Lévy Frères (p. 90-109).

III

le ghetto.


J’avais lavé mes mains à la fontaine et je les séchais au soleil, lorsqu’un murmure de voix nasillardes attira mon attention. Je me laissai guider par le bruit, et j’arrivai bientôt devant une de ces innombrables madones que la dévotion des Romains a encadrées dans tous les murs. Quatre hommes du peuple, trois vieux et un jeune, à genoux dans la poussière, le nez tourné vers la muraille, marmottaient pieusement les litanies de la Vierge. C’est ici que le respect humain ne gêne personne, et que les âmes chrétiennes s’inquiètent peu du qu’en dira-t-on[1].

Un peu plus loin, je trouvai la rue inondée dans le milieu. Deux manœuvres s’escrimaient sur une pompe pour tirer l’eau d’une cave. Les inondations sont aussi fréquentes à Rome que les incendies y sont rares. Les maisons ne brûlent presque jamais, parce que les appartements sont grands et peu meublés, parce qu’on allume rarement du feu ; peut-être aussi parce que le rez-de-chaussée est humecté à toute heure par les passants. Le sous-sol de la ville est traversé en tous sens par des milliers d’aqueducs, qui alimentent les fontaines privées et publiques. Les montagnes des environs envoient leurs eaux pures à Rome par la voie la plus directe, et cela de toute antiquité, car le sable liquide du Tibre n’a jamais été potable. L’eau abonde dans les propriétés privées comme sur les places publiques. Elle se présente quelquefois en masse si imposante, qu’on dirait des torrents versés dans des lacs, comme à la fontaine Pauline et à la fontaine Trévi. Si Naples est sur un volcan, Rome est sur mille rivières. Lorsque je rentre un peu tard à l’Académie, je n’entends que le bruit de l’eau dans le silence profond de la nuit. Mais les aqueducs sont sujets à quelques éruptions, c’est pourquoi nous avons des pompiers dans la ville.


Je suis entré au Ghetto par la place des Synagogues. Il y en a cinq, installées dans deux maisons, pour les quatre rites qui se partagent la population israélite. Nous avons le rite italien, le portugais, le catalan et le sicilien. Les synagogues sont propres et modestes ; leurs paroisses sont sales à faire frémir.


Certes, la voirie publique laisse beaucoup à désirer dans la capitale du monde chrétien. Il y est trop permis de salir les rues, et l’on se donne trop peu de mouvement pour les nettoyer. Les fenêtres s’ouvrent trop souvent pour laisser tomber des choses horribles ; les provisions de linge qui sèchent le long des maisons et des palais font croire aux étrangers qu’ils entrent dans la capitale de la blanchisserie mais on n’y voit plus que des lys et des roses lorsqu’on revient du Ghetto. Dans la ville chrétienne, la pluie lave les rues, le soleil sèche les immondices, le vent emporte la poussière ; il n’y a ni pluie, ni vent, ni soleil qui puisse nettoyer le Ghetto ; il faudrait, pour le purifier, une inondation ou un incendie.

Vous avez peut-être entendu parler de cette rage de reproduction qui possède la race romaine ; on ne rencontre pas une femme qui n’ait au moins un enfant sur les bras. Mais au Ghetto, c’est bien autre chose. Les enfants y naissent par grappes, et chaque famille y compose une tribu. S’il faut en croire le dernier dénombrement, il y a 4 196 Hébreux dans cette vallée de fange. Ils vivent dans la rue, debout, assis, couchés au milieu des haillons ; il faut bien regarder devant soi pour ne pas commettre un infanticide à chaque pas. Le type est laid, le teint livide, la physionomie dégradée par la misère. Cependant ces malheureux sont intelligents, propres aux affaires, résignés, faciles à vivre, et irréprochables dans leurs mœurs.


L’existence d’une colonie de juifs à quelques pas du siège apostolique est une anomalie curieuse. Il serait plus curieux encore qu’elle eût prospéré ; mais non. Le Ghetto est pauvre, et je vais vous dire pourquoi il le sera toujours. Un juif ne peut être ni propriétaire, ni fermier, ni industriel. Il peut vendre du neuf et du vieux ; il lui est permis de réparer le vieux pour en faire du neuf, mais il violerait la loi s’il fabriquait une chaise, un gilet ou une paire de souliers. Enfermés dans le commerce, les juifs parviennent quelquefois à faire fortune, mais ils émigrent aussitôt vers des lois plus douces et un peuple moins méprisant. Ils transportent leurs biens à Livourne, et, à mesure que les particuliers s’enrichissent, le Ghetto s’appauvrit.

Ce n’est pas que le gouvernement soit cruel ni même sévère. La sévérité est dans des lois très-anciennes que le progrès des mœurs et la bonté des papes corrigent un peu tous les jours. Le sang des Hébreux n’a pas coulé à Rome pendant le moyen âge, lorsqu’il inondait l’Espagne et nos provinces. La papauté gardait les juifs comme échantillon d’un peuple maudit, qui doit traîner une vie misérable jusqu’à la consommation des siècles : on se contentait de les tenir à distance, de les humilier et de les dépouiller. On les parquait à la vallée Égérie, à plus de deux milles de la porte Saint-Laurent, à plus d’une lieue de la ville habitée. C’était bien loin : vers le quatorzième siècle, on se relâcha de cette rigueur, et il leur fut permis d’habiter le Transtévère. Entre 1555 et 1559, ils firent un nouveau pas : Paul IV les établit au Ghetto. Les portes de leur prison se fermaient tous les soirs : à dix heures et demie en été, à neuf heures et demie en hiver. Si quelqu’un rentrait après l’heure, ce n’était jamais sans payer la complaisance des soldats de garde. Les propriétaires de leurs maisons étaient des catholiques fervents ou des communautés religieuses, qui pensaient faire œuvre pie en les rançonnant sans pitié. Cet abus excita la compassion d’Urbain VIII. Il crut faire acte de justice et de prévoyance en fixant une fois pour toutes le prix des loyers. Telle maison serait louée dix écus, telle autre quinze, par un bail d’emphytéose perpétuelle, transmissible à la postérité la plus reculée ; et, moyennant dix écus, le propriétaire serait tenu d’exécuter toutes les réparations nécessaires. Urbain VIII est mort il y a deux cent trente-quatre ans, et sa bulle imprudente a toujours force de loi. Il s’ensuit que les loyers ont augmenté dans tout l’univers, excepté au Ghetto. Les locataires israélites vivent littéralement aux frais de leurs propriétaires. On m’en a montré un qui est entretenu par un couvent d’Ursulines. Il loue pour trente écus une maison des plus grandes et des plus marchandes ; il la sous-loue quinze fois plus cher, c’est-à-dire quatre cent cinquante écus, et comme le bâtiment n’est pas neuf, les Ursulines ont pour cent écus de mortier à remettre tous les ans. Elles sont réduites à poursuivre devant les tribunaux un locataire si onéreux pour qu’il consente à garder la maison au pair, sans payer de loyer, mais sans demander de réparations. Mon juif se défend comme un beau diable son bail est le patrimoine de ses enfants, la dot de sa fille !


Depuis 1847, les portes du Ghetto sont démolies, et aucune barrière visible ne sépare les juifs des chrétiens. Ils sont autorisés par la loi, sinon par les mœurs, à se répandre dans la ville et à loger où il leur plaît. Quelques-uns se lamentent en voyant que les propriétaires des beaux quartiers ne veulent ou n’osent pas leur louer ; ils se plaignent d’être forcés de rendre en secret les libertés qu’on leur a accordées en public ; ils accusent le gouvernement pontifical de regretter trop activement ses bienfaits de 1847. Ils demandent le rétablissement de ces portes qui les rendaient intéressants en assurant leur tranquillité pour toute la nuit. Les plus sages dans Israël prennent philosophiquement leur parti, jouissent de la demi-gratuité des loyers, de la modicité des impôts, des bienfaits d’un haut protecteur étranger qui introduit quelque article secret en leur faveur dans tous ses traités de finance ; ils se souviennent enfin que, si le purgatoire est à Rome, à Livourne est le paradis.


C’est encore sous le règne de Pie IX qu’Israël a cessé de faire les frais du carnaval. Au moyen âge, il payait de sa personne. La municipalité donnait au peuple le spectacle d’une course de juifs. Benoît XIV les remplaça par des chevaux libres, qui courent mieux, sans comparaison ; mais il en coûtait huit cents écus par an au peuple hébreu. Les principaux du peuple allaient porter la somme en grande cérémonie chez le Sénateur, qui les recevait sans cérémonie.

« Qui êtes-vous ?

— Hébreux de Rome.

— Je ne vous connais pas ; allez-vous-en ! » À ce discours affable, le premier magistrat municipal ajoutait encore, il y a dix ans, un geste du pied.

L’ambassade ainsi éconduite s’en allait chez l’un des conservateurs de la ville : « Qui êtes-vous ?

— Hébreux de Rome.

— Que demandez-vous ?

— Nous implorons humblement de votre seigneurie la faveur de demeurer ici encore un an. »

On leur accordait cette permission, assaisonnée de quelques injures : et, en signe de reconnaissance, ils offraient leurs huit cents écus, qu’on daignait prendre. Le souverain les a affranchis de la dépense et de l’humiliation.


En voici une autre dont ils ne sont pas encore exemptés. À l’avènement de chaque pape, les députés du peuple juif se rangent sur le passage du saint-père, auprès de l’arc de Titus. Le pape leur demande ce qu’ils font là ? Ils présentent une Bible en disant : « Nous sollicitons la grâce d’offrir à Votre Sainteté un exemplaire de notre loi. » Le pape accepte en disant : « Loi excellente, race détestable. »


Vous verrez à l’entrée du Ghetto, au bout du pont des Quatre-Têtes, une petite église où les juifs étaient forcés de venir, tous les samedis après le dîner, au nombre de cent cinquante. Un prédicateur payé à leur frais les régalait d’une bonne diatribe contre leur obstination. Les cent cinquante auditeurs étaient exacts, et pour cause : la communauté devait payer un écu par tête d’absent. Un vieux juif de ma connaissance me disait hier : « Pendant vingt-cinq ans, monsieur, je n’ai pas manqué une fois au sermon. » Mais ce peuple a le cou roide ; on ne le convertit pas de force. Pie IX a dispensé les juifs de l’homélie, et la petite église est devenue déserte. On a essayé d’y faire prêcher M. l’abbé Ratisbonne, mais personne n’est venu l’entendre.

Cependant il se fait une conversion tous les ans, le samedi de Pâques. Le baptistère de Constantin s’ouvre à deux battants devant une vieille juive qui gagne quatre-vingts écus et le paradis. Le peuple de Rome ne croit pas beaucoup à la sincérité des catéchumènes : « C’est aujourd’hui, dit-il, que les juifs se font Turcs. »


En résumé, les juifs de Rome ne sont plus ni enfermés pendant la nuit, ni rançonnés au carnaval, ni catéchisés malgré eux ; et c’est à Pie IX qu’ils doivent ce triple bienfait. Ils sont administrés par leurs notables et surveillés par leurs rabbins. Si quelqu’un d’eux manque à la loi du Sabbat, c’est sur la demande du rabbin que le cardinal-vicaire l’envoie aux galères. Dans les inondations du Tibre, la municipalité romaine leur fait porter des aliments chez eux, et elle a l’attention délicate de leur envoyer des viandes tuées suivant le rite hébraïque. N’oubliez pas que bon nombre d’entre eux sont entretenus par les propriétaires de leurs maisons. Ils payent pour tout impôt quatre cent cinquante écus de cinq francs, qui, répartis sur près de 4 500 personnes, font un peu plus de cinquante centimes par tête. La contribution n’est pas pesante ; encore refusent-ils de la fournir depuis 1848.

L’origine de cette imposition mérite d’être racontée. Il y a deux ou trois cents ans, un juif se convertit, entra au couvent des néophytes, et dans le silence de sa cellule écrivit un pamphlet contre ses coreligionnaires. Il les accusait, entre autres choses, de manger les petits enfants. Tant de zèle fut récompensé : ordre au Ghetto de payer quatre cent cinquante écus de rente à l’écrivain qui le dépeignait si bien. Le Ghetto paya, et la rente du moine entra, comme il convient dans le trésor du couvent. Mais le néophyte mourut ; il n’était pas éternel. Le couvent, qui avait joui de la rente et qui l’avait trouvée bonne, ne renonça pas à la toucher. « Est-ce notre faute, à nous, disaient les moines, si notre frère est mort ? Nous l’avons soigné de notre mieux. Cette rente était son bien et nous sommes ses héritiers. D’ailleurs les juifs ont pris l’habitude de payer quatre cent cinquante écus par an, et Rome est une ville d’habitude. » Aujourd’hui, les juifs prétendent que n’ayant pas payé en 1848, ils en ont tout d’un coup perdu l’habitude, et que pour rien au monde ils ne sauraient la reprendre. Après de longs débats entre eux et le couvent, le pape leur a permis de se libérer du passé et de l’avenir moyennant un quart de la somme réclamée ; mais les juifs se font tirer l’oreille ; ils aimeraient mieux ne rien payer du tout.

S’ils acceptent les conditions qui leur sont offertes, ils seront à l’avenir exempts de tout impôt comme des gentilshommes.


En seront-ils plus heureux ? Je ne sais. J’ai relaté de bonne foi tout ce que le gouvernement de Pie IX avait fait en leur faveur, mais il m’est impossible de dissimuler que la population israélite décroît rapidement dans les États de l’Église. Elle était de 12 700 personnes en 1842, sous le sévère Grégoire XVI. Onze ans plus tard, en 1853, sous le règne paternel de Pie IX, elle était diminuée de plus d’un quart et tombée au chiffre de 9 237 âmes.

Cette effroyable réduction d’une race naturellement féconde ne peut s’expliquer que par l’émigration. Je me suis informé et j’ai su qu’en effet les juifs désertaient les États du pape dès qu’ils pouvaient obtenir un passe-port et payer le voyage.

Les malheureux n’ont pas voulu ou plutôt n’ont pas osé me dire ce qui les chassait. Les plus hardis m’ont adjuré de ne rien écrire en leur faveur si je ne voulais point aggraver les maux qui les accablent. En résumé, j’ai cru comprendre que la tolérance du gouvernement actuel était toute à la surface, et voici un fait à l’appui de mon hypothèse :

Un juif de Rome gagnait sa vie en cultivant la terre. Pour violer la loi d’une façon si flagrante il avait besoin d’un complice. Il trouva un chrétien qui, moyennant finance, consentit à lui prêter son nom. Mais la canaille des environs n’ignora pas longtemps que les récoltes appartenaient à un juif ; on les mit au pillage. Une sainte maraude s’organisa contre les blés et les maïs du pauvre Hébreu ; chacun croyait faire son salut en faisant sa main. Le volé n’osait ni se plaindre ni se défendre. Mais il se souvint fort à propos que les Français étaient à Rome et qu’ils y exerçaient une certaine autorité. Il sollicita de M. le comte de Goyon la faveur d’assermenter un garde qui dresserait procès-verbal au besoin.

M. de Goyon, toute politique à part, est un excellent homme. Il eut pitié de ce juif et promit d’obtenir pour lui ce qu’il demandait. Il fit plus ; il se transporta de sa personne chez S. Ém. le cardinal Antonelli.

Le cardinal ne dissimula pas qu’il était monstrueux de faire prêter serment à un chrétien dans l’intérêt d’un juif. Toutefois, comme on n’avait rien à refuser au plus ferme appui du saint-siège, on promit non-seulement de donner un garde assermenté, mais encore de le choisir.

On prit du temps pour le choix ; quelque chose comme un trimestre. La maraude allait son train, le juif n’osait plus rien dire, et le général, persuadé qu’il avait fait une bonne action, dormait sur les deux oreilles. Un beau matin, une voix timide l’éveilla en lui disant que rien n’était fait. Il repartit de plus belle et courut au Vatican pour la deuxième fois. L’autorité, mise au pied du mur, ne fit plus aucune résistance. On accorda le garde tant promis, la nomination fut signée séance tenante ; M. de Goyon la rapporta lui-même et la remit victorieusement à son protégé.

Le juif se répandit en actions de grâces comme Moïse au chapitre XV de l’Exode. Peu s’en fallut qu’il ne baignât de ses larmes le nom béni du garde qu’on lui donnait.

C’était le nom d’un homme introuvable, disparu depuis six ans et qui n’avait donné de ses nouvelles à personne !

Que faire ? Retourner au général ? se plaindre une troisième fois ? prouver à un galant homme et à un homme respectable que les autorités romaines s’étaient moquées de lui ? Le juif y songea bien. Mais la police, qui ne dort jamais, lui ordonna de rester chez lui, de vivre en joie et d’être content, sous les peines les plus sévères.

Lorsque nos officiers le rencontraient par hasard, on lui disait : « Eh bien ! vous avez ce qu’il vous faut. Vos récoltes sont en sûreté. Vous devez une fière chandelle à l’armée française ! »

Il remerciait prudemment, souriait par ordre et s’en allait pleurer dans un coin.


Je ne veux pas raconter ici l’histoire du jeune Mortara. Elle prouve que les hommes les plus exercés à donner le spectacle de la tolérance oublient leur rôle quelquefois.


L’affaire Padova, moins connue, méritait autant de célébrité. Je l’ai racontée il y a longtemps, mais je ne veux pas négliger cette occasion de la redire encore.

M. Padova, négociant israélite de Cento, province de Ferrare, avait une femme et deux enfants. Un commis catholique séduisit Mme Padova. Surpris et chassé par le maître, il s’enfuit à Bologne. Mme Padova l’y suivit et prit ses enfants avec elle.

Le mari courut à Bologne et demanda qu’on lui fît rendre au moins les enfants. L’autorité lui répondit que les enfants étaient baptisés aussi bien que leur mère et qu’il y avait un abîme entre sa famille et lui. Toutefois on lui reconnut le droit de payer une pension sur laquelle ils vécurent tous, y compris l’amant de Mme Padova. Quelques mois plus tard il put assister au mariage de sa femme légitime avec le commis qui l’avait séduite. L’officiant était S. Em. le cardinal Oppizoni, archevêque de Bologne.


On m’a conté l’histoire d’un juif qui a tiré de sa religion le plus singulier bénéfice. Il avait commis un crime presque inouï chez les Hébreux de notre temps : il avait assassiné, et la victime était son beau-frère. Son affaire était claire, le fait prouvé. Voici à peu près le moyen de défense qui fut employé par l’avocat :

« Messieurs, d’où vient que la loi punit sévèrement les meurtriers, et va quelquefois jusqu’à les frapper de mort ? C’est qu’en assassinant un chrétien, on tue à la fois un corps et une âme. On envoie devant le souverain juge un être mal préparé, qui ne s’est point accusé de ses fautes, qui n’a point reçu l’absolution, et qui tombe droit en enfer, ou du moins en purgatoire. Voilà pourquoi le meurtre, j’entends le meurtre d’un chrétien, ne saurait être trop puni. Mais nous, qu’avons-nous tué ? Rien, messieurs, qu’un misérable juif, damné à l’avance. Lui eût-on laissé cent ans pour se convertir, vous connaissez l’obstination de sa race, il aurait crevé sans confession comme une brute. Nous avons, j’en conviens, avancé de quelques années l’échéance de la justice céleste ; nous avons hâté pour lui une éternité de peines qui ne pouvait lui manquer tôt ou tard. Mais soyez indulgents pour une erreur vénielle, et réservez votre sévérité pour ceux qui attentent à la vie et au salut d’un chrétien. »

Cette plaidoirie serait ridicule à Paris ; elle était logique à Rome. Le coupable en fut quitte pour quelques mois de prison.


Les juifs sont tolérés dans plusieurs villes de l’État romain et dans quelques villages. Ils habitent Rome, Ancône, Ferrare, Pesaro, Sinigaglia. C’est à Rome qu’on les traite avec le plus de douceur. L’an dernier, le délégat d’Ancône a remis en vigueur une vieille loi qui défend aux chrétiens de converser en public avec les juifs.

Le petit peuple les méprise, mais il ne les hait pas. J’ai vu un enfant de quinze ans s’approcher d’un vieux juif et lui enfoncer son chapeau jusque sur les yeux ; mais il ne lui aurait pas fait de mal. J’ai entendu un paysan dire à un juif : « Vous êtes bien heureux, vous autres ; vous ne craignez pas de mourir par accident (sans confession), puisque vous n’avez pas une âme à sauver comme nous. »

Les moines, les prêtres et généralement tout le clergé inférieur circulent dans le Ghetto sans répugnance marquée. Le pape, les cardinaux, les évêques et les simples monsignori sont exclus de ce lieu impur. Ils perdraient leur caste en y posant le pied.

Les ecclésiastiques romains font pourtant une grande différence entre les juifs et les protestants : s’ils ont un peu de mépris pour les uns, ils nourrissent une haine vigoureuse contre les autres. C’est que les juifs sont des vaincus, et les protestants des rebelles. L’Église n’a point oublié ce grand principe de politique romaine que Virgile avait résumé en un seul vers :

Épargner les vaincus, terrasser les superbes.

Permettez-moi de citer un fait à l’appui de mon dire. Un israélite de Paris, qui était venu voir la semaine sainte, s’était logé dans une maison particulière. Quelques jours après Pâques, il reçut par erreur la visite d’un des prêtres chargés de recueillir les billets de confession et de signaler à la justice quiconque a violé le commandement de l’Église. « Excusez-moi, monsieur, dit le juif en ouvrant sa porte, je ne suis pas chrétien.

— Monsieur est luthérien ? demanda le prêtre avec plus de politesse que de tendresse.

— Non, monsieur ; israélite.

— Allons ! c’est moins mal. »


Il est certain que les juifs, si haut que la fortune les place, conservent devant le saint-siège une attitude respectueuse. Ils ne lui prêtent pas leur argent sans demander pardon de la liberté grande ; tandis que les protestants affichent un peu leur rébellion. Il y a toujours à Pâques, dans la chapelle Sixtine, un Anglais de six pieds de long, debout sur ses grandes jambes au milieu de la foule agenouillée. On a beau le déraciner ; il repousse l’année suivante.


Mais je rentre au Ghetto. Cette petite fenêtre, au troisième étage d’une maison horrible, dans une des ruelles les plus nauséabondes du quartier, est célèbre dans les traditions joyeuses de l’Académie de France. Il est d’usage que les nouveaux pensionnaires payent leur bienvenue par une journée de gros ennuis et de mystifications quelquefois un peu fortes. On raconte qu’un jeune compositeur israélite fut averti en arrivant qu’il aurait à loger au Ghetto. « Tu pourras manger ici, lui dit-on, parce que nous sommes dans un lieu d’asile ; mais il faut coucher au milieu de ton peuple : la loi romaine est intraitable sur ce chapitre-là ! » Il dîna au milieu de ses camarades, et, après le dessert, on le conduisit à l’appartement qu’on avait loué pour lui. Le mobilier était choisi pour faire horreur à l’homme le moins délicat ; si le lit posait sur trois pieds, c’est tout au plus. L’hôtesse se distinguait par une malpropreté repoussante ; elle promit au jeune locataire de le soigner comme un fils et d’avoir mille attentions pour lui. C’est devant cette perspective qu’il se coucha, dit-on, et la nuit fut si mauvaise que le lendemain il parlait de retourner en France. La plaisanterie n’alla pas si loin. Le jeune artiste rentra à l’Académie dans sa chambre légitime, et il n’y perdit pas son temps. Mais qui sait si dans la suite, lorsqu’il écrivit cette belle partition de la Juive, les souvenirs du Ghetto ne lui sont pas revenus à l’esprit ?


Les habitants du Ghetto font tout dans la rue, comme je vous l’ai dit : c’est peut-être parce que leurs maisons ne sont pas tenables. Ce que j’ai vu de leur intérieur ne m’a donné nulle envie d’y pénétrer. Je me contente de traverser le quartier dans tous les sens, et voilà comme je m’initie aux mœurs de cette population. Dans la semaine, je les vois vendre et acheter, travailler patiemment de leurs mains, manger peu et mal. Le régime végétal auquel ils sont condamnés par la misère, joint à la rareté de l’air respirable, appauvrit leur sang et mine leur santé. Quoique voisins du Tibre, ils sont moins sujets à la fièvre que les habitants des quartiers moins bas ; car ce n’est pas l’eau du fleuve, mais les miasmes de la campagne apportés par le vent, qui empoisonnent les Romains. Le samedi, mes pauvres juifs s’endimanchent de leur mieux pour envahir les synagogues. Hier dimanche, ils ont fait des affaires jusqu’à trois ou quatre heures après midi ; mais bientôt les boutiques à demi ouvertes se sont fermées tout à fait ; le peuple a pris sa récréation. J’ai rencontré au coin de chaque rue une table entourée de dix à douze personnes des deux sexes, avec un jeu de tarots dans le milieu. Je ne suis pas encore assez savant pour pénétrer le mystère de ces cartes bohémiennes que le petit peuple d’Espagne et d’Italie déchiffre couramment. Ce que j’ai remarqué, c’est qu’il n’y avait pas d’argent sur les tables, et qu’on se querellait pourtant à chaque coup.

J’ai cru un instant qu’un embrasement général se déclarait dans le quartier, à propos d’un as d’épée ou d’un sept de bâton. Un joueur lança les tarots à la tête de son adversaire ; l’autre riposta en jetant la craie dont on se servait pour marquer les points. Les femmes intervinrent entre les combattants : ce ne fut pas sans se prendre aux cheveux. Toute la rue se mêla bientôt à la querelle, chacun prenant parti pour ses parents, et les quartiers voisins affluèrent en un rien de temps sur le champ de bataille. On échangea des volumes d’injures dans un patois où je n’entendais rien, et les Italiens, attirés par le bruit, n’y comprenaient pas grand’chose. Cependant tout s’apaisa au bout d’un quart d’heure, et j’appris que tout ce tumulte s’était fait pour la moitié d’un sou. Ne riez pas de la somme : je connais un professeur de mandoline qui a donné dix-sept coups de couteau à son meilleur ami pour une discussion de cinquante centimes.

Je m’éloignai, la tête rompue. De ma vie je n’avais entendu autant de bruit, si ce n’est peut-être à la sortie du théâtre de Péra, quand la population des rues se livre à coups de dents des batailles hurlantes. Mais ces querelleurs nocturnes de Constantinople ne sont pas des hommes.

Ma journée devait s’achever au Transtévère, dans le quartier le plus romain de Rome. La population qui habite au delà du Tibre est sans contredit la plus mâle, la plus fière, la plus ombrageuse et la plus honnête de la ville. C’est aussi la plus belle et la plus pittoresque : on n’a rien dit de trop à sa louange. Les Transtévérins ont peut-être l’esprit moins svelte et moins agile que les habitants des monts, mais ils ont plus de loyauté et de courage.

Je me perdis en route, et au lieu de tomber sur le Pont-Cassé, qui m’aurait conduit au cœur du Transtévère, je me trouvai au milieu des greniers à foin et des temples qui environnent la Bouche-de-Vérité. Les greniers étaient dans leur beau : quarante voitures semblables à des montagnes carrées arrivaient à la file, traînées par des bœufs. Au-dessous du dernier attelage planait le bon saint Antoine, patron des animaux. Je n’ai rien vu de plus sain, de plus beau et de plus odorant que ces foins de la campagne de Rome, et ce n’est pas un médiocre plaisir que de rencontrer au sein d’une grande ville les travaux, les costumes et les parfums des champs. Quand Rome ne sera plus la première cité du monde, elle sera encore le village le plus pittoresque de l’univers.

Cette Bouche-de-Vérité, que j’ai nommée tout à l’heure, est une curieuse relique du moyen âge. Elle servait aux jugements de Dieu. Figurez-vous une meule de moulin qui ressemble, non pas à un visage humain, mais au visage de la lune : on y distingue des yeux, un nez et une bouche ouverte où l’accusé mettait la main pour prêter serment. Cette bouche mordait les menteurs ; au moins la tradition l’assure. J’y ai introduit ma dextre en disant que le Ghetto était un lieu de délices, et je n’ai pas été mordu.

C’est auprès de la Bouche-de-Vérité, devant le petit temple de Vesta, non loin de la Fortune-Virile, que la justice romaine exécute un meurtrier sur cent. Quand j’arrivai sur la place, on n’y guillotinait personne ; mais six cuisinières, dont une aussi belle que Junon, dansaient la tarentelle au son d’un tambour de basque. Malheureusement elles devinèrent ma qualité d’étranger, et elles se mirent à polker contre la mesure. Je m’enfuis à toutes jambes et je tombai sur le pont que je cherchais.



  1. Un scrupule m’arrête au moment où je relis cette phrase et voici qu’un autre souvenir me revient à l’esprit :
        Par un beau soir du mois de mai, à l’heure de l’Ave Maria, je rencontrai une procession de gens du peuple et de petits bourgeois, au nombre de dix-huit ou vingt. Ils chantaient à tue tête un cantique italien en l’honneur de la sainte Vierge.
        Tandis que j’admirais intérieurement cet acte de dévotion spontanée, je fus heurté par un homme indigné qui gesticulait énergiquement. C’était le prince Publicola de Santa-Croce. « Quelle impudente canaille ! disait-il à haute voix. Cesseront-ils enfin de nous rompre la tête ? N’ont-ils pas bien gagné les trente sous que la paroisse leur donne pour édifier les étrangers ? »