Rome (Zola)/Chapitre VI

Charpentier et Fasquelle (p. 213-258).

Depuis quinze jours déjà, Pierre se trouvait à Rome, et l’affaire pour laquelle il était venu, la défense de son livre, n’avançait point. Il en était encore à son désir brûlant de voir le pape, sans prévoir quand ni comment il le satisferait, au milieu des continuels retards, dans la terreur que monsignor Nani lui avait inspirée d’une démarche imprudente. Et, comprenant que son séjour pouvait s’éterniser, il s’était décidé à faire viser son celebret au vicariat, il disait sa messe chaque matin à Sainte-Brigitte, place Farnèse, où il avait reçu un bienveillant accueil de l’abbé Pisoni, l’ancien confesseur de Benedetta.

Ce lundi-là, il résolut de descendre de bonne heure à la petite réception intime de donna Serafina, avec l’espoir d’y apprendre des nouvelles et d’y hâter son affaire. Peut-être monsignor Nani serait-il là, peut-être aurait-il la chance de tomber sur quelque prélat ou sur quelque cardinal qui l’aiderait. Vainement, il avait tâché d’utiliser don Vigilio, de tirer tout au moins de lui des renseignements certains. Comme repris de méfiance et de peur, après s’être montré un instant serviable, le secrétaire du cardinal Boccanera l’évitait, se cachait, l’air résolu à ne pas se mêler d’une aventure décidément louche et dangereuse. D’ailleurs, depuis l’avant-veille, il venait d’être pris d’un accès atroce de fièvre, qui le forçait à garder la chambre.

Et il n’y avait absolument, pour réconforter Pierre, que Victorine Bosquet, l’ancienne bonne montée au rang de gouvernante, la Beauceronne qui conservait son cœur de vieille France, après trente ans de vie dans cette Rome qu’elle ignorait. Elle lui parlait d’Auneau, comme si elle l’avait quitté la veille. Mais, ce jour-là, elle n’avait point sa vivacité accorte, sa gaieté d’habitude ; et, quand elle sut qu’il descendrait, le soir, voir ces dames, elle hocha la tête.

— Ah ! vous ne les trouverez pas bien contentes. Ma pauvre Benedetta a de gros ennuis. Il paraît que son divorce va très mal.

Toute Rome en causait, c’était une reprise extraordinaire de commérages qui bouleversait le monde blanc et le monde noir. Aussi Victorine n’avait-elle pas à faire de la discrétion inutile, vis-à-vis d’un compatriote. Donc, en réponse au mémoire de l’avocat consistorial Morano, qui, s'appuyant sur des témoignages et sur des preuves écrites, démontrait que le mariage n’avait pu être consommé, par suite de l’impuissance du mari, monsignor Palma, théologien, choisi dans l’affaire par la congrégation du Concile, comme défenseur du mariage, venait à son tour de déposer un mémoire vraiment terrible. D’abord, il mettait fortement en doute l’état de virginité de la demanderesse, discutant les termes techniques du certificat des deux sages-femmes, exigeant l’examen à fond fait par deux médecins, formalité devant laquelle avait reculé la pudeur de la jeune femme ; et encore citait-il des cas physiologiques, parfaitement établis, où des filles avaient eu commerce avec des hommes, sans paraître le moins du monde déflorées. Il tirait grand parti du récit contenu dans le mémoire du comte Prada, qui, très sincèrement, hésitait à dire si le mariage avait été consommé ou non, tellement la comtesse s’était débattue ; lui, sur le moment, avait bien cru accomplir l’acte jusqu’au bout, dans les conditions normales ; mais, depuis, en y réfléchissant, il n’osait être affirmatif, il admettait que, cédant à la violence de son désir, il avait pu s’illusionner sur une possession incomplète. Et monsignor Palma triomphait de ce doute, l’aggravait par tous les raisonnements subtils que comportait la délicate matière, en arrivait à retourner contre l’épouse violentée la déposition de la femme de chambre, citée par elle, qui avait entendu le bruit de la lutte et qui affirmait que monsieur et madame, à la suite de cette première nuit, avaient toujours fait lit à part. Ensuite, d’ailleurs, l’argument décisif du mémoire était que, si même la demanderesse faisait la preuve complète de sa virginité, il n’en demeurerait pas moins certain que son refus seul avait empêché la consommation du mariage, la condition foncière de l’acte étant l’obéissance de la femme. Et, enfin, sur un quatrième mémoire, celui du rapporteur, où ce dernier résumait et discutait les trois autres, la congrégation avait voté, accordant l’annulation du mariage, mais à une voix de majorité seulement, solution si précaire, que sans attendre, selon son droit, monsignor Palma s’était empressé de demander un supplément d’informations, ce qui remettait en question toute la procédure et rendait un nouveau vote nécessaire.

— Ah ! ma pauvre contessina ! s’écria Victorine, elle en mourra de chagrin, car la chère fille brûle à petit feu, sous son air si calme… Il paraît que ce monsignor Palma est le maître de la situation, qu’il peut faire durer l’affaire autant qu’il en aura l’envie. Avec ça, on a déjà dépensé tant d’argent, et il va falloir en dépenser encore… L’abbé Pisoni, que vous connaissez maintenant, a eu là une belle idée, le jour où il a voulu ce mariage ; et ce n’est pas pour chagriner la mémoire de ma bonne maîtresse, la comtesse Ernesta, qui était une sainte, mais elle a sûrement fait le malheur de sa fille, quand elle l’a donnée au comte Prada.

Elle s’interrompit. Puis, emportée par l’esprit de justice qui était en elle :

— Il a d’ailleurs raison de ne pas être content, le comte Prada. On se moque par trop de lui… Et, vous savez, ça ne m’empêche pas de dire que ma Benedetta est bien sotte d’y mettre tant de formalités. Si ça dépendait de moi, elle l’aurait, son Dario, ce soir, dans sa chambre, puisqu’elle l’aime si fort, puisqu’ils s’aiment tous les deux et qu’ils se veulent depuis si longtemps… Ah ! ma foi, oui ! sans maire et sans curé, pour le plaisir d’être jeunes, d’être beaux et d’avoir du bonheur ensemble… Le bonheur, mon Dieu ! le bonheur, c’est si rare !

Et, en voyant que Pierre la regardait, surpris, elle se mit à rire de son air de belle santé, avec le tranquille équilibre du menu peuple de France qui ne croit plus guère qu’à la vie heureuse, menée honnêtement.

Puis, d’une façon plus discrète, elle se désola d’un autre ennui qui assombrissait la maison, un contre-coup encore de cette malheureuse affaire du divorce. Il y avait brouille entre donna Serafina et l’avocat Morano, très mécontent du demi-échec de son mémoire devant la congrégation, accusant le père Lorenza, le confesseur de la tante et de la nièce, de les avoir poussées à un procès fâcheux, où il n’y aurait que du scandale pour tout le monde. Et il n’avait plus reparu au palais Boccanera, c’était la rupture d’une vieille liaison de trente années, une véritable stupeur pour tous les salons de Rome, qui désapprouvaient formellement Morano. Donna Serafina était d’autant plus ulcérée, qu’elle le soupçonnait de soulever là une mauvaise querelle et de la quitter pour une tout autre cause, un brusque désir inavouable, criminel chez un homme de sa position et de sa piété, la passion qu’une petite bourgeoise jeune, une intrigante, avait allumée en lui.

Lorsque Pierre, le soir, entra dans le salon tendu de brocatelle jaune, à grandes fleurs Louis XIV, il trouva en effet qu’une mélancolie y régnait, sous la clarté plus sourde des lampes voilées de dentelle. Il n’y avait là, d’ailleurs, que Benedetta et Celia, assises sur un canapé, causant avec Dario ; tandis que le cardinal Sarno, enfoui au fond d’un fauteuil, écoutait, sans mot dire, le bavardage intarissable de la vieille parente, qui, chaque lundi, amenait la petite princesse. Donna Serafina était seule, à sa place habituelle, au coin droit de la cheminée, avec la secrète rage de voir devant elle le coin gauche vide, ce coin que Morano avait occupé pendant les trente ans de sa fidélité. Et Pierre remarqua le coup d’œil anxieux, puis désespéré, dont elle avait accueilli son entrée, guettant la porte, attendant sans doute encore le volage. Elle se tenait, du reste, très droite et très fière, la taille fine, plus serrée que jamais dans son corset, avec sa face dure de vieille fille, aux cheveux de neige, aux sourcils très noirs.

Tout de suite Pierre, après lui avoir présenté ses hommages, laissa percer sa préoccupation, en demandant s’il n’aurait pas le plaisir de voir monsignor Nani, ce soir-là. Et elle-même ne put s’empêcher de répondre :

— Oh ! monsignor Nani nous abandonne, comme les autres. C’est lorsqu’on a besoin des gens qu’ils disparaissent.

Elle gardait aussi une rancune au prélat de ce qu’il s’était employé au divorce très mollement, après avoir beaucoup promis. Sans doute, comme toujours, sous sa bienveillance extrême, pleine de caresses, il avait quelque autre plan à lui. D’ailleurs, elle regretta vite l’aveu que la colère lui avait arraché ; et elle reprit :

— Il va peut-être venir. Il est si bon, il nous aime tant !

Malgré la vivacité de son sang, elle voulait être politique, pour vaincre les chances mauvaises. Son frère, le cardinal, lui avait dit combien l’irritait l’attitude de la congrégation du Concile, car il ne doutait pas que le froid accueil, fait à la demande de sa nièce, ne vînt en partie du désir que certains de ses collègues, les cardinaux, avaient de lui être désagréables. Lui-même souhaitait le divorce, qui seul devait assurer la continuation de la race, puisque Dario s’entêtait à ne vouloir épouser que sa cousine. Et c’était un concours de désastres, toute la famille atteinte, lui frappé dans son orgueil, sa sœur partageant cette souffrance et blessée par contre-coup au cœur, les deux amoureux désespérés de voir leur espérance reculée une fois encore.

Quand Pierre s’approcha du canapé, où causaient les jeunes gens, il entendit bien qu’on ne parlait que de la catastrophe, à demi-voix.

— Pourquoi vous désoler ? disait Celia. En somme, l’annulation du mariage a été adoptée, à la majorité d’une voix. Le procès est repris, ce n’est qu’un retard.

Mais Benedetta hochait la tête.

— Non, non ! si monsignor Palma s’entête, jamais Sa Sainteté ne donnera son approbation. C’est fini.

— Ah ! si l’on était riche, très riche ! murmura Dario d’un air convaincu, qui ne fit sourire personne.

Puis, tout bas, à sa cousine :

— Il faut absolument que je te parle, nous ne pouvons plus vivre de la sorte.

Et elle répondit de même, dans un souffle :

— Descends demain soir, à cinq heures. Je resterai, je serai seule, ici.

La soirée s’éternisa ensuite. Pierre était infiniment touché de l’air d’accablement où il trouvait Benedetta, si calme et si raisonnable d’habitude. Ses yeux profonds, dans son visage pur, d’une délicatesse d’enfance, étaient comme voilés de larmes contenues. Il s’était déjà pris pour elle d’une véritable tendresse, à la voir toujours d’une humeur égale, un peu indolente, cachant sous cette apparence de grande sagesse la passion de son âme de flamme. Elle tâchait pourtant de sourire, en écoutant les jolies confidences de Celia, dont les amours marchaient mieux que les siennes. Et il n’y eut qu’un moment de conversation générale, lorsque la vieille parente, haussant la voix, parla de l’indigne attitude de la presse italienne, à l’égard du Saint-Père. Jamais les rapports ne semblaient avoir été aussi mauvais entre le Vatican et le Quirinal. Le cardinal Sarno, muet d’habitude, annonça que le pape, à l’occasion des fêtes sacrilèges du 20 septembre, célébrant la prise de Rome, lancerait une nouvelle lettre de protestation, à la face de tous les États chrétiens, complices du rapt par leur indifférence.

— Allez donc tenter de marier le pape et le roi ! dit donna Serafina d’une voix amère, en faisant allusion au déplorable mariage de sa nièce.

Elle paraissait hors d’elle, il était trop tard maintenant, et l’on n’attendait plus monsignor Nani, ni personne. Pourtant, à un bruit inespéré de pas, ses yeux se rallumèrent, elle regarda ardemment la porte, eut la dernière déception de voir entrer Narcisse Habert, qui vint s’excuser près d’elle de sa visite tardive. Son oncle par alliance, le cardinal Sarno, l’avait introduit dans ce salon si fermé, et il y était bien accueilli, à cause de ses idées religieuses, que l’on disait intransigeantes. Ce soir-là, d’ailleurs, il n’y accourait, malgré l’heure avancée, que pour Pierre. Il le prit tout de suite à l’écart.

— J’étais certain de vous trouver ici, j’ai dîné à l’ambassade avec mon cousin, monsignor Gamba del Zoppo, et j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer… Il nous recevra demain matin, vers onze heures, à son appartement du Vatican.

Puis, baissant encore la voix :

— Je crois bien qu’il tâchera de vous introduire auprès du Saint-Père… Enfin, l’audience me paraît certaine.

Pierre eut une grosse joie de cette certitude, qui lui arrivait dans la tristesse de ce salon, où, depuis près de deux heures, il se chagrinait et tombait à la désespérance. Enfin, il aurait donc une solution ! Narcisse, après avoir serré la main de Dario, salua Benedetta et Celia, puis s’approcha de son oncle le cardinal, qui, débarrassé de la vieille parente, se décidait à parler. Mais il ne causait guère que de sa santé, du temps qu’il faisait, des anecdotes insignifiantes qu’on lui avait contées, sans jamais un mot sur les mille affaires compliquées et terribles qu’il brassait à la Propagande. C’était, en dehors de son cabinet de vieux bureaucrate, comme un bain d’effacement et de médiocrité, où il se reposait du souci de gouverner la terre. Et tout le monde se leva, on prit congé.

— N’oubliez pas, répéta Narcisse à Pierre, demain matin, à dix heures, vous me trouverez à la chapelle Sixtine. Et, en attendant l’heure de notre rendez-vous, je vous montrerai le Botticelli.

Le lendemain, dès neuf heures et demie, Pierre, venu à pied, était sur la vaste place ; et, avant de se diriger à droite, vers la porte de bronze, dans l’angle de la colonnade, il leva les yeux, il s’arrêta quelques minutes pour regarder le Vatican. Rien ne lui parut moins monumental que cet entassement de constructions, grandies à l’ombre du dôme de Saint-Pierre, sans ordre architectural aucun, sans régularité quelconque. Les toitures se superposaient, les façades s’étendaient, larges et plates, au hasard des ailes ajoutées et surélevées. Seuls, les trois côtés de la cour Saint-Damase, symétriques, apparaissaient au-dessus de la colonnade, avec les grands vitrages des anciennes loges, fermées aujourd’hui, qui les faisaient ressembler à trois corps de serre immenses, étincelant au soleil dans le ton roux de la pierre.

Et c’était là le plus beau palais du monde, le plus vaste, aux onze cents salles, celui qui contenait les plus admirables chefs-d’œuvre du génie humain ! Mais, dans sa désillusion, Pierre ne s’intéressa qu’à la haute façade de droite, qui donne sur la place, et où il savait que s’ouvraient les fenêtres de l’appartement particulier du pape, au second étage. Il contempla longuement ces fenêtres, on lui avait dit que la cinquième, à droite, était celle de la chambre à coucher, où l’on voyait toujours brûler une lampe, très tard dans la nuit.

Qu’y avait-il derrière cette porte de bronze, qu’il apercevait là, devant lui, et qui était le seuil sacré, la communication entre tous les royaumes de la terre et le royaume de Dieu, dont l’auguste représentant s’était emprisonné dans ces hautes murailles muettes ? Il l’examinait de loin, avec ses panneaux de métal, garnis de gros clous à tête carrée, et il se demandait ce qu’elle défendait, ce qu’elle cachait, ce qu’elle murait, de son air dur d’antique porte de forteresse. Quel monde allait-il trouver derrière, quel trésor de charité humaine conservé jalousement dans l’ombre, quelle résurrection d’espoir pour les peuples nouveaux, avides de fraternité et de justice ? Il se plaisait à ce rêve, le pasteur unique et sacré veillant au fond de ce palais clos, préparant le règne définitif de Jésus, pendant que s’écroulaient les vieilles civilisations pourries, et à la veille enfin de proclamer ce règne, en faisant de nos démocraties la grande communauté chrétienne que le Sauveur avait promise. C’était l’avenir qui s’élaborait derrière la porte de bronze, et l’avenir sans doute qui en sortirait.

Mais Pierre, brusquement, eut la surprise de se trouver en face de monsignor Nani, qui justement quittait le Vatican, pour regagner à pied, à deux pas, le palais du Saint-Office, où il logeait comme assesseur.

— Ah ! monseigneur, je suis heureux. Mon ami, monsieur Habert, va me présenter à son cousin, monsignor Gamba del Zoppo, et je crois bien que je vais obtenir l’audience tant désirée.

De son air aimable et fin, monsignor Nani souriait.

— Oui, oui, je sais.

Il se reprit.

— J’en suis heureux autant que vous, mon cher fils. Seulement, soyez prudent.

Puis, craignant que son aveu n’eût fait comprendre au jeune prêtre qu’il sortait de voir monsignor Gamba del Zoppo, le prélat le plus facile à terrifier de toute la discrète famille pontificale, il conta qu’il courait depuis le matin pour deux dames françaises, qui, elles aussi, se mouraient du désir de voir le pape ; et il avait grand'peur de ne pas réussir.

— Je vous avouerai, monseigneur, déclara Pierre, que je commençais à me décourager. Oui, il est temps que j’aie un peu de réconfort, car mon séjour ici n’est pas fait pour m’assainir l’âme.

Il continua, il laissa percer combien Rome achevait de briser en lui la foi. De telles journées, celle qu’il avait passée au Palatin et à la voie Appienne, puis celle qu’il avait vécue aux Catacombes et à Saint-Pierre, n’étaient bonnes qu’à le troubler, qu’à gâter son rêve d’un christianisme rajeuni et triomphant. Il en sortait en proie au doute, envahi d’une lassitude commençante, ayant perdu de son enthousiasme toujours prêt à la révolte.

Sans cesser de sourire, monsignor Nani l’écoutait, hochait la tête d’un air d’approbation. Évidemment, c’était bien cela, les choses devaient se passer ainsi. Il semblait l’avoir prévu et en être satisfait.

— Enfin, mon cher fils, tout va pour le mieux, du moment que vous êtes certain de voir Sa Sainteté.

— C’est vrai, monseigneur, j’ai mis mon unique espoir dans le très juste et très clairvoyant Léon XIII. Lui seul peut me juger, puisque, dans mon livre, lui seul reconnaîtra sa pensée, que, très fidèlement, je crois avoir traduite… Ah ! s’il le veut, au nom de Jésus, par la démocratie et par la science, il sauvera le vieux monde !

Son enthousiasme le reprenait, et Nani, de plus en plus affable, avec ses yeux aigus et ses lèvres minces, approuva de nouveau.

— Parfaitement, c’est cela, mon cher fils. Vous causerez, vous verrez.

Puis, comme tous deux, levant la tête, regardaient la façade du Vatican, il poussa l’amabilité jusqu’à le détromper. Non, la fenêtre où l’on voyait de la lumière chaque soir, n’était pas celle de la chambre à coucher du pape. C’était celle d’un palier de l’escalier, que des becs de gaz éclairaient toute la nuit. La chambre du pape se trouvait à deux fenêtres de là. Et ils retombèrent dans le silence, ils continuèrent à regarder la façade, très graves l’un et l’autre.

— Eh bien ! au revoir, mon cher fils. Vous me raconterez l’entrevue, n’est-ce pas ?

Dès que Pierre fut seul, il franchit la porte de bronze, le cœur battant à grands coups, comme s’il fût entré dans le lieu sacré et redoutable où s’élaborait le bonheur futur. Un poste veillait là, un garde suisse marchait à pas lents, drapé en un manteau gris-bleu, qui laissait dépasser seulement la culotte bariolée de noir, de jaune et de rouge ; et il semblait que ce manteau discret fût jeté ainsi sur un déguisement, pour en dissimuler l’étrangeté devenue gênante. Puis, tout de suite, à droite, s’ouvrait le grand escalier couvert qui conduit à la cour Saint-Damase. Mais, pour se rendre à la chapelle Sixtine, il fallait suivre la longue galerie, entre une double rangée de colonnes, et monter l’escalier Royal. Et Pierre, dans ce monde géant, où toutes les dimensions s’exagéraient, d’une écrasante majesté, soufflait un peu, en gravissant les larges marches.

Quand il entra dans la chapelle Sixtine, il éprouva d’abord une surprise. Elle lui parut petite, une sorte de salle rectangulaire, très haute, avec sa fine cloison de marbre qui la coupe aux deux tiers, la partie où se tiennent les invités, les jours de grande cérémonie, et le chœur où s’assoient les cardinaux sur de simples bancs de chêne, tandis que les prélats restent debout, derrière. Le trône pontifical, sur une estrade basse, est à droite de l’autel, d’une richesse sobre. À gauche, dans la muraille, s’ouvre l’étroite loge, à balcon de marbre, réservée aux chanteurs. Et il faut lever la tête, il faut que les regards montent de l’immense fresque du Jugement dernier, qui occupe la paroi entière du fond, aux peintures de la voûte, qui descendent jusqu’à la corniche, entre les douze fenêtres claires, six de chaque côté, pour que, brusquement, tout s’élargisse, tout s’écarte et s’envole, en plein infini.

Il n’y avait heureusement là que trois ou quatre touristes, peu bruyants. Et Pierre aperçut tout de suite Narcisse Habert, sur un des bancs des cardinaux, au-dessus de la marche où s’assoient les caudataires. Le jeune homme, immobile, la tête un peu renversée, semblait comme en extase. Mais ce n’était pas l’œuvre de Michel Ange qu’il regardait. Il ne quittait pas des yeux, en dessous de la corniche, une des fresques antérieures. Et, lorsqu’il eut reconnu le prêtre, il se contenta de murmurer, les regards noyés :

— Oh ! mon ami, voyez donc le Botticelli !

Puis, il retomba dans son ravissement.

Pierre, dans un grand coup en plein cerveau et en plein cœur, venait d’être pris tout entier par le génie surhumain de Michel Ange. Le reste disparut, il n’y eut plus, là-haut, comme en un ciel illimité, que cette extraordinaire création d’art. L’inattendu d’abord, ce qui le stupéfiait, c’était que le peintre avait accepté d’être l’unique artisan de l’œuvre. Ni marbriers, ni bronziers, ni doreurs, ni aucun autre corps d’état. Le peintre, avec son pinceau, avait suffi pour les pilastres, les colonnes, les corniches de marbre, pour les statues et les ornements de bronze, pour les fleurons et les rosaces d’or, pour toute cette décoration d’une richesse inouïe qui encadrait les fresques. Et il se l’imaginait, le jour où on lui avait livré la voûte nue, rien que le plâtre, rien que la muraille plate et blanche, des centaines de mètres carrés à couvrir. Et il le voyait devant cette page immense, ne voulant pas d’aide, chassant les curieux, s’enfermant tout seul avec sa besogne géante, jalousement, violemment, passant quatre années et demie solitaire et farouche, dans son enfantement quotidien de colosse. Ah ! cette œuvre énorme, faite pour emplir une vie, cette œuvre qu’il avait dû commencer dans une tranquille confiance en sa volonté et en sa force, tout un monde tiré de son cerveau et jeté là, d’une poussée continue de la virilité créatrice, en plein épanouissement de la toute-puissance !

Ensuite, ce fut chez Pierre un saisissement, lorsqu’il passa à l’examen de cette humanité agrandie de visionnaire, débordant en des pages de synthèse démesurée, de symbolisme cyclopéen. Et telles que des floraisons naturelles, toutes les beautés resplendissaient, la grâce et la noblesse royales, la paix et la domination souveraines. Et la science parfaite, les plus violents raccourcis osés dans la certitude de la réussite, la perpétuelle victoire technique sur les difficultés que les plans courbes présentaient. Et surtout une ingénuité de moyens incroyable, la matière réduite presque à rien, quelques couleurs employées largement, sans aucune recherche d’adresse ni d’éclat. Et cela suffisait, et le sang grondait avec emportement, les muscles saillaient sous la peau, les figures s’animaient et sortaient du cadre, d’un élan si énergique, qu’une flamme semblait passer là-haut, donnant à ce peuple une vie surhumaine, immortelle. La vie, c’était la vie qui éclatait, qui triomphait, une vie énorme et pullulante, un miracle de vie réalisé par une main unique, qui apportait le don suprême, la simplicité dans la force.

Qu’on ait vu là une philosophie, qu’on ait voulu y trouver toute la destinée, la création du monde, de l’homme et de la femme, la faute, le châtiment, puis la rédemption, et enfin la justice de Dieu au dernier jour du monde : Pierre ne pouvait s’y arrêter, dès cette première rencontre, dans la stupeur émerveillée où une telle œuvre le jetait. Mais quelle exaltation du corps humain, de sa beauté, de sa puissance et de sa grâce ! Ah ! ce Jéhova, ce royal vieillard, terrible et paternel, emporté dans l'ouragan de sa création, les bras élargis, enfantant les mondes ! et cet Adam superbe, d’une ligne si noble, la main tendue, et que Jéhova anime du doigt, sans le toucher, geste admirable, espace sacré entre ce doigt du créateur et celui de la créature, petit espace où tient l’infini de l’invisible et du mystère ! et cette Ève puissante et adorable, cette Ève aux flancs solides, capables de porter la future humanité, d’une grâce fière et tendre de femme qui voudra être aimée jusqu’à la perdition, toute la femme avec sa séduction, sa fécondité, son empire ! Puis, c’étaient même les figures décoratives, assises sur les pilastres, aux quatre coins des fresques, qui célébraient le triomphe de la chair : les vingt jeunes hommes, heureux d’être nus, d’une splendeur de torse et de membres incomparable, d’une intensité de vie telle, qu’une folie du mouvement les emporte, les plie et les renverse, en des attitudes de héros. Et, entre les fenêtres, trônaient les géants, les Prophètes et les Sibylles, l’homme et la femme devenus dieux, démesurés dans la force de la musculature et dans la grandeur de l’expression intellectuelle : Jérémie, le coude appuyé sur le genou, la mâchoire dans la main, réfléchissant, au fond même de la vision et du rêve ; la Sibylle d’Érythrée, au profil si pur, si jeune en son opulence, un doigt sur le livre ouvert du destin ; Isaïe, à l’épaisse bouche de vérité, toute gonflée sous le charbon ardent, hautain, la face tournée à demi et une main levée, en un geste de commandement ; la Sibylle de Cumes, terrifiante de science et de vieillesse, restée d’une solidité de roc, avec son masque ridé, son nez de proie, son menton carré qui avance et s’obstine ; Jonas, vomi par la baleine, lancé là en un raccourci extraordinaire, le torse tordu, les bras repliés, la tête renversée, la bouche grande ouverte et criant ; et les autres, et les autres, tous de la même famille ample et majestueuse, régnant avec la souveraineté de l’éternelle santé et de l’éternelle intelligence, réalisant le rêve d’une humanité indestructible, plus large et plus haute. D’ailleurs, dans les cintres des fenêtres, dans les lunettes, des figures de beauté, de puissance et de grâce, naissaient encore, se pressaient, abondaient, les ancêtres du Christ, les mères songeuses aux beaux enfants nus, les hommes aux regards lointains, fixés sur l’avenir, la race punie, lasse, désireuse du Sauveur promis ; tandis que, dans les pendentifs des quatre angles, s’évoquaient, vivantes, des scènes bibliques, les victoires d’Israël sur l’esprit du mal. Et c’était enfin la colossale fresque du fond, Le Jugement dernier, avec son peuple grouillant de figures, si innombrables, qu’il faut des jours et des jours pour les bien voir, une foule éperdue, emportée dans un brûlant souffle de vie, depuis les morts que réveillent les anges de l’Apocalypse, sonnant furieusement de la trompette, depuis les réprouvés que les démons jettent à l’enfer, en grappes d’épouvante, jusqu’au Jésus justicier, entouré des apôtres et des saints, jusqu’aux élus radieux qui montent, soutenus par des anges, pendant que, plus haut encore, d’autres anges, chargés des instruments de la Passion, triomphent en pleine gloire. Et, pourtant, au-dessus de cette page gigantesque, peinte trente ans plus tard, dans toute la maturité de l’âge, le plafond garde son envolée, sa supériorité certaine, car c’était là que l’artiste avait donné son effort vierge toute sa jeunesse, toute la flambée première de son génie.

Alors, Pierre ne trouva qu’un mot. Michel-Ange était le monstre, dominant tout, écrasant tout. Et il n’y avait qu’à voir, sous l’immensité de son œuvre, les œuvres du Pérugin, du Pinturicchio, de Rosselli, de Signorelli, de Botticelli, et les fresques antérieures admirables, qui se déroulaient en dessous de la corniche, autour de la chapelle.

Narcisse n’avait pas levé les yeux vers la splendeur foudroyante du plafond. Abîmé d’extase, il ne quittait pas du regard Botticelli, qui a là trois fresques. Enfin, il parla, d’un murmure.

— Ah ! Botticelli, Botticelli ! l’élégance et la grâce de la passion qui souffre, le profond sentiment de la tristesse dans la volupté ! Toute notre âme moderne devinée et traduite, avec le charme le plus troublant qui soit jamais sorti d’une création d’artiste !

Stupéfait, Pierre l’examinait. Puis, il se hasarda à demander :

— Vous venez ici pour voir Botticelli ?

— Mais certainement, répondit le jeune homme d’un air tranquille. Je ne viens que pour lui, pendant des heures, chaque semaine, et je ne regarde absolument que lui… Tenez ! étudiez donc cette page : Moïse et les filles de Jéthro. N’est-ce pas ce que la tendresse et la mélancolie humaines ont produit de plus pénétrant ?

Et il continua, avec un petit tremblement dévot de la voix, de l’air du prêtre qui pénètre dans le frisson délicieux et inquiétant du sanctuaire. Ah ! Botticelli, Botticelli ! la femme de Botticelli, avec sa face longue, sensuelle et candide, avec son ventre un peu fort sous les draperies minces, avec son allure haute, souple et volante, où tout son corps se livre ! Les jeunes hommes, les anges de Botticelli, si réels, et beaux pourtant comme des femmes, d’un sexe équivoque, dans lequel se mêle la solidité savante des muscles à la délicatesse infinie des contours, tous soulevés par une gamme de désir dont on emporte la brûlure ! Ah ! les bouches de Botticelli, ces bouches charnelles, fermes comme des fruits, ironiques ou douloureuses, énigmatiques en leurs plis sinueux, sans qu’on puisse savoir si elles taisent des puretés ou des abominations ! Les yeux de Botticelli, des yeux de langueur, de passion, de pâmoison mystique ou voluptueuse, pleins d’une douleur si profonde, parfois, dans leur joie, qu’il n’en est pas au monde de plus insondables, ouverts sur le néant humain ! Les mains de Botticelli, si travaillées, si soignées, ayant comme une vie intense, jouant à l’air libre, s’unissant les unes aux autres, se baisant et se parlant, avec un souci tel de la grâce, qu’elles en sont parfois maniérées, mais chacune avec son expression, toutes les expressions de la jouissance et de la souffrance du toucher ! Et, cependant, rien d’efféminé ni de menteur, partout une sorte de fierté virile, un mouvement passionné et superbe soufflant, emportant les figures, un souci absolu de la vérité, l’étude directe, la conscience, tout un véritable réalisme que corrige et relève l’étrangeté géniale du sentiment et du caractère, donnant à la laideur même la transfiguration inoubliable du charme !

L’étonnement de Pierre grandissait, et il écoutait Narcisse, dont il remarquait pour la première fois la distinction un peu étudiée, les cheveux bouclés, taillés à la florentine, les yeux bleus, presque mauves, qui pâlissaient encore dans l’enthousiasme.

— Sans doute, finit-il par dire, Botticelli est un merveilleux artiste… Seulement, il me semble qu’ici Michel-Ange…

D’un geste presque violent, Narcisse l’interrompit.

— Ah ! non, non ! ne me parlez pas de celui-là ! Il a tout gâché, il a tout perdu. Un homme qui s’attelait comme un bœuf à la besogne, qui abattait l’ouvrage ainsi qu’un manœuvre, à tant de mètres par jour ! Et un homme sans mystère, sans inconnu, qui voyait gros à dégoûter de la beauté, des corps d’hommes tels que des troncs d’arbres, des femmes pareilles à des bouchères géantes, des masses de chair stupides, sans au-delà d’âmes divines ou infernales !… Un maçon, et si vous voulez, oui ! un maçon colossal, mais pas davantage !

Et, inconsciemment, chez lui, dans ce cerveau de moderne las, compliqué, gâté par la recherche de l’original et du rare, éclatait la haine fatale de la santé, de la force, de la puissance. C’était l’ennemi, ce Michel-Ange qui enfantait dans le labeur, qui avait laissé la création la plus prodigieuse dont un artiste eût jamais accouché. Le crime était là, créer, faire de la vie, en faire au point que toutes les petites créations des autres, même les plus délicieuses, fussent noyées, disparussent dans ce flot débordant d’êtres, jetés vivants sous le soleil.

— Ma foi, déclara Pierre courageusement, je ne suis pas de votre avis. Je viens de comprendre qu’en art la vie est tout et que l’immortalité n’est vraiment qu’aux créatures. Le cas de Michel-Ange me paraît décisif, car il n’est le maître surhumain, le monstre qui écrase les autres, que grâce à cet extraordinaire enfantement de chair vivante et magnifique, dont votre délicatesse se blesse. Allez, que les curieux, les jolis esprits, les intellectuels pénétrants raffinent sur l’équivoque et l’invisible, qu’ils mettent le ragoût de l’art dans le choix du trait précieux et dans la demi-obscurité du symbole, Michel-Ange reste le Tout-Puissant, le Faiseur d’hommes, le Maître de la clarté, de la simplicité et de la santé, éternel comme la vie elle-même !

Narcisse, alors, se contenta de sourire, d’un air de dédain indulgent et courtois. Tout le monde n’allait pas à la chapelle Sixtine s’asseoir pendant des heures devant un Botticelli, sans jamais lever la tête, pour voir les Michel-Ange. Et il coupa court, en disant :

— Voilà qu’il est onze heures. Mon cousin devait me faire prévenir ici, dès qu’il pourrait nous recevoir, et je suis étonné de n’avoir encore vu personne… Voulez-vous que nous montions aux chambres de Raphaël, en attendant ?

Et, en haut, dans les chambres, il fut parfait, très lucide et très juste pour les œuvres, retrouvant toute son intelligence aisée, dès qu’il n’était plus soulevé par sa haine des besognes colossales et du génial décor.

Malheureusement, Pierre sortait de la chapelle Sixtine ; et il lui fallut échapper à l’étreinte du monstre, oublier ce qu’il venait de voir, s’habituer à ce qu’il voyait là, pour en goûter toute la beauté pure. C’était comme un vin trop rude qui l’avait d’abord étourdi et qui l’empêchait de goûter ensuite cet autre vin plus léger, d’un bouquet délicat. Ici, l’admiration ne frappe pas en coup de foudre ; mais le charme opère avec une puissance lente et irrésistible. C’est Racine à côté de Corneille, Lamartine à côté d’Hugo, l’éternelle paire, le couple de la femelle et du mâle, dans les siècles de gloire. Avec Raphaël, triomphent la noblesse, la grâce, la ligne exquise et correcte, d’une harmonie divine ; et ce n’est plus seulement le symbole matériel superbement jeté par Michel-Ange, c’est une analyse psychologique d’une pénétration profonde, apportée dans la peinture. L’homme y est plus épuré, plus idéalisé, vu davantage par le dedans. Et, toutefois, s’il y a là un sentimental, un féminin dont on sent le frisson de tendresse, cela est aussi d’une solidité de métier admirable, très grand et très fort. Pierre peu à peu s’abandonnait à cette maîtrise souveraine, conquis par cette élégance virile de beau jeune homme, touché jusqu’au fond du cœur par cette vision de la suprême beauté dans la suprême perfection. Mais, si la Dispute du Saint-Sacrement et l’École d’Athènes, antérieures aux peintures de la chapelle Sixtine, lui parurent les chefs-d’œuvre de Raphaël, il sentit que, dans l’Incendie du Bourg, et plus encore dans l’Héliodore chassé du Temple et dans l’Attila arrêté aux portes de Rome, l’artiste avait perdu la fleur de sa divine grâce, impressionné par l’écrasante grandeur de Michel-Ange. Quel foudroiement, lorsque la chapelle Sixtine fut ouverte et que les rivaux entrèrent ! Le monstre avait procréé en bas, et le plus grand parmi les humains y laissa de son âme, sans jamais plus se débarrasser de l’influence subie.

Puis, Narcisse conduisit Pierre aux loges, à cette galerie vitrée, si claire et d’une décoration si délicieuse. Mais Raphaël était mort, il n’y avait là, sur les cartons qu’il avait laissés, qu’un travail d’élèves. C’était une chute brusque, totale. Jamais Pierre n’avait mieux compris que le génie est tout, que lorsqu’il disparaît, l’école sombre. L’homme de génie résume l’époque, donne, à une heure de la civilisation, toute la sève du sol social, qui reste ensuite épuisé, parfois pour des siècles. Et il s’intéressa davantage à l’admirable vue qu’on a des loges, lorsqu’il remarqua qu’il avait en face de lui, de l’autre côté de la cour Saint-Damase, l'étage habité par le pape. En bas, la cour avec son portique, sa fontaine, son pavé blanc, était claire et nue, sous le brûlant soleil. Cela n’avait décidément rien de l’ombre, du mystère étouffé et religieux, que les alentours des vieilles cathédrales du Nord lui avaient fait rêver. À droite et à gauche du perron qui menait chez le pape et chez le cardinal secrétaire, cinq voitures se trouvaient rangées, les cochers raides sur leurs sièges, les chevaux immobiles dans la lumière vive ; et pas une âme ne peuplait le désert de la vaste cour carrée, aux trois étages de loges vitrées comme des serres immenses ; et l’éclat des vitres, le ton roux de la pierre semblaient dorer la nudité du pavé et des façades, dans une sorte de majesté grave de temple païen, consacré au dieu du soleil. Mais ce qui frappa Pierre plus encore, ce fut le prodigieux panorama de Rome qui se déroule, sous ces fenêtres du Vatican. Il n’avait point songé que cela dût être, il venait d’être tout d’un coup saisi par cette pensée que le pape, de ses fenêtres, voyait ainsi Rome entière, étalée devant lui, ramassée, comme s’il n’avait eu qu’à étendre la main pour la reprendre. Et il s’emplit longuement les yeux et le cœur de ce spectacle inouï, car il voulait l’emporter, le garder, tout frémissant des rêveries sans fin qu’il évoquait.

Dans sa contemplation, un bruit de voix lui fit tourner la tête ; et il aperçut un domestique en livrée noire, qui, après s’être acquitté d’un message près de Narcisse, le saluait profondément.

Le jeune homme se rapprocha du prêtre, l’air très contrarié.

— Mon cousin, monsignor Gamba del Zoppo, me fait dire qu’il ne pourra nous recevoir ce matin. Il est pris, paraît-il, par un service inattendu.

Mais son embarras laissait voir qu’il ne croyait guère à cette excuse et qu’il commençait à soupçonner son parent de trembler de se compromettre, averti, terrifié sans doute par quelque bonne âme. Cela l’indignait d’ailleurs, obligeant et fort brave. Il finit par sourire, il ajouta :

— Écoutez, il y a peut-être un moyen de forcer les portes… Si vous pouvez disposer de votre après-midi, nous allons déjeuner ensemble, puis nous reviendrons visiter le Musée des Antiques ; et je finirai bien par rejoindre mon cousin, sans compter l’heureuse chance que nous avons de rencontrer le pape lui-même, s’il descend aux jardins.

Pierre, d’abord, à l’annonce de l’audience encore reculée, avait éprouvé le plus vif désappointement. Aussi, libre de sa journée entière, accepta-t-il très volontiers l’offre.

— Vous êtes trop aimable, et je ne crains que d’abuser… Merci mille fois.

Ils déjeunèrent en face de Saint-Pierre même, dans un petit restaurant du Borgo, dont les pèlerins faisaient l’ordinaire clientèle. On y mangeait fort mal, du reste. Puis, vers deux heures, ils firent le tour de la basilique, par la place de la Sacristie et par la place Sainte-Marthe, pour gagner, derrière, l’entrée du Musée. C’était un quartier clair, désert et brûlant, où le jeune prêtre retrouva, décuplée, la sensation de majesté nue et fauve, comme cuite au soleil, qu’il avait eue en regardant la cour Saint-Damase. Mais surtout, quand il contourna l’abside géante du colosse, il en comprit davantage l’énormité, toute une floraison d’architectures mises en tas, que bordent les espaces vides du pavé, où verdit une herbe fine. Il n’y avait là, dans cette immensité muette, que deux enfants, qui jouaient à l’ombre d’un mur. L’ancienne Monnaie des papes, la Zecca, devenue italienne et gardée par des soldats du roi, se trouve à gauche du passage conduisant au Musée ; tandis qu’en face, à droite, s’ouvre une porte d’honneur du Vatican, où veille un poste de la garde suisse ; et c’est par cette porte que passent les voitures à deux chevaux, qui, selon l’étiquette, amènent dans la cour Saint-Damase les visiteurs du cardinal secrétaire et de Sa Sainteté.

Ils suivirent le long passage, la rue qui monte entre une aile du palais et le mur des jardins pontificaux. Et ils arrivèrent enfin au Musée des Antiques. Ah ! ce Musée immense, composé de salles sans fin, ce Musée qui en contient trois, le très ancien Musée Pio-Clementino, le Musée Chiaramonti et le Braccio-Nuovo, tout un monde retrouvé dans la terre, exhumé, glorifié sous le plein jour ! Pendant plus de deux heures, le jeune prêtre le parcourut, passa d’une salle à une autre, dans l’éblouissement des chefs-d’œuvre, dans l’étourdissement de tant de génie et de tant de beauté. Ce n’étaient pas seulement les morceaux célèbres qui l’étonnaient, le Laocoon et l’Apollon des cabinets du Belvédère, ni le Méléagre, ni même le Torse d’Hercule. Il était pris plus encore par l’ensemble, par la quantité innombrable des Vénus, des Bacchus, des empereurs et des impératrices déifiés, par toute cette poussée superbe de belles chairs, de chairs augustes, célébrant l’immortalité de la vie. Trois jours auparavant, il avait visité le Musée du Capitole, où il avait admiré la Vénus, le Gaulois mourant, les merveilleux Centaures de marbre noir, la collection extraordinaire des bustes. Mais, ici, il retrouvait cette admiration décuplée jusqu’à la stupeur, par la richesse inépuisable des salles. Et, plus curieux peut-être de vie que d’art, il s’oublia de nouveau devant les bustes, où ressuscite si réelle la Rome historique, qui fut incapable certainement de l’idéale beauté de la Grèce, mais qui enfanta de la vie. Ils sont tous là, les empereurs, les philosophes, les savants, les poètes, ils revivent tous, avec une prodigieuse intensité, tels qu’ils étaient, étudiés et rendus scrupuleusement par l’artiste, dans leurs déformations, leurs tares, les moindres particularités de leurs traits ; et, de ce souci extrême de vérité, jaillit le caractère, une évocation d’une puissance incomparable. Rien n’est plus haut en somme, ce sont les hommes eux-mêmes qui renaissent, qui refont l’histoire, cette histoire fausse dont l’enseignement suffit à faire exécrer l’antiquité par les générations d’élèves. Dès lors, comme on comprend, comme on sympathise ! Et c’était ainsi que les moindres fragments de marbre, les statues tronquées, les bas-reliefs en morceaux, un seul membre même, bras divin de nymphe ou cuisse nerveuse de satyre, évoquaient le resplendissement d’une civilisation de lumière, de grandeur et de force.

Narcisse ramena Pierre dans la galerie des Candélabres, longue de cent mètres, et où se trouvent de fort beaux morceaux de sculpture.

— Écoutez, mon cher abbé, il n’est guère que quatre heures, et nous allons nous asseoir un instant ici, car il arrive, m’a-t-on dit, que le Saint-Père y passe parfois pour descendre aux jardins… Ce serait une vraie chance, si vous pouviez le voir, lui parler peut-être, qui sait ?… En tout cas, ça vous reposera, vous devez avoir les jambes rompues.

Il était connu de tous les gardiens, sa parenté avec monsignor Gamba del Zoppo lui ouvrait toutes les portes du Vatican, où il aimait venir passer ainsi des journées entières. Deux chaises étaient là, ils s’installèrent, et il se remit à parler d’art, immédiatement.

Cette Rome, quelle étonnante destinée, quelle royauté souveraine et d’emprunt que la sienne ! Il semble qu’elle soit un centre où le monde entier converge et aboutit, mais où rien ne pousse du sol même, frappé de stérilité dès le début. Il faut y acclimater les arts, y transplanter le génie des peuples voisins, qui, dès lors, y fleurit magnifiquement. Sous les empereurs, lorsqu’elle est la reine de la terre, c’est de la Grèce que lui vient la beauté de ses monuments et de ses sculptures. Plus tard, quand le christianisme naît, il reste chez elle tout imprégné du paganisme ; et c’est ailleurs, dans un autre terrain, qu’il produit l’art gothique, l’art chrétien par excellence. Plus tard encore, à la Renaissance, c’est bien à Rome que resplendit le siècle de Jules II et de Léon X ; mais ce sont les artistes de la Toscane et de l’Ombrie qui préparent le mouvement, qui lui en apportent la prodigieuse envolée. Pour la seconde fois, l’art lui vient du dehors, lui donne la royauté du monde, en prenant chez elle une ampleur triomphale. Alors, c’est le réveil extraordinaire de l’antiquité, c’est Apollon et c’est Vénus ressuscités, adorés par les papes eux-mêmes, qui, dès Nicolas V, rêvent d’égaler la Rome papale à la Rome impériale. Après les précurseurs, si sincères, si tendres et si forts, Fra Angelico, le Pérugin, Botticelli et tant d’autres, apparaissent les deux souverainetés, Michel-Ange et Raphaël, le surhumain et le divin ; puis, la chute est brusque, il faut attendre cent cinquante ans pour arriver au Caravage, à tout ce que la science de la peinture a pu conquérir, en l’absence du génie, la couleur et le modelé puissants. Ensuite, la déchéance continue jusqu’au Bernin, qui est le transformateur, le véritable créateur de la Rome des papes actuels, le jeune prodige enfantant dès sa dix-huitième année toute une lignée de filles de marbre colossales, l’architecte universel dont l’effrayante activité a terminé la façade de Saint-Pierre, bâti la colonnade, décoré l’intérieur de la basilique, élevé des fontaines, des églises, des palais sans nombre. Et c’était la fin de tout, car, depuis, Rome est sortie peu à peu de la vie, s’est éliminée davantage chaque jour du monde moderne, comme si, elle qui a toujours vécu des autres cités, se mourait de ne pouvoir plus leur rien prendre, pour s’en faire encore de la gloire.

— Le Bernin, ah ! le délicieux Bernin, continua à demi-voix Narcisse, de son air pâmé. Il est puissant et exquis, une verve toujours prête, une ingéniosité sans cesse en éveil, une fécondité pleine de grâce et de magnificence !… Leur Bramante, leur Bramante ! avec son chef-d’œuvre, sa correcte et froide Chancellerie, eh bien ! disons qu’il a été le Michel-Ange et le Raphaël de l’architecture, et n’en parlons plus !… Mais le Bernin, le Bernin exquis, dont le prétendu mauvais goût est fait de plus de délicatesse, de plus de raffinement, que les autres n’ont mis de génie dans la perfection et l’énormité ! L’âme du Bernin, variée et profonde, où tout notre âge devrait se retrouver, d’un maniérisme si triomphal, d’une recherche de l’artificiel si troublante si dégagée des bassesses de la réalité !… Allez donc voir, à la Villa Borghèse, le groupe d’Apollon et Daphné, qu’il fit à dix-huit ans, et surtout allez voir sa Sainte Thérèse en extase, à Sainte-Marie de la Victoire. Ah ! cette Sainte Thérèse ! Le ciel ouvert, le frisson que la jouissance divine peut mettre dans le corps de la femme, la volupté de la foi poussée jusqu’au spasme, la créature perdant le souffle, mourant de plaisir aux bras de son Dieu !… J’ai passé devant elle des heures et des heures, sans jamais épuiser l’infini précieux et dévorant du symbole.

Sa voix mourut, et Pierre, qui ne s’étonnait plus de sa haine sourde, inconsciente, contre la santé, la simplicité et la force, l’écoutait à peine, était lui-même tout à l’idée dont il se sentait de plus en plus envahi : la Rome païenne ressuscitant dans la Rome chrétienne, faisant d’elle la Rome catholique, le nouveau centre politique, hiérarchisé et dominateur du gouvernement des peuples. Avaitelle même jamais été chrétienne, en dehors de l’âge primitif des Catacombes ? C’était, en lui, un prolongement, une affirmation de plus en plus évidente des pensées qu’il avait eues au Palatin, à la voie Appienne, puis à Saint-Pierre. Et, le matin même, dans la chapelle Sixtine et dans la chambre de la Signature, au milieu de l’étourdissement où le jetait l’admiration, il avait bien compris la preuve nouvelle que le génie apportait. Sans doute, chez Michel-Ange et chez Raphaël, le paganisme ne reparaissait que transformé par l’esprit chrétien. Mais est-ce qu’il n’était pas à la base même ? est-ce que les nudités géantes de l’un ne venaient pas du terrible ciel de Jéhova, vu à travers l’Olympe ? est-ce que les idéales figures de l’autre ne montraient pas, sous le voile chaste de la Vierge, les chairs divines et désirables de Vénus ? Maintenant, Pierre en avait la conscience, il entrait dans son accablement un peu de gêne, car ces beaux corps prodigués, ces nudités glorifiant l’ardente passion de la vie, allaient contre le rêve qu’il avait fait dans son livre, le christianisme rajeuni donnant la paix au monde, le retour à la simplicité, à la pureté des premiers temps.

Tout d’un coup, il fut surpris d’entendre Narcisse qui, sans qu’il pût savoir par quelle transition, s’était mis à le renseigner sur l’existence quotidienne de Léon XIII.

— Oh ! mon cher abbé, à quatre-vingt-quatre ans, une activité de jeune homme, une vie de volonté et de travail, comme ni vous ni moi ne voudrions la vivre !… Dès six heures, il est debout, dit sa messe dans sa chapelle particulière, déjeune d’un peu de lait. Puis, de huit heures à midi, c’est un défilé ininterrompu de cardinaux, de prélats, toutes les affaires des congrégations qui lui passent sous les yeux, et je vous réponds qu’il n’en est pas de plus nombreuses ni de plus compliquées. À midi, le plus souvent, ont lieu les audiences publiques et collectives. À deux heures, il dîne. Vient alors la sieste, qu’il a bien gagnée, ou la promenade dans les jardins, jusqu’à six heures. Les audiences particulières, parfois, le tiennent ensuite pendant une heure ou deux. Il soupe à neuf heures, et il mange à peine, vit de rien, toujours seul à sa petite table… Hein ! que pensez-vous de l’étiquette qui l’oblige à cette solitude ? Un homme qui, depuis dix-huit ans, n’a pas eu un convive, éternellement à l’écart dans sa grandeur !… Et, à dix heures, après avoir dit le rosaire avec ses familiers, il s’enferme dans sa chambre. Mais, s’il se couche, il dort peu, il est pris de fréquentes insomnies, se relève, appelle un secrétaire, pour lui dicter des notes, des lettres. Lorsqu’une affaire intéressante l’occupe, il s’y donne tout entier, y songe sans cesse. C’est là sa vie, sa santé même : une intelligence continuellement en éveil, en travail, une force et une autorité qui ont le besoin de se dépenser… Vous n’ignorez pas, d’ailleurs, qu’il a longtemps cultivé avec tendresse la poésie latine. On dit aussi qu’il a eu la passion du journalisme, dans ses heures de lutte, au point d’inspirer les articles des journaux qu’il subventionnait, et même, assure-t-on, d’en dicter certains, lorsque ses idées les plus chères étaient en jeu.

Il y eut un silence. À chaque instant, dans cette immense galerie des Candélabres, déserte et solennelle, au milieu des marbres immobiles, d’une blancheur d’apparition, Narcisse allongeait la tête, pour voir si le petit cortège du pape n’allait pas déboucher de la galerie des Tapisseries, puis défiler devant eux, en se rendant aux jardins.

– Vous savez, reprit-il, qu’on le descend sur une chaise basse, assez étroite pour qu’elle puisse passer par toutes les portes. Et quel voyage ! près de deux kilomètres, au travers des loges, des chambres de Raphaël, des galeries de peinture et de sculpture, sans compter les escaliers nombreux, toute une promenade interminable, avant qu’on le dépose, en bas, dans une allée où une calèche à deux chevaux l’attend… Le temps est très beau, ce soir. Il va sûrement venir. Ayons quelque patience.

Et, pendant que Narcisse donnait ces détails, Pierre, également dans l’attente, voyait revivre devant lui toute l’extraordinaire Histoire. C’étaient d’abord les papes mondains et fastueux de la Renaissance, ceux qui avaient ressuscité passionnément l’antiquité, rêvant de draper le Saint-Siège dans la pourpre de l’Empire : Paul II, le Vénitien magnifique, qui avait bâti le palais de Venise, Sixte IV, à qui l’on doit la chapelle Sixtine, et Jules II, et Léon X, qui firent de Rome une ville de pompe théâtrale, de fêtes prodigieuses, des tournois, des ballets, des chasses, des mascarades et des festins. La papauté venait de retrouver l’Olympe sous la terre, dans la poussière des ruines ; et, comme grisée par ce flot de vie qui remontait du vieux sol, elle créait les musées, en refaisait les temples superbes du paganisme, rendus au culte de l’admiration universelle. Jamais l’Église n’avait traversé un tel péril de mort, car, si le Christ continuait d’être honoré à Saint-Pierre, Jupiter et tous les dieux, toutes les déesses de marbre, aux belles chairs triomphantes, trônaient dans les salles du Vatican. Puis, une autre vision passait, celle des papes modernes avant l’occupation italienne, Pie IX libre encore et sortant souvent dans sa bonne ville de Rome. Le grand carrosse rouge et or était traîné par six chevaux, entouré par la garde suisse, suivi par un peloton de gardes nobles. Mais, parfois, au Corso, le pape quittait le carrosse, poursuivait sa promenade à pied ; et, alors, un garde à cheval galopait en avant, avertissait, faisait tout arrêter. Aussitôt, les voitures se rangeaient, les hommes en descendaient pour s’agenouiller sur le pavé, tandis que les femmes, simplement debout, inclinaient la tête dévotement, à l’approche du Saint-Père, qui, d’un pas ralenti, allait ainsi avec sa cour jusqu’à la place du Peuple, souriant et bénissant. Et, maintenant, venait Léon XIII, prisonnier volontaire, enfermé dans le Vatican depuis dix-huit années, ayant pris une majesté plus haute, une sorte de mystère sacré et redoutable, derrière les épaisses murailles silencieuses, au fond de cet inconnu où s’écoulait la vie discrète de chacune de ses journées.

Ah ! ce pape qu’on ne rencontre plus, qu’on ne voit plus, ce pape caché au commun des hommes, tel qu’une de ces divinités terribles dont les prêtres seuls osent regarder la face ! Et il s’est emprisonné dans ce Vatican somptueux que ses ancêtres de la Renaissance avaient bâti et orné pour des fêtes géantes ; et il vit là, loin des foules, en prison, avec les beaux hommes et les belles femmes de Michel-Ange et de Raphaël, avec les dieux et les déesses de marbre, l’Olympe éclatant, célébrant autour de lui la religion de la lumière et de la vie. Toute la papauté baigne là, avec lui, dans le paganisme. Quel spectacle, lorsque ce vieillard frêle, d’une blancheur pure, suit ces galeries du Musée des Antiques, pour se rendre aux jardins ! À droite, à gauche, les statues le regardent passer, de toute leur chair nue ; et c’est Jupiter, et c’est Apollon, et c’est Vénus la dominatrice, et c’est Pan, l’universel dieu dont le rire sonne les joies de la terre. Des Néréides se baignent dans le flot transparent. Des Bacchantes roulent parmi les herbes chaudes, sans voile. Des Centaures galopent, emportant sur leurs reins fumants de belles filles pâmées. Ariane est surprise par Bacchus, Ganymède caresse l’aigle, Adonis incendie les couples de sa flamme. Et le blanc vieillard va toujours, balancé sur sa chaise basse, parmi ce triomphe de la chair, cette nudité étalée, glorifiée, qui clame la toute-puissance de la nature, l’éternelle matière. Depuis qu’ils l’ont retrouvée, exhumée, honorée, elle règne là de nouveau, impérissable ; et, vainement ils ont mis des feuilles de vigne aux statues, de même qu’ils ont vêtu les grandes figures de MichelAnge : le sexe flamboie, la vie déborde, la semence circule à torrents dans les veines du monde. Près de là, dans la Bibliothèque Vaticane, d’une incomparable richesse, où dort toute la science humaine, ce serait un danger plus terrible encore, une explosion qui emporterait le Vatican et même Saint-Pierre, si, un jour, les livres se réveillaient à leur tour, parlaient haut, comme parlaient la beauté des Vénus et la virilité des Apollons. Mais le blanc vieillard, si diaphane, semble ne pas entendre, ne pas voir, et les têtes colossales de Jupiter, et les torses d’Hercule, et les Antinoüs aux hanches équivoques, continuent à le regarder passer.

Impatient, Narcisse se décida à questionner un gardien, qui lui assura que Sa Sainteté était descendue déjà. Le plus souvent, en effet, pour raccourcir, on passait par une petite galerie couverte, qui débouchait devant la Monnaie.

— Descendons aussi, voulez-vous ? demanda-t-il à Pierre. Je vais tâcher de vous faire visiter les jardins.

En bas, dans le vestibule, dont une porte ouvrait sur une large allée, il se remit à causer avec un autre gardien, un ancien soldat pontifical, qu’il connaissait particulièrement. Tout de suite, celui-ci le laissa passer avec son compagnon ; mais il ne put lui affirmer que monsignor Gamba del Zoppo, ce jour-là, accompagnait Sa Sainteté.

— N’importe, reprit Narcisse, quand ils se trouvèrent tous les deux seuls dans l’allée, je ne désespère pas encore d’une heureuse rencontre… Et vous voyez, voici les fameux jardins du Vatican.

Ils sont très vastes, le pape peut y faire quatre kilomètres, par les allées du bois, puis en passant par la vigne et par le potager. Ces jardins occupent le plateau de la colline Vaticane, que l’antique mur de Léon IV entoure encore de toute part, ce qui les isole des vallons voisins, comme au sommet d’une enceinte de forteresse. Autrefois, le mur allait jusqu’au Château Saint-Ange ; et c’était là ce qu’on nommait la cité Léonine. Rien ne les domine, aucun regard curieux ne saurait y descendre, si ce n’est du dôme de Saint-Pierre, dont l’énormité seule y jette son ombre, par les brûlants jours d’été. Ils sont, d’ailleurs, tout un monde, un ensemble varié et complet, que chaque pape s’est plu à embellir : un grand parterre aux gazons géométriques, planté de deux beaux palmiers, orné de citronniers et d’orangers en pots ; un jardin plus libre, plus ombreux, où, parmi des charmilles profondes, se trouvent l’Aquilone, la fontaine de Jean Vesanzio, et l’ancien Casino de Pie IV ; les bois ensuite, aux chênes verts superbes, des futaies de platanes, d’acacias et de pins, que coupent de larges allées, d’une douceur charmante pour les lentes promenades ; et, enfin, en tournant à gauche, après d’autres bouquets d’arbres, le potager, la vigne, un plant de vigne très soigné.

Tout en marchant, au travers du bois, Narcisse donnait à Pierre des détails sur la vie du Saint-Père, dans ces jardins. Lorsque le temps le permet, il s’y promène tous les deux jours. Jadis, dès le mois de mai, les papes quittaient le Vatican pour le Quirinal, plus frais et plus sain ; et ils allaient passer les grandes chaleurs à Castel-Gandolfo, au bord du lac d’Albano. Aujourd’hui, le Saint-Père n’a plus, pour résidence d’été, qu’une tour de l’ancienne enceinte de Léon IV, à peu près intacte. Il y vient vivre les journées les plus chaudes. Il a même fait construire, à côté, une sorte de pavillon, pour y loger sa suite, de façon à s’y installer à demeure. Et Narcisse, en familier, entra librement, put obtenir que Pierre jetât un coup d’œil dans l’unique pièce, occupée par Sa Sainteté, une vaste pièce ronde, au plafond demi-sphérique, où le ciel est peint avec les figures symboliques des constellations, dont une, le Lion, a pour yeux deux étoiles, qu’un système d’éclairage fait étinceler la nuit. Les murs sont d’une telle épaisseur, qu’en murant une des fenêtres, on a pu ménager dans l’embrasure une sorte de chambre, où se trouve un lit de repos. Du reste, le mobilier ne se compose que d’une grande table de travail, une plus petite, volante, pour manger, un large et royal fauteuil, entièrement doré, un des cadeaux du jubilé épiscopal. Et l’on rêve aux journées de solitude, d’absolu silence, dans cette salle basse de donjon, fraîche comme un sépulcre, lorsque les lourds soleils de juillet et d’août brûlent au loin Rome anéantie.

Puis, c’étaient des détails encore. Un observatoire astronomique a été installé dans une autre tour, qu’on aperçoit, parmi les verdures, surmontée d’une petite coupole blanche. Il y a aussi, sous des arbres, un chalet suisse, où Léon XIII aime à se reposer. Il va parfois à pied jusqu’au potager, il s’intéresse surtout à la vigne, qu’il visite, pour voir si le raisin mûrit, si la récolte sera belle. Mais ce qui étonna le plus le jeune prêtre, ce fut d’apprendre que le Saint-Père était un déterminé chasseur, lorsque l’âge ne l’avait point encore affaibli. Il chassait au « roccolo », passionnément. À la lisière d’un taillis, des filets à larges mailles sont tendus, le long d’une allée, qu’ils bordent ainsi et ferment des deux côtés. Au milieu, sur le sol, on pose les cages des appeaux, dont le chant ne tarde pas à attirer les oiseaux du voisinage, les rouges-gorges, les fauvettes, les rossignols, des becfigues de toute espèce. Et, quand une bande était là, nombreuse, Léon XIII, assis à l’écart, guettant, tapait dans ses mains, effarait brusquement les oiseaux, qui s’envolaient et se prenaient par les ailes dans les grandes mailles des filets. Il n’y avait plus qu’à les ramasser, puis à les étouffer, d’un léger coup de pouce. Les becfigues rôtis sont un délicieux régal.

Comme il revenait par le bois, Pierre eut une autre surprise. Il tomba sur une Grotte de Lourdes, imitée en petit, reproduite à l’aide de rochers et de blocs de ciment. Et son émotion fut telle, qu’il ne put la cacher à son compagnon.

— C’est donc vrai ?… On me l’avait dit, mais je m’imaginais le Saint-père plus intellectuel, dégagé de ces superstitions basses.

— Oh ! répondit Narcisse, je crois que la Grotte date de Pie IX, qui avait une particulière reconnaissance à Notre-Dame de Lourdes. En tout cas, ce doit être un cadeau, et Léon XIII la fait entretenir, simplement.

Pendant quelques minutes, Pierre resta immobile, silencieux, devant cette reproduction, ce joujou enfantin de la foi. Des visiteurs, par zèle dévot, avaient laissé leurs cartes de visite, piquées dans les gerçures du ciment. Et ce fut pour lui une très grande tristesse, il se remit à suivre son compagnon, la tête basse, perdu dans une rêverie désolée sur l’imbécile misère du monde. Puis, à la sortie du bois, de nouveau en face du parterre, il leva les yeux.

Grand Dieu ! que cette fin d’un beau jour était exquise pourtant, et quel charme victorieux montait de la terre, dans cette partie adorable des jardins ! Plus que sous les ombrages alanguis du bois, plus même que parmi les vignes fécondes, il sentait là toute la force de la puissante nature, au milieu de ce parterre nu, désert, noble et brûlant. C’étaient à peine, au-dessus des gazons maigres, ornant avec symétrie les compartiments géométriques que les allées découpaient, quelques arbustes bas, des roseaux nains, des aloès, de rares touffes de fleurs à demi séchées ; et, dans le goût baroque d’autrefois, des buissons verts dessinaient encore les armes de Pie IX. Troublant seul le chaud silence, on n’entendait que le petit bruit cristallin du jet d’eau central, une pluie de gouttes qui retombaient perpétuellement d’une vasque. Rome entière avec son ciel ardent, sa grâce souveraine, sa volupté conquérante, semblait animer de son âme cette décoration carrée, vaste mosaïque de verdure, dont le demi-abandon, le délabrement roussi prenaient une mélancolique fierté, dans le frisson très ancien d’une passion de flamme qui ne pouvait mourir. Des vases antiques, des statues antiques, d’une nudité blanche sous le soleil couchant, bordaient le parterre. Et, dominant l’odeur des eucalyptus et des pins, plus forte aussi que l’odeur des oranges mûrissantes, une odeur s’élevait, celle des grands buis amers, si chargée de vie âpre, qu’elle troublait au passage, comme l’odeur même de la virilité de ce vieux sol, saturé de poussières humaines.

— C’est bien extraordinaire que nous n’ayons pas rencontré Sa Sainteté, disait Narcisse. Sans doute, la voiture aura pris par l’autre allée du bois, tandis que nous nous arrêtions à la tour de Léon IV.

Il en était revenu à son cousin, monsignor Gamba del Zoppo, il expliquait que la fonction de « Copiere », d’échanson du pape, que celui-ci aurait dû remplir, comme un des quatre camériers secrets participants, n’était plus qu’une charge purement honorifique, surtout depuis que les dîners diplomatiques et les dîners de consécration épiscopale avaient lieu à la Secrétairerie d’État, chez le cardinal secrétaire. Monsignor Gamba del Zoppo, dont la nullité poltronne était légendaire, ne semblait avoir d’autre rôle que de récréer Léon XIII, qui l’aimait beaucoup, pour ses flatteries continuelles et pour les anecdotes qu’il en tirait sur tous les mondes, le noir et le blanc. Ce gros homme aimable, obligeant même tant que son intérêt n’entrait pas en jeu, était une véritable gazette vivante, au courant de tout, ne dédaignant pas les commérages des cuisines ; de sorte qu’il s’acheminait tranquillement vers le cardinalat, certain d’avoir le chapeau, sans se donner d’autre peine que d’apporter les nouvelles, aux heures douces de la promenade. Et Dieu savait s’il trouvait sans cesse d’amples moissons à faire, dans ce Vatican fermé où s’agite un tel pullulement de prélats de toutes sortes, dans cette famille pontificale, sans femmes, composée de vieux garçons portant la robe, que travaillent sourdement des ambitions démesurées, des luttes sourdes et abominables, des haines féroces qui, dit-on, vont encore parfois jusqu’au bon vieux poison des anciens temps !

Brusquement, Narcisse s’arrêta.

— Tenez ! je savais bien… Voici le Saint-Père… Mais nous n’avons pas de chance. Il ne nous verra même pas, il va remonter en voiture.

En effet, la calèche venait de s’avancer jusqu’à la lisière du bois, et un petit cortège, qui débouchait d’une allée étroite, se dirigeait vers elle.

Pierre avait reçu au cœur un grand coup. Immobilisé avec son compagnon, caché à demi derrière le haut vase d’un citronnier, il ne put voir que de loin le blanc vieillard, si frêle dans les plis flottants de sa soutane blanche, marchant très lentement, d’un petit pas qui semblait glisser sur le sable. À peine put-il distinguer la maigre figure de vieil ivoire diaphane, accentuée par le grand nez, au-dessus de la bouche mince. Mais les yeux très noirs luisaient d’un sourire, curieusement, tandis que l’oreille se penchait à droite, vers monsignor Gamba del Zoppo, en train sans doute de terminer une histoire, gras et court, fleuri et digne. De l’autre côté, à gauche, marchait un garde noble ; et deux autres prélats suivaient.

Ce ne fut qu’une apparition familière, déjà Léon XIII montait dans la calèche fermée. Et Pierre, au milieu de ce grand jardin, brûlant et odorant, retrouvait l’émoi singulier qu’il avait ressenti, dans la galerie des Candélabres, quand il avait évoqué le passage du pape au travers des Apollons et des Vénus, étalant leur nudité triomphale. Là, ce n’était que l’art païen qui célébrait l’éternité de la vie, les forces superbes et toutes-puissantes de la nature. Et voilà qu’ici il le voyait baigner dans la nature elle-même, dans la plus belle, la plus voluptueuse, la plus passionnée. Ah ! ce pape, ce blanc vieillard promenant son Dieu de douleur, d’humilité et de renoncement, par les allées de ces jardins d’amour, aux soirs alanguis des ardentes journées de l’été, sous la caresse des odeurs, les pins et les eucalyptus, les oranges mûres, les grands buis amers ! Pan tout entier l’y enveloppait des effluves souverains de sa virilité. Comme il faisait bon de vivre là, parmi cette magnificence du ciel et de la terre, et d’y aimer la beauté de la femme, et de s’y réjouir dans la fécondité universelle ! Brusquement éclatait cette vérité décisive que, de ce pays de lumière et de joie, n’avait pu pousser qu’une religion temporelle de conquête, de domination politique, et non la religion mystique et souffrante du Nord, une religion d’âme.

Mais Narcisse emmenait le jeune prêtre, en lui contant encore des histoires, la bonhomie parfois de Léon XIII, qui s’arrêtait pour causer avec les jardiniers, les questionnait sur la santé des arbres, sur la vente des oranges, et aussi la passion qu’il avait eue pour deux gazelles, envoyées en cadeau d’Afrique, de jolies bêtes fines qu’il aimait à caresser, et dont il avait pleuré la mort. D’ailleurs, Pierre n’écoutait plus ; et, quand ils se retrouvèrent tous deux sur la place Saint-Pierre, il se retourna, il regarda une fois encore le Vatican.

Ses yeux étaient tombés sur la porte de bronze, et il se rappela que, le matin, il s’était demandé ce qu’il y avait derrière ces panneaux de métal, garnis de gros clous à tête carrée. Et il n’osait se répondre encore, il n’osait décider si les peuples nouveaux, avides de fraternité et de justice, y trouveraient la religion attendue par les démocraties de demain ; car il n’emportait qu’une impression première. Mais combien cette impression était vive et quel commencement de désastre pour son rêve ! Une porte de bronze, oui ! dure et inexpugnable, murant le Vatican sous ses lames antiques, le séparant du reste de la terre, si solidement, que rien n’y était plus entré depuis trois siècles. Derrière, il venait de voir renaître les anciens siècles, jusqu’au seizième, immuables. Les temps s’y étaient comme arrêtés, à jamais. Rien n’y bougeait plus, les costumes eux-mêmes des gardes suisses, des gardes nobles, des prélats, n’avaient pas changé ; et l’on retrouvait là le monde d’il y a trois cents ans, avec son étiquette, ses vêtements, ses idées. Si, depuis vingt-cinq années, les papes, par une protestation hautaine, s’enfermaient volontairement dans leur palais, le séculaire emprisonnement dans le passé, dans la tradition, datait de bien plus loin et présentait un danger autrement grave. Tout le catholicisme avait fini par y être enfermé comme eux, s’obstinant à ses dogmes, ne vivant plus, immobile et debout, que grâce à la force de sa vaste organisation hiérarchique. Alors, était-ce donc que, malgré son apparente souplesse, le catholicisme ne pouvait céder sur rien, sous peine d’être emporté ? Puis, quel monde terrible, tant d’orgueil, tant d’ambition, tant de haines et de luttes ! Et quelle prison étrange, quels rapprochements sous les verrous, le Christ en compagnie de Jupiter Capitolin, toute l’antiquité païenne fraternisant avec les Apôtres, toutes les splendeurs de la Renaissance entourant le pasteur de l’Évangile, qui règne au nom des pauvres et des simples ! Sur la place Saint-Pierre, le soleil déclinait, la douce volupté romaine tombait du ciel limpide, et le jeune prêtre restait éperdu, après ce beau jour, passé avec Michel-Ange, Raphaël, les Antiques et le Pape, dans le plus grand palais du monde.

— Enfin, mon cher abbé, excusez-moi, conclut Narcisse. Je vous l’avoue maintenant, je soupçonne mon brave cousin de ne pas vouloir se compromettre dans votre affaire… Je le verrai encore, mais vous ferez bien de ne pas trop compter sur lui.

Ce jour-là, il était près de six heures, lorsque Pierre revint au palais Boccanera. D’habitude, modestement, il passait par la ruelle et prenait la porte du petit escalier, dont il possédait une clé. Mais il avait reçu, le matin, une lettre du vicomte Philibert de la Choue, qu’il voulait communiquer à Benedetta ; et il monta le grand escalier, il s’étonna de ne trouver personne dans l’antichambre. Les jours ordinaires, lorsque Giacomo devait sortir, Victorine s’y installait, y travaillait à quelque ouvrage de couture, en toute bonhomie. Sa chaise était bien là, il vit même sur une table le linge qu’elle y avait laissé ; mais elle s’en était allée sans doute, il se permit de pénétrer dans le premier salon. Il y faisait presque nuit déjà, le crépuscule s’y éteignait avec une douceur mourante, et le prêtre resta saisi, n’osa plus avancer, en entendant venir du salon voisin, le grand salon jaune, un bruit de voix éperdues, des froissements, des heurts, toute une lutte. C’étaient des supplications ardentes, puis des grondements dévorateurs. Et, brusquement, il n’hésita plus, il fut emporté comme malgré lui, par cette certitude que quelqu’un se défendait, dans cette pièce, et allait succomber.

Quand il se précipita, ce fut une stupeur. Dario était là, fou, lâché en une sauvagerie de désir où reparaissait tout le sang effréné des Boccanera, dans son épuisement élégant de fin de race ; et il tenait Benedetta aux épaules, il l’avait renversée sur un canapé, la violentant, la voulant, lui brûlant la face de ses paroles.

— Pour l’amour de Dieu, chérie… Pour l’amour de Dieu, si tu ne souhaites pas que je meure et que tu meures… Puisque tu le dis toi-même, puisque c’est fini, que jamais ce mariage ne sera cassé, oh ! ne soyons pas malheureux davantage, aime-moi comme tu m’aimes, et laisse-moi t’aimer, laisse-moi t’aimer !

Mais, de ses deux bras tendus, pleurante, avec une face de tendresse et de souffrance indicibles, la contessina le repoussait, pleine elle aussi d’une énergie farouche, en répétant :

— Non, non ! je t’aime, je ne veux pas, je ne veux pas !

À ce moment, dans son grondement désespéré, Dario eut la sensation que quelqu’un entrait. Il se releva violemment, regarda Pierre d’un air de démence hébétée, sans même le bien reconnaître. Puis, il passa les deux mains sur son visage, les joues ruisselantes, les yeux sanglants ; et il s’enfuit, en poussant un soupir, un han ! terrible et douloureux, où son désir refoulé se débattait encore dans des larmes et dans du repentir.

Benedetta était restée assise sur le canapé, soufflante, à bout de courage et de force. Mais, au mouvement que Pierre fit pour se retirer également, très embarrassé de son rôle, ne trouvant pas un mot, elle le supplia d’une voix qui se calmait.

— Non, non, monsieur l’abbé, ne vous en allez pas… Je vous en prie, asseyez-vous, je désire causer avec vous un instant.

Il crut pourtant devoir s’excuser de son entrée si brusque, il expliqua que la porte du premier salon était entr'ouverte et qu’il avait seulement aperçu, dans l’antichambre, le travail de Victorine, laissé sur une table.

— Mais c’est vrai ! s’écria la contessina, Victorine devait y être, je venais de la voir. Je l’ai appelée, quand mon pauvre Dario s’est mis à perdre la tête… Pourquoi donc n’est-elle pas accourue ?

Puis, dans un mouvement d’expansion, se penchant à demi, la face encore brûlante de la lutte :

— Écoutez, monsieur l’abbé, je vais vous dire les choses, parce que je ne veux pas que vous emportiez une trop vilaine idée de mon pauvre Dario. Ça me ferait beaucoup de peine… Voyez-vous, c’est un peu de ma faute, ce qui vient d’arriver. Hier soir, il m’avait demandé un rendez-vous ici, pour que nous puissions causer tranquillement ; et, comme je savais que ma tante n’y serait pas aujourd’hui, à cette heure, je lui ai donc dit de venir… C’était fort naturel, n’est-ce pas ? de nous voir, de nous entendre, après le gros chagrin que nous avons eu, à la nouvelle que mon mariage ne sera sans doute jamais annulé. Nous souffrons trop, il faudrait prendre un parti… Et, alors, quand il a été là, nous nous sommes mis à pleurer, nous sommes restés longtemps aux bras l’un de l’autre, nous caressant, mêlant nos larmes. Je l’ai baisé mille fois en lui répétant que je l’adorais, que j’étais désespérée de faire son malheur, que je mourrais sûrement de ma peine, à le voir si malheureux. Peut-être a-t-il pu se croire encouragé ; et, d’ailleurs, il n’est pas un ange, je n’aurais pas dû le garder de la sorte, si longtemps sur mon cœur… Vous comprenez, monsieur l’abbé, il a fini par être comme un fou et par vouloir la chose que, devant la Madone, j’ai juré de ne jamais accorder qu’à mon mari.

Elle disait cela tranquillement, simplement, sans embarras aucun, de son air de belle fille raisonnable et pratique. Un faible sourire parut sur ses lèvres, quand elle continua.

— Oh, je le connais bien, mon pauvre Dario, et ça ne m’empêche pas de l’aimer, au contraire. Il a l’air délicat, un peu maladif même ; au fond, c’est un passionné, un homme qui a besoin de plaisir. Oui ! c’est le vieux sang qui bouillonne, j’en sais quelque chose, car j’ai eu des colères, étant petite, à rester par terre, et aujourd’hui encore, quand le grand souffle passe, il faut que je me batte contre moi-même, que je me torture, pour ne pas faire toutes les sottises du monde… Mon pauvre Dario ! il sait si mal souffrir ! Il est tel qu’un enfant dont les caprices doivent être contentés ; mais, au fond pourtant, il a beaucoup de raison, il m’attend, parce qu’il se dit que le bonheur sérieux est avec moi, qui l’adore.

Et Pierre vit alors se préciser pour lui cette figure du jeune prince, restée vague jusque-là. Tout en mourant d’amour pour sa cousine, il s’était toujours amusé. Un fond d’égoïsme parfait, mais un très aimable garçon quand même. Surtout une incapacité absolue de souffrir, une horreur de la souffrance, de la laideur et de la pauvreté chez lui et chez les autres. De chair et d’âme pour la joie, l’éclat, l’apparence, la vie au clair soleil. Et fini, épuisé, n’ayant plus de force que pour cette vie d’oisif, ne sachant même plus penser et vouloir, à ce point que l’idée de se rallier au régime nouveau ne lui était pas même venue. Avec ça, l’orgueil démesuré du Romain, la paresse mêlée d’une sagacité, d’un sens pratique du réel, toujours en éveil ; et, dans le charme doux et finissant de sa race, dans son continuel besoin de femme, des coups de furieux désir, une sensualité fauve qui parfois se ruait.

— Mon pauvre Dario, qu’il aille en voir une autre, je le lui permets, ajouta très bas Benedetta, avec son beau sourire. N’est-ce pas ? il ne faut point demander l’impossible à un homme, et je ne veux pas qu’il en meure.

Et, comme Pierre la regardait, dérangé dans son idée de la jalousie italienne, elle s’écria, toute brûlante de son adoration passionnée :

— Non, non, je ne suis pas jalouse de ça. C’est son plaisir, ça ne me fait pas de peine. Et je sais très bien qu’il me reviendra toujours, qu’il ne sera plus qu’à moi, à moi seule, quand je le voudrai, quand je le pourrai.

Il y eut un silence, le salon s’emplissait d’ombre, l’or des grandes consoles s’éteignait, une mélancolie infinie tombait du haut plafond obscur et des vieilles tentures jaunes, couleur d’automne. Bientôt, par un hasard de l’éclairage, un tableau se détacha, au-dessus du canapé où la contessina était assise, le portrait de la jeune fille au turban, si belle, Cassia Boccanera, l’ancêtre, l’amoureuse et la justicière. De nouveau, la ressemblance frappa le prêtre, et il pensa tout haut, il reprit :

— La tentation est la plus forte, il vient toujours une minute où l’on succombe, et tout à l’heure, si je n’étais pas entré…

Violemment, Benedetta l’interrompit.

— Moi, moi !… Ah ! vous ne me connaissez pas. Je serais mort, plutôt.

Et, dans une exaltation dévote extraordinaire, toute soulevée d’amour, et comme si la foi superstitieuse eût embrasé en elle la passion jusqu’à l’extase :

— J’ai juré à la Madone de donner ma virginité à l’homme que j’aimerai, seulement le jour où il sera mon mari, et ce serment, je l’ai tenu au prix de mon bonheur, je le tiendrai au prix de ma vie même… Oui, Dario et moi, nous mourrons s’il le faut, mais la sainte Vierge a ma parole, et les anges ne pleureront pas dans le ciel.

Elle était là tout entière, d’une simplicité qui pouvait d’abord paraître compliquée, inexplicable. Sans doute elle cédait à cette singulière idée de noblesse humaine que le christianisme a mise dans le renoncement et la pureté, toute une protestation contre l’éternelle matière, les forces de la nature, la fécondité sans fin de la vie. Mais, en elle, il y avait plus encore, un prix d’amour inestimable donné à la virginité, un cadeau exquis, d’une joie divine, qu’elle voulait faire à l’amant élu, choisi par son cœur, devenu le maître souverain de son corps, dès que Dieu les aurait unis. Pour elle, en dehors du prêtre, du mariage religieux, il n’y avait que péché mortel et abomination. Et, dès lors, on comprenait sa longue résistance à Prada, qu’elle n’aimait pas, sa résistance désespérée et si douloureuse à Dario, qu’elle adorait, mais à qui elle ne voulait s’abandonner qu’en légitime union. Et quelle torture, pour cette âme enflammée, que de résister à son amour ! Quel continuel combat du devoir, du serment fait à la Vierge, contre la passion, cette passion de sa race, qui, parfois, comme elle l’avouait, soufflait chez elle en tempête ! Tout ignorante et indolente qu’elle fût, capable d’une éternelle fidélité de tendresse, elle exigeait d’ailleurs le sérieux, le matériel de l’amour. Aucune fille n’était moins qu’elle perdue dans le rêve.

Pierre la regardait, sous le crépuscule mourant, et il lui semblait qu’il la voyait, qu’il la comprenait pour la première fois. Sa dualité s’accusait dans les lèvres un peu fortes et charnelles, les yeux immenses, noirs et sans fond, et dans le visage si calme, si raisonnable, d’une délicatesse d’enfance. Avec cela, derrière ces yeux de flamme, sous cette peau d’une candeur filiale, on sentait la tension intérieure de la superstitieuse, de l’orgueilleuse et de la volontaire, la femme qui se gardait obstinément à son amour, ne manœuvrant que pour en jouir, toujours prête, dans sa raison avisée, à quelque folie de passion qui l’emporterait. Ah ! comme il s’expliquait qu’on l’aimât ! comme il sentait qu’une créature si adorable, avec sa belle sincérité, sa fougue à se réserver pour se donner mieux, devait emplir l’existence d’un homme ! et qu’elle lui apparaissait bien la sœur cadette de cette Cassia délicieuse et tragique, qui n’avait pas voulu vivre avec sa virginité désormais inutile, et qui s’était jetée au Tibre, en y entraînant son frère, Ercole, et le cadavre de Flavio, son amant !

Dans un mouvement de bonne affection, Benedetta avait saisi les deux mains de Pierre.

— Monsieur l’abbé, voici une quinzaine de jours que vous êtes ici, et je vous aime bien, parce que je sens en vous un ami. Si vous ne nous comprenez pas du premier coup, il ne faut pourtant pas trop mal nous juger. Je vous jure que, si peu savante que je sois, je tâche toujours d’agir le mieux possible.

Il fut infiniment touché de sa bonne grâce, et il l’en remercia, en gardant un instant ses belles mains dans les siennes, car lui aussi se prenait pour elle d’une grande tendresse. Un rêve de nouveau l’emportait, être son éducateur, s’il en avait jamais le temps, ne pas repartir du moins sans avoir conquis cette âme aux idées de charité et de fraternité futures, qui étaient les siennes. N’était-elle pas l’Italie d’hier, cette créature admirable, indolente, ignorante, inoccupée, ne sachant que défendre son amour ? L’Italie d’hier, si belle et si endormie, avec sa grâce finissante, charmeresse dans son ensommeillement, et qui gardait tant d’inconnu au fond de ses yeux noirs, brûlants de passion ! Et quel rôle que de l’éveiller, de l’instruire, de la conquérir pour la vérité, le peuple des souffrants et des pauvres, l’Italie rajeunie de demain, telle qu’il la rêvait ! Même, dans le mariage désastreux avec le comte Prada, dans la rupture, il voulait voir une première tentative manquée, l’Italie moderne du Nord allant trop vite en besogne, trop brutale à aimer et à transformer la douce Rome attardée, grande encore et paresseuse. Mais ne pouvait-il reprendre la tâche, n’avait-il pas remarqué que son livre, après l’étonnement de la première lecture, était resté chez elle une préoccupation, un intérêt, au milieu du vide de ses journées, emplies de ses seuls chagrins ? Quoi ! s’intéresser aux autres, aux petits de ce monde, au bonheur des misérables ! était-ce possible, y avait-il donc là un apaisement à sa propre misère ? Et elle était émue déjà, et il se promettait de faire jaillir ses larmes, frémissant lui-même près d’elle, à la pensée de l’infini d’amour qu’elle donnerait, le jour où elle aimerait.

La nuit venait complète, et Benedetta s’était levée pour demander une lampe. Puis, comme Pierre prenait congé, elle le retint un instant encore dans les demi-ténèbres. Il ne la voyait plus, il l’entendait seulement répéter de sa voix grave :

— N’est-ce pas, monsieur l’abbé, vous n’emporterez pas une trop mauvaise opinion de nous ? Dario et moi, nous nous aimons, et ce n’est pas un péché, quand on est sage… Ah ! oui, je l’aime, et depuis si longtemps ! Figurez-vous, j’avais treize ans à peine, lui en avait dix-huit ; et nous nous aimions, nous nous aimions comme des fous, dans ce grand jardin de la villa Montefiori, qu’on a saccagé… Ah ! les jours que nous avons passés là, les après-midi entières, lâchés à travers les arbres, les heures vécues au fond de cachettes introuvables, à nous baiser, ainsi que des chérubins ! Lorsque venait le temps des oranges mûres, c’était un parfum qui nous grisait. Et les grands buis amers, mon Dieu ! comme ils nous enveloppaient, de quelle odeur puissante ils nous faisaient battre le cœur ! Je ne peux plus les respirer, maintenant, sans défaillir.

Giacomo apportait la lampe, et Pierre remonta chez lui. Dans le petit escalier, il trouva Victorine, qui eut un léger sursaut, comme si elle s’était postée là, à le guetter sortir du salon. Elle le suivit, elle causa, se renseigna ; et, tout d’un coup, le prêtre eut conscience de ce qui s’était passé.

— Pourquoi donc n’êtes-vous pas accourue, lorsque votre maîtresse vous a appelée, puisque vous étiez en train de coudre dans l’antichambre ?

D’abord, elle voulut faire l’étonnée, dire qu’elle n’avait rien entendu. Mais sa bonne figure de franchise ne pouvait mentir, riait quand même. Elle finit par se confesser, de son air brave et gai.

— Dame ! est-ce que ça me regardait, d’intervenir entre des amoureux ? Et puis, j’étais bien tranquille, je savais que le prince l’aime trop pour lui faire du mal, à ma petite Benedetta.

La vérité était que, comprenant ce dont il s’agissait, au premier appel de détresse, elle avait posé doucement son ouvrage sur la table et s’en était allée à pas de loup, pour ne pas avoir à déranger ses chers enfants, ainsi qu’elle les nommait.

— Ah ! la pauvre petite ! conclut-elle, comme elle a tort de se martyriser pour des idées de l’autre monde ! Puisqu’ils s’aiment, où serait le mal, grand Dieu ! s’ils se donnaient un peu de bonheur ? La vie n’est pas si drôle. Et quel regret, plus tard, le jour où il ne serait plus temps !

Resté seul, dans sa chambre, Pierre se sentit tout d’un coup chancelant, éperdu. Les grands buis amers ! les grands buis amers ! Comme lui, elle avait frissonné à leur âpre odeur de virilité, et ils revenaient, et ils évoquaient ceux des jardins pontificaux, des voluptueux jardins romains, déserts et brûlants sous l’auguste soleil. Sa journée entière se résumait, prenait clairement sa signification totale. C’était le réveil fécond, l’éternelle protestation de la nature et de la vie, la Vénus et l’Hercule qu’on peut enfouir pour des siècles dans la terre, mais qui en surgissent quand même un jour, qu’on peut vouloir murer au fond du Vatican dominateur, immobile et têtu, mais qui règnent même là et gouvernent le monde, souverainement.