Romantisme politique et politique réaliste

ROMANTISME POLITIQUE
ET
POLITIQUE RÉALISTE


Dottor Provido Siliprandi, ex-deputato : Capitoli teorico-pratici di Politica sperimentale, in considerazione dei mali d’Italia e della necessità di riformare lo Stato ; 3 vol. gr. in-8o 1898 ; Mantoue, typographie de la « Gazzetta. » — Professore Ercole Vidari : La presente Vita italiana politica e sociale : 1 vol. in-8o, 1899 ; Milan, Hœpli. — Giacomo Pagano : Le Forme di Governo e la loro Evoluzione popolare : 2 vol. in-8o 1900 ; Palerme, typographie « Lo Statuto. » — Duca di Gualtieri : Il Regime rappresentativo e la Società moderna : 1 vol. in-8o, 1900 ; Turin. Roux et Viarengo. — Professore G.-B. Milesi : La Riforma positiva del Governo parlamentare : 1 vol. gr. in-8o, 1900 ; Rome, Lœscher.


I

... Un système de gouvernement qui se peut comparer à la morphine ; la paix intérieure obtenue par toute sorte de concessions au jacobinisme théorique et pratique et à l’individualisme politique le plus insolent et le plus insensé ; tout le parlement, tout le gouvernement, presque tout le pays uniquement préoccupés de petites querelles de partis et de groupes, de clocher et de personnes;... le comble de la sagesse placé dans la politique du limaçon... Partout la lassitude, le mécontentement, l’aigreur, la mélancolie, l’ennui, et comme une hypocondrie dans toute la vie de la nation... Une indiscipline générale chez ceux qui doivent obéir, et, chez ceux qui doivent commander, une très sensible aversion du commandement. — Commandement conscient et plein, obéissance prompte et volontaire, deux choses dont la graine se va perdant. Tous les services de l’État s’en ressentent, et le temps n’est sûrement pas éloigné où ce sera un vrai malheur de recourir à l’action publique, un risque de s’adresser aux agens des diverses administrations, un danger de voyager sur les chemins de fer, un aléa de mettre une lettre à la poste, une ingénuité de confier un secret au télégraphe ; et ainsi de suite... La vie politique est devenue une mêlée féroce d’intrigues et de fange, d’où les hommes prudens et bien élevés se retirent, où les perfides et les effrontés se font gros et gras, tandis que les meilleurs esprits s’en détournent, troublés, paralysés, stérilisés... Les classes supérieures de la société se raccrochent à l’on ne sait quelle phraséologie académique qui voudrait exprimer des idées, mais qui n’est que le vide, avec ce sous-entendu qu’il n’y a pas à s’occuper de ce qui arrive, parce qu’il n’y a rien à y faire ; que le pays va politiquement à la ruine, parce qu’il ne peut pas n’y point aller ; et que l’anarchie, au bout d’un abrutissement général, est le but inévitable de cette romantique promenade. Les gendarmes, dit-on, y pourvoiront en temps opportun, si l’Etat réussit à sauver au moins la gendarmerie ! ...

En attendant, une centralisation pléthorique, une bureaucratie atteinte d’éléphantiasis, un efflanquement de tous les organismes civils et militaires;... des travaux publics colossalement et stupidement entrepris, si bien qu’il n’est pas de ville où l’on n’ait vu surgir à la douzaine les millionnaires improvisés ; le gaspillage élevé au rang d’institution et régnant dans tous les services ; chaque chose payée le double de ce qu’elle devrait coûter. Par là-dessus, une politique étrangère nerveuse, incohérente, tantôt affairée, tantôt effarée, et biscornue toujours... Une politique coloniale qui n’a été qu’une ronde sanglante. Des finances de mineur prodigue et dévoyé. Une corruption universelle ; la propagande la plus anti-sociale librement tolérée et favorisée ; la magistrature devenue la servante du pouvoir exécutif, en secondant les visées et les violences ; la banque faite politique et la politique faite banque. De toutes parts, la désaffection : personne ne combat plus du fond du cœur pour des institutions à qui manquent la sagesse et la force ; qui se sont montrées impuissantes à contenir les classes dans leur orbite naturelle ; impuissantes à rendre une saine justice ; impuissantes à conserver dans le peuple la paix religieuse ; et qui, en un mot, se sont fait une règle constante, en politique intérieure, d’être les amies de leurs ennemis et les ennemies de leurs amis...

Il est d’une probité élémentaire d’avertir, sans aller plus loin, le lecteur français, qui pourrait s’y tromper, que ce n’est pas de nous qu’il s’agit en ces pages véhémentes ; quelles sont à peu près, — sauf quelques abréviations, — traduites de M. le docteur Siliprandi ; et que tel est le tableau qu’il trace, non de la France, mais de l’Italie contemporaine. Tel est ce tableau ; ou plutôt telle est l’esquisse du tableau, car, plus loin, l’auteur le reprend, en recharge les lignes, accuse les reliefs, accumule les touches ; c’est le sujet d’un nouveau chapitre vers la fin de ses trois gros volumes, et voilà, du coup, deux cents pages encore, toutes les deux cents dans le même ton. Au premier aspect, il semble que la couleur en soit bien noire ; si noire que nous eussions hésité à en donner une reproduction même atténuée, si, pour notre malheur, la description ne s’appliquait à nous tout aussi bien qu’à nos voisins, si cette peinture faite d’après eux n’était comme notre propre portrait, et si les vérités qui leur sont dites n’étaient pas autant les nôtres que les leurs.

Ne croyez pas au moins que vous ayez affaire à quelque philosophe ou moraliste chagrin, de ceux qui voient toujours le monde et les hommes en laid, qui ne sont contens de rien, ni de personne, ni d’eux-mêmes, qui boudent et maugréent, enragent et bougonnent du matin au soir. Oh ! que non pas ! « Moi, s’écriait un jour devant nous un de ces écrivains qu’on est convenu d’appeler des « humoristes, » je n’ai qu’une qualité, mais je l’ai bien : je suis gai ! » et il disait cela, — ironie ou naïveté, — d’une voix sépulcrale et d’un air lugubre. De même, M. Siliprandi nous conte des choses sinistres, mais il a soin de nous prévenir qu’à son ordinaire il est gai ; et si donc il ne l’est plus quand il nous parle, c’est que les choses dont il nous parle dégagent véritablement de la tristesse. « Pendant une campagne électorale, nous confie-t-il, — et chacun sait que ce ne sont pas des soirs délicieux, — dans un moment où tant de passions s’agitaient furieuses autour de ma pauvre personne, un ami me disait : « Ce que j’admire en toi, c’est que tu vois et que tu goûtes toujours le côté plaisant de tout ce qui arrive et qui mettrait tout autre de la plus détestable humeur. » Le secret de cette parfaite égalité d’âme, M. Siliprandi ne se fait pas d’ailleurs prier pour le livrer : « J’ai pris une part très active au mouvement politique et administratif du milieu dans lequel j’ai vécu, et j’ai feint même, par nécessité, de m échauffer beaucoup, de me prononcer avec une grande énergie ; j’ai, des années durant, pataugé dans une quantité de choses qui étaient de vraies misères, et bataillé avec des hommes pitoyables. » Il a gardé pourtant sa sérénité : « C’est que j’étais bien pour les autres dans la pratique des affaires, mais que, pour moi, je me tenais tout à fait en dehors, et ne m’y mêlais qu’afin d’observer. »

Entré à la Chambre avec ce seul dessein : observer, le docteur Provido Siliprandi est un des rares députés qui, pendant leur législature, n’y aient jamais perdu leur temps. Être absent, quoique présent, être là pour le compte d’autrui, mais non pour son propre compte, il paraît que c’est, après le premier feu, le parti auquel se résolvent les sages ; et c’est ainsi, en écoutant patiemment déraisonner les raisonneurs, que William-Gérard Hamilton, — Hamilton « à l’unique discours, » — écrivit son piquant traité de la Logique parlementaire. Un si illustre exemple l’encourageant, M. Siliprandi a regardé de tous ses yeux, écouté de toutes ses oreilles ; il a vu, il a entendu ; et, comme ce qu’il voyait et ce qu’il entendait ne lui plaisait pas, il est sorti pour le dire crûment. Il est sorti désabusé, désillusionné à fond, et sans esprit ni espoir de retour. « A peine est-il besoin de faire remarquer, ajoute-t-il, que l’auteur, en publiant ce livre, a renoncé forcément à toute ambition personnelle, y compris celle, si modeste qu’elle soit, de redevenir député. Toute bornée que peut être son intelligence, elle ne l’est pas au point qu’il ne comprenne que quiconque aujourd’hui ose dire en Italie certaines choses qui sont dites ici brûle ses vaisseaux, et que tout avenir politique, au sens privé et utilitaire du mot, lui reste à jamais fermé. Pis encore, il s’expose à la haine, et peut-être à la vengeance. » Mais, de cela, il n’a cure, parce que, d’abord, il est d’un naturel placide ; parce qu’ensuite il s’est cuirassé de dédain ; et parce qu’enfin un sentiment l’anime qui est plus fort et que l’intérêt et que la crainte, qui est l’amour de son pays, vainqueur et destructeur de l’amour de soi-même :


Amor mi muove che mi fa parlare.


Ce qu’on voit à la Chambre italienne est donc bien terrible ? Mon Dieu ! à la Chambre française, et dans presque tous les parlemens d’Europe, d’Amérique et du monde, on en voit à peu près autant ; et quant à nous, sur ce point particulier, voici une quinzaine d’années que nous relevons les mêmes symptômes, posons le même diagnostic, et dénonçons le même mal. Chez tous les peuples possibles et sous tous les régimes imaginables, on voit le parlementarisme à base individualiste et à suffrage inorganique aboutir en somme à ce résultat qui n’a rien de séduisant : tumulte, désordre et stérilité.

Ce n’est pas seulement en Italie que ce système s’emploie non à contenir les volontés inconsidérées de la foule, mais à les exciter, à les développer et à les satisfaire, ou du moins à dépenser à tort et à travers dans l’illusoire espérance de les satisfaire ; et qu’alors, les uns demandant le plus pour avoir quelque chose, les autres ne donnant rien parce que le moins serait encore énorme, il reste une naturelle duperie, une grande « turlupinature » avec un mépris réciproque. Ce n’est pas là seulement que se révèle la double tendance de ceux qui font partie des assemblées à croire qu’ils sont tout et qu’ils peuvent tout, et de ceux qui n’en font pas partie à croire que les assemblées ne sont rien et ne peuvent rien. Ce n’est pas seulement en Italie que le parlement devient peu à peu étranger ou extérieur à la nation, et la nation de plus en plus indifférente ou hostile au parlement ; que l’opinion publique, trop simpliste pour distinguer entre les actes et les personnes, de goûts grossiers, chaque jour tiraillée et secouée violemment, se repaît de médisances, s’abreuve de calomnies, et que, par le discrédit mérité ou immérité des hommes qui figurent soit dans les Chambres soit au gouvernement, les Chambres en bloc et le gouvernement en soi tombent dans une déconsidération funeste au pays tout entier. Ce n’est pas seulement là que ce genre inférieur de parlementarisme établit le règne du verbe et de l’argent ; que la corruption est « un fait semi-institutionnel ; » ni là seulement que les deux types sociaux prédominans dans les assemblées sont ou l’exalté qui n’a pour y siéger d’autre titre que son furieux « emballement » ou le millionnaire qui n’a d’autre titre que ses millions ; ni là seulement que, sans le sou, Salomon lui-même ne serait pas élu, et qu’avec des écus, un âne bâté l’emporterait sur le Stagyrite en personne.

Sous toutes les latitudes et toutes les longitudes fleurit le politicien professionnel, n’ayant de métier que la politique ou, plus exactement, la représentation parlementaire, et, sous toutes, après l’uomo delinquente de Lombroso, on pourrait isoler du surplus de l’humanité, — comme M. Siliprandi s’en donne le malin plaisir, — une espèce curieuse, l’uomo parlamentare, dont les caractères principaux sont qu’il ne s’appartient pas, qu’il est perpétuellement suggestionné, et toujours dans l’état second, hypnotisé sur son élection ou sa réélection ; esclave tout à la fois de son collège qui l’exploite et de la presse qui le brime ou le berne, esclave aussi du gouvernement qui distribue les emplois et les grâces, ou révolté contre lui s’il n’en reçoit point sa bonne part ; possédé, selon les cas, de la manie de renverser à tout bout de champ les ministères ou de celle, non moins fatale, de les conserver à toute outrance ; n’agissant d’ailleurs que par calcul ou par passion, et dès lors, renversant les bons, conservant les mauvais ; en politique intérieure, empilant projets sur projets « jusqu’à la gastrite législative, » et, en politique extérieure, laissant tout aller jusqu’à ce qu’au plus petit échec, il se cabre et il sabre, casse tout, rase tout et change tout, de la forme des institutions à la couleur des timbres-poste… Mais, comme le député ne songe qu’à se faire réélire, le ministre ne songe qu’à garder le pouvoir et le fonctionnaire qu’à garder sa place ; pour quoi le député a besoin du ministre, qui a besoin du député, qui a besoin du fonctionnaire ; et par quoi continue, eu s’amplifiant, la mutuelle « turlupinature. » Le ministre dit : Do ut des au député, qui dit : Da ut dem au fonctionnaire, qui répond la même chose au député, qui la répète au ministre ; et de là, entre députés, l’association en groupes et sous-groupes pour s’emparer des fonctionnaires en terrorisant les ministres : discours-contrat-coalition, c’est à quoi, dans la pratique, se réduit tout le parlementarisme.

Et l’administration, l’on devine ce qu’elle peut être en de telles conditions : le fonctionnaire, ayant assez à faire que de se tenir sur la corde raide, ne pense pas un instant qu’il ait rien de plus à faire : comme tous les équilibristes, il demeure les bras croisés ou ne les étend que pour manœuvrer son balancier, avec des battemens désespérés lorsqu’il se sent choir : il fait le mort, il fait l’aimable, et les trois quarts du temps il dort… Mais soudain, un coup de sonnette,… et l’on se réveille en sursaut ; on court de-ci, on court de-là, on ordonne, on contre-ordonne, on tire à droite, on tire à gauche, on crie, on frappe, on arrache. Alors seulement la nation s’aperçoit qu’elle est administrée et gouvernée, mais elle découvre en même temps que son administration est hystérique et que son gouvernement est fou. Car l’État, ce qu’on appelle l’État, est tout en impressions et en impulsions, il n’a que des nerfs et n’a point de cervelle. Tout cela, tout cela, ces petits jeux électoraux des députés, de l’administration et du gouvernement, cette danse de Saint-Guy de l’État, voilà la vraie et la grande calamité, pire que la grêle pour les campagnes, pire que la pellagre pour le sang ! C’est tout cela qui fait les peuples latins de jour en jour plus misérables au fond, bien que revêtus à la surface du luxe en clinquant « d’une civilisation Christofle... »

Ainsi nous avons tous plus ou moins parlé ; ainsi parle à son tour M. Siliprandi, et j’ai résumé son discours, dont je crains sans doute d’avoir affaibli le pittoresque, mais je suis sûr du moins de ne l’avoir, ni adouci ni aigri.


II

Pourquoi les peuples latins plus que les autres ? C’est que, chez eux, le parlementarisme à base individualiste et à suffrage inorganique domine souverainement, tandis que, dans les pays germaniques, il n’existe guère que de nom, et, chez les peuples anglo-saxons, il est tout différent de ce qu’on le croit. C’est que si, en réalité, les Anglais vivent encore sous une forme d’État oligarchique, les Slaves en un État despotique et les Allemands semi-despotique, notre régime, à nous Latins, est une mixture de monarchie d’origine féodale, d’institutions représentatives de citoyens en tant que tels, de beaucoup d’apriorisme philosophique, et d’un peu de coutume anglaise. Ni de classique, ni des traditionnel, ni de national, et, pour tout dire, de latin, rien, pas l’ombre. Curieuse latinité, où il n’y a rien de latin ! Voilà le mal des nations latines, et voilà la cause de leur mal ; elles souffrent d’avoir emprunté ou de s’être laissé imposer un régime où il n’y a rien d’elles, qui n’était pas fait pour elles. Maintenant, voici, d’un mot, le nom de ce mal : c’est le romantisme politique.

Essayons de bien marquer ce qu’il faut entendre par là. Toute politique est romantique qui part du faux, et toute politique part du faux qui ne part pas du fait. Or, il n’y a de faits en politique que ceux qui sont donnés par l’histoire, et par une histoire déterminée. Toutes les fois que l’on s’écarte de ce principe fondamental, on tombe dans le faux. Mais, toutes les fois qu’en s’éloignant du fait on tombe dans le faux, autant de fois on verse dans le romantisme politique. Il ne sert de rien, en ce cas, que le système prenne des airs scientifiques à force de rigueur logique : au contraire, plus la logique en sera rigoureuse, plus elle sera dangereuse, si le point de départ est faux, c’est-à-dire si le point de départ n’est pas le fait, le fait national et social, donné par l’histoire pour cette nation précisément et précisément pour cette société.

C’était, au premier chef, du romantisme politique, que de vouloir transplanter dans l’Europe continentale, et en particulier chez les peuples latins, la constitution elles institutions anglaises qui n’y étaient pas transplantables, pour cette seule raison qu’elles n’avaient pu se développer en Angleterre que par un concours de circonstances dont presque aucune ne se retrouvait nulle part en dehors de l’Angleterre. D’une pareille extravagance il devait naître et il ne pouvait naître que ces formes politiques néo-latines, étrangement hybrides, mêlées de théories modernes aventureuses et de vieilles institutions décadentes. C’était encore du romantisme que de prétendre tirer une doctrine politique des élucubrations métaphysiques de la philosophie du siècle dernier. On en devait extraire et on ne pouvait en extraire qu’une lourde pâtée de mots, faite surtout de deux ingrédiens : liberté et égalité, auxquels on s’avisa d’ajouter aussi la fraternité comme condiment. Pour appeler les choses par leur nom, de la rencontre, de la conjonction de ces deux genres de romantisme politique, il devait sortir et il ne pouvait sortir que « le parlementarisme » dans le domaine des lois, et, dans l’ordre des idées, que « le libéralisme. »

Jamais illusions plus nobles, mais jamais impossibilités plus grandes ne furent conçues et poursuivies par les hommes. Le parlementarisme, avec son idéal de deux partis compacts, disciplinés, hiérarchisés, et tous deux, au reste, parfaitement constilutionnels et loyalistes, ayant leur personnel et leur programme, se faisant équilibre et se succédant au pouvoir, accomplissant l’un ce que l’autre n’eût ni pu ni voulu accomplir, et le second, à son retour, respectant ce qu’il n’eût pas voulu faire, mais qu’avait fait le premier ; le libéralisme, avec son stock d’adages et d’images, la liberté pourvoyant à tout, suffisant à tout, politiquement et économiquement, qu’il s’agît de passions ou d’intérêts, l’infaillible liberté, agissant à coup sûr, même par des voies détournées, contenant et donnant la solution de tous les problèmes, et, comme telle, comparée à la lance d’Achille, laquelle guérissait elle-même les blessures qu’elle avait causées ; la bonne liberté, confiante en l’excellence naturelle de l’homme et réalisant pleinement l’harmonie sociale par le plein épanouissement des individus ; tout cela n’était que du bric-à-brac romantique, parce que rien de cela ne correspondait à aucune espèce de réalité ; et tout cela en était si bien, qu’il n’y a presque point d’exagération à reprendre, en la renversant, la fameuse définition de Victor Hugo dans la Préface de Cromwell : « Le romantisme n’est que le libéralisme en littérature, » et à dire : « Le libéralisme n’est que le romantisme en politique. » Libéralisme et romantisme, c’étaient deux fils du même père ou du moins deux petits-fils du même grand-père, Jean-Jacques Rousseau.

Romantisme politique, que de prendre pour la règle ou pour la condition normale du régime parlementaire, applicable dans tous les temps et dans tous les pays, cette rencontre extraordinaire d’un peuple qui, pendant un certain moment de son histoire, semble ne connaître que deux partis seulement, les tories et les whigs ; romantisme, en tout cas, que de croire le phénomène durable et, comment dire ? reproductible à volonté, sans même tenir compte de l’extension du suffrage et sans voir que la division du corps élu en deux seuls partis n’est possible que là où le corps électoral se recrute en une seule et même classe de la société, dont les membres ne sont séparés entre eux que par des nuances d’opinion, nullement par des oppositions d’intérêt. — Et romantisme, d’autre part, que de prétendre fonder le gouvernement sur la liberté, sans réfléchir qu’il y a contradiction dans les termes, et que, les conséquences s’en développant jusqu’à l’extrême, à la limite ou bien le gouvernement ruine la liberté, ou bien la liberté supprime le gouvernement. Mais romantisme encore, de supposer que les hommes puissent vraiment vouloir la liberté pour les autres, ou que ce soit vraiment ce qu’ils veulent pour eux-mêmes, et qu’ils soient tous capables de la connaître et d’en jouir.

Dans la foule des gens qui se réclament d’elle, le plus grand nombre, — il y a déjà cinq siècles qu’on l’a dit, — « ne la veut que pour être tranquille, et le plus petit, que pour opprimer autrui. » Aussi, quand s’élève d’un coin discret, de quelque salon ou de quelque académie, comme un gémissement : « Les libéraux sincères deviennent de plus en plus rares ! » il est poli de l’écouter pieusement, mais il est sage de ne s’y point laisser prendre. Les libéraux sincères ne deviennent pas rares : ils l’ont toujours été. Ils ont toujours été des êtres d’exception, comme sont des êtres d’exception, — si même, à l’état d’exception, ce sont des êtres de chair et de sang, — les personnages du drame romantique, et, par exemple, toute révérence gardée, la courtisane à qui l’amour refait une virginité, ou le laquais de génie qu’une reine adore, une Marion Delorme ou un Ruy Blas. Les libéraux sont cela proprement et au pied de la lettre : des vers de terre amoureux d’une étoile ! Ils ont toujours été, et c’est leur destinée d’être toujours, en politique, des héros, des poètes, des saints ou des anges ; mais justement la politique ne se fait pas avec des anges. A mesure qu’augmente la puissance des masses, elle se fait de moins en moins avec des héros ou des poètes, et devant le suffrage universel les saints ne sont qu’en médiocre crédit : ils ne servent qu’à faire des martyrs.

Certes, il vaudrait mieux qu’il en fût autrement, mais tout de même il en est ainsi. On ne conteste pas la beauté de la chimère, mais on est bien forcé de constater la chimère. A persévérer dans ce romantisme, la vertu ne perd pas de son mérite ; mais elle risque de changer de nom, et l’on sait comment le plus réaliste des politiques contemporains qualifiait le libéralisme. Que si les libéraux protestent : « Mais nous ne sommes point, nous autres, des réalistes ! » il leur faut aussitôt répondre : « Aussi n’êtes-vous pas des politiques. » — C’est notre honneur d’être des idéalistes ! — Mais c’est, comme politiques, votre démission, car il n’y a de politique que de la réalité. Tout ce qu’on vous peut accorder, c’est qu’en certains pays, et en France particulièrement, l’idéalisme lui-même est une sorte de réalité, et que peut-être ce serait n’être pas tout à fait réaliste que de n’y être pas un peu idéaliste. Mais il ne saurait y avoir là qu’une question de mesure, et comme de dosage : quelques gouttes d’idéalisme à verser, pour lui donner saveur et couleur nationales, dans une politique dont la base, sans laquelle il n’y a plus de politique, ne peut être que de réalisme. Et non point au delà, et non point le contraire. Une machine se détraque à travailler à vide, et une nation s’épuise à n’étreindre que des ombres. Voiis dites que ces ombres sont divines : eh ! oui, elles le sont ; mais c’est du romantisme, que de suivre des ombres divines pour diriger une politique humaine.

Au résumé, le romantisme politique consiste foncièrement dans la subordination absolue du fait à l’idée, de l’idée nationale, en quelque sorte concrète, à la plus abstraite des idées générales, et de l’idée elle-même à la fantaisie pure et à la pure rêverie ; dans l’oubli complet des notions de temps et de lieu, dans l’élimination à peu près radicale des données historiques et la multiplication presque à l’infini des hypothèses théoriques ; puis, naturellement, parce qu’il est tout en idée et que l’idée s’exprime par les mots, dans le débordement des phrases et le déluge des formules : d’où le grand mensonge de la parole officielle, la grande fantasmagorie du bavardage d’État, la grande mystification et, à la longue, la grande désillusion ; après le « grand refus, » le grand dégoût. Par-dessus tout, le romantisme est essentiellement individualiste ; l’étant, il est anti-organique incorrigiblement, ou plutôt il est incapable de s’élever à la conception de l’organique ; et l’étant, il est voué irrémissiblement à l’anarchie.

Un n’insistera jamais trop sur ce point : le romantisme politique est une exaltation et une dilatation de l’individu, qu’il met partout, qui seul existe, pour lequel tout existe, et devant lequel tout disparaît. L’État, la nation, la société, ne sont alors, sous divers aspects, que l’agrégat des individus ; leur vie, prise dans l’espace, que l’addition et, dans le temps, que la succession des vies individuelles ; de là ce quelque chose de sautillant, de trépidant, de coupé et d’interrompu, qui fait que l’État semble vivre une série d’instans plutôt qu’une durée continue, et qui paraît frapper comme de syncopes chroniques la perpétuité de la vie nationale. Éminemment et presque exclusivement individualiste, par là inorganique, et par là anarchique, le romantisme politique est donc ce qu’il peut y avoir au monde de plus anti-politique.

Mais, si c’est là le romantisme, s’il est hautement anti-politique, et si, par conséquent, la politique est tout l’opposé, en quoi consiste-t-elle et, par opposition à l’autre, que doit-elle être ? Premièrement, s’il est individualiste, elle est sociale ; s’il n’est pas organique, elle l’est ; s’il fabrique de l’anarchie, elle tâche à faire de l’ordre. S’il croit que l’individu est pour lui seul ou que la société n’est que pour les individus, elle sait que la société est pour elle-même et par elle-même, que les individus sont pour elle, et non pas elle pour eux ; elle qui demeure pour eux qui passent. Dans les constructions du droit public, elle ne sacrifie pas étourdiment l’Etat à l’individu ; elle ne supprime légèrement ni l’étendue, ni la durée ; [individu tout proche et éphémère est son moyen, mais la société séculaire et entière, en son ensemble et plus loin que le présent, est sa fin. La liberté n’est donc pas son objet, mais seulement, quand il se peut, l’un de ses procédés ou de ses instrumens. Elle ne conçoit pas et ne combine pas le gouvernement pour les individus, mais pour la société, pour cette société, la nation. Elle n’est pas constamment sous le coup de l’hallucination individualiste ; elle a une vision à la fois plus nette et plus vaste. Ce n’est pas d’individus valant parce que tels et comme tels qu’elle se met en quête, ce n’est pas d’eux qu’elle fait le fondement des institutions ; mais bien des forces sociales qui sont en eux, dont ils sont les intermédiaires ou les conducteurs ; c’est sur ces forces sociales, sur ces fonctions sociales, non point sur les individus, qu’elle assied l’établissement constitutionnel.

Et quant à sa méthode, par opposition au romantisme qui part de l’idée, elle part du fait ; elle se soucie moins de la logique que de la réalité, et même elle s’en méfierait peut-être, car la réalité sociale est très complexe, mais la logique est souvent très simple, plus simple que la vie ; elle réintroduit parmi ses élémens les notions de temps et de lieu et réinscrit parmi ses conditions toutes les circonstances et toutes les contingences ; elle n’a la superstition ni de la monarchie, ni de la démocratie, ni du parlementarisme, ni du libéralisme toujours et quand même, ni de nul autre régime, ou de nulle autre doctrine supérieurs et nécessaires ; elle a horreur des mots, ou, plus exactement, elle tâche de ne les prendre que pour ce qu’ils sont et de ne pas prendre des phrases pour des idées, des idées pour des faits, et des fantômes pour des hommes ; elle n’est pas idéaliste, mais réaliste ; pas métaphysique, mais, si l’on peut le dire, physique ; pas théorique, mais historique. Et ici, après avoir touché le mal et la cause du mal, on en vient à apercevoir le remède. Quels sont les peuples qui grandissent ? ceux qui ont dans leur politique conservé et exercé le sens réaliste ; et quels sont les peuples qui restent stationnaires ou décroissent ? ceux qui se sont perdus dans le romantisme. La conséquence s’impose : et c’est que, rejetant le romantisme, il faut revenir à la politique réaliste.


III

Il y faut revenir dans la pensée et dans l’action, dans la science et dans la pratique ; mais, dans l’une et dans l’autre, re- tourner à la politique réaliste, à la politique expérimentale, c’est prendre l’habitude de se reporter sans cesse à l’histoire. Elle est la maîtresse de la vie et l’école de la politique. Il n’y a point de politique actuelle à laquelle toute l’histoire ne soit sous-jacente, qui puisse s’isoler ou se séparer d’elle, qui ne s’y rattache et n’y tienne par tous ses fils, qui ne soit ou en adhérence avec elle ou en pleine incohérence. Même lorsqu’elle semble innover, et qu’on dirait quelque commencement, la politique est toujours une suite, et n’est qu’un temps de l’histoire : il ne naît pas ainsi « d’ordres nouveaux des choses. » et leurs ordres anciens ne disparaissent pas ; la politique ne se crée pas, l’histoire ne se perd pas ainsi ; Πάντα ῥεῖ, la politique, c’est l’histoire qui coule. — D’où l’axiome : Pour faire la politique, connaître l’histoire. Dira-t-on que nous en connaissons peu, et que ce peu encore, nous le connaissons mal ? Il est possible, il est même certain ; mais ni Machiavel, ni Guichardin, ni aucun des ambassadeurs florentins ou vénitiens n’en savait davantage ; bien moins encore ; et ce furent pourtant des politiques expérimentaux, qui surent tirer d’une histoire imparfaite une science politique vraie. Ce furent de vrais politiques, parce que ce furent de vrais réalistes en politique. Le romantisme politique nous est venu d’ailleurs, mais la politique réaliste nous vient d’eux ; c’est elle qui, par eux, est classique pour nous ; il est chez nous d’importation anglo-saxonne ou germanique, mais elle est indigène, latine ; elle est de chez nous, elle est nous-mêmes ; si nous voulons enfin revenir à nous, c’est à elle que nous devons revenir.

Mais revenir au réalisme politique et s’y tenir, à la vérité, cela n’est point aisé. Car cela suppose d’abord qu’on a pu mettre son esprit dans cet état de grâce spécial que réclame la politique expérimentale, c’est-à-dire le purger de toute métaphysique : il ne servirait en effet à rien d’avoir une bonne méthode, si l’instrument lui-même était faussé. Mais, si difficile que cela soit pour tout le monde, cela, quoi qu’on en dise, n’est cependant pas plus difficile pour nous que pour d’autres : cette aptitude au réalisme politique, nous l’avons eue, — tant de grands noms en témoignent, — et nous la pouvons retrouver : la métaphysique ne nous est même pas autant qu’à d’autres constitutive et congénitale ; il n’y a guère qu’un siècle qu’elle nous a été inoculée. Ne nous émouvons pas des « cris de singe » que quelques-uns pourront pousser, comme dit M. Siliprandi, — qui a l’épithète un peu vive, — et, sans nous laisser accrocher au passage par les étrangers et les « étrangéroïdes, » reprenons la pente, à tort abandonnée, de notre génie national.

Et puis, il nous faut purger notre esprit de cette espèce d’orgueil ou d’amour-propre qui nous porte à considérer les événemens contemporains comme tout à fait exceptionnels, comme n’ayant pas eu d’analogues dans le passé, et comme si grands ou si originaux qu’ils n’eussent pu être vécus auparavant par des hommes qui n’étaient pas nous. Le purger aussi de la foi au miracle politique, à la vertu magique de certaines syllabes, à la puissance fatidique de certaines dates, à tous ces abracadabra modernes qui ne sont pas moins ridicules ni moins décevans que ceux de l’antique sorcellerie, et qui ne feront pas plus la lumière que les anciens ne faisaient la nuit. L’humanité ne s’est pas, en cent ans, transformée de fond en comble, alors qu’en des milliers d’années, elle s’était à peine transformée à la surface. Les révolutions qui la secouent, et celles même qui paraissent la bouleverser, ne la laissent évidemment pas toute semblable à ce qu’elle était, mais non plus ne l’en rendent pas toute différente. Ce peuvent être de grandes coupures ; mais pourtant toutes les fibres ne pendent pas tranchées ; par-dessus ou par-dessous, les tronçons du corps national et les époques de la vie nationale se rejoignent, et il le faut bien ; sinon, il n’y aurait plus ni corps national, ni vie nationale : la nation serait morte. N’est-ce pas déjà trop que, depuis, elle s’en aille, boitant, buttant et cahotant, par saccades, comme les ataxiques ?

Mais croire que tout d’un coup tout change, et qu’il n’y a plus rien aujourd’hui de ce qui était hier, et qu’il n’y avait rien hier de ce qui est aujourd’hui, est une erreur qui confine à la niaiserie. Et il était d’un symbolisme bon pour enseigne de charlatan, ce petit tableau qui illustrait un de nos Manuels civiques les plus recommandés. Un trait le partageait en deux par le milieu : le panneau de gauche portait ce titre : Avant, et celui de droite : Après 1789. Avant, on voyait un paysan hâve, décharné, suant à gouttes, courbé à se casser l’échine, une de ces bêtes humaines décrites par La Bruyère, — dont on ne nous épargnait pas du reste la citation, — grattant d’un hoyau démanché la terre rebelle ; Après, un heureux gaillard épanoui dans la joie de vivre, frais et dodu, redressé, n’ayant plus qu’à cueillir les fruits que le sol mêle spontanément aux fleurs, et qui se promenait, j’allais dire la canne à la main, parmi la nature riante. Et non seulement, avant, la terre était ingrate, mais le ciel même était chargé de nuages ; il pleuvait, ventait, tonnait ; et non seulement, après, la terre était féconde, mais le ciel était inondé de soleil, dans la paix sereine d’un azur sans tache. Il ne manquait à l’idylle que des anges jouant, en un coin, de la flûte ou de la cithare : mais on devine peut-être pourquoi l’auteur n’en avait pas mis ! Ne l’oublions pas : c’était le seul hommage que ce fameux positiviste rendît ici à la réalité.

Donc, pas de miracle politique ; il pleuvait avant, mais il pleuvra encore après : et sous le soleil il peut y avoir du nouveau, mais le soleil lui-même n’est pas nouveau. — Une fois l’esprit libre de métaphore et de métaphysique, le sens de l’organique et de l’historique, le sens du continu reconquis, et, pour tout dire, s’étant mis dans la disposition nécessaire, on passera alors à l’observation. La première qualité du politique réaliste, c’est de bien voir. Bien voir, c’est voir ce qui est, ne pas voir ce qui n’est pas, voir les choses comme elles sont, où elles sont, sous leurs divers aspects, en elles-mêmes et dans leur rapport entre elles, en leurs proportions et à leur plan. Pour bien voir, ne pas regarder trop loin, ni regarder de trop près, ni au télescope, ni au microscope, ne se servir ni de verres grossissans, ni de verres de couleur. C’est le travers ordinaire et le commun péché des philosophes, même positivistes, de donner inconsciemment et comme naïvement des entorses à la réalité pour la faire rentrer dans leur système ; s’ils sont en désaccord sur quelque point, la réalité a tort et non point le système ; un coup de pouce, elle entrera. Ainsi telle ou telle secte nie le phénomène religieux, et, parce qu’il la gêne, se refuse à le reconnaître ; mais, au contraire, que doit faire la politique expérimentale ? Admettre ce fait qui, pour être idéal, n’en est pas moins réel, qui est un fait social, et dont, à ce titre, il n’est pas permis à la politique de ne pas tenir compte, sous peine de n’être plus ni réaliste, ni scientifique. Aussi bien, la philosophie positive est une chose et la politique réaliste une autre chose. Rien n’empêche même qu’on puisse être réaliste en politique et idéaliste en philosophie ; rien absolument ; et combien de politiques expérimentaux, à la catégorie desquels appartiennent plus ou moins tous les vrais hommes d’État, ont été religieux, voire superstitieux ! Bismarck en fut, de nos jours, un assez bel exemple. Et réciproquement on peut être positiviste en philosophie et, en politique, idéologue ; car l’idéologie commence justement, en ce cas, dès que le préjugé positiviste colore tout de positivisme. Mais c’est là le danger ; et, que l’on soit en philosophie ce qu’on voudra, il ne faut être que réaliste en politique.

Il ne faut pas non plus viser trop loin ; il faut soigneusement circonscrire le champ de sa lunette. Si c’est le défaut des philosophes d’employer des verres teintés, c’est celui des sociologues de regarder volontiers à l’autre bout du monde. Ils sont comme possédés de l’étrange manie d’aller chercher leurs argumens dans les sociétés primitives, chez les Fuégiens, les Andamans, les Basoutos, chez les nègres fétichistes et anthropophages, tous, à l’imitation de Spencer, et sur la foi de missionnaires ou de voyageurs, dont les renseignemens valent ce qu’ils valent et qui comprennent ce qu’ils comprennent, à peu près de la même manière qu’au XVIIIe siècle, Montesquieu et les autres les allaient chercher à la Chine, telle que la dépeignaient les Lettres édifiantes ; car vous entendez bien que, pour la plupart, eux-mêmes n’y sont point allés, et qu’ils ont bien fait d’ailleurs de n’y point aller, puisque ce n’est ni sur les Basoutos, ni sur les Andamans, ni sur les Fuégiens que nous avons besoin d’être éclairés, ni sur les sociétés sauvages qui ne ressemblent pas du tout à la nôtre, mais sur la nôtre, et que nous ne pouvons l’être que par l’étude de cette société même ou de sociétés très voisines et toutes pareilles. Ce n’est pas le rituel ou le coutumier d’une politique nègre que nous demandons, mais bien le code ou le manuel d’une politique civilisée. À tout le moins, si l’on nous offre les leçons de quelque histoire africaine ou asiatique, que ce ne soit pas sans faire, au préalable, la preuve par notre histoire nationale, et des histoires toutes pareilles ou très voisines. Mais c’est ce dont, en général, ne se soucient guère les sociologues, qui sont, — je ne sais si c’est la richesse de la rime qui appelle cette comparaison fâcheuse, — comme les astrologues de la politique. Ce sont grands tireurs d’horoscopes et fabricateurs d’almanachs sur les destins les plus reculés des humanités les plus baroques. Eh ! mon ami,

Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta tête ?


À ce double titre, parce qu’elle regarde trop loin, et qu’elle veut trop embrasser, parce qu’aussi, dans sa partie doctrinale, ce n’est pour ainsi dire qu’une vaste, métaphore montée sur une armature de métaphysique, la sociologie, en son état présent, et quelles que soient ses prétentions, qui ne sont pas minces, sert bien plus le romantisme que le réalisme politique.

Au demeurant, la sociologie et la politique sont deux domaines contigus, mais non un seul et même domaine : ni la sociologie n’est la politique, ni la politique n’est la sociologie. La politique, en tant que science, est une science en soi, avec une quantité à elle propre de matière observable, indépendante ou distincte de celle des autres sciences. Ce n’est assurément pas à dire qu’elle ne puisse pas, ou même parfois ne doive pas recourir à d’autres, s’appuyer sur d’autres, mais seulement comme auxiliaires ; et de ces auxiliaires de la politique sont notamment l’histoire, la statistique, la psychologie, la sociologie elle-même, qui néanmoins ne se confondent pas avec elle. Il lui faut des faits, elles les lui fournissent ; et du reste il ne lui en faut pas beaucoup ; il suffit que ce soient des faits certains, directs, politiquement probans ; à ses fins, c’est elle qui les choisit, les classe, les analyse ; et, après quoi, c’est elle qui, là-dessus, travaille.

Travail ardu ; en effet, ce n’est pas tout de bien voir ; quand on a bien vu, il faut encore bien déduire ou bien induire, bien contrôler, bien confronter et bien conclure ; le premier venu n’en est pas capable ; loin de là. On vient de montrer que les philosophes, parce qu’ils sont communément gens à système, et les sociologues, parce qu’ils ne savent pas se borner, ont à la science politique vraie comme une sorte d’inaptitude fonctionnelle. D’autres, les économistes par exemple, ne sont pas mieux doués ou mieux préparés, parce qu’ils sont trop « unilatéraux, » qu’ils n’aperçoivent jamais que le côté économique des choses, et que toutes choses indifféremment sont par eux ramenées à la seule économie politique. Avec le moellon du libre-échange et le mortier de l’offre et de la demande, ils vous bâtissent en un instant une théorie économique de la politique, de la morale ou de la religion même ; mais c’est toujours le Palais des illusions, toujours un castel romantique. D’autres, venus d’autres spécialités, justement parce qu’ils se sont depuis longtemps spécialisés et comme localisés en telle ou branche du savoir, apportent dans la politique des habitudes et des procédés qui étaient excellens ailleurs, qui seraient désastreux ici ; un chimiste, un mathématicien, un littérateur, peuvent être de piètres politiques, et il y a même toutes chances pour qu’ils le soient. Être, comme on dit, « un intellectuel, » ce n’est point porter sur soi toutes les clefs de la politique.

De tous, c’est le littérateur que ses études en rapprocheraient le plus ou écarteraient le moins, puisqu’il lui a fallu entrer assez avant dans la connaissance de l’histoire, et que l’histoire est comme le sous-sol de la politique ; mais, si c’est un littérateur véritablement digne de ce nom, il ne résistera pas au charme qu’exercera sur lui une idée artistiquement belle : l’art « même et sa propre personnalité l’égareront. M. Siliprandi cite à ce propos un passage où le chef reconnu de l’école naturaliste, le pontife incontesté du réalisme littéraire, dévoile aux nations ses vues sur l’avenir politico-social. Et, tout en protestant de son respect et de son admiration pour le maître, tout en s’excusant galamment et en jurant qu’il y a bien pourtant quelque chose, le bon Italien, de sa pointe aiguë, a vite crevé le ballon : « Ce sont, s’écrie-t-il, girandoles que font les Romains à Piazza del Popolo ! » En d’autres termes : « On y voit trente-six mille chandelles ! » Ou encore : « Et le reste n’est que littérature, » soit dit (pour être aussi courtois que M. Siliprandi) sans offenser les romanciers, dont nous ne prions le Seigneur de nous garder qu’en politique seulement.

Mais qu’il nous garde surtout des médecins et des avocats ! Les médecins, assure-t-on, sont particulièrement redoutables en politique, parce que, ne connaissant et n’estimant que ce qui a rapport à leur art, ils font une assimilation superficielle entre la société et le corps humain, et veulent à toute force traiter l’une comme ils traitent l’autre ; laissez-les faire, et ils l’empoisonneront de leurs drogues ; vous pouvez vous en fier à eux : selon le plus délicieux de leurs euphémismes, « le malade mourra guéri. » Si, pour les médecins, tout se soigne, pour les avocats, tout se plaide : souffle le vent du pour ou du contre, souffle le vent du froid ou du chaud, ils gonflent de leur haleine inépuisable la politique comme une outre qui, dès qu’on y touche, résonne ; comme ils n’attachent de valeur qu’à la parole, ils ont plus que personne aidé à nous faire ce régime tout oratoire où pérorent à qui mieux mieux l’exécutif et le législatif, lancés à fond en un concours d’éloquence dont le prix est l’affiche blanche aux frais des contribuables : « Mais ceci, disait Gambetta, — qui osait le dire, — s’appelle raconter, ce n’est pas gouverner. » Ceci, pour être franc, s’appelle bavarder. Dans ce régime fait par les avocats, naturellement les avocats triomphent. Et comme, n’attachant de valeur qu’à la parole, ils n’attachent toutefois aux mêmes mots qu’une valeur temporaire, provisoire et conventionnelle : que peu leur importe que la forme adhère à l’idée et que l’expression soit l’enveloppe du fait, mais qu’ils coulent successivement dans la même forme ou dans la même enveloppe des idées ou des faits contradictoires, le régime tout oratoire que plus que personne ils ont aidé à nous faire ne met plus en présence et aux prises, n’entre-choque plus des faits et des idées, mais seulement des formules vidées de tout sens, par l’usage exclusif desquelles la politique se vide de toute réalité, jusqu’à devenir cet on ne sait quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, du moins dans, la bonne langue, et qu’on ne peut qualifier sans faire un emprunt à l’argot : du haut en bas et de long en large, « de la blague ; » mais de politique, point.

Alors, qui ? — ni philosophes, ni sociologues, ni économistes, ni savans, ni gens de lettres, ni médecins, ni avocats : alors, personne ? Où prendre alors cet oiseau rare, l’homme politique ? De qui est-il né, de quoi vit-il, en quel coin de la société peut-il bien faire son nid ? Est-il, comme le Bouddha, marqué d’un signe d’élection, et nourri, à part, de mets interdits aux vulgaires mortels ? Que, tous les siècles ou tous les demi-siècles, il apparaisse un de ces génies qui font franchir aux nations quelque tournant de l’histoire, et tracent à la politique un nouveau sillon, c’est à merveille, mais, tout de même, il faut remplir les intervalles. Pour la besogne quotidienne, dans le courant ordinaire des choses et le train ordinaire de la vie, il faut se contenter de bons ouvriers ; où les trouver, si avocats, médecins, gens de lettres, etc., ne peuvent être ces ouvriers-là ? Mais vraiment ne peuvent-ils pas l’être ? Y a-t-il à cela empêchement absolu ? Nous ne l’avons pas dit, et il n’est que de s’entendre.

Ce n’est pas à dire, et nous ne disons pas, qu’aucun philosophe, aucun sociologue, aucun économiste, ne puisse jamais, à aucune condition, avoir des vues et justes et utiles sur la politique ; mais bien que tous n’en auront point, et que ceux qui en auront ne les auront pas d’inspiration et comme tels, parce que, mais plutôt quoique philosophes, sociologues ou économistes ; qu’en mettant les choses au mieux, leurs études de philosophie, de sociologie ou d’économie ne les dispensent pas, s’ils veulent faire de la politique, des études de politique pure, mais qu’il y a pis, et que peut-être elles ne les y préparent pas très bien, tant les objets et les moyens sont différens, entre la philosophie, par exemple, et la politique. De même, par la pratique du barreau, par l’exercice de la médecine, l’avocat et le médecin prennent fortement le pli professionnel, qui, dans la politique, serait souvent un mauvais pli ; ce n’est pas à dire pourtant, et nous ne disons pas, qu’il faut exclure de la politique tous les médecins et tous les avocats, — comment ferait-on ? — mais bien que la politique ne doit pas se réduire à n’être que plaidoirie ou consultation ; à cet effet, qu’on ne la doit pas tout entière livrer aux médecins et aux avocats ; et que ceux d’entre eux à qui on en remet leur part doivent s’efforcer, en politique, d’être le moins médecins, le moins avocats, et le plus politiques possible. Au résumé, ce n’est pas à dire, et nous ne disons pas, que les membres des professions dites libérales et ceux qui se sont récemment proclamés « les intellectuels » soient particulièrement et incurablement impropres à la politique ; mais bien qu’ils n’y sont par rien désignés ni prédestinés, qu’il n’y a pour eux ni privilège de vocation ni grâce d’état, et que, par conséquent, il n’ y a pas lieu de leur concéder, sans même discuter leurs titres, la politique en monopole ; que sans doute il serait détestable que la politique devînt un métier, mais détestable surtout qu’elle devînt le métier de gens qui ne l’ont point apprise, parce qu’enfin, elle aussi exige un apprentissage, et que, là aussi, l’improvisation présente les plus grands dangers.

Difficultés de bien voir, et de bien raisonner sur ce qu’on a vu, et de bien conclure après avoir bien raisonné ; inaptitudes provenant soit de mauvaises prédispositions intellectuelles, soit de mauvaises coutumes professionnelles ; ce sont beaucoup de difficultés et beaucoup d’incapacités auxquelles se heurte la seule élaboration, la conception seule d’une politique expérimentale. Mais combien plus encore n’en rencontre-t-on pas, lorsqu’il s’agit de passer de la science à l’art et de traduire la pensée en action ! Les uns, alors, sont incapables d’agir, parce qu’ils estiment que, les choses étant ce qu’elles sont, elles resteront ainsi envers et contre tout, qu’on ne les changera pas, que rien n’y fera rien ; — ils confondent, ceux-là, réalisme et fatalisme. Mais ceux-ci, à leur tour, confondent réalisme avec opportunisme : ils tentent inutilement d’agir, parce qu’ils vivent au jour le jour et presque heure par heure, suivent, disent-ils, les événemens, se livrent immobiles au mouvement des faits comme à une sorte de « trotloir roulant, » et non seulement ne cherchent pas à préparer et à amener le lendemain, mais ne se mettent point en peine de savoir ce qu’il sera, ni même s’il sera. D’autres enfin, confondant réalisme avec cynisme, ne séparent pas, ne distinguent pas la morale de la politique, répugnent à admettre qu’il y ait une morale politique et une morale morale, une morale d’État et une morale privée, entre lesquelles il puisse s’élever des conflits ou s’établir une hiérarchie de devoirs, si bien que l’homme d’État soit celui qui sait faire passer avant le devoir privé le devoir d’État. Ils ne comprennent pas que, de deux conduites à tenir dans un cas donné, l’une puisse être moralement plus digne, mais l’autre politiquement plus efficace, et qu’en ce cas, tout en étant inférieure moralement, au strict point de vue de la morale privée, ce soit la seconde qui, politiquement et du point de vue plus large de la morale d’État, soit cependant supérieure… Ces derniers donc, ou, portant dans la politique les scrupules de la morale privée, la vouent d’avance à l’infériorité et à l’insuccès, ou, enchaînés par les mêmes scrupules, s’abstiennent de la politique et s’en écartent avec horreur. Il n’est pas étonnant, et, sous un certain rapport, il est consolant que tout le monde ne puisse pas consentir le sacrifice nécessaire ; mais tout le monde non plus ne peut voir couler le sang, aussi tout le monde ne se fait-il pas chirurgien ; et aussi tout le monde n’est-il point marqué pour faire de la politique.

Le malheur est que tout le monde s’y croit appelé, et c’est une nouvelle difficulté qui vient accroître et renforcer les précédentes. Tout le monde ne disserte pas de chirurgie, mais tout le monde disserte de politique. Alors qu’il n’y a pas de science qui exige plus d’information, plus d’observation, plus de réflexion, plus d’instruction et plus d’éducation que la politique, et que l’art politique lui-même suppose toute cette science derrière lui, ainsi que la pratique de la chirurgie suppose une longue étude de l’anatomie, tout le monde pourtant se mêle de politique, tout le monde a des lumières et des projets, des opinions et des certitudes là-dessus, exactement comme si ce n’était ni une science ni un art, ou comme si c’était une science à tout le monde infuse, un art que tout le monde ait, en naissant, dans le bout des doigts. De là la confusion, le désordre, le gâchis ; sorte d’arlequinade où l’ignorance de l’électeur n’a d’égale que l’ignorance de l’élu, et l’incompétence du citoyen que l’incompétence du ministre, lequel souvent, — c’est bien simple, — sait tout, excepté les lois et les mœurs, les livres et la vie, les choses et les hommes ; foire nationale, jeu de place publique, grosse farce où prend part le peuple tout entier, onze ou douze millions d’acteurs, battus, battans, dupans, dupés.

En devenant démocratique, la politique est devenue littéralement épidémique. Que tout le monde en fasse tout le temps, on se doute bien que cela ne rend pas plus aisé de la faire bonne ; et la difficulté tournerait à l’impossibilité même, s’il n’entrait heureusement en cet étalage de démocratie une forte part de trompe-l’œil et de fiction. Les foules, en effet, ne mènent pas, elles sont menées ; elles n’agissent pas, elles subissent : il suffit, par conséquent, pour les prendre et capter la force qu’elles contiennent, d’agir sur ceux qui les font agir. Mais la difficulté en sera diminuée, elle ne sera pas détruite : car, ceux qu’il faut avoir, on ne les aura que par la passion, l’ambition ou l’intérêt, c’est-à-dire qu’on ne réussira qu’en se formant et en se conservant un parti ; mais, là où le gouvernement repose sur les partis, la politique est comme prise et enfermée dans un cercle vicieux, puisque, d’une part, on ne peut arriver et se maintenir sans s’appuyer sur un parti, sans exciter et satisfaire la passion, l’ambition, l’intérêt, tandis que, d’autre part, une fois arrivé, on devrait ne plus être ni un homme de parti, ni l’homme d’un parti, et ne plus connaître ni. l’intérêt, ni l’ambition, ni la passion, mais seulement la réalité et la nécessité sociales.

La conclusion, — j’ai honte qu’elle soit si banale et voilà bien des affaires pour en venir là ! — c’est que, soit comme science, soit comme art, la politique est un métier très difficile ; difficile dans tous les temps, dans tous les pays et sous tous les régimes, si l’on veut qu’elle soit ce qu’elle doit être et sans quoi il n’est plus de politique : véritablement réaliste, véritablement expérimentale ; plus difficile sous le régime parlementaire, plus difficile encore avec le suffrage universel, et plus encore qu’ailleurs difficile en démocratie. C’est, en second lieu, et à cause même de cette extrême difficulté, qu’il est très difficile aussi d’en recruter le personnel dans des conditions de capacité suffisantes ; et plus difficile encore en démocratie, avec le suffrage universel, et sous le régime parlementaire, où ce personnel est nécessairement beaucoup plus nombreux.

Mais il y a peut-être des conclusions à tirer de cette conclusion même : et c’est d’abord, de ce que la politique est plus difficile sous le régime parlementaire que sous un autre, qu’il faut sinon abandonner, — que mettrait-on à la place ? — du moins limiter le parlementarisme ; c’est ensuite, de ce que le personnel est présentement trop nombreux, et pour cette raison, qui. du reste, n’est pas la seule, très difficile à recruter convenablement, qu’il faut à la fois diminuer ce personnel et le mieux choisir. Les Chambres font aisément de mauvaise politique, et malaisément de bonne : qu’elles fassent donc moins de politique : mais elles n’en feront moins que si on les y oblige, et on ne les y obligera qu’en réduisant leurs attributions, en les y enfermant, en les empêchant d’en sortir. Le personnel parlementaire pousse spontanément médiocre : qu’on en élève donc la qualité ; mais on ne l’élèvera que si, trop touffu, on l’éclaircit et si, trop mélangé, on y opère une sélection. Cela est sûr, et ce qui ne l’est pas moins, c’est que le parlementarisme ne se limitera pas de lui-même, ni que de lui-même le personnel parlementaire ne se sélectionnera pas, parce que, livré à lui-même, le parlementarisme est trop individualiste, trop égoïste, et que, laissé tel qu’il est, le suffrage universel est trop inorganique et trop anarchique.

Pour limiter le parlementarisme, il faut donc rétablir l’équilibre rompu des fonctions ou des pouvoirs ; pour améliorer le personnel, il faudra aller droit aux sources et organiser le suffrage universel. Mais, comme l’équilibre des pouvoirs ne saurait être rétabli qu’en tenant en un parfait et constant rapport le droit et le fait, le fait et le droit, et que l’organisation du suffrage universel ne peut trouver que dans la vie ses cadres naturels, réformer ainsi et ainsi transformer, construire ainsi l’Etat moderne, ce serait de plus en plus s’éloigner de la politique romantique, de plus en plus se rapprocher du réalisme politique. — Et ici se rejoignent les conclusions de M. Siliprandi, de M. Vidari, de M. le duc de Gualtieri, de M. Milesi, et celles que nous avons nous-même antérieurement posées : « Que le Prince, écrit l’un d’eux (c’est-à-dire le roi dans une monarchie, et dans une république le président), que le Prince exerce tous les droits du Prince et cette haute initiative qui, dans les momens difficiles, trace la voie à suivre, qu’il tranché les conflits, impose le respect de la constitution et des lois, rappelle à leur observation quiconque s’en éloigne ; que le gouvernement gouverne en vérité, donne, lui le premier, l’exemple de ce respect des lois et ne se laisse pas forcer la main par le parlement, ou, ce qui est pis, par les partis, ou, pis encore, par les divers groupes des divers partis ; que le parlement légifère, surveille les actes du gouvernement, le rappelle de son côté à l’observation des lois, mais qu’il ne se laisse pas emporter à en usurper les attributions et les fonctions, ne se perde pas dans des futilités et des commérages, qu’il se tienne en continuel contact avec le pays, qu’il en écoute la voix, qu’il ne se prenne pas pour un organe vivant de lui-même en dehors et au-dessus de la nation[1]. »

Conformes entre elles, ces conclusions, jusque dans le détail de l’application pratique, coïncident et se combinent avec les nôtres, sur lesquelles nous n’aurons pas l’indiscrétion d’insister une fois encore. Il nous suffit pour aujourd’hui d’avoir relevé les symptômes nombreux et concordans de l’universelle lassitude qu’éprouve d’un bout à l’autre l’Europe continentale. D’un bout à l’autre, elle en a assez, elle n’en peut plus, elle n’en veut plus. Fervens machiavélistes même en cela, — dont je les loue, — tous ces Italiens l’ont montré « en considération des maux de l’Italie ; » mais ces maux, on l’a vu tout au long de cet article, sont nos maux. En guérirons-nous ? Pas sans peine. Mais, sans cette peine, nous en mourrons. Ou se reprendre par un grand effort, ou, comme disait M. Thiers, « finir dans l’imbécillité, » les bras croisés, les yeux clos, et la bouche ouverte toute ronde, à émettre des sons et à gober des mouches


CHARLES BENOIST.

  1. Ercole Vidari, la présente Vita italiana, p. 256.