen âge d’un cercueil avec la figure couchée du défunt : thème sévère et grandiose qui a si longtemps inspire les Pisans, les Cosmates, les admirables sculpteurs toscans du quattrocento et auquel Andréa Sansovino a donné la dernière expression, — déjà bien débordante, emphatique, — dans les tombeaux de Sforza et de Girolamo Basso.

Sur la fin de sa vie et longtemps après avoir créé ses capitani dans la chapelle San-Lorenzo, Michel-Ange s’essaiera encore une fois à un monument funéraire, imaginera un type tout à fait original et unique, et ce monument, il le destinera pour sa propre tombe. Ce sera une Pietà en forme pyramidale à quatre figures : Nicodème y soutiendra de ses bras le Christ mort, pleuré par la sainte Vierge et Madeleine ; et à ce Nicodème en cagoule, l’artiste octogénaire prêtera les traits connus et sombres, flétris de bonne heure par le poing de Torrigiano ! .. Il travaillera avec acharnement et en cachette à ce groupe colossal, — il y travaillera surtout la nuit en s’éclairant, vrai cyclope, d’un flambeau attaché à son front, — jusqu’au moment où, découvrant tout à coup une veine dans l’immense bloc de marbre, il le fera éclater en pièces et laissera tomber le ciseau de ses mains défaillantes. Les morceaux pieusement recueillis et rajustés par un jeune ami du sculpteur, Tiberio Calcagni, ont fini par être déposés en 1722, sur l’ordre de Côme III, dans la pénombre de Santa-Maria del Fiore, derrière le grand autel ; mais Vasari fut bien mieux inspiré en demandant, dès 1564, à placer à Santa-Croce le groupe mutilé qui contenait la dernière pensée du maître, — car elle était magnifique, la pensée du Prométhée expirant, de se représenter après la mort, en froc de pénitent serrant sur le cœur la Passion du Christ et la douleur des deux Maries[6]

Mais n’êtes-vous pas frappé de la place immense et mystérieuse que la tombe n’a cessé de tenir dans l’art chrétien, depuis le crépuscule des catacombes jusqu’au plein midi de la renaissance ? .. Les cryptes de Lucilla et de Callixtus, — le mausolée de Galla Placidia, — la basilique sépulcrale de Saint-François, — le Campo santo de Pise, — les sagre grotte du Vatican, — le cénotaphe de Jules II, — les monumens de Santa-Maria del Popolo, — la chapelle des Médicis, — la Pietà du Dôme de Florence : ainsi pourraient être intitulés les divers chapitres de cette histoire extraordinaire d’une sculpture et d’une peinture qui ont grandi toutes les deux à l’ombre de la mort !


VIII. — « BELVEDERE » (1509).

Une tête superbe et presque entièrement dénudée, sauf quelques boucles de cheveux tout près de la nuque ; le crâne, le front, les sourcils et les yeux d’une puissance extraordinaire, et contrastant singulièrement avec l’extrême délicatesse d’un nez camus, de la bouche et du menton, — on dirait un Socrate glabre et affiné, avec son fonds de bonhomie spirituelle et de la vivacité juvénile en plus : — tel apparaît, dans la Dispute du Saint-Sacrement, maître Donato da Urbino, surnommé il Bramante ; et certes, dans ce vieillard charmant et impétueux qui, appuyé à une balustrade, tient d’une main un gros volume ouvert (Vitruve ? ), tandis que de l’autre il y indique un passage à quelqu’un placé derrière lui, on devinerait difficilement l’homme méchant et envieux, l’intrigant vil et pervers que Michel-Ange n’a cessé de dénoncer pendant toute sa vie.

La rancune féroce contre l’illustre constructeur de Saint-Pierre est un des traits saillans et des plus déplaisans, il faut bien le dire, chez le grand Florentin ; c’est une de ces haines inextinguibles, inexpiables, comme on n’en rencontre que dans les fortes et violentes natures du quattrocento. Ni la mort du rival, ni les succès propres, immenses, ne parviendront pas à désarmer un ressentiment dans lequel le doux et gracieux Santi aura aussi sa large part. En 1542, trente ans après le décès de Bramante, vingt-deux ans après celui de Raphaël, Buonarroti terminera un long mémoire sur sa « tragédie » du tombeau par ces lignes prodigieuses : « Toutes les difficultés entre le pape Jules et moi sont venues de la jalousie de Bramante et de Raphaël. Si le tombeau ne fut pas continué, c’est qu’ils voulaient ma ruine ; et Raphaël avait bien raison d’en agir ainsi, puisque tout ce qu’il savait en matière d’art, il le tenait de moi… » — Notez que Raphaël n’est venu à Rome que trois ans après les « difficultés » en question et alors que le peintre des Prophètes et Sibylles était déjà en pleine activité sur son « pont » de la Sixtine ! — En 1553, Michel-Ange, octogénaire et au faîte d’une gloire incomparable, se servira encore de son porte-voix Condivi pour lancer contre l’architecte favori du Rovere l’odieuse accusation d’avoir cherché à gagner indignement sur les travaux dont il était chargé par un pape qui le comblait de richesses, d’avoir employé à cet effet les plus mauvais matériaux et fait le possible pour l’éloigner, lui, Buonarroti, de Rome et du Vatican, de peur qu’il ne dévoilât ses malversations ! ..

Je ne trouve nulle trace, pas la moindre ombre de ces soupçons outrageans dans les écrits des contemporains, dans le Journal de Paris de Grassis par exemple, qui n’aime guère le Rovinante, ou dans l’Histoire de Sigismondo de’ Conti qui déplore amèrement la lenteur (cunctatio) des travaux de Saint-Pierre : les lenteurs d’un Bramante ! J’ai déjà parlé du pamphlet paru à Milan, en 1517, contre maître Donato, et on a pu juger de l’esprit fin et caustique de son auteur ; mais tout en reprochant au grand architecte sa rage de démolitions et de constructions, Andréa da Salerno n’a garde de noircir son caractère et de mettre en doute sa loyauté. Sous une forme badine et enjouée, il trace de l’artiste un portrait qui ne manque pas de piquant ni même de ressemblance, et voici les propos qu’il lui fait tenir devant le prince des apôtres, en demandant l’entrée au Paradis : « Je ne me suis jamais lassé de seconder les talens, et je n’ai jamais regardé aux dépenses pour vivre agréablement. Pourquoi les anciens ont-ils donné la forme ronde aux monnaies, si ce n’est pour qu’elles puissent d’autant mieux rouler ? .. J’ai éloigné de moi autant que j’ai pu toute mélancolie, et n’ai pensé qu’à nourrir mon âme d’allégresse et de plaisir. Dieu n’a-t-il pas donné à l’homme ce que vous appelez le libre arbitre ? L’homme est donc libre de vivre librement ! Il lui est défendu de tuer, de voler et d’injurier son prochain ; pour le reste, qu’il mange, boive, s’amuse et, s’il a du bon sens, qu’il suive la béate indolence d’Épicure… »

Épicurien, il le fut peut-être, mais non point indolent à coup sûr, et la joie de vivre a toujours été ennoblie chez lui par une grande générosité et une véritable élévation d’esprit. « Fils patient de la pauvreté, » comme dit si gentiment de lui son élève Cesario Cesariani, il sut jouir des biens de ce monde et s’en passer au besoin : je n’en veux pour preuve que sa résolution, lors de son arrivée à Rome, de ne rechercher pendant un certain temps aucun emploi et de vivre modestement de ses petites épargnes lombardes, afin d’avoir tout le loisir pour étudier les monumens de la ville éternelle. Inutile d’insister sur le sérieux de la vocation chez un maître qui, vieux et infirme, a continué à travailler jusqu’à son dernier jour avec toute l’ardeur de la jeunesse ; l’admirable, c’est que ce sérieux n’a jamais exalté son orgueil, ni altéré en rien sa constante bonne humeur. Aimable et serviable envers tous les talens, sans acception d’école ou de province[7], il se faisait tout à tous : prêtant son concours à Sansovino pour l’encadrement de ses deux tombeaux, dessinant l’architecture pour l’École d’Athènes de Raphaël, et construisant l’échafaudage pour les travaux de Michel-Ange dans la Sixtine ; il est vrai que ce dernier trouva l’échafaudage exécrable, y vit je ne sais quelle machination infernale, et s’en débarrassa au plus vite. Il aimait la joyeuse compagnie, la bonne chère, le gai propos, et se plaisait même aux facéties et aux rébus ; mais c’est aussi dans cette animation et dans cette animalité, franche et robuste, qu’il a puisé l’énergie extraordinaire d’une transformation merveilleuse, d’une palingénésie rare, peut-être unique dans l’histoire des génies.

Il avait passé le meilleur de sa vie à Milan, auprès de Louis le More, comme ingénieur, architecte et même peintre à l’occasion. Dans ces plaines lombardes, le voisinage du Nord ne laissait pas d’exercer une influence comme n’en connurent guère les autres parties de la péninsule ; le gothique transalpin, avec la liberté de ses allures, le capricieux de ses profils et saillies, la diversité de ses combinaisons, venait s’y joindre au vieux fonds roman pour faire éclore des constructions le plus souvent bizarres, peu rationnelles, mais parfois aussi attrayantes par leur étrangeté même. La Lombardie ne possédait pas de carrières de marbre ou de travertin : elle avait forcément recours à la brique et à la terre cuite, et ces matériaux souples et maniables étaient une tentation de plus à se jouer des difficultés techniques et à faire litière de certaines lois fondamentales de l’architecture. Maître Donato s’était saisi de toutes ces conditions bonnes ou douteuses, de ces qualités et de ces défauts, pour produire un art original, mouvementé et gracieux, qui eut sa grandeur, qui eut sa raison d’être et qui garda longtemps dans ces contrées le nom justement honoré de bramantesque. Des galeries minces, aériennes, autour des coupoles élancées ; des étages en retraite les uns sur les autres ; des chapiteaux aux volutes de dauphins, d’hippocampes, de sphinx, d’enfans avec des cornes d’abondance ; des piliers couverts jusqu’à la moitié de leur hauteur de vastes feuilles d’acanthe ; de la polychromie, des effets de pittoresque et de trompe-l’œil : tels sont les traits insolites, irréguliers, mais fascinans qui vous frappent à Santa-Maria presso San-Satiro, au cloître de San-Ambrogio et à la cathédrale d’Abbiate Grasso… Pendant vingt-cinq ans Bramante avait ainsi poursuivi triomphalement sa carrière lombarde, semant partout ses bâtisses fines, élégantes, pleines de légèreté et d’imprévu ; créant une nombreuse école d’élèves remarquables, parmi lesquels il suffit de nommer ceux qui ont décoré la façade de la Chartreuse de Pavie, et voyant son style s’étendre et s’épanouir le long de la vallée du Pô jusqu’à Parme, jusqu’à Bologne : lorsque soudain la catastrophe de Louis le More (septembre 1499) vint disperser à tous les vents les artistes hors ligne que le Sforza avait su réunir à.sa cour de Milan. Léonard de Vinci trouva de l’emploi auprès de l’horrible César Borgia ; maître Donato da Urbino alla chercher sa fortune à Rome[8].

Les ruines classiques de la cité éternelle produisirent aussitôt sur son esprit une impression toute-puissante, subjuguante. Il renonça aux commandes lucratives, vécut pauvrement et s’adonna tout entier à une étude approfondie des nobles vestiges d’un grand monde disparu. Absorbé dans sa pensée et dans sa solitude, — solo e cogitativo est la belle expression de Vasari, — il n’a fait pendant près de deux ans qu’errer dans la ville, s’arrêtant à tout arc brisé, devant chaque voûte délabrée et béante, prenant les mesures des colonnes, des piliers et des murs. Il poursuivit l’investigation dans la campagna, à la villa d’Adrien, aux petits temples de Tivoli ; il poussa jusqu’à Naples : un pas de plus, et Paestum allait peut-être lui révéler ses mystérieux trésors ! .. Il manqua cette fortune suprême ; mais il comprit et s’éprit assez de l’antiquité ainsi ardemment poursuivie, pour rompre du coup avec sa manière lombarde et inaugurer un style tout à fait opposé, le grand style de la haute renaissance, le style qui depuis lors et jusqu’à nos jours n’a cessé de dominer notre architecture moderne. Et cette révolution immense dans tout son art, dans tout son être, Bramante l’entreprit à l’âge de cinquante-six ans, ayant déjà un long passé de gloire derrière lui, devant lui deux lustres seulement d’une vie nouvelle ! .. La vita nuova du maître Donato, — comme celle de Dante, deux siècles auparavant, — a eu pour date, notons-le en passant, une année de jubilé : le jubilé de 1500.

L’inspiration aisée et ailée de l’époque précédente, avec son penchant pour le pittoresque et le fantasque, avec son raffinement d’ornementation sculpturale et de minuties précieuses, fera désormais place, dans l’œuvre de l’Urbinate, au souci principal de l’effet des masses, de la beauté des proportions et de l’harmonie des ensembles : c’est, si j’ose m’exprimer ainsi, le régime impersonnel de la loi et des règles immanentes (le quadrature) substitué au règne subjectif de la grâce et du bon plaisir. N’oublions pas ce qu’il y a eu d’accidentel et d’arbitraire jusque chez Brunellesco et Alberti, dans les emprunts qu’ils firent à l’antiquité pour leurs chapiteaux et attiques, leurs volutes et arcatures : chez maître Donato, une pensée rigoureuse et organique présidera au choix ainsi qu’à la distribution des divers élémens constructifs. Les temples romains lui fourniront les modèles pour les colonnes isolées, tandis que le théâtre de Marcellus, avec son système de colonnes engagées et superposées, tandis que les pilastres du Panthéon, les voûtes et les niches des Thermes le guideront dans le revêtement des murs et des supports, et dans l’élévation des arcades et des loggie. Loin d’ailleurs de s’en tenir exclusivement à la formule antique et de s’y assujettir, il n’hésitera pas à donner le rustique toscan aux fondations cyclopéennes de San-Biagio ou au rez-de-chaussée de tel palais particulier, et gardera de son passé lombard la prédilection pour les coupoles exhaussées, les extrémités sphériques et les piliers en ressaut. Il en gardera surtout le sens exquis d’élégance et de distinction, et restera jusqu’au bout le profilatore incomparable du siècle. Il affinera le style romain massif des temps des Césars, sans lui faire perdre de sa majesté et de sa puissance ; à l’encontre de Michel-Ange, il saura unir la grâce à la force, la préoccupation de la beauté aux exigences du colossal, et l’architecture sera pour lui toujours une harmonie, une « musique, » selon l’expression célèbre d’Alberti.

La première création de Bramante à Rome fut (1502) le Tempietto, petit édifice circulaire à deux étages et à coupole[9] qui, dans la cour de San-Pietro-in-Montorio, s’élève sur la place même où le prince des apôtres subit le martyre. Petit édifice, grand événement : « Après une interruption de douze siècles, dit M. Burckhardt, c’est le premier monument construit de nouveau entièrement dans le pur esprit des anciens. » Les architectes de la renaissance ne se sont pas lassés de l’étudier et de le dessiner comme le type de ce qu’ils appelaient le buon stile ; aujourd’hui encore, il exerce un charme pénétrant sur tout visiteur éclairé- du Janicule. La magnificence du site ajoute à l’attrait du monument : à deux pas de là on jouit de cette vue admirable sur la ville, la campagna et les monts que Martial a déjà célébrée dans des strophes délicieuses[10]… Rien de plus curieux et de plus instructif que le parti-pris de sobriété, de sécheresse presque, qui caractérise cette œuvre initiale de la seconde manière de Bramante. Les deux jolis temples ronds de Vesta à Rome et à Tivoli (San-Stefano delle Garozze et la « Sibylle ») ont bien évidemment inspiré le Tempietto, mais il n’est pas jusqu’à ces modèles antiques que l’artiste n’ait cru devoir corriger dans le sens d’une simplicité plus grande encore, en éliminer tout détail superflu de moulure et de parure. Aux colonnes corinthiennes, riches et épanouies des deux édicules classiques, il a substitué dans son imitation l’ordre dorique sévère et nu ; et à l’exception des rosaces dans les cassettes en haut du pourtour, il s’est abstenu rigoureusement, et comme par pénitence d’un passé trop fleuri et flamboyant, du plus léger motif de feuillage et de végétation. De ce sacrifice volontaire, excessif même, de toute ornementation sculpturale, il a su en revanche se dédommager amplement par quelque chose de tout à fait nouveau, par une recherche de perspective aussi originale que saisissante. Une suite continue de cavités semi-circulaires et même carrées, pratiquée dans le mur extérieur de la cella à ses deux étages, crée, avec les colonnes du pourtour, au monument du Janicule une atmosphère idéale de lumière et d’ombre qu’on chercherait en vain aux monoptères anciens qui lui ont servi de type. Dans le plan de Bramante (plan resté malheureusement à l’état de projet), un grand portique rond devait courir tout autour du Tempietto, et les quatre angles coupés de la cour étaient destinés à former autant de chapelles à niches sphériques. Le principe circulaire se serait ainsi répété et répercuté à des degrés et avec des effets multiples dans le corps du bâtiment, dans le pourtour, dans le grand portique, dans la coupole, et dans les niches de la cella, de la cour et des chapelles angulaires. On ne saurait assez méditer l’originalité et la portée de cette combinaison ingénieuse de colonnes, de surfaces et de niches savamment alternées : elle donne à l’ensemble du monument une animation et une vie, comme le font des cannelures à l’égard de la colonne prise isolément ; tout l’édifice apparaît pour ainsi dire cannelé, mouvementé, diversement éclairé dans ses parties et dans ses profils. Appliqué à l’intérieur d’une architecture, comme il l’a été ici à l’extérieur, et exécuté sur une échelle vaste, gigantesque, ce système rythmique de supports et de niches deviendra la grande conception de Saint-Pierre… L’art du maître Donato est comme ce joyau merveilleux de la légende orientale qui, replié, servait d’éventail dans la main d’une jeune fille, et déployé pouvait abriter toutes les milices du padichah. La petite chapelle du Janicule et la basilique colossale du Vatican, — un jouet en maçonnerie et un cosmos en travertin et en marbre, — elles procèdent toutes les deux d’une même pensée constructive, pensée de génie.

Le portique du cloître de Santa-Maria della Pace, que Bramante entreprit peu de temps après le Tempietto, marque également une date mémorable dans l’architecture de la haute renaissance. Peu apparente et assez négligée dans le détail, cette œuvre inaugure cependant toute une révolution dans la manière de concevoir les halles. Le péristyle de la Pace longe tous les côtés de la cour carrée ; il a deux étages, l’un à voûte d’arête, l’autre à toit horizontal, et cette disposition indique déjà finement le caractère mi-religieux et mi-profane du vestibule. Le pourtour, en bas, est formé de forts piliers surmontés d’arcades ; des pilastres ioniens, appliqués à ces piliers, les dépassent en s’élançant droit jusqu’à l’architrave qui surplombe les arcades et ajoutent ainsi à l’impression de solidité du rez-de-chaussée. La galerie au-dessus, avec ses piliers composites en ressaut et sa corniche en bois, prend l’aspect d’un balcon couvert, et les sveltes colonnettes corinthiennes placées dans les intervalles des supports font l’illusion de meneaux dans des fenêtres géminées. On a déjà ici comme le pressentiment de la cour de Saint-Damase.

Une inscription monumentale qui couvre toute l’architrave du portique de la Pace nous informe que le cardinal Oliviero Carafa a élevé le couvent en 1504 et en a fait don aux chanoines du Latran. Ce cardinal Carafa, dont le nom se trouve si curieusement mêlé à la statue et aux origines du Pasquino[11], est une des figures attachantes du sacré-collège à la fin du XVe siècle. Grand seigneur de la puissante famille napolitaine des Maddaloni, il fut à la fois juriste, théologien et amateur des antiquités ; homme d’église, homme d’état et homme de guerre, amiral même au besoin. Il commanda, revêtu de sa pourpre, la flotte papale en 1472, et fit la guerre à Mahomet II, le conquérant de Constantinople. On ne saurait précisément dire qu’il s’y couvrit de gloire ; il eut cependant son entrée triomphale dans la ville éternelle, à la tête de vingt-cinq prisonniers turcs montés sur des chameaux ; spectacle tout nouveau qui charma beaucoup les Romains. Bien plus sérieux étaient les titres de l’entreprenant prélat comme mécène. Il érigea la chapelle Carafa à Santa-Maria-sopra-Minerva et la fit orner par Filippino Lippi de fresques, en l’honneur de saint Thomas d’Aquin son compatriote ; dans une de ces peintures, malheureusement très retouchées, le docteur angélique recommande le cardinal Oliviero à la sainte Vierge. Il eut aussi la bonne inspiration de protéger Bramante dans ses premiers débuts à Rome. C’est lui probablement qui a procuré à l’Urbinate la commande du Tempietto (San-Pietro-in-Montorio était une fondation de leurs majestés catholiques, alors très engagées dans les affaires de Naples) ; il le chargea pour son propre compte du cloître de la Pace, Maître Donato ne put achever ni l’une ni l’autre de ces deux œuvres : le pontife qui venait de monter sur le trône ne lui en laissa plus le loisir.

De toutes les passions artistiques de Jules II, la passion de bâtir a été la plus ancienne et la plus forte : magnarum molium semper avidus, a dit de lui un contemporain. Il fut l’âme de la plupart des créations monumentales dont s’enorgueillit le pontificat de son oncle Sixte IV, et il avait déjà, comme cardinal, attaché son nom aux deux églises de San-Pietro-in-Vincoli et Santi-Apostoli avec leurs palais respectifs, ainsi qu’à la basilique Sant’-Agnese et à maint autre édifice de Rome et des environs, agrandi ou embelli par ses soins. Le cachet bien personnel de l’homme, je le trouve surtout dans le curieux couvent de Grotta Ferrata, un couvent, mais en premier lieu une citadelle formidable avec des fossés, des bastions et des ponts-levis : le visiteur de Frascati garde longtemps le souvenir pittoresque du singulier monastère dont les murs crénelés dominent les platanes et les ormes du riant coteau tusculan. Tout autre est l’aspect désolé et aride d’Ostie, au milieu des dunes sablonneuses avec de rares pins mélancoliques à l’horizon ; mais là encore, à la tour principale d’une vaste forteresse, on lit les mots : « Julien de Savone, cardinal d’Ostie, a élevé cet édifice, — pour refuge contre les périls de la mer, — pour le salut de la campagne romaine, — pour la sécurité de la place, — et pour la protection des embouchures du Tibre, — dans l’année de grâce 1489, et l’année 2129 d’Ancus, le fondateur de cette ville… » Lorsque vinrent les jours d’épreuve et d’exil, et que le neveu de Sixte IV dut chercher un abri en France contre les persécutions du Borgia, il ne laissa pas de toujours sacrifier à son goût pour les constructions : à défaut de la ville éternelle, momentanément fermée pour lui, il pensa à sa ville natale en Ligurie, et chargea San-Gallo de lui bâtir un magnifique palais à Savone.

Giuliano Giamberti, d’origine toscane et fondateur de toute une dynastie d’architectes du nom de San-Gallo, a été pendant la période dont je viens de parler l’artiste favori du cardinal, et lui a même tenu quelque temps compagnie sur la terre d’exil en France. Il reprit, à Rome, sa place auprès de son protecteur dès que celui-ci eut ceint la tiare, et son influence parut assurée à jamais, alors surtout que, grâce à sa recommandation, Michel-Ange fut attaché au Vatican. Le créateur du Tempietto ne tarda pas cependant à devenir un rival dangereux ; il l’emporta décidément sur l’architecte florentin pour les projets du nouveau Saint-Pierre, et son ascendant alla, depuis, toujours en grandissant. Malgré son attachement véritable pour San-Gallo, Jules II n’était pas homme à lui sacrifier toutes ces magnœ moles dont le génie de Bramante venait de lui ouvrir les radieuses perspectives : il y avait harmonie préétablie entre le Rovere et le Rovinante.

Quel spectacle alors que celui de ces deux vieillards, de ces deux valétudinaires, — en moins de dix ans, ils seront descendus dans la tombe l’un et l’autre, — se traçant aussitôt le programme de Saint-Pierre, de San-Biagio et du Belvédère à la fois ! Et que ce programme résume bien les pensées maîtresses, les tendances souveraines de l’époque !… Car si la nouvelle basilique est appelée à devenir le sanctuaire « le plus beau et le plus magnifique » de la chrétienté, — « à surpasser même le fameux temple que les Grecs, anciennement, ont élevé à leur Diane d’Éphèse, » comme le dira bientôt le chanoine Albertini, dans ses Mirabilia ; — si San-Biagio (via Giulia, sur les bords du Tibre) doit concentrer dans ses murs tous les pouvoirs publics de la ville éternelle, Offices, tribunaux, etc., et représenter le palazzo governativo par excellence ; — le Belvédère, de son côté, avec ses vedute enchanteresses et qui justifient si bien son nom, avec sa collection incomparable de statues antiques, avec ses loggie que décoreront les peintres les plus renommés du siècle, avec son théâtre enfin en plein air pour les spectacles, fêtes et carrousels, va réunir dans sa vaste enceinte tout ce qui peut réjouir les regards d’un mortel : or, religion, pouvoir et jouissance, n’est-ce pas là tout le credo et symbole du rinascimento ?… Pour chacune de ces constructions gigantesques, Bramante imagine une architecture différente et originale, Dans son projet de basilique, il entend remplacer le principe jusque-là dominant du rectangle, de l’édifice à longue nef, par le principe presque nouveau (eu égard à la grandeur des proportions et à la rigueur de l’application) du cercle, de l’édifice à dôme central. San-Biagio, en revanche, sera un bâtiment carré avec un rez-de-chaussée aux bossages formidables, pareils à ceux du palais Pitti, et deux étages à colonnes engagées ; quatre tours rustiques occuperont les angles ; une cinquième, plus haute, surmontera l’entrée principale[12]. Quant au Belvédère et aux galeries qui le rattacheront avec le palais Vatican, l’artiste y épuisera toutes les combinaisons que lui ont suggérées les ruines colossales de l’ancienne Rome, le théâtre de Marcellus, le Colisée, les Thermes… Pendant huit ans (1505-1512), le vieux Urbinate mène de front ces trois tâches écrasantes, auxquelles le Rovere ne se fait pas faute d’en ajouter à chaque moment de nouvelles : le chœur de Sainte-Marie-du-Peuple, l’escalier du palais de la Signorie, à Bologne, le port de Civita-Vecchia, la Canonica de Lorette, etc. Pendant huit ans, il est constamment sur la brèche à Rome, ou en course sur les grandes routes de l’État pontifical : ingénieur militaire, inspecteur des travaux, surintendant des arts, architecte, il remue des mondes de pierre et de terre, abat et rebâtit partout où il passe.


Diruit, œdificat, mutat quadrata rotundis


Il ne va pas encore assez vite pourtant au gré du terrible mécène, et il finit par faire travailler ses ouvriers littéralement jour et nuit, la nuit aux lueurs des flambeaux. Cette hâte fiévreuse aura des conséquences graves, amènera des tassemens et des lézardes dans les bâtisses, et Michel-Ange y trouvera plus tard l’occasion de calomnier indignement la mémoire de l’Urbinate détesté. Disons-le aussi que les architectes de la haute renaissance en général ne se préoccupaient pas outre mesure, ni même dans la mesure convenable, de la solidité des constructions dont ils jetaient les plans sur le papier, en laissant la responsabilité de l’exécution à des subalternes. Leur grand théoricien, Leon-Battista Alberti, n’était-il pas allé jusqu’à prétendre qu’il était au-dessous de la dignité de l’architecte-artiste de travailler lui-même à la réalisation matérielle de ses idées ? Maître Donato a, sous ce rapport, laissé peut-être trop à faire à son aide, Giulian Leno. L’œuvre de Bramante, sa gloire aussi, a beaucoup souffert dans la suite de toutes ces circonstances bien fâcheuses ; mais Jules II leur a dû devoir au moins l’une de ces grandes entreprises monumentales considérablement avancée encore de son vivant. L’Opusculum de mirabilibus novœ et veteris urbis Romœ, qui date du milieu de 1509, parle déjà du Belvidere splendidement rebâti et des statues antiques célèbres réunies dans son viridarium, La même année, Erasme de Rotterdam fait (à Corsi) la description d’un combat de taureaux auquel il vient d’assister dans une des cours du Vatican.

Le Vatican présentait alors (comme il le fait encore aujourd’hui) une agglomération d’édifices construits à diverses époques sans aucun souci de régularité et de caractère homogène. Ce que Bramante a pensé faire pour la façade du palais pontifical du côté de la place de Saint-Pierre, nous pouvons le deviner seulement d’après cette partie de la cour de Saint-Damase où il a laissé l’empreinte de son génie, d’après ces Loges, ravissantes de légèreté et d’élégance en dépit du grossier vitrage qui les dépare de nos jours[13]. Toutefois le principal objectif du maître Donato dans ses travaux du Vatican, ce fut un petit pavillon (belvédère) construit jadis par le pape Nicolas V, en avant du palais pontifical au nord, vers les hauteurs, et qu’Innocent VIII avait rebâti en 1490, en le faisant orner de fresques par Mantegna et Pinturicchio[14]. Bramante réunit ce pavillon à la résidence pontificale en y englobant toute la vallée en pente (de 300 mètres sur 70) qui l’en séparait. Il partagea cette vallée en deux cortili dont le plus haut formait un jardin (giardino della pigna) ; la courbasse et inclinée, dans laquelle on descendait de la terrasse supérieure par un vaste escalier, avait des rangées de sièges où pouvait prendre place un public de spectateurs, et était fermée au sud par un hémicycle : c’était le teatro ; là avaient lieu les tournois, les carrousels, les combats de taureaux et autres divertissemens de ce genre. Si étrange que puisse nous paraître à présent un pareil hors-d’œuvre dans la demeure du successeur des apôtres, il est juste de reconnaître qu’il ne blessait en rien alors le sentiment des fidèles : Nicolas V y avait déjà pensé dans le temps ; aussi tard que sous Sixte-Quint, il est encore fait mention des jeux et tournois au Belvédère[15]. Des arcades continues, à trois étages d’abord et ensuite à un seul, communiquant tout droit avec les appartemens pontificaux, longeaient la cour du carrousel et le jardin des côtés ouest et est : le Colisée et le théâtre de Marcellus, avec leurs trois ordres de pilastres superposés, ont servi de modèle ici, comme aux Loges, dans la construction des arcades ; pour le côté nord, l’artiste s’est inspiré des Thermes : une abside colossale, haute de vingt-cinq mètres, il nicchione, y fermait, sur le point le plus élevé de la pente, l’immense préau de tout l’intérieur. Rome, dit Vasari, depuis l’antiquité, n’avait pas vu une conception aussi admirable.

De cette conception, il ne reste plus debout que le seul nicchione : la cour du carrousel a disparu sous les constructions postérieures de la Biblioteca et du Braccio nuovo ; les arcades ont été bouchées (on peut encore suivre par endroits leurs élégans profils dans les murs) ; les corridors nus, froids et monotones des musées Lapidario, Chiaramonti, etc., ont remplacé les splendides halles aux baies larges et lumineuses qui, du temps du Rovere, étaient appelées porticus Julia… Pour vous faire une idée de la conception de Bramante, il faut que vous ayez recours à quelque rare gravure du XVIe siècle. Si jamais, par une belle matinée, vous vous trouvez sur le chemin du Stade au Palatin, n’oubliez pas non plus de vous arrêter à un certain point, là où l’on voit à droite le Stade et à gauche le hideux gazomètre, et de lorgner au loin les murs du Vatican inondés du soleil : vous aurez peut-être alors quelque chose de mieux que toute gravure. Votre regard embrassera d’en haut tout l’intérieur du palais pontifical depuis la cour d& Saint-Damase jusqu’à l’abside gigantesque du Belvédère ; il pourra facilement faire abstraction des bâtisses de travers (la bibliothèque et le Braccio nuovo), et mesurer l’étendue de trois cents mètres parcourue jadis par chacune des galeries latérales du maître Donato. Le nicchione, — auquel toute perspective a été retirée dans le giardino della pigna avec la suppression de la cour du carrousel, — le nicchione, lui aussi, vous apparaîtra d’ici dans une élévation et une majesté que vous ne lui soupçonniez guère : il a à sa droite la coupole de Saint-Pierre, et il ne souffre pas d’un tel voisinage…

Comme le « portique de Jules, » le Belvédère lui-même ne possède plus aujourd’hui qu’un seul vestige de l’activité de Bramante sur ces lieux : le fameux escalier tournant qui, de la salle de Méléagre, descend en spirale jusqu’en bas, tout près du mur extérieur du Vatican ; construit en pente douce et large, il permettait au pape et à ses hôtes d’arriver sans fatigue, à dos de cheval, aux appartemens d’en haut[16]. Les contemporains parlent de plusieurs salles magnifiques dans l’intérieur du pavillon, d’un « lieu désigné pour le conclave » et ainsi de suite ; mais tout s’effaçait devant le viridarium, à l’entrée duquel, du côté du vestibule, on lisait les mots : procul este profani ! .. C’était en effet le sanctuaire par excellence : il demandait à être approché avec recueillement ; il avait ses chapelles (cappellette), j’allais dire ses divinités. Au milieu d’arbustes, d’orangers, de grenadiers et de lauriers qu’arrosait une fontaine jaillissante, se trouvaient là réunis les plus beaux marbres alors connus de l’antiquité. On y voyait, placés dans des « chapelles » ou ombragés seulement par la verdure, l’Apollon, le Laocoon, la « Cléopâtre » (Ariane), l’Hercule avec l’enfant (ainsi bien désigné d’abord ; les pédans ne tarderont pas à faire de lui un « Commodus »), l’Antée aussi, que Michel-Ange a si hautement estimé et qu’il faut maintenant aller chercher dans la cour du palais Pitti, à Florence, le Tibre enfin qui, depuis le premier empire, n’a cessé de faire l’ornement de l’une des salles du Louvre. Quelques-unes de ces œuvres, — ne l’oublions pas ! — seront pour les trois siècles à venir les chefs-d’œuvre suprêmes de la grande statuaire antique ; Winckelmann et Goethe ne connaîtront encore rien qui leur soit supérieur ; elles trôneront sans rival dans le royaume du beau absolu jusqu’à l’avènement des marbres d’Elgin et de la Vénus de Milo… Il y avait également une Vénus dans ce sanctuaire, une Venus Félix très exaltée, — appelée même la « Vénus du Belvédère » à l’instar de l’Apollon ; — mais cette statue bien médiocre ne méritait ni cet excès d’enthousiasme ni même l’honneur de figurer dans une telle place. Des vases, des sarcophages (l’un avec des prisonniers barbares, l’autre avec des amazones), des masques (au nombre de treize et qu’on disait provenir du Panthéon) complétaient la décoration de ce « verger » de Jules II[17], où Buonarroti et Raphaël ont certainement passé plus d’une heure d’études et de méditations.

Dans mes excursions si fréquentes au musée Vatican, j’aime parfois à me représenter le Belvédère tel que l’avait arrangé Bramante pour le pontife mécène. Je vois entrer Jules II par la porte de l’escalier tournant, en s’appuyant d’une main sur sa béquille, et de l’autre sur l’épaule de son architecte favori et surintendant des arts. Il s’arrête un moment dans le vestibolo rotondo et jouît au balcon de la vue incomparable sur la ville, le château d’Ange, les monts à l’horizon et la grande trouée de Praeneste. Dans le viridarium, il contemple longtemps l’Apollon et le Laocoon, auxquels son nom restera pour toujours attaché, et félicite le vieux Urbinate sur l’élégant arrangement de leurs cappellette. Au sortir de ce musée, unique au monde, il se dirige vers le jardin et se place sous le nicchione. Le vaste parallélogramme de verdure s’étend devant lui ; plus loin, en bas, le regard plonge dans le splendide amphithéâtre avec l’hémicycle au bout ; à gauche, la prodigieuse galerie d’arcades, qui de la cour de Saint-Damase va jusqu’au Belvédère, est presque finie, et tout fait espérer que la galerie correspondante de droite viendra bientôt fermer l’ensemble de ces constructions féeriques. Jules II est heureux : il jouit de ces « belles choses » comme les Italiens de son temps savaient seuls en jouir, et il pense à cette postérité qui ne pourra guère ne pas se souvenir de lui et de son œuvre. Tout à coup il se redresse, fixe sur maître Donato ses yeux perçans : « Et Saint-Pierre ? » demande-t-il d’une voix hésitante. À cette question, les deux vieillards baissent la tête, et un nuage passe sur leur front : ils savent bien qu’ils ne verront pas l’achèvement de l’immense basilique…

Mais non, je me trompe, et je prête gratuitement notre mélancolie et notre sentimentalité à ces Italiens du rinascimento qui ne connurent que la joie de vivre : vivre par les sensations et revivre par la gloire, par le renom qu’on laisse après soi ! .. À cette question sur Saint-Pierre, Bramante aura probablement fait un geste nonchalant en épicurien avisé, et le Rovere aura lancé un de ses gros jurons. Il jurait comme un lansquenet, le pontefice terribile, et jetait même sa béquille après les gens qui s’enfuyaient devant ses grands éclats de colère. Cela lui est arrivé positivement un jour avec Michel-Ange.


IX. — MIRABILIA (1509).

Le 31 décembre 1494, le roi Charles VIII de France entrait dans la ville éternelle à la tête de ses Suisses, de ses Gascons, et de ses nombreux gens d’armes « ayant chacun derrière son page et deux varlets. » Le roi très chrétien qui, déjà à quatorze ans, avait demandé qu’on lui fît venir un portrait de Rome, crut maintenant devoir gratifier à son tour d’un tel « portrait » ses amés et féaux sujets en France. Il expédia en plein hiver une feuille ayant pour titre les Merveilles de Rome, avec ordre de l’imprimer et de la distribuer dans la capitale ; et voici ce que les bons bourgeois de Paris pouvaient lire, entre autres choses, dans cet étrange bulletin de la grande armée :


Des palais des empereurs. Le palais Romulus, entre Sainte-Marie-Neufve et Sainct-Cosme, sont six maisons de pitié et concorde ; là où Romulus mit sa statue, disant : Ceste statue ne cherra jusques que la Vierge ait enfanté. Aussi incontinent que la bénoiste Vierge eût enfanté, ladite statue tumba.

Du Capitole. Capitole est dit, car il estoit chef de tout le monde, auquel les consuls et sénateurs demouroient pour conseiller la cité. Duquel la face estoit couverte de beaulz murs d’or, et tout par tout couvert de vitres et d’or. Dedans le Capitole estoit une grande partie du palais d’or aorné de pierres précieuses, et estoit dit valoir la tierce partie du monde : ouque estoient autant de statues d’ymages qu’ilz sont au monde de provinces ; et avoit chacune ymage ung tabourin au col disposé par art mathématique si, que quand aucune région se rebelloit contre les Romains, incontinent l’ymage de cette province tournoit le dos à l’ymage de la cité de Romme qui estoit la plus grande sur toutes les autres comme dame, et le tabourin qu’elle avoit au col sonnoit. Et adonc les gardes du Capitole le disoient au sénat, et incontinent ilz envoyoient gens pour expugner la province.

Des cheaulx de marbre[18]. Les cheaulx de marbre et hommes nuz dénotent que au temps de l’empereur Tyberii furent deux jeunes philosophes, c’est assavoir Praxiteles et Phitias, qui se dirent estre de si grande sapience, que quelque chose que l’empereur, eulx absens, diroit dans sa chambre, ilz le rapporteroient de mot en mot. Laquelle chose ilz firent ainsi qu’ilz dirent. Et de ce ne demandèrent pas de pécune, mais mémoire perpétuelle, si que les philosophes auroient deux cheaulx de marbre touchant à terre, qui dénotent les princes de ce siècle ; et qu’ilz sont nuz auprès des cheaulx dénote que les bras hautx et estenduz et les doyts reployez racontoient les choses advenir ; et ainsi comme ilz sont nuz, aussi la science de ce monde en leurs entendemens estoit nue et ouverte.


Ces belles choses n’étaient pourtant pas, disons-le tout de suite, d’invention française ; les grands clercs de l’entourage de Charles VIII se sont bornés à traduire les passages principaux d’un écrit très en vogue sur les bords du Tibre depuis bien des siècles. Dès les premiers temps du moyen âge, la ville aux sept collines a eu ses Bœdeker et ses Murray qui, sous le titre de Regionaria, Graphia, Mirabilia, offraient au pèlerin les descriptions les plus fantastiques des endroits qu’il était venu visiter, faisaient briller devant ses yeux une Rome imaginaire, « une Rome vue au clair de lune, » aux lueurs d’une érudition et d’une poésie étrangement embrouillées et enfantines. Le bizarre, c’est qu’on continuait à lire avidement ces écrits, le regard attaché sur les lieux qui démentaient la description, et que l’imprimerie naissante multipliait les éditions de ces étranges guides à une époque où les grands travaux de Flavio Biondo avaient déjà mis les fondemens d’une astigraphie rationnelle et savante. J’ai vu de ces Mirabilia imprimés ici, encore en 1499, 1500, et même aussi tard qu’en 1511.

Qu’un esprit éveillé ait eu dès lors la pensée de publier enfin un guide moins absurde, des Mirabilia « corrigés de toutes ces fables ineptes (fabularum nugœ), » il n’y a là certes rien qui puisse étonner. L’originalité, le vrai mérite du bon chanoine Albertini, ç’a été de reconnaître qu’à côté de l’ancienne ville, tant célébrée par les descriptions précédentes, il en avait surgi depuis cinquante ans une toute nouvelle, également digne d’être connue. Le livre de Francesco Albertini porte le titre significatif : Opusculum de mirabilibus novœ et veteris urbis Romœ [19].

Il est dédié à Jules II, et le pape y est apostrophé directement et à tout propos : « Sixte IV a commencé la restauration de la ville ; ses successeurs se sont efforcés de l’imiter ; mais ta sainteté a dépassé en peu de temps Sixte, aussi bien que ceux qui sont venus après lui. » L’opuscule continue sur ce ton : involontairement on pense à ces Économies royales, où Sully se laisse raconter et ramentevoir par ses quatre secrétaires les faits et gestes de sa vie. Nous sommes encore aux temps heureux et faciles du règne, avant la grande tourmente de Cambrai et de la sainte ligue : le Rovere jouit en paix de ses victoires et conquêtes, et dans le chapitre consacré aux triomphateurs de l’antiquité (de nonnullis triumphantibus), notre auteur n’a garde d’oublier la fameuse entrée du pape dans la cité éternelle après la foudroyante campagne de Pérouse et de Bologne. Arrivé enfin à la troisième et dernière partie de son écrit, le chanoine passe en revue les monumens de la nova urbs : les églises et les chapelles ; les palais pontificaux, le Belvidere, le château d’Ange et la Monnaie ; les hôpitaux et les bibliothèques ; les portiques, les rues et les places ; les fontaines et les ponts (de fontibus et pontibus), etc. Chemin faisant, il note telle fresque de fra Angelico et de Botticelli, du Pérugin et de Pinturicchio, telles statues célèbres : l’Apollon, le Laocoon, l’Antée, les Trois Grâces (alors déjà transportées à Sienne). Florentin de naissance, élève même de Ghirlandajo dans sa première jeunesse, Albertini a un goût prononcé pour les arts[20] ; mais dans ses Mirabilia il s’interdit toute appréciation développée : ce n’est pas un tableau qu’il prétend donner, c’est un simple inventaire qu’il dresse, et il le fait d’un style sobre et sec, avec une monotonie fatigante. Rien pourtant qu’à ce seul dénombrement, on reçoit la très vive impression des immenses travaux accomplis dans la ville éternelle depuis un demi-siècle, et la Rome des Rovere apparaît devant nos yeux en toute ampleur et magnificence.

Un chapitre spécial, intitulé de Domibus cardinalium, nous fait aussi voir combien vite, sous l’impulsion donnée principalement par les deux pontifes liguriens, tous ceux qui de près ou de loin tenaient au Vatican, — prélats, hauts dignitaires, banquiers apostoliques, — se sont mis à bâtir de vastes habitations, des demeures monumentales, et à les orner avec un luxe intelligent. D’abord adossés à des églises (S. Marc, Santi-Apostoli, San-Damaso), faisant corps avec elles et comme abrités sous leur ombre, ces hôtels cardinalices ne tardent pas à s’émanciper, à faire litière de toute fausse pudeur ecclésiastique et à devenir franchement des résidences fastueuses, princières. Les palais de Venise, Colonna, Doria-Pamfili, Madama, Sforza-Cesarini, Giraud-Torlonia, de Penitentieri, la Cancelleria, la Farnesina, etc. : nous les trouvons déjà tous[21] dans ce chapitre de l’Opusculum, sous leurs noms d’alors naturellement, noms empruntés tantôt à l’église qui avoisinait le palais, tantôt au puissant personnage qui l’a fondé ou y habitait. Naturellement aussi, ces édifices présentaient au commencement du XVIe siècle un aspect parfois bien différent de celui qu’ils ont aujourd’hui après maintes réparations et réfections. Les façades surtout[22] étaient alors généralement décorées ; sur un fond sombre relevé par des lisérés plus clairs s’y étalaient en graffito des figures géométriques, des feuillages et d’autres motifs délicats. — Nombre des domus cardinalium sont accompagnés dans notre opuscule de la remarque : statuis exornata, multis marmoribus suffulta ; dans telle halle, il est noté des sarcophages avec des sculptures représentant les travaux d’Hercule, dans tel viridarium des vases avec des reliefs figurant un sacrifice et le rapt des Sabines. Nous sommes bien loin de l’indifférence en matière d’antiquités que déplorait Poggio vers le milieu du siècle précédent ; nous nous doutons à quel point depuis ce temps le sol de Rome et de la campagna a dû être fouillé et retourné à la recherche des anticaglie ; nous saisissons aussi sur le vif les origines de ce « peuple de marbre » qui remplit de nos jours les salles immenses du Vatican.

Rencontre singulière, au même moment où un Florentin à l’esprit délié et généreux signale ainsi au monde les merveilles de la nova urbs et exalte ses destinées futures, un Romain de vieille roche et de haute lignée ne peut se consoler de l’abaissement de sa cité natale et de son irrémédiable décadence ! Marc-Antonio Altieri[23] appartient par ses relations de famille et de société à cette caste seigneuriale des monts Sabins et Albains, qui, durant des siècles, n’a fait que terroriser les papes, pressurer le peuple et se détruire elle-même dans des luttes sans pitié et sans idée. En 1511, Altieri joindra encore les Colonna, Orsini, Savelli, etc., dans leur folle entreprise pour a le rétablissement des antiques libertés au Capitole ; » en attendant, dans ces années 1506 à 1509, il emploie ses loisirs à composer un écrit aussi bizarre de style (italien) que de teneur et de tendance, mais qui, à son moment, a dû jouir d’une certaine vogue, puisqu’on en trouve de très nombreuses copies dans les diverses bibliothèques de la péninsule. Il est question de tout dans cette élucubration décousue, et surtout des malheurs et des misères du temps… « Rome, autrefois reine de l’univers, est tellement déchue aujourd’hui, que ses habitans eux-mêmes ne voient plus en elle qu’une caverne sombre et horrible. Combien de familles jadis riches, puissantes, illustres et maintenant ou complètement extirpées ou à moitié annihilées ! Combien de demeures, jadis fondées pour le plaisir des gens de qualité (per la recreatione de’ gentilhomini), et, à l’heure qu’il est, disparues ; à peine reconnaît-on la trace de leurs anciennes halles ! Mais, que parlons-nous des palais : il suffit de jeter un regard sur des quartiers entiers ! .. » Un des interlocuteurs, Pierleone (car les Nuptiali sont en forme de dialogue, et les dramatis personœ tiennent à la plus haute noblesse de la ville), rappelle que sa casa est alliée à la maison d’Autriche, et qu’au XIe siècle elle a étendu son bras protecteur sur le pape Urbain contre des forces ennemies redoutables. Capoccia n’est pas en reste de glorification au sujet de ses ancêtres, et Marc-Antonio lui-même fait, sous ce rapport, violence à sa modestie ; mais il se dit tellement desgratiato, que pour vivattare, il en est réduit à s’occuper de la culture des champs et « à traiter (tourment suprême ! ) d’affaires rustiques avec bien des personnes abjectes et viles… Pindare l’a déjà proclamé, que contre le fatum ne prévaut ni conseil, ni effort humain, ni feu ardent, ni mur d’airain… »

Ces barons romains du XVe siècle n’ont pas eu le génie ou l’adresse de leurs contemporains Sforza, Malatesta, Bentivogli, etc. ; ils n’ont pas songé à couvrir leurs nudités morales de la pourpre éblouissante du rinascimento. Dans leurs castels de Marino et leurs donjons de Monte-Giordano, ils continuaient à combiner, comme par le passé, des actes de violence et des coups de condottieri, pendant que les Barbo et Grimani de Venise, les Rovere et Riari de Gênes, les Medici et Soderini de Florence, les Piccolomini et Chigi de Sienne, les Castellesi de Corneto, les Carafa de Naples, les Borgia d’Espagne, les Estouteville de France, se construisaient des palais et des musées dans la nova urbs, et que le plus illustre parmi ces intrus, un roturier de la Ligurie, un « fils de paysan, » faisait rebâtir Saint-Pierre, peindre la Genèse et la Dispute.

Albertini ne parle pas de la Dispute du Saint-Sacrement et ne fait pas même mention du nom de Raphaël. Il nous dit bien que Michel-Ange exécute de belles peintures dans l’oratoire de Sixte IV, mais n’en indique pas d’un seul mot le sujet qu’il ignore très probablement. L’Opusculum du Florentin porte, à sa dernière page, la date du 3 juin 1509 ; à cette date, le jeune Santi n’en est qu’au début de ses travaux dans la Stanza della Segnatura, et Buonarroti reste toujours enfermé dans sa mystérieuse chapelle dont il défend sévèrement l’entrée aux profanes. Je doute aussi qu’à ce moment les quatre énormes piliers de Bramante (l’excellent chanoine les voit déjà « toucher au ciel ! ») se soient élevés très haut au-dessus du sol… Les plus grands mirabilia novœ urbis sont encore à venir.


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 1er février et du 1er mars.
  2. « D. O. M. Ascanio Mariæ Sfortiæ Vicecomiti… Diacono card. S. R. E. vicecancellario… In secundis rebus moderato, in adversis sunimo viro… Julius II pontifex maximus, virtutum memor honestissimarum, contentionum oblitus, sacello a fundamentis erecto posuit M. D. V. »
  3. La chronologie de ces travaux dans le chœur de Santa-Maria del Popolo est très bien établie par M. Schmarsow (Pinturicchio in Rom, p. 82 seq.) ; toutefois le millesime 1505 sur le monument de Sforza indique seulement la date du décès du cardinal. Andréa n’est venu à Rome qu’en 1506. (Voy. Vasari, éd. Milanesi, IV, p. 515.)
  4. Ici, comme sur les monumens de Sforza et de Basso, le millésime (1504) indique seulement la date du décès.
  5. La statue du duc Giuliano dans la chapelle mortuaire de San-Lorenzo était finie déjà au commencement de 1526, ainsi qu’en témoigne la lettre à Fattucci du 26 avril 1526. (Lettere di Michel Angelo, éd. Milanesi, p. 425.)
  6. Je crois devoir relever le passage suivant, trop peu remarqué en général, dans une lettre écrite par Vasari à Lionardo Buonarroti, le 18 mars 1564, trois semaines après la mort de Michel-Ange (Carte inédite Michelangiolesche, Milan, Daelli. 1865, p. 55) : « Quand je réfléchis que Michel-Ange affirmait, comme le savent bien aussi Daniele (da Volterra), messer Tommaso dei Cavalieri et beaucoup d’autres de ses amis, qu’il destinait la Pietà aux cinq (quatre) figures pour son tombeau, je pense que son héritier doit rechercher comment elle est devenue la propriété de Bandini. En outre, il y a dans le groupe un vieillard qui représente la personne du sculpteur. Je vous conjure donc de prendre des mesures pour ravoir la Pietà, etc. »
  7. Il protégeait des Toscans comme Contucci, Signorelli, des Lombards, comme Caradosso, etc. C’est à tort, je crois, qu’on veut voir en lui le chef d’un parti « urbinate » à Rome.
  8. Dans plusieurs ouvrages récens, il est parlé parfois d’une courte excursion de Bramante à Rome dans l’année 1493. Cette prétendue excursion n’a été inventée que pour pouvoir lui attribuer la construction ou du moins le dessin de la Cancellerja, qui porte sur la façade la date de 1494 (et qui a même porté autrefois celle de 1489). M. D. Gnoli, l’éminent directeur de l’Archivio storico dell’ arte (Rome, 1892), vient de démontrer par des argumens irréfutables que la Cancelleria (pas plus que le palais Giraud au Borgonuovo) n’est pas l’œuvre de Bramante, qui n’est jamais venu à Rome avant la chute du Sforza. En débrouillant d’une façon lumineuse cette question de la Cancelleria, M. Gnoli a rendu un service signalé à l’histoire de l’art.
  9. Le couronnement de la coupole n’est pas de Bramante : il l’avait projeté beaucoup plus haut et svelte, en forme de candélabre.
  10. Epigrammata, IV, 64.
  11. La statue de Pasquino, maintenant au coin du palais Braschi, était jadis à la Piazza Navone près la demeure de Carafa, et la base, avec l’inscription Oliverii Carafa beneficio hic sum MDI, s’y trouve encore aujourd’hui. Le cardinal Oliviero a présidé aux premières fêtes de Pasquino, qui à l’origine (comme l’a démontré dernièrement M. D. Gnoli dans un très intéressant écrit) étaient des jeux innocens d’humanistes, poétiques et rhétoriques. On sait que la statue vient d’un groupe représentant Ajax avec le corps d’Achille, d’un magnifique travail grec horriblement mutilé. Michel-Ange mettait le Pasquino au premier rang de la statuaire antique connue ; Bernini le déclarait simplement le plus beau marbre de Rome.
  12. San-Biagio, on le sait, n’a pas été achevé. Les dernières traces de la construction (les fondemens aux puissans bossages) viennent de disparaître tout récemment à la suite des travaux entrepris le long du Tibre.
  13. Il protège, dit-on, les peintures de Raphaël, Giovanni da Udine, etc. ; mais les carreaux ne pourraient-ils être, dans tous les cas, moins petits et déplaisans ?
  14. On voit quelques traces de ces fresques dans l’ancienne chapelle du pavillon, actuellement la Sala dei busti.
  15. Voyez, entre autres, la gravure conservée à la bibliothèque Corsini et représentant un pareil tournoi en 1565 ; elle donne l’idée du cortile de Bramante, et a été consultée par Bunsen, Beschreibung, II, I, p. 235.
  16. Albertini parle de plusieurs faciles ascensus, au Vatican, ut ad summitatem usque tecti possit equitari, aussi bien qu’au Belvédère, adeo quod equester per latum et altum parietem tripliciter ab uno palatio ad aliud pervenitur. Bramante semble avoir eu de la prédilection pour ce genre de montées. Son magnifique escalier au palais della Signoria à Bologne appartient à la même catégorie. Il n’est pas peut-être hors de propos de rappeler ici le passage déjà cité du pamphlet Simia, où maître Donato déclare vouloir construire une route au ciel, « si large et si douce que les âmes des faibles et des vieux pourraient y arriver à cheval… »
  17. A l’exception de l’Antée et du Tibre, tous les marbres qui ont été énumérés ici sont encore aujourd’hui au Vatican : la Vénus Félix et les deux sarcophages dans le pourtour du cortile (n° 42, 39 et 69) ; l’Hercule avec l’enfant (Télèphe) dans la galerie Chiaramonti (XXVI, n° 636) ; les masques dans le cortile même en haut, ainsi que dans la salle des Animaux et celle de Méléagre. — La Cléopâtre (Ariane) et le Tibre ne sont parvenus au viridarium qu’en 1511 et 1512, mais toujours sous Jules II, — Le Tibre est évidemment le pendant du Nil et a été même trouvé dans son voisinage, près Santa-Maria-sopra-Minerva ; il ne semble pas toutefois que le Nil ait été retiré, déjà sous le pontificat du Rovere, de l’endroit où il a été enfoui du temps du Poge, ce qui a lieu d’étonner, d’autant plus qu’Albertini connaît et cite le récit du Poge. — Pour reconstruire le « verger » de Jules II, il faut consulter le contemporain Albertini et les lettres des envoyés mantouans à Elisabeth Gonzague que M. A. Luzio a publiées dans son intéressante étude sur a Frédéric Gonzague otage à la cour de Jules II. » M. Michaelis n’a point connu les documens publiés par M. Luzio : de là quelques-unes de ses méprises (surtout au sujet du Tibre) dans son essai d’ailleurs si remarquable et plein de renseignemens sur l’histoire des.statues du Vatican (Jahrb. deutsch. archœolog. Instituts, 1890 ; V, I.)
  18. Les Dioscures du Monte-Cavallo.
  19. L’ouvrage a été composé de 1506 à 1509 ; la première édition connue est de 1510, Rome, Mazocchi. M. A. Schmarsow a publié, en 1886, une élégante et portative édition du troisième livre, celui qui traite de la Nova urbs.
  20. On a de lui aussi un Memorie di molte statue et picture che sono nella inclyta Cipta di Fiorentia (Florence, 1510), qui est une source précieuse pour l’histoire de l’art en Italie. Il a, de plus, écrit un petit livre sur la musique.
  21. Albertini en mentionne d’autres qui depuis ont disparu, par exemple, le palais Piccolomini (Sant’ Andrea della Valle) ; il en omet aussi plusieurs, et de très considérables, comme les palais des cardinaux Capranica, Ascanio Sforza, Nardini.
  22. Aussi bien que les cortili à l’intérieur ; dans la cour de’ Penitentieri (autrefois palais de Domenico della Rovere), on peut voir encore aujourd’hui les traces d’une décoration semblable.
  23. Li Nuptiali di Marco Antonio Altieri, éd. Narducci, Rome, 1873. L’éditeur a très bien établi que l’écrit a été confectionné de 1506 à 1509 ; c’est exactement à la même époque que le chanoine florentin a composé son Opusculum.