Romans et Contes de Théophile Gautier/Avatar/11

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Romans et ContesA. Lemerre (p. 123-136).


XI


Deux heures après cette scène, le faux comte reçut du vrai une lettre fermée avec le cachet d’Octave de Saville, ― le malheureux dépossédé n’en avait pas d’autres à sa disposition. Cela produisit un effet bizarre à l’usurpateur de l’entité d’Olaf Labinski de décacheter une missive scellée de ses armes, mais tout devait être singulier dans cette position anormale.

La lettre contenait les lignes suivantes, tracées d’une main contrainte et d’une écriture qui semblait contrefaite, car Olaf n’avait pas l’habitude d’écrire avec les doigts d’Octave :

« Lue par tout autre que par vous, cette lettre paraîtrait datée des Petites-Maisons, mais vous me comprendrez. Un concours inexplicable de circonstances fatales, qui ne se sont peut-être jamais produites depuis que la terre tourne autour du soleil, me force à une action que nul homme n’a faite. Je m’écris à moi-même et mets sur cette adresse un nom qui est le mien, un nom que vous m’avez volé avec ma personne. De quelles machinations ténébreuses suis-je victime, dans quel cercle d’illusions infernales ai-je mis le pied, je l’ignore ; ― vous le savez, sans doute. Ce secret, si vous n’êtes point un lâche, le canon de mon pistolet ou la pointe de mon épée vous le demandera sur un terrain où tout homme honorable ou infâme répond aux questions qu’on lui pose ; il faut que demain l’un de nous ait cessé de voir la lumière du ciel. Ce large univers est maintenant trop étroit pour nous deux : ― je tuerai mon corps habité par votre esprit imposteur ou vous tuerez le vôtre, où mon âme s’indigne d’être emprisonnée. ― N’essayez pas de me faire passer pour fou, ― j’aurais le courage d’être raisonnable, et, partout où je vous rencontrerai, je vous insulterai avec une politesse de gentilhomme, avec un sang-froid de diplomate ; les moustaches de M. le comte Olaf Labinski peuvent déplaire à M. Octave de Saville, et tous les jours on se marche sur le pied à la sortie de l’Opéra, mais j’espère que mes phrases, bien qu’obscures, n’auront aucune ambiguïté pour vous, et que mes témoins s’entendront parfaitement avec les vôtres pour l’heure, le lieu et les conditions du combat. »

Cette lettre jeta Octave dans une grande perplexité. Il ne pouvait refuser le cartel du comte, et cependant il lui répugnait de se battre avec lui-même, car il avait gardé pour son ancienne enveloppe une certaine tendresse. L’idée d’être obligé à ce combat par quelque outrage éclatant le fit se décider pour l’acceptation, quoique, à la rigueur, il pût mettre à son adversaire la camisole de force de la folie et lui arrêter ainsi le bras, mais ce moyen violent répugnait à sa délicatesse. Si, entraîné par une passion inéluctable, il avait commis un acte répréhensible et caché l’amant sous le masque de l’époux pour triompher d’une vertu au-dessus de toutes les séductions il n’était pas pourtant un homme sans honneur et sans courage ; ce parti extrême, il ne l’avait d’ailleurs pris qu’après trois ans de luttes et de souffrances, au moment où sa vie, consumée par l’amour, allait lui échapper. Il ne connaissait pas le comte ; il n’était pas son ami ; il ne lui devait rien, et il avait profité du moyen hasardeux que lui offrait le docteur Balthazar Cherbonneau.

Où prendre des témoins ? sans doute parmi les amis du comte ; mais Octave, depuis un jour qu’il habitait l’hôtel, n’avait pu se lier avec eux.

Sur la cheminée s’arrondissaient deux coupes de céladon craquelé, dont les anses étaient formées par des dragons d’or. L’une contenait des bagues, des épingles, des cachets et autres menus bijoux ; l’autre des cartes de visite où, sous les couronnes de duc, de marquis, de comte, en gothique, en ronde, en anglaise, étaient inscrits par des graveurs habiles une foule de noms polonais, russes, hongrois, allemands, italiens, espagnols, attestant l’existence voyageuse du comte, qui avait des amis dans tous les pays.

Octave en prit deux au hasard : le comte Zamoieczki et le marquis de Sepulveda. ― Il ordonna d’atteler et se fit conduire chez eux. Il les trouva l’un et l’autre. Ils ne parurent pas surpris de la requête de celui qu’ils prenaient pour le comte Olaf Labinski. ― Totalement dénués de la sensibilité des témoins bourgeois, ils ne demandèrent pas si l’affaire pouvait s’arranger et gardèrent un silence de bon goût sur le motif de la querelle, en parfaits gentilshommes qu’ils étaient.

De son côté, le comte véritable, ou, si vous l’aimez mieux, le faux Octave, était en proie à un embarras pareil : il se souvint d’Alfred Humbert et de Gustave Raimbaud, au déjeuner duquel il avait refusé d’assister, et il les décida à le servir en cette rencontre. ― Les deux jeunes gens marquèrent quelque étonnement de voir engager dans un duel leur ami, qui depuis un an n’avait presque pas quitté sa chambre, et dont ils savaient l’humeur plus pacifique que batailleuse ; mais, lorsqu’il leur eut dit qu’il s’agissait d’un combat à mort pour un motif qui ne devait pas être révélé, ils ne firent plus d’objections et se rendirent à l’hôtel Labinski.

Les conditions furent bientôt réglées. Une pièce d’or jetée en l’air décida de l’arme, les adversaires ayant déclaré que l’épée ou le pistolet leur convenait également. On devait se rendre au bois de Boulogne à six heures du matin dans l’avenue des Poteaux, près de ce toit de chaume soutenu par des piliers rustiques, à cette place libre d’arbres où le sable tassé présente une arène propre à ces sortes de combats.

Lorsque tout fut convenu, il était près de minuit, et Octave se dirigea vers la porte de l’appartement de Prascovie. Le verrou était tiré comme la veille, et la voix moqueuse de la comtesse lui jeta cette raillerie à travers la porte :

« Revenez quand vous saurez le polonais, je suis trop patriote pour recevoir un étranger chez moi. »

Le matin, le docteur Cherbonneau, qu’Octave avait prévenu, arriva portant une trousse d’instruments de chirurgie et un paquet de bandelettes. ― Ils montèrent ensemble en voiture. MM. Zamoieczki et de Sepulveda suivaient dans leur coupé.

« Eh bien, mon cher Octave, dit le docteur, l’aventure tourne donc déjà au tragique ? J’aurais dû laisser dormir le comte dans votre corps une huitaine de jours sur mon divan. J’ai prolongé au-delà de cette limite des sommeils magnétiques. Mais on a beau avoir étudié la sagesse chez les brahmes, les pandits et les sannyâsis de l’Inde, on oublie toujours quelque chose, et il se trouve des imperfections au plan le mieux combiné. Mais comment la comtesse Prascovie a-t-elle accueilli son amoureux de Florence ainsi déguisé ?

― Je crois, répondit Octave, qu’elle m’a reconnu malgré ma métamorphose, ou bien c’est son ange gardien qui lui a soufflé à l’oreille de se méfier de moi ; je l’ai trouvée aussi chaste, aussi froide, aussi pure que la neige du pôle. Sous une forme aimée, son âme exquise devinait sans doute une âme étrangère. ― Je vous disais bien que vous ne pouviez rien pour moi ; je suis plus malheureux encore que lorsque vous m’avez fait votre première visite.

― Qui pourrait assigner une borne aux facultés de l’âme, dit le docteur Balthazar Cherbonneau d’un air pensif, surtout lorsqu’elle n’est altérée par aucune pensée terrestre, souillée par aucun limon humain, et se maintient telle qu’elle est sortie des mains du Créateur dans la lumière, la contemplation de l’amour ? ― Oui, vous avez raison, elle vous a reconnu ; son angélique pudeur a frissonné sous le regard du désir et, par instinct, s’est voilée de ses ailes blanches. Je vous plains, mon pauvre Octave ! votre mal est en effet irrémédiable. ― Si nous étions au moyen âge, je vous dirais : Entrez dans un cloître.

― J’y ai souvent pensé, » répondit Octave.

On était arrivé. ― Le coupé du faux Octave stationnait déjà à l’endroit désigné.

Le bois présentait à cette heure matinale un aspect véritablement pittoresque que la fashion lui fait perdre dans la journée : l’on était à ce point de l’été où le soleil n’a pas encore eu le temps d’assombrir le vert du feuillage ; des teintes fraîches, transparentes, lavées par la rosée de la nuit, nuançaient les massifs, et il s’en dégageait un parfum de jeune végétation. Les arbres, à cet endroit, sont particulièrement beaux, soit qu’ils aient rencontré un terrain plus favorable, soit qu’ils survivent seuls d’une plantation ancienne, leurs troncs vigoureux, plaqués de mousse ou satinés d’une écorce d’argent, s’agrafent au sol par des racines noueuses, projettent des branches aux coudes bizarres, et pourraient servir de modèles aux études des peintres et des décorateurs qui vont bien loin en chercher de moins remarquables. Quelques oiseaux que les bruits du jour font taire pépiaient gaiement sous la feuillée ; un lapin furtif traversait en trois bonds le sable de l’allée et courait se cacher dans l’herbe, effrayé du bruit des roues.

Ces poésies de la nature surprise en déshabillé occupaient peu, comme vous le pensez, les deux adversaires et leurs témoins.

La vue du docteur Cherbonneau fit une impression désagréable sur le comte Olaf Labinski ; mais il se remit bien vite.

L’on mesura les épées, l’on assigna les places aux combattants, qui, après avoir mis habit bas, tombèrent en garde pointe contre pointe.

Les témoins crièrent : « Allez ! »

Dans tout duel, quel que soit l’acharnement des adversaires, il y a un moment d’immobilité solennelle ; chaque combattant étudie son ennemi en silence et fait son plan, méditant l’attaque et se préparant à la riposte ; puis les épées se cherchent, s’agacent, se tâtent pour ainsi dire sans se quitter : cela dure quelques secondes, qui paraissent des minutes, des heures, à l’anxiété des assistants.

Ici, les conditions du duel, en apparence ordinaires pour les spectateurs, étaient si étranges pour les combattants, qu’ils restèrent ainsi en garde plus longtemps que de coutume. En effet, chacun avait devant soi son propre corps et devait enfoncer l’acier dans une chair qui lui appartenait encore la veille. ― Le combat se compliquait d’une sorte de suicide non prévue, et, quoique braves tous deux, Octave et le comte éprouvaient une instinctive horreur à se trouver l’épée à la main en face de leurs fantômes et prêts à fondre sur eux-mêmes.

Les témoins impatientés allaient crier encore une fois : « Messieurs, mais allez donc ! » lorsque les fers se froissèrent enfin sur leurs carres.

Quelques attaques furent parées avec prestesse de part et d’autre.

Le comte, grâce à son éducation militaire, était un habile tireur ; il avait moucheté le plastron des maîtres les plus célèbres ; mais, s’il possédait toujours la théorie, il n’avait plus pour l’exécution ce bras nerveux habitué à tailler des croupières aux Mourides de Schamyl ; c’était le faible poignet d’Octave qui tenait son épée.

Au contraire, Octave, dans le corps du comte, se trouvait dans une vigueur inconnue, et, quoique moins savant, il écartait toujours de sa poitrine le fer qui la cherchait.

Vainement Olaf s’efforçait d’atteindre son adversaire et risquait des bottes hasardeuses. Octave, plus froid et plus ferme, déjouait toutes les feintes.

La colère commençait à s’emparer du comte, dont le jeu devenait nerveux et désordonné. Quitte à rester Octave de Saville, il voulait tuer ce corps imposteur qui pouvait tromper Prascovie, pensée qui le jetait en d’inexprimables rages.

Au risque de se faire transpercer, il essaya un coup droit pour arriver, à travers son propre corps, à l’âme et à la vie de son rival ; mais l’épée d’Octave se lia autour de la sienne avec un mouvement si preste, si sec, si irrésistible, que le fer, arraché de son poing, jaillit en l’air et alla tomber quelques pas plus loin.

La vie d’Olaf était à la discrétion d’Octave : il n’avait qu’à se fendre pour le percer de part en part. ― La figure du comte se crispa, non qu’il eût peur de la mort, mais il pensait qu’il allait laisser sa femme à ce voleur de corps, que rien désormais ne pourrait démasquer.

Octave, loin de profiter de son avantage, jeta son épée, et, faisant signe aux témoins de ne pas intervenir, marcha vers le comte stupéfait, qu’il prit par le bras et qu’il entraîna dans l’épaisseur du bois.

« Que me voulez-vous ? dit le comte. Pourquoi ne pas me tuer lorsque vous pouvez le faire ? Pourquoi ne pas continuer le combat, après m’avoir laissé reprendre mon épée, s’il vous répugnait de frapper un homme sans armes ? Vous savez bien que le soleil ne doit pas projeter ensemble nos deux ombres sur le sable, et qu’il faut que la terre absorbe l’un de nous.

― Écoutez-moi patiemment, répondit Octave. Votre bonheur est entre mes mains. Je puis garder toujours ce corps où je loge aujourd’hui et qui vous appartient en propriété légitime : je me plais à le reconnaître maintenant qu’il n’y a pas de témoins près de nous et que les oiseaux seuls, qui n’iront pas le redire, peuvent nous entendre ; si nous recommençons le duel, je vous tuerai. Le comte Olaf Labinski, que je représente du moins mal que je peux, est plus fort à l’escrime qu’Octave de Saville, dont vous avez maintenant la figure, et que je serai forcé, bien à regret, de supprimer ; et cette mort, quoique non réelle, puisque mon âme y survivrait, désolerait ma mère. »

Le comte, reconnaissant la vérité de ces observations, garda un silence qui ressemblait à une sorte d’acquiescement.

« Jamais, continua Octave, vous ne parviendrez, si je m’y oppose, à vous réintégrer dans votre individualité ; vous voyez à quoi ont abouti vos deux essais. D’autres tentatives vous feraient prendre pour un monomane. Personne ne croira un mot de vos allégations, et, lorsque vous prétendrez être le comte Olaf Labinski, tout le monde vous éclatera de rire au nez, comme vous avez déjà pu vous en convaincre. On vous enfermera et vous passerez le reste de votre vie à protester, sous les douches, que vous êtes effectivement l’époux de la belle comtesse Prascovie Labinska. Les âmes compatissantes diront en vous entendant : « Ce pauvre Octave ! » Vous serez méconnu comme le Chabert de Balzac, qui voulait prouver qu’il n’était pas mort. »

Cela était si mathématiquement vrai, que le comte abattu laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

« Puisque vous êtes pour le moment Octave de Saville, vous avez sans doute fouillé ses tiroirs, feuilleté ses papiers ; et vous n’ignorez pas qu’il nourrit depuis trois ans pour la comtesse Prascovie Labinska un amour éperdu, sans espoir, qu’il a vainement tenté de s’arracher du cœur et qui ne s’en ira qu’avec sa vie, s’il ne le suit pas encore dans la tombe.

― Oui, je le sais, fit le comte en se mordant les lèvres.

― Eh bien, pour parvenir à elle j’ai employé un moyen horrible, effrayant, et qu’une passion délirante pouvait seule risquer ; le docteur Cherbonneau a tenté pour moi une œuvre à faire reculer les thaumaturges de tous les pays et de tous les siècles. Après nous avoir tous deux plongés dans le sommeil, il a fait magnétiquement changer nos âmes d’enveloppe. Miracle inutile ! Je vais vous rendre votre corps : Prascovie ne m’aime pas ! Dans la forme de l’époux elle a reconnu l’âme de l’amant ; son regard s’est glacé sur le seuil de la chambre conjugale comme au jardin de la villa Salviati. »

Un chagrin si vrai se trahissait dans l’accent d’Octave, que le comte ajouta foi à ses paroles.

« Je suis un amoureux, ajouta Octave en souriant, et non pas un voleur ; et, puisque le seul bien que j’aie désiré sur cette terre ne peut m’appartenir, je ne vois pas pourquoi je garderais vos titres, vos châteaux, vos terres, votre argent, vos chevaux, vos armes. ― Allons, donnez-moi le bras, ayons l’air réconciliés, remercions nos témoins, prenons avec nous le docteur Cherbonneau, et retournons au laboratoire magique d’où nous sommes sortis transfigurés ; le vieux brahme saura bien défaire ce qu’il a fait. »

« Messieurs, dit Octave, soutenant quelques minutes encore le rôle du comte Olaf Labinski, nous avons échangé, mon adversaire et moi, des explications confidentielles qui rendent la continuation du combat inutile. Rien n’éclaircit les idées entre honnêtes gens comme de froisser un peu le fer. »

MM. Zamoieczki et Sepulveda remontèrent dans leur voiture. Alfred Humbert et Gustave Raimbaud regagnèrent leur coupé. ― Le comte Olaf Labinski, Octave de Saville et le docteur Balthazar se dirigèrent grand train vers la rue du Regard.