Rome et la Renaissance

Rome et la Renaissance
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 241-270).
ROME ET LA RENAISSANCE

DANS
LA CAMERA DELLA SEGNATURA[1]


I

Trois heures sonnaient à l’horloge du Vatican : les visiteurs attardés de la Pinacothèque, des Loges et des Stances traversaient en toute hâte la Camera della segnatura pour regagner la Galleria Pia et y reprendre leurs cannes et leurs parapluies. Je vis d’abord passer une bande joyeuse de Français ayant le mot pour rire, même au sortir de la Sixtine ; ils furent suivis d’une escouade de jeunes misses, visiblement contentes d’avoir « fait » leur Raphaël ; à la fin débouchait une caravane de yankees, complètement ahuris par les explications qu’avaient déversées sur leurs têtes les guides assermentés de la compagnie Cook and son. Je jetai un dernier regard sur la Dispute du Saint-Sacrement et j’allais rejoindre l’exode général, lorsqu’un obligeant E come sta ? sta bene ? vint m’arrêter sur place.

Mon interlocuteur était un prélat à la démarche un peu fatiguée et traînante, au visage de hibou, mais aux yeux vifs et perçans. J’avais fait sa connaissance tout récemment à un dîner chez Mme de F… où je me trouvais placé à ses côtés. Il ne fit alors que m’interroger sur l’Autriche et la Triplice, et je le pris pour un diplomate de la curie romaine ; notre gracieuse hôtesse m’a depuis détrompé : il était du chapitre de Saint-Pierre et occupait un poste de confiance au Vatican. Sur un léger signe de sa main, les gens de service dans la salle suspendirent aussitôt les préparatifs de clôture.

— Vous aimez donc beaucoup la Segnatura ? me dit le chanoine en me prenant le bras. Vous venez souvent ici, je m’en suis aperçu, et il me tardait de vous souhaiter la bienvenue dans ces lieux qui me sont chers entre tous. Voilà longtemps que j’ai dépassé le mezzo del cammin di vita : mais devant les sublimes peintures de cette Stanza, je retrouve toujours l’ancien enthousiasme de mes vingt ans, malgré tout ce qu’on a fait depuis pour me le gâter. Ah ! mon cher monsieur, gardez-vous bien des novateurs !…

… La péroraison était inattendue, et l’accent dont elle fut prononcée ne laissa pas de me faire légèrement sourire ; c’était un accent mystérieux, angoissé, l’accent de Yago disant au Maure : O, beware, my lord, of jealousy

— Qu’entendez-vous par « novateurs », monsignoré ?

— Mais les critiques et les écrivains si nombreux de nos jours qui semblent s’être donné le mot pour bouleverser de fond en comble notre pauvre cinquecento, et prétendent tout savoir mieux que ce bonhomme de Vasari.

— L’endroit n’est pas peut-être des mieux choisis pour célébrer l’infaillibilité de Vasari : les pages qu’il a précisément consacrées à la Camera della segnatura contiennent de véritables énormités. Il fait précéder la Dispute par l’École d’Athènes, ce qui est inadmissible, et il donne de l’École elle-même une interprétation tout à fait à contresens…

— Sans doute, sans doute. Du temps de Vasari, les Stances n’étaient pas d’un accès facile et journalier comme elles le sont aujourd’hui ; on n’avait pas non plus alors les photographies de Braun et d’Anderson pour contrôler à tout moment ses souvenirs et ses notes. Qui d’ailleurs a parlé ici de l’infaillibilité de Vasari ? Il a commis certes bien des inadvertances, des méprises et des confusions, et rien de plus juste que de le redresser chaque fois qu’il est contredit par l’évidence ou par des documens authentiques. Mais je ne puis oublier, malgré tout cela, que le peintre-historien d’Arezzo a été le témoin oculaire, intelligent et diligent, du cinquecento, que nous lui devons en somme presque tout ce que nous savons sur les maîtres d’autrefois ; et voilà ce qu’oublient malheureusement les novateurs venus tant de siècles après lui avec leurs hypothèses à perte de vue et leurs constructions fantaisistes.

Tenez, voulez-vous connaître les novissima verba de nos novateurs à propos de cette Camera della segnatura où nous causons ? Ils ont reconnu ici, dans cette Stance, une libreria ; ils y ont retrouvé la bibliotheca nova, sécréta, perpulchra, que Jules II, — au dire d’Albertini dans ses Mirabilia, — s’était arrangée pour son usage particulier et qu’il avait fait orner de peintures délicieuses, de marbres magnifiques, de livres rares et précieux… Théologie, philosophie, jurisprudence et poésie, ne sont-ce pas là les divisions indiquées de toute bibliothèque « normale », et ne les voyons-nous pas représentées dans les quatre allégories du plafond ? Quelle profusion aussi de volumes, de codes et de rouleaux aux mains des docteurs de l’Eglise, des sages de l’antiquité, des législateurs et des poètes tout autour de ces murs : n’est-ce pas là une allusion évidente et ingénieuse à la destination de la salle ? Tout ce merveilleux cycle de fresques dans la Segnatura n’est autre chose qu’un catalogue illustré : le mot a été prononcé[2] !…

— Le mot n’est pas heureux, je le reconnais ; mais l’hypothèse en elle-même mérite peut-être réflexion…

— Ce qui mérite réflexion avant tout, je pense, c’est que jamais contemporain, jamais auteur du XVIe siècle n’a parlé d’une libreria en ce lieu, et que déjà Paris de Grassis, le maître des cérémonies de Jules II et Léon X, connaît le nom de Camera signauræ que cette Stanza a gardé jusqu’à nos jours.

— On l’explique par le fait que Jules II avait l’habitude de signer ici les actes importans de son gouvernement.

— Etes-vous bien sûr de ce fait, mon cher monsieur ? Et, le fait même admis, il n’en demeure pas moins étrange qu’au lieu de nommer un chat un chat — comme disent les Français — et une bibliothèque une bibliothèque, on lui ait trouvé et maintenu une appellation aussi bizarre, due à une circonstance tellement fortuite !… Mais laissons là pour le moment la question du nom, et regardons aux dates. L’opuscule d’Albertini porte à sa dernière page la date du 5 juin 1509 : or, au mois de juin 1S09, Raphaël venait à peine de commencer ses travaux dans la Camera della segnatura ; comment voulez-vous dès lors que l’auteur des Mirabilia ait déjà pu voir une bibliothèque ornée de fresques, de statues, de livres, d’astrolabes, etc., dans une salle qui pendant de longues années encore devait rester aux mains des peintres, des menuisiers et des paveurs ? Car Raphaël n’a fini son cycle ici qu’au mois d’août 1511 : vous pouvez lire le millésime dans l’embrasure des fenêtres ; les portes et les volets sont d’une époque encore postérieure, puisqu’on y voit les armes et les emblèmes des Médicis ; et de même, sur le pavé, à côté du nom du pape ligurien, vous remarquez les deux célèbres devises de Léon X : le Suave jugum et le Glovis. — Je recommande du reste à votre attention ce beau pavé de la Segnatura : c’est le seul ancien pavé des Stances qui soit parvenu jusqu’à nous. — Où chercher encore dans cette chambre étroite, resserrée entre deux cours, les galeries et porches, les aulæ et deambulatoria qu’Albertini a signalés autour de la bibliothèque ? Enfin, Albertini dit très expressément que la bibliothèque était située non longe a capella syxtea : trouvez-vous que nous sommes ici tout près du sanctuaire de Michel-Ange, et avez-vous compté les quatre-vingt-dix-neuf marches qui de la chapelle en bas conduisent aux Stances ?

— Mais alors, où était donc la bibliothèque particulière de Jules II, dont Bembo, lui aussi, a parlé avec admiration dans une lettre adressée au pontife ligurien ?

— Où était cette bibliothèque ? Je l’ignore, mon cher monsieur ; bien d’autres merveilles encore, de l’époque de Jules II et de Léon X, ont disparu de ces lieux, sans qu’il nous soit possible d’en retrouver aujourd’hui la trace ou seulement la place. L’intérieur de cette partie du Vatican que nous appelons le palazzo vecchio a été tellement remanié et bouleversé, notamment sous les deux pontificats de Paul III et de Paul V, que les anciens aménagemens n’y sont plus reconnaissables : je ne saurais vous dire, par exemple, où était au juste l’installation propre de Jules II dans ce second étage…

— Comment, est-ce que Jules II n’a pas habité les Stances que voici ?

— J’en doute fort, malgré le dire de nos auteurs modernes. Le moyen, je vous en prie, d’admettre que le Rovere ait occupé des chambres où artistes et ouvriers n’ont cessé de travailler jusqu’au jour de sa mort, et même longtemps après ? Car ce que nous venons de constater tout à l’heure pour la Segnatura s’applique également aux salles d’Héliodore, de l’Incendio et de Constantin. Dans cette dernière pièce, par exemple, la magnifique cheminée en marbre porte l’inscription Jul. II. Ligur. P. P. II. avec le chêne des Rovere des deux côtés ; mais les fresques sont notoirement du temps de Léon X et Clément VII, et sur les volets des fenêtres vous voyez même les lys et la licorne des Farnèse ! Aucune de ces chambres n’était complètement finie du vivant de Jules II : le pape ligurien avait sa demeure évidemment dans quelque autre partie du second étage, tandis que les Stances étaient destinées à servir un jour d’appartemens d’apparat pour les réunions importantes, pour les réceptions solennelles, pour les festins et les spectacles.

— Le Rovere signait cependant ici ses décrets et ses bulles..

— Ah ! décidément, vous tenez beaucoup aux écritures paraphées soi-disant ici par la main de Jules II, en face du Parnasse et de la Dispute ? Vous seriez pourtant bien embarrassé de me produire à cet égard un témoignage quelconque du XVIe ou même du XVIIe siècle !… J’en suis fâché pour votre légende, mais elle est une pure fiction, l’invention vraiment plaisante de quelques écrivains tout modernes. Ce nom, bizarre à première vue, de Camera signaturæ les rendait perplexes, ne leur disait rien qui vaille, et ils ont aussitôt dressé leur hypothèse en conséquence : Jules II devait venir « de temps en temps » dans cette chambre pour y signer des brefs et des bulles. D’aucuns, ayant vaguement entendu parler quelque part de signatura gratiæ, ont mieux aimé dire : pour y signer des grâces. Personne ne s’est demandé pour quelle raison, par suite de quelle nécessité, le vieux pontife se serait ainsi dérangé chaque fois et transporté dans une salle ad hoc afin de s’acquitter d’une besogne qu’il pouvait tout aussi bien, ou même mieux, accomplir dans son cabinet de travail ?… Si cependant ces messieurs se fussent avisés d’ouvrir le premier livre venu sur la Curie romaine, ils auraient bien vite fait la découverte que la Signatura a été, de temps immémorial, le nom d’un grand tribunal ecclésiastique, le nom de la cour suprême d’appel et de cassation pour les arrêts de la Rota, de la Dataria, de la Camera Apostolica, etc. Les cardinaux les plus illustres ont à diverses époques fait partie de cette suprême cour : les plus grands papes y ont fait leur stage. Vers la fin du XVe siècle, sous le règne d’Innocent VIII, elle fut divisée en deux chambres distinctes : une Signatura justitiæ et une Signatura gratiæ ; cette dernière avait à connaître de certains cas exceptionnels qui, par leur caractère compliqué et anormal, échappaient aux règles établies de justice ou d’équité et ne pouvaient être résolus que par la grâce souveraine du pontife. Les deux Signatures avaient leur siège obligé au palais apostolique ; l’une s’y réunissait le mardi, et l’autre le jeudi de chaque semaine ; mais tandis que la Signatura justitiæ était présidée par un cardinal-préfet et prenait ses décisions en toute indépendance, la Signatura gratiæ, composée généralement du même personnel, ne pouvait délibérer qu’en présence du pape et n’avait jamais que voix consultative… Voilà, cher monsieur, ce que les faiseurs d’hypothèses auraient appris s’ils avaient eu la pensée de consulter Gomesius, Danielli, le cardinal de Lucca, la Prattica della Curia romana, ou seulement l’excellent dictionnaire de Moroni sub verbo ; et ils auraient alors trouvé tout simple que Jules II, au moment de quitter l’appartamento Borgia et de s’installer dans les « Chambres supérieures » au second étage, ait affecté une des Stances à cette haute cour de justice qui était inséparable de la personne du pape.

… Le chanoine s’arrêta ici et, me lançant un de ses fins regards, sembla jouir discrètement de ma confusion qui était grande, j’en conviens. Il tira ensuite de sa poche une tabatière en or finement travaillée, la contempla pendant quelques instans avant de l’ouvrir, me la présenta pour la forme, et se régala d’une bonne prise longuement savourée. Puis il continua :


— C’était donc une chambre de tribunal que Raphaël eut pour tâche de décorer ici en 1509, au début de ses travaux du Vatican, et il prit pour modèle aussi un tribunal célèbre à cet égard, celui-là même que son maître Vannucci, le Pérugin, avait illustré de son art quelques années auparavant dans la capitale des Baglioni, et que Jules II a certainement vu et admiré au mois de septembre 1506, alors qu’il est entré dans cette ville en conquérant et y a séjourné pendant plus d’une semaine. Quiconque a passé par Pérouse reconnaîtra facilement les nombreux traits de parenté entre le Cambio et la Segnatura : le plafond à compartimens recouvert en entier d’arabesques et de vastes médaillons sur un fond bleu ou doré ; les grandes allégories de la Justice, de la Prudence, de la Modération et de la Force planant à l’une des parois et formant comme l’enseigne et le memento de l’auguste prétoire ; enfin les héros et les sages de l’Antiquité mis en face des saints et des prophètes de la Bible. Un des plus charmans effets du Cambio est dû, vous vous en souvenez bien, à l’association ingénieuse de la fresque et de la boiserie : les peintures d’en haut forment un contraste on ne peut plus harmonieux avec le décor sombre des stalles et des pupitres en bas de ces mêmes murailles. L’élève du Pérugin n’a eu garde de négliger une combinaison aussi heureuse, et le plus grand des « intarsistes » alors vivans, fra Giovanni da Verona, fut chargé des stalles, des portes et des marqueteries tout autour de la Stanza. Ces divers travaux en bois du frate véronais, dont Vasari fait un éloge enthousiaste, ont malheureusement disparu de bonne heure, — déjà du temps du sac de Rome, très probablement, — et les marqueteries au-dessous des fresques ont été remplacées par les grisailles de Périn del Vaga que vous voyez encore aujourd’hui ; mais il importe de reconstruire par la pensée l’encadrement primitif pour juger de l’aspect de cette chambre à l’époque de Jules II et de Léon X, et de la ressemblance beaucoup plus frappante encore qu’elle offrait alors avec le tribunal de Pérouse. C’est un trait charmant de ce grand et bon génie Santi d’avoir tenu lui-même à rappeler ici expressément le modèle, et à se représenter au coin d’une des fresques en compagnie de son vieux maître, le peintre du Cambio ; car, n’en déplaise à messieurs les novateurs, je persiste à reconnaître, avec Vasari, le Pérugin et non pas le Sodoma dans la figure de l’École d’Athènes qu’on voit à côté de Raphaël. Mais tout en procédant si manifestement du Cambio, quant à l’ordonnance des parties et à leur distribution pittoresque, combien la Segnatura en différait cependant par l’ampleur du sujet et la beauté de la forme ! À quel point chacun des détails ici proclamait le discipuhis supra magistrum ! À quel point la pensée générale de la Renaissance se révélait, dans la conception de cette Stanza, autrement puissante, fascinante, que dans l’essai de syncrétisme classique et biblique du Vannucci, essai timide et gauche, tout à fait provincial et ombrien !

— Aussi bien les grands humanistes du Vatican étaient-ils des esprits tout autrement larges et suggestifs que le brave professeur Maturanzio, secrétaire des décemvirs de Pérouse, qui a tracé son programme à Vannucci…

— Voilà encore une hypothèse, très en faveur auprès de nos écrivains modernes, mais au sujet de laquelle je dois faire mes réserves. Ces écrivains ne veulent pas admettre que Raphaël ait pu tirer de son propre fonds les peintures de la Segnatura, et ils s’obstinent à lui chercher des inspirateurs demeurés inconnus, promoteurs de programmes et accoucheurs d’idées, pour rappeler le mot de Socrate. Les uns, prenant à la lettre une phrase de Giovio : pinxit ad præscriptum Julii pontificis, sont arrivés à la conclusion folâtre que l’inspirateur, ce fut Jules II en personne ! — Vous imaginez-vous le pontefice terribile méditant le thème de la Dispute, creusant les données de l’École d’Athènes ? — D’autres critiques ont parlé, comme vous, des grands humanistes du Vatican, ont prononcé le nom de Castiglione, de Bembo, de Bibbiena ; mais déjà le consciencieux Passavant a fait l’observation qu’aucun de ces beaux esprits de la Renaissance ne se trouvait à Rome à l’époque où le jeune Santi y a commencé ses travaux. À cette époque, je n’aperçois guère d’autres humanistes dans l’entourage de Jules II — qui du reste se souciait fort peu des savans — que Sigismondo de’ Conti, son secrétaire intime, et le fameux Phædra Inghirami, son chapelain et ensuite son bibliothécaire, deux lettrés de mérite à coup sûr, mais esprits nullement transcendans et capables de tracer sa voie à un Raphaël. Cela n’empêche pas qu’ils n’aient pu lui devenir très utiles par leur érudition, par des renseignemens précieux sur tel docteur de l’Église ou tel philosophe de l’antiquité qu’il avait à mettre dans ses fresques. Deux œuvres remarquables de Raphaël : le portrait d’Inghirami et la Madonna di Foligno, composée comme on sait pour Sigismondo de’ Conti, furent très probablement les témoignages de reconnaissance du grand artiste envers ses doctes informateurs en matière d’histoire et d’archéologie.

Dans la Madonna di Foligno, Sigismondo de’ Conti, — que le père de Raphaël, le vieux Santi, glorifie déjà dans sa chronique rimée, — est représenté en donateur humblement agenouillé, perdu dans l’extase : figure admirable, à la taille élancée et à la tête osseuse, ascétique. On ne saurait imaginer de contraste plus grand avec ce camerier segreto de Jules II que le bibliothécaire du même pape : homme gros et gras, au visage plat et placide. Avec quel art ingénieux pourtant le peintre n’a-t-il pas su donner à Phædra un air de finesse qui approche presque de la distinction, tourner même un défaut physique de son modèle — le strabisme de l’œil gauche — en une qualité morale, en une expression de pensée concentrée ! Je parle, bien entendu, de l’exemplaire conservé à la Casa Inghirami de Viterbe ; celui du palais Pitti est, décidément, une copie faite par quelque artiste du Nord. Ici, à Rome, nous avons encore un autre portrait de Phædra exécuté par un peintre inconnu, nullement brillant, mais contemporain ; le gros bibliothécaire y est représenté dans un cadre extraordinaire et dans un moment bien critique de sa vie. Si vous allez un de ces jours à Saint-Jean-de-Latran, faites-vous-y ouvrir la dernière chambre de la sacristie et demandez à voir le « Masaccio », — car on tient là-bas absolument à posséder un Masaccio de l’an 1516 ! C’est un tableau de paysage et de genre très intéressant pour l’époque : à droite le Colisée, à gauche l’arc de Titus ; le milieu est occupé par une énorme voiture toute chargée de sacs de farine et traînée par des buffles que des bouviers armés de longues piques s’efforcent de faire reculer. Un petit mulet, drôlement dessiné en raccourci, s’enfuit du côté de l’arc, tandis que son obèse cavalier, un ecclésiastique, jeté par terre et pris entre les roues de la voiture, ne laisse voir que sa tête charnue et lamentable et ses mains potelées, dont l’une tient encore le bréviaire ! Au ciel, au-dessus du Colisée, apparaît le Christ avec les deux apôtres saint Pierre et saint Paul en mi-corps ; et l’inscription porte : Christo salvatori T. Phædrus tanto periculo ereptus. Dans le curieux livre de Valeriano « Sur l’infortune des hommes de lettres, » vous pouvez lire tout au long le récit de l’accident arrivé un jour en plein Forum au pauvre Inghirami. Il crut d’abord en être quitte pour la peur, et commanda l’ex-voto tragi-comique pour l’église de Saint-Jean, dont il était chanoine ; mais il ne tarda pas à succomber bientôt après aux suites de l’émotion éprouvée.

Je me suis laissé un peu entraîner par le souvenir de ce bon Phædra, auquel nous devons sans doute les inscriptions latines qui se détachent dans cette chambre du fond des peintures. Pour en revenir à ces peintures elles-mêmes, plus je les étudie et me rends compte de la merveilleuse unité de pensée qui pénètre ce vaste ensemble jusque dans ses moindres détails, et plus je demeure convaincu qu’une telle conception n’a pu sortir d’un conciliabule quelconque d’esprits « suggestifs ». Elle a jailli des profondeurs insondables du génie créateur ; elle naquit sous le souffle de la divinité : Numine afflatur, n’est-ce pas bien la devise que porte, dans le médaillon au-dessus de nous, cette magnifique allégorie dans laquelle Raphaël a figuré l’Art et la Poésie ?…

— Vous reconnaîtrez cependant, monseigneur, que la Segnatura tient une place tout à fait distincte et exceptionnelle dans l’art de Raphaël. Les fresques là, devant nous, tranchent si complètement, par la conception et par les visées, sur tout ce que Santi a produit partout ailleurs ! Ces fresques ne parlent pas seulement à nos sens et à notre imagination, comme le font les autres œuvres, du maître : elles sollicitent encore nos facultés intellectuelles, elles en appellent à notre savoir historique et littéraire, elles nous engagent formellement à combiner et à deviner. Nous sommes ici en présence d’une peinture lettrée et réfléchie, abstraite en quelque sorte, j’allais dire idéologique. Et dès lors n’est-on pas justifié, à certains égards, d’y voir une inspiration des lettrés, des hommes de la réflexion et de la pensée ?…

— Et pourquoi ne pas y voir plutôt l’inspiration de Giotto, de Lorenzetti et des autres maîtres du trecento ?…


… J’eus, à cet endroit, un léger mouvement de surprise et d’incrédulité, qui n’échappa guère à mon interlocuteur ; car il sourit d’un air entendu, et, se laissant glisser sur une des chaises rangées devant la Dispute, me fit signe de prendre place à ses côtés. Il puisa de nouveau dans sa belle tabatière, se moucha bruyamment dans un grand foulard rouge, après l’avoir d’abord méthodiquement déployé sur ses genoux, et reprit son discours d’une voix lente, insinuante :


II

— Mais oui, très cher monsieur : nos maîtres du trecento ont beaucoup connu cette peinture idéologique, comme vous venez de l’appeler ; ils l’ont pratiquée largement, et souvent même avec un éclat incomparable. À côté des sujets tirés de la Bible, de l’Apocalypse, des Évangiles apocryphes et de la Légende des Saints, ces maîtres se plaisaient à rechercher aussi certaines données abstraites, à s’inspirer de telle pensée transcendante de religion, de politique ou de philosophie, et à la mettre en scène et en action. Mêlant, hardiment ou ingénument, les fictions aux réalités, des figures d’allégorie à des personnages d’histoire, à des groupes variés pleins d’animation et de vie, ils composaient de vastes tableaux, à la fois symboliques et dramatiques, que je comparerais volontiers à ces moralités qui, dans le théâtre du moyen âge, se sont développées parallèlement aux passions et aux mystères fondés sur les livres saints et les saintes légendes. — J’ai hâte toutefois d’ajouter qu’aucune de ces moralités scéniques n’a approché pour la profondeur et l’émotion les Trois Vœux de saint François, par exemple, dans l’église basse d’Assise ; le cycle magistral des Sept Sacremens dans l’Incoronata de Naples ; ou la page saisissante du Triomphe de la Mort au Campo Santo de Pise. — Il n’est pas de problème si élevé et universel que l’art du XIVe siècle n’ait essayé d’interpréter à sa manière, dans ce langage synthétique et encyclopédique qui est devenu une langue courante chez les générations nourries du Speculum majus, de la Somme et de la Divine Comédie. C’est toute une histoire générale de la civilisation qu’on lit dans cette série exquise des reliefs qui, en bas du campanile de Giotto, représentent la vie pastorale, le labour de la terre, la culture du vin, l’industrie des métaux, la navigation, la guerre, les vertus chrétiennes, les œuvres pies, etc. C’est un véritable cours de politique et d’administration que vous donnent les trois immenses fresques d’Ambrogio Lorenzetti dans la salle du Conseil à Sienne : elles vous édifient sur les conditions essentielles de toute communauté bien ordonnée ; elles vous font voir ensuite les félicités idylliques d’un gouvernement régulier et libre, ainsi que les calamités horribles de l’anarchie et de la tyrannie. Enfin, c’est déjà presque le thème grandiose de la Segnatura qui semble avoir hanté ces peintres de la chapelle des Espagnols, à Florence, alors qu’en face de l’Église militante et triomphante, ils ont évoqué les Sciences du trivium et du quadrivium avec leurs plus illustres protagonistes dans l’antiquité : Aristote, Pythagore, Ptolomée, etc. Un coup d’œil jeté sur les premiers chapitres de Vasari, où vous rencontrez à tout moment la mention de mainte œuvre semblable et aujourd’hui disparue, vous fera vite apprécier l’importance et la diffusion de ce genre chez nous avant l’époque de Masaccio.

Une grande pensée du trecento, réalisée avec toute la largeur d’esprit et la richesse de ressources de la haute Renaissance : voilà bien la Segnatura de Raphaël ; car il a été dans la merveilleuse destinée de ce génie de résumer en lui le passé entier de notre art italien et de donner à la plupart de ses aspirations l’expression harmonieuse et suprême. Cette peinture symbolique et synthétique, si chère à la génération de Giotto et de Lorenzetti, mais que les vigoureux naturalistes du XVe siècle avaient tout naturellement négligée et laissée dépérir, le jeune Santi l’a ressuscitée de nouveau dans cette Stanza : il Fa transfigurée, animée du souffle puissant et généreux de son temps, revêtue de toutes les splendeurs du christianisme et de l’antiquité. Il a retracé là, devant nous, les fastes de l’esprit humain et de son grand œuvre dans les régions de la foi et de la loi, du savoir et de l’imagination ; et ce thème, idéal et abstrait s’il en fut, il a pu le traiter avec la perfection de métier que lui avait léguée la magnifique école de Masaccio, de Pier della Francesca et de Ghirlandaio ; avec la sérénité et le sens de la beauté que lui enseignaient à Rome les modèles du monde classique ; avec la science de la composition qui fut son secret ; avec la grâce enfin et la mesure qui furent chez lui des dons innés.

La mesure, le goût exquis de l’artiste, vous les reconnaissez rien qu’à la part qu’il a su faire aux allégories et aux scènes historiques dans la composition de ce cycle. Il ne les a pas confondues ensemble, à l’exemple des maîtres du trecento ; il n’a pas mêlé les abstractions au drame, les personnifications aux personnages. Les figures allégoriques de la Justice, de la Science, de la Théologie et de la Poésie, vous les voyez toutes reléguées ici dans la voûte, dans de grands cercles au fond doré, isolées et séparées du vaste panorama d’en bas, auquel elles ne font que présider en quelque sorte du haut de leurs trônes et du milieu des nuages. Les peintures du plafond, on ne peut en douter, ont précédé celles des parois ; et il est bien intéressant d’observer les progrès rapides que fait le jeune Santi de jour en jour, pour ainsi dire, et d’un médaillon à l’autre. La figure de la Justice a un caractère encore tout péruginesque, et est en effet presque entièrement inspirée par celle du Cambio : son air placide et candide jure quelque peu avec l’épée et les balances qu’elle tient dans les mains. L’artiste a de plus cru devoir renforcer la frêle conception de quatre putti délicieux ; mais il n’a pas tardé de s’apercevoir de l’encombrement et a réduit leur nombre à deux dans les médaillons qui suivent. — La préoccupation du modèle classique et des détails archéologiques n’est que trop visible dans la seconde allégorie, et on ne saurait nier non plus que le symbolisme multicolore de la draperie à quatre nuances tranchées et historiées (par allusion aux quatre élémens) ne nuise beaucoup à l’aspect de la Science, dont la tête cependant a une bien grande allure. — En revanche, quelle apparition à la fois suave et puissante que cette Théologie, mélange heureux du type ombrien et florentin, du type du Pérugin et de celui de Fra Bartolommeo ! C’est l’apparition même de la Béatrice devant son divin poète au Paradis terrestre : la donna « voilée de blanc et ceinte d’olivier, avec le manteau vert et la robe de couleur d’une flamme vive… » Quant à la Poésie, qui participe de la Victoire antique autant que de la Sibylle chrétienne, — femme d’une beauté resplendissante et idéale, aux ailes grandes et larges majestueusement déployées, au front pur couronné d’un laurier verdoyant, au regard serein et limpide, plongé dans des horizons lointains ; — tout le monde s’accorde à saluer en elle une des plus sublimes créations du maître : c’est déjà l’art de l’immortel Urbinate dans tout son épanouissement.

— Après une création aussi achevée, comment se fait-il que, dans la Dispute, Raphaël soit encore revenu à sa manière primitive, à la tradition ombrienne, et aux réminiscences de San Severo ?…

— Rien de plus naturel. La Dispute, ne l’oubliez pas, cher monsieur, est la fresque religieuse de ce cycle, la fresque sainte, — trois fois sainte surtout dans sa partie supérieure, où a trouvé place l’Église triomphante, Dieu lui-même en ses trois personnes ; — et c’est avec une intention bien délibérée que l’artiste a eu recours, pour ce monde surnaturel, à un style primitif, consacré par les siècles, et qui est devenu comme le style hiératique de la peinture chrétienne. Tout autre, en revanche, est, comme vous le voyez, le caractère de l’Eglise militante, en bas de la fresque : ces groupes animés, agités et si divers, vous transportent du coup dans un milieu actuel et vivant, dans le monde de Masaccio, de Ghirlandaio et de Léonard de Vinci… Pour le fond, comme pour la forme, la Dispute est une œuvre dualiste, mais à laquelle le génie de Raphaël a su donner une unité merveilleuse : unité d’aspect, malgré ses deux styles ; unité de pensée et de composition, malgré ses deux mondes.

Dans sa partie supérieure, l’œuvre rappelle en tous points les représentations si fréquentes du Jugement dernier par les maîtres d’autrefois. Au sommet. Dieu le Père dans un nimbe en losange ; en bas, le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe ; au centre, le Christ assis sur des nuages, la poitrine nue et les mains levées marquées de plaies ; à sa droite, la Sainte-Vierge en prière, et en face d’elle saint Jean-Baptiste désignant du doigt Celui dont il avait annoncé la venue ; un peu au-dessous et en demi-cercle, le grand cortège céleste. Remarquez cependant le changement considérable introduit ici dans le cortège : au lieu des douze apôtres traditionnels et nécessairement monotones — povera cosa, comme les a un jour appelés Michel-Ange, parlant à Jules II — ce sont autant de représentans de l’ancienne et de la nouvelle Alliance, dont chacun a une expression différente, une attitude finement nuancée. Adam, Abraham, Moïse, David, Jérémie et Judas Machabée, alternent ici avec saint Pierre, saint Paul, saint Jacques, saint Jean l’Évangéliste, saint Étienne et saint Laurent : association grandiose, qui renoue la chaîne des temps, et reconstruit la suite des générations depuis le premier homme et les premiers patriarches jusqu’aux premiers compagnons du Christ et aux premiers martyrs de la nouvelle Loi. Remarquez aussi le goût délicat avec lequel, autour du Saint-Esprit, les quatre animaux symboliques ont été remplacés par de ravissans petits messagers ailés qui déploient triomphalement les quatre Évangiles. Mais l’innovation la plus originale, la plus saisissante, c’est cette immense voie lactée d’en haut, croisée de rayons d’or et enveloppée de vapeurs légères, transparentes, à travers lesquelles des myriades d’âmes paraissent et disparaissent, montent et descendent, se balancent et s’envolent : spectacle kaléidoscopique d’une magie indicible, vrais dissolving views de l’Empyrée. Je n’ai point souvenir d’un motif semblable chez aucun des prédécesseurs ou contemporains de Raphaël ; Raphaël lui-même ne l’a reproduit qu’une seule fois ensuite, dans la Madone de Saint-Sixte. Et ce fond vaporeux, parsemé d’étoiles et de « papillons divins]], pour parler avec Dante, il est encore relevé de chaque côté par un groupe admirable : de chaque côté, trois génies superbes, d’une beauté radieuse et d’une couleur éclatante, s’élancent dans l’espace avec le mouvement impétueux des Victoires antiques, avec le mouvement presque des saintes Bacchantes : on dirait des déesses échappées du Parnasse voisin… Tous ces traits ingénieux et imprévus, toutes ces touches fraîches et lumineuses contribuent à rasséréner l’aspect sévère et hiératique de ces régions élevées, et à les rapprocher de la tonalité vigoureuse dans laquelle est rendue l’Église militante en bas, l’assemblée des fidèles.

L’assemblée est censée remplir un vaste hémicycle qui représente l’abside en construction du nouveau Saint-Pierre. À gauche, derrière la figure significative de Bramante, on aperçoit dans le lointain les échafaudages d’une fabbrica, avec des ouvriers portant des blocs de marbre ; du côté opposé, à droite, la puissante muraille s’élève déjà au-dessus de la hauteur d’homme ; l’autel, au milieu, porte l’inscription : Julius II pontifex maximus, et sa position isolée, ainsi que sa forme cubique, font penser à une pierre fondamentale, celle que le Rovere a consacrée dans la fameuse tranchée, le samedi in albis 1506. Parmi plusieurs dessins précieux de Raphaël, conservés à Windsor et reproduits dans la collection Braun, il se trouve un projet primitif de cette partie de la Disputa avec une architecture beaucoup plus développée et qui marque encore plus nettement l’intention, — intention superbe : la Sainte Trinité, la milice céleste et toute la chrétienté des siècles passés, sont invoquées en témoins de la grande entreprise du pape ! Il n’est pas sans intérêt de rappeler que, dans la célèbre fresque du XIVe siècle de la chapelle des Espagnols, à Florence, l’Église militante se dessine également sur les masses imposantes d’une cathédrale encore en construction, le dôme de Santa Maria del Fiore ; mais là doit s’arrêter toute comparaison entre le récit du cappellone — récit ingénu, épisodique, novelliste — et la page inspirée et sublime de notre Stanza,


poema sacro
Al quale ha posto mano e cielo e terra


Le ciel et la terre, le monde visible et le monde surnaturel, rarement artiste a réussi à les comprendre dans un même cadre, sans scinder le tableau et faire œuvre disparate : Raphaël, lui aussi, est venu plus d’une fois s’échouer contre cet écueil. Voyez, par exemple, son Couronnement et sa Transfiguration qui sont à quelques pas de nous, à la Pinacothèque : dans l’une comme dans l’autre de ces œuvres, vous serez forcé de reconnaître la même solution de continuité ; à l’une comme à l’autre manque le trait d’union indispensable, et si difficile à trouver, entre la vision en haut et la scène terrestre en dessous. Mais il ne manque pas à la Dispute ! Le trait d’union, — trait de génie dont on ne saurait assez méditer la profondeur, — il est là, dans cet ostensoir placé sur l’autel avec le Saint-Sacrement. Le mystère le plus auguste de notre culte vous apparaît ici comme la continuation et le prolongement en ligne directe, perpendiculaire, du mystère suprême de la Sainte Trinité qui occupe la partie supérieure de la fresque ; en ligne horizontale, il forme le point de mire et le point d’attraction des groupes des fidèles : il est effectivement le point central de toute la composition.

On a défini la Cène de Léonard de Vinci « l’action multiple d’une parole sur une réunion d’hommes « : dans la Dispute, vous voyez l’action multiple d’un dogme sur une assemblée de croyans. C’est une symphonie spirituelle et mystique dont l’accord fondamental est donné par les quatre figures les plus rapprochées de l’autel, les quatre grands docteurs de l’Église. Saint Grégoire contemple le mystère dans un recueillement heureux ; saint Jérôme est plongé dans la méditation d’un texte sacré qui s’y rapporte ; saint Ambroise s’oublie complètement dans l’extase, tandis que saint Augustin est déjà assez maître de lui-même et maître de son sujet, pour dicter des considérations sur la matière à un jeune homme assis à ses pieds. Ces quatre notes de foi, de recherche, d’enthousiasme, et d’exposition doctrinale, sont répétées et répercutées, à des degrés très variés et avec des nuances infinies, dans le reste de l’assistance, composée de papes et d’évêques, de prêtres et de laïques, d’hommes de tout âge et de toute condition. Ne cherchez pas à savoir leurs noms ; et, puisque l’artiste s’est contenté d’indiquer seulement les quatre docteurs avec saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure par des inscriptions expresses dans leurs auréoles, n’allez pas au delà de ses intentions et n’essayez pas, à la suite d’une critique fourvoyée, de vouloir identifier les diverses figures au moyen d’inductions et hypothèses abstruses ; mais étudiez leurs diverses attitudes et leurs expressions diverses, et rendez-vous compte des sentimens et des idées qui animent chacun des fidèles. Regardez le geste magnifique de cet homme qui est placé en face de saint Ambroise, ou de cet autre qui se penche sur saint Jérôme ; regardez surtout ces trois jeunes gens courbés derrière le siège de saint Grégoire, le groupe à mon sens le plus admirable de tous. Raphaël, on l’a remarqué très justement, a emprunté l’idée de ce groupe à l’Adoration de Léonard qui est aux Uffizi ; mais qu’il l’a rehaussé et rendu tout autrement saisissant rien que par le milieu où il l’a placé ! Au milieu de tant et de si importans personnages qui scrutent et discutent, qui acquiescent ou qui hésitent, qui s’interrogent ou qui s’exaltent, ces trois jeunes gens ne demandent rien, ne raisonnent point, ne lèvent même pas les yeux, et adorent silencieusement, humblement, dans la simplicité de leur cœur : ils sont aussi les seuls à être à genoux !… Suivez ainsi du centre, de l’autel, les modulations et ondulations de l’hymne sacré jusqu’à ce qu’il s’exhale et expire des deux côtés de la fresque ; à ces limites, vous verrez les têtes bien caractérisées et bien connues de Fra Angelico, de Dante, et de Savonarole. L’introduction en ces lieux du plus mystique des peintres et du plus religieux des poètes n’a pas besoin de commentaire ; je me permettrai seulement de noter certain avertissement de Dante au début du Paradis : « que ceux-là seuls pourront suivre son sillage sur la haute mer, qui de bonne heure ont tendu leur cou vers le pain des anges, ce pain

dont on vit ici, mais dont jamais on ne se rassasie<ref>

Voi altri pochi, che drizzaste il collo
Per tempo al pan degli angeli, del quale
Vivesi qui, ma non sen vien satollo,
Metter potete ben per l’alto sale
Vostro navigio, servando mio solco
Parad., II, 10-15.

</<ref>… » Il se peut que Savonarole ait dû son éclatante réhabilitation dans la

demeure des papes, dix ans après sa condamnation à mort comme hérétique, avant tout à la rancune de Jules II contre son prédécesseur, le Borgia ; mais la raison déterminante pour l’artiste a certainement été la dévotion exceptionnelle du martyr pour le Saint Sacrement, circonstance qui a joué un rôle si considérable dans la tragédie finale de 1498. Car il est évident que c’est surtout la notoriété d’une telle dévotion qui a décidé du choix des personnes dans la partie inférieure de la Dispute : on ne s’expliquerait pas autrement la préférence donnée ici par exemple à saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure sur saint Dominique et saint François d’Assise.

Pensée bien étrange pourtant que celle de faire d’un dogme transcendant le pivot d’une action animée, et de réunir tous les personnages du drame autour d’un mystère insondable ! D’autant plus étrange, en effet, que jamais peintre italien ne s’était avisé jusque-là de prendre le Saint Sacrement pour sujet d’une composition développée… Mais nous sommes en 1509, et moins de deux lustres nous séparent des thèses de Wittenberg. Avant de descendre dans sa tombe si prématurée, Raphaël entendra déjà les sourds grondemens d’une tempête déchaînée au nord contre cette basilique de Saint-Pierre dont il a ici annoncé les futures splendeurs, et contre cet ostensoir avec l’hostie auquel il a dû une de ses plus heureuses inspirations. Ce point central de la Dispute deviendra le point central de toutes les disputes du siècle, de ses controverses, de ses luttes, de ses guerres inexpiables ; et bientôt le monde sera — et demeurera, hélas ! — partagé entre deux camps, pour confesser ou répudier le mystère de la Transsubstantiation… Je ne puis me défendre de reconnaître un signe du temps dans cette fresque sainte de la Segnatura, et de voir quelque chose de providentiel dans ce fait, qu’à la veille même de la catastrophe, au seuil de la Réformation, l’art chrétien soit venu affirmer hautement le dogme menacé dans un avenir si prochain, et le glorifier par le plus grand de ses génies dans le plus magnifique de ses sanctuaires !


III

— N’était-ce point un signe du temps aussi, monseigneur, que cette École d’Athènes que nous voyons ci-contre ? Et, placée en face de la peinture sacrée et mystique de la Dispute, cette page profane et lumineuse n’annonçait-elle pas un principe tout autre et bien opposé ?… Exalter la science, la philosophie, à l’égal de la religion et de ses divins mystères, exalter Aristote et Platon à l’égal des grands docteurs de l’Eglise : que l’idée était nouvelle et hardie ! On dirait une déclaration des droits de la raison contre l’omnipotence du dogme…

— Eh ! cher monsieur, est-ce qu’au campanile de Giotto les sept Disciplines de la Science ne figurent pas à côté des sept Sacremens et des sept Béatitudes ? Est-ce que dans la chapelle des Espagnols les grands sages de l’antiquité ne sont pas placés sur la même ligne que saint Augustin, saint Jérôme, et saint Jean Damascène ? Et pourquoi faire honneur à Raphaël d’une « hardiesse » qui n’en fut pas une et qui, dans tous les cas, n’était pas de son invention ?…


… Il y avait bien de la vivacité, de l’irritation presque, dans la riposte de l’excellent chanoine ; mais, se tournant aussitôt vers la fresque si malencontreusement par moi interprétée, il reprit sur un ton plus calme et avec une ironie indulgente :


— Ah ! si les visiteurs des Stances voulaient bien laisser au vestiaire, à côté de leurs cannes et de leurs ombrelles, certaines idées de leur siècle !… Ce siècle a tellement pris l’habitude de considérer la raison comme l’opposé de la foi, de regarder la philosophie comme l’ennemie déclarée de la religion, qu’il ne sait plus voir les phénomènes du passé que sous ce prisme décevant. On nous a déjà « construit » un Dante déchiré par le doute philosophique, un Dante même « hérétique, révolutionnaire et socialiste » ; et vous voilà en bon chemin de nous fabriquer un Raphaël franc-maçon ! Détrompez-vous, cher monsieur ; ce n’est point la Science orgueilleuse et prépotente de nos jours que le jeune Santi a entendu glorifier en ces lieux ; il y a célébré la science scolastique de son temps, la science du trivium et du quadrivium avec ses sept « arts libéraux » ou sept « disciplines » : la grammaire, la rhétorique et la dialectique ; la musique, l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie…

C’était là une donnée bien ancienne déjà, bien connue de nos artistes, et il est intéressant d’en suivre le développement depuis le XIIIe siècle jusqu’à l’époque de Raphaël. Sur sa célèbre chaire de la cathédrale de Sienne, ainsi que sur la grande Fontaine de Pérouse, Nicola Pisano a figuré les sept disciplines du trivium et du quadrivium en allégories féminines avec des emblèmes variés. Au campanile de Giotto, du siècle suivant, on voit ces allégories remplacées par des personnages grecs et romains qui représentent les « arts libéraux » en action. Bientôt après, dans la chapelle des Espagnols, les deux systèmes sont combinés ensemble : les allégories féminines trônent avec leurs emblèmes dans des niches splendides, et aux pieds de chacune d’elles est assis un sage de l’antiquité, drapé d’une manière bien fantastique : l’astronome Ptolomée, entre autres, confondu par erreur avec le roi du même nom, porte bravement la couronne ; et ce plaisant quiproquo se continuera ensuite dans le cadre de Melozzo da Forli, et jusque dans la fresque de Raphaël qui est ici devant nous. De la série des tableaux, ayant pour sujet les Sept arts libéraux, que Melozzo avait composés pour la bibliothèque du duc d’Urbin, Federigo da Monte feltre, quatre pièces nous sont parvenues, et ornent aujourd’hui les musées de Londres et de Berlin. C’est toujours la combinaison imaginée par le peintre du cappellone : une Science sur le trône et un adepte magnifiquement costumé à ses pieds, ou plutôt à genoux devant elle sur les gradins ; le fond pourtant est déjà d’une architecture somptueuse, et l’adepte rappelle par ses traits quelque contemporain : le dévot agenouillé devant la Dialectique est le prince Federigo en personne ! Enfin, la salle dite des Classiques, dans l’appartamento Borgia, ici au Vatican, forme comme l’avant-dernier anneau de la chaîne qui, de la cathédrale siennoise, va jusqu’à la Stanza della segnatura. Le cycle des sept Disciplines, peint dans cette salle des Classiques par Pinturicchio, ne diffère pas essentiellement de la donnée reçue ; mais chaque allégorie a pour fond un portique ou un paysage à vastes proportions, et pour entourage un grand nombre de personnes, maîtres, disciples et gens de conditions diverses ; dans le cortège de la Géométrie on remarque même un individu en turban, allusion généreuse aux services rendus dans cette partie de nos connaissances par les adorateurs du Coran. — Pour conclure ce rapide aperçu, un mot encore sur les formules par lesquelles tous ces prédécesseurs de Santi ont cherché à caractériser chacune des sciences. L’Astronomie est presque toujours représentée avec un globe ; la Géométrie avec un compas, une équerre ou un disque ; la Musique avec une harpe, un orgue, une viole ou quelque autre instrument ; l’Arithmétique avec un abacus, la table de Pythagore ; la Grammaire est accompagnée d’un ou de plusieurs enfans. À côté de ces attributs clairs et prégnans, on en rencontre aussi d’obscurs et de spécieux : une corne d’abondance ou une paire de serpens désignent la Dialectique ; la Rhétorique porte une couronne de laurier, ou est armée d’une épée et d’un bouclier ; le plus souvent, elle tient dans ses mains un livre ou un rouleau. C’est que ces deux sciences, éminemment abstraites, présentaient à tout essai de caractéristique des difficultés presque insurmontables. Raphaël lui-même en a fait l’expérience dans son École d’Athènes, du moins pour ce qui regarde la Rhétorique.

Car — et des esprits judicieux ont déjà eu l’occasion de le remarquer, — tout en éliminant de sa grande composition les trônes et les personnifications, les allégories et les symboles, et en traçant du savoir humain un tableau vivant et dramatique, le peintre d’Urbin n’en a pas moins compris ce savoir selon les idées de son temps, comme trivium et quadrivium, et cherché à en faire distinguer et reconnaître les sept parties traditionnelles. À gauche, tout à fait au bord de la fresque, un vieillard avec un enfant, un adolescent et un homme d’âge moyen, réunis tous autour d’un livre ouvert placé sur une base de colonne servant de pupitre, forment la division de la grammaire. Celle de l’arithmétique et de la musique vient tout de suite après, au premier plan en bas. Raphaël a ingénieusement profité de la figure déjà consacrée de Pythagore pour lier ensemble les deux sciences sœurs. Le philosophe de Samos n’a-t-il pas dit que tout dans l’univers était harmonie et nombre ? Et de même Boèce, le législateur par excellence des sept disciplines, a enseigné que la Musique ne devenait une science qu’à condition d’être mise en rapport avec l’Arithmétique. Aussi n’est-ce point le simple abacus qui fait ici fonction d’attribut : le jeune homme agenouillé aux pieds du chef de l’école de Crotone lui présente la table harmonique avec les signes du diapason et les chiffres « divins » de la décade. L’homme en turban penché sur Pythagore est un trait emprunté à Pinturicchio, et marque la part des Arabes dans les études mathématiques. Du côté opposé, à droite, vous voyez la Géométrie et l’Astronomie. Le groupe célèbre dans lequel Archimède ou Euclide, sous les traits de Bramante, dessine avec son compas des triangles sur une ardoise, parle bien clairement. Il ne peut exister de doute non plus sur la signification des deux sages qui se dressent derrière ce groupe, et dont l’un tient un globe terrestre, l’autre une sphère étoilée : Ptolomée se révèle par sa couronne usurpée, tandis que le visage ainsi que le costume oriental de son compagnon — le Zoroastre de Vasari — reportent la pensée vers les peuples de la Chaldée et de Babylone, qui ont les premiers approfondi la marche des corps célestes. En revanche, et pour des raisons que j’ai déjà eu l’honneur de vous indiquer, on ne devine pas aussi aisément la Rhétorique dans le puissant personnage — Démosthène probablement — assis en bas, tout au milieu, au premier plan, et qui, isolé du reste du monde et absorbé dans sa pensée, trace négligemment des caractères sur une feuille de papyrus. Après réflexion, vous vous direz pourtant que c’était, somme toute, la seule manière de représenter en peinture la science des lettres et du style éloquent. Raphaël semble avoir longtemps hésité devant l’ardu problème et n’avoir pris sa décision qu’au dernier moment, car cette figure, importante à tous les points de vue, manque encore dans le magnifique carton de notre fresque qui est conservé à l’Ambrosienne de Milan. Quant à la Dialectique, elle a été réalisée ici avec une hardiesse et un bonheur également admirables : la première des sciences — disciplina disciplinarum, comme on l’appelait alors — occupe toute la partie supérieure de la composition, et nous donne le spectacle éblouissant des principaux systèmes philosophiques de l’antiquité.

N’allez pas cependant croire avec bon nombre de commentateurs que Raphaël ait songé ici à une histoire suivie et complète de la spéculation hellénique, et laissez les pédans remuer devant notre fresque leurs poudreux in-folio. Pour vous orienter dans cette composition merveilleuse et en jouir comme d’une œuvre d’art qu’elle est, l’érudition courante du commun des mortels vous suffira ; le peintre lui-même s’en est bien contenté ! Platon et Aristote vous sont déjà désignés par les titres des livres qu’ils tiennent en mains, et vous ne vous tromperez guère en saluant les disciples de l’Académie et du Lycée dans les cortèges rangés des deux côtés de ces maîtres. Plus loin, à gauche, Socrate, au masque de Silène, fait une de ses insinuantes démonstrations devant une réunion d’auditeurs comme il aimait à en rencontrer sur la place publique d’Athènes : quelques bourgeois et artisans, un ravissant éphèbe, un splendide guerrier qui est sans doute Alcibiade. En face de vous, sur les marches du temple, Diogène se prélasse au soleil, couvert de haillons et objet de risée pour deux épicuriens au-dessus de lui, l’un troussé et frisé avec toute l’élégance d’un petit-maître, l’autre plus âgé mais au type éminemment sensuel. Derrière eux, la tête appuyée sur la plinthe du grand pilier, quelque sectateur de Pyrrhon contemple avec un sourire narquois un bon jeune homme qui, dans la posture la plus incommode, prend des notes avec acharnement et ne veut rien laisser perdre des verba magistri. Que si maintenant, dans cet acharné preneur de notes vous vouliez voir, avec certains auteurs, un délicieux représentant de l’éclectisme, je n’aurais pas d’objection, et je vous approuverais sans réserve de donner ensuite le nom de stoïcien au vieillard superbe qui se tient debout à quelques pas de là et sait si bien se draper dans sa toge, dans son isolement et dans son orgueil. Sur le même plan, mais dans la pénombre, vous voyez s’avancer du fond, le bâton à la main, un grave pèlerin au profil vénérable, à la barbe longue, au costume sacerdotal : il vous est permis de le prendre pour un des sages légendaires de la Grèce quasi mythique, un Thalès ou un Bias revenu des bords du Nil ou de l’Euphrate.

Je ne vous engagerais pas à pousser beaucoup plus loin les identifications. Pour l’École d’Athènes, comme pour la Dispute, je vous dirai toujours : Laissez là les noms, étudiez les personnages en eux-mêmes, dans leurs expressions, dans leurs mouvemens, dans leurs rapports et contrastes ! Quel type de concentration intellectuelle que ce Pythagore au crâne formidable, et que de nuances dans l’attitude de tous ceux qui forment son entourage ! Le vieillard qui tâche de surprendre et de copier ce que l’illustre chef écrit dans son ouvrage, a déjà fait l’admiration de Vasari : « Il avance la tête et le menton, dit-il, comme s’il voulait par là agrandir et allonger sa plume… » Plus célébré encore a été de tout temps le groupe de la Géométrie, avec les quatre jeunes gens penchés sur le problème que leur trace le compas du maître. Pour ce ravissant quatuor, Raphaël, il est vrai, s’est inspiré d’une pensée de Giotto dans l’Ascension de saint Jean qu’on voit à Santa-Croce ; mais si le motif de gradation mimique est le même chez les élèves d’Archimède et les disciples contemplant le tombeau vide de l’apôtre, la composition, ici, est tout autrement pondérée et harmonieuse que dans la chapelle Peruzzi, sans parler de la grâce et de la beauté de tous ces adolescens, de la puissance du dessin et du raccourci dans la figure du vieux maître qui fait la démonstration. — Dans le troisième et principal groupe, celui de Socrate, observez le jeu de physionomie si varié chez les différens auditeurs, depuis Alcibiade revêtu de sa brillante armure, jusqu’au bonhomme emmitouflé dans son énorme bonnet ; notez aussi le geste familier et expressif, la défroque pauvre mais noble, la laideur captivante du grand « accoucheur des esprits » ; n’oubliez pas non plus le personnage solennel, morose, tout enveloppé dans son large manteau frangé, qui se tient derrière le philosophe populaire, ne semble pas trop goûter son discours, et qui pourrait bien être un sophiste. — Et cet autre philosophe populaire, — un Socrate dévoyé, un sage non plus de la rue, mais du ruisseau, — qui prend ses ébats sans se soucier du reste du monde ! Pour juger de l’originalité saisissante de cette conception de Diogène, il faut se reporter au carton de l’Ambrosienne : la fresque, déplorablement ruinée en cet endroit, ne donne qu’une très faible idée u Cynique tel que l’a imaginé Santi et qu’il l’a si finement rapproché des deux épicuriens : le contempteur des joies et des biens de la terre et ceux qui font du plaisir le but suprême de la vie se servent mutuellement de relief et de repoussoir ! — Une intention non moins fine a réuni tout près de là, dans un même épisode, le sceptique et l’éclectique ; c’est à coup sûr une des petites scènes les plus vivantes et les plus charmantes de l’immense drame. Et n’êtes-vous pas frappé, en outre, combien le pyrrhonien ici ressemble à notre excellent ami M. de Voltaire ? Il a ses traits, son rictus, sa perruque et jusqu’à sa stature longue, maigre et voûtée !… On aime, après avoir contemplé cette tête de sceptique, à se retourner vers les disciples de l’Académie et du Lycée, à lire sur leur visage l’admiration, le respect et la gratitude qu’ils portent à leurs maîtres. Et que dire de ces deux maîtres eux-mêmes qui sont placés au centre de la vaste composition et donnent la pensée intime de l’œuvre ! Jeune, robuste, les traits marqués au coin d’un certain positivisme, s’il est permis d’employer un tel mot, Aristote abaisse sa droite au sol, tandis que Platon, au front illuminé, à l’allure de poète et de prophète, lève sa main vers le ciel. L’un en appelle à la méthode expérimentale et à l’analyse ; l’autre, à l’intuition et à la synthèse : ils indiquent les deux orientations, les deux pôles de la philosophie grecque, — et de toute philosophie…

C’est que, dans son labeur incessant pour connaître la raison des choses, — causarum cognitio, comme s’exprime l’inscription au-dessus de notre fresque, — l’esprit humain, en effet, ira toujours d’ Aristote à Platon et de Platon à Aristote, sans jamais se reposer définitivement dans l’un ni dans l’autre des deux systèmes. Corsi, ricorsi, a dit Giambattista Vico : nous progressons en spirale, mais la marche n’en est pas moins circulaire, et le ritorno al segno constant, périodique… À l’âge héroïque de la philosophie chrétienne, au temps de saint Augustin et de saint Ambroise, ce sont les idées platoniciennes qui ont dominé le monde et inspiré toute spéculation. Avec le développement de la science scolastique, les catégories du Lycée l’emportèrent, et Aristote devint le maëstro di color che sanno. Les principes de l’Académie reprirent la vogue au déclin du moyen âge et exercèrent même une fascination extraordinaire sur le monde du Rinascimento ; mais la méthode inductive du Stagyrite ne tarda pas à être remise de nouveau en honneur par l’enseignement des Jésuites et les doctrines de Bacon. Il serait aisé de tracer ainsi l’alternance des deux courans jusqu’à l’heure présente ; mais j’aime mieux attirer votre attention sur la merveilleuse équité avec laquelle Raphaël, dans cette École d’Athènes, a su tenir la balance égale entre l’auteur du Timée et celui de l’Éthique, malgré la prépotence du platonisme à l’aube du cinquecento et la défaveur alors générale du Péripatéticien. L’art s’est montré, de la sorte, plus philosophique ici que la philosophie à la mode, que le système triomphant du jour ! Et quoi d’étonnant d’ailleurs ? N’est-ce point la mission propre de l’art de concilier la réalité et l’idéal, d’unir l’analyse à la synthèse ? et Platon et Aristote ne figurent-ils pas déjà ensemble comme les représentans de la disciplina disciplinarum au campanile de Giotto et dans tel tableau du XIVe et du XVe siècles ? Jamais pourtant cette union des deux maîtres n’a été proclamée avec autant de force et d’éclat que dans la peinture de la Segnatura : ils sont présentés là, devant nous, chacun dans son droit légitime et souverain. Si du côté de l’un vous remarquez la statue d’Apollon, du côté de l’autre se dresse celle de Minerve ; ils sont au même plan, se détachent sur le même ciel bleu et limpide, enseignent dans le même temple, — et ce temple est le futur Saint-Pierre ! La nouvelle basilique, dont vous n’avez fait qu’entrevoir les premiers fondemens dans la Dispute, vous pouvez en admirer ici l’intérieur tout achevé, tout orné, tel que le rêvait Bramante et qu’il l’a bien voulu dessiner, dit Vasari, pour son jeune compatriote et ami. Magnifique par sa perspective pittoresque, l’architecture de l’École d’Athènes est encore plus magnifique par sa perspective morale : la pensée grandiose, ou, si vous l’aimez mieux, la grandiose utopie de la Renaissance, elle est là tout entière !…


IV

La radieuse peinture ! — dit le chanoine, après avoir contemplé quelque temps en silence le Parnasse, vers lequel il s’était approché en s’aidant de mon bras ; — la suave et radieuse peinture, et que tout y est grâce, noblesse, poésie ! Le ciel, malheureusement si délabré aujourd’hui, laisse encore voir par endroits sa limpidité d’autrefois ; le rocher, la verdure, la source jaillissante et le bois de lauriers envoient à l’âme des bouffées de fraîcheur. Les personnages, beaux, splendides, et plutôt dispersés que groupés, échangent au passage des regards et des paroles, s’ils n’aiment mieux s’abandonner à des attitudes d’une mollesse et d’une langueur ineffables. Voyez Sapho dans sa pose serpentine au versant de la montagne ! Regardez les trois Piérides, si gracieusement entrelacées, tout près de l’Apollon, et dont l’une appuie sa tête sur l’épaule de sa sœur — encore une réminiscence de Giotto, de son Banquet d’Hérode dans la chapelle Peruzzi, soit dit en passant ! Ne cherchez pas dans cette composition ravissante l’ordonnance savamment combinée, les contrastes profonds, les expressions puissantes de la Dispute et de l’École d’Athènes. Descendu des hauteurs de la théologie et de la philosophie dans ce vallon boisé et fleuri des Muses, Raphaël semble uniquement donner carrière à sa fantaisie d’artiste, n’évoquer des images que pour le plaisir des yeux. Il n’en a pas moins écrit ici une grande page d’histoire, saisi au vif un des côtés essentiels d’une époque mémorable. Il nous fait sentir comment cette haute Renaissance comprenait la douceur de vivre, la joie de renaître

Vous rappelez -vous le Parnasse de Mantegna du Louvre, une des plus délicieuses œuvres de ce maître illustre, une des plus charmantes reproductions d’un sujet mythologique vers la fin du quattrocento ?… Au-devant d’un rocher formant arcade, les neuf Muses exécutent leur danse au son de la lyre d’Apollon ; en face de ce dieu, à droite, Mercure s’appuie sur un Pégase aux ailes déployées et d’une invention magnifique ; tout en haut, sur le sommet de la grotte, Vénus, debout au pied de son lit, reçoit les adieux de Mars, tandis qu’à quelques pas de là, l’espiègle Amour dirige une sarbarcane sur Vulcain, qui sort menaçant de sa forge en dessous… Rapprochez par la pensée ce rêve printanier, ce conte des fées du grand Padouan, rapprochez-le de la fresque de Raphaël qui ne lui est postérieure que de quinze ou vingt ans. Point de rêveries ni de féeries dans le Parnasse de l’Urbinate : le monde mythologique y a sa présence réelle, actuelle ; ou pour parler plus juste, c’est le monde actuel, c’est la génération de l’artiste qui se sait et se complaît dans un âge d’or revenu sur la terre — Astræa redux ! Est-ce bien la montagne de Phocide qui est là devant nous ; n’est-ce point plutôt un de nos jardins si connus aux terrasses étagées et aux rochers rapportés ? Les hôtes de ces lieux enchantés ne vous font-ils pas l’effet des donne e cavalieri prenant le frais dans les bosquets du château d’Urbino, du château de Ferrare, de la villa de la reine de Chypre, et devisant sur les deux grands sujets de la vie d’alors, amore e cortesia ? On dirait un chapitre des Asolani de Rembo ou du Cortegiano de Gastiglione, — n’était, à gauche, en haut, ce vieillard aveugle et inspiré qui, bien plus que l’Apollon, domine tout le tableau et l’éclairé d’un rayon vraiment divin. Il fait résonner le clairon de l’Iliade dans ce milieu de Décameron, sans trop l’émouvoir, il est vrai.

Quelle figure que cet Homère, quel geste et quelle expression ! De stature presque colossale, et le visage merveilleusement illuminé par les ténèbres mêmes qui lui voilent le regard, le chantre ionien s’avance et entonne une de ses immortelles rhapsodies. Le jeune homme qui transcrit ses paroles ailées, — comparez-le avec l’Éclectique d’un côté, et de l’autre avec l’adolescent qui écrit sous la dictée de saint Augustin ! — s’oublie et s’arrête, saisi de ravissement ; et Apollon lui-même lève les yeux en extase, tout en accompagnant sur son violon la voix de l’aède. Car il l’accompagne, notez-le bien : cela vous fera comprendre le choix du. violon qui a offusqué tant de gens et donné lieu à tant de divagations. Un instrument pincé, un instrument tel que la lyre, n’aurait pas si bien marqué l’association intime et continue, l’unisono auguste dont le dieu honore

l’altissimo poeta,
Che sovra gli altri corn’ aquila vola,
Che le Muse lattär più ch’altro mai…

Derrière le chantre de l’Iliade vous voyez surgir Dante, précédé de Virgile et d’un autre poète encore, dans lequel on a voulu reconnaître Raphaël, ce qui est tout simplement absurde : le peintre ne se serait pas représenté lui-même en pareille compagnie, et encore avec une couronne de laurier ! Je suggérerais bien discrètement le nom de Stace, l’auteur de la Thébaïde et second compagnon d’Alighieri dans son mystique voyage. Du reste, excepté Homère, Virgile, Dante et Sapho, toutes les autres dénominations transmises par Vasari, ou proposées par les écrivains modernes, sont sujettes à caution : la seule chose certaine, c’est que Raphaël a entendu placer dans son Parnasse divers poètes de l’antiquité et du monde chrétien, sans se préoccuper beaucoup de l’histoire littéraire, ni même trop se soucier de la fidélité iconique. Laissons donc à ceux que cela amuse le soin de discerner ici les Anacréon, les Corinne, les Sannazar et les Tebaldeo ; de rechercher aussi les statues et les bas-reliefs classiques dont le peintre a pu faire son profit pour cette fresque. Recherche légitime, à coup sûr, si seulement les résultats en étaient plus convaincans ! Pour ma part, j’hésite à retrouver Ariane dans la Muse à droite d’Apollon, ou les traits du Laocoon dans la tête d’Homère, tout enflammée d’un furor divinus : le magnifique dessin original de cette tête, conservé à Windsor et reproduit dans la collection Braun, ne vient nullement à l’appui de la singulière conjecture ! Que l’antiquité ait eu toujours plus de prise sur Raphaël à mesure qu’il avançait dans les travaux de cette Stanza, cela n’est guère contestable ; mais l’évolution se manifeste bien plus, à mon sentiment, dans la conception générale des figures que dans des emprunts de détails. Personne, à ce que je sache, n’a encore découvert les modèles anciens des trois allégories de la Force, de la Prudence et de la Modération que nous voyons ci-contre ; ce sont cependant, de toutes les peintures de la Segnatura, celles où l’influence classique se révèle de la manière la plus éclatante…

Notre art chrétien a été rarement heureux dans la représentation isolée des Vertus, des Vices et d’autres idées morales et abstraites. Il n’a pas eu à sa disposition, comme l’art grec, une mythologie épanouie, riche de types divers consacrés par le culte et la poésie, et entrés à jamais dans la conscience populaire. Nos peintres et sculpteurs devaient puiser dans leur propre fonds, inventer des signes d’intelligence avec le public, pour ainsi dire, imaginer des emblèmes plus ou moins expressifs ; et rien d’étonnant qu’ils aient souvent glissé dans l’équivoque et le subtil. Pour caractériser, par exemple, la Modération, la Temperantia, ils lui mettaient dans les mains deux vases de grandeur inégale et d’un contenu différent : la figure était censée ainsi mêler et tempérer une boisson, « mettre de l’eau dans son vin, » comme disent les Français ! Vannucci au Cambio et Sansovino à Santa Maria del Popolo n’ont pas reculé devant un motif aussi saugrenu ! Seuls Giotto, dans l’Arena, et Andréa Pisano, dans les reliefs de la porte du Battistero, ont trouvé pour quelques-unes des vertus chrétiennes des inspirations fortes et belles ; et je n’hésite pas à nommer Raphaël immédiatement après, en arrêtant le regard sur cette quatrième grande fresque de la Segnatura,

C’est par leurs individualités bien plus que par les insignes extérieurs que Raphaël a tenu à caractériser les trois vertus cardinales qui accompagnent la Justice. La Fortitudo fait penser à une de ces figures grandioses dont Michel-Ange avait le secret ; elle n’aurait même pas besoin du casque, de la cuirasse, des cnémides et du lion sur lequel elle est accoudée, pour être aussitôt saluée par nous comme la personnification de la Puissance. Au lieu de la lance, elle tient dans sa droite un vigoureux rameau de chêne, — le chêne des Rovere, — elle petit génie qui grimpe joyeusement sur elle pour cueillir un fruit de la branche, ajoute à la conception un trait délicat et touchant : ce n’est pas une force brutale que cette Fortitudo, c’est une force bienfaisante. — La Temperantia, du côté opposé, avec son regard alangui, son cou penché, sa tête douce et pudiquement enveloppée d’un foulard, nous reporte au contraire vers les Mariæ gratise plenæ de l’école ombrienne. La Modération dans la justice est bien près d’être la Clémence : aussi le petit génie à côté d’elle montre-t-il du doigt le ciel, source de toute miséricorde. Comme attribut, la Temperantia tient en main une bride : emblème souvent employé, moins bizarre que les deux vases avec de l’eau et du vin, spécieux pourtant ; mais avec quel art exquis le peintre a-t-il su plier la bride en une véritable ligne de beauté ! — Au centre, la Prudentia surpasse les deux autres allégories par le siège rehaussé aussi bien que par la noblesse et la gravité de l’expression. Vannucci, au Cambio, a donné à cette vertu un caducée avec quatre miroirs autour, symbole de l’esprit circonspect qui regarde dans toutes les directions ; l’élève du Pérugin a conservé l’intention du maître en la modifiant de la manière la plus ingénieuse. Sa Prudence a une tête de Janus, mais le second visage est formé d’un masque antique, très habilement arrangé en coiffure ; elle a aussi deux putti délicieux à son service : l’un lui présente par devant un miroir, l’autre soulève un flambeau à la hauteur du masque… Au-dessus, du reste, de tous ces raffinemens de la pensée qui font d’ordinaire la principale joie d’un public éclairé, je mets, cela va sans dire, les qualités vraiment artistiques de cette peinture ravissante : l’ampleur ou la grâce des modèles, l’harmonie des lignes, le rythme de l’ordonnance. Et puisque nous sommes ici entre nous, et que je puis compter sur votre discrétion, je vous confierai même tout bas que je préfère de beaucoup les Vertus de notre Stanza aux fameuses Sibylles de la Pace qui les rappellent à tant d’égards, mais qui sont loin de les égaler pour la simplicité et le charme.

On s’est bien souvent demandé pour quelle raison Raphaël a interrompu à cette quatrième paroi la série de ses vastes compositions historiques et n’a point peint une réunion de législateurs, faisant suite à celle des théologiens, des philosophes et des poètes sur les trois autres murs ? Un spirituel critique a voulu l’expliquer par la difficulté de mettre dans un tableau un congrès de jurisconsultes sans qu’ils aient l’air de beaucoup s’ennuyer et d’attendre impatiemment l’annonce du dîner : il me semble pourtant que le créateur de la Dispute et de l’École d’Athènes était de force à tourner l’écueil. L’explication sérieuse et vraie, vous la trouverez sans peine, je pense, en vous rappelant simplement que nous sommes ici dans la Camera signaturæ, autrement dit dans un prétoire, et que les vertus cardinales étaient de tradition en un tel lieu. Au Cambio, le peintre les avait mises en face du président et de ses assesseurs ; ici, où les membres du tribunal devaient siéger des deux côtés longs de la Stanza, les allégories d’usage eurent la place d’honneur sur la paroi la plus en vue, immédiatement sous le grand médaillon de la Justice. Pour la composition historique, il ne restait plus que les étroits compartimens inférieurs près de la fenêtre : Raphaël y a retracé la promulgation des deux grands codes du droit romain et du droit canon qui forment les fondemens de notre société européenne. Il a traité dans le style de bas-relief antique l’empereur Justinien remettant les Pandectes aux légistes de sa cour ; pour Grégoire IX proclamant les Décrétales, il s’est inspiré de la magnifique peinture de Melozzo da Forli qu’on admire aujourd’hui dans la Pinacothèque vaticane, et a prêté au célèbre adversaire du Hohenstaufen les traits de Jules II.

Déjà sur les trois murs précédens, et à l’exemple de tant de maîtres illustres du quattrocento, le jeune Urbinate s’était complu à dessiner plus d’une figure iconique, mêlant aux personnages des siècles passés bon nombre de ses contemporains : Bramante, le duc d’Urbino, le jeune Federigo Gonzaga, le Pérugin et d’autres encore, sans s’oublier soi-même. Dans cette fresque des Décretales, et évidemment sous l’impression de l’œuvre de Melozzo représentant Sixte IV comme fondateur de la bibliothèque vaticane, il n’a mis rien que des portraits, rien que des contemporains. Vous reconnaissez bien le futur pape Léon X dans le cardinal à droite de Jules II, ainsi que le futur Paul III Farnèse dans le dernier prélat du même côté. N’était une question de date qui me rend perplexe, n’était que Giulio de’ Medici, le futur pape Clément VII, ne portait pas encore alors la pourpre, je n’hésiterais pas à donner son nom au prélat du côté opposé qui soutient le pluvial de Jules II : il rappelle si incontestablement le portrait authentique que Santi nous a laissé de Giulio de’ Medici dans le célèbre tableau de Léon X du palais Pitti ! Raphaël aurait ainsi, en 1511, montré comme dans un cadre prophétique, comme dans un miroir de Banquo, le Rovere régnant et les trois pontifes qui devaient lui succéder !… Quoi qu’il en soit, tous les personnages de cette fresque, portent un cachet de réalité et d’exactitude bien remarquables ; il est même surprenant à quel point certains de ces types se sont perpétués jusqu’à nos jours. La tête que l’on voit à côté de mon problématique prélat a le masque napoléonien vraiment saisissant, et j’ai déjà souvent dit à notre cher M. de Rossi, le glorieux auteur de Roma soterranea, qu’il n’avait qu’à laisser pousser sa barbe pour ressembler d’une manière frappante à l’avvocato consistoriale qui reçoit à genoux la bénédiction de Jules IL Seule la figure de Jules II lui-même — circonstance bien étrange au premier abord — manque de relief et de prestige !… Lorsqu’on se trouve pour la première fois en présence des Décretales, on ne peut se défendre à cet égard d’un certain sentiment de déception. La peinture ne répond guère à l’idée qu’on s’est faite du pontefice terribile, du prêtre à l’âme de feu qui a projeté et exécuté tant de grandes choses. On a devant soi un vieillard usé, abattu, on dirait presque affaissé !… C’est que le pape ligurien a posé ici devant son artiste dans le moment le plus critique et le plus désolant de sa longue vie, au mois de juillet 1511. Il venait d’être chassé de Bologne, trahi par son neveu le plus cher, déchiré au plus profond de son âme par le meurtre de son favori Alidosi, humilié par Louis XII et Maximilien, qui avaient décidé sa déposition et convoqué contre lui un concile à Pise. Le mois suivant, il tomba malade ; tout le monde crut à sa fin, et les Colonna montèrent au Capitole pour y proclamer la république !… On sait comment le lion blessé se releva soudain dans toute sa vigueur, comment il fit face aux orages et sortit vainqueur dans l’année mémorable de 1512. Le lion, vous le retrouvez dans les deux portraits que Raphaël a faits de lui dans la Stanza voisine en cette année 1512 ; vous le retrouvez dans la Messe de Bolsène et surtout dans le Châtiment d’Héliodore.

Vous ne me demanderez pas d’entrer dans le détail de la Promulgation des Pandectes : nous sommes en présence d’une ruine complète, et la seule chose à y noter c’est cette intention de bas-relief romain dont j’ai déjà parlé. Je ne vous dirai pourtant pas : Guarda e passa ; je vous inviterai au contraire à vous poser à cette occasion une question bien troublante, bien douloureuse, et qu’on n’a encore jamais abordée en toute franchise. Que nous reste-t-il, au fond, de l’œuvre de Raphaël, de son travail propre, dans la Camera della segnatura ?… Sept ans après la mort de Santi, les hordes du connétable de Bourbon ont envahi cette stanza, y ont détruit les marqueteries de Giovanni da Verona, brisé les vitraux de Guillaume de Marseille, allumé un feu pour se chauffer — au mois de mai ! — et il est aisé d’imaginer la condition des fresques après une pareille visite. On les a restaurées alors pour la première fois. « Quel est le présomptueux et l’ignorant qui a barbouillé ces visages[3] ? » demandait ici même, en 1546, le Titien à Sébastien del Piombo, sans se douter qu’il parlait au restaurateur en personne. Hélas ! ces murs ont connu depuis lors encore plus d’un imbrattatore, et qui ne valait pas certes le fra Sebastiano… Je ne doute pas de la sincérité de Carlo Maratta lorsqu’il nous parle de son culte pour Raphaël ; mais j’ai le cœur serré chaque fois que je relis les Memorie de son élève Urbani sur les risarcimenti exécutés par son maître aux stances et sur le fameux « vin grec » qui y a fait merveille dans les nettoyages. — En feuilletant tout récemment le Voyage en Italie de Gœthe, j’ai été frappé de ses doléances sur l’aspect crasseux des peintures de notre Camera. Elles n’ont pas pourtant l’air si désolé aujourd’hui : on les a donc encore une fois « restaurées » depuis Gœthe, depuis 1787, probablement au commencement de ce siècle, — et cette fois en cachette et en famille, puisqu’il n’en a pas été question officiellement !… Ne vous étonnez donc pas si le Diogène du carton de l’Ambrosienne ou l’Homère du dessin de Windsor-Castle défient toute comparaison avec la Segnatura de nos jours ; car ce n’est qu’à travers des risarcimenti et des imbrattature qui se sont répétés de siècle en siècle, que nous apparaît dans cette enceinte le génie du divin Santi : Stat magni Numinis umbra !…

N’importe, il reste encore assez ici de son dessin et de sa composition pour nous faire entrevoir l’idéal que les plus hauts esprits de la Renaissance ont cru poursuivre à cette époque mémorable et que ce cycle des fresques a voulu glorifier : l’idéal grandiose d’une sorte de callocagathie chrétienne, si j’ose m’exprimer ainsi, et d’une harmonie universelle embrassant le monde classique et le monde catholique, la religion et la philosophie, l’Église et l’État, la vie spirituelle et la vie des plaisirs !… C’était un rêve, je le sais, et il eut un réveil terrible ; c’était peut-être même une immense et coupable erreur, — beaucoup de bons esprits le croient aujourd’hui ; — mais le rêve n’en fut pas moins sublime et l’erreur bien généreuse. Et quand je songe qu’au même moment, dans ces mêmes années 1509-11, où Raphaël travaillait à ce cycle magique de la Segnatura, un autre génie, un Titan suspendu à une voûte au dessous de ces « Chambres supérieures » y retraçait la Création de l’homme et faisait parler les Sibylles et les Prophètes !… Allez, c’était une grande époque que l’époque du pontefice terribile.


Avons-nous assez bavardé !… Il est temps de finir : vous me ferez encore manquer les offices à la Cappella del Coro. Adieu, cher monsieur, ou plutôt au revoir ! Revenez souvent dans notre Segnatura, et tâchez de regarder ces peintures avec les yeux d’un homme du cinquecento. Méfiez-vous en ce lieu des idées courantes de notre siècle, — et surtout gardez-vous bien des novateurs.


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue des 1er février, 1er mars et 1er avril 1893.
  2. Jahrbuch der Kön. preuss. Kunstsammlungen, 1893, livr. I, p. 1 seq.
  3. Gli domandò chi era stato quel presuntuoso ed ignorante chi haveva imbrattati quoi volti ?… Lod. Dolce, Dialogo della pittura, 1557.