Romans, contes et nouvelles (Delécluze)/Dona Olimpia

DONA OLIMPIA.


CHAPITRE PREMIER.

C’était au mois de décembre ; toutes les horloges de Rome sonnaient dix heures, au milieu du silence de la nuit. Un carrosse noir, dont les rideaux étaient fermés, et derrière lequel étaient montés des laquais, ainsi qu’aux portières, faisait entendre un bruit sourd, en roulant dans les rues solitaires et obscures qui conduisent de la place Navone au palais que les papes habitent l’hiver. Arrivé à la rue de la Daterie, dont la montée est rapide, l’équipage ayant pris le pas, ne tarda point à être entouré de quatre hommes placés en vedette, qui, remontant silencieusement auprès des chevaux, servirent de guides au cocher pour entrer dans le palais Quirinal, dont la porte s’ouvrit doucement et se referma de même sitôt que la voiture l’eut franchie.

Tous les domestiques mirent pied à terre et coururent à une petite entrée près de laquelle le carrosse arrêta. Dès que la portière fut ouverte, une femme, à laquelle son embonpoint n’ôtait rien de son agilité, tendit une liasse de papier à l’un des domestiques qui se présenta pour la prendre, et bientôt elle descendit de la voiture, en laissant porter tout le poids de son corps sur quatre de ses laquais, qu’elle maintenait ainsi dans toute l’exactitude d’un service dont elle aurait pu se passer.

Un des serviteurs, celui qui portait les papiers, entra en précédant sa maîtresse, et ce ne fut qu’après avoir traversé une première pièce, que l’on parvint dans une seconde qui était éclairée. Tout était prévu, comme on le pense bien, au palais Quirinal en cette occasion, et le cérémonial en était entièrement banni. Toutefois, un serviteur particulier du pape, le fidèle Pablo, qu’il avait conservé avec lui depuis sa nonciature en Espagne, prit la liasse de papiers des mains de l’autre domestique, frappa doucement à la porte de la chambre de sa sainteté, l’ouvrit, entra le premier, et annonça gravement en déposant les papiers sur une table : « Son excellence dona Olimpia. » La dame entra rapidement, puis l’Espagnol se retira tout aussitôt en refermant la porte sur lui.

Personne n’ignore aujourd’hui que les hommes opulents en Italie, que ceux mêmes qui aux richesses joignent encore l’éclat que donnent un nom et les plus hautes dignités, ont en général peu de goût pour le luxe personnel. La somptuosité de leur suite, la magnificence de leurs palais, le brillant de leurs fêtes, ont surtout pour objet de relever ou de soutenir la gloire de leur maison dans l’esprit du public ; tandis que pour eux-mêmes, et journellement, ils se contentent des appartements les plus petits, les plus simples, et d’une vie frugale dont beaucoup de particuliers dans le reste de l’Europe ne s’arrangeraient qu’assez difficilement. Quant à leurs manières, elles suivent leurs goûts ; et rien n’est si éloigné de toute jactance et de toute affectation que le ton dont ils traitent les affaires les plus graves, et dont en conversant ils abordent les sujets les plus élevés. Ce qui frappe surtout à Rome, c’est le contraste de la majesté, de la grandeur imprimée à tout ce qui est public et extérieur, avec la bonhomie, on pourrait même dire le laisser aller qui règnent dans la vie journalière et intime.

La chambre du pape était sans aucune comparaison la partie la plus modeste de tout le palais Quirinal. Le lit, placé en face de la porte d’entrée, était entouré de grandes tentures formant, à chacune des extrémités, une espèce de cabinet fermé, qui correspondaient chacun avec une petite porte à l’intérieur des appartements. Des tapisseries faites en Flandre couvraient les murs, et outre deux fauteuils à bras, une grande table, et quelques siéges courants, on ne voyait pas d’autres meubles qu’un prie-Dieu surmonté d’un crucifix.

Le pape Innocent X était assis dans l’un des grands fauteuils, et lorsque dona Olimpia entra, le pontife fit un mouvement pour se lever. Mais son grand âge (il avait soixante-quinze ans) et la promptitude avec laquelle sa belle-sœur porta la main sur la sienne, le forcèrent de ne pas se déranger. « Je sais, lui dit-elle en se débarrassant de sa mantille, que vous avez été un peu incommodé ces jours-ci ; moi-même j’ai éprouvé une légère indisposition ; mais j’ai appris ce matin que vous étiez mieux ; et quant à moi, je suis parfaitement remise.

— Savez-vous bien, chère sœur, dit le pape, qu’il y a deux jours que je ne vous ai vue ? Approchez-vous donc de moi ; asseyez-vous là, sur ce fauteuil, et donnez-moi votre main. » Olimpia obéit, et le vieillard, après avoir éprouvé un petit tremblement dans les membres, accident qui se manifestait toujours quand il était ému, soit de plaisir, soit par la colère, ajouta : « En vérité, il me tardait de vous revoir. Ne restez pas si longtemps, chère sœur, sans venir m’aider de vos lumières. Il y a bien longtemps, vous le savez, que je vous ai dit pour la première fois que je ne puis rien faire sans vos conseils, que je ne puis me passer de vous.

— Votre sainteté s’exagère l’importance de mes humbles services.

— Je vous en prie, chère sœur, bannissons entre nous ces formules de cour. Nous sommes ici chez nous, en famille ; appelez-moi frère.

— Allons, remettez-vous, frère, dit Olimpia en passant légèrement ses belles mains sur celles d’Innocent, et causons un peu de ce qui vous intéresse. »

Après avoir dit ces mots, elle roula son fauteuil en face de celui qu’occupait le pontife, de manière à ce qu’ils pussent poursuivre leur entretien plus facilement. Cette disposition des deux meubles, à laquelle Olimpia ne manquait pas de se conformer quand elle était en bonne humeur, était une invention du pape, qui prétendait, non sans raison, que pour saisir toute la portée de ce que dit un interlocuteur, il faut en lire une bonne partie dans ses yeux. Dona Olimpia n’était plus jeune, mais grâce au privilège que la nature a accordé à un grand nombre de femmes des états Romains, elle avait été charmante de fort bonne heure, et elle était très-belle encore à un âge où la plupart des femmes d’Europe et des autres parties du monde ont déjà perdu depuis longtemps toute espèce d’éclat. Sa taille était médiocre, comme il convient à une personne de son sexe. Elle avait de l’aisance et de la dignité dans les mouvements, et malgré quelque peu d’obésité, qui entre forcément dans les conditions de la beauté des femmes quand elles la conservent après l’âge de quarante ans, elle se montrait très-alerte et très-vive quand elle sortait de la majestueuse gravité qui distingue les dames romaines.

La physionomie belle et piquante de dona Olimpia était donc un beau miroir sur lequel le pontife aimait à suivre les plus légères ondulations de la pensée.

« Eh bien, dit-il en se laissant aller sur le dossier de son fauteuil, que se passe-t-il dans notre ville de Rome, et que font les Romains ?

— Les Romains ! ils ne vous épargnent guère ; pas plus que moi, du reste.

— En vérité ! Et que disent-ils de nous ? demanda le pape en accompagnant son interrogation d’un rire assez prolongé.

— Oh ! vous le savez bien... Mais voici une plaisanterie en latin qui s’adresse à moi personnellement. » En parlant ainsi, dona Olimpia se souleva de dessus son siége pour prendre un petit papier de la liasse posée sur la table, et elle le remit au pape, qui se prit à rire de nouveau en le parcourant des yeux[1]. Comme il ouvrait la bouche pour le lire à haute voix, dona Olimpia l’interrompant : « Saint-père, lui dit-elle, vous savez bien que mon éducation a été très-négligée et que je suis restée fort ignorante. Permettez-moi de profiter de ce que je n’ai jamais lu un mot de latin, excepté celui des offices, pour ignorer le mauvais jeu de mots que l’on a fait sur mon nom. J’ai voulu que vous en prissiez connaissance, parce qu’il m’est revenu aux oreilles un bruit que vous ne devez pas ignorer. Cette plate plaisanterie a fait fortune, non-seulement parmi la canaille de Rome, mais jusque dans le palais des ambassadeurs des puissances étrangères. Et je sais qu’hier, chez le marquis de Fontenay, tous les Français, si tenaces dans leurs volontés et si légers dans leurs manières, ont débité mille extravagances à ce sujet. »

Cette dernière phrase, qui avait rendu le pape plus grave, finit par lui faire éprouver un petit mouvement convulsif de colère. Mais Olimpia, lui touchant légèrement la main : « Allons, frère, dit-elle, conservez donc un peu de calme ; vous êtes vraiment comme un enfant. N’oubliez donc pas que vous êtes chargé de gouverner le premier empire du monde, et que vous devez regarder d’un œil non pas irrité, mais miséricordieux, ceux même qui portent atteinte à votre sainteté...

— Mais vous, sœur, c’est vous que l’on insulte !

— Eh bien, loin de m’en plaindre, j’en suis joyeuse. Laissez-les, frère, épuiser sur moi les traits de leurs satires, le fiel de leurs injures, le poison de leurs blasphèmes ; que j’aie le bonheur d’être l’humble égide sur laquelle viendront se fixer leurs armes impies, et je me glorifierai des blessures que j’aurai reçues pour vous, en servant de but à vos ennemis. Mais restons calmes, et veillons aux intérêts du saint-siége. »

Le pape joignit les mains, baissa d’abord la tête, puis élevant bientôt après ses regards vers le ciel, comme pour le remercier, il les reporta sur sa belle-sœur, dans l’attitude de quelqu’un qui se prépare à recevoir un avertissement céleste.

« Vous avez pour secrétaire d’état, continua dona Olimpia, un homme fort habile sans doute, et dont j’apprécie singulièrement les lumières ; mais Pancirole manque à mon sens de netteté dans ses vues, et surtout de clarté dans ses discours.

— Sœur, interrompit brusquement le pape, Pancirole est un homme...

— Entièrement dévoué à votre sainteté, je le sais, mais qui, par un sentiment qui l’honore au fond, évite toutes les occasions de travail avec vous, sous prétexte de ménager votre santé. Cependant, et parfois, vous en avez souffert, ainsi que le gouvernement du saint-siége ; il vous a accablé de détails à l’occasion d’affaires contentieuses d’un intérêt fort secondaire, sans parler jamais de ce qu’il vous importe surtout de connaître : de l’ensemble et de l’enchaînement de ce qui s’est passé depuis que vous êtes sur le trône. Voilà quatre ans environ que vous régnez ; or il est bon de savoir d’où nous sommes partis et où nous en sommes arrivés, car selon toute apparence il nous faudra bientôt prendre une marche toute différente de celle que nous avons suivie. Écoutez un peu patiemment, poursuivit dona Olimpia, qui vit les sourcils du pontife se froncer ; rappelez-vous qu’à la mort d’Urbain VIII, votre prédécesseur, malgré tous les efforts de ses neveux, soutenus par la France, il leur fut impossible de persuader au conclave de nommer un pape qui, en soutenant leur famille rapace, éternisât les exactions et les rapines que les cardinaux Antoine et François, ainsi que tous les Barberins, avaient exercées en Italie pendant le règne de vingt-un ans de leur oncle. En vous exaltant sur le saint-siége, on vous imposa tacitement la condition de mettre un frein au népotisme, et de faire rendre gorge aux Barberins des trésors immenses qu’ils avaient amassés. Fidèle à cet engagement qui vous fit accueillir avec transport par la chrétienté et tourna à l’avantage des intérêts spirituels et temporels du saint-siége, vous n’avez pas tardé à vous déclarer contre les Barberins, et à faire rechercher tous les actes de leur administration pendant le pontificat de leur oncle. Vous ne l’ignorez pas ; plus de deux cents gouvernements, dignités, offices, abbayes et bénéfices, dont les revenus étaient absorbés par cette famille, sont rentrés à la disposition du saint-siége et ont été distribués entre les véritables défenseurs de l’Église romaine, par la juste répartition qu’en a faite votre sainteté.

— C’est vous seule, ma sœur, qui avez pris tous ces soins !

— J’ai suivi votre intention : heureuse encore en cette occasion, si j’ai pu vous délivrer des ennuis pesants que causent de pareils travaux. Après ces mots Olimpia baissa doucement la tête en signe de respect et continua :

Tous les Barberins, frappés de crainte et poursuivis par la haine publique, s’échappèrent de Rome. Malgré la bulle par laquelle vous fîtes défense aux cardinaux de sortir sans ordre de l’état ecclésiastique, Antoine s’enfuit en France, et peu de jours après, son frère le cardinal François, puis son cousin Tadée Barberin, qui sut si bien amasser l’or à Palestrine pendant son gouvernement de Rome, l’y rejoignirent, traînant avec eux toutes celles de leurs richesses qui étaient transportables ; et vous savez qu’elles s’élèvent à des sommes immenses.

— À quatre millions de ducats d’or, selon l’évaluation de Pancirole.

— Plus encore ; mais peu importe. La France prit fait et cause pour les Barberins, ou au moins se servit de leur exil comme d’un prétexte pour jeter des embarras dans la politique du Vatican. Elle exigea de vous leur rappel en Italie. Bien plus, elle prétendit qu’on les réintégrât dans tous les bénéfices dont ils avaient joui. Mais vous fûtes courageusement habile dans les refus constants que vous avez opposés à cette bienveillance hypocrite. Voyant que cette ruse était sans effet, Mazarin crut devoir y substituer la force et la violence ; et une flotte française fut envoyée pour soutenir l’autre partie de l’armée qui faisait le siége d’Orbitello[2]. Le projet qu’avait le cabinet de France de nuire aux Espagnols à qui cette place appartenait, et surtout le désir de s’approcher de Rome pour vous faire des menaces plus pressantes, ne fut pas satisfait cette fois, puisque les Français furent forcés de lever le siége. Mais, toujours plus persévérant et plus implacable dans ses projets, Mazarin compta pour rien cet échec, remit des vaisseaux en mer et fit emporter d’assaut, deux mois après, Porto-Longone et Piombino.

— Ce monstre de Mazarin ! s’écria le pape en se soulevant avec vivacité sur son siége.

— Ah ! mon frère ! reprit dona Olimpia après avoir calmé le pontife, vous savez que je m’abstiens toujours de rappeler les événements tristes quand ils sont accomplis et sans remède. Toutefois il serait fâcheux que leur expérience demeurât inutile pour l’avenir. Comme vous j’ai ressenti vivement le tort et l’injure que Mazarin faisait à notre famille en s’emparant d’une place, d’un bien qui appartient à votre neveu, à mon gendre, le prince de Piombino[3] ; comme vous j’ai gémi de voir les Espagnols, nos alliés les plus fidèles, chassés de deux forteresses protectrices de Rome, par les Français, auxquels nous ne devons jamais nous fier. Mais, mon frère, l’homme que le ciel a choisi pour gouverner les nations de la terre doit mettre tous les intérêts secondaires de côté, et surtout ne pas se faire d’illusion sur l’état présent des circonstances, afin d’en tirer tout le parti possible. Vous n’ignorez pas le motif secret qui rend Mazarin si acharné à nous nuire.

— Ce drôle-là, il faudrait encore créer son frère cardinal ; c’est déjà bien assez qu’il soit archevêque.

— Je n’aime pas à vous voir dans cette disposition d’esprit, dit dona Olimpia, qui après s’être levée se promena lentement dans la chambre en continuant de parler : c’est en se laissant aller ainsi à sa mauvaise humeur que l’on risque de commettre des fautes irréparables.

— Allons, c’est bien ! prenez Mazarin sous votre protection ; il ne vous manquera plus que de plaider en faveur de la famille Barberine et de sacrifier l’Espagne à la France. C’est un beau marché que nous ferions là. »

Innocent en s’agitant sur son siége répéta plusieurs fois cette même observation en la retournant sous plusieurs formes différentes, sans que dona Olimpia répondît un seul mot. Elle était dans un des angles de la chambre, immobile et la tête inclinée comme quelqu’un absorbé dans des réflexions qui l’isolent complètement. Cette immobilité et le silence durèrent assez longtemps pour que le pape, à qui la position de son fauteuil ne permettait pas d’apercevoir dona Olimpia, se retournât plusieurs fois avec une curiosité inquiète, pour démêler dans l’attitude de sa belle-sœur la disposition d’esprit où elle pouvait être.

Ces mouvements répétés n’échappèrent pas à l’œil observateur d’Olimpia, qui attendit que la colère du pape se fût entièrement changée en inquiétude pour lui adresser la parole de nouveau.

Elle fit encore lentement quelques pas dans la longueur de la chambre ; puis, étant venue se placer à quelque distance du pape, sur lequel son regard profond et pénétrant se fixa, elle lui dit enfin :

« Si ma mémoire ne me trahit pas (au surplus j’ai là les dates dans mes papiers), le cardinal Antoine Barberin s’est enfui en France quelques jours avant le 4 décembre 1645, que vous avez lancé la bulle de défense de la sortie des cardinaux des états de l’Église ?

— Oui... répondit le pape, inquiet de faire une réponse positive à une question dont il cherchait vainement le but.

— C’est au mois de janvier suivant, continua sa belle-sœur, que François et Tadée Barberin, malgré votre bulle, et bien que nous fussions tous prévenus de leur départ à demi clandestin, ont fait transporter leurs caisses remplies de richesses curieuses, d’antiques et de tableaux de prix, à Civita-Vecchia, pour les expédier pour Marseille et passer eux-mêmes en France ?

— Je crois... que... oui... répondit cette fois le pape.

— On fit assiéger Orbitello. L’entreprise ne réussit pas. Souvenez-vous qu’alors je vous engageai, non par inclination naturelle assurément, mais par prudence, à ne pas courir plus longtemps les chances d’une guerre dispendieuse et dont l’issue était incertaine. Rappelez-vous que je vous donnai le conseil d’user de clémence envers les Barberins, quand il était encore temps de vous en faire un mérite auprès de la France, et de donner le chapeau au frère de Mazarin pour mettre un terme à une querelle personnelle entre vous deux. Vous vous êtes emporté contre moi, comme vous venez de le faire encore il n’y a qu’un instant ; vous n’avez écouté que Pancirote, que son aveugle préférence pour l’Espagne et son aversion pour Mazarin ont toujours fait pencher pour la guerre ; et ses espérances comme ses calculs ont été réduits à rien. Du 8 au 29 octobre, Piombino et Porto-Longone étaient tombés au pouvoir des maréchaux de la Meilleraie et Duplessis, et le 17 décembre, non-seulement vous aviez pardonné aux Barberins, mais vous aviez fait lever le séquestre de dessus leurs biens. Tenez, ajouta Olimpia en tirant de la liasse un papier qu’elle présenta au pape, voyez si je me trompe. »

La feuille tomba sur les genoux d’Innocent, qui n’y porta ni les mains ni les yeux.

« Sœur ! vous m’accablez, dit-il à voix basse.

— Moi ? Pamphile, s’écria dona Olimpia en se rapprochant avec vivacité de son beau-frère, dont elle prit les mains dans les siennes, moi, vous accabler ? moi, chercher à vous faire de la peine ? vous ne pouvez le croire. Ah ! frère ! ajouta-t-elle en se penchant vers lui de dessus le siége sur lequel elle s’était replacée, l’expérience a bien dû vous prouver que toutes les actions de ma vie, depuis que je vous connais, n’ont eu d’autre but que de contribuer à votre bonheur et à votre prospérité. Jamais amitié n’a été plus sincère, plus forte et plus constante que celle que je vous porte, et l’inflexibilité même des raisonnements que j’ai cru devoir choisir pour vous convaincre, est la preuve que l’attachement que je vous ai voué n’est rien moins qu’ordinaire. »

Cette femme avait l’éloquence de la passion, et c’était moins encore ses paroles que la manière dont elle les laissait échapper de ses lèvres, qui lui donnait une puissance irrésistible. Tout en parlant, elle pressait les mains et les genoux tremblants du pape, et lorsqu’elle eut prononcé les derniers mots, elle resta la tête portée en avant et le regard fortement dirigé sur celui du pontife, en laissant lire à la fois sur son visage tout ce que l’espérance et la crainte, se disputant le cœur d’une créature humaine, peuvent faire naître de trouble et d’anxiété.

La passion rajeunit momentanément, et cette fois elle fit resplendir la physionomie de dona Olimpia d’une incomparable beauté.

Le pape éprouva une émotion qu’il ne put dissimuler. Elle s’accrut encore lorsque Olimpia, à qui cette circonstance n’était point échappée, laissa percer un rayon de joie et d’espérance par le plus doux sourire.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel Olimpia, selon l’usage du pays, baisa respectueusement l’une des mains d’Innocent, tandis que de l’autre le pontife arrêtait quelques larmes prêtes à s’échapper de ses yeux.

« Que désirez-vous, Olimpia ? dit enfin Pamphile d’un ton de voix altérée.

D’abord de ne point essuyer de refus, répondit sa belle-sœur avec cet accent de mutinerie gracieuse et enfantine dont les femmes, si loin de la jeunesse qu’elles soient, ne cessent jamais de faire usage tant qu’elles conservent un reste d’agrément.

— C’est tout naturel ; mais après ? »

Olimpia se tournant vers la table, chercha dans la liasse un papier que le pape s’apprêtait à prendre, mais qu’elle retint en disant : « Vous ne lirez ma requête que quand vous m’aurez promis d’y faire droit et de l’approuver.

— Ah ! cela est un peu fort !

— Eh bien, dit la postulante, qui remit en souriant le papier sur la liasse, n’en parlons plus.

— Allons, donnez-moi donc ce papier.

— Pas du tout.

— Mais c’est un enfantillage.

— Comme il vous plaira de l’entendre, mais je veux que vous mettiez entière confiance en moi, sans cela je ne vous dirai rien ; promettez-moi d’exécuter ce que je demande, et vous saurez de quoi il s’agit.

— Mais c’est une plaisanterie que vous faites ?

— Pas le moins du monde.

— En vérité, je ne vous ai jamais vue si déraisonnable qu’aujourd’hui.

— Et moi, si peu gracieux que vous l’êtes ce soir. »

En disant ces mots, plutôt en affectant la légèreté qu’avec sécheresse, Olimpia regarda sa montre. « Il est tard, dit-elle ; alors elle alla prendre sa mantille, la jeta près des papiers qu’elle remit en ordre afin de les rouler, et acheva bientôt tous ses apprêts pour se retirer.

Innocent se sentait mal à l’aise, partagé comme il l’était

entre l’ennui de faire un refus net à sa belle-sœur, et l’appréhension de se lier par une promesse imprudente.

Cependant tout était préparé, et dona Olimpia, debout entre la table et le fauteuil du pape, repassait ses mains l’une dans l’autre pour enfoncer ses gants, non sans observer avec attention la contenance de sa sainteté.

— Allons, dit-elle tout à coup en mettant la liasse sous son bras, je pars ; que Dieu, saint-père, vous accorde une bonne nuit ; et elle se dirigea vers la porte.

— Olimpia !... Olimpia ! » s’écria le pape.

Elle s’arrêta, revint sur ses pas et se plaça près du pontife sans rien dire.

— Asseyez-vous, et donnez-moi votre papier. » Puis étendant la main pour le recevoir, il ajouta, en laissant voir sur son visage qu’il était disposé à accorder la demande : « Je le veux. »

Dona Olimpia obéit ; sa mantille rejetée, elle s’assit, et tira le papier qu’elle présenta sans hésitation au pape.

Pamphile y jeta les yeux avec empressement, et y lut la liste des noms suivants :

Saveli, archevêque de Salerne ; Mazarin, archevêque d’Aix ; Cherubini, auditeur de sa sainteté.

Et plus bas :

Vitman, auditeur de la chambre ; Raggi, trésorier, et Maldachini.

Malgré tous les efforts que fit Innocent pour se contraindre et ne pas se livrer à la colère, il ne put y réussir complètement. « Je comprends, dit-il d’une voix émue et entrecoupée ; voilà six cardinaux de votre façon... En vérité il ne vous manquera bientôt plus que d’aller prendre possession à Saint-Jean de Latran, madame... Me tendre une pareille embûche encore, pour faire tomber le chapeau sur la tête d’un second Mazarin... puis d’un enfant de seize ans comme votre neveu Maldachini ! c’est très-mal, madame ; c’.... c’est très-mal.

— Permettez, Pamphile, dit Olimpia avec calme et en mettant ses mains sur celles du pape, qu’un tremblement assez fort agitait ; pour peu que vous me soupçonniez d’artifice dans cette circonstance, regardez-vous comme entièrement dégagé de toute promesse, même tacite, envers moi. La nomination de mon neveu au cardinalat vous semble-t-elle le résultat désiré d’une vanité puérile ? n’y souscrivez pas. Je ne me pardonnerais jamais de vous avoir entraîné dans une démarche fâcheuse pour le saint-siége, ma famille et moi dussions-nous en tirer les plus grands avantages. Croyez-moi, cessons de parler de cette affaire, puisqu’il ne vous est pas donné de l’envisager sous son véritable jour ; elle nous causerait à tous deux des contrariétés qu’il est plus sage d’éviter ; ainsi, qu’il n’en soit plus question. » Elle dit, reprit la liste des cardinaux proposés, des mains du pape, et la déchira.

La grande colère d’Innocent commença bientôt à se calmer. Sa belle-sœur, qui depuis si longtemps avait l’occasion d’observer la température si variée de son humeur, prit le parti de rester muette pour le forcer de prendre la parole le premier. Le silence fut long, pénible pour tous deux ; mais enfin l’obstination féminine l’emporta ; et vaincu par une résistance inerte, le pontife commença à parler ainsi sous la forme de réflexions :

« Il fera beau entendre les discours que l’on va tenir dans la ville de Rome..... que dis-je ? dans toute l’Europe, lorsque l’on apprendra que nous avons achevé d’enmazariner le sacré collège, en y adjoignant encore le frère du ministre de la régence de France..... Après tout... et comme on le dit, il est peut-être plus sage d’avoir l’air de faire de bon gré ce que l’on céderait forcément un peu plus tard ; n’est-ce pas, madame ? L’Espagne sera peu satisfaite ; mais l’ambassadeur de France vous devra des remercîments... et il vous en fera... Car enfin tout l’étalage qu’il a montré à son entrée à Rome ne sera pas perdu, et ce ne sera pas vainement qu’il a été accompagné en ce jour d’un cortège de quatre-vingts carrosses à six chevaux, puisqu’on fera l’archevêque d’Aix cardinal... Êtes-vous satisfaite, madame ? »

Olimpia ne répondit rien. Après une interruption assez longue, le pontife continua en jetant un regard plein de douceur sur sa voisine :

« Je vous remercie, chère sœur, d’avoir pensé à mon vieux serviteur Cherubini. Depuis quarante ans il a rempli avec honneur, zèle, probité et intelligence, tous les offices que mon prédécesseur et moi lui avons confiés... Je le fais cardinal. C’est une bonne promotion ; elle lui fera plaisir, elle nous fera honneur... Il est juste aussi que Venise et Gênes aient près de nous, et dans le gouvernement du saint-siége, quelques-uns de leurs enfants. Vitman est un bon choix. Quant à Laurent Raggi, jeune encore, vous savez qu’il n’a que quarante-cinq ans, on pourra bien tenir quelques propos sur son compte. C’est un financier habile, mais rusé ; prenez-y garde, madame... On n’a pas encore oublié comment il a rempli sa charge de surintendant des gabelles pour les Barberins, sous le pontificat d’Urbain VIII, et il fera bien de prendre garde à ses actions, afin qu’il ne lui arrive pas encore une fois d’être obligé de sauter par la fenêtre de son palais, pour se soustraire à la fureur du peuple. C’est un homme de mérite, et dont les talents peuvent être utiles, d’accord ; mais il faut le surveiller. Enfin notre trésorier sera cardinal.

» Je n’ai pas d’objections à faire sur la promotion de l’archevêque de Salerne au cardinalat. Fabrice Savelli s’est rendu illustre comme général dans les guerres d’Allemagne, et s’est fait respecter depuis qu’il est entré dans les ordres. L’importance de sa famille à Rome serait d’ailleurs un titre suffisant pour que nous nous empressions de le lier plus étroitement encore aux intérêts de la sainte Église. Je le fais cardinal.

» Vous voyez, chère sœur, continua Innocent, qui dans ses dernières phrases avait repris son rôle de souverain, que si je ne suis pas toujours gracieux, je ne cesse jamais d’être raisonnable. Quant à vous, à qui le ciel a donné tout ce qu’il faut pour être à la fois l’un et l’autre, j’ai peine à m’expliquer comment il a pu vous venir dans l’esprit de présenter pour le cardinalat votre neveu Maldachini, un enfant de quinze ou seize ans au plus, laid de sa personne et imbécile d’esprit. Qu’en voulez-vous faire ? et quel secours espérez-vous tirer d’un pareil sujet, quand il sera couvert de la pourpre ? Vous voulez donc nous rendre la fable de toute la chrétienté ?

— Bannissez cette inquiétude, interrompit brusquement dona Olimpia. Un souverain affermit ordinairement mieux sa puissance aux yeux du vulgaire, en lui imposant parfois quelques fantaisies, qu’en satisfaisant sans cesse à la raison. N’est-ce rien que de pouvoir faire seul ce qui est jugé impossible par tous les autres ? Vous parliez tout à l’heure du trésorier Laurent Raggi ; vous n’avez peut-être pas su, car alors vous étiez nonce en Espagne, de quelle manière son oncle Octavien fut créé cardinal par Urbain VIII, qui, malgré ses faiblesses, ne fut point après tout un pontife ordinaire ? Octavien, trésorier dévoué de l’Église, et personnellement attaché au pape, passait aussi, comme mon neveu, pour un sot, pour un imbécile ; mais enfin c’était, je le répète, un homme sincèrement dévoué, et dans lequel le pape mettait avec raison toute sa confiance. Ce sot, cet imbécile, se met un beau jour dans l’esprit qu’il doit avoir le chapeau, et bien que qui que ce fût ne pensât à lui voir conférer cette dignité, il se fait faire un habit de cardinal, et le met pendant plusieurs mois trois ou quatre fois par jour, pour consulter ses amis et ses courtisans sur la coupe de son vêtement, et sur les airs qu’il doit prendre. Tout en se moquant de lui, on le flatte, on l’encourage ; son idée s’enracine dans son cerveau, et bref, voilà notre trésorier qui part un soir de chez lui vêtu en cardinal, pour se rendre chez le pape, aux pieds duquel il se jette en disant : « Ah ! que sa sainteté daigne mettre la joie dans le cœur de mon pauvre vieux père et dans le mien, en me créant cardinal ! » Cette confiance, cette foi, toucha Urbain, qui le nomma à la première promotion. On en rit beaucoup, ainsi que de la joie extravagante qu’en témoigna le cardinal improvisé ; mais ceux qui plaisantèrent avec le plus d’amertume furent ceux mêmes qui ne pouvaient se pardonner de n’avoir pas eu une idée si simple, et dont le succès fut si prompt. Soyez certain, frère, qu’une grâce produit plus d’effet qu’une récompense ; qu’un souverain s’attache les hommes par les faveurs qu’il leur accorde, et non par la justice qu’il leur rend. Nous ne serons donc pas la fable de la chrétienté si vous faites ce que je vous demande ; au contraire, vous donnerez signe de votre puissance.

» Quant à l’âge de mon neveu, poursuivit dona Olimpia, qui ne laissa pas au pontife le temps de l’interrompre, c’est une cause de refus que l’on ne saurait admettre, et je pourrais citer vingt exemples d’enfants de douze à treize ans, élevés à la dignité de cardinal, dont les familles, si illustres qu’elles soient, ne peuvent le disputer à la mienne, depuis surtout qu’elle s’est unie à la vôtre. »

Malgré la témérité plus qu’orgueilleuse de ces paroles, le pape ne se sentit pas disposé à y répondre, et sa belle-sœur continua ainsi : « Mais au surplus, toutes ces considérations, si importantes qu’elles puissent devenir en certaines circonstances, doivent le céder à la nécessité qui nous presse aujourd’hui. Le népotisme qui s’est établi depuis longtemps à la cour de Rome, et dont les inconvénients et les excès mêmes, pendant le dernier règne d’Urbain et de ses neveux les Barberins, ont consacré l’usage plus fortement que jamais, est devenu un besoin impérieux pour aider les rouages de la politique européenne, qui aboutit au Vatican comme à son centre. À votre avènement au trône, mu par un sentiment de justice, et forcé d’ailleurs d’obéir à la fureur de vengeance qui animait la cour et le peuple contre les neveux d’Urbain, vous avez repris tous leurs bénéfices, vous avez saisi leurs biens en les condamnant à l’exil, pour vous épargner des rigueurs plus cruelles que l’on eût peut-être exigées de vous. Enfin, dans une intention très-louable, et aux applaudissements unanimes, le commencement de votre règne a été signalé par l’abolition du népotisme, et Pancirole, complètement étranger à votre famille, est devenu le cardinal-maître[4].

» Cependant cinq mois s’étaient à peine écoulés, que tous les ambassadeurs étrangers, à l’exception de celui d’Espagne, à qui Pancirole est encore exclusivement dévoué, se plaignirent de ce qu’ils ne pouvaient traiter directement avec un intermédiaire qui eût tout à la fois votre confiance et la leur, qui vous touchât de près, qui fût en quelque sorte un second vous-même. Il ne se passa pas beaucoup de temps sans que vous reconnussiez la justesse de ces observations, ainsi que les embarras continuels que la partialité et la temporisation excessive de Pancirole apportent dans les relations diplomatiques. Ceux mêmes qui s’étaient emportés avec tant de véhémence contre le népotisme des Barberins, qui l’avaient vu détruire avec le plus de joie, furent les premiers à sentir le besoin d’un cardinal neveu, et à crier bien haut qu’il fallait en trouver un.

» Ce fut vous-même qui me parlâtes le premier de mon fils, du prince don Phamphile. Cet essai ne fut pas heureux, j’en conviens ; car il y avait à peine un mois que vous l’aviez revêtu de la pourpre, que cet homme.... extravagant... car, en vérité, je ne sais quel nom lui donner... s’est pris d’un amour insensé pour la veuve du prince de Rossano, et n’a pas eu de cesse qu’il ne vous remît le chapeau pour l’épouser.

— Ah ! ah !... dit le pape en souriant, la princesse de Rossano est bien belle... et de plus, une personne de beaucoup de mérite.

— Dont les talents même peuvent être utiles, dit Olimpia, d’accord, mais qu’il faudra surveiller. En somme, ajouta-t-elle après cette brusquerie, vous avez reconnu la nécessité impérieuse d’un premier cardinal de votre famille, en donnant cette dignité à votre neveu, à mon fils don Pamphile. Si sa conduite n’a pas répondu aux espérances que nous avions placées en lui, ce n’est point une raison, lorsqu’il se présente une autre chance, de ne pas la tenter. Or, cette chance est unique ; aucun des hommes de notre famille, à l’exception du jeune Maldachini, n’est en position de faire partie du sacré collège ; ainsi, que Maldachini soit ridicule, sot, imbécile, et pis encore si vous voulez, nous n’avons pas le choix : il faut qu’il soit cardinal, il le faut ! »

En prononçant ces derniers mots, Olimpia avait profité du double sens que présentait sa phrase pour exprimer tout ce qu’il y avait d’impérieux et d’absolu dans sa volonté, en se donnant toutefois l’air de présenter la promotion de Maldachini comme un événement fatal et inévitable. Il ne serait peut-être pas difficile de dire lequel des deux arguments influa le plus directement sur la résolution du pape ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’après être demeuré assez longtemps plongé dans ses réflexions sans faire aucun mouvement, il releva tout à coup la tête et dit en souriant à dona Olimpia : « Je fais Maldachini cardinal. »

Il faudrait que l’on sût ce qu’il n’a pas été possible de développer encore, c’est-à-dire quel assemblage d’espérances, de craintes, de projets, d’idées et de passions de toute nature, s’était amoncelé dans le cœur et l’imagination de dona Olimpia, pendant le cours de cet entretien nocturne, pour que l’on se formât une idée de la détente générale qui eut lieu dans toutes les facultés de cette femme, lorsqu’elle eut obtenu ce qu’elle désirait. Elle se jeta aux pieds du pape, baisa ses vêtements, lui prit les mains, sourit et pleura en même temps, et finit par assurer le pontife qu’elle était la plus heureuses des créatures de ce qu’elle avait pu le décider à faire une promotion qui, d’après ses idées, devait être un des actes les plus importants du gouvernement d’Innoncent X.

« La volonté de Dieu soit faite, chère sœur, dit le pape en lui touchant légèrement le bras ; je suis charmé de vous voir satisfaite. Mais tout ce qui vient d’être fait sera le sujet d’une terrible conversation demain entre Pancirole et moi.

— Veuillez ! veuillez ! saint-père ; ordonnez, et n’allez pas vous engager dans une discussion qui n’aurait d’autre résultat pour vous que des contrariétés, puisque tout est décidé... arrêté entre nous. N’est-ce pas, frère ? ajouta-t-elle avec un certain accent persuasif et affectueux auquel Pamphile n’avait jamais su résister ; n’est-il pas vrai que vous avez reconnu l’importance et la vérité de tout ce que je vous ai dit ? Vous le savez, non-seulement j’ai toujours pris vos intérêts avec ardeur et sincérité, mais vous l’avez dit bien des fois vous-même, que le ciel me fournissait d’heureuses inspirations chaque fois que je m’occupe de ce qui vous touche. Si je ne me trompe, et en acceptant la joie que j’éprouve comme un présage favorable, jamais détermination n’aura été plus fertile en bons résultats que celle que nous venons de prendre. Mais écoutez, Pamphile, le dernier conseil que croit devoir vous donner une amie, une sœur qui ne vit que pour vous servir et élever votre gloire. Ne vous fiez pas aveuglément aux conseils de votre premier ministre. De grâce, écoutez-moi, et ne vous emportez pas, dit-elle en embrassant les genoux du pape, qui avait laissé échapper un léger signe de mécontentement. Oui, on ne saurait le proclamer trop haut, Pancirole est un homme intègre, plein de lumières, d’habileté dans les affaires. Je ne prends part à rien sans le consulter ; ainsi vous voyez quelle opinion j’ai de son mérite. Mais Pancirole a vieilli dans la haine qu’il a toujours portée aux Barberins, et par suite à la France ; mais Pancirole, précisément parce qu’il a de certaines qualités qui le rendent fidèle à ses affections et à ses promesses, est resté et restera toujours dévoué à la couronne d’Espagne.

» Or, vous n’ignorez pas qu’ainsi que vous et que votre premier ministre, j’ai toujours éprouvé et manifesté une préférence non équivoque pour ce royaume purement et constamment catholique ; pour une nation dont la soumission envers le saint-siége a donné tant de force à vos prédécesseurs et à vous. Peut-être qu’hier encore, vous auriez trouvé cette disposition intacte dans mon esprit. Mais faut-il vous rappeler tout ce qui se passe depuis quelque temps ? Est-il nécessaire de vous redire le triste sort qu’ont eu les armes espagnoles à Porto-Longone et à Piombino ? Est-il possible de se faire illusion sur l’affaiblissement du pouvoir de l’Espagne, en voyant qu’un misérable pêcheur comme Masaniello a détruit la puissance du vice-roi qui gouvernait pour elle, en vingt-quatre heures ? Et serait-il bien sage que le saint-siége continuât de prendre pour point d’appui et pour alliée indispensable une nation qui paraît n’avoir bientôt plus la force ni de se gouverner ni de se défendre ? De l’autre côté, considérez la France. Un instinct insurmontable nous éloigne, il est vrai, de cette nation si opiniâtre et si légère, si indisciplinée et si belliqueuse. Mais voyez comme par la bravoure de ses armées, ainsi que par les infatigables travaux de ses ministres, elle étend le réseau de sa puissance sur toute l’Europe. Ils ont repris Dunkerque sur les Anglais. Au moment où je parle, un certain duc de Guise, venu à Rome pour faire rompre son mariage, s’entend avec les insurgés de Naples pour enlever cette couronne à l’Espagne. À Munster, les intrigues de Mazarin nous menacent de la conclusion d’un traité qui, en faisant renoncer le roi d’Espagne à la Hollande, relèverait l’orgueil des hérétiques et porterait un coup mortel au saint-siége. Enfin partout ils s’ingèrent et se mêlent à tous les intérêts. Aussi jamais ne se sont-ils montrés plus exigeants et plus fiers à Rome qu’aujourd’hui.

» J’ai voulu les voir dans tout le faste de leur fierté. Protégée par une jalousie, j’ai vu de là défiler les quatre-vingts carrosses qui formaient le cortège de l’ambassadeur de France. Je l’avoue, si je trouvai naturel que la populace romaine prît, comme de coutume, grand plaisir à repaître ses yeux d’une cérémonie brillante, je ne pus m’empêcher de remarquer avec un profond étonnement l’enthousiasme que les Français inspiraient aux Romains, tandis que les Espagnols ne recevaient que des lazzis moqueurs et de mauvais compliments. Le soir, le marquis de Fontenay, après avoir été vous baiser les pieds, vint à mon palais, et pendant la soirée, il se montra aussi sémillant et aussi disert que l’ambassadeur d’Espagne fut triste et muet.

» Ah ! frère, je ne saurais vous dire à quel point ce contraste a frappé mon esprit. Involontairement, je me laissai aller à la rêverie, et il me semblait voir l’Espagne descendre et la France monter. Si vous entendiez ce que tous ceux qui viennent de ce pays répètent sur le jeune enfant roi, qui, bien que régi par sa mère, semble déjà gouverner son royaume, vous partageriez sans doute mes incertitudes. Pour moi, je ne sais quel pressentiment m’avertit que son règne sera glorieux, que son pouvoir deviendra immense. Ah ! mon frère ! ne nous faisons pas une ennemie de la France... il se pourrait qu’elle devînt bien puissante un jour ! Et voilà ce que Pancirole ne prévoit pas. »

Innocent, qui avait écouté sa sœur avec la plus profonde attention, porta son regard sur elle quand elle eut cessé de parler. Ce qu’il venait d’entendre avait déroulé dans son esprit toute une série d’idées nouvelles, et après avoir fait lentement deux ou trois petits signes de tête, il dit : « Chère sœur, je vous remercie ; j’étais comme Pancirole, je n’avais jamais pensé à rien de tout cela. »

Cette fois, la joie qu’Olimpia ressentit en entendant ces paroles sortir de la bouche du pape, fut d’une nature toute différente de celle qu’elle avait éprouvée en obtenant la promotion de son neveu. C’était un bien-être général qui lui laissa la libre disposition de son esprit et de ses mouvements. « Avant de me retirer, cher frère, dit-elle, je n’ai plus à vous entretenir que d’une affaire qui vous prendra peu d’instants. » Elle lui présenta plusieurs cahiers de papiers qui formaient la plus forte portion de la liasse, et ajouta : « Voilà les comptes du mois passé, sur les revenus des gabelles et des bénéfices de la circonscription de Rome. Ces comptes ont été apurés contradictoirement par Pancirole et Raggi, et je les ai revus moi-même. Le total est de cinquante mille ducats, et cette somme vous sera apportée et remise demain soir à la brune, par Gualtieri. Avez-vous encore de la place pour loger ces fonds ?

— Oui. Tenez, le quatrième coffre dessous mon lit est à peu près vide, et il pourra sans doute contenir la somme que l’on doit apporter.

— C’est bien.

— Sœur ! vous êtes une personne incomparable.

— Saint-père, vous êtes si excellent, que vous forcez vos amis à devenir ingénieux pour se rendre dignes de vos bienfaits. »

Elle agita doucement une sonnette. Pablo, avec son vêtement noir et sa figure blême, parut en entr’ouvrant la porte : « Avertissez mes gens, » lui dit-elle ; puis s’étant sérieusement préparée cette fois pour le départ, elle souhaita la bonne nuit à son frère, mit un genou en terre, reçut la bénédiction du pontife, et sortit pour monter en voiture et rentrer au palais Pamphile.

CHAPITRE II.

Lorsque après avoir dépassé Dôle, on arrive aux Rousses, pour descendre du Jura et se rendre à Genève, le lac, les montagnes qui l’avoisinent et le mont Blanc qui surmonte ce paysage, se présentent tout à coup à l’œil du voyageur.

Depuis soixante ans environ que l’observation pittoresque des sites et des montagnes est devenue une des parties les plus importantes de notre éducation, il n’y a garde que nous passions devant un tertre ou une flaque d’eau sans que leur aspect ne réveille plus ou moins fort en nous les habitudes d’admiration que l’on a fait prendre à notre esprit.

Je suis loin de blâmer ce goût, quoique souvent un peu factice, et je n’en parle que pour faire observer qu’il y a deux cents ans, vers le temps où s’est déroulée l’histoire que je raconte, les esprits étaient en général moins disposés à la contemplation des beautés de la nature. En voyage surtout, les torrents, les lacs et les hautes montagnes n’étaient que des obstacles formidables, au milieu desquels les voyageurs, ordinairement très-impatients d’arriver à leur but, ne s’avisaient guère de faire de la poésie, même spéculative. En un mot, le métier de touriste n’était pas encore connu, et c’était chose rare que la beauté ou la bizarrerie d’une route séduisissent l’imagination du voyageur toujours affairé. Mais si ces impressions de voyage manquaient alors, on en avait d’autres.

Deux jeunes cavaliers, enveloppés de manteaux, venaient de sortir de leur voiture, aux Rousses, pour descendre à pied, afin de se remettre du froid du matin. En apercevant le majestueux horizon qui se déroulait à leurs yeux, leur premier mouvement fut d’exprimer l’effroi et le dégoût. Ils se regardèrent ensuite, puis baissèrent les yeux sans cesser de marcher en silence, tandis que leur voiture les suivait. Pendant toute la descente, ils continuèrent ainsi, et ce ne fut que quand ils eurent repris place dans leur voiture, pour suivre la route qui mène à Nyon, que le plus jeune des deux voyageurs dit à l’autre, après avoir tiré brusquement les rideaux des portières : « Nous voilà donc au milieu des hérétiques ! et près d’entrer dans Genève ! Par quelle singularité avez-vous choisi cette route plutôt que celle de Marseille pour aller à Rome ? — Mon cher monsieur, répondit en très-bon français l’autre voyageur, dont l’accent trahissait parfois son origine italienne, mon itinéraire est tracé, et en partant de Paris, monsieur le nonce m’a donné l’ordre de m’arrêter un jour à Genève, où j’ai d’ailleurs une caisse à prendre. — Mais comment monsieur le nonce a-t-il pu avoir l’idée de vous exposer à passer par Genève ? — Écoutez, monsieur de Beauvoir ; les personnes qui se destinent à prendre part aux négociations politiques sont comme les militaires ; ils doivent obéir aveuglément, ponctuellement. Et quelque dégoût qu’inspirent ou quelque danger que présentent les commissions dont on les charge, il faut les remplir. La veille de notre départ, monsieur votre père, malgré la joie qu’il éprouvait de vous voir partir pour aller faire l’office de secrétaire auprès de M. le marquis de Fontenay à Rome, n’a pu s’empêcher de manifester les craintes que lui inspire, pour votre nouvelle profession, l’excessive sincérité de votre caractère. En effet, depuis trois jours que nous voyageons ensemble, je vois avec quelle vivacité ce que vous éprouvez se peint sur vos traits. Il faut devenir maître de vous. Il est même indispensable que vous preniez cette résolution dès que nous aurons mis le pied dans Genève ; car, outre notre sûreté personnelle, qui exige cette précaution, l’inspection que je dois faire dans cette ville ne peut s’exercer qu’avec prudence et discrétion. »

L’abbé Segni s’étant aperçu que ses paroles avaient fait impression sur le jeune de Beauvoir, en profita pour achever de lui donner d’autres instructions : « À partir de ce moment, lui dit-il, vous répondrez au nom de Chauvin ; quant à moi, afin de justifier mon accent méridional en parlant français, je m’appellerai Taillac. » La qualité de secrétaire du nonce, et la confiance que M. de Beauvoir père avait montrée à l’abbé Segni, lorsqu’il lui avait confié son fils, ôtèrent à celui-ci toute volonté de faire la plus légère observation, bien que ces apprêts mystérieux et ces changements de noms répugnassent à son caractère. Ils entrèrent donc dans Genève sans dire une parole, jusqu’au moment qu’ils descendirent à l’auberge de la Balance.

À peine furent-ils entrés, que l’abbé Segni, interpellant son compagnon de voyage à plusieurs reprises, le força d’entendre et de prononcer maintes fois leurs nouveaux noms ; en sorte que M. Taillac et M. Chauvin furent tout aussitôt connus de l’hôte, de l’hôtesse et des serviteurs de la maison.

Après une courte toilette et un léger repas, l’abbé, vêtu en laïque, dit à son compagnon : « Ne perdons pas de temps, et allons vaquer à nos affaires. » Tout ce qui s’était passé entre M. de Beauvoir et l’abbé Segni depuis deux heures, joint au ton de bienveillance amicale, mêlée d’une certaine autorité, que prenait parfois le secrétaire du nonce, avait jeté le jeune Français dans un état mixte qui tenait de la stupeur et de la confiance. Mais ce qui plus que tout le reste contribuait à paralyser son esprit, était la pensée sans cesse renaissante qu’il était à Genève, dans la ville de Calvin ; qu’il avait parlé à des hérétiques, et serait forcé de s’entretenir encore parfois avec eux, jusqu’à son départ.

Ce jeune de Beauvoir, qui touchait à sa vingt-deuxième année, était le fils d’un gentilhomme fort pauvre du Poitou, vivant avec sa famille, du revenu modique d’une petite terre dont une partie de la propriété lui était même contestée. C’était dans ce lieu que le jeune de Beauvoir avait été élevé sous la direction de sa mère, l’une des plus zélées catholiques de son temps et de sa province. En aucune occasion de sa vie, ce jeune homme ne s’était trouvé avec des protestants, ou si le hasard lui en avait fait rencontrer, l’espèce de monstruosité effrayante que son imagination prêtait à leurs traits ne les lui avait pas laissé reconnaître. Dans son idée, un hérétique était comme un lépreux, un pestiféré.

À la rigidité près des principes religieux que le jeune de Beauvoir avait reçus de sa mère, il avait d’ailleurs été élevé dans l’inaction d’esprit la plus complète. Trop pauvre pour prendre honorablement le parti des armes, et vivant sans inquiétude, quoique incertain sur sa destinée, il s’était laissé aller à la préoccupation la plus naturelle à son âge. Les beaux yeux de la fille aînée du fermier de son père l’avaient ému, et tout son temps était employé à la regarder aller et venir, ou à lui parler à la dérobée quand l’occasion devenait opportune. Dans cette circonstance, le père aurait été plus endurant pour les galanteries de son fils, si les manières du jeune homme eussent indiqué qu’il ne s’agissait que d’une amourette passagère. Mais M. de Beauvoir ayant cru reconnaître qu’il se mêlait aux démarches de son fils quelque chose qui ressemblait à de la retenue et à du respect, il en conçut une inquiétude d’autant plus vive, que connaissant les principes rigides de sa femme, qui n’admettait d’issue possible à l’amour que par le mariage, tout ce conflit de scrupules et de tendresse présageait des scènes romanesques qu’il était prudent d’éviter. Or, pour trancher l’affaire dans le vif, M. de Beauvoir, décidé à faire un voyage à Paris pour solliciter la protection du cardinal Mazarin contre ceux qui lui intentaient un procès, prit le parti d’y mener son fils pour le dépayser.

Dans cette ville, M. de Beauvoir père trouva le cardinal si bien disposé en sa faveur, que l’affaire de son procès, au lieu de durer deux ou trois mois, comme il s’y était attendu, fut terminée en quelques jours. S’il fut joyeux de ce succès, l’embarras que lui causait son fils s’en augmenta d’autant. Il était même fort indécis sur le parti qu’il convenait de prendre, lorsque, se trouvant un jour à la cour du cardinal, il y rencontra monseigneur Bagni, nonce du pape, avec son secrétaire l’abbé Segni, chargé de dépêches pour Rome, et sur le point de partir. Un mot poli de l’abbé, adressé au jeune de Beauvoir, à qui il demanda s’il n’était pas curieux de venir à Rome avec lui, fut un trait de lumière pour le vieux gentilhomme poitevin. Il crut avoir trouvé une excellente occasion d’éloigner son fils de lui, et profitant des bonnes dispositions du cardinal à son égard, il le mit dans la confidence de ses inquiétudes paternelles, et demanda une commission quelconque pour envoyer son fils à Rome et le mettre sur le chemin de la fortune. Mazarin écouta en riant l’affaire du jeune de Beauvoir, entra dans les idées du père, dit quelques mots au nonce et à l’abbé Segni, puis annonça lui-même au jeune homme qu’il était désormais engagé auprès de l’ambassadeur de France à Rome, et qu’il se tînt prêt à partir. Le ministre de la régence de France, qui regardait peu à la dépense dans un moment où il chargeait l’abbé Segni de prendre, en passant par Genève, un cadeau destiné à payer le chapeau de cardinal donné à son frère, ajouta à toutes les faveurs qu’il avait accordées à M. de Beauvoir père, une assez forte somme d’argent pour le voyage et le séjour de son fils à Rome. Une lettre écrite tout aussitôt par Mazarin à M. de Valencey, l’avertit de l’arrivée prochaine du jeune de Beauvoir, dont on le priait de faire ce que l’on pourrait, sans oublier de surveiller sa conduite, et de ne pas le laisser manquer d’argent. Quant au départ des deux voyageurs, le nonce en fixa le jour au surlendemain.

La veille, le jeune de Beauvoir et son père se rendirent chez le cardinal-ministre, pour le remercier et prendre congé de lui. Ce soir-là, la cour de Mazarin était nombreuse, et parmi les personnes qui la composaient se trouva M. de Chantelou, maître d’hôtel du roi. Prévenu tout à coup du départ de l’abbé Segni et du jeune de Beauvoir, il avait préparé en hâte sa correspondance pour ses amis de Rome. À cette époque, l’envoi des lettres en pays étrangers ne se faisait pas aussi facilement que de nos jours ; et lorsque quelque voyageur se mettait en route, on saisissait ces occasions pour confier ses missives, sinon à un courrier rapide, au moins à des mains sûres. M. de Chantelou, muni de ses lettres, vint donc chez le cardinal pour les remettre au jeune de Beauvoir, dont il connaissait le père, en donnant pour excuse le départ prompt et prochain des voyageurs, de la liberté qu’il prenait de les interrompre ainsi jusque dans le salon de son éminence : « Je prie monsieur votre fils, dit M. de Chantelou en s’adressant au père de de Beauvoir, de se charger de ces lettres. Quant à celle-ci, ajouta-t-il en en mettant une à part, elle est adressée à M. Poussin, premier peintre du roi, à qui je recommande particulièrement monsieur votre fils. » Le jeune gentilhomme poitevin, étranger aux arts, et à qui le nom de Poussin était absolument inconnu, reçut la lettre avec politesse, mais sans y attacher grande importance, et promit de s’acquitter fidèlement des commissions dont on le chargeait.

Tels avaient été le motif et les antécédents du voyage improvisé de M. de Beauvoir, lequel, habitué à l’aisance des mœurs françaises et imbu de l’aversion qu’il avait puisée dans sa province, contre les hérétiques, semblait affecter de mettre plus de liberté en marchant avec l’abbé Segni dans les rues de Genève, à mesure que le flegme extérieur de la population excitait son antipathie.

L’Italien n’eut pas fait vingt pas qu’il s’aperçut que l’agilité de leur démarche et l’aisance de leur maintien attiraient sur eux les regards des passants. Il en fit faire l’observation à son compagnon, en l’engageant à se conformer à la gravité de ceux dont ils étaient entourés. En effet, le calme étudié du maintien des hommes et des femmes à Genève, habitude qui, aujourd’hui même encore, fait un contraste frappant avec le laisser aller des pays catholiques, était poussé à l’excès il y a deux cents ans. Presque toutes les personnes des deux sexes portaient des vêtements noirs ou au moins bruns. On parcourait les rues d’un pas lent et mesuré, tenant les regards dirigés vers la terre, et le seul accident qui modifiât parfois le flegme austère de ces disciples de Calvin étaient les salutations et les révérences que se faisaient entre eux les patriciens de la république, ou bien la rencontre des habitants de la basse ville, deux portions de citoyens qui, bien qu’également soumis aux mêmes lois politiques et à la même croyance religieuse, nourrissaient cependant au fond du cœur une aversion réciproque qui se manifestait dans toutes les relations de la vie.

M. de Beauvoir aurait pu se passer de l’avertissement de l’abbé, tant l’aspect monacal de l’intérieur de cette ville le frappa. Mais son étonnement fut d’autant plus complet, qu’au lieu de l’espèce de démons et de harpies dont il supposait qu’une population protestante dût se composer, il remarqua au contraire, à travers le voile de gravité dont chaque personne était entourée, de la noblesse dans le maintien, une politesse exquise dans les manières, et un assez grand nombre de très-belles femmes.

À moins d’être un étourdi au premier chef, ce qui n’était rien moins que le cas de M. de Beauvoir, il est difficile de ne pas se conformer aux habitudes des gens au milieu desquels on se trouve. C’est un des plus beaux privilèges de l’homme que de pouvoir se modifier pour ne pas blesser les autres, sans rien perdre cependant de sa dignité ; céder avec urbanité et sans bassesse est le grand secret de la vie sociale. L’heureuse nature du jeune de Beauvoir lui rendit ce petit effort facile, et se guidant d’ailleurs sur l’exemple que lui donnait l’abbé Segni, il modéra son pas de manière à ce qu’ils purent traverser la ville sans être remarqués.

Ils ne tardèrent pas d’arriver dans la ville basse, portion de Genève habitée particulièrement par les artisans de toute espèce. Avec l’assurance d’un homme qui avait reçu des renseignements certains sur les lieux, l’abbé jeta les yeux de bas en haut sur une maison dans laquelle il entra en engageant son compagnon à le suivre. Après avoir monté deux étages, Segni heurta à une porte qui s’ouvrit, et où ils furent reçus par un apprenti joaillier. Sur ces entrefaites, le maître s’avança avec empressement, et dit à l’abbé : « C’est sans doute à M. Taillac que j’ai l’honneur de parler ? » Et comme Segni allait prendre la parole : « Je vous attendais avec impatience, continua le joaillier, ainsi que M. Chauvin, votre ami. » En disant ces mots, il fit entrer, presque forcément, les deux voyageurs dans son laboratoire, où le jeune de Beauvoir, devenu stupide de ce qu’il avait entendu, se laissa pousser sur un siége où il demeura assez longtemps comme s’il eût été ivre. Lorsqu’il sortit de cet état, il vit l’abbé Segni occupé à considérer une parure composée d’un magnifique collier et de deux pendants d’oreilles en perles énormes. « M. Gauthier, disait-il à l’ouvrier, c’est très-bien ; et autant que je puis m’y connaître, vous avez rempli toutes les conditions qui vous étaient imposées pour la fourniture et l’achèvement de ces bijoux. Il ne vous reste plus, pour parfaire votre commission et recevoir le prix qui vous est dû, qu’à transporter le tout à Rome, selon qu’il a été convenu. — En effet, j’ai reçu les instructions de Paris, et je suis prêt à partir, dit l’ouvrier. — Eh bien ! demain ? — Demain ? cela n’est pas possible. C’est dimanche ; vous savez avec quelle exactitude nous sanctifions le jour du Seigneur, et pour rien au monde nous ne trouverions ici quelqu’un qui nous louât des chevaux et voulût se mettre en voyage. — Eh bien ! à lundi matin, dit l’abbé Segni. — À lundi, » répéta Gauthier, qui promit même de s’assurer des montures, et s’informa de l’auberge des voyageurs, en les reconduisant jusqu’au bas de son escalier et même assez avant dans la rue.

Si le premier étourdissement de M. de Beauvoir était passé, son esprit ne s’en trouvait pas beaucoup plus à l’aise, en réfléchissant à tout ce qui avait eu lieu devant lui depuis son entrée à Genève. Cette espèce de rôle de complaisant à moitié dupe, qu’il se trouvait forcé de jouer, le blessa vivement ; et ce fut à peine si les recommandations que lui avait faites son père et le cardinal Mazarin, de mettre toute confiance en l’abbé Segni, suffirent pour le décider à se prêter de nouveau à des démarches aussi étranges que celle à laquelle il venait encore de prendre une part involontaire en ce moment. Rassuré cependant par l’idée de voir promptement la fin de tous ces manèges en arrivant à Rome, et ne pouvant penser que son père l’eût mis dans une mauvaise position, il prit son mal en patience, et accompagna l’abbé Segni sans lui faire aucune demande, ni aucune réflexion sur la visite chez le joaillier.

L’Italien, considérant cette retenue comme un progrès, parla à M. de Beauvoir d’une manière plus amicale qu’il n’avait fait encore depuis leur départ de France, et tout en conversant sur ce qui s’offrait à leurs yeux, ils parcoururent et visitèrent la ville. Leur curiosité fut tout à coup excitée par la boutique d’un libraire, le long de laquelle un assez grand nombre d’ouvrages nouveaux attiraient l’attention d’une foule composée de personnes de tous rangs et de toutes conditions. « Approchons, dit l’abbé, nous allons savoir ce qu’on lit à Genève. » Et les deux voyageurs se mêlant aux curieux, ne tardèrent pas, avant même de se trouver plus près des livres, d’apprendre de quelle nature en était le contenu. La plupart de ces petites brochures ressemblaient assez aux livrets que l’on vend encore aujourd’hui sur les quais à Paris, dans lesquels la vie des quatre fils Aymon ou du Juif errant se trouve ornée de gravures sur bois. Les brochures qui attiraient alors si vivement la curiosité des Genevois renfermaient l’histoire injurieuse de quelques papes dont les portraits, placés en marge, étaient figurés ordinairement par une tête d’animal cruel ou immonde, couronnée de la tiare. Parmi les curieux assemblés devant la boutique, on reconnaissait facilement à quelles classes de citoyens chacun d’eux appartenait. Leurs habillements et leurs manières ne les auraient pas fait distinguer, que le choix des pamphlets qui attiraient les patriciens ou les gens du peuple aurait mis une ligne de démarcation entre eux. Les premiers se pressaient pour suivre des yeux une pancarte ornée d’élégantes gravures accompagnées d’un texte en vers latins, dont le titre, Opposition du Christ à l’antéchrist, était imprimé en gros caractères. Dans cette suite d’images, dont l’une était toujours opposée à l’autre, on remarquait les disciples du Christ soignant les malades, en regard avec un pontife chargé d’embonpoint et marchant appuyé sur les bras d’un cardinal et d’un évêque ; plus loin, le Sauveur, ordonnant de rendre à César ce qui lui appartient, contrastait avec le pape assis sur son trône, entouré de sa cour, et recevant les hommages respectueux des empereurs et des rois de la terre. Là deux autres sujets donnaient lieu aux comparaisons les plus vives : d’un côté, Jésus entrait à Jérusalem pour y recevoir bientôt la mort ; de l’autre, le pape entouré de soldats sortait de Rome à cheval pour aller au loin porter la guerre. C’était les vendeurs chassés du temple, à côté du pape vendant les indulgences au poids de l’or ; le fils de Dieu lavant les pieds de ses disciples, et le pape faisant baiser sa mule ; le couronnement d’épines et l’imposition de la triple couronne ; Jésus traînant sa croix au Calvaire, le pontife romain porté au Vatican dans une magnifique litière ; et enfin Moïse recevant les tables de la loi, placé dos à dos avec le pape à genoux, faisant un pacte avec le diable.

La perfection des gravures et le style assez élégant de l’auteur, qui y avait joint des pièces de vers en latin, ne laissaient pas d’exciter vivement la curiosité des érudits genevois, qui ne voyaient pas sans quelque jalousie qu’un si beau pamphlet contre le pape eût été fait à Berne et dédié par l’auteur aux magistrats de cette ville.

Tandis que quelques membres du clergé protestant, et d’autres personnes considérables de Genève, parlaient avec gravité, mais non sans aigreur, du parti que l’on pouvait tirer auprès des catholiques éclairés de l’Europe, de l’arme de la satire, les petits bourgeois et les artisans surtout se répandaient en injures contre la cour de Rome, en regardant des pamphlets à gravures dont le style et les dessins étaient aussi plats que grossiers. Le pape et les cardinaux, avec des têtes de loups, faisant sortir des pièces d’or de la bouche de gens qu’ils frappaient à coups redoublés avec des os de mort, cessaient pour eux d’être une allégorie ; c’était la réalité.

Mais toute la joie âcre du protestantisme plébéien se manifestait à la vue de l’histoire scandaleuse de la papesse Jeanne. Les détails les plus repoussants dont on a paré ce mensonge étaient représentés en gravure avec une exactitude minutieuse ; et malgré l’indécence du sujet, l’aversion du peuple genevois pour la papauté était si aveugle, que la pruderie naturelle à ce peuple cédait chez lui tout empire à la haine.

L’avidité avec laquelle les assistants regardaient ces satires détourna leur attention de dessus nos deux étrangers, qui purent eux-mêmes les considérer tout à loisir. En faisant des efforts au milieu de la foule pour s’approcher d’un dernier pamphlet qui semblait captiver l’attention encore plus fortement que les autres, l’abbé Segni s’aperçut que de Beauvoir était tout pâle. Il lui prit la main en la secouant pour l’engager à ne pas perdre courage, et surtout à dissimuler le dégoût et l’horreur que tout ce qu’ils venaient de voir leur inspirait.

Non sans peine ils parvinrent à portée de la dernière satire. Mais cette fois, ce fut Segni lui-même qui faillit succomber à son étonnement. Après avoir lu le titre, il se frotta deux ou trois fois les yeux, dans la crainte de s’être mépris. Mais enfin il fallut bien se rendre à l’évidence, et repassant encore ce titre : « Description des fêtes célébrées à Babylone pour le mariage du loup et de la louve, » il vit deux horribles figures gravées avec ces noms : Innocent V et Dona Olimpia Maldachini.

La sotte histoire de la papesse Jeanne avait épuisé tout ce que M. de Beauvoir pouvait ressentir d’humiliation et de colère à la vue des satires des protestants contre le saint-siége ; mais l’abbé Segni, qui était un peu plus au fait et aux aguets des affaires courantes que son compagnon de voyage, se sentit accablé par la dernière découverte qu’il venait de faire chez le libraire genevois. « Rentrons à notre auberge, dit-il d’un ton de voix qui trahissait son émotion et son inquiétude ; car je pense qu’ainsi que moi vous avez besoin de repos. »

La faiblesse passagère à laquelle l’abbé fut forcé de céder réveilla le courage de M. de Beauvoir, qui se sentit plus à l’aise en apercevant que celui qui depuis deux heures l’avait si impérieusement dominé par son sang-froid et sa discrétion se montrait à son tour vulnérable.

Rentrés chez eux, « Mais c’est une chose indigne que les horreurs que ces gens-là se plaisent à répandre sur la sainte Église, dit M. de Beauvoir à l’abbé, en donnant un ton interrogatif à sa phrase.

— Que voulez-vous y faire ? répondit Segni, qui se jeta sur un siége en élevant ses yeux et ses mains vers le ciel ; voilà où nous en sommes... Et quand on leur touche un mot de ces choses à Rome, ils vous rient au nez ou vous mettent à la porte. Quant à moi, mon cher monsieur de Beauvoir, je sens que ma patience sera bientôt poussée à bout... »

Le jeune Français jeta tout à coup un regard inquiet et sévère sur l’abbé, qui, devinant sa pensée, lui dit aussitôt : « Oh ! ne vous imaginez pas que j’aie la moindre velléité de faire une bassesse ; non. Mais plus je vois le monde et m’avance dans la pratique des affaires, plus je reconnais qu’il m’est impossible d’y vivre en me maintenant dans la voie de l’honneur. — Eh ! que voulez-vous faire ? demanda de Beauvoir, à qui cette réflexion causa un singulier étonnement. — Me retirer de la vie active, répondit l’abbé Segni. Sitôt que j’aurai rempli à Rome l’objet de ma commission, ajouta-t-il avec énergie, je ne balance plus et réaliserai le projet que j’ai formé déjà tant de fois. — Lequel ? — J’entre dans un cloître. »

Le ton de sincérité de ces paroles toucha vivement M. de Beauvoir. Entraîné d’abord par l’effet que produisit sur lui cet aveu involontaire des sentiments secrets de Segni, il fut sur le point de s’exprimer lui-même à cœur ouvert sur ce qui s’était passé. Mais par discrétion et dans la crainte d’avoir l’air de provoquer des explications et des aveux que l’abbé n’était peut-être pas en droit de faire, il se contenta de lui serrer la main affectueusement. Segni reçut cette marque d’intérêt avec reconnaissance, sans quitter toutefois l’attitude que son accablement lui avait fait prendre.

Pendant près d’un quart d’heure, de Beauvoir se promena à pas lents dans la chambre, tandis que l’abbé, qui était resté immobile dans son fauteuil, se levant tout à coup, dit en tirant vivement le cordon de la sonnette. « Ah ! il est encore jour, il faut en profiter. Demain ce serait impossible ! » À peine eut-il laissé échapper ces paroles qu’il se mit lui-même à marcher de long en large, sans s’apercevoir que son compagnon s’était écarté pour lui laisser la place libre.

Les pas d’un valet se firent entendre. L’abbé, prévenant son entrée, lui donna un ordre en dehors et rentra ; puis on ne tarda pas d’apporter la collation du soir, à laquelle les voyageurs firent honneur ; et comme elle se terminait, le domestique de l’auberge rentra et remit à l’abbé Segni un petit paquet ficelé.

Le jeune de Beauvoir, peu fait encore à la vie de voyage, sentit le premier le besoin impérieux du repos, et alla se mettre au lit. Quant à l’abbé, impatient de s’assurer si la commission qu’il avait donnée d’acheter les Noces du loup et de la louve à Babylone, avait été fidèlement remplie, il ouvrit le paquet, qu’il trouva plus épais qu’il ne s’y était attendu. En effet, outre les premières pages qui contenaient la description scandaleuse des noces burlesques, il trouva à la suite une trentaine de feuillets dont le premier présentait en titre : La Vie de dona Olimpia. C’était encore une satire sans doute, mais il suffit à Segni d’en lire quelques pages pour s’apercevoir que celui qui l’avait écrite était au courant du sujet, connaissait à fond la cour de Rome, et avait destiné son livre à des lecteurs tout autres que ceux qui se contentaient des prétendues fêtes données à Babylone. Cet écrit excita sa curiosité et ses inquiétudes au point qu’il n’alla se coucher qu’après l’avoir lu, et que plus d’une fois, pendant la nuit, le souvenir qui lui en vint en songe le réveilla en sursaut.

Cependant le lendemain matin, jour de dimanche, nos deux compagnons, rafraîchis par le repos de la nuit, se levèrent, accomplirent leurs dévotions aussi bien qu’il était possible dans la capitale du protestantisme, puis se firent apporter une légère collation. Comme ils terminaient leur repas, la cloche de l’église Saint-Pierre, transformée en temple, se fit entendre, et ils virent entrer chez eux le patron de l’auberge, vêtu d’un habit et d’un ample manteau brun foncé, dont l’extrême propreté était relevée encore par la blancheur éclatante d’un col de chemise rabattu sur les épaules. Quoique cet homme fût habituellement grave, il l’était trois fois plus que de coutume en ce moment. D’abord il avait son habit du dimanche, ce qui lui faisait contracter un surcroît de roideur et de gaucherie qui frappait ceux même qui le voyaient journellement ; secondement il entretenait son esprit dans une disposition favorable à profiter du prêche qu’il allait entendre ; puis enfin, en sa qualité de zélé protestant, il désirait savoir ce que les deux étrangers qu’il logeait se proposaient de faire en ce jour consacré à Dieu.

« Messieurs, dit-il en saluant profondément ses deux hôtes, sans m’écarter de la discrétion dont la profession que j’exerce me fait une loi, pourrais-je savoir si l’intention de leurs seigneuries est d’assister à la lecture du saint Évangile et au prêche, ou de demeurer dans leur appartement ? Notre usage en cette maison, ajouta-t-il aussitôt qu’il crut s’être aperçu de quelque étonnement de la part des deux étrangers, notre usage est de prévenir les voyageurs que les jours fériés, personne ne circule dans les rues de la ville pendant que l’on se tient au temple, et que, lorsque les personnes qui nous font l’honneur de descendre chez nous ont l’intention de rester chez elles, nous nous faisons un devoir de les prévenir que tous les serviteurs de la maison, sans exception, se rendant avec moi et ma femme au temple, l’hôtellerie est entièrement fermée pendant trois heures. »

Le ton solennel que venait de prendre l’aubergiste pour signifier à l’abbé Segni et à M. de Beauvoir qu’il allait les mettre sous clef pendant une partie du jour, leur donna une envie de rire que la prudence leur fit cependant comprimer. Toutefois leur esprit flottait dans l’indécision sur le parti qu’ils avaient à prendre, lorsque le brave calviniste leur fit une nouvelle proposition relative à l’emploi de leur matinée. « Attentifs à prévoir tout ce qui peut agréer aux voyageurs, reprit bientôt l’hôtelier, et regardant surtout comme un devoir de fournir la manne céleste à leur âme, nous avons au temple un banc réservé pour notre famille, dont nous nous empressons d’offrir une partie aux étrangers qui veulent bien s’arrêter chez nous. »

Cela dit, l’hôtelier genevois s’inclina devant les étrangers et resta dans cette position en attendant leur réponse.

De Beauvoir, qui ne voulut pas parler le premier, regarda l’abbé Segni, dans l’espérance de lire dans ses regards la résolution qu’il allait prendre ; mais l’Italien ne le laissa pas longtemps dans l’indécision, car s’étant levé : « Monsieur, dit-il à l’aubergiste, nous vous remercions de votre politesse et nous l’acceptons. Si vous voulez vous retirer, nous allons mettre nos manteaux, et nous vous rejoindrons à l’instant. » L’hôte sortit.

« Y pensez-vous ? s’écria de Beauvoir, sitôt que le Genevois fut hors de la chambre ; eh quoi ! vous pourrez vous décider à assister à ce conciliabule de démons ?... Vous me permettrez de ne pas vous y suivre.

— Mon intention n’est même pas de vous y engager, si votre répugnance est insurmontable. Quant à moi, malgré tout le dégoût que ces cérémonies sacrilèges m’inspirent, il faut que j’y assiste, que je les voie... c’est un triste devoir ; mais, je vous l’ai dit, il m’est imposé, et si vous m’avez vu accepter l’offre de notre hôte avec un empressement qui a pu vous faire prendre le change sur ce que j’éprouve à ce sujet, vous vous êtes mépris. J’étais précisément inquiet de savoir quel moyen je pourrais employer pour pénétrer au milieu de cette infernale synagogue, quand notre homme est venu nous offrir tout à la fois un banc et sa protection. Mettez-vous à ma place ; pouvais-je refuser ? Restez ici sous clef pendant que je vais explorer le cœur de l’enfer ; je vous en dirai des nouvelles à mon retour. Non que je croie, ajouta-t-il en mettant son manteau, que M. l’ambassadeur de France vous sache beaucoup de gré de cette réserve quand vous vous présenterez devant lui à Rome ; car sachant que vous êtes passé par Genève, il va vous accabler de questions, et je ne vois pas l’avantage que vous retirerez de n’avoir rien à lui répondre... Allons, que résolvez-vous ? dit enfin Segni, prenant son chapeau et faisant mine de partir ; venez-vous ?... Eh ! mettez donc votre manteau, et partons. »

Malgré toute sa répugnance, de Beauvoir céda aux instances de l’abbé, et faisant un effort sur lui-même, il ajusta ses vêtements et le suivit. Comme il ne restait plus que quelques marches à descendre pour se trouver parmi la famille de l’hôtelier, Segni, s’arrêtant, se retourna, et parlant à voix basse à son compagnon : « Or ça, lui dit-il, quelque chose que vous voyiez ou que vous entendiez, ayez soin de vous montrer impassible, et réglez, je vous en prie, votre maintien sur le mien, car les huguenots ne badinent pas ! »

Ces précautions prises, ils joignirent la famille, dont les habillements se composaient uniformément d’étoffe brune et de linge blanc. Chacun, le regard baissé, un livre à la main, était placé selon son rang et n’attendait que le signe du patron pour se mettre en marche. On sortit un à un, et lorsque tous furent dehors, l’hôtelier ferma sa porte à double tour, se plaça ensuite en tête de cette espèce de cortège et le dirigea vers le temple. À mesure que l’on en approchait, on voyait les familles s’avancer gravement de différents côtés, toutes vêtues de brun et de blanc, quel que fût le rang plus ou moins élevé qu’elles tinssent dans la ville, et la seule distinction qui pût les faire reconnaître aux étrangers était l’empressement qu’elles mettaient à se disputer ou à se céder le pas, lorsqu’elles arrivaient à la porte du temple.

Comme outre l’abbé Segni et M. de Beauvoir, qui n’étaient point connus, l’hôtelier n’avait aucun étranger de marque avec lui, il fut obligé de laisser passer plusieurs familles patriciennes avant qu’il pût entrer avec sa cohorte, composée en très-grande partie de ses serviteurs.

Tout alors fut nouveau pour les deux catholiques. La régularité minutieuse ainsi que la lente gravité avec lesquelles chaque protestant, homme et femme, entrait, suivait une direction déterminée, prenait sa place marquée et s’asseyait en tombant dans une immobilité parfaite, captivèrent l’attention de nos étrangers. Ils ne furent pas moins surpris et même choqués de la nudité absolue des murailles intérieures de l’église, dont la propreté aride rappelait l’aspect de ces lieux qui ont vieilli sans avoir été habités. Le silence, même en marchant, était si rigoureusement observé par l’assemblée, qu’il fatiguait comme celui d’un cimetière. Habitués à l’éclat et à la pompe des églises et des cérémonies catholiques, Segni et de Beauvoir cherchaient vainement un signe, un point, un centre visible qui pût rattacher, au moins momentanément, leur pensée à celle de toutes les personnes dont ils étaient entourés : mais ce fut en vain ; et lorsque leurs yeux, las d’interroger les murs et les figures impassibles des assistants, se portèrent machinalement vers la chaire placée en face des auditeurs, ils n’y découvrirent encore qu’un homme, le chantre, vêtu de noir, qui, la tête appuyée sur ses deux mains, était aussi, comme les assistants et les murailles, immobile et muet.

L’abbé Segni, mais le jeune de Beauvoir surtout, s’étaient attendus, en mettant le pied sur le seuil du temple, à éprouver une sorte de fureur dont ils n’espéraient pas pouvoir se rendre maîtres ; mais il en arriva tout autrement. Ils furent suffoqués, pétrifiés ; leurs idées s’embrouillèrent, leur respiration était devenue pénible, et si l’idée de sortir se présenta à leur esprit, c’était bien moins par horreur des protestants que poussés par un certain instinct qui leur faisait désirer de respirer l’air libre, de voir le ciel et de courir de toutes leurs forces, pour ranimer chez eux la vie qui semblait prête à s’éteindre.

Le maître de l’auberge, qui se défiait, non sans raison, de la pureté du calvinisme de ses hôtes, les surveillait soigneusement. Sa profession le forçait tout à la fois de satisfaire assez souvent la curiosité des étrangers, et d’éviter tout scandale pendant le prêche ; en sorte qu’il avait prudemment réservé une partie de la place qui lui était assignée dans le temple pour y cacher les curieux, de manière à ce qu’ils pussent voir sans être vus. Après avoir fait entrer Segni et de Beauvoir à la faveur de ses domestiques, par qui il les fit entourer, il leur montra la place qui leur était destinée, les y fit passer et s’assit auprès d’eux. C’était pendant que toutes ces pieuses évolutions s’étaient opérées, que les deux intrus avaient éprouvé des émotions si étranges, à la suite desquelles ils se trouvèrent plongés dans une espèce de stupeur.

Ce qu’il y a de plus redoutable pour ceux qui, comme l’hôte en cette occasion, répondent des curieux qu’ils conduisent, c’est d’avoir affaire à des gens mal élevés ; mais le brave Genevois s’était bien aperçu qu’il n’y avait pas lieu pour lui d’avoir cette crainte. Ce qu’il appréhendait était d’avoir à calmer quelque papiste bien fervent, qui, sur un mot qui offenserait ses opinions, laisserait échapper involontairement quelque signe de désapprobation. Profitant donc de la retraite d’un mur près duquel se tenaient les deux étrangers, il s’approcha d’eux, et toujours avec son air grave et tenant les yeux baissés, il leur dit : « J’ai l’honneur de vous prévenir, messieurs, que c’est le pasteur Diodati que vous allez entendre ; un homme qui édifie tout Genève par ses actions et sa science, comme par sa parole. » Après avoir donné cet avertissement, il reprit place sur son banc, et le service ne tarda pas à commencer.

On sait combien furent profondes et étranges les émotions de nos deux voyageurs au moment de leur entrée dans le temple ; aussi serait-il superflu de revenir sur les surprises que leur causèrent les prières dites en français, ainsi que l’étrange musique sur laquelle on chanta les psaumes. La prédication, on le sait, est la partie la plus importante du culte protestant, en sorte que l’auditoire, sans rien perdre de son calme, laissa apercevoir qu’il se préparait à redoubler d’attention lorsque le pasteur fut près de monter en chaire. Diodati était alors en effet celui qui avait le plus d’autorité ; et outre la foule des assistants venus pour l’entendre, on distinguait dans cet auditoire les Turretin, les Budé, les Pictet, les Saussure, les Lullin, les Prevost, les de Candole, et d’autres familles dont les noms sont restés ou devenus célèbres dans la théologie et dans les sciences de toute espèce.

Au moment que le pasteur Diodati parut dans la chaire, tous les regards, dirigés d’abord sur lui, se baissèrent bientôt après, et lui-même, inclinant son front, se recueillit quelque temps avant de réciter les prières et de lire l’évangile du jour. Enfin, cette partie du service étant terminée, il commença par énoncer le passage qui devait servir de texte à son sermon. « Mes frères, dit-il, le repos, la gloire et la prospérité des familles, celle même des états, dépend principalement de l’obéissance et de la modestie que montrent les femmes. Mulieri docere non permitto, neque dominari in virum, sed esse in silentio : Je ne permets pas aux femmes d’enseigner, ni de prendre autorité sur leurs maris ; mais je leur ordonne de demeurer dans le silence, dit saint Paul à Timothée, épître Ire, chapitre ii, verset 12. »

Lorsque ces paroles eurent été prononcées, on vit succéder au mouvement de curiosité qu’avait fait naître le choix du sujet un silence plus profond encore, s’il est possible, que celui qui régnait précédemment. L’abbé Segni lui-même, retiré dans son embrasure, s’apprêta à porter une oreille attentive à un sermon dont le texte lui parut étrange, et qui lui fit éprouver aussitôt une assez vive inquiétude.

C’est une question demeurée entièrement mystérieuse que de savoir si, lorsque le secrétaire du nonce en France passa par Genève, le choix du sujet de sermon que débita le pasteur Diodati fut l’effet d’un pur hasard, ou bien improvisé pour faire pièce à ce personnage. Quant à l’abbé Segni, ce dilemme se présenta tout aussitôt à son esprit, et en rapprochant sa visite à la boutique du libraire, où il avait pu être deviné et même reconnu, de la complaisance excessive qu’avait déployée son hôte pour le faire assister commodément au prêche, il ne put se défendre d’une certaine émotion, qui ne fit qu’augmenter à mesure que le prédicateur développa sa matière.

On imagine facilement ce que put dire le ministre du haut de sa chaire dans les deux premières parties de son exhortation, qui eurent pour objet de faire ressortir l’avantage des deux vertus les plus importantes de la femme dans la vie privée, l’obéissance et la chasteté. Mais quand il arriva au troisième point, où il se proposait de traiter cette question dans sa forme la plus générale et la plus élevée ; lorsque, montant de degré en degré dans la vie sociale, il eut démontré que, quelque poste éminent qu’occupent les hommes, leurs compagnes ne doivent jamais s’écarter sous aucun prétexte de cette soumission, de cette retenue d’esprit qui est l’élément conservateur de la pureté de leur âme ; tout à coup, passant rapidement en revue la vie antichrétienne de plusieurs princes, dont le conseil était sinon présidé par des femmes, au moins lâchement soumis en secret à leurs intrigues, il quitta sans précaution oratoire le langage et le sens positif qu’il avait employés jusque-là, et d’une voix sombre et terrible laissa échapper ces paroles :

« Savez-vous, mes frères, qu’il existe au monde, et même assez près de nous, sur cette terre que nous habitons, une femme vêtue de pourpre et d’écarlate, parée d’or, de pierres précieuses et de perles, tenant à la main un vase d’or plein des abominations et de l’impureté de sa fornication ; horrible breuvage avec lequel les rois de la terre se sont corrompus, et qui a enivré les habitants du monde ? Cette femme, mes frères, c’est la grande prostituée ; elle habite Babylone, et parcourt sept montagnes, assise sur une bête immonde qu’elle mène et dirige à son gré, en la gouvernant avec un sceptre enrichi d’escarboucles. Mais je le vois, mes frères, continua l’orateur en promenant son regard sur l’assemblée, vous vous refusez à l’évidence ; vous croyez que je vous trace le portrait imaginaire d’un monstre qui n’a jamais existé. Détrompez-vous : les paroles que vous venez d’entendre sont celles mêmes de saint Jean, qui reçut le souffle prophétique de Dieu, et la vérité n’a fait que passer par ma bouche. Mais, ajouta bientôt le pasteur, en trahissant par un éclair de ses yeux l’indignation qu’il éprouvait, si la sublimité de ce langage pouvait laisser encore un faible voile sur la vérité, déchirons-le. Oui, mes frères, cette reine de Babylone, cette grande prostituée, cette femme enfin qui se promène sur sept collines, traînée par la bête immonde, elle existe, elle vit, elle règne à Rome en ce moment ! Qui ne connaît pas cette épouvantable histoire ? qui n’a pas entendu parler de l’infâme Olimpia Maldachini ?... »

À peine ce nom eut-il été prononcé, que le pasteur, favorisé par l’indignation devenue générale, s’emporta avec une fureur sans bornes contre la cour de Rome. Faux ou vrais, tous les détails scandaleux débités dans les satires et les libelles furent reproduits en cette occasion, et il ne fallut rien moins que l’excès auquel la haine contre le papisme était portée dans tous les esprits à Genève, pour que les femmes réunies alors au temple aient pu entendre sans rougir ce qui y fut dit.

Cette tempête d’anathèmes et d’injures dura assez longtemps ; et pendant le bouillonnement de joie haineuse, mais comprimée, qui agitait sourdement le cœur des calvinistes, on imaginera, s’il est possible, quel devait être l’état où se trouvaient l’abbé Segni et M. de Beauvoir, se serrant l’un près de l’autre, derrière le pilier qui leur servait alors d’abri et de soutien. Enfin le gros de l’orage étant passé, le pasteur Diodati acheva sa péroraison d’une manière moins fougueuse, mais sans abandonner Olimpia, qu’il tenait comme une proie ; et il prononça ces dernières paroles, tirées de l’Apocalypse, auxquelles il sut encore donner, par son accent et son geste, la vivacité et toute la violence d’un anathème direct.

« Maintenant vous connaissez tous la reine de Babylone, mes frères, dit-il ; eh bien ! elle va tomber, et Babylone avec elle, parce qu’elle est devenue la demeure des démons, parce qu’elle a fait boire à toutes les nations le vin de sa colère et de sa prostitution, parce que les rois se sont corrompus avec elle, et que les marchands se sont enrichis par l’excès de son luxe. N’en doutez pas, ses tourments, ses douleurs seront multipliés à proportion de ce qu’elle s’est élevée dans son orgueil et de ce qu’elle s’est plongée dans les délices. Le deuil, la famine et la mort viendront fondre sur elle en un même jour, et elle périra par le feu. Amen. »

Une psalmodie lugubre termina le prêche, et tous ceux qui étaient dans le temple en sortirent dans le même ordre et avec le même silence qu’ils avaient observés en y entrant.

L’espèce de retraite où Segni et de Beauvoir étaient placés au temple les ayant forcés de se tenir debout pendant presque toute la durée du prêche, il en résultait que la lassitude de leur corps, jointe à la longue préoccupation de leur esprit, les avait plongés dans un grand abattement. En rentrant chez eux, ils se jetèrent chacun dans un fauteuil, et demeurèrent silencieux jusqu’au moment que le maître de l’auberge vint prendre leurs ordres pour le repas.

Pour dire le vrai, le sermon ne leur avait pas ouvert l’appétit ; et ce fut bien moins dans l’idée de se mettre à table, qu’avec l’intention de faire la dépense convenable dans une auberge, que l’abbé Segni mit à la discrétion de son hôte le soin de les servir comme il l’entendrait. Restés seuls de nouveau, les deux voyageurs n’en devinrent pas plus parleurs, et le temps se passa à échanger des questions et des réponses insignifiantes, jusqu’au moment qu’un domestique vint dresser la table et servir le repas.

L’assoupissement de leur appétit en avait redoublé l’activité ; en sorte que les convives faisaient honneur à la bonne chère de la Balance, lorsque l’hôtelier revint demander à leurs seigneuries si elles étaient satisfaites. Malgré son flegme habituel, le Genevois ne put s’empêcher de laisser percer son étonnement à la vue des deux étrangers mangeant de si bon appétit. Cet hôtelier, l’un des plus entêtés calvinistes de la ville, se trouvait souvent, par le fait de sa profession, froissé jusqu’au fond de l’âme par les ménagements qu’il était forcé de prendre envers ceux des voyageurs dont la religion était opposée à la sienne. La foi du calviniste et celle de l’aubergiste étaient arc-boutées l’une contre l’autre, et ces deux ressorts, pesant également sur la conscience de l’hôtelier, lui donnaient habituellement un air de contrainte et d’embarras qu’il ne dissimulait que par une gravité étudiée.

En voyant ses hôtes faire si lestement disparaître les plats, il lui fut cependant impossible de ne pas témoigner quelque étonnement. Au prêche, il n’avait pas manqué d’observer ses voisins du coin de l’œil, pour deviner par leur maintien et à leur expression l’effet que produisait sur eux la cérémonie religieuse. En sa qualité d’aubergiste, il était enchanté d’avoir donné l’hospitalité à ses deux voyageurs jusque dans le temple ; mais comme protestant, il n’avait pu s’empêcher d’éprouver une pieuse satisfaction en voyant ses deux papistes, car il les avait bien reconnus pour tels, foudroyés par les paroles du prédicateur. En sortant de l’église et en rentrant Aux Balances, l’air abattu, consterné, vaincu de ses deux hôtes, ne lui était pas échappé, et il se flattait, car c’était un homme sincère, qu’il ne suffirait que d’un dernier effort pour détacher ces deux âmes des séductions de Babylone.

L’abbé Segni, qui, de son côté, avait parfaitement jugé cet honnête homme, se montra plus gai et affecta de manger davantage lorsqu’il vit l’étonnement qu’il témoignait. De plus, il le complimenta sur la bonne tenue de son auberge, fit l’éloge de la chère qu’on y faisait, et n’oublia pas de le louer sur la bonne grâce qu’il avait mise à leur faire entendre le sermon.

Cette politesse à laquelle l’hôtelier ne s’attendait pas le déconcerta tant soit peu. Mais s’étant remis, il se crut obligé d’y répondre. Dans l’embarras intérieur où le mit la nécessité de parler en franc protestant sur ce sujet à des papistes, il se manifesta sur tous les traits de son visage une contraction dont le sens total exprimait évidemment le désir de savoir quel était l’effet qu’avait produit l’éloquence du pasteur sur les deux étrangers.

« Nous sommes très-satisfaits d’avoir eu l’occasion d’entendre M. Diodati, dit l’abbé Segni d’un ton ferme et poli qui coupait court à toute réflexion et à toute réponse. Et quant à moi, je vous renouvelle les remercîments que je vous ai déjà adressés pour les soins que vous avez pris de nous faire assister au prêche. »

L’aubergiste fit un profond salut, et allait se retirer, lorsque l’abbé ajouta, pour remettre complètement l’hôtelier à sa place : « Vous aurez soin de tenir notre compte prêt ; car nous partons demain. » L’hôte salua de nouveau et sortit.

Le repas terminé et la table ayant été enlevée, les deux voyageurs, remis de leur surprise et de leur fatigue, sentirent enfin le besoin de se parler de la scène dont ils avaient été témoins au temple. « Eh bien ! monsieur de Beauvoir, dit l’abbé, malgré tout ce que vous avez sans doute éprouvé d’angoisses pénibles au milieu de cet enfer où nous avons été enfermés trois heures, je suis très-satisfait que vous l’ayez vu de près. Vous pouvez vous vanter à présent de mieux connaître la situation et les intérêts de la cour de Rome que ceux qui ne l’ont jamais quittée. Monsieur votre père désirait que je vous préparasse sur toutes les nouveautés que Rome pourrait présenter à un esprit droit comme est le vôtre, mais qui n’est point encore rompu aux affaires et au train du monde ; en vérité, je ne m’attendais guère à ce que le hasard nous servirait si bien.

— Il faut que ce soit vous, monsieur l’abbé, qui me félicitiez d’une pareille aubaine, pour que j’espère en tirer parti un jour ; car je dois vous l’avouer : en mettant de côté l’horreur et le dégoût que m’a inspirés ce faux prêtre furieux, à peine si j’ai compris ce qu’il a dit au sujet de Rome et du pape. Qu’est-ce que cette Olimpia Maldachini qu’il a si étrangement confondue avec la femme de l’Apocalypse ? Que prétend-il faire comprendre par ces rapprochements absurdes ? et comment un homme qui se donne pour prêtre ose-t-il rapporter des détails aussi scandaleux que ceux qu’il nous a complaisamment débités ? C’est horrible ; et l’impression qui m’en est restée dans l’esprit ne l’est pas moins. »

L’abbé, ne sachant que répondre, garda le silence. M. de Beauvoir se promenait dans la chambre devant le siége qu’occupait Segni, et de temps à autre il répétait : — C’est horrible, c’est affreux, abominable ! Enfin, monsieur l’abbé, dit-il enfin, puisque vous voulez bien satisfaire aux intentions de mon père, en dirigeant mes premiers pas dans la carrière où l’on m’engage, ayez la bonté d’apporter quelques lumières dans mon esprit troublé, confondu, par ce que cet infernal prêtre a vomi de sa chaire. Quel profit en puis-je tirer ? Qu’est-ce que cette dona Olimpia Maldachini par exemple ? Est-ce un être réel ou imaginaire ? Vous devez sentir qu’il est de quelque importance pour moi de savoir à quoi m’en tenir sur un pareil personnage, et je crois être en droit de vous prier de lever mes doutes à ce sujet. »

C’est toujours une chose très-pénible pour un honnête homme que d’avouer des désordres qu’il condamne intérieurement, et sur lesquels sa position dans le monde le force de garder le silence. L’abbé Ségni, à qui la requête du jeune de Beauvoir parut juste, resta quelques instants indécis. Puis réfléchissant qu’une réponse évasive aurait l’inconvénient de donner de ses sentiments une opinion désavantageuse : « Asseyez-vous, dit-il à son compagnon en le plaçant sur un siége voisin du sien ; je vais vous satisfaire. » Il tira alors de son porte-manteau le petit livre qu’il avait fait acheter la veille, et montra à M. de Beauvoir le second titre, ainsi conçu : Vie de dona Olimpia Maldachini, qui gouverne l’Église, sous le pontificat d’Innocent X. L’auteur de ce pamphlet, ajouta gravement l’abbé, est du petit nombre des Italiens qui se sont laissés séduire par les erreurs des hérétiques. Élevé près de la cour de Rome, il a dû la bien connaître en effet, et cet écrit pourra vous être utile. Mais permettez que je vous en fasse moi-même lecture, afin que je puisse y ajouter et en distraire tout ce qui le rendra plus conforme à la vérité. »

Après s’être assuré que les portes de l’appartement étaient bien fermées, l’abbé Segni revint prendre sa place, et commença à lire ce qui suit :

« Dona Olimpia est fille de Sforzia Maldachini, Romain, et de Vittoria Gualtieri. Ce Maldachini était simplement capitaine de milice, n’ayant à peu près d’autres ressources pour soutenir sa famille que ce que lui rapportait sa profession. Olimpia, sa fille, personne très-jolie, et qui montra de fort bonne heure une prudence au-dessus de son âge, se refusa constamment à entrer au couvent, et ne tarda pas à épouser un homme riche de Viterbe, un certain Nini, dont elle eut deux fils. Ce Nini mourut bientôt après ; les enfants ne survécurent que peu de temps à leur père, en sorte qu’Olimpia, fort attrayante encore, veuve, et héritière de quarante mille écus (deux cent quarante mille francs environ), se trouva libre de sa personne, et dans les conditions les plus favorables pour se remarier avantageusement.

» Élevée dans une famille pauvre, Olimpia n’a reçu qu’une éducation très-incomplète ; mais la vivacité de son intelligence, la pénétration de son esprit, la fermeté de son jugement surtout, suppléèrent ce défaut. Elle apprit dans le commerce de la vie ce que les livres n’enseignent jamais, à connaître le cœur humain ; heureuse si elle savait faire le meilleur usage de cette science !

» Quelque temps après son veuvage, elle vint s’établir à Rome, où l’illustre famille Pamphile, originaire de cette ville, tenait alors un rang considérable. La beauté d’Olimpia, les grâces de son esprit et l’état de sa fortune firent naître à Camille, fils aîné du prince don Pamphile, le désir de l’épouser. Le mariage se conclut, et trois enfants en furent le fruit : un fils, don Camille, car ce nom est toujours donné aux aînés de cette famille, et deux filles, Camille et Constance.

» Il est difficile de faire une fortune plus rapide et plus brillante. Toute autre femme qu’Olimpia se serait trouvée heureuse de la conserver et d’en jouir. Mais la fille de Maldachini ne considéra cette élévation que comme les premiers degrés qui devaient la conduire à la puissance inouïe où elle est parvenue.

» Le second fils du prince don Pamphile, Jean-Baptiste, beau-frère de dona Olimpia, et pontife régnant, a pris de bonne heure le parti de l’Église, afin de continuer dans cette carrière l’illustration que son oncle, le cardinal Jérôme, avait déjà obtenue dans cette famille. Après s’être appliqué à l’étude des lois, le beau-frère de dona Olimpia fut successivement avocat consistorial, auditeur de rote, et nonce à Naples sous Grégoire XV ; puis, sous Urbain VIII, il fut fait dataire du cardinal François Barberin, pendant sa légation en France et en Espagne, et enfin cardinal ; dans ces différentes charges, il donna à la cour de Rome des preuves de son zèle et de ses talents.

» Pamphile, Innocent X aujourd’hui, est un homme dont l’esprit est plutôt pénétrant qu’élevé, que son goût naturel a toujours entraîné au maniement des affaires, et qui n’a jamais montré une vive inclination pour les sciences, pour les lettres ni pour les arts. L’avancement de sa famille, et le sien propre, a été le but constant de ses désirs et de ses efforts, jusqu’au moment où il parvint au trône pontifical. Son caractère d’ailleurs est inégal : porté naturellement à la justice, il lui arrive de ne pas y rester fidèle, tantôt par faiblesse, tantôt par emportement, mais plus souvent encore par une bizarrerie d’humeur qui rend les relations avec lui toujours incertaines et souvent difficiles. Pour les deux mobiles qui ont constamment mis l’âme et l’esprit de cet homme en mouvement, c’est ce que la suite de ce récit fera connaître.

» Quant à dona Olimpia, après la naissance de ses trois enfants, et lorsque l’amour assez vif qu’elle avait ressenti pour don Camille eut été calmé par cinq ou six ans de mariage, elle s’aperçut de la nullité de son époux, qui n’était qu’un beau prince romain, généreux, affable, et rempli de petites attentions pour elle, mais sans aucune disposition qui le portât à profiter des avantages de son rang et de sa fortune pour jouer un grand rôle dans le monde. Il était curieux d’antiquités, recherchait les tableaux, aimait passionnément la musique, et jouait même des instruments, choses dont dona Olimpia ne s’occupait pas volontiers ; en sorte que tout commerce intellectuel devenait impossible entre eux.

» Son frère l’ecclésiastique, au contraire, a une physionomie peu gracieuse, mais énergique et mobile. Son imagination, d’une teinte grave, il est vrai, était fertile en espérances, en inventions, en projets, et lui fournissait sans cesse des idées sans éclat, mais fortes et pleines d’avenir.

» Le goût naturel qu’avait dona Olimpia de s’occuper des choses sérieuses lui avait toujours fait rechercher la société de son beau-frère, que ses emplois et ses occupations à la cour du saint-siége avaient rendu depuis quelque temps déjà un homme considérable. Elle l’interrogea d’abord pour se distraire et s’instruire, puis hasarda des objections, et finit par se mettre si bien au courant des affaires qui s’agitaient à Rome, qu’elle se trouva bientôt en état de les discuter et d’entrer pour quelque chose dans la manière dont son beau-frère Pamphile les envisageait, et se décidait même à les traiter. L’élève dans la science de la politique ne tarda pas à égaler le maître ; et de ce moment s’établit entre eux cette étrange amitié qui dure encore. »

En entendant ces derniers mots, que l’abbé Segni prononça d’une voix plus basse, M. de Beauvoir se disposait à parler ; mais Segni l’engageant au silence par un geste, reprit sa lecture.

« Don Camille, l’époux de dona Olimpia, mourut, et de ce moment, non-seulement cette amitié devint plus forte encore, mais Olimpia, dont le jugement avait été mûri par les années, épousa les intérêts de Pamphile, en fit les siens propres, devint attentive à tout ce qui pouvait servir son beau-frère, le conseilla, le dirigea, le gouverna dans ses démarches, et devint, en un mot, maîtresse absolue de ses actions. Parmi les preuves de l’ascendant qu’elle avait déjà pris sur lui, on cite une lettre qui lui fut adressée à Rome, lorsque, pendant sa nonciature en Espagne, Pamphile lui exprimait à quel point il regrettait sa présence et ses conseils. « Très-chère belle-sœur, écrivait-il, mes opérations en Espagne sont loin d’avoir une aussi heureuse réussite que celles que j’entreprenais à Rome, parce qu’ici je n’ai plus vos conseils. Loin de vous, je suis comme un vaisseau sans gouvernail allant à l’aventure ; c’est un aveu qu’il faut vous faire par reconnaissance de tout ce que je vous dois. »

» Déjà, depuis longtemps, le peuple de Rome, fort enclin à la raillerie, multipliait les épigrammes sur le genre d’amitié qui s’était établi entre dona Olimpia et Pamphile ; aussi lorsque cette lettre fut divulguée par l’indiscrétion de quelque serviteur, ne manqua-t-on pas de répéter tout haut et d’écrire sur les murs de la ville que dona olimpia donnait ses instructions aux nonces du pape. Mais loin de s’offenser de ces railleries, cette femme, douée du courage patient de toutes les âmes ambitieuses, se félicitait intérieurement de voir la populace s’habituer en riant à son pouvoir qui s’affermissait. À ces plaisanteries, assaisonnées d’injures souvent grossières, elle opposait le luxe calculé des aumônes faites au couvent, des distributions d’habits et de secours aux pauvres, tandis que dans sa maison tout était soumis aux règles d’une opulente économie.

» En l’absence de Pamphile, lorsqu’il séjourna pendant plusieurs années en France et en Espagne, avec la charge de dataire près du cardinal F. Barberin, attentive à tout ce qui se passait à Rome, elle employait une grande partie de son temps à écrire avec régularité à son beau-frère tout ce qui pouvait contrarier ou servir leurs projets d’ambition. Parfois, dérogeant à son économie habituelle, le palais de Pamphile, qu’elle habitait avec toute sa famille, brillait d’un luxe inusité, pour recevoir tout ce que Rome renfermait de personnes d’importance. Les cardinaux, les prélats, les ambassadeurs, la noblesse romaine, s’accoutumaient déjà à fréquenter amicalement le palais d’une femme où ils devaient bientôt ne plus être admis que comme chez une souveraine. Là tout, depuis la somptuosité des appartements jusqu’aux discours qui s’y tenaient, était grave et mystérieux. Quelques jeunes femmes, entre autres les filles de dona Olimpia, rendues muettes par sa présence, demeuraient immobiles sous l’éclat éblouissant de leurs parures. La maîtresse, que dis-je ? la reine du logis avait seule droit de parler, et ce n’était que tour à tour, et quand les assistants étaient invités par un sourire, qu’ils venaient présenter leurs hommages à Olimpia, ou lui parler à voix basse si elle les interrogeait.

» Mais à peine le dernier étranger était-il hors du palais, que, faisant prendre à chaque personne de sa famille le chemin de l’appartement qui lui était destiné, Olimpia commençait à solliciter l’activité de ses domestiques pour éteindre les lumières, couvrir les meubles, et resserrer dans des coffres les vases d’or et les objets précieux dont elle avait momentanément orné ses salons. Demeurée seule au milieu de ses laquais, et ayant passé la longue pente de sa robe sous un de ses bras pour exercer sa surveillance avec plus d’activité, elle allait de l’un à l’autre, avertissant celui-ci, morigénant celui-là, selon qu’ils ne s’y prenaient point à sa fantaisie, et poussant la réprimande jusqu’à la brutalité, quand l’empressement ou la maladresse d’un serviteur lui faisait craindre qu’il n’y eût quelque objet de brisé. Non contente de ces soins, lorsque tout était replacé, Olimpia, accompagnée de sa camériste, la malheureuse Flaminia, parcourait encore le palais, et faisait la ronde depuis l’étage supérieur jusqu’à la porte d’entrée, dont elle examinait soigneusement la serrure. C’est alors que, rentrée dans son appartement, elle écrivait sur les lettres qu’elle tenait toujours courantes pour Pamphile, les observations, les craintes, les conseils et les espérances qu’elle avait à lui confier. »

— Qui est donc cette Flaminia ? demanda M. de Beauvoir, dont l’attention avait été arrêtée par l’épithète jointe à ce nom. — Vous entendrez sans doute parler d’elle à Rome, répondit l’abbé en laissant voir qu’il ne voulait pas en dire davantage. Il y a une foule de détails aventurés ou trop longs dans cet écrit, et j’omets de vous les lire. L’auteur s’étend ici sur la conduite de dona Olimpia envers ses enfants, avec une prolixité qui vous fatiguerait. Ce n’est, certes, pas à tort qu’il taxe cette femme d’avoir subordonné tous les sentiments naturels à son insatiable ambition ; mais il n’omet aucune des circonstances qui se rattachent à sa conduite envers ses enfants, et je ne vous dirai que celles qu’il peut vous importer de connaître. Ainsi, il raconte le mariage de ses filles, dont l’aînée, Camille, fut mariée au marquis André Justiniani, et la seconde, Constance, à Nicolas Ludovisi, prince de Piombino. En cette occasion, il exagère sans doute les vues ambitieuses de dona Olimpia, à qui sa position permettait de rechercher de telles alliances pour ses filles.

Quant à ce qu’il dit de son fils, don Camille, que vous verrez à Rome, ses reproches sont mieux fondés. Ce jeune homme fut beaucoup moins bien traité que ses sœurs. Il avait hérité des inclinations douces de son père, et il aurait eu besoin que l’on corrigeât de bonne heure, et par une éducation soignée, ce qu’il y avait d’inactif et d’indolent dans son caractère. Mais dona Olimpia, au contraire, l’entretint volontairement dans une ignorance telle, qu’à vingt ans c’était à peine s’il savait lire. « Quel motif avait donc sa mère pour agir ainsi ? demanda M. de Beauvoir. — On l’ignore, répondit l’abbé, et à Rome, où don Camille a toujours été aimé, on a cherché vainement à découvrir la raison secrète qui poussait sa mère à amoindrir ainsi le seul rejeton qui pût perpétuer la race des Pamphile. Vous savez, ajouta Segni en souriant, que sa mère l’a fait cardinal malgré lui, et qu’il a épousé la princesse de Rossano malgré sa mère ? — Non. — Oh ! alors je ne vous en dirai pas davantage ; je vous laisserai le plaisir d’apprendre toute cette histoire en détail à Rome. Continuons notre lecture.

« L’époque à laquelle il fut question qu’Urbain VIII donnât le chapeau de cardinal à J. B. Pamphile (1629) est aussi celle où dona Olimpia commença à faire pénétrer ses intrigues à la cour, pour aider son beau-frère à obtenir une faveur qu’elle désirait plus ardemment encore que lui. Elle réussit, et quand la nouvelle de l’élection lui parvint, la joie qu’elle en ressentit tint presque du vertige. Le lendemain de cet événement, son imagination était encore tellement exaltée, qu’elle répétait sans cesse à Pamphile, que tout ce qu’elle voyait lui paraissait couleur de pourpre.

» L’importance, et par suite les immunités concédées à Rome, par l’opinion, à ceux qui ont reçu le chapeau, enhardit dona Olimpia et le cardinal à secouer le joug de certaines convenances dont ils n’avaient point encore osé s’affranchir. Tous deux habitèrent le palais Pamphile, prirent leur repas à la même table, et traitèrent ensemble habituellement les nombreuses affaires contentieuses, juridiques et ecclésiastiques, soumises à l’examen ou à la décision du cardinal. « Ce sont des impostures de libelliste, » observa de Beauvoir avec humeur. Mais l’abbé ne répondit rien, ne leva pas même les yeux et continua : « La netteté avec laquelle dona Olimpia saisissait les questions les plus compliquées, et son aptitude au travail, lui firent prendre en peu de temps sur son beau-frère une influence, une supériorité même, auxquelles Pamphile, par une disposition à la paresse qu’il ne put jamais vaincre, céda volontiers. La vie de cet homme plus que sexagénaire avait été constamment employée à examiner des questions difficiles ; aussi trouvait-il doux de se reposer de ces soins sur une personne en qui il croyait pouvoir se confier aveuglément. Plus il jouissait de ce repos, plus dona Olimpia devenait active ; tellement que Pamphile, laissant échapper peu à peu de son esprit le fil de ses occupations, se débarrassa presque entièrement de ce tracas d’esprit dont s’empara joyeusement sa belle-sœur. Bientôt toutes les requêtes, toutes les plaintes furent adressées à cette femme ; les grâces que l’on attendait du cardinal devaient être demandées à dona Olimpia, et rien n’était moins rare que d’entendre dire à ceux qui avaient reçu une réponse négative de Pamphile : Peut-être que le cardinal n’a point encore parlé à sa belle-sœur ! »

L’abbé Segni suspendit encore sa lecture en cet endroit. — Je saute quelques feuillets, dit-il, où l’auteur s’est engagé dans le récit de certains faits dont il lui a été impossible d’acquérir la preuve, et que la hardiesse du pasteur de tantôt ne vous a d’ailleurs pas laissé ignorer. Ce sont des précautions oratoires que les ennemis du saint-siége ne manquent jamais d’employer pour faire lire leurs ouvrages à Genève. Je les supprime et reprends un peu plus bas.

« Dans leurs entretiens particuliers, continue le libelliste, dona Olimpia répétait souvent à Pamphile un axiome dont elle lui développait soigneusement toutes les conséquences. « Le mérite personnel peut conduire au cardinalat, disait-elle ; mais il faut toujours user d’adresse pour devenir pape ; » et la ruse de Sixte-Quint contrefaisant l’imbécile était le modèle qu’elle proposait sans cesse à son beau-frère.

» Enfin, après vingt-deux années de règne, dont les dernières parurent des siècles à dona Olimpia, Urbain VIII mourut ; et quoique pendant les dix jours qu’on laissa écouler, selon l’usage, entre la mort du pontife et l’entrée des cardinaux en conclave, il ne se présentât aucune chance qui pût faire croire que le cardinal Pamphile serait élu, cependant dona Olimpia ne cessa pas d’avoir le pressentiment que son beau-frère serait pape. Les âmes passionnées sont toujours superstitieuses. Cette femme, sans cesse préoccupée de la fin toujours prochaine et si souvent ajournée d’Urbain, avait consulté, quatre ans avant sa mort, un astrologue sur ce que le destin réservait au cardinal. La réponse fut que Pamphile serait élevé aux grades les plus éminents de l’Église, lorsqu’il aurait atteint si soixante-dixième année. Il n’en avait alors que soixante-six, et pendant quatre années dona Olimpia fit dire régulièrement des messes pour la conservation de la vie d’Urbain VIII. La coïncidence de la mort de ce pontife avec l’accomplissement de l’âge indiqué par l’astrologue donna une telle confiance à dona Olimpia, que pendant la tenue du conclave, certaine désormais de l’élévation prochaine de son beau-frère, elle fit retirer du palais Pamphile, qu’ils habitaient, toutes les richesses qui y étaient amassées. »

Il faut que vous sachiez, dit l’abbé en s’interrompant, que cette précaution n’était pas inutile, parce que l’usage à Rome est de livrer au pillage de la populace le palais du cardinal devenu pontife. — Est-il possible ? demanda M. de Beauvoir tout étonné. — Oui, c’est une vieille coutume dont on ne conserve guère que la forme, comme vous voyez. Je poursuis.

« Cependant trois partis étaient en présence au conclave, celui des Barberins, neveux du pape défunt, qui désiraient voir porter au trône un homme qui, loin de les poursuivre à cause des grands biens qu’ils avaient assez injustement acquis, les protégeât au contraire contre la haine que leur portait la cour, le clergé et le peuple. Ce parti repoussait naturellement le cardinal Pamphile, ennemi déclaré des Barberins.

» Il était encore exclus par les cardinaux dévoués à la France, parce que le roi très-chrétien, d’une part, soutenait les Barberins, et que de plus, le cardinal Mazarin ne pouvait pardonner à Pamphile l’opposition qu’il avait toujours mise à ce qu’Urbain VIII donnât le chapeau à son frère l’archevêque d’Aix.

» Restait donc le parti des cardinaux attachés à la cour d’Espagne, qui désiraient un pape disposé à renverser les Barberins, mais à qui l’idée de porter Pamphile n’était pas même venue à l’esprit.

» Outre les chances politiques qui ne lui étaient pas favorables, comme on en peut juger, il avait encore contre lui tous les membres du sacré collège, dont la piété s’accommodait fort peu de ce qu’ils entendaient dire de dona Olimpia. On lui reprochait d’ailleurs d’avoir un aspect dur et repoussant, d’être étranger aux sciences, aux lettres et aux arts ; et enfin tous s’accordaient à dire que dans un moment où les hérétiques, plus hardis que jamais, scrutaient malicieusement les mœurs privées du clergé catholique, on ne pouvait même pas penser à élire Pamphile, dont la conduite étrange, connue bientôt dans toute l’Europe par son élévation, deviendrait un sujet de scandale universel.

» Enfin Pasquin, dont la verve est intarissable pendant la durée des conclaves, enchérissait encore sur la sévérité de ces observations, en les traduisant en épigrammes obscènes.

» Telle se présentait la triste candidature du cardinal Pamphile, lorsque dona Olimpia, inspirée par la prophétie de son astrologue, et soutenue dans ses espérances par la ressource de son esprit et l’opiniâtreté de son caractère, résolut de ruiner la conspiration tramée contre son parent. Tout l’or dont elle put disposer fut employé, avant l’ouverture du conclave, à se faire des espions et des fauteurs, par qui elle pût savoir et répandre ce qui devait favoriser ses desseins. Cardinaux, ambassadeurs, prélats, ainsi que les familles influentes de Rome, tous furent entourés d’une nuée d’argus dévoués à Olimpia, plaidant le faux pour savoir le vrai, mentant pour faire jaillir la vérité, donnant des nouvelles fausses et contradictoires, et profitant de la sincérité des gens honnêtes, pour diviser les opinions, renverser les projets arrêtés et en substituer de nouveaux qui convinssent à la belle-sœur du cardinal.

» Cette femme avait calculé juste. Elle savait exactement tout ce que l’on pensait et disait d’elle, et sentait bien que le véritable motif qui faisait exclure Pamphile était l’attachement qu’elle portait à sa personne et à son sort futur. Mais elle ne recula pas devant cette difficulté, résolue à tout perdre ou à tout obtenir. Instruite comme elle l’était des détails de la vie privée du plus grand nombre de ceux qui composaient la cour de Rome, elle prévit que ce que l’on pouvait blâmer dans la conduite précédente de Pamphile finirait toujours par perdre de son importance dans l’opinion des cardinaux assemblés au conclave, lorsque l’on en viendrait à peser comparativement cette considération morale secondaire, avec l’immense danger politique pour le saint-siége d’élire un pape favorable aux Barberins, et dévoué à la cour de France.

» Cette réflexion l’affermit dans son espoir, et lorsque pendant le dernier jour du conclave, le plus vigilant de ses espions vint lui annoncer que l’opposition des Barberins était le seul obstacle à l’élection de Pamphile : « Eh bien ! dit-elle, radieuse de joie, il sera choisi, parce que les Barberins sont détestés ! » En effet, trois heures après, tous les cardinaux se prosternaient devant Innocent X.

» Lorsque Olimpia reçut cette nouvelle, sa joie fut profonde ; mais elle conserva extérieurement un calme qui imposa à tous ceux qui l’entouraient. On reconnut à l’instant même que son état ne changeait pas, mais seulement qu’il était fixé, et que désormais sa puissance était inattaquable. Elle sourit en entendant le peuple s’avancer vers le palais de son beau-frère pour en faire le pillage. Elle lui en ouvrit les portes elle-même, jeta des pièces d’argent par les fenêtres, et se donna le plaisir de voir dévaster le peu de vieux meubles qu’elle avait laissés pour assouvir la populace, en recevant avec joie dans son âme ce premier témoignage public donné à sa nouvelle puissance.

» Toutefois, la précaution de la souveraine n’échappa point à quelques malicieux Romains, qui trouvèrent l’ameublement du nouveau pontife plus simple qu’ils ne s’y attendaient. « Dona Olimpia a été plus matinale que nous, disaient les uns. — Ah ! s’écriaient les autres, si elle laisse le Vatican dans un aussi triste état, malheur à l’Eglise ! » Et enfin, Pasquin, usant du droit de tout dire, annonçait le déménagement de Pamphile, et donnait des détails sur le nouvel appartement de dona Olimpia au Vatican.

» Les occupations auxquelles le pape nouvellement élu doit se livrer immédiatement forcèrent Innocent de ne recevoir en ce jour que les personnes avec lesquelles il avait à traiter des affaires du gouvernement. Mais à peine l’élection fut-elle connue que toute la noblesse romaine, les divers ambassadeurs des puissances étrangères, les cardinaux, les prélats, et les dames de distinction, s’empressèrent de se présenter chez dona Olimpia, qui, se montrant aussi gracieuse qu’il lui était donné de le paraître, reçut leurs hommages au milieu de son palais bouleversé par le peuple, et en s’excusant, avec la coquetterie d’une souveraine qui vient d’être proclamée, d’un désordre qui ne lui permettait pas de recevoir de tels hôtes plus convenablement. Mille questions malignes, mille observations satiriques étaient bien échangées par ce monde élevé et spirituel ; mais les épigrammes se débitaient à l’oreille, tandis que les hommages, les assurances de respect et les salutations se disaient et se faisaient bien ouvertement, et de manière à ce que rien n’en fût perdu pour celle à qui elles s’adressaient.

» Lorsque le soir de cette journée laborieuse fut venu, vers dix heures, dona Olimpia s’échappa de son palais et se rendit au Vatican. En entrant chez le pontife, elle se prosterna à ses pieds, qu’elle baisa à plusieurs reprises, les inondant de larmes de joie. Le pape lui-même se prit à pleurer, et après le silence assez long où les maintint leur profonde émotion, ils eurent un entretien dans lequel, après s’être communiqué réciproquement ce qu’un pareil événement pouvait leur faire éprouver, ils s’entendirent sur les premiers actes d’autorité qu’il était à propos de faire émaner du trône pontifical. La perte des Barberins, neveux du pape défunt, fut décidée, et dona Olimpia fit promettre au pape leur bannissement et la confiscation de leurs biens.

» Il était minuit quand ils se séparèrent ; mais avant de sortir du Vatican, dona Olimpia, qui depuis longtemps veillait à tout ce qui pouvait rendre la vie douce à Pamphile déjà valétudinaire, parcourut les appartements destinés au pape, examina si on s’était conformé à ses habitudes, et poussa l’attention jusqu’à visiter les matelas et les draps du lit, auxquels elle fit donner la disposition que les infirmités de son beau-frère avaient rendue indispensable. Elle repassa par la chambre où était Innocent, à qui elle souhaita encore la bonne nuit, et reprit le chemin de son palais.

» En y rentrant, son œil attentif à tout observa une portantine en station. En effet, à peine fut-elle dans ses appartements, qu’on vint lui dire que le cardinal Antoine Barberin, celui qui s’était opposé avec le plus de vivacité et de constance à l’élection de Pamphile, attendait l’honneur de lui parler. Dans le premier mouvement de sa colère, Olimpia voulut le congédier sans le voir ; mais la réflexion l’inspira tout autrement, et elle le reçut. Antoine était un homme que son caractère et sa conduite politique devaient rendre un juste appréciateur de dona Olimpia. Il avait joué longtemps le rôle qu’elle prenait, et il sentait bien que sa fortune et sa vie même étaient à la disposition de cette femme. Il la traita d’excellence, se montra respectueux envers elle, lui parla avec adresse des coups imprévus de la fortune, en lui laissant entendre qu’il y avait toujours de l’avantage à ménager ceux mêmes dont on croyait avoir le plus à se plaindre ; que la vie politique n’était pas moins fertile en accidents inattendus que les courses sur la mer ; qu’ainsi que les nochers, ceux qui concourent au gouvernement de l’état doivent toujours entretenir leur esprit dans un calme parfait, parce que souvent ce qui semblait devoir faire leur perte contribue tout à coup à les sauver. Enfin il lui parla avec tant d’art, et de manière à laisser voir qu’il comprenait si bien toutes les chances de l’avenir, qu’il fit tomber Olimpia dans une rêverie mêlée d’inquiétude, dont le cardinal profita. « Je ne sais, excellence, lui dit-il, quel sort Dieu me réserve ; mais je me confie à vous. Acceptez, je vous prie, comme souvenir de l’entretien que nous avons aujourd’hui, cette bague ; et n’oubliez pas que celui que vous avez regardé comme votre ennemi serait heureux de pouvoir vous servir. » En disant ces mots, il présenta à Olimpia un bijou dont le diamant principal valait au moins douze mille écus et se retira en la saluant.

» Dona Olimpia n’était rien moins qu’indifférente aux objets d’un grand prix ; mais ce qui fit surtout exalter son cœur en cette occasion, c’est que le premier hommage rendu à sa puissance lui était offert par son plus grand ennemi. De ce moment, elle sentit qu’elle régnait, et, sauf à pardonner par la suite, la perte des Barberins fut décidée. »

Ici se termine le récit de notre auteur, qui promet une suite, dit l’abbé Segni en fermant le livre. Malgré les exagérations qu’il contient, vous pouvez juger qu’on aurait tort de s’attendre à trouver la perfection à Rome, et peut-être me pardonnerez-vous les détours que j’ai pris pour vous préparer à de telles nouveautés. Le jeune de Beauvoir était si consterné de tout ce qu’il venait d’apprendre, qu’il ne put articuler que ces mots : Dona Olimpia !... Rome !... mais c’est un songe !... — Non, c’est une réalité, persuadez-vous-le bien, répondit l’abbé, et plus vous êtes sincère et ardent catholique, plus vous devez chercher à connaître la vérité. Quant à moi, pour rien au monde je ne voudrais avoir manqué l’occasion de recueillir tout ce que j’ai appris dans cette ville. J’ignore, ajouta-t-il en levant les yeux vers le ciel, si le parti que je compte en tirer pour servir les véritables intérêts de l’Église ne me perdra pas ; mais quoi qu’il arrive, je remplirai mon devoir. On m’a donné l’ordre d’observer ; je dirai ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu.

Le lendemain, vers l’aube du jour, le joaillier arriva à l’auberge avec un guide et des chevaux. Les voyageurs ne tardèrent pas à se mettre en route. Souhaitons-leur bon voyage, et précédons-les à Rome, où nous aurons peut-être l’occasion de les retrouver.

CHAPITRE III.

Tous ceux qui ont habité Rome n’ont pas manqué de visiter la villa Pamphile, située hors des murs, au delà de la porte Pancrace ; et il suffit de s’y être promené une seule fois pour que le souvenir de ce lieu se grave éternellement dans la mémoire. Cet élégant pavillon s’élevant sur des terrasses étagées et dominant les jardins ; la grotte des Tritons, ces pentes ombragées par lesquelles on parvient à la grande plantation des pins marins, et ces échappées sur la campagne sauvage des environs de Rome, donnent à cette habitation un charme inexprimable. Ce qui frappe surtout, c’est le mélange qu’on y trouve des productions de l’art mariées si heureusement aux beautés de la nature agreste ; ce rapprochement que l’on y fait sans cesse ne laisse jamais l’âme du promeneur inactive.

L’origine de cette gracieuse habitation ne remonte pas bien haut, car c’est don Camille Pamphile, fils de dona Olimpia et neveu d’innocent X, qui la fit construire et planter vers les premières années du pontificat de son oncle. Ce jeune homme que sa mère avait si soigneusement entretenu dans l’ignorance pour le rendre plus souple à sa volonté ; ce fils qu’elle avait fait nommer cardinal deux mois après l’exaltation d’Innocent, avec l’espérance d’en faire une espèce de mannequin qu’elle animerait de son intelligence et de son ambition ; ce jeune cardinal Camille parvint à se soustraire à cette tyrannie, grâce à un événement, et par un moyen qu’il était absolument impossible de prévoir.

Dans le temps même où sa mère le fit revêtir de la pourpre, il était tout préoccupé de la construction et des jardins de la villa qui porte son nom. Algardi, jeune artiste bolonais aussi remarquable par la diversité de ses talents que par l’élévation de son caractère, était chargé des travaux d’architecture, de sculpture et de jardinage que comportait l’ensemble de cette entreprise, et le jeune cardinal, tout neveu et cardinal-patron en titre qu’il fût, se trouvait plus souvent en conférence avec son cher Algardi sur les terrains de sa villa future, qu’aux congrégations, à la réception des ambassadeurs et dans les offices de la daterie, où on l’excédait d’affaires, de comptes à régler, de signatures à donner et de bulles à contre-signer. Vainement le grave Pancirole, le pape et dona Olimpia elle-même, épuisèrent ce qu’ils avaient de patience pour tâcher de former l’esprit du cardinal Camille ; rien n’y fit. Il resta complètement étranger aux affaires, encourut par cela même la disgrâce de son oncle et de sa mère, mais se fit aimer à Rome, parce qu’il rendait service aussi fréquemment que cela lui était possible, et que, contre l’usage général alors, il ne faisait pas payer les grâces qu’il accordait.

Le pape fut le premier à ne pouvoir tolérer près de lui son neveu, dont l’éducation politique retardait au moins toutes les affaires, quand elle ne les brouillait pas. Dona Olimpia, plus persévérante, espérait toujours vaincre à force de soins et de patience l’inattention de son fils. Elle n’attendait de lui qu’une soumission réfléchie, au moyen de laquelle il pût jouer ostensiblement le rôle de cardinal-neveu, de premier ministre, tandis qu’elle lui soufflerait continuellement son rôle, et rendrait ainsi Pancirole toujours moins nécessaire au pontife.

Quant au vieux secrétaire d’état, travailleur exact et infatigable, il redoutait beaucoup moins les embarras passagers apportés dans les affaires par l’inaptitude et l’insouciance du cardinal Camille, que l’habileté excessive avec laquelle dona Olimpia pourrait les traiter. Aussi le prudent Pancirole affectait-il de prodiguer ses conseils à son jeune collègue, et ne manquait-il jamais de faire des rapports flatteurs sur son compte, assurant même, quoiqu’il n’en crût rien, que ce jeune homme donnait des espérances, et que l’on serait peut-être fort étonné un jour de ce qu’il pourrait faire.

Les choses flottèrent ainsi pendant deux ans ; c’est-à-dire que Pancirole et dona Olimpia s’épuisèrent en efforts superflus pour engager l’ambition du jeune cardinal dans les intérêts politiques et en faire un intermédiaire journalier entre eux et le pape. Mais ni l’un ni l’autre ne réussirent. Camille resta impassible, et Innocent persista à dire qu’il n’était bon à rien.

Quant au cardinal Camille, il ne s’apercevait même pas des soins continuels et de toutes les espérances dont il était l’objet. Comme un écolier qui, à l’heure de la récréation, s’échappe aussitôt pour aller jouir de sa liberté, Camille, après avoir nonchalamment rempli les devoirs qui lui étaient imposés au Vatican, montait en voiture, et se rendait à sa villa, où l’attendait son cher Algardi, avec lequel, après avoir visité les bâtiments, parcouru les jardins et joui de l’effet des parties déjà achevées, il cherchait des combinaisons nouvelles pour embellir et perfectionner encore cet élégant palais.

L’espèce de fureur avec laquelle le cardinal avait fait pousser les travaux fut cause que constructions et jardins ne tardèrent pas à être presque terminés. Déjà les personnes de distinction s’empressaient pour venir voir cette nouvelle merveille des environs de Rome ; et le cardinal, fort affable de sa nature, prenait chaque jour un plaisir nouveau à faire voir jusqu’aux plus petits détails de son palais et de ses jardins, aux curieux venus pour en admirer l’ordonnance.

Camille était de ces hommes tels qu’on en rencontre assez souvent dans la classe élevée en Italie. Sa figure était plutôt régulière et agréable que belle ; son regard vif et bienveillant, mais sans profondeur, brillait au milieu d’un visage dont le contour plein et le teint également animé indiquaient l’égalité de son caractère et de sa santé. D’ailleurs, intelligent plutôt que spirituel, il aimait les belles choses par instinct, se plaisait à voir les productions des arts et même à entendre de beaux vers pour en jouir, mais sans penser à tirer vanité d’un goût qui aurait pu lui attirer le renom d’un connaisseur. Au contraire, son ignorance donnait de la grâce et de l’originalité à ses penchants ; et ce qu’il y avait certainement de plus remarquable en lui, était la candeur de son caractère et le bon aloi de son esprit, que l’étrange éducation que lui avait donnée sa mère avait peut-être conservé dans toute leur pureté. Accoutumé de très-bonne heure à une opulence dont il ne se servait que pour se procurer les distractions les plus innocentes, étranger pendant longtemps aux passions qui ordinairement tourmentent la jeunesse, et n’ayant pas pénétré les desseins de sa mère, Camille s’était laissé faire cardinal par soumission filiale, et sans avoir la conscience qu’il occupait près du saint-siége le poste le plus élevé, la dignité qui donnait le plus de puissance. Le seul avantage auquel il fût sensible, parce que c’était un moyen de satisfaire ses goûts, fut le surcroît considérable de revenus attachés à son titre de cardinal-neveu, dont il usa largement pour hâter l’achèvement de sa villa.

Ce goût avait été jusque-là le seul assez fort, assez constant pour qu’il lui tînt lieu de passion ; et depuis que la construction de son palais s’approchait assez de son terme pour qu’il éveillât l’attention des curieux, le jeune cardinal négligeait toujours plus le Vatican pour faire aux étrangers les honneurs de la nouvelle villa Pamphile. Ce lieu de plaisance était devenu son occupation principale et le centre où toutes ses facultés venaient aboutir. Il y avait bien peu de curieux qui ne fussent pas admis par le cardinal ; et pour peu que l’on fût disposé à l’admiration, on était le bien-venu et le bien reçu.

Vers ce temps, la princesse de Rossano, Cornélia Aldobrandini, veuve depuis quelques mois de Paul Borghèse, vint à Rome. Comme elle ne tarda pas à entendre vanter dans le monde la beauté de la nouvelle villa Pamphile, elle fit demander au cardinal-neveu la permission de la voir et de s’y promener. Camille, enchanté de l’empressement que montrait la princesse à admirer son ouvrage, ne manqua pas de se trouver à son palais pour recevoir son illustre hôtesse et la conduire dans ses jardins.

Quoique veuve, la princesse de Rossano était encore fort jeune, et passait, non sans raison, pour une des plus belles personnes de son temps. En outre, on la citait pour les agréments de son esprit, pour l’élévation de son âme et la régularité de ses mœurs, ce qui n’était pas fort commun en ce temps.

Cette fois, le cardinal Camille s’occupa beaucoup moins de faire ressortir les beautés de sa villa qu’à admirer lui-même la jeune princesse. Les deux heures qu’il passa avec elle suffirent pour opérer une révolution complète dans son cœur et dans son esprit ; et au résultat, car il n’y a pas moyen de faire des romans bien longs avec le caractère et les amours des Italiens, la princesse de Rossano ne déguisa pas la bonne disposition où elle était à l’égard de Camille, et le cardinal devint éperdument amoureux de la jeune veuve. Ce fut un autre homme ; il perdit son embonpoint et son teint fleuri ; il ne mangea plus, perdit le sommeil, oublia totalement les bâtisses et les plantations de son palais, pour ne penser qu’à la belle princesse de Rossano, qu’il rechercha et poursuivit partout, au point que, pendant plusieurs mois, il donna sans s’en douter, à la ville de Rome, les récréations les plus amusantes par l’inattendu et l’excès de sa passion.

Cependant le pape, dona Olimpia et la princesse de Rossano n’envisagèrent pas la chose du côté plaisant. Les deux premiers étaient outrés des folies du cardinal, qui pleurait et se roulait chez lui comme un furieux, en criant à tue-tête que rien ne l’empêcherait d’épouser la jeune veuve, et qu’il voulait rendre son chapeau au pape. Quant à la princesse, touchée au fond du cœur des témoignages fort sincères, bien qu’un peu bizarres, de l’amour du cardinal, elle profita habilement de son expérience et de sa présence d’esprit pour faire tourner cette passion à son profit. Elle s’empressa d’écrire à ce sujet aux princes de Parme, ses parents, pour les consulter ; et comme elle était restée veuve avec deux enfants, après avoir éprouvé momentanément quelques pertes dans sa fortune, elle se décida, malgré tous les obstacles qu’elle prévoyait, à ne rien négliger pour faire réussir un mariage qui s’accordait tout à la fois avec les intérêts de son cœur et de son ambition.

Les coquetteries d’une femme qui aime ont d’autant plus de force qu’elles sont faites en toute sûreté de conscience ; aussi la belle princesse ne se fit-elle aucun scrupule d’attiser la passion que le cardinal ressentait pour elle. Elle chercha et fit naître les occasions de le voir, et lui parla ouvertement des soins qu’il fallait prendre, du courage et de la vigueur qu’il serait à propos de déployer pour se soustraire au joug de sa mère, et en venir au mariage qu’ils projetaient. Enfin, madame de Rossano l’endoctrina si bien, et le cardinal Camille devint tellement amoureux, que cet homme si soumis, si docile jusque-là aux volontés du pape et de dona Olimpia, leur rompit tout à coup en visière, déclara hautement qu’il voulait renoncer au cardinalat, remit en effet le chapeau, puis, après s’être retiré à quelque distance de Rome, épousa la princesse de Rossano, malgré le pontife et sa mère.

Ce mariage, le refus qu’innocent X et dona Olimpia firent d’y assister, ainsi que la fermeté avec laquelle le cardinal, redevenu prince, accomplit cet acte, excitèrent l’étonnement général, et servirent longtemps d’entretien aux habitants de Rome. Mais ce qui mit le comble à la surprise de tous, ce fut le bannissement de cette ville des deux jeunes époux. Dom Camille était sincèrement aimé ; il n’y avait pas jusqu’à son amour extravagant qui n’eût augmenté l’intérêt en sa faveur, bien qu’on en eût beaucoup ri ; et personne d’ailleurs ne pouvait comprendre pour quelle raison le pape se montrait si rigoureux envers une jeune princesse, belle, aimable, vertueuse, possédant des biens considérables, quoique passagèrement grevés de quelques dettes alors, mais dont la solidité ne pouvait qu’augmenter par la suite le lustre de la famille Pamphile.

On cherchait surtout à découvrir la cause de l’éloignement que le pontife avait montré pour ce mariage, lorsque l’expérience lui ayant appris que son neveu Camille étant privé de toute vocation pour la carrière ecclésiastique, la rentrée de ce jeune homme dans le siècle et son union avec la princesse de Rossano, offraient une chance si heureuse de perpétuer la race des Pamphile, ce qui ne serait point arrivé si dom Camille, qui en était l’unique rejeton, fût entré dans les ordres.

On parla pendant plusieurs mois de cette étrange aventure à Rome. Mais, comme il arrive dans toutes les grandes villes, les sujets de conversation se renouvelèrent avec les événements, et à toutes ces rumeurs il ne survécut que le souvenir de la princesse de Rossano, dont les qualités furent toujours opposées aux défauts que l’on reprochait à dona Olimpia.

Dix mois étaient écoulés depuis ce mariage, et les deux époux avaient assez doucement passé leur exil, tantôt à Viterbe ou à Caprarola, mais plus ordinairement à Frascati, dans la famille de la princesse, chez les Aldobrandini. Leur tendresse n’était point demeurée stérile, et la femme de dom Camille était enceinte de plusieurs mois. Près du jeune couple, il s’était formé à Frascati une petite cour de mécontents ; et parmi les ressources employées pour faire passer les heures de loisir, les conversations sur ce qui se passait à la cour de Rome, la satire de ceux qui la composaient et celle même des actes du gouvernement du saint-siége, n’étaient point omises par les exilés. Leurs amis en venant les voir ne manquaient pas de les instruire de ce qui se disait à Rome, ayant soin de blâmer la rigueur dont ils étaient l’objet, les exhortant au courage, et ne cessant de ranimer leurs espérances. Mais lorsque quelque événement extraordinaire, et se rattachant à leurs intérêts, provoquait plus vivement leur curiosité ; alors, impatients d’être instruits, ils prenaient leurs précautions pour avoir, loin de Frascati et hors de Rome, des entrevues avec ceux de leurs amis ou de leurs parents plus particulièrement liés à leurs intérêts.

Une occasion importante de cette nature ne tarda pas de se présenter ; ce fut la nomination des six cardinaux, au nombre desquels était le jeune Maldachini. À la réception de cette nouvelle, dom Camille et la princesse en éprouvèrent un profond dépit, et la jeune dame ne put même s’empêcher de donner aussitôt un libre cours à l’indignation que lui causa la conduite de dona Olimpia, qu’elle regarda avec raison comme l’auteur de toute cette intrigue. L’émotion et la contrariété qu’elle en éprouva furent si vives, que dom Camille, craignant que la santé de sa femme n’en souffrît, témoigna hautement le regret de ne pas avoir tenu les nouvelles de Rome secrètes. Mais la princesse fit comprendre à son mari que ce genre de précaution était loin d’être nécessaire avec elle ; qu’au contraire, elle serait plus tranquille selon qu’elle serait mieux éclairée sur les événements qui causaient son inquiétude ; et après avoir fait entrevoir à son mari que leur avenir était menacé par les entreprises audacieuses de sa mère, elle le pria instamment d’engager leurs beaux-frères, les princes Ludovisi et Justiniani, de venir leur apprendre comment les choses s’étaient passées, et pour se consulter sur l’issue probable de cette affaire.

Dom Camille expédia aussitôt un courrier à Rome, pour inviter ses parents à se rendre le lendemain à sa nouvelle villa, où ils le trouveraient ainsi que sa femme. Cet ordre donné, la princesse remercia affectueusement son mari, et témoigna bientôt après le désir de se mettre au lit pour calmer l’agitation qu’elle avait éprouvée pendant le cours de la journée.

Camille était au fond du cœur si étranger aux intérêts de l’ambition et de la politique, que toutes les nominations de cardinaux, sans en excepter celle de Maldachini, seraient passées inaperçues par lui, si l’élévation aussi inattendue qu’extraordinaire du neveu de dona Olimpia n’eût pas été cause d’une altération au repos et à la tranquillité de la princesse de Rossano. Lorsqu’il jugea que sa femme devait avoir été mise au lit, il se rendit chez elle pour s’informer de son état et lui souhaiter la bonne nuit. Il la trouva calme en apparence, lui fit plusieurs questions tendres sur la disposition où elle se trouvait, et se proposait de se retirer, lorsque la princesse, le retenant doucement par le bras, lui demanda avec un sourire qui ne dissimulait pas entièrement une préoccupation grave :

« Combien avez-vous de chevaux dans vos écuries, mon cher Camille ? — Vingt-quatre, ma chère. — L’attelage blanc que vous avez acheté pour moi est-il en état de servir ? — Oui ; désirez-vous le faire atteler demain pour nous rendre à la villa ? — Oh ! non, ce serait attirer par trop les yeux sur nous. Il faut que des exilés, et elle appuya sur ce mot, soient modestes. — Nous ferons tout ce que vous voudrez, ma chère amie ; mais en ce moment ne prenez d’autre soin que celui de vous calmer. — Oh ! je ne suis pas en colère, fit observer la princesse, en affectant d’adoucir le son de sa voix ; vous voyez que je pense à faire une promenade avec vos jolis chevaux blancs... mais pas demain... non, pas demain... Ce sera pour une autre occasion que je vous dirai... » Camille insista pour connaître le projet de la princesse, qui ne voulut pas en dire davantage, et donna le bonsoir à Camille en répétant plusieurs fois qu’elle se sentait fatiguée et avait besoin de repos.

Pendant la matinée suivante, la princesse parut bien portante et plus tranquille d’esprit, quoiqu’elle exprimât de temps à autre l’impatience où elle était de voir arriver l’instant du départ pour la villa Pamphile. Afin de tromper cette attente, elle céda à mille petites fantaisies auxquelles son époux se prêta avec une complaisance toujours nouvelle. Elle le consulta sur les vêtements qu’elle devait mettre, lui montra de nouveaux bijoux, et finit par le prier de l’accompagner dans le parc. En rentrant de cette promenade, Cornélia manifesta le désir d’aller aux écuries voir les quatre chevaux blancs qu’elle affectionnait particulièrement. La vue de ces animaux, l’inspection qu’elle fit des carrosses, la rendit gaie, parlante, et elle revint vers les quatre chevaux, qu’elle fit manger dans sa jolie main, en appelant chacun d’eux par le nom qu’elle lui avait donné. Puis se tournant vers son mari : « C’est vous qui me les avez donnés, dit-elle ; ce sont nos chevaux de gala ; il ne faut s’en servir que dans les grandes occasions ! »

Camille, dont la seule pensée était de complaire en tout à sa femme, ne vit dans le regard tendre, mais profondément interrogatif, de la princesse, qu’un témoignage d’affection qui le toucha jusqu’au fond du cœur, mais dont il ne pénétra pas tout le sens. Madame de Rossano espérait éveiller la curiosité de son mari et provoquer des questions ; mais sitôt qu’elle s’aperçut qu’il n’y avait qu’un amant dans Camille où elle voulait trouver un homme, reprenant tout à coup un air grave : « Remontons au palais, ajouta-t-elle, et préparons-nous au départ ; je suis impatiente de voir mes beaux-frères. »

Le trajet de Frascati à la villa Pamphile ne fut pas long. Les deux époux arrivèrent au lieu de leur destination vers les trois heures après midi ; Camille n’étant préoccupé que de prévenir les moindres désirs de sa jeune épouse, la princesse au contraire s’accommodant de tout, excepté du retard de ses beaux-frères, qu’elle s’était flattée de trouver arrivés avant elle.

Elle s’étendit sur une chaise longue, où Camille chercha à la maintenir toutes les fois que le plus léger bruit du côté de la porte d’entrée la faisait lever sur son séant. Enfin, cette attente, qui lui parut durer un siècle, cessa lorsque le prince Justiniani entra et s’approcha d’elle. Comme tous ceux qui n’ont pas un fonds d’idées bien riche, le jeune Justiniani prolongea les compliments d’usage au point que madame de Rossano fut obligée d’en arrêter le cours par une assurance très-ferme qu’elle se portait parfaitement bien, et ajoutant d’un ton qui ne l’était pas moins : « Eh bien ! que dit-on ? que se passe-t-il à Rome ? — Les choses les plus étranges et les plus bouffonnes, madame, répondit aussitôt le prince ; croiriez-vous que Maldachini fait fureur à Rome depuis qu’il a reçu le chapeau ? c’est à qui le verra multiplier ses gaucheries habituelles en robe de gala, et tout le monde s’arrache ce pauvre garçon ! Figurez-vous, dit Justiniani à Camille, en voyant que la princesse fronçait le sourcil et ne l’écoutait pas, figurez-vous que le jour où les ambassadeurs des cours étrangères sont venus faire visite, complimenter et remercier dona Olimpia, après la miraculeuse promotion des six derniers cardinaux, Maldachini, en se confondant en témoignages de modestie et en compliments auprès de l’ambassadeur de France, a trouvé moyen, après une suite de révérences, qui avaient passablement réussi, de donner un coup de croupe si furieux dans un candélabre, qu’il a porté involontairement la main au siége de la douleur. Tout le monde a failli éclater de rire, et la chose se serait passée ainsi, sans la présence d’esprit vraiment admirable du marquis de Fontenay, qui, saisissant tout aussitôt le bras de Maldachini, s’est mis en devoir de lui frotter le coude, en lui disant d’un air inquiet : « Éminence, prenez donc garde ! vous avez dû vous faire mal ! » Je n’aime pas les Français, vous le savez, mais je ne saurais dire à quel point je les trouve aimables et galants dans un salon. L’ambassadeur a vraiment tiré toute la société d’un fort mauvais pas, car vous devez penser la figure qu’a faite dona Olimpia en cette circonstance. Elle a lancé un tel regard à Maldachini, que le pauvre enfant regardait le dessous des meubles comme s’il eût eu dessein de s’y cacher... Ah ! à propos ; on a débité de singulières nouvelles de l’Angleterre ce soir-là : Pancirole, ainsi que les ambassadeurs d’Espagne et de France, ont assuré que les affaires du roi Charles Ier vont on ne saurait plus mal à Londres. — Eh ! que s’y passe-t-il ? demanda avec vivacité la princesse. — Mais des choses fort sérieuses... On donne pour certain que le roi a été pris par l’armée de Cromwell, et que les hérétiques sont à la veille d’être maîtres du royaume. — Est-ce que Sa Sainteté, demanda la princesse d’un ton grave, ne pense pas à solliciter les souverains catholiques en faveur de ce malheureux prince ? — On n’en parle pas, répondit Justiniani d’un air indifférent. — Et la révolution de Naples, demanda la princesse, en ayant l’air de faire un dernier essai pour fixer l’attention de son beau-frère sur un sujet grave, cette affaire prend-elle une tournure décisive ? — Ô mon Dieu ! non ; il y a toujours là ce grand tapageur de Français ; vous le connaissez ? celui qui battait tous les passants dans les rues de Rome ! — Guise ? — Précisément ! Mais ses affaires sont en mauvais train. Naturellement les Espagnols n’en veulent pas ; les Napolitains le repoussent à présent, et les Français ne se soucient guère de soutenir un extravagant de cette espèce... — Mais pourquoi, interrompit vivement madame de Rossano, le saint-père ne cherche-t-il pas à profiter de ce conflit pour étendre la puissance du saint-siége sur un royaume où le peuple n’aime pas plus les Français que les Espagnols ? — Ah ! on dit que cela coûterait trop cher. — Qui donc pense ainsi ? — Dona Olimpia. — C’est un mauvais marché qu’elle fait ; et pour quelqu’un qui s’entend à placer son or avantageusement, elle laisse échapper une occasion qui ne se représentera peut-être jamais de le faire copieusement valoir. — Eh ! madame, Pamphile peut vous le dire, Son Excellence madame sa mère s’est toujours opposée à ce que l’on tentât aucune guerre. Elle prétend que le saint-siége n’a de force que par les armes spirituelles... — Économie mal entendue, dit vivement la princesse. — Vous lui faites injure, madame, reprit Justiniani, à qui la gravité de cette conversation commençait à peser, et si vous aviez été à Rome il y a quelques jours, vous auriez été forcée d’avouer que dona Olimpia a surpassé en élégance et en somptuosité tous les grands seigneurs de Rome et les plus illustres étrangers. — Qu’a-t-elle donc fait ? demanda dom Camille en souriant. — Peu de jours après celui où elle reçut les hommages des cardinaux, des princes romains, des ambassadeurs, et de la fournée Maldaehini, elle a donné une fête splendide à laquelle tout ce qu’il y a d’hommes et de femmes illustres à Rome étaient invités. Vous savez quelle est la splendeur de ces fêtes, et vous y avez assez souvent assisté pour que je ne vous en fasse pas la description. Mais ce qui donna une physionomie toute particulière à celle-là, c’est une comédie qui fut jouée, et je vous laisse à deviner par qui ! — Dites-le-nous tout simplement, Justiniani, interrompit Camille, car la princesse et moi ne sommes pas des sphinx bien habiles. — Vous connaissez le peintre Salvator Rosa, non moins fameux par ses tableaux que par ses satires ? Dernièrement, après avoir fait le coup de fusil en faveur de Masaniello, et s’être échappé de Naples, afin d’éviter d’être pendu, il est revenu à Rome, s’y promenant plus fier que jamais, portant l’épée, et se faisant suivre par des laquais. Vous demandiez tout à l’heure quel intérêt on prend aux affaires de Naples, et vous allez comprendre qu’on ne s’en occupe guère sérieusement, puisque Salvator Rosa, quoique l’un des plus ardents rebelles, a été recherché avec empressement par ce qu’il y a de plus élevé à Rome, sitôt qu’il est revenu de son expédition. C’était à qui l’aurait chez soi pour lui faire jouer des farces. Et dona Olimpia ne voulant pas le céder aux autres en cette occasion, l’a chargé de monter une pièce dont tous les autres acteurs ont été choisis parmi les plus nobles Romains. À parler sincèrement, les princes Lanti et Spada, ainsi que deux ou trois marquis chargés de rôles secondaires, ont paru fort médiocres auprès de Salvator Rosa, qui fut réellement merveilleux dans le rôle de Coviello, au commencement de la comédie.

Mais vers la fin, il se déconcerta, troublé par un accident qui, en détournant l’attention de dessus lui, mit tout sa vanité à nu, et lui fit quitter la scène d’une manière aussi brusque qu’impertinente. Le petit cardinal Maldachini, qui est encore plus amusant que Salvator Rosa, parce qu’il n’y entend pas malice, se trouvait par hasard, pendant la représentation, non loin de son candélabre fatal, lorsque l’ambassadeur de France se retournant vers lui, le remit encore en humeur de faire ses éternelles révérences. Il reculait et reculait toujours en saluant, lorsque le cardinal Sforza, avec son air soldatesque et sa voix de tonnerre, lui dit en l’arrêtant par le bras : « Or ça, prenez donc garde ! ou vous allez encore vous faire mal au coude. » Pour cette fois, comme la comédie que l’on jouait permettait de rire, ceux qui entouraient Maldachini s’en donnèrent à cœur joie, et le mot de Sforza courant aussitôt de bouche en bouche, les acteurs et Salvator Rosa lui-même restèrent interdits et muets. Alors ce fut le cardinal neveu qui donna la comédie à son tour, en allant interroger chaque personne pour savoir de quoi l’on riait. Pancirole et Palotta étaient admirables en observant cette scène avec leur air sérieux. Quant à dona Olimpia, le bonheur a voulu qu’étant en grande conversation avec le sous-dataire Mascambruno, dans le salon suivant, elle n’en ait rien vu... Mais j’oubliais de vous parler d’une autre comédie qui a encore eu lieu dernièrement à Rome. Vous savez bien le jeune Virginio de Amatis, le fils de Flaminia, la dame de compagnie ou la camériste de dona Olimpia, ce garçon de seize ans, qui est élevé au séminaire aux frais de la chambre apostolique ? Eh bien ! le bruit a couru pendant deux jours qu’il allait aussi être fait cardinal. — Quelle mauvaise plaisanterie ! dit la princesse, en attendant toutefois la suite du récit de Justiniani. — Très-mauvaise, en effet, comme vous allez voir, reprit le donneur de nouvelles ; vous ne l’avez jamais vu Virginio ? Eh bien ! figurez-vous que c’est tout le portrait du pape. Au séminaire, ses condisciples ne l’appellent jamais autrement que le cardinal, et trois jours après la nomination de Maldachini, qui est à peu près du même âge que lui, ces jeunes vauriens se sont avisés de faire une barrette en papier rouge et de l’en coiffer. Cette échauffourée, connue on peut croire, a mis tout le séminaire en rumeur, et malgré les précautions du supérieur, le bruit s’en est répandu dans la ville et est venu jusqu’aux oreilles de dona Olimpia. — Et qu’a-t-elle fait ? demanda la princesse. — Elle a donné ordre au supérieur de venir lui parler ; et là, chez elle, en présence de quelques personnes, et faisant tenir la pauvre Flaminia debout auprès de son siége, elle a commencé par donner une semonce au supérieur, sans lui épargner les menaces, non-seulement de destitution, mais d’exil, si pareil scandale se renouvelait ; puis, sans avoir l’air de s’adresser particulièrement à quelqu’un de ceux qui étaient présents, elle a dit que Virginio était un impertinent, un drôle, un orgueilleux, dont il fallait rabaisser la morgue ; qu’il n’était rien ; qu’il n’était que le fils de l’une de ses servantes, et que le devoir du supérieur était de l’entretenir dans des sentiments d’humilité, conformes à son extraction. Le supérieur, à ce que l’on dit, se retira la tête basse, et Flaminia fondit en larmes. Cette aventure a été le sujet des conversations de Rome pendant huit jours, jusqu’à ce que les affaires de Mascambruno... » Justiniani s’arrêta tout à coup, sur un signe que lui fit sa belle-sœur, qui pendant la conversation n’avait pas cessé d’être attentive à ce qui se passait dans l’antichambre. En effet, un léger bruit l’ayant avertie que le prince Ludovisi arrivait sans doute, elle se leva de sa chaise et lui sourit en le voyant entrer.

Ce jeune Romain, sans posséder aucune des grandes qualités qui mettent un homme hors de ligne, ne manquait cependant pas d’élévation dans le caractère, ni d’une certaine pénétration d’esprit, qui auraient pu lui faire fournir une carrière éclatante dans tout autre cour que celle de Rome, où alors les ambitieux n’avaient pour but, une fois qu’ils étaient parvenus à un certain rang, que d’augmenter leur fortune et celle de leur famille. Cependant il restait au fond de son âme quelques étincelles d’honneur, ce qui faisait que la princesse de Rossano lui montrait plus d’amitié et de confiance qu’aux autres princes romains. Elle lui fit partager le sofa sur lequel elle était assise, et commença à lui adresser mille questions sur Rome.

Justiniani n’était pal très-bien avec Ludovisi ; prévoyant en outre que la conversation allait prendre un tour plus sérieux encore qu’avant, il se dirigea vers dom Camille, qu’il entraîna facilement à la promenade, en lui disant qu’il voulait admirer sa villa.

Ils étaient à peine sortis, que madame de Rossano pria de nouveau le prince de Piombino de la mettre au courant des affaires de la cour.

« Ah ! madame, excusez-moi, dit-il, si je vous parle d’abord de ce qui me touche ; mais vous voyez un homme désolé. — Et de quoi ? — Le pape vient de me nommer lieutenant général de ses galères ; or, vous savez en quoi consiste la marine qu’entretient le saint-siége, et quelle figure nous allons faire dans les mers du Levant, auprès de la flotte vénitienne. C’est évidemment un moyen que l’on prend pour m’éloigner de Rome, où ma présence inquiète, à ce qu’il paraît. — Vous êtes donc mal avec le pape ? — Au contraire, il me reçoit fort bien, me reproche môme de ne pas me présenter plus souvent à lui ; mais... — Pourquoi ne le voyez-vous pas ? — Ah !... il n’est pas facile de l’approcher... Il est gardé à vue, et vous savez bien pourquoi. — Comment ! les personnes mêmes de sa famille sont exclues ? — Plus rigoureusement encore que tous les autres ; votre exil et celui de dom Pamphile en sont bien la preuve... Tenez, madame, il faut que je vous parle sans détour, et je profiterai de ce que nous sommes seuls pour vous ouvrir mon cœur. Le joug de notre belle-mère devient intolérable non-seulement pour nous, mais il pèse d’une manière affreuse sur la cour, sur le peuple et même sur les étrangers. L’élévation de Maldachini au cardinalat a les effets les plus fâcheux. Les soins réunis de Pancirole et de dona Olimpia n’ont pu même dresser extérieurement cet enfant stupide à transmettre les réponses qu’on lui dicte ; et le pape, qui refuse déjà de le voir près de lui au Vatican, verse des larmes de dépit et de colère toutes les fois qu’il pense à l’acte de faiblesse qui l’a poussé à revêtir ce misérable enfant de la pourpre. Pour les ambassadeurs, quand ils ne se dédommagent pas en bafouant le cardinal neveu, ils se plaignent du pape, dont ils sollicitent vainement des audiences, ne pouvant traiter les affaires qu’avec dona Olimpia. Mais c’est le peuple qu’il faut entendre et voir, quand il entre en fureur ! Le palais Pamphile, que nous habitons tous, a failli être attaqué par la populace affamée, qui s’est écriée en escaladant le monument que le pape fait élever au milieu de la place Navone : « Ce ne sont pas des fontaines et des obélisques que nous demandons, mais du pain ! du pain ! du pain..., et les pierres ont volé dans nos vitres ; et le palais eût peut-être été envahi si dona Olimpia ne se fût hâtée de faire distribuer des vivres et de l’argent dans la place. — En vérité ? dit la princesse de Rossano d’un air presque satisfait, qu’elle eut de la peine à dissimuler. — Cette émeute nous inquiète beaucoup, madame, poursuivit Ludovisi, parce qu’elle peut se renouveler. Le palais est rempli d’or, et on ne l’ignore pas. Dernièrement, le pape a éprouvé une indisposition assez grave, et dona Olimpia a fait transporter bien vite tous les trésors du Vatican chez elle. Les carrosses qui les portaient n’ont pas cessé de rouler toute une nuit. Mais ce qui rend le peuple si furieux contre notre belle-mère, c’est la promesse qu’elle a fait obtenir aux fournisseurs de l’armée espagnole, d’acheter des grains dans tous les états du pape, ce qui met la disette à Rome. Je n’ose répéter ce que les plus furieux d’entre la population criaient sous nos fenêtres... Ils l’accusaient d’avoir reçu cinquante mille écus romains (300,000 fr.) des marchands espagnols ! — Ainsi, demanda la princesse du ton le plus grave, dona Olimpia est... profondément haïe ? — Bien plus sans doute qu’elle ne le mérite, répondit le prince Ludovisi, en pensant qu’il s’agissait de sa belle-mère.... Mais quelle vie, ajouta-t-il, elle nous fait mener dans ce palais Pamphile ! Il se passe peu de jours sans que ma femme et ma belle-sœur ne soient dans des transes mortelles au moindre bruit qui se fait entendre dans la place Navone ; et cependant lorsque ces deux jeunes femmes se trouvent en présence de leur mère, elles sont forcées de montrer un front tranquille. C’est un supplice continuel... Dernièrement il s’est passé une scène chez elle pendant une fête, qui a produit les plus fâcheuses impressions sur tous les gens de qualité, étrangers et romains, qui y assistaient. Abusant, comme cela ne lui arrive que trop souvent, de son excessive puissance, elle a trouvé moyen de forcer plusieurs personnes de la plus haute noblesse à se produire sur un théâtre élevé chez elle, avec un farceur de profession. Ne pouvant se venger sur elle-même de cet affront, on en a fait subir de cruels a son neveu Maldachini. Il n’est pas jusqu’à ses filles, jusqu’à Justiniani et moi, qui ne se soient ressentis de la colère générale que dona Olimpia avait excitée pendant cette soirée ; et à la froideur dédaigneuse avec laquelle on nous a salués en sortant, il nous a été impossible de douter qu’on se vengeait sur nous des affronts que l’on avait reçus de notre mère. Aujourd’hui, toutes les folles espérances que dona Olimpia avait fondées sur ce pauvre Maldachini sont déjà ruinées, et le pape a acquis la triste expérience qu’on lui a fait commettre une faute irréparable en le poussant à créer cardinal-patron un pauvre garçon qui ne peut pas même servir de prête-nom dans les affaires. Enfin, le pape a reconnu son erreur, il s’en attriste ; et le peuple, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, souffre d’autant plus impatiemment de la disette, qu’il est le témoin journalier des dépenses énormes que l’on fait à la place Navone pour les embellissements du palais Pamphile et l’achèvement de la somptueuse fontaine élevée en ce lieu. En outre, je sais de bonne part que la dispensation des abbayes, des bénéfices et des emplois ecclésiastiques est devenue l’occasion d’un trafic abominable, dont le clergé murmure de tous côtés, et déjà on va même jusqu’à porter des accusations étranges contre des hommes revêtus des charges les plus importantes de l’état. »

Madame de Rossano donnait une attention extrême à tout ce que lui rapportait le prince de Piombino, classant avec soin dans son esprit les diverses circonstances qui semblaient propres à ruiner la puissance de dona Olimpia. Malgré la noblesse de son âme, madame de Rossano, comme tous les exilés, en était réduite à compter sur les désordres et à désirer l’excès du mal, dans l’espoir d’en tirer parti pour rentrer dans ses droits et reprendre une position plus avantageuse. Les deux mécontents continuèrent donc de s’entretenir sur ces tristes sujets, jusqu’au moment que dom Pamphile et le prince Justiniani rentrèrent tout à coup, accompagnant le cardinal Sforza, avec lequel ils parlaient avec vivacité et en riant. « Ma chère âme, dit Camille à la princesse, vous ne vous doutez guère de la bonne nouvelle que son éminence nous apporte. — Allons, allons, aimable princesse, dit Sforza en faisant retentir la voûte du salon de sa voix puissante, du courage, ne désespérons de rien ; vous venez de remporter une grande victoire ! — Qu’est-il donc arrivé, cher cardinal ? demanda vivement madame de Rossano ; le saint-père aurait-il révoqué l’ordre qui nous bannit ? — Non, belle princesse ; bien que je soupçonne qu’il en meure d’envie ainsi que nous ; car malgré la rigueur avec laquelle il vous tient éloignée de lui, il lui arrive souvent de laisser échapper des éloges de votre personne, qui nous réjouissent autant qu’ils déplaisent à madame votre belle-mère. — Allons, éminence, ménagez un peu la famille. — Que vous êtes bonne, chère princesse ! — Trêve de compliments, cardinal, et venons au fait. Dites-nous votre bonne nouvelle. — Je suppose, madame, que personne ne vous a laissé ignorer que cet imbécile de Maldachini... — Mais en vérité, cardinal, vous êtes incorrigible. — Je vous assure, madame, que sa sainteté elle-même ne le désigne jamais autrement. Mais enfin ce... ce Maldachini est jugé aujourd’hui, et le pape en est à se mordre les doigts de l’avoir guindé là où il est. — Je sais tout cela. — Mais ce que vous ignorez sans doute, princesse, c’est que quand les six cardinaux désignés par son excellence dona Olimpia furent nommés, le pontife en conserva en outre deux in petto qu’il se réserve de faire connaître à la première occasion. — Eh ! qui sont-ils ? demanda Cornélia, qui savait que son cousin Baccio Aldobrandini était sur les rangs. — Personne n’en sait rien, dit le prince Ludovisi. — C’est tellement un secret, continua le cardinal, que madame votre belle-mère, pour qui il n’y en a guère ordinairement, ne connaît pas celui-là. Aussi dans la persuasion où elle était de ne pouvoir le pénétrer, a-t-elle été bravement au-devant des intentions du saint-père, auquel elle a demandé sans détour un septième chapeau pour Mascambruno. — Eh quoi ! pour le sous-dataire ? interrompit vivement la princesse. — Oui, madame, et je puis vous certifier le fait, car Pancirole était présent à cette scène. Son excellence madame votre belle-mère a fait valoir les longs et importants services que son protégé a rendus au saint-siége, sans préjudice de ceux qu’il pourra rendre encore. — Ils sont d’une étrange nature, si les bruits sourds répandus à Rome sur son compte ont quelque fondement, observa le prince de Piombino. — Que se dit-il donc ? demanda la princesse. — Des choses erronées sans doute, reprit le cardinal, puisque son excellence madame votre belle-mère veut élever cet homme ; mais enfin son projet n’a pu réussir. Le saint-père, qui porte rancune à sa belle-sœur, à cause du petit monstre de cardinal qu’elle lui a fait créer dernièrement, s’est retourné vers Pancirole, à qui il a demandé d’un certain air, qui provoquait une certaine réponse, ce qu’il fallait faire. Je tiens ce que je vous rapporte d’un témoin qui m’a dit que Pancirole avait été admirable en cette occasion : « Que sa sainteté, a-t-il répondu, écoute ce que lui inspirera le saint Esprit, et qu’elle décide. — Eh bien ! reprit brusquement le pape, le saint Esprit ne veut pas de Mascambruno. Quant à vous, madame, ajouta-t-il en se tournant vers dona Olimpia, comment voulez-vous qu’il entre dans le sacré collège ? Est-ce que vous ne savez pas qu’il est bâtard ? »

Madame de Rossano, les trois princes et le cardinal se laissèrent aller à toute la gaieté que leur inspira cette boutade apostolique, et ce ne fut pas sans quelque peine que la princesse, impatiente de connaître le résultat de la décision du pape, put rétablir le silence et faire reprendre la parole an cardinal Sforza. « Dona Olimpia, reprit enfin celui-ci, devint pâle et immobile de colère. Pancirole, debout à quelque distance derrière le pape, avait les mains passées dans ses manches, et tenait les yeux baissés, attendant avec son sang-froid ordinaire les suites de cet orage menaçant.

» Un peu remise de son premier étourdissement, dona Olimpia jeta un regard investigateur sur Pancirole, pour tâcher de deviner jusqu’à quel point le trésorier entrait dans la conspiration qui éclatait contre elle, et calculant qu’il était impossible de se débarrasser de ce témoin importun, elle se plaignit non pas tant du refus qu’elle venait d’essuyer que de la manière dont on le lui avait signifié. — Eh mais ! ils sont donc en brouille ? demanda madame de Rossano. — Je n’ose encore m’en flatter, belle princesse ; mais il ne faut pas perdre l’espoir à ce sujet. Le pape est comme tous les hommes faibles ; il brusque toutes les affaires faute de force pour les mettre régulièrement à fin. Aussi, sans autre transition que quelques paroles brèves et entrecoupées, se prit-il à dire tout à coup à sa belle-sœur : « Or ça, madame, j’ai assez fait pour votre neveu Maldachini, et il paraît qu’il a prononcé ce nom de manière à écraser toute la famille qui le porte, pour que vous vous montriez à votre tour favorable à notre neveu dom Camille. » Elle crut qu’il s’agissait de le faire rentrer ainsi que vous à Rome, princesse, et sa colère allait s’allumer, lorsque le saint-père tira d’un meuble un papier qu’il lui ordonna de lire et de signer. « Eh ! quel est ce papier ? demanda la princesse avec anxiété. — Ce papier contient un acte bien en forme, par lequel dona Olimpia donne à dom Camille tout son bien, dont elle ne se réserve que l’usufruit ; acte qui annule la faculté qu’elle avait eue jusque-là de ne transmettre ses biens à son fils que par testament, selon sa fantaisie et avec toutes les restrictions qui lui conviendraient ; acte en un mot qui lui ôte une partie du pouvoir qu’elle voulait se réserver sur dom Camille. — Qu’a-t-elle dit ? qu’a-t-elle fait, cardinal ? — Elle est d’abord restée muette ; mais après avoir jeté sur Pancirole, toujours immobile, un de ces regards qu’on ne saurait décrire, elle a demandé une plume, a signé l’acte, puis l’a remis entre les mains du pape, en disant : « Votre sainteté n’ignore pas que je me suis toujours fait un devoir de me soumettre à ses volontés. » Puis elle est sortie en s’enveloppant de son voile, et s’il faut s’en rapporter à ce qu’ont dit les serviteurs qui l’accompagnaient, pendant le reste du jour elle n’a pas cessé de pleurer de rage. »

Lorsque le cardinal eut achevé son récit, il se tourna vers dom Pamphile, à qui il serra la main en le félicitant sur un événement qui, sans faire aucun tort à dona Olimpia, assurait à la maison Pamphile des biens dont on aurait pu disposer en faveur de Maldachini, et qui dégageait enfin Camille de la tyrannie capricieuse d’une femme sur laquelle il était impossible de compter.

De tous les membres du sacré collège. Sforza était celui qui supportait le moins patiemment la faveur inouïe dont Olimpia jouissait auprès du pape. Lui seul osait, même chez cette femme redoutable, lui dire des duretés qui auraient attiré des vengeances terribles sur tout autre que lui, tant la probité, quand elle est soutenue par le courage, peut donner de puissance. Aussi se promenait-il triomphant, après avoir raconté la mésaventure de cette femme, s’étonnant qu’une pudeur de famille, fort mal employée selon lui, empêchât les enfants de dona Olimpia de se réjouir d’un revers qui ne pouvait être que d’un bon présage, non-seulement pour la maison Pamphile, mais même pour le saint-siége.

Les deux beaux-frères Justiniani et Ludovisi, qui n’avaient rien à gagner dans cette affaire, en étaient réduits à louer la conduite du pape pour se venger de toutes les vexations que leur faisait éprouver leur belle-mère ; aussi n’y avait-il que la princesse de Rossano à qui cet événement donnât une véritable joie : non que sa générosité naturelle lui permît d’admettre le moindre sentiment cupide, mais parce qu’elle entrevoyait qu’à la faveur de révolutions probables, et peut-être assez prochaines, elle pourrait reconquérir pour dom Camille et pour elle une liberté et un rang à la cour, qui souriaient à sa jeune âme ambitieuse.

« Courage, princesse, dit encore le cardinal Sforza, lorsqu’il se préparait, ainsi que les deux princes, à prendre congé pour retourner à Rome, ayez bon courage, et soutenez celui de dom Pamphile, ou plutôt, ajouta-t-il tout bas en s’approchant de l’oreille de la princesse, donnez-lui-en. »

On se fit de mutuels adieux ; les trois habitants de Rome se dirigèrent vers cette ville, et les deux époux partirent pour Frascati, où ils ne rentrèrent qu’assez avant dans la nuit.

Le lendemain matin, madame de Rossano reçut la visite de son mari, et lui reparla de tous les événements dont on les avait entretenus la veille. « Mon cher Camille, lui dit-elle, avez-vous réfléchi à la nouvelle position où nous nous trouvons maintenant ? — Qu’y a-t-il de changé pour nous, ma chère amie ? — Vous imaginez bien que je ne prétends pas parler d’un surcroît de fortune dont nous nous passerions à la rigueur, et dont la possession est, après tout, tellement éloignée, qu’elle nous devient à peu près indifférente. Mais ne voyez-vous pas que votre oncle, par ce qu’il vient de faire, laisse percer le désir que vous vous rapprochiez de lui ? — Quoique je ne doute nullement de ce que nous a dit hier le cardinal Sforza, cependant c’est une nouvelle, c’est un fait que nous sommes censés ignorer, et il y aurait de l’indiscrétion, à ce qu’il me semble, à hasarder quelques signes de reconnaissance envers sa sainteté avant qu’elle nous ait fait connaître elle-même ce qu’elle a daigné faire pour nous. — Mon cher Camille, dit la princesse avec quelque peu d’impatience, il est bon, il est convenable sans doute de conserver envers des supérieurs et des parents les égards qui leur sont dus ; mais ce n’est pas cependant une raison suffisante pour se soumettre puérilement à leurs volontés, lorsque par des fantaisies inexplicables, oui, mon cher Camille, des fantaisies inexplicables, répéta avec intention la princesse, ces parents vous exilent, vous arrêtent dans votre carrière, et vous réduisent à courir la campagne le long des murs de Rome, comme nous le faisons depuis deux ans. — Comment !... et que voulez-vous dire ? — Écoutez, Camille : que vous vous soyez conformé bénévolement jusqu’ici aux volontés de dona Olimpia, par respect pour votre oncle, je le conçois, et vous voyez que moi-même j’ai fait tout ce qui a été convenable pour vous aider à supporter une punition que tout le monde trouve plus ridicule encore qu’injuste ; mais la durée de ma complaisance est subordonnée aux événements, et il s’en présente de tels aujourd’hui, que je ne me sens plus le courage de continuer la vie oisive et sans but que nous menons. — Eh quoi ! ma chère, est-ce que le bonheur si doux que nous goûtons depuis notre union cesserait d’en être un pour vous ? s’écria Camille en serrant sa femme dans ses bras. — Que vous me comprenez mal, Camille, et que vous interprétez faussement la tendresse que je vous porte, ainsi que l’intérêt que je prends à votre famille ! Car enfin, mon ami, je suis sur le point de vous donner un fils, je l’espère au moins ; et il faut penser de bonne heure à l’avenir. Si doux que nous ait paru notre bannissement, seriez-vous bien satisfait que votre premier né vît le jour en exil ? — Eh bien ! je vais demander notre rappel au pape. — Vous ne l’obtiendrez pas, Camille. — Pourquoi non ? — Votre mère s’y opposera ; vous le savez bien. » Ces dernières paroles firent baisser la tête à dom Camille.

Après quelques instants de silence, la princesse reprit la parole : « Ah ! Camille, dit-elle, que je voudrais trouver des mots pour vous exprimer ce que j’éprouve ! Dites, mon ami, ne sentez-vous pas que quelque chose vous manque ? — Près de toi ? Rien, absolument rien. » Le jeune prince prononça ces mots d’un air si vrai, et avec une tendresse si franche, que la princesse en fut vivement émue. « Mais enfin, ajouta-t-elle, cher Camille, ce sentiment si doux, ce bonheur de vivre l’un pour l’autre, que j’éprouve ainsi que vous avec tant de vivacité, vous n’ignorez pas qu’il ne peut remplir la vie tout entière. Le nom que vous portez et que vous transmettrez à nos enfants, il faut en accroître le lustre, le rendre glorieux s’il est possible. Vous êtes fier de ma beauté, dites-vous quelquefois ; trouveriez-vous étrange que je misse mon orgueil à vous voir paraître avec éclat dans le monde ? Ah ! croyez-moi, Camille, ne laissez pas s’écouler vainement les jours de votre jeunesse ; mettez-les à profit pour vous préparer un âge mûr digne du nom que vous portez, et ne laissons pas dégénérer le bonheur que nous avons goûté jusqu’ici, en indolence. Montrons l’un et l’autre, mon ami, que la retraite, l’oisiveté à laquelle on nous a condamnés, est une odieuse injustice. »

Ce discours, et l’énergie avec laquelle la princesse de Rossano en prononça les dernières phrases, jetèrent dom Camille dans le plus étrange étonnement. Ce mélange de tendresse profonde et de conseils sérieux mit une confusion singulière dans les idées du prince et en regardant les yeux de sa femme, dont l’expression lui parut aussi nouvelle que le langage qu’elle venait de lui tenir, il lui demanda à plusieurs reprises, en la considérant avec une curiosité accompagnée de quelque crainte : « Mais que voulez-vous donc ? que voulez-vous ? — M’aimes-tu réellement, Camille ? lui demanda-t-elle enfin ; ou n’as-tu pour moi que l’attachement que t’inspirerait une maîtresse pourvue de quelque beauté ? Est-ce ta femme que tu aimes en moi ? Est-ce la compagne que tu as choisie, celle qui porte dans son sein le fruit de tes amours ? Dis-moi, Camille Pamphile, est-ce à Cornélia Aldobrandini que tu as voué ton existence, ou prétends-tu passer ta vie près d’elle, comme avec une courtisane un peu plus belle et mieux élevée que les autres ? — Ah ! Cornélia !... — Réponds-moi : as-tu réfléchi, quand tu as renoncé au chapeau de cardinal pour m’épouser, que tu t’engageais à soutenir l’honneur de ta famille et de la mienne, que tu ne t’appartenais plus, et que j’acquerrais le droit de te faire souvenir de ton nom, si tu venais à l’oublier ? »

Comme le prince se couvrit le visage de ses mains, la princesse de Rossano se reprocha aussitôt d’avoir été trop dure, et se prit à verser quelques larmes. « Camille, Camille, s’écria-t-elle en lui prodiguant mille caresses, excusez-moi, je vous prie ; non, vous m’aimez, vous m’honorez, je le sais, je n’en ai jamais douté, mon ami... Vous me pardonnez cette vivacité, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en l’embrassant avec tendresse. — Ah ! Cornélia ! répondit Camille après quelques instants de silence et en parlant d’une voix altérée, c’est le premier chagrin que vous m’ayez fait éprouver... Oublions, oublions ce moment de notre vie... Ah ! Cornélia ! je n’avais jamais pensé qu’il fût possible que le moindre nuage s’élevât entre nous !... » Il s’arrêta encore, tant il se sentait oppressé ; puis continuant non sans peine : « Mais, ma chère et tendre amie, veuillez donc m’expliquer ce que vous désirez de moi... que faut-il que je fasse ? Pour vous plaire, pour vous donner la preuve, de ma tendresse, je suis prêt à tout entreprendre ; parlez. »

À ces mots, la joie pénétra rapidement le cœur de Cornélia, qui, aussi gracieuse que fière, selon l’occasion, prodigua mille tendresses à Camille auprès duquel elle s’était placée. « Allons, mon cher Camille, parlons raison maintenant et sans détours, lui dit-elle ; n’as-tu pas compris, d’après ce qu’on nous a dit hier, que le pape n’attend qu’une bonne occasion pour nous rapprocher de lui, et que ta mère seule nous tient en exil ? Écoute-moi bien, et ne te fâche pas. Dona Olimpia, sois-en certain, nous tiendra éloignés de la cour tant qu’elle aura assez de puissance pour le faire, et ton oncle n’aura jamais la force de contrarier sa volonté à ce sujet ; ainsi notre bannissement peut se prolonger indéfiniment. À te parler franchement, mon cher Camille, j’ai assez de la vie champêtre, et il est par trop piquant d’avoir épousé le neveu du pape pour en être réduite à vivre aux champs. Je te déclare donc que pour mon compte je ne prétends plus mener ce genre de vie, et que dans tous les cas je veux faire mes couches a Rome.

— Alors, ma chère Cornélia, je ne vois rien de plus simple que d’écrire à sa sainteté, pour lui faire cette demande.

— Point du tout, Camille ; ce n’est pas ainsi que j’entends que les choses se fassent. — Et de quelle manière donc ? — Il faut brusquer les affaires. — Mais enfin, comment ? — Il y a un moyen bien simple. — Lequel ? — C’est d’entrer à Rome sans prévenir. — Y pensez-vous, Cornélia ? — Quant à moi j’y suis bien résolue, et je pense que vous ne me laisserez pas aller seule. »

Ces dernières paroles étaient à peine prononcées, que dom Camille quitta le siége qu’il occupait, et se promena silencieusement dans la chambre.

De son côté, Cornélia, qui était demeurée assise, observant la physionomie soucieuse de Camille, commença à se sentir sourdement agitée par l’inquiétude et la colère. Après avoir vainement attendu que son mari lui adressât la parole : « Il paraît, dit-elle, que vous n’approuvez pas mon projet ? — Votre projet ? dites donc... votre... folie, madame. — Prince, reprit Cornélia en se levant à son tour, il y a des folies qui réussissent souvent mieux que les actes de prudence, surtout quand un noble orgueil fait commettre les unes, et que la... nonchalance produit les autres. — Cornélia !... — Don Camille !... — Vous m’outragez, princesse. — Vous m’abandonnez bien, prince. — Ah ! Cornélia, s’écria Camille les larmes aux yeux, Cornélia, au nom du ciel, n’accomplissez pas votre dessein ; vous allez nous perdre sans ressource... Réfléchissez donc à la démarche que vous prétendez faire ; pensez donc aux conséquences de la colère de dona Olimpia !... elle est toute-puissante à Rome ; un mot de sa bouche et nous sommes perdus... » La princesse de Rossano interrompit Camille par un éclat de rire moqueur. « Vraiment, dit-elle, à en juger par la terreur que vous inspire madame votre mère, je sens que je ne pourrai jamais rien obtenir de vous tant que je ne me montrerai pas aussi impérieuse qu’elle. Aussi, mon cher Camille, commencé-je dès aujourd’hui à prendre ce nouveau rôle auprès de vous, et je vous signifie positivement que, quoiqu’il arrive, je pars demain pour Rome. » En disant ces mots elle sonna vivement, et ordonna au serviteur qui se présenta de dire à son écuyer de tenir la grande voiture de gala prête, et attelée des quatre chevaux blancs, pour le lendemain à deux heures après midi.

Dom Camille resta d’abord étourdi de ce qu’il venait d’entendre ; mais rassuré intérieurement par la douceur de caractère que la princesse avait toujours montrée jusque-là, il se persuada que ce n’était qu’un jeu mis en usage par elle, et dont les conséquences ne seraient rien moins que sérieuses. Il prit même la chose en badinant, et engagea sa femme à se coucher pour prendre du repos et se préparer à son grand voyage. Ils se séparèrent après s’être embrassés, et bientôt le sommeil suspendit pour eux le souvenir des premiers débats qu’ils eussent eus ensemble.

Mais dans la matinée suivante, ils se représentèrent vivement à l’esprit de dom Camille, lorsqu’il vit tous les gens d’écurie rouler le grand carrosse dans la cour, le nettoyer, ainsi que les harnois des chevaux, et faire effectivement les préparatifs du voyage dont Cornélia l’avait menacé.

Camille redoutait tellement toutes les circonstances décisives, et qui pouvaient rendre indispensable une explication, qu’il laissa les gens de sa femme achever les préparatifs qui leur avaient été ordonnés, sons pouvoir se décider à monter chez elle. 11 fallut bien cependant s’y résoudre, et il la trouva dans ses appartements au milieu de ses femmes, mettant la dernière main à sa parure, l’une de celles qu’elle ne portait que dans les plus grandes occasions.

« Comment me trouvez-vous ? dit-elle à Camille sitôt qu’il fut entré ; suis-je mise selon votre goût ? Allons, dites votre avis ; et si je l’approuve, je m’y conformerai. — Quel est cet enfantillage ? demanda Camille en laissant voir tout l’étonnement qu’il éprouvait. — Enfantillage ! dit la princesse en ajustant avec grâce ses bracelets et son collier ; je puis vous assurer que je n’ai jamais rien entrepris de si sérieux et de si grave dans toute ma vie, que ce que je fais en ce moment... Mais enfin, ajouta-t-elle avec un petit air coquet et mutin qui ne lui était pas ordinaire, comment me trouvez-vous avec cette parure ? — Très-bien, madame. — Ah ! c’est heureux que vous vouliez bien répondre... Laissez-nous, » dit-elle alors à ses femmes, et en souriant comme si elle eût attendu l’approbation de dom Camille, pour renoncer aux soins de ses caméristes ; puis s’adressant à son mari : « Je suis charmée, lui dit-elle, que la princesse de Rossano ait encore quelques charmes à vos yeux ; car la pauvre princesse Pamphile est tant soit peu tombée dans votre esprit. — Comme vous vous plaisez à me faire de la peine depuis hier, Cornélia ! — Et moi, je me plains depuis le même temps du peu de complaisance que vous avez pour moi..... Rattachez-moi, je vous prie, ce bracelet, dont la fermeture n’est pas fixée... Si vous étiez disposé à m’être agréable, vous ne laisseriez pas ainsi la princesse de Rossano aller seule à Rome. — Cornélia, dit le prince en baisant la main de sa femme après avoir rajusté le bijou, vous ne sentez donc pas tout ce qu’il y a de pénible pour moi dans ces distinctions que vous vous vous efforcez d’établir ? — En vérité c’est bien à tort que vous me faites ce reproche, mon ami ; et si vous étiez juste, vous vous l’adresseriez à vous-même. — Comment ! — Oui, sans doute. — Mais pourquoi ? — Eh ! que n’allons-nous à Rome ensemble ? Quand on me verra à vos côtés, il ne viendra à personne l’idée de faire les distinctions ; mais si vous ne voulez pas laisser la princesse Pamphile agir comme elle l’entend, ce sera la princesse de Rossano qui se chargera d’accomplir ses desseins. »

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton assez ferme pour que Camille s’aperçût enfin qu’il n’y avait plus moyen d’éviter une explication, et il s’étendit longuement alors sur l’imprudence que sa femme allait commettre, énumérant les suites fâcheuses que ne manquerait pas d’avoir une désobéissance éclatante envers le pape, qui serait considérée comme une insulte, et punie sans doute avec rigueur. Encouragé par le silence de Cornélia, qui le laissa se débarrasser de toute son humeur, Camille croyant avoir ébranlé la résolution de sa femme, ajouta avec une assurance qui ne lui était pas accoutumée et une légère nuance d’ironie : « Les dames ne doutent de rien, et elles se jettent au milieu des dangers sans s’embarrasser de savoir comment on pourra les en tirer.

— Vous vous trompez, Camille, interrompit alors la princesse ; je sais à quoi je m’expose, et j’ai prévu tous les embarras dans lesquels je suis près de tomber. Je n’ignore même plus en ce moment que l’appui sur lequel je devais le plus raisonnablement compter me manque... Mais, ajouta-t-elle après avoir jeté sur Camille un regard sévère et triste, je veux que votre premier-né voie le jour à Rome, et je suis bien aise de m’assurer si dona Olimpia aura le pouvoir de me faire chasser de cette ville. »

Elle se mit bientôt en marche pour sortir, malgré les efforts de Camille, qui cherchait encore à la retenir. « Laissez-moi, prince, ajouta-t-elle, laissez-moi faire une tentative à laquelle vous avez peut-être raison de ne pas vouloir vous associer, mais que rien à présent ne m’empêchera de poursuivre. Restez ici, et demain, quoi qu’il arrive, vous aurez de mes nouvelles. »

La princesse sortit, et trouva dans ses antichambres ceux de ses gentilshommes et de ses domestiques qui devaient l’accompagner. Les trois lieues qui séparent Frascati de Rome furent bientôt parcourues par les quatre chevaux blancs, attelés à une voiture légère qu’entouraient une quinzaine de cavaliers, et la princesse fit son entrée à Rome en plein jour, dans une voiture de gala, escortée par son monde, et après avoir eu soin de faire relever tous les rideaux des portières, afin d’être reconnue et de pouvoir rendre plus ostensiblement les politesses qui lui seraient adressées. Le piqueur était prévenu sur les rues qu’il devait suivre, en sorte que l’équipage parcourut les quartiers les plus fréquentés de la ville.

De toutes les séductions qui peuvent être employées avec succès auprès du peuple de Rome, les spectacles bien visibles et très-éclatants sont les plus sûrs. Les quatre chevaux blancs richement harnachés, les officiers et les domestiques splendidement vêtus, une voiture élégante, et enfin la jeune princesse dans tout l’éclat de sa beauté et de sa magnificence, produisirent un effet magique sur le peuple, dont une partie se mit à suivre le cortège en criant : « Vive la princesse de Rossano ! enfin elle nous est rendue ! Vive, vive la princesse de Rossano ! »

Le bruit de son arrivée se répandit bientôt de tous côtés, et chacun se dirigea vers la rue du Cours, où l’on avait eu soin de prévenir de son passage. C’était précisément l’heure à laquelle toutes les personnes de distinction avaient l’habitude d’y faire leur promenade en carrosse. Deux files de voitures roulaient en sens contraire lorsqu’une troupe d’enfants et de faquins, débouchant tout à coup dans cette rue, un peu avant la place Colonne, annonça l’arrivée de la belle voyageuse, en criant : « Vive la princesse de Rossano ! La voilà ! la voilà ! Vive la princesse de Rossano ! »

La foule des piétons était devenue si grande, et elle était tellement engagée entre les chevaux et les voitures, que l’équipage et l’escadron de la princesse furent obligés de prendre le pas sur le milieu de la chaussée. C’est alors que la joie et l’enthousiasme furent portés à leur comble. La noblesse, le haut clergé, les hommes et les dames les plus considérables de Rome, ainsi que les ambassadeurs des cours étrangères, voyant rentrer ainsi avec tant d’éclat la jeune princesse, ne doutèrent pas un seul instant que le pape n’eût enfin mis un terme à son exil. Aussi rien, depuis ce moment, ne put-il contenir la vive satisfaction que l’on éprouva à revoir une personne qui était si généralement aimée. À mesure qu’elle avançait, la foule allait toujours croissant, à tel point même que les deux files de carrosses ayant été forcées de s’arrêter, les personnes qui étaient en voiture se levèrent ou se mirent aux portières en agitant leurs mouchoirs, firent retentir l’air de vivat ! tandis que la princesse de Rossano, envoyant des saluts de remercîment et d’amitié à droite et à gauche, agitait elle-même une écharpe, et donnait à son entrée dans Rome toute l’apparence d’un triomphe.

Elle remonta ainsi la rue du Cours jusqu’au palais de Venise. Là de nouveaux flots de curieux, amoncelés pour la voir, donnèrent des témoignages de leur enthousiasme avec d’autant plus de vivacité que leur impatience avait été plus longtemps contenue. Sur ce point se trouvait en particulier une immense quantité de gens du peuple, dont les acclamations bruyantes étaient mêlées de vivat pour la princesse, et de reproches énergiques destinés à la belle-sœur du pape. La plupart d’entre eux, après avoir salué de leurs louanges madame de Rossano, criaient avec fureur : « À bas dona Olimpia, qui nous fait mourir de faim ! à bas l’infâme ! à mort la louve ! »

Rien de ce qui composait cette joie sauvage n’échappa à l’attention de la princesse, qui, fatiguée cependant d’une scène si bruyante et si longue, ordonna à son cocher de partir au galop. Les valets à cheval précédant la voiture se firent jours à grands coups de fouet à travers une nuée de polissons et de faquins, et bientôt toute la cavalcade, s’élançant dans les rues adjacentes, ne tarda pas d’arriver au palais Farnèse, où la princesse était attendue.

Pour une jeune femme enceinte de huit mois c’était une journée laborieuse que celle que venait de passer Cornélia ; toutefois elle voulut la terminer eu achevant le coup de tête qui lui avait déjà si bien réussi. Elle écrivit d’abord une lettre à dom Pamphile, pour lui donner des nouvelles de sa santé et le mettre au courant de tout ce qui s’était passé à Rome, en lui signifiant qu’elle ne prétendait plus sortir de cette ville, et qu’il était indispensable qu’il y vînt lui-même s’il avait quelque désir de la voir.

Après avoir donné cette missive à un courrier qui partit aussitôt pour Frascati, elle fit appeler l’un de ses gentilshommes, qu’elle chargea d’aller chez le pape d’abord, puis chez dona Olimpia, pour les assurer de ses respects et les prévenir de son arrivée.

Innocent et sa belle-sœur en étaient déjà instruits. Ils n’ignoraient même plus aucun détail de l’ovation qu’avait reçue la princesse dans la rue du Cours. Mais à peine cet événement était-il parvenu jusqu’aux oreilles du pape, qu’il avait fait appeler Pancirole, avec lequel il était encore en conférence à ce sujet, lorsque le gentilhomme de la princesse vint s’acquitter de sa commission. Dans le premier moment, le pontife entra dans une violente colère ; il voulait donner l’ordre de faire chasser sa nièce de Rome à l’instant ; mais le prudent trésorier l’engagea à prendre conseil de la nuit, en lui faisant observer que cet acte violent, exercé sur une femme jeune, belle, enceinte, pourrait déterminer un soulèvement dans la ville, et que d’ailleurs la princesse était sans doute poussée à cette témérité par le duc de Parme, qui prendrait parti dans une injure faite à sa parente. Ces raisons et d’autres encore qui rendaient toujours le pontife indulgent pour la princesse de Rossano, quand il était fatigué de l’ascendant de dona Olimpia, le calmèrent. Il donna congé à Pancirole, en lui recommandant de revenir parler de cette affaire le lendemain, et finit par dire : « Vous verrez que cette petite étourdie nous donnera de l’embarras ! »

Pour dona Olimpia, elle avait été avertie par ses espions de ce qui avait eu lieu dans Rome, avant même que la princesse arrivât jusqu’au palais de Venise. Prise tout à coup d’une douleur violente d’estomac et d’une fièvre, elle profita de cet accident pour faire fermer son palais et ne recevoir personne ; car elle connaissait la princesse de Rossano, et voulut s’épargner la mortification de recevoir son injurieuse politesse. Pendant toute la nuit elle roula dans son esprit des projets de violences ; et quand par moment un sommeil pénible faisait tomber ses paupières, elle voyait la princesse de Rossano au milieu de la rue du Cours, recevant les hommages des Romains, et elle se réveillait en bondissant de fureur sur son lit.

CHAPITRE IV.

Le gouvernement temporel du saint-siége n’étant qu’une manifestation de l’ordre établi par l’Église, la fixité en est sans doute l’essence et en fait la force ; mais elle produit aussi son imperfection. L’immobilité du principe immatériel se trouve trop souvent compromise par les changements et les révolutions qui gouvernent les choses du monde, pour que les améliorations pratiques, toujours inévitables, se combinent facilement avec un ordre immuable. Aussi la cour de Rome n’a-t-elle jamais accueilli les nouveautés qu’avec la plus grande circonspection.

Cette prudence traditionnelle, à laquelle le christianisme doit en partie ses dix-huit cent quarante ans d’existence, a cependant été mise assez souvent en défaut par la mauvaise application qu’on en a faite ; et il s’est présenté tels grands événements dont les pontifes, malgré toute leur prévoyance, n’ont pas mieux calculé les tristes résultats que les princes temporels ; ce qui a jeté les uns et les autres dans les mêmes difficultés, dans les mêmes malheurs.

À la fin du quinzième siècle, lorsque la découverte du nouveau monde fournit au saint-siége l’occasion de partager, en vertu du pouvoir apostolique, les diverses parties du continent américain entre les princes qui régnaient sur le nôtre, personne, même à Rome ! ne prévit la grande révolution que devait produire bientôt l’introduction subite d’une masse énorme d’or en Europe.

Les deux états qui profitèrent aussitôt, et le plus abondamment, des divers avantages que l’on peut se procurer avec cette matière précieuse, furent l’Espagne qui la recueillit, et le saint-siége, à qui l’Espagne la prodigua. Par ce secours artificiel, la puissance spirituelle de Rome et la force matérielle des souverains de la péninsule ibérique acquirent une activité et un développement momentané auxquels les autres états de l’Europe, moins riches d’or, furent souvent obligés de céder. À la cour de Rome, ainsi qu’à celle de Madrid, on ne tarda pas à se persuader qu’avec de l’or on obtient tous les genres de succès, on fait face à tous les besoins ; et tandis que l’Angleterre, la Hollande et les Pays-Bas s’efforçaient déjà de mettre à profit le chemin des deux Indes pour fonder leurs richesses sur le travail et le commerce ; dans le même moment que la France faisait des efforts d’intelligence et de courage pour perfectionner sa civilisation et se rendre redoutable par ses armes ; en Espagne et dans les états romains, au contraire, le préjugé de l’omnipotence de l’or commençait à rendre la noblesse inactive, les peuples paresseux, et fit négliger bientôt la profession des armes, ainsi que l’agriculture et l’industrie.

Chez les deux peuples cette insouciance générale ne tarda pas à produire deux classes inégales en nombre comme en puissance : une plèbe immense, misérable, orgueilleuse et toujours disposée à la révolte, au milieu de laquelle se trouva une poignée de gens raffinés, accoutumés au luxe, corrompus et avides de pouvoir, pour tirer des trésors de populations inhabiles à en produire.

Tels étaient les éléments disparates dont se composaient en particulier les états romains sous les pontificats d’Urbain VIII et d’Innocent X, lorsque, succédant aux avides Barberins, dona Olimpia, plus avide qu’eux encore, réduisait l’art de régner à celui d’amasser sans cesse et sans fin des richesses. L’or en ce temps était le pouvoir réduit à l’état de matière disponible sous toutes les formes comme à tous les instants, et tous les genres d’ambition se résolvaient en avarice.

Car ce serait une erreur de croire qu’Olimpia ait été avare dans le sens que l’on attache ordinairement à ce mot. Elle vivait avec grandeur, quoique avec économie ; le luxe de son palais, celui de ses fêtes, était proportionné au rang où le sort l’avait élevé. D’ailleurs elle se montrait simple dans ses goûts, modeste dans ses vêtements, et sa table était ordinairement frugale. Dans ses tentatives en faveur de son fils et de son neveu, il n’y eut rien d’étroit ni de mesquin ; et ce fut moins tel ou tel de ses parents qu’elle prétendait élever et enrichir en ces occasions, que d’agrandir avant tout sa famille, de lui donner du lustre et de fonder une grande et puissante maison. Tout ce qui formait obstacle à cette idée dominante était un supplice pour dona Olimpia.

Aussi durant la nuit qui suivit l’entrée de la princesse de Rossano à Rome, vit-elle sa jeune et belle rivale toujours présente comme un spectre devant ses yeux. Elle quittait son lit, s’y rejetait, interrogeait l’horloge, attendant le jour avec une impatience qui approchait de la douleur. À peine eut-il paru, qu’elle se fit habiller par ses femmes, et retint près d’elle Flaminia. « Ah ! lui disait-elle, sa sainteté a contracté des habitudes qui dérobent bien du temps aux affaires !... Urbain ! son prédécesseur, n’en agissait pas ainsi !... Debout de grand matin, tout était expédié de bonne heure. — Je ferai observer à votre excellence, dit timidement Flaminia, que notre saint-père rachète son repos du matin par des veilles bien longues. — Et c’est le tort qu’il a... ses indispositions fréquentes sont causées par ce régime si peu convenable à son âge. — Grand Dieu ! sa santé serait-elle moins bonne en ce moment, madame ? » Flaminia fit cette question d’une voix douce et pénétrante, et les traits de son visage exprimèrent quelque chose de si tendre et de si résigné à la fois, que dona Olimpia ne put s’empêcher de porter attentivement son regard sur elle : « N’ayez point d’inquiétude, Flaminia, lui dit-elle.... le pape est bien... il est très-bien. » Le front habituellement pâle de Flaminia se colora tant soit peu, et elle laissa apparaître un sourire angélique, dont la sérénité fit faire mille réflexions étranges à Olimpia. Le calme apparent qui s’était rétabli dans les traits de la belle-sœur d’Innocent enhardit Flaminia à hasarder une demande. « Madame, lui dit-elle, il y a bien longtemps que sa sainteté n’est venue dans ce palais ; seriez-vous assez bonne pour m’accorder la permission de profiter de la première occasion où le saint-père se montrera publiquement, pour que j’aille recevoir... sa bénédiction ? »

Par une de ces bizarreries inexplicables du cœur humain, Flaminia était la seule des personnes attachées à dona Olimpia pour qui cette femme se sentît des entrailles. Elle la brusquait, l’humiliait même très-souvent, tout en conservant pour elle un attachement involontaire que la camériste partageait également.

En achevant sa question, Flaminia avait mis un genou en terre, et joignait les mains pour implorer et obtenir plus sûrement une réponse favorable. « Relevez-vous, relevez-vous, ma chère, dit dona Olimpia, non sans émotion ; nous aviserons à faire ce que vous désirez. » Puis, comme si cette petite faiblesse momentanée eût donné plus d’activité au sentiment qui la dominait, dona Olimpia regarda l’horloge avec précipitation, et ne voulut plus retarder l’instant de son départ pour le Vatican. Il était dix heures.

Mais, si pénétrante ordinairement dans ses calculs, elle s’était trompée cette fois ; car Pancirole était arrivé dès six heures du matin chez le pape, avec lequel il s’était entretenu de ce qu’il convenait de faire à l’occasion de la rentrée séditieuse de la princesse de Rossano. Le vieux trésorier voulait bien que le pontife fît sentir avec mesure sa sévérité, mais au fond il penchait pour l’indulgence, en faisant valoir en faveur de la princesse la frivolité de son sexe, son rang, son alliance avec le duc de Parme, qui n’attendait qu’un prétexte pour armer contre le saint-siége, et enfin les égards que commande une jeune femme sur le point d’accoucher, et qui allait peut-être lui donner un neveu. Le pape, courant au-devant des raisons que lui fournissait son premier ministre, n’eut point de peine à s’y rendre, et deux heures d’entretien s’étaient à peine écoulées qu’ils étaient tombés d’accord de leurs faits.

Ils agitaient même la question de l’opportunité du rappel prochain de dom Camille, lorsque le retentissement de la voix d’une vieille femme se fit entendre dans la pièce voisine.

« J’entrerai, vous dis-je, j’entrerai. Le saint-père m’a dit qu’il recevrait toujours sa sœur, ainsi j’entrerai, criait une voix aigre qui dominait toutes les autres.

— Ah ! c’est ma vieille sœur, s’écria le pape ; quelle idée lui prend-il de venir aujourd’hui ? Voyez, Pancirole, s’il n’y aurait pas moyen de nous en débarrasser. »

Pancirole se disposa à passer dans l’antichambre pour arrêter la vieille religieuse dans son flux de paroles et la prévenir que le pape était trop occupé pour la recevoir en ce moment. Mais à peine le trésorier, faible, goutteux et mal affermi sur ses jambes, avait-il entr’ouvert la porte, que sœur Agathe s’étant avancée sur le battant, repoussa Pancirole et entra, en s’appuyant sur sa canne, jusque dans la chambre de sa sainteté. Maîtresse de la place, la vieille ne tarda pas à reprendre le maintien d’une humble religieuse en présence du souverain pontife, à qui elle fit les trois génuflexions d’usage et demanda sa bénédiction.

Le pape aimait beaucoup sa sœur Agathe ; elle était son aînée, se portait bien, avait de la gaieté dans l’esprit, et à cela près qu’elle était un peu bavarde et demandeuse comme toutes les femmes qui ont passé leur vie dans les couvents, il prenait plaisir parfois à la faire venir près de lui, et à l’entretenir de petits cadeaux pour elle et ses compagnes. Cependant, malgré son âge et sa loquacité, cette femme avait su profiter plus d’une fois de sa parenté avec le pape pour en obtenir des grâces dont les ecclésiastiques attachés à son couvent avaient su profiter. Dona Olimpia, qui avait l’œil et la main sur ce genre d’affaires, ne voyait pas volontiers sœur Agathe se présenter au palais, et pour prévenir la fréquence et l’indiscrétion de ses demandes, elle avait donné ordre à tous les serviteurs du pape, dont le plus grand nombre lui était dévoué, d’éconduire la vieille religieuse le plus souvent qu’ils le pourraient.

Mais cette fois, sœur Agathe avait crié tant et si haut, en menaçant de se plaindre au saint-père ; elle avait répété tant de fois que le sujet pour lequel elle voulait l’entretenir intéressait Dieu et l’Église, qu’autant pour cette raison que par suite de son opiniâtreté, on n’avait pu l’empêcher de pénétrer jusqu’à la chambre du pape.

Sitôt qu’elle eut terminé ses pieuses civilités auprès d’Innocent : « Mon frère, dit-elle en le regardant avec fermeté et s’appuyant sur sa canne, qu’elle faisait résonner de temps en temps contre le plancher, je ne suis pas contente de vous, et je viens me plaindre. —Qu’ai—je pu faire, chère sœur, qui vous déplaise ? — Vous oubliez vos proches parents, vous leur faites tort. — Mais en quoi ? — Vous faites pleuvoir toutes les grâces sur une seule personne, mon frère, et vous oubliez, vous rejetez même loin de vous ceux qui vous touchent de plus près. C’est bien mal assurément. » Le pape se préparait à faire une nouvelle objection à sa sœur ; mais celle-ci l’interrompant : « Oui ! c’était une chose qui me revenait de droit, et vous l’avez donnée à une autre ! — Mais quelle chose, chère sœur ? — Une femme qui regorge de biens, qui est à même de se procurer tout ce qu’elle souhaite, qui pourrait acheter le monde entier ! Eh bien ! c’est à celle-là que vous donnez ! Et la servante de Dieu, une pauvre vieille religieuse, votre véritable sœur en Dieu et sur la terre, vous lui ôtez ce qui lui revient ! — Mais, bonne sœur Agathe, pensez donc... — Encore, continua la vieille, si cette femme avait fait don de ce trésor à quelqu’un de ses enfants, notre famille en aurait profité. Mais point du tout ; elle en dispose pour faire la gloire et l’ornement de la maison du marquis André Maldachini ; c’est à son frère qu’elle donne ce que vous lui avez donné ; c’est à Viterbe qu’elle envoie ce qui n’aurait jamais dû sortir de Rome ni de l’église de Sainte-Agnèse. Ah ! mon frère ! mon frère ! c’est une action abominable de la part de cette femme... et c’est une chose répréhensible que vous lui permettiez de prendre tout !... »

La bonne vieille continua encore assez longtemps sur ce ton, en présence du pape et de Pancirole, qui, faits aux sorties violentes de la religieuse, attendirent silencieusement que sa colère s’épuisât avec ses forces. Un accès de toux produisit ce résultat, ou au moins la força de s’asseoir et de se taire pendant quelques minutes.

Mais pour comprendre le sujet de la requête et de la fureur de sœur Agathe, il faut que l’on sache que sur la place Navone, près du palais Pamphile, est l’église de Sainte-Agnèse, de fondation fort ancienne, mais que le pape Innocent X a fait reconstruire sur un nouveau plan. Dans l’ancien édifice se trouvaient les restes de la bienheureuse sainte Françoise de Rome, morte depuis deux siècles, et lorsque l’on fouilla pour élever les constructions nouvelles, on exhuma le corps de la sainte, dont le pape fit extraire une portion, l’épaule, afin de la conserver comme relique. L’exhumation s’était faite en grande pompe le 9 mars, jour de la fête de la bienheureuse, et à la suite de cette cérémonie le sénat de Rome avait donné dans le Capitole un splendide banquet à dona Olimpia Maldachini, auquel furent invitées la sœur Agathe, les filles de dona Olimpia, et toutes les dames de distinction de la parenté et de la connaissance du pape, à qui les consuls, les sénateurs et les grands de Rome s’empressèrent de faire les honneurs.

Le résultat total de cet événement avait été de faire naître dans l’esprit de sœur Agathe et de dona Olimpia une envie démesurée de posséder l’épaule de la sainte ; l’une pour en faire la propriété et la richesse de son couvent ; l’autre, dona Olimpia, dans le dessein d’en doter l’église de Saint-Martin, petite principauté près de Viterbe, possédée par son frère, dont l’âge avancé lui donnait l’espérance de devenir bientôt héritière.

La religieuse avait bien en effet la priorité pour la demande de la relique ; mais, de son côté, la belle-sœur du pontife, presque aussi prompte à présenter sa requête, n’avait pas manqué de profiter de la prédilection que lui portait le pape pour surprendre une faveur qui se confondait au milieu de tant d’autres bien plus importantes. Dona Olimpia, une fois possesseur de l’épaule, s’était empressée de la faire tenir au marquis André Maldachini, son frère, pour qu’il la plaçât dans l’église de Saint-Martin.

Il n’était pas rare alors, puisque cela se voit encore aujourd’hui, que la célébrité et le profit qu’espéraient tirer les fabriques et les couvents de la possession de reliques saintes, ne fissent naître des haines profondes entre ceux qui se disputaient ces trésors ; et dans l’occasion présente, dona Olimpia avait excité au dernier point la jalousie de sœur Agathe, dont l’amour-propre s’était trouvé fort désagréablement froissé lorsque son couvent se vit forcé de renoncer à une faveur sur laquelle on comptait d’autant plus, que la vieille religieuse s’était laissée aller plus d’une fois à donner à entendre que sa parenté avec le pape la lui ferait certainement obtenir.

Telle était la cause principale de l’animosité de sœur Agathe contre dona Olimpia, disposition envenimée encore par la prolongation de l’exil de dom Camille et l’élévation au cardinalat du petit Maldachini, lorsque le coup de tête de la princesse de Rossano ranima tout à coup dans le cœur de la vieille religieuse l’idée de se plaindre et l’espoir de se venger. C’était donc avec cette double intention qu’elle avait forcé la porte du pape et débité sa harangue. Mais elle ne s’en tint pas là, et dès qu’elle eut repris son souffle, usant amplement du privilège que lui donnait son grand âge, elle se mit à faire au pape une mercuriale des mieux conditionnées sur les faiblesses qu’il avait pour dona Olimpia. Avec tout l’emportement de la passion, auquel il faut joindre par la pensée la liberté énergique que la langue italienne donne à ceux qui la parlent, la sœur Agathe fit entendre à son frère non-seulement ce qu’elle pensait de sa position, mais tout ce qui se débitait de plus hardi dans Rome sur dona Olimpia ainsi que sur son propre compte. Encouragée par le silence du pontife, assez embarrassé de répondre, et qui craignait d’ailleurs de redoubler la loquacité de sa vieille sœur en la contredisant, la religieuse épuisa ce que les satires populaires purent lui fournir de plus mordant, et alla jusqu’à dire à son frère que sa conduite le rendait la fable de Rome, de l’Italie, de toute l’Europe même, et que sans doute le malin esprit le poussait à agir de la sorte pour favoriser les desseins des hérétiques.

Pendant cette dernière partie du discours que la vieille avait débité d’un ton animé, mais plus bas et en se rapprochant du pape, Pancirole, avec cette discrétion qui donne l’air de ne rien entendre sans laisser perdre un mot de ce qui se dit, s’était retiré à quelque distance, près d’une table sur laquelle il feuilletait des papiers. De là, tout en pestant de ce que la colère de sœur Agathe était un peu verbeuse, il n’était pas fâché, pour le pape et pour lui, de l’étrange diatribe qui venait d’être lancée contre dona Olimpia.

« Ma bonne et sainte sœur, dit Innocent en voulant couper court à cet entretien, je suis on ne peut plus reconnaissant envers vous de vos bons conseils ; nous les mettrons à profit, chère sœur... — En vérité, frère ? s’écria dona Agathe avec un transport de joie ; et quand ?

— Aussitôt que notre prudence nous fera juger l’occasion favorable. — Allez ! allez ! dit sœur Agathe en se rapprochant de l’oreille du pape et tout en brandissant sa canne, du courage ! mettez-moi cette femme-là à la porte, et tout le monde vous bénira ! »

Innocent ouvrit un meuble duquel il tira des médailles bénites dont la vue fit aussitôt passer la vieille sœur de son emportement à une joie presque enfantine. Le pontife lui en donna six, pour qu’elle les distribuât à son choix aux sœurs de son couvent, et lui en remit une plus grande en or pour elle-même. Ce petit cadeau, qu’Innocent accompagna de sa bénédiction, tira les larmes des yeux de sœur Agathe, qui, plus légère de tout ce qu’elle avait sur le cœur en entrant, rassurée par les promesses évasives qui lui avaient été faites, et fière surtout de rapporter quelques légères faveurs du saint-père à sa communauté, oublia l’épaule de sainte Françoise, ainsi que sa colère contre dona Olimpia, et s’en alla gaiement et en toute hâte pour distribuer les médailles à ses compagnes.

Comme le pape, tout le monde avait été plus matinal que d’ordinaire en ce jour, et il n’y avait pas trois minutes que sœur Agathe était sortie, lorsque l’un des serviteurs du palais lui remit un billet de la princesse de Rossano. Il était ainsi conçu : « Très-saint-père, que votre sainteté veuille bien recevoir les humbles respects et les excuses de sa servante et sa nièce, qui est arrivée hier soir à Rome sans avoir eu le temps de lui en donner avis ni de lui en demander permission. À la veille de donner un fils à dom Pamphile, car j’espère bien que Dieu me fera la grâce qu’il en soit ainsi, j’ai voulu me rapprocher de tous ceux dont la protection et les soins me deviendront indispensables d’ici à peu de jours. J’ose donc compter en cette occasion sur la bonté inaltérable de sa sainteté, et en particulier sur celle qu’elle a constamment daigné montrer à son humble servante et nièce,

La princesse de Rossano. »

Dans un post-scriptum jeté comme par hasard à la suite du billet, la jeune et belle épouse de Camille disait à son oncle : « Il faut bien que la double fatigue du voyage et de mon état me retienne au lit ; car j’aurais tout bravé, même votre colère, pour aller me jeter à vos pieds et recevoir votre bénédiction. »

La lettre était écrite avec soin, le papier exhalait un parfum délicieux, ce qui, joint au gracieux post-scriptum de la missive, gagna le cœur du saint-père. Il ne put s’empêcher de la faire lire à Pancirole, en lui répétant pendant la lecture : « Cette petite impertinente ! elle a du cœur ; je ne sais vraiment ce que nous pourrons en faire ici. »

Comme Pancirole tenait encore la lettre, le pape la lui arracha précipitamment des mains, au bruit bien connu de lui, que fit dona Olimpia en entrant dans l’antichambre. Malgré toute la vivacité qu’il put mettre à dérober le papier aux regards de sa belle-sœur qui entrait, le mouvement qu’il fit pour le cacher ne fut pas assez prompt pour que dona Olimpia ne s’aperçût pas que sa présence était inopportune, et que l’on cherchait à lui dissimuler quelque chose. Mais sans attacher d’importance à cette précaution, dont elle ne fut pas dupe, elle aborda sans hésiter la question qu’elle était si impatiente de traiter. Voilant donc l’émotion qu’elle éprouvait sous une certaine gravité de paroles, comme s’il ne se fût agi que d’une question d’état : « Eh bien ! saint-père, dit-elle, vous pouvez juger maintenant si les précautions dont je vous ai si souvent dit qu’il serait bon d’user envers la princesse de Rossano étaient inutiles à prendre ! On vous désobéit, on vous nargue, on vous insulte jusque dans Rome !...» Le pape fronça les sourcils, et le tremblement s’empara de ses deux mains.

« Je ne sais, continua dona Olimpia, qui contre son ordinaire ne tint pas compte de cet accident, ce qu’en pense son éminence (et elle regarda Pancirole) ; mais je serais bien surprise si déjà des mesures sévères n’étaient pas prises pour réprimer, pour punir un excès d’insolence commis avec tant de scandale envers le souverain pontife, dans la capitale des états romains.

— Soyez certaine, excellence, répondit Pancirole avec sa voix cassée, mais du ton le plus calme, que sa sainteté a déjà pourvu à tout, et que sa personne, son nom et son gouvernement ne cesseront pas d’être respectés.

— Et quels moyens comptez-vous employer pour garantir cette promesse ? » À cette question, le trésorier, croyant ne pas devoir répondre, garda le silence, espérant que le pape prendrait la parole ; mais le pontife irrité demeura muet. « Les circonstances sont de nature à ne causer ni incertitude ni embarras sur la conduite que l’on doit suivre, dit dona Olimpia d’un ton tranchant et impérieux : il faut que cette femme sorte de Rome, et avant la nuit ! » Le pape se leva de dessus son siége, et se tournant vers Pancirole : « Vous veillerez, lui dit-il, à ce qu’aucun ordre de cette espèce, si par hasard il était donné, ne reçoive son exécution, et je vous charge personnellement de faire respecter ma volonté. » Après ces mots, Innocent se rassit et appuya sa tête sur l’une de ses mains, comme un homme profondément affecté.

Peu faite à une opposition aussi ferme, dona Olimpia resta pendant quelques secondes interdite, s’efforçant de lire alternativement sur la figure du souverain et sur celle de son ministre quel était celui des deux dont elle sonderait plus facilement la pensée, dont elle vaincrait plus aisément les résolutions. Mais s’étant convaincue, par plusieurs tentatives muettes, que le pape avait l’intention de se retrancher dans un silence absolu, elle reporta ses efforts du côté de Pancirole.

« Enfin ! dit Olimpia en s’adressent à celui-ci, et après avoir fait un effort sur elle-même pour calmer sa colère et dissimuler l’altération de sa voix, que comptez-vous faire ? — Madame, répondit le ministre, les volontés comme les ordres que sa sainteté m’a transmis n’ont rien d’absolu ; ils sont susceptibles d’être modifiés selon ce qui arrivera… — Mais contre ce qui est arrivé, que va-t-on faire ? — Témoigner quelque mécontentement, et laisser passer un événement qui ne peut avoir aucune conséquence sérieuse, à moins que par une rigueur hors de saison on n’en provoque dont on aurait peut-être à se repentir.

— Ainsi, une désobéissance ouverte, une rébellion séditieuse, une révolte contre l’autorité du saint-père enfin, va être consacrée par votre inconcevable indulgence ! Étrange manière de gouverner, Pancirole ! c’est une faiblesse qui approche de la lâcheté ! »

Le pape fit un léger mouvement sur son siége, mais sans proférer un mot, et le trésorier prit la parole : « Ne confondons pas, madame, surtout dans des affaires de la nature de celle qui nous occupe, la bonté avec la faiblesse, une sage fermeté avec une rigueur qui entraîne toujours plus loin qu’on ne voudrait aller. Si le prince dom Camille, votre fils, excellence, eût amené sa femme ici, ou l’eût même accompagnée, peut-être, quoiqu’il en eût beaucoup coûté à sa sainteté et sans doute à vous-même, eût-il été indispensable de considérer ce retour comme une révolte et de la punir en conséquence. Mais, grâce au ciel, et heureusement pour votre famille, il n’en est pas ainsi. La princesse est arrivée seule ; elle est jeune et belle, excellence... — Serait-ce pour vous une excuse suffisante ? interrompit dona Olimpia d’une voix sensiblement altérée... — C’est à tort, sans doute, qu’elle se fie sur de tels avantages, continua Pancirole sans s’émouvoir ; mais si cette excuse n’est pas, comme vous l’observez très-judicieusement, complètement valable, nous avons la ressource, puisque la princesse de Rossano entre dans le neuvième mois de sa grossesse, de considérer son arrivée à Rome comme une de ces fantaisies si communes aux personnes qui sont dans cet état ; et telle est, en effet, l’intention de sa sainteté. »

Lorsque Pancirole eut achevé de parler, dona Olimpia reporta ses yeux sur le pape, qui, prévenant ce regard interrogateur, s’empressa de dire avec calme, mais d’un ton très-décisif : « Oui, madame. — J’ajouterai, reprit Pancirole, qui se sentit soutenu par l’assentiment du pontife, que sa sainteté est engagée à suivre cette marche par des raisons que votre excellence n’ignore pas, et qu’il serait imprudent de perdre de vue. Le duc de Parme, votre excellence m’en a parlé vingt fois, loin d’avoir oublié les pertes que lui fit éprouver l’armée papale pendant le règne d’Urbain de sainte mémoire, en a conservé au contraire un ressentiment très-vif, et ne cherche même qu’un prétexte pour se venger. Vous êtes trop prudente, madame, vous avez une connaissance trop exacte des affaires, pour vouloir que l’on fournisse inconsidérément ce prétexte. Si, d’après votre avis, on considérait le voyage de la princesse de Rossano comme une démonstration sérieuse de désobéissance, et que l’on renouvelât envers elle le bannissement qu’elle subit depuis son mariage avec le prince votre fils, bientôt tout l’ordre établi, et que l’on ne maintient qu’avec assez de peine, serait troublé à l’instant ; car le duc de Parme, qui se croirait autorisé à venger l’injure faite à sa parente, armerait contre le saint-siége. Or, excellence, les grains sont déjà bien rares dans les états romains, et le peuple, chargé de gabelles, est mal disposé. Si à ces embarras on se décidait d’ajouter encore ceux que donne la guerre, ce serait, je le suppose, que votre sagesse aurait considéré que les avantages qui en résulteront seront réellement beaucoup plus grands que les inconvénients qu’il est si naturel d’en attendre. »

Le sang-froid et la bonhomie légèrement ironique avec lesquels Pancirole venait de s’exprimer apaisèrent momentanément les esprits de dona Olimpia, et rétablirent le pape dans une situation plus calme. Le vieux secrétaire d’état, dont la probité et les talents avaient été mis à l’épreuve sous deux pontificats, possédait encore l’avantage d’avoir fortifié graduellement son expérience, en sortant des rangs du peuple pour arriver aux plus hautes dignités. Avec une âme honnête, mais incapable de s’élever jusqu’à la vertu, cet homme avait su se maintenir probe dans un monde dont la corruption générale ôtait tout espoir de la détruire. Il fallait vivre avec elle, et les forces du cardinal ministre avaient suffi tout juste à le préserver de la contagion. Lorsqu’il s’agissait d’affaires, son jugement était toujours ferme ; mais il devenait extrêmement circonspect quand il se trouvait engagé dans des discussions telles que celle à laquelle il venait de prendre part. Attentif par-dessus tout à ménager ou à mettre en opposition les personnes propres à le maintenir au poste éminent où son mérite l’avait fait parvenir, il se bornait à exposer très-clairement les affaires qui lui étaient soumises, sans se rendre responsable de l’issue que l’on prétendait leur faire prendre. Naturellement modeste, il se faisait un mérite particulier de cette vertu, qu’il poussait jusqu’à la singularité ; car le justaucorps qui figure dans ses armes y a été placé, dit-on, par son ordre, en mémoire de son père, qui avait acquis ses richesses en exerçant la profession de tailleur.

Pancirole avait donc sur le pape et Olimpia une autorité d’autant plus puissante qu’elle était dépourvue de tout prestige extérieur ; car le ministre était chétif et mal portant, sa voix était nasillarde, et quoique sa tête chauve et son regard profond indiquassent une vie d’étude et une intelligence peu commune, Pancirole était toujours obligé de convaincre, car il ne persuadait pas naturellement, et toute son ambition tendait à se rendre indispensable.

Après avoir exposé clairement et sincèrement son avis sur la question en litige, et lorsqu’il crut s’apercevoir qu’il avait fait tout ce qui lui était possible pour remettre les deux parties en position de parler raisonnablement sur le tour le plus propre à donner à l’échauffourée de la princesse de Rossano, Pancirole prit congé du pape et de dona Olimpia pour aller assister à une congrégation qui se tenait dans une autre partie du Vatican.

« Frère ! dit aussitôt avec vivacité Olimpia, lorsque le cardinal fut sorti, Pancirole n’envisage la question que d’un côté. N’oubliez pas que votre autorité a été méconnue, que l’on vous a fait une insulte, que l’on vous a traité avec mépris, et qu’il n’y aura plus de témérité que l’on n’ose entreprendre contre vous si vous ne vous montrez pas sévère en cette occasion.

— Comment ! dit le pape en joignant les mains et en levant les yeux au ciel, après toutes les raisons qui viennent de vous être exposée, vous revenez encore sur ce sujet ? Vous voulez donc me faire du chagrin, dona Olimpia ? — Non, frère ; mais je prétends faire respecter votre personne et votre rang. — Mais c’est vous qui risquez de me compromettre en exagérant ainsi ce qui s’est passé. — Dites donc que vous atténuez volontairement les faits pour vous dispenser de poursuivre une personne que vous avez la faiblesse de craindre, et qui s’autorise de cette disposition pour se montrer mille fois plus impertinente que jamais. — Conservez plus de mesure envers... — La princesse de Rossano ? Ah ! frère, détrompez-vous si vous croyez que je sois disposée à me laisser traiter par elle comme il paraît qu’il vous convient qu’elle vous traite. Je n’aurais jamais parlé de moi tant qu’il s’est agi de vous ; mais du moment que vous vous arrangez des outrages que vous fait cette jeune écervelée, alors je parle pour mon compte, et je vous déclare que je ne veux pas vivre dans la même ville qu’elle. — Que voulez-vous que j’y fasse, madame ? — Il me semble que rien n’est plus simple ; ordonnez-lui de sortir de Rome. — Ainsi, pour une bagatelle, pour un enfantillage de votre belle-fille, de la femme de mon neveu, vous êtes disposée à me rendre injuste envers elle, à me faire courir les chances d’une guerre dangereuse ? — Un souverain qui s’est laissé manquer une fois ne tarde pas à être insulté de nouveau, mon frère, et vous reconnaîtrez la vérité de cette maxime si vous ne chassez pas la petite princesse de Rome ; c’est une impertinente ! — Tout au plus une étourdie. — C’est une impertinente audacieuse, vous dis-je, et qui connaît très-bien la portée de ce qu’elle a essayé hier. — Allons, sœur, vous faites des monstres des choses les plus simples. — Et vous, frère, vous vous efforcez vainement de présenter comme innocent un acte très-coupable. — Si elle n’était pas votre belle-fille, on croirait vraiment que vous lui portez envie, dit le pape en souriant. — Mais si ce n’était votre âge, Pamphile, reprit dona Olimpia avec aigreur, on ne saurait comment expliquer la partialité que vous montrez pour elle. — Eh quoi ! les clameurs de Pasquin arriveront-elles jusqu’au Vatican ? — L’engouement populaire pour la princesse de Rossano y a bien pénétré ! — J’ai l’espérance que l’on respectera au moins le chef de l’Église. — Mon intention n’a pas été de l’offenser, mais peut-être ai-je droit d’attendre de lui qu’il n’humilie pas sa belle-sœur. — Vous humilier ! s’écria le pape avec émotion, Olimpia ! pourrais-je avoir une pareille pensée, et la chose est-elle possible ? Venez près de moi, ajouta-t-il en laissant voir combien il regrettait de s’être exprimé si durement, et dites—moi sincèrement tout ce que vous pensez. — Ah ! mon frère, vous ignorez donc ce qui s’est passé dans Rome hier soir ? On ne vous a donc pas dit que cette petite audacieuse a traversé la ville en équipage de gala, précédée et suivie de gens qui prodiguaient l’or, et excitaient la populace en sa faveur ; que par ses intrigues ourdies depuis longtemps, elle s’était assurée les applaudissements des personnes de la cour, des dames de qualité, et même des ambassadeurs étrangers ; que non contente de ce triomphe artificiel, elle a fait proférer par les mêmes moyens des injures contre vous... contre moi, contre tous ceux qui vous sont sincèrement attachés ! Ah ! saint-père, vous ne souffrirez pas de telles indignités ! —Olimpia, Olimpia, calmez-vous. — Une femme, ne vous y trompez pas, qui sous le masque de l’étourderie cache une âme audacieuse et entreprenante ; qui se sert du calme apparent de son front et des agréments de sa figure pour être séditieuse avec impunité ; qui feint de vous aimer pour obtenir de vous ce qu’elle désire ; qui s’essaye peu à peu à secouer le joug de l’obéissance en se préparant ainsi à s’emparer du pouvoir... — Chère sœur ! vous exagérez... — Non, je n’exagère rien, Pamphile ; on vous a dit ce qui s’est passé dans les rues, mais vous ignorez, je le vois, ce qui s’est fait au palais Farnèse. Que les personnes de sa famille aient été l’y voir, je le conçois, et je veux bien qu’on les excuse. Mais que tout ce que Rome renferme de plus illustre en princes ecclésiastiques et laïques, en ambassadeurs et en personnes de qualité, se soient empressés d’aller lui rendre visite, et qu’elle ait reçu effrontément leurs hommages comme si vous lui aviez pardonné, c’est ce que je ne puis passer à cette femme ! — Pourquoi votre colère tombe-t-elle sur elle en cette occasion ? — Parce que c’est elle qui a mis tout le monde dans l’erreur, en faisant croire par son entrée scandaleusement solennelle, qu’elle y revenait par votre ordre. Voilà ce qui fait son crime..... Oui, son crime, ajouta Olimpia, qui, surprenant un sourire sur les lèvres du pape, sentit croître sa colère ; car vous vous abusez aussi complètement sur les intentions de la coupable que sur le caractère de ses fautes. Toute la noblesse espagnole et française, les cardinaux d’Est, Sforza ; Spada, votre grand pénitencier ; Cecchini le dataire, Palotta le mauvais plaisant ; Capponi, qui s’avise de cesser d’être prudent ; Lanti, que vous avez comblé de faveurs ; tous, et tant d’autres que je ne saurais nommer, se sont empressés de courir au palais Farnèse, pour faire la cour à la princesse. Les étrangers, on peut le croire au moins, ont été trompés par l’apparence ; mais vos sujets sont au moins coupables de désobéissance envers vous, puisqu’ils n’ont point attendu vos ordres. Il faut réprimer de tels actes, punir ceux qui y ont pris part, et surtout celle qui les a provoqués par son incroyable audace, ou votre autorité et votre honneur seront compromis ! — Plus calme que vous, madame, je serai plus équitable. Ce qu’il y a de vrai dans vos observations ne m’est point échappé ; mais je le redis encore, vous en exagérez l’importance et la gravité... — Comment ?... — Permettez, dit le pontife en engageant sa belle-sœur à se calmer ; mon intention est de donner à la princesse de Rossano un avertissement... — Un avertissement ! grand Dieu !... — De se montrer plus docile à l’avenir. — Il faut qu’elle soit punie !... chassée ! interrompit vivement dona Olimpia. — La princesse de Rossano ! la femme de mon neveu ! enceinte de huit mois ! y pensez-vous ? ma sœur..... » Ces derniers mots firent tomber dona Olimpia dans une espèce d’abattement, dont elle ne sortit que pour dire tout à coup : « Eh bien ! prenons un biais, permettons-lui de rester ici incognito, mais qu’ostensiblement elle subisse son exil. — Comment ? — Renouvelez l’ordre de son bannissement, exigez qu’elle fasse sortir de Rome sa voiture vide, mais fermée et entourée de tout le cortège de ceux qui l’accompagnaient à son entrée triomphale ; alors, les égards envers votre nièce seront observés comme vous le désirez si vivement, et votre honneur de souverain sera à couvert. — Impossible ! s’écria Innocent ; impossible ! — Eh pourquoi ? demanda dona Olimpia, dont l’agitation était portée à son comble. — D’abord, parce que c’est injuste... — Puis ?... — Imprudent... — Mais enfin ? — Parce que je ne le veux pas, madame, et brisons là. »

Poussé à bout, le pontife prononça ces derniers mots avec une fermeté qui pétrifia sa belle-sœur. Elle s’aperçut alors, mais trop tard, à quel point la colère l’avait mal conseillée : et après quelques efforts inutiles tentés pour rétablir l’entretien sur un ton plus convenable, dona Olimpia se sentit réduite successivement au silence, dont le pape lui donnait l’exemple depuis les dernières paroles décisives qu’il avait fait entendre.

Il fallut céder cette fois ; mais avec cette habileté qui s’était accrue par une longue expérience, la belle-sœur d’Innocent prit congé de lui, en lui faisant entendre qu’en définitive elle mettait toute sa confiance dans les lumières de sa sainteté. Toutefois elle partit profondément blessée d’avoir essuyé un refus, et très-inquiète des dispositions du pape à son égard. Cependant elle ne fut pas plus tôt hors de la chambre que le pape, frappant avec vivacité sur une table, s’écria, pour se soulager des ennuis de la matinée : « Que les femmes soient maudites, ainsi que ceux qui nous les envoient ! »

Il venait de se laisser aller à cet accès de mauvaise humeur lorsque Pancirole rentra, se doutant bien qu’après l’entreyien qui devait avoir eu lieu, son ministère deviendrait indispensable pour fixer les idées du pape, et lui faire prendre un parti sage et convenable sur l’affaire de la princesse de Rossano. Innocent épargna à son ministre la peine de revenir sur ce sujet, en répétant avec plus d’énergie que la première fois sa malédiction contre les femmes. « Qu’avez-vous résolu, saint-père ? dit Pancirole au pape, en lui laissant deviner sur son visage qu’il était disposé à faire tous ses efforts pour le tirer d’embarras. — Je ne veux point que l’on envoie d’ordre écrit à la princesse, Pancirole. Prenez un carrosse sans livrée, allez la voir, et dites-lui que je veux... que je désire, ce sera mieux... qu’elle quitte le palais Farnèse, où il se passe des choses que je ne dois pas apprendre avec plaisir... Engagez-la de ma part à habiter son petit palais de la rue du Cours, où elle sera mieux et plus convenablement pour faire ses couches... Quant à ceux qui s’empressent de lui faire des visites, il faut les avertir de mettre un peu plus de discrétion dans leur conduite, s’ils ne veulent pas me déplaire. Et pour apprendre à la plupart d’entre eux ce qui pourrait leur arriver s’ils ne se conformaient pas dorénavant à ma volonté, vous ferez savoir au deux cardinaux Palotta et Capponi que je leur interdis l’entrée du Vatican pendant trois mois. Les ambassadeurs étrangers comprendront ce que cela signifie. Cette mesure vous paraît-elle bonne, Pancirole ? — Très-bonne, saint-père. — Eh bien ! allez. » Le ministre se mettait déjà en marche pour exécuter les ordres qui lui avaient été donnés, lorsque le pontife le rappela d’une voix affaiblie : « Pancirole, lui dit-il, faites venir mes serviteurs pour qu’ils me mettent au lit ; je ne me sens pas bien. »

Le pape, menacé de la pierre depuis bien des années, éprouvait assez souvent, et surtout quand il avait été vivement contrarié, des indispositions de peu de durée, mais assez graves. Ces accidents, qui se renouvelaient cinq ou six fois durant l’année, mettaient ordinairement toute la ville de Rome dans l’agitation par le réveil de toutes les ambitions et de tous les intérêts qui se rattachaient à la durée du règne d’Innocent, ou aux espérances que faisait naître l’élection d’un nouveau pontife.

À peine Innocent fut-il alité, que le bruit qui s’en répandit de tous côtés ne tarda pas à venir jusqu’aux oreilles de dona Olimpia. Il serait sans doute injuste de dire que cette femme n’éprouvait pas pour son beau-frère un attachement que la longue habitude de vivre près de lui aurait suffi pour rendre très-réelle ; mais tant d’intérêts de toute nature se rattachaient encore à la vie de son parent, que lorsqu’il ressentait la moindre indisposition, toute l’existence de dona Olimpia se concentrait dans celle d’Innocent. Chose étrange ! cette femme, dont l’esprit ne s’exerçait ordinairement que sur les spéculations les plus profondes de la politique, ou en combinant les opérations compliquées de finances, devenait, sitôt qu’Innocent était malade, attentive, minutieuse, et dévouée comme une sœur d’hôpital ; elle lui prodiguait tous les genres d’attention, lui préparant elle-même sa nourriture, ses boissons et ses médicaments ; veillant à tous ses mouvements pour prévenir la plus légère douleur, et n’étant arrêtée par aucun soin, quelque rebutant qu’il pût être. Sans cesse près de lui, si elle s’éloignait momentanément du chevet de son lit, ce n’était que pour ordonner que l’on dît des messes dans les églises de Rome et consulter le médecin Gualdi, à qui elle demandait sans cesse l’horoscope du malade.

Le pape paraissait souffrir plus que de coutume, et sa garde-malade, qui avait depuis longtemps l’habitude d’apprécier la force ou le soulagement de ses douleurs, s’aperçut que cette fois le chagrin se mêlait au mal qu’éprouvait Innocent ; aussi redoublait-elle de soins et de vigilance lorsque le pape versait parfois des larmes en lui serrant la main sans rien dire. La nuit que passa dona Olimpia près d’Innocent fut triste pour elle ; car, outre l’inquiétude que lui donna la maladie de son beau-frère, elle ne le trouva pas, lorsque ses douleurs furent calmées, gai et reconnaissant comme il se montrait ordinairement en pareille occasion. Au contraire, il demeurait dans le silence, témoignant sa reconnaissance plutôt par ses gestes que par ses paroles, et laissant voir que le moindre des maux que lui avait causés la journée précédente était sa maladie.

Quand le jour fut venu, et que le pape se sentit mieux, Olimpia en profita pour engager son beau-frère à se montrer dans la ville aussitôt que sa santé le lui permettrait, afin de calmer l’agitation du peuple et de mettre fin à tous les propos auxquels son indisposition avait servi de prétexte. Le pape lui promit de suivre son conseil ; mais dans ses paroles et dans ses mouvements, il y avait quelque chose qui indiquait le découragement. S’il se montrait encore sensible aux soins et aux attentions que dona Olimpia lui prodiguait comme parente, la femme de haut conseil, cette intelligence puissante et hardie dans laquelle il avait mis jusque-là une si grande confiance, ne lui en inspirait plus, et il se sentait mal à l’aise de ce qu’une infirmité passagère l’eût rapproché forcément d’une personne qu’un instinct secret lui disait d’écarter loin de lui.

Ces sentiments intérieurs se trahissaient par un geste, par un mot, dont il ne pouvait se rendre maître, et qui n’échappaient point à dona Olimpia ; aussi était-elle profondément triste ; et durant les deux jours qu’elle passa encore près du pape convalescent, les officiers du palais, les cardinaux, et plusieurs ambassadeurs qui vinrent pour s’informer de l’état de la santé du pontife, furent-ils frappés de la pâleur et de l’air défait de dona Olimpia.

Mais bientôt son inquiétude s’accrut encore. Innocent, complètement rétabli, l’engagea à retourner dans son palais de la place Navone. « Je vous remercie de tous vos bons soins, sœur, lui dit-il en lui faisant entendre qu’il fallait qu’elle se retirât ; acceptez cette bague qui consacrera le souvenir de ma guérison, et permettez-moi de joindre à ce cadeau quelques-uns des fruits que je dois à vos travaux, à votre prudence, à votre habileté. » En parlant ainsi, il lui montra deux caisses qui contenaient environ vingt mille écus romains (120,000 fr.), et l’engagea à les mettre près d’elle dans sa voiture, en retournant au palais Pamphile.

Dona Olimpia n’était point femme à refuser un tel cadeau, et de son temps, d’ailleurs, on n’avait point encore inventé les détours et les délicatesses si habilement perfectionnés depuis pour faire un don. Elle l’accepta ; et si elle éprouva quelques scrupules en le recevant, ils furent d’une nature particulière. Au fond de l’âme, quelque chose l’avertit que toutes ces précautions tendres de la part d’Innocent étaient le présage d’un revers. Elle sortit du Vatican ; et cette fois, avant que sa voiture se mît en marche, elle se retourna deux ou trois fois pour regarder les murs de ce palais, comme si quelque chose lui eût dit qu’elle ne devait plus y rentrer en souveraine.

Le vieux Pancirole avait suivi et observé avec soin tous les accidents de l’indisposition du pontife ; et selon son usage, il laissa le saint-père se pénétrer profondément de toutes les difficultés de sa position avant de lui en toucher un seul mot. Seulement il se montrait plus attentif que jamais à expédier les affaires, pour sauver ce genre d’ennui à Innocent, que le travail avait toujours rebuté. Le secrétaire d’état affectait même de mettre plus d’aisance et une sorte de gaieté en se livrant à ces occupations, de manière à faire sentir au pape que l’absence de dona Olimpia, loin de nuire à l’expédition des affaires, la facilitait au contraire. Ce calme et cette régularité, avec lesquels tout s’accomplissait sous la direction de Pancirole, charmaient d’autant plus le pape, qu’involontairement il comparait sans cesse la sage activité de son ministre avec le souvenir de la turbulence féminine de la princesse de Rossano, de sa sœur Agathe et de dona Olimpia.

Quelques jours se passèrent ainsi sans que le pape fît aucune ouverture à Pancirole, qui s’apercevait bien cependant que le saint-père, roulant quelque projet dans sa tête, ne tarderait pas à le consulter. C’était entre les deux vieillards à qui ne prendrait pas l’initiative ; mais en cette occasion comme en beaucoup d’autres, la patience calculée du ministre l’emporta sur les hésitations du souverain. « Pancirole, dit un soir Innocent à son ministre qui se préparait à se retirer, restez ; je veux causer avec vous... mon ami... prenez un siége... Vous vous êtes sans doute aperçu que je suis soucieux depuis quelque temps ? — Et j’en suis sincèrement affecté, saint-père. Je me serais permis de vous en demander la cause si le respect et la discrétion ne m’en eussent empêché. » Le pontife éprouva une agitation nerveuse, et laissa échapper quelques larmes en disant : « Ah ! je suis bien malheureux ! » Pancirole lui prit les mains en le conjurant de s’expliquer. « C’en est fait, Pancirole, dit enfin le pontife dont le cœur débordait, il est impossible que les choses durent ainsi !.... — Qui vous tourmente, saint-père ? — Ces femmes, Pancirole, ces trois femmes qui me poursuivent sans cesse, que je crois voir et entendre le jour et la nuit ; toute ma famille désunie, mon neveu et ma nièce bannis, ce misérable Maldachini, dont l’élévation est pour moi un remords continuel, et enfin je ne sais quelle force qui m’entraîne si loin de la voie que je m’étais tracée ! Ah ! Pancirole, Pancirole, sauvez-moi de l’écueil ; il est là, je le vois ! Ah ! si vous saviez combien je suis malheureux ! — Remettez-vous, saint-père, dit Pancirole, qui sentit le besoin de conserver tout son calme dans une circonstance si grave pour lui ; remettez-vous, et prenez confiance dans le ciel, qui ne manquera pas de vous inspirer de sages et de pieuses pensées. Dites-moi, saint-père, ajouta le ministre, après avoir laissé prendre quelque relâche à son souverain, avez-vous préparé, mûri quelque dessein, quelque résolution ? Consultez-vous bien ; faites-moi part des projets que vous avez pu former, et, puisque vous voulez bien mettre confiance en mes faibles lumières, je vous soumettrai mes avis. »

Comme toutes les âmes timides, Innocent ne voulait pas se rendre responsable du parti qu’il avait à prendre ; et quoique son instinct lui criât ce qu’il avait à faire, il attendait toujours que son ministre lui dictât son devoir. Mais Pancirole, aussi habile que le pape était faible, ne tomba pas dans le piège, et se retranchant au contraire dans son rôle de conseiller, il engagea de nouveau le pape à lui faire part de ses pensées. « Écoutez Dieu et votre cœur, saint-père, lui répétait-il, et transmettez ce qu’ils vous inspirent. — Ce que je voudrais, ce qu’il faudrait faire, Pancirole, est impossible !... n’est-ce pas, Pancirole ?... vous me comprenez ? il faudrait l’éloigner de moi... l’écarter des affaires du gouvernement... s’il était possible de l’exiler ! Mais cela ne se peut, n’est-ce pas, Pancirole ?... Ah ! s’écria enfin Innocent en cédant au besoin de verser des larmes, Olimpia ! Olimpia ! que vous me faites de mal ! »

La figure de Pancirole était tellement impassible, que Dieu seul aura pu surprendre le sourire de soulagement qui éclata au fond de son âme, lorsqu’il entendit sortir enfin le nom d’Olimpia de la bouche du pape. Débarrassé des scènes dramatiques qu’un diplomate ne tolère qu’autant qu’il espère en profiter, il s’apprêta dès cet instant à traiter sérieusement cette affaire, aussitôt que le pontife, soulagé par son aveu, aurait repris du calme et se trouverait mieux disposé pour l’entendre.

« Saint-père, lui dit-il après une assez longue inspection de sa physionomie, il ne faut pas éloigner, et surtout ne pas exiler dona Olimpia ; c’est votre parente, une personne qui vous est depuis bien des années sincèrement attachée, dont les lumières et les talents, rares d’ailleurs, nous ont été et nous seront sans doute encore utiles. On ne rompt point ainsi des amitiés qui durent depuis si longtemps, et il y a toujours du danger à prendre une résolution qu’il est évident que l’on ne pourra pas tenir. »

Après cet exorde, dont le pape parut flatté, Pancirole, enhardi par son succès, ajouta : « Mais on ne saurait s’abuser sur les inconvénients qui résultent, pour vous et pour le gouvernement du saint-siége, de cette amitié. Je passe sur les propos injurieux et les satires infâmes, dignes de tout notre mépris, pour déterminer l’embarras réel que votre parente occasionne. C’est son sexe, sa qualité de femme qui produit tout le mal. Placée si haut, tant par son alliance avec vous que par la puissance de son esprit, si ses talents la rendent apte à comprendre, à traiter et à résoudre les questions d’état les plus difficiles, et à manier les affaires les plus délicates ; d’un autre côté, son sexe s’oppose à ce qu’elle soit revêtue d’aucun caractère décidé, d’aucun emploi positif et limité ; et c’est là le mal. Lorsqu’on s’adresse à elle, ou lorsqu’elle s’adresse aux autres, on ignore toujours jusqu’où peut aller sa demande, et quelles sont les limites de sa puissance. Cela est un grand désordre, saint-père, qui produit un très-grand mal. »

Pancirole s’arrêta encore, pour s’assurer de la disposition intérieure du pape, qui fit un signe de tête au ministre pour l’engager à continuer. « La preuve que cette opinion est fondée, saint-père, reprit le trésorier, c’est que dona Olimpia elle-même l’a manifestée, non pas en paroles, remarquez-le bien, mais par des actes. »

Innocent, qui jusque-là avait tenu sa tête appuyée sur sa main en portant vaguement son regard vers la terre, se tourna vers Pancirole, qu’il écouta avec une attention plus vive. « Oui, saint-père, continua le ministre, dona Olimpia a reconnu comme vérité ce que je viens de vous dire ; car de quelle autre manière pourrait-on interpréter la double tentative qu’elle a faite en élevant successivement par vos mains, au cardinalat, d’abord son fils, don Pamphile, puis ensuite son neveu Maldachini ? Aurait-elle agi de la sorte si elle n’eût pas été persuadée qu’un cardinal neveu, si indolent, si inepte qu’on le suppose, par cela seul que sa qualité d’homme lui permet d’être revêtu d’un titre, puis de fonctions dont les attributs sont déterminés, est capable d’exercer une action plus directe, plus régulière, et à laquelle on se soumet plus volontiers qu’à la puissance capricieuse et flottante d’une femme, qui, en dernière analyse, et comme vous le savez bien, saint-père, dépend de la volonté de celui qui la laisse jouer avec le pouvoir au gré de tous ses caprices ? Dona Olimpia avait donc reconnu, et selon moi avec raison, la nécessité de créer un cardinal neveu, un cardinal patron. Aussi devez-vous vous souvenir que dès que les deux que j’ai nommés furent mis à l’essai, je déployai tout mon zèle pour les initier à la connaissance des affaires d’état, et les rendre dignes du poste qu’on désirait leur confier, parce qu’en effet je regardais l’exercice de cet emploi comme indispensable à votre cour, et que rien ne m’eût été plus doux que de le voir bien rempli par quelqu’un des vôtres ; mais... malgré nos efforts et nos soins, nous ne pûmes réussir !... — Hélas ! dites donc que nous nous sommes grossièrement trompés, interrompit le pape, et que moi surtout j’ai commis une faille énorme en élevant ce petit sot de Maldachini ! — Ne revenons sur le passé, saint-père, que pour profiter de l’expérience qu’il nous donne. Votre intention a été généreuse, il suffit ; occupons-nous de réparer le mal qui s’est introduit malgré vous. Ce mal est grand, il faut le dire, parce qu’il s’est accru sans contrôle et outre mesure, comme la puissance de la personne, qui l’a fait naître... bien involontairement sans doute... Mais supposez pour un instant que le prince don Pamphile, que Maldachini ou tout autre enfin, créé cardinal patron, ait seulement l’aptitude indispensable pour suivre régulièrement le cours des affaires, alors il pourra recevoir en votre nom les demandes et les traités que présentent les ambassadeurs ; autorisé par son titre et ses fonctions, il donnera des audiences pour vous, entrera en négociation préparatoire sans avoir le droit de rien résoudre, à moins qu’il ne vous ait consulté ; dans les transactions journalières, il mettra, selon le besoin, plus de netteté ou d’incertitude, de manière à vous laisser la faculté de temporiser, de refuser même, si le cas échéait, sans que votre personne sacrée soit en jeu. Placé immédiatement sous vos yeux et sous l’inspection de ceux qui composent votre conseil, le cardinal patron ne pourra que difficilement s’écarter des limites que lui imposent ses fonctions, et enfin, à cause de sa qualité de grand fonctionnaire reconnu, vous pourrez sévir contre lui s’il tombe en faute. Outre les avantages que je viens d’indiquer, ajouta Pancirole, un cardinal patron vraiment capable soulagerait singulièrement votre sainteté dans ses travaux ; il signerait les milliers de lettres que vous envoyez aux nonces, aux légats, aux gouverneurs de provinces ; il présiderait les nombreuses congrégations d’état, et vous éviterait la fatigue d’assister à de longues séances, dont le sommaire en vingt paroles vous suffit, toutes les fois qu’il n’y a pas de questions décisives à trancher. En somme, un cardinal patron expédierait journellement les affaires, représenterait sa sainteté à toutes les heures du jour, et ramènerait vers elle toutes les branches éparses de l’autorité dont elle doit être le tronc unique.

» Considérez maintenant, poursuivit Pancirole en abordant la partie la plus délicate de sa harangue, considérez, saint-père, comment avec des talents du premier ordre soutenus par une aptitude incroyable au travail ; comment avec une grande puissance de volonté que vivifie votre constante faveur, le ministre qui vous représente, qui vous remplace effectivement aujourd’hui, par cela seul que c’est une femme, ne peut exercer dans le gouvernement de l’état aucune action régulière. Or, en politique comme en tout, l’irrégularité engendre le désordre, et ce qui est désordonné tend à sa propre ruine. — Pancirole, observa le pape avec douceur, mais non sans inquiétude, il me semble que vous montrez bien de la sévérité. — Je vais la justifier par des preuves, saint-père, répliqua le ministre, et entre autres je choisirai celle-ci ; c’est par l’effet seul de la volonté de madame votre belle-sœur que le cardinal Cecchini, votre dataire, s’est vu réduire plus bas que le sous-dataire Mascambruno, qui depuis longtemps usurpe les fonctions de son supérieur. — Eh ! mon cher Pancirole, dit le pape, vous en savez bien la cause. Cecchini est un homme éclairé et probe sans doute, mais sa rigueur inflexible ralentit le cours de toutes les affaires, et Mascambruno en expédie plus en un jour que le dataire en six mois. — D’accord, et ce n’est pas le moment de discuter la certitude des avantages que l’on tire de cette célérité ; mais, au résultat, si le sous-dataire Mascambruno remplit mieux l’emploi de Cecchini, pourquoi ne le lui donne-t-on pas tout simplement ? Pourquoi rendre le dataire responsable des actes de son lieutenant ; et si le sous-dataire a en effet les mérites qu’on lui attribue, pourquoi ne pas lui en laisser tout l’honneur ? C’est une injustice en fait de gouvernement, et d’un moment à l’autre il pourrait encore en résulter un très-grand désordre en administration. Je suis persuadé, saint-père, que vous êtes intimement convaincu de l’existence de ce désordre ; mais vous n’êtes pas en position de le réprimer ; ce que vous pourriez faire du jour au lendemain, si vous aviez pour premier ministre, pour cardinal patron, un jeune homme probe, rompu aux affaires et docile à votre volonté.

— Ainsi, vous pensez, dit le pape en parlant avec lenteur, comme quelqu’un qui combine avec peine des idées contraires, que ce qu’il y aurait de mieux à faire dans les circonstances présentes serait de créer un cardinal patron ? — Je ne suis pas éloigné de le croire. — La grande difficulté est de trouver un sujet digne à tous égards d’un tel poste. — Oui, sans doute. — Et nous n’avons pas été heureux jusqu’à présent dans nos choix, mon cher Pancirole, ajouta le pape en souriant avec tristesse. — Le ciel se montrera sans doute plus favorable cette fois, saint-père. — Enfin, puisque vous avez eu cette idée, peut-être avez-vous réfléchi aux moyens de la mettre à exécution ; avisez-vous quelqu’un qui pourrait nous convenir ? — J’avais pensé au cardinal Albergati. — Le frère du prince Ludovisi, mon petit-neveu ? Oh ! c’est un bien pauvre homme, et je ne le crois pas plus capable de régler les affaires politiques que les siennes. — Aimeriez-vous mieux son frère Fabiano ? — De la compagnie de Jésus ? Ah ! celui-là a une meilleure tête !... Mais il a peu de souplesse dans l’esprit, et tout bien considéré, je ne veux pas trop agrandir cette famille. Elle a déjà deux de ses membres pourvus de dignités : cela doit lui suffire. — Il ne s’en présente guère d’autres à ma mémoire ; car je ne suppose pas que Julio Aldobrandini vous convienne. — Ah ! mon cher Pancirole ! où allez-vous chercher celui-là, pour me rejeter encore au milieu de ces femmes dont je ne veux plus entendre parler ! Julio ! le cousin de la princesse de Rossano, y pensez-vous ? » Malgré son flegme, le vieux diplomate ne put s’empêcher cette fois de sourire en voyant la colère du pape. « N’en parlons plus, n’en parlons plus, saint-père, dit-il en plaisantant ; mais maintenant que j’ai épuisé toutes mes ressources, faites valoir les vôtres. — En vérité, dit le pontife, ce choix est plus difficile à faire que je ne l’aurais cru. Que diriez-vous de Mascambruno ? — Je n’ai rien à vous dire de lui en ce moment, répondit Pancirole en appuyant sur les deux derniers mots ; mais vous oubliez que Mascambruno, entièrement dévoué à dona Olimpia, ne deviendrait pas précisément le cardinal ministre qui pût l’empêcher, comme vous paraissez le désirer, de prendre part aux affaires d’état. — Vous n’aimez pas Mascambruno, Pancirole. — Vous l’aimez trop, saint-père. »

En faisant cette réponse, le ministre montra un front sévère ; mais il revint bientôt à la question principale, et son visage ayant repris du calme, il dit à Innocent : « La nécessité d’un cardinal neveu étant reconnue, ce qu’il y aurait peut-être de mieux pour en faire un serait de le choisir parmi ceux sur lesquels on se doute le moins que dût tomber cette faveur. En pareille circonstance, saint-père, on risque toujours beaucoup moins en excitant l’étonnement du public que la jalousie des gens qui, par leur naissance et leur position, se figurent qu’ils ont des droits à l’emploi que l’on donne. Après tout, que devez-vous chercher dans un cardinal patron, qui ne sera là que pour devenir l’interprète de vos volontés, pour vous suppléer pendant les éternelles audiences journalières, pour faire des réponses évasives, pour donner les signatures à votre place ? en un mot, quel homme faut-il pour vous débarrasser de la besogne matérielle qu’impose sans cesse votre dignité ? Un garçon de bonne mine, ayant la triture des affaires, parlant bien, et qui soit dévoué et obéissant. Eh bien, saint-père, on peut faire cette trouvaille sans beaucoup de peine, même en cherchant parmi les hommes jeunes encore inconnus, et qui désirent de faire leur fortune. Et pour moi, je puis vous assurer que si j’étais dans le même embarras que vous, je n’y demeurerais pas longtemps. — Tenez, Pancirole, tirez-moi de peine. Je suis las de faire des combinaisons et d’exercer ma prévoyance dans ces sortes d’affaires. Essayons du hasard cette fois, et arrachons le premier venu de la foule pour l’élever près de nous ; le ciel, je l’espère, nous sera favorable cette fois. — Confions-nous en lui, saint-père ; c’est ce que nous pouvons faire de mieux. Je vous promets de réfléchir à ce que vous demandez. — Mais il ne s’agit point du tout d’attendre encore. Est-ce que nous ne pouvons pas faire notre recherche dès ce moment ? »

Pancirole s’excusa encore longtemps pour temporiser, sachant bien qu’il excitait d’autant plus l’impatience du pape, dont les désirs avaient souvent la vivacité de ceux des enfants. Enfin, après l’avoir conduit à ce point où l’attente est près de se changer en contrariété : « Il me revient dans la mémoire, dit le ministre, le nom d’un homme dont les qualités ne sont pas éminentes, mais qui pourrait peut-être... — Eh bien ! quel est-il ? — Il a vingt-sept ans. — C’est un peu jeune, mais n’importe ! — Il est grand, bien tourné ; il a les manières faciles et prévenantes. — C’est très-bon cela ; entend-il un peu les affaires ? — Relativement à son âge et à l’expérience qu’il a pu acquérir, il est en bon chemin. Ce n’est pas une tête forte, un esprit profond, un caractère entier... — Tant mieux ! tant mieux ! — Mais son intelligence est claire, facile et souple, et j’ai rencontré peu d’hommes qui fussent plus susceptibles que celui-là d’entrer dans les idées des autres, de les améliorer même, et de les foire valoir. — Qui est-ce ce jeune homme ? — C’est un clerc de la chambre de votre sainteté, issu d’une ancienne famille romaine pauvre, mais assez illustre : c’est Camille Astalli. — Le frère du marquis ? — Précisément. — À qui dona Olimpia a fait épouser une de ses nièces ? — Oui, lui-même ; et ce fut alors que Camille Astalli, très-petit abbé, après avoir absorbé la meilleure partie de son patrimoine pour acheter la charge de clerc à la chambre, obtint cet office par la générosité de madame votre belle-sœur, qui l’aida pour l’obtenir. Dona Olimpia voulait bien me prier de le surveiller dans ses travaux, de lui donner des conseils, et je crois pouvoir assurer votre sainteté que c’est un sujet dont l’intelligence et le dévouement peuvent donner toutes les garanties nécessaires dans le cas où on l’investirait d’une grande confiance. C’est un homme resté jusqu’ici dans une obscurité profonde, dont l’ambition comme l’esprit n’ont rien d’assez fort pour donner de l’inquiétude sur l’avenir, et qui aura une éternelle reconnaissance pour celui qui le mettra en position de faire une fortune au moyen de laquelle il puisse porter son nom avec quelque éclat. Que votre sainteté fasse donc ses réflexions, et d’ici à quelques jours nous trouverons l’un ou l’autre prétexte pour faire paraître Astalli devant sa sainteté, afin qu’elle le voie et puisse l’interroger. »

Cet entretien fut suivi de quelques autres sur le même sujet ; et plus Pancirole affectait de mettre de prudence et de lenteur à prendre une décision relative au choix d’Astalli, plus le pape devenait impatient de terminer brusquement cette affaire ; car les hommes faibles ont si peur de ne pas se trouver le lendemain ce qu’ils étaient la veille, que, quand ils se sentent un accès de volonté, ils se hâtent d’en profiter à l’instant même.

Mais Pancirole, qui était tout autrement disposé, Pancirole, qui depuis longtemps élevait dans le silence des bureaux du Vatican le jeune Astalli, dont il méditait de se faire une créature, voulait donner à la décision subite du pape toute l’importance d’une détermination mûrie depuis longtemps. Toutefois, lorsqu’il s’aperçut que le caprice du pontife était assez fort pour que sa vanité fût engagée à le mettre à exécution, il fit paraître son jeune protégé, Camille Astalli, devant le pape.

Cet événement, et les suites qui en résultèrent, est sans contredit l’un des faits les plus étranges du pontificat d’Innocent. L’impatience passagère que causa à cet homme l’usurpation de pouvoir de dona Olimpia, et l’engouement qu’il éprouva pour le jeune Astalli, sont des caprices que l’histoire constate parce qu’ils ont existé, mais dont on s’efforcerait vainement de trouver les causes et l’explication.

Innocent avait l’esprit tellement buté en cette circonstance, qu’à l’exception de Pancirole, qui fut son confident unique, personne, pas même le jeune Astalli, ne fut averti de ce que le pape avait résolu de faire. Enfin, un beau matin toute la ville de Rome, et dona Olimpia elle-même comme les autres, apprit, par la voix publique, que Camille Astalli non-seulement était nommé cardinal et cardinal neveu, mais que le pape l’autorisait à porter le nom de Pamphile, le faisait cardinal patron avec un revenu de trente mille écus romains (environ 150,000 fr.), et un cadeau du tiers de cette somme pour s’installer conformément à sa nouvelle dignité. En outre, le pontife, comme s’il eût voulu humilier complètement sa propre famille par la nomination de ce parent postiche, ordonna à Astalli d’occuper un logement dans le palais de la place Navone, et lui accorda la jouissance de la villa Pamphile, bâtie et plantée par le prince dom Camille, son véritable neveu.

On a peine à comprendre aujourd’hui comment un acte de pouvoir aussi inattendu, aussi absurde, put se commettre dans une ville telle que Rome, sans qu’il en résultât immédiatement une révolution ; mais cela s’explique par le petit nombre des personnes du clergé et de la noblesse, eu égard au peuple, qui prirent une part sérieuse à cet événement. La populace se montra enchantée du revers qu’éprouvait dona Olimpia et sa famille ; plus d’un grand personnage même partagea cette joie, et le reste se contenta de témoigner un grand étonnement, ou de débiter des mots satiriques sur les vaincus et le vainqueur.

CHAPITRE V.

Le palais de la place Navone devint en cette occasion le théâtre des scènes les plus extraordinaires et les plus disparates. D’après les ordres du pape, le nouveau cardinal Astalli, que je ne désignerai plus dorénavant que par le nom de cardinal Pamphile, avait été s’installer, immédiatement après sa promotion, dans ce même palais où demeurait dona Olimpia, le cardinal Maldachini et plusieurs autres personnes de cette famille ; en sorte que le surlendemain de l’emménagement du cardinal Pamphile, tout ce qu’il y avait de personnes considérables dans l’état, dans le clergé et dans la noblesse du pays, sans omettre les étrangers, vinrent en foule et en toute hâte à la place Navone pour féliciter le nouveau favori, et faire du même coup un compliment de condoléance à dona Olimpia et à sa famille. C’était un spectacle vraiment singulier, mais dont on prit sagement le parti de rire, que de voir les cardinaux, les ambassadeurs, les princes et les grandes dames montant et descendant les deux escaliers opposés du même palais, pour aller d’un côté se réjouir avec l’un du même événement dont quelques instants après on s’apitoyait auprès des autres.

Mais rien n’explique mieux l’étonnante fortune de dona Olimpia que le courage et la présence d’esprit qu’elle conserva dans les revers. Dès qu’elle sut l’élévation du neveu postiche, et que le pape exigeait qu’en qualité de parent ce jeune cardinal habitât le même palais qu’elle et sa famille, malgré la rage intérieure qu’elle en ressentit, elle eut assez de force pour la dissimuler. Le cardinal Maldachini, les deux jeunes princesses, filles de dona Olimpia, le prince dom Pamphile, qui était revenu à Rome en cette circonstance, et la princesse de Rossano elle-même, étaient tous exaspérés de voir ainsi un intrus mis de force au milieu d’eux, et près de leur ravir une partie de leurs biens. Tous voulaient que l’on abandonnât le palais de la place Navone, que l’on s’exilât même volontairement de Rome pour témoigner au pape à quel point la famille se sentait blessée. Les deux petites princesses Justiniani et Ludovisi, à qui leur mère laissait si rarement la liberté de manifester ce qu’elles éprouvaient, saisirent cette occasion de se dédommager de leur silence habituel, en criant bien haut que la conduite du pape était affreuse, et qu’elles ne consentiraient jamais à demeurer dans le palais occupé par un neveu postiche qui venait empiéter sur leurs droits.

Dona Olimpia, pendant le jour de la promotion, les laissa dire et crier tant qu’ils voulurent ; mais le lendemain, et lorsque par les soins de son dévoué Azzolini elle eut appris la disposition où toutes les personnes d’importance étaient de venir la voir et la complimenter dans son malheur, jugeant alors que sa puissance personnelle était demeurée à peu près intacte, loin de vouloir fuir elle sentit au contraire combien il était prudent de demeurer à Rome, et de s’y retrancher au milieu du rempart de sa famille, qui était aussi celle du pape. Tournant donc à l’avantage de ce projet toutes les raisons que ses enfants et ses neveux faisaient valoir en faveur d’une retraite, elle leur démontra bientôt le péril qu’il y aurait à courir en s’éloignant de la présence du pontife. Elle signifia donc la résolution qu’elle avait prise de ne quitter ni Rome ni même le palais Pamphile, et ordonna à tous les siens de suivre son exemple.

Cette question résolue, il s’en présenta aussitôt une autre. Les parents de dona Olimpia iraient-ils féliciter le nouveau cardinal, ou attendraient-ils que la jeune éminence vînt se présenter chez eux ? À la suite d’une longue délibération tenue en conseil de famille, celle qui le présidait naturellement décida que les hommes, dom Pamphile ainsi que les princes Justiniani et Ludovisi, feindraient une maladie pour se dispenser de cette visite, et que les femmes profiteraient de l’usage de se mettre dans un lit de parade pour recevoir ainsi et sans étiquette le nouveau cardinal neveu.

Toutes ces petites scènes furent préparées et sues d’avance de part et d’autre ; aussi le pape engagea-t-il son nouveau favori à ne pas se formaliser de toutes ces bagatelles, en lui conseillant, ce sont ses paroles, « de donner un peu de fumée à toute la famille, et de conserver le rôt pour lui. » Le cardinal obéit, et prévint par ses visites tous les princes, excepté Justiniani, qui, se souciant fort peu des susceptibilités de ses parents, s’était empressé, le jour même de l’élévation d’Astalli, d’aller le trouver chez lui et de le féliciter en l’appelant son cousin !

Le jeune cardinal neveu, on l’a déjà dit, était fort bel homme, et possédait toutes les grâces de la politesse. Il alla voir les princes, ses nouveaux parents, les assura de sa bienveillance à leur égard, leur répétant, sous les formes les plus variées et les plus séduisantes, la même idée : celle de se trouver toujours prêt à leur être agréable, utile ; de ne prétendre qu’à se charger du poids et de la responsabilité des affaires pour leur laisser l’agrément, le profit et l’honneur ; qu’en un mot il n’avait d’autre but que de servir fidèlement le pape, et de se rendre utile à toute la famille de sa sainteté.

Le cardinal neveu était si jeune et se sentait si heureux de son inconcevable fortune, qu’il mit une franchise d’autant plus grande en parlant ainsi, qu’il était naturellement bon par caractère, et que ses talents ne lui permettaient pas d’espérer d’obtenir plus qu’il avait. Aussi ses visites produisirent-elles un effet magique sur toute la famille, naguère encore si prévenue contre lui. Je ne parle pas de Justiniani, qui s’était jeté dans ses bras ; mais quant au prince Ludovisi, si opposé à son élévation ; quant aux deux filles de dona Olimpia et au cardinal Maldachini, ils étaient restés charmés des manières et de la personne du nouveau cardinal.

Don Camille lui-même et la princesse de Rossano, malgré leurs préventions défavorables, furent presque aussitôt vaincus par l’air franc et ouvert et par les grâces extérieures du cardinal, lorsqu’il vint les voir. La princesse surtout le reçut avec beaucoup de cordialité. De son lit, où elle se tenait encore à la suite de sa couche, elle lui témoigna à plusieurs reprises le désir très-vif qu’elle avait de vivre en bonne intelligence avec lui ; et lorsqu’il fut sorti, sur ce que Camille témoignait encore quelques appréhensions sur les suites de l’introduction forcée de ce jeune homme dans leur famille, madame de Rossano lui dit en riant : « Eh ! ne vous tourmentez pas ainsi, mon cher Camille ; soyez certain qu’il vaut encore mieux que le pape ait auprès de lui un cardinal qui soit de vos amis, qu’une mère qui vous déteste. »

Dona Olimpia seule avait conservé, sans en rien laisser paraître, toute l’énergie de sa mauvaise humeur, au sujet d’un événement qui traversait ses desseins et menaçait sa puissance. Mais redoublant d’efforts pour faire tête à l’orage, sitôt qu’elle eut dicté a chacun des siens ce qu’il avait à faire, elle alla se placer dans son lit de parade, entouré de tout ce qu’elle avait de plus précieux en meubles, pour recevoir avec un dédain calculé les hommages qu’elle savait que le nouveau favori allait venir lui rendre.

Ce fut elle que le nouveau cardinal vint saluer la première. Malgré la noblesse de sa figure, l’élévation de sa dignité et la facilité naturelle de son élocution, avantages qui donnent tant d’assurance aux hommes, le cardinal Pamphile ne put se défendre d’une certaine émotion en approchant de cette femme entourée de ce que l’opulence peut procurer de plus somptueux, belle encore, et dont le regard puissant et grave se dirigea sur lui sitôt qu’il entra. Jusque-là le cardinal n’avait entrevu dona Olimpia qu’à travers les opinions de tous ceux qui lui en avaient parlé ; mais alors, rapproché d’elle, élevé par la pourpre dont il se sentait couvert, jusque sur le théâtre dont elle occupait la scène depuis si longtemps, il ne put s’empêcher d’éprouver quelque émotion à l’idée qu’il allait se trouver en relation directe avec cette femme. Ce ne fut qu’en ce moment qu’il eut la conscience de n’être qu’un parvenu et qu’il s’approchait d’une personne passée maître dans la carrière où il ne faisait que de se présenter.

Rien de ce qui se passa intérieurement dans l’âme du jeune cardinal n’échappa à l’œil d’aigle de dona Olimpia. Elle lui fit subir cet examen assez longtemps, non pour l’humilier, mais pour parvenir à le mieux connaître, et lorsqu’elle eut reconnu qu’il sentait sa position et s’estimait à sa juste valeur, la joie lui vint au cœur, et elle le mit à l’aise en lui donnant, par un léger sourire qu’elle laissa échapper de ses lèvres, la permission de parler.

Le nouveau Pamphile, profitant alors de l’un des dons les plus heureux qu’il eût reçu du ciel, caressa l’oreille de dona Olimpia avec des paroles si éloquemment débitées, qu’on les eût écoutées machinalement avec plaisir, comme le son d’un instrument. Il fit entendre à la belle-sœur du pontife, qu’inexpérimenté comme il l’était dans les affaires, il se trouverait heureux qu’elle voulût bien daigner le guider dans la carrière, lui ouvrir les trésors de sa sagesse et de son expérience ; que si le ciel avait voulu qu’il occupât le poste qu’on lui avait confié, il ne se faisait aucune illusion sur son importance et ses talents personnels, mais qu’il se regardait seulement comme un instrument que la Providence avait choisi pour exécuter fidèlement et avec le moins d’inhabileté qu’il le pourrait les desseins et les résolutions des personnes que la portée de leur intelligence et la fermeté de leur esprit appelaient naturellement au gouvernement des choses de ce monde. Après cette exposition générale de sa conduite future, le nouveau Pamphile s’adressa en particulier à dona Olimpia pour l’assurer que tout ce qu’il venait d’avoir l’honneur de lui dire sortait de son cœur, et parlant toujours avec plus d’aisance et d’entraînement, il lui fit entendre qu’il serait au comble de la joie si, après avoir reçu ses conseils, profité de ses leçons et exécuté ses volontés, il pouvait espérer qu’un jour elle le rendrait digne de porter l’illustre nom de Pamphile, et de mériter d’être mis au nombre des personnes de sa famille.

Tout en se tenant sur ses gardes contre l’éloquence et la sincérité du cardinal Pamphile, dona Olimpia crut cependant s’apercevoir qu’elle n’avait pas un rival dans le conseil du pape, aussi dangereux qu’elle l’avait craint. Elle lui parla donc avec beaucoup de réserve, ajoutant aux politesses qu’elle lui adressa pour répondre aux siennes : « Je ne suis qu’une femme, éminence, qui n’ai ni les lumières que vous lui prêtez ni le crédit qu’on lui suppose. Mais puisque vous paraissez attacher du prix à mes conseils, et que vous désirez m’être agréable, je résumerai ce que je puis vous dire, en vous recommandant de prendre les intérêts du saint-père avec ardeur, de les défendre avec courage ; je vous en saurai un véritable gré. »

Le ton dont dona Olimpia termina sa phrase était un avertissement de clore l’entretien, et le jeune cardinal se disposait à se retirer, lorsque l’huissier annonça Pancirole. « Ah ! dit le vieux ministre, en traînant difficilement ses pas jusqu’au lit de la princesse, je suis charmé que notre jeune éminence ait mis de l’empressement à vous offrir ses hommages, madame ; c’est d’un bon augure pour lui. » Une inclinaison de tête fut toute la réponse que le compliment de Pancirole lui attira ; mais le vieux diplomate, sans s’étonner de ce silence, poursuivit, lorsqu’il s’aperçut qu’on ne l’invitait pas à s’asseoir : « Excusez-moi, excellence, si la vieillesse et la goutte me font user d’un privilège dont le cardinal Pamphile peut se passer ; » puis s’étant placé sur un siége, et après avoir averti par une petite précaution oratoire que la présence du cardinal-neveu était un motif pour qu’il parlât en toute liberté des affaires politiques, il commença à raconter quelques vieilles nouvelles sur lesquelles il raisonna, dans le dessein de persuader à dona Olimpia que les petits conseils tenus chez elle jusqu’alors ne seraient point interrompus par la nomination d’un cardinal neveu ; et le ministre d’état, reprenant le thème déjà développé par son élève, implora en sa faveur la protection de la belle-sœur d’Innocent, en faisant valoir aussi les nombreux avantages que le jeune favori pourrait tirer de ses conseils et de sa grande expérience.

Quoique dona Olimpia ne doutât pas de l’ombrage qu’elle portait à Pancirole, ni que l’élévation d’Astalli ne fût le résultat de ses menées, persuadée que ce ministre était devenu nécessaire au pape, elle sentit la nécessité de dévorer toute la jalousie qu’il lui inspirait, afin de ne pas le pousser à conseiller au pape une rupture ouverte avec elle. Prenant donc acte en quelque sorte de la promesse qu’il venait de faire, de choisir son palais pour y traiter d’avance les questions difficiles que le gouvernement du saint-siége pourrait faire naître, elle déclara aux deux cardinaux qu’elle se trouverait toujours flattée de pouvoir concourir avec eux, si elle en était capable, à tout ce qui devait tourner à l’avantage du pape et de son gouvernement. Après cet entretien, pendant lequel les trois interlocuteurs avaient eu un intérêt à peu près égal de savoir dans quels termes ils étaient ensemble, le cardinal neveu et Pancirole se retirèrent. En descendant l’escalier, le vieux ministre s’arrêtant presque à chaque marche, donnait brièvement des conseils à son jeune compagnon : « Ménagez bien cette femme-là, lui disait-il ; n’ayez pas la maladresse de la pousser jamais à bout, car elle serait méchante comme une tigresse... Laissez-lui toujours de l’espoir, et fermez les yeux sur bien des choses, entendez-vous ? Alors vous réglerez son pouvoir, car il est impossible d’empêcher qu’elle en ait beaucoup. Adieu, mon cher Astalli ; adieu, cardinal Pamphile ! ajouta Pancirole en frappant doucement sur l’épaule du jeune homme. Je vous ai fait demi-pape au moins ! Vous ne m’oublierez point, n’est-il pas vrai ? » Le cardinal neveu baisa respectueusement la main du vieux ministre, car la reconnaissance d’Astalli envers Pancirole était aussi vive que sincère, et, ce qui arrive rarement, elle fut constante.

Comme on le pense bien, la coïncidence de la visite des deux cardinaux chez dona Olimpia ne fut point un effet du hasard. Le secrétaire d’état avait voulu présenter lui-même son élève à sa rivale, afin que, dans le cas où la jeunesse et l’inexpérience d’Astalli auraient rendu dona Olimpia trop dure ou trop hautaine, le ministre eût pu faire sentir aussitôt que, quand bien même Astalli ne serait que le prête-nom du pontife, on ne souffrirait pas que son rang et son autorité, aussi imaginaires qu’ils pussent paraître, fussent méconnus.

Dans cette même journée, pendant laquelle tout ce qu’il y avait de considérable à Rome vint féliciter le neveu au palais Pamphile, Olimpia eut encore la joie d’apprendre par des affidés qu’elle avait commis exprès, que, sauf quelques exceptions, toutes les personnes qui avaient été saluer le nouveau favori d’Innocent s’étaient également présentées chez elle. Bien plus, dans ce concours d’adulateurs d’un pouvoir nouveau, elle avait distingué les témoignages non équivoques de confiance des personnes du plus haut rang, dont les intérêts étaient entre ses mains. Les ambassadeurs d’Espagne et de France, l’envoyé de la république de Gènes, tous les officiers de la maison du pontife, le sous-dataire et une foule de personnes engagées dans des négociations diplomatiques ou des intérêts de commerce, sortant du salon du jeune cardinal, s’étaient empressés de venir prier celle qu’ils considéraient encore comme la véritable souveraine, de ne pas renoncer à les servir ou à les protéger.

Elle régnait donc encore, et bien que sa puissance fût moins sûre, elle ne désespérait pas de la raffermir bientôt. En élevant Astalli, Pancirole avait eu particulièrement le dessein de faire cesser l’influence que dona Olimpia avait usurpée dans les affaires d’état, dans la politique intérieure et extérieure du saint-siége. Il faut dire à la louange de ce ministre, que si quelques vues d’ambition personnelle entraient dans la constance avec laquelle il repoussait sans cesse sa rivale du cercle de la politique, il était justifié d’ailleurs par plusieurs fautes par lesquelles dona Olimpia avait compromis le gouvernement d’Innocent X. L’élévation ridicule, et par conséquent nuisible, des neveux Camille et Maldachini au cardinalat ; la nomination à la même dignité de plusieurs personnes dont les mœurs et la probité étaient loin de justifier le choix ; les promesses faites ordinairement aux ambassadeurs étrangers sans prendre conseil du pape et de ses ministres ; la vente intempestive des grains, l’opiniâtreté avec laquelle cette femme s’était toujours opposée à ce qu’Innocent donnât aucun subside aux Vénitiens qui combattaient avec tant de courage et depuis si longtemps contre les Turcs, toutes ces fausses combinaisons, fondées sur des injustices, avaient effrayé Pancirole, qui en fit prévoir les suites au pape pour le décider au coup d’état qu’il venait de faire.

Il y avait déjà quelques mois que le nouveau cardinal Pamphile remplissait sa charge au gré du pontife et du secrétaire d’état, lorsque les trois voyageurs que nous avons laissés sur la route de Genève au mont Cenis, entraient à Rome. L’abbé Segni et M. de Beauvoir, car ils avaient repris leurs noms en quittant la ville de Calvin, ainsi que le joaillier porteur des bijoux, avaient fait un heureux voyage, quoique les maraudeurs des différentes armées, espagnole et française, stationnées dans la Lombardie et jusqu’aux frontières de la Toscane, ne laissassent pas toujours le passage libre sur les routes. Mais l’abbé Segni, en sa qualité de secrétaire du nonce, avait trouve moyen de se faire escorter toutes les fois qu’il l’avait jugé nécessaire pour la sûreté de leur caravane, hommes et biens.

La conduite de l’abbé Segni à Genève a pu donner lieu de soupçonner la franchise de son caractère ; mais il faut le dire, c’était un de ces hommes comme on en trouve partout, même en Italie, où les instincts bons et mauvais sont peut-être plus prononcés qu’ailleurs. Natif de la marche d’Ancone, Segni avait été élevé dans un séminaire aux dépens de sa famille pauvre, mais espérant retrouver un jour, par l’avancement rapide du jeune homme, les sacrifices qu’elle s’était imposés. Segni n’avait que faiblement répondu aux espérances de ses parents. Ce n’était qu’un honnête homme, un homme d’esprit, mais nullement taillé à la mesure de son siècle, durant lequel toutes les âmes fortes, mais honnêtes, ont été forcées de s’envelopper dans leur vertu pour s’isoler des intrigants et des scélérats habiles qui s’étaient emparés de la vie active. Trop pauvre pour se passer d’emploi, et beaucoup trop probe pour faire une fortune, Segni n’eut pas assez de force d’âme pour prendre un métier qui l’eût rendu indépendant, ou se jeter dans un cloître qui l’eût mis à l’abri de la perversité des hommes de son temps ; il louvoya dans la vie, s’engagea faiblement dans la carrière ecclésiastique, passa son temps à s’occuper de lettres et de sciences sans but arrêté, et se trouva heureux, vers l’âge de trente ans, de faire l’office de secrétaire auprès de monseigneur Bagni, lorsqu’il fut nommé nonce à la cour de France. Ce poste, qui pour tout autre eût pu devenir un commencement de fortune, ne fit qu’augmenter l’indécision de l’abbé Segni, toujours partagé entre le désir de remplir les devoirs qui lui étaient imposés et la répugnance que lui inspirait le plus ordinairement la nature des affaires et des gens auxquels il était mêlé.

Avec une foule de qualités estimables, avec beaucoup d’esprit et une instruction très-variée, l’honnête Segni, secrétaire du nonce à Paris, passait son temps à ramper continuellement dans les labyrinthes diplomatiques qui communiquaient du cabinet du cardinal Mazarin à celui de dona Olimpia, ce qui imprimait à ses actions et à ses discours un caractère d’indécision et parfois d’étourderie qui le mettait mal avec lui-même et donnait souvent aux autres une idée peu favorable de lui.

C’est ainsi que, pendant son séjour à Genève, on l’a vu tout à la fois protester contre les abus qui se commettaient à Rome et se montrer très-zélé catholique ; maudire dona Olimpia et rougir des satires publiées contre elle ; s’emporter contre la rapacité de cette femme et se charger de lui apporter des bijoux. Car enfin le collier de perles était un petit souvenir du cardinal Mazarin, qui, tout en remerciant de ce que l’on avait déjà fait pour son frère, désirait encore que l’on donnât la pourpre à un prince de la maison d’Est, afin d’augmenter la force du parti français dans le sacré collège. Segni avait été chargé de passer incognito par Genève, avec la double instruction de s’informer exactement de la disposition des esprits en cette ville, relativement à la religion, puis de prendre en passant le joaillier avec le bijou dont les frais devaient être payés à Rome, après qu’on y aurait fait vérifier l’identité et la valeur des objets. Cette affaire, dont Segni ne savait que ce que l’on avait jugé à propos de lui faire connaître, avait déjà été l’objet d’une correspondance de monseigneur Bagni et du cardinal Mazarin avec le sous-dataire Mascambruno, qui, averti de l’envoi du collier, s’était chargé de le recevoir des mains de Segni, de faire acquitter le payement, et de remettre l’objet entre les mains de la personne à qui il était destiné.

Le sous-dataire était donc depuis longtemps aux aguets pour recevoir l’abbé Segni et ses deux compagnons à leur entrée à Rome ; et lorsque ceux-ci arrivèrent, il y avait cinq jours qu’un homme à cheval faisait sentinelle de la porte du Peuple jusqu’à la Storta, pour que les trois voyageurs qui lui étaient désignés ne pénétrassent pas dans la ville sans que Mascambruno n’en fût instruit. Le résultat de toutes ces précautions fut qu’il se trouva à Ponte-Mole deux voitures dont les laquais abordèrent très-poliment les trois voyageurs en priant l’abbé Segni et le joaillier de monter dans l’une, qui leur était envoyée par monseigneur le sous-dataire, tandis que l’autre était destinée à conduire M. de Beauvoir au palais de France. L’abbé Segni, bien que tant soit peu étonné de cet excès de politesse, s’y rendit cependant, et pour les deux autres, qui étaient étrangers, ils la prirent pour un usage du pays.

M. de Beauvoir ne tarda pas à entrer à la chancellerie du marquis de Fontenay, où il était attendu avec impatience par tous ses compatriotes, pour qui c’était une bonne fortune que de voir et d’entretenir un Français arrivant de Paris.

Quant à Segni et au joaillier, on les conduisit chez Mascambruno, qui s’empressa de faire connaître au secrétaire du nonce qu’il était très au courant de l’envoi du collier, puisque la lettre de son patron, qu’il eut soin de montrer, le chargeait de payer et de livrer les bijoux. « Je prends ces précautions, ajouta-t-il, pour tranquilliser ce brave homme tout neuf en ce pays, et qui ne me connaît pas. » En parlant ainsi il montrait Gauthier, qui, peu fait à la volubilité de la prononciation italienne, quoiqu’il parlât un peu la langue, se tenait roide et tout ébahi en serrant avec force sa boîte à bijoux entre ses deux mains. « Que comptez-vous faire ? qu’allez-vous devenir à cette heure déjà avancée du jour dans une ville que vous ne connaissez pas et avec de telles valeurs entre les mains ? » demanda Mascambruno à Gauthier, en lui parlant aussi lentement qu’il pût pour se faire comprendre ; « vous vous ferez voler, mon cher. Restez ici, je me charge de vous et de vous loger. » Ces paroles firent plaisir à Gauthier, qui en effet était assez embarrassé de trouver un gîte sûr où il osât dormir avec sa précieuse cassette. Il accepta donc l’offre du sous-dataire d’autant plus volontiers que l’abbé Segni lui avait fait entendre que Mascambruno, par son emploi ainsi que par la double confiance qui lui était accordée par sa sainteté et dona Olimpia, était un des hommes les plus considérables de Rome.

Ces arrangements pris, le sous-dataire éconduisit l’abbé Segni en l’engageant à ne pas tarder plus longtemps pour se présenter chez le ministre d’état, afin de le prévenir de son arrivée, dont il était convenable que sa sainteté fût instruite. « Il est absolument inutile, ajouta Mascambruno, de parler de notre entrevue ; ce n’a été, vous le comprenez, qu’un accident purement fortuit. Quant aux bijoux, vous ignorez complètement cette affaire, dont vous n’avez été que par pure complaisance l’intermédiaire entre monsieur le nonce et moi. Je crois me souvenir que vous avez du goût pour les antiquités, ajouta le sous-dataire en faisant un sourire aussi doux que la dureté de sa physionomie put le lui permettre. Tenez, acceptez comme témoignage de ma reconnaissance pour tous les bons soins que vous avez pris, ce camée qui a été trouvé dernièrement en fouillant les bains de Titus ; c’est un Mercure conduisant les âmes aux enfers, dont les connaisseurs font grand cas. Vous avez déjà quelques antiques, joignez-y celle-là. » En parlant ainsi, Mascambruno présenta à l’abbé Segni une pierre gravée montée en bague, qui pouvait valoir de vingt-cinq à trente piastres, et le poussa hors de chez lui en lui répétant de se hâter d’aller chez Pancirole.

Rentré dans son appartement, le sous-dataire s’occupa d’ordonner une légère collation pour le joaillier, qui mourait de faim, et de lui faire apprêter un mauvais lit par une vieille femme bolonaise qui ne parlait et n’entendait que le patois de son pays. Pendant ce repas et les apprêts pour la nuit, Mascambruno ne manqua pas d’entretenir son hôte de tous les dangers dont il le préservait en le gardant chez lui ; et sans insister sur l’avantage d’une hospitalité qui le mettait hors de toute crainte pour son précieux coffre, le sous-dataire fit valoir particulièrement le mérite de sa protection en inspirant des craintes d’une autre nature à Gauthier. « Je vous garde ici, lui dit-il, pour votre sûreté personnelle. Plusieurs des vôtres, hérétiques comme vous, ont tenu dernièrement des propos dans Rome qui ont failli leur coûter cher, et je ne veux pas que vous soyez exposé au même danger. Rome n’est pas sûre en ce moment pour les gens de Genève ; ainsi mangez et dormez bien, et demain matin nous terminerons nos affaires, puis le soir vous repartirez pour Florence et Livourne, d’où vous trouverez moyen de rentrer promptement en France. »

Il ne fallait rien moins que le nom et la qualité de Mascambruno pour rassurer le pauvre artisan genevois en pareille circonstance ; et malgré tous les avantages de l’asile qui lui était donné, il mangea peu, dormit mal, et vit revenir le jour avec satisfaction. À peine avait-il paru, que Mascambruno, dont le temps avait été mis à profit, entra dans la chambre du joaillier, déjà hors du lit. Le sous-dataire était accompagné d’un petit homme maigre, dont le menton mal garni d’une barbe rare et blanchie par l’âge, trahissait l’origine judaïque. Le sous-dataire ordonna au Genevois de montrer les bijoux et sa facture, afin que l’expert pût comparer la valeur réelle de la marchandise avec celle portée par le fournisseur, puis estimer le prix de la main-d’œuvre. Le juif s’acquitta de cette commission avec le plus grand soin ; et après avoir considéré une à une les perles du collier, ainsi que la monture de celles qui formaient les pendants d’oreilles, il passa à la facture, en contrôlant les prix avec chaque objet. « C’est un peu cher, dit enfin le juif, qui voulait se donner l’air de faire son métier en conscience, c’est un peu cher. » Mais au ton incertain dont parla le juif, Mascambruno, qui connaissait cet homme de longue main, le fit repasser avec lui dans son cabinet, où il lui ordonna de s’expliquer clairement sur la valeur des bijoux et le prix que l’on en demandait. Alors l’habitant du Guet, pour qui la protection du sous-dataire était habituellement si importante, l’assura qu’il ne pouvait comprendre que l’on pût livrer un tel collier pour le prix convenu, et que si on lui faisait une pareille demande, il lui serait impossible de satisfaire les acheteurs, à moins d’un sixième en sus du prix. « Les trois perles qui forment le milieu du collier, ajouta-t-il, ont une valeur presque égale à celle de toutes les autres. — Ainsi, interrompit brusquement Mascambruno, voleur que tu es, tu es forcé de reconnaître que cet hérétique est plus honnête que toi ? — Votre excellence plaisante toujours... mais moi je parle sérieusement. Le marchand vous demande trente mille écus romains pour le tout : eh bien, si vous voulez me céder les trois perles du milieu, je vous en donne douze mille, argent comptant. — Tu vends donc des perles ? — Pourquoi pas ? — En possèdes-tu de belles ? — Je saurais bien en trouver pour son excellence, si elle en désire. — Eh bien, nous verrons cela ! Mais revenons à notre affaire. Peut-on solder cet homme sans crainte ? — Que dites-vous, excellence ? avec joie, au contraire. » Le sous-dataire ne se le fit pas dire deux fois ; et ayant été chercher Gauthier, qui attendait la sentence du juif avec une anxiété difficile à décrire, il dit d’un air grave au Genevois : « C’est un peu cher, monsieur l’hérétique ; mais nous considérons que la longueur et les dépenses du voyage que vous avez fait méritent récompense. Il ne reste donc plus qu’à vous payer. Voulez-vous des valeurs ou une lettre de change ? c’est à votre choix. Mais décidez-vous promptement, parce que je ne veux pas que vous séjourniez plus longtemps à Rome, où vos sectaires, fort mal vus, sont l’objet des recherches de la sainte inquisition. » Il affecta de répéter plusieurs fois avec emphase ce qu’il savait résonner d’une manière terrible dans les oreilles du juif et de l’hérétique, et pressa plus vivement encore le Genevois de répondre.

Celui-ci n’avait aucune raison de se défier de monseigneur Mascambruno, en sorte qu’il demanda son payement en or. Le sous-dataire, entre les mains de qui ses fonctions faisaient passer fort souvent des sommes énormes, paya le Genevois, puis ordonna à ses affidés de chercher une voiture de poste, dans laquelle on fit monter le joaillier, en sorte que le lendemain le brave artisan était sur le territoire de la Toscane, sans avoir même mis le pied dans une des rues de Rome.

Après s’être fait rembourser la somme au moyen d’une lettre de change qui lui avait été envoyée de France à ce sujet, Mascambruno, dépositaire du collier, voulut faire fructifier ce trésor, tant à son propre profit qu’à celui de sa protectrice, à qui il était destiné. Il fit d’abord un marché avec le juif, qui lui fournit trois perles du même diamètre que les autres, pour remplacer les trois plus grosses qui ornaient le milieu du collier, dont l’israélite lui paya la différence de valeur. Ce droit de commission levé, le sous-dataire alla montrer le bijou à dona Olimpia avec le reçu des trente mille écus, ajoutant que si son excellence daignait suivre ses avis, il ne désespérait pas de donner une bien plus grande valeur encore à ce collier.

La princesse de Saint-Martin, car dona Olimpia portait ce titre depuis qu’elle avait hérité de son frère André, était particulièrement obsédée en ce moment par les requêtes de plusieurs étrangers, qui comptaient sur son influence pour obtenir ce qu’ils attendaient du pape. C’était entre autres des marchands espagnols qui demandaient de nouveau le droit d’acheter des blés dans les états romains, pour approvisionner les armées de leur nation entretenues dans le royaume de Naples ; c’était l’ambassadeur du grand-duc de Toscane, postulant un second chapeau de cardinal pour la famille Médicis ; puis la république de Venise qui demandait avec instance que l’on rétablît dans la salle pontificale l’inscription en son honneur, que les Barberins avaient fait effacer sous le pontificat d’Urbain VIII ; et enfin les Gênois, qui, malgré leurs prétentions républicaines, entretenaient un envoyé à Rome, pour obtenir de cette cour les attributs et les honneurs de la royauté.

Comme il ne se passait guère de jour sans que ces postulants ne vinssent faire antichambre chez dona Olimpia, qui ne les recevait que le plus rarement possible, et toujours avec humeur, Mascambruno engagea la belle-sœur d’Innocent à ranimer quelque peu leurs espérances en se rendant plus accessible. Dans le temps, on compara cette manœuvre à la chasse aux oiseaux ; et en effet, tandis que dona Olimpia attirait le gibier, Mascambruno tendait le trébuchet où il devait se prendre. Dans la pièce voisine de celle où dona Olimpia donnait ses audiences, était le sous-dataire, ayant l’air de regarder innocemment l’écrin dans lequel le riche collier, artistement arrangé, se trouvait là pour fixer l’attention de ceux qui passaient en sortant. Mascambruno ne manquait pas de les arrêter pour leur demander, avec toutes les apparences de l’intérêt le plus vif, quel avait été le succès de leurs démarches, et par forme de conversation il profitait de la curiosité avec laquelle ils contemplaient l’écrin pour leur faire confidence du regret qu’avait dona Olimpia de ne pouvoir acheter une si riche parure, à cause, disait-il, des dépenses que ses nombreuses aumônes l’avaient forcé de faire. Il refermait aussitôt l’écrin, dans la crainte qu’une autre personne ne le vît, assurant celui à qui il le montrait qu’il était le seul à qui on voulut faire une telle confidence ; puis il ajoutait, avec une expression de regret : « C’est une occasion unique, trente mille écus ! c’est pour rien ! » L’habitude de faire grossièrement des cadeaux était alors une manière si généralement reçue de présenter une pétition, ou de remercier d’une faveur, que l’on regardait presque comme une bonne fortune quand on vous donnait l’occasion de se montrer généreux envers ceux dont on attendait même justice. Aussi les cinq demandeurs furent-ils facilement pris au piège, et regardèrent-ils encore comme une faveur du sous-dataire qu’il voulût bien se charger de recevoir les trente mille écus pour satisfaire la modeste fantaisie de la pieuse dona Olimpia. C’est ainsi qu’en comptant le prix du bijou donné par Mazarin, ce cadeau payé cinq fois valut à peu près la somme d’un million à celle qui le reçut. Mais on aurait tort de croire, d’après cette aventure, que les nombreux présents que recevait sans cesse dona Olimpia exigeassent de sa part, ou de celle des gens qui les lui faisaient avoir, la millième partie des précautions que le hasard fit prendre en cette occasion. L’usage de se présenter ouvertement avec un cadeau à la main, un regallo, devant ceux à qui on demandait, même ce que l’on avait le droit d’exiger, était aussi bien établi dans Rome chrétienne que l’habitude des clients ne venant qu’avec la sportule bien garnie devant leurs patrons, l’était dans Rome d’autrefois.

Mais laissons un instant cette femme redoublant d’efforts pour accroître ses richesses, précisément parce qu’elle sentait chanceler sa faveur, et retournons à l’abbé Segni, qui, après avoir instruit le ministre d’état de son arrivée, fut reçu par le pape. L’objet particulier du voyage du secrétaire à Rome était de donner verbalement au pape des avertissements de haute importance. Il s’agissait de prévenir sa sainteté que le nonce avait été instruit par des Espagnols à Paris, des préparatifs que l’on faisait pour reprendre Piombino et Porto-Longone aux Français ; et qu’en cette circonstance, il était indispensable que le saint-père prît part à une expédition dont le succès importait tout à la fois aux intérêts du saint-siége et à ceux de sa famille, puisque son petit-neveu Ludovisi, le prince de Piombino, avait une chance de rentrer dans la possession de son bien. En conséquence, le nonce s’empressait d’avertir le pape de tenir toutes ses galères prêtes, et de les envoyer, sous le commandement du prince Ludovisi, rejoindre le comte d’Ognate, alors vice-roi de Naples, chargé de diriger l’expédition contre les Français.

À peine l’abbé Segni eut-il fait part de son message, que Pancirole rédigea et fit signer au pape un ordre pour le prince Ludovisi de se tenir prêt à aller prendre le commandement des galères et de rejoindre l’escadre espagnole. Ce soin pris, sa sainteté fit des questions au secrétaire sur ce qui se passait en France. Vainement l’abbé s’efforça-t-il d’exposer aussi clairement qu’il lui fut possible le conflit d’intérêts qui avait fait naître la guerre de la fronde ; toutes ces subtilités politiques n’intéressèrent point le pontife, qui était toujours peu disposé à donner son attention aux affaires compliquées. « Au fait, dit-il à Segni, je crois devoir conclure de tout ce que vous me dites, que la France est peu tranquille, et que Mazarin a fort à faire au milieu de toutes ces bourrasques. Eh bien ! j’en suis enchanté ; et nous tâcherons d’en profiter pour reprendre Piombino et Porto-Longone aux Français pendant qu’ils se disputent chez eux. — L’affaire des cinq propositions de l’évêque Jansénius occupe toujours singulièrement le clergé français, saint-père, continua Segni. — C’est bon, c’est bon, interrompit brusquement le pape ; ne me parlez pas de cette maudite difficulté ; on ne m’en rompt que trop la tête ici. Il y a à Rome une bande de défenseurs de Jansénius qui m’obsèdent continuellement. À propos, Pancirole, dit-il en se tournant brusquement vers le ministre, avez-vous les yeux sur un certain monsieur de Saint-Amour, docteur en Sorbonne, ainsi que sur monsieur Hersent, cet ecclésiastique français qui se permet de faire à Rome, dans l’église de Saint-Louis, des sermons en faveur de la doctrine de ce Jansénius ? Il ne faut pas souffrir de pareilles choses ; c’est de l’hérésie en germe. Faites surveiller monsieur Hersent, et pour peu qu’il répète dans la ville ce qu’il a débité en chaire, qu’on le fasse conduire au saint-office. Je ne les empêche pas de se quereller à Paris ; mais qu’ils ne viennent pas ici nous embrouiller l’esprit avec leurs subtilités. Or çà, vous êtes passé par Genève, dit le pape en revenant à Segni ; on m’a dit que vous aviez été témoin de choses fort singulières. Que dit-on de nous dans la ville rebelle ? — Sa sainteté n’ignore pas que l’on n’a rien de bon à attendre de ses ennemis. — Sans doute, sans doute, répondit le pape ; mais je suis curieux de savoir jusqu’où va leur impudence et leur mauvaise foi. — Elles sont telles, saint-père, que je ne saurais trouver des paroles pour vous en donner même une idée imparfaite. — Si, si, parlez ; je veux savoir au juste ce qui se passe en ce pays. — Soyez assuré, saint-père, ajouta l’abbé Segni, que ce sont des choses telles, qu’il serait absolument impossible de trouver des paroles pour les exprimer devant votre sainteté... — Allons, allons, parlez, et ne vous mettez pas en peine du reste ; cela me regarde. — Jamais ma bouche ne pourra proférer de tels blasphèmes en votre présence. — L’intention justifie tout, mon cher Segni ; et je vous absous d’avance de tout ce que vous pourrez dire qui blesserait votre conscience ; parlez, je le veux. »

Cet ordre parut jeter Segni dans une agitation très-grande ; et comme il paraissait encore indécis de s’y conformer : « Parlez, parlez, monsieur l’abbé Segni, lui dit Pancirole ; parlez librement devant sa sainteté. C’est un devoir pour vous, et le saint-père vous saura gré de la fidélité de vos récits. — Oui, sans doute, ajouta le pape, dont la physionomie exprima alors autant de curiosité que de bienveillance ; parlez, et surtout ne me cachez rien. »

Après avoir fait encore de longs efforts intérieurs pour vaincre la répugnance qu’il éprouvait à donner le récit de ce qu’il avait vu et entendu à Genève, Segni raconta enfin tous les accidents de son séjour dans cette ville, mais non sans de fréquentes réticences, dont le pape ne se contenta pas, car il fallut tout dévoiler ; et il n’y eut pas jusqu’aux pamphlets et aux gravures satiriques dont on n’exigeât l’exhibition de la part du pauvre abbé.

Ce moment fut pénible pour tous. Malgré le désir raisonnable de Pancirole que le pontife connût la vérité, il ne put voir sans émotion Innocent laissant échapper des larmes, et Segni éprouvant un désespoir mêlé de remords, comme s’il eût été coupable lui-même des crimes de lèse-majesté dont il n’était que le dénonciateur. Troublé, attendri à la vue de l’émotion du pontife, l’abbé ne pouvant se pardonner d’avoir obéi, s’était prosterné aux pieds d’Innocent, qu’il tenait embrassés, répétant au milieu des larmes et des sanglots : « Que votre sainteté me pardonne ; c’est elle qui a voulu, qui a exigé que je parlasse !... Grand Dieu ! que vais-je devenir ?... Votre pouvoir, saint-père, sera-t-il assez grand pour me pardonner ? » Et Segni continua de se rouler devant le pape, en exprimant par des monosyllabes et des sons inarticulés l’état violent où était tombé son âme.

Le pape pleurait. Pancirole, qui jusque-là s’était tenu à quelque distance, se rapprocha d’Innocent, dont il toucha amicalement la main, tandis qu’il dit doucement à Segni que sa sainteté ordonnait qu’il se relevât ; et s’adressant de nouveau au secrétaire : « Vous êtes un excellent catholique, monsieur l’abbé Segni, lui dit-il ; vous vous êtes conduit en homme d’honneur, et je ne crains pas de me faire l’interprète du saint-père, en disant que votre sincérité et votre dévouement lui sont précieux ; mais nous devons ménager la santé du pontife, qui est chancelante. » Alors Pancirole attira Segni dans un angle de la chambre, et reprenant le ton ordinaire de la conversation : « Vous n’avez pas d’autres pamphlets, d’autres satires que celles-ci ? lui demanda-t-il en lui montrant les papiers qui avaient été présentés au pape, et dont il s’était aussitôt emparé. — Non, éminence. — Faites-y bien attention ; et s’il vous en restait quelques-uns par hasard, remettez-les-moi. — Oui, éminence. — Car il serait fâcheux que de telles choses fussent connues ici ; c’est sérieux, prenez-y bien garde ! » L’abbé Segni fit comprendre par un geste respectueux qu’il sentait toute l’importance d’une telle recommandation. Après quoi Pancirole le questionna sur sa famille, sur ses espérances, cherchant même à connaître quelles pouvaient être ses prétentions. Mais l’abbé, dont les esprits étaient encore troublés par l’idée de la témérité avec laquelle il s’était soulagé l’âme devant le souverain pontife, ne put faire des réponses propres à éclairer le secrétaire d’état. Tout plein encore de ce qu’il avait osé dire au pape, il crut pouvoir revenir sur ce sujet avec Pancirole, qui l’engagea à se calmer et à éviter de reparler d’une chose qui donnait des agitations fâcheuses au saint-père. Avant de le congédier il le ramena devant Innocent, près duquel l’abbé s’agenouilla en lui demandant la bénédiction, qui fut donnée et reçue cette fois avec une émotion réciproque, dont Pancirole lui-même fut touché. « Pancirole, dit le pape, les larmes aux yeux, dès que Segni fut sorti, il faut penser à ce garçon ; je veux faire quelque chose pour lui. Qu’est-ce qui pourrait lui convenir ? Pensez-vous qu’il puisse nous être utile dans la carrière où il est lancé ? — J’en doute, saint-père. C’est une bonne et excellente nature, comme vous avez pu en juger, mais sur laquelle on ne peut pas compter dans les affaires difficiles. Quand ces gens-là se trompent, c’est comme quand ils font bien, ils poussent tout à l’extrême. C’est un homme qui a besoin de vivre tranquille ; et puisque vous lui voulez du bien, saint-père, il faut éviter de le mettre en contact avec les hommes. — Alors, dit le pape, une petite abbaye, un bénéfice raisonnable ? — Serait le meilleur de beaucoup, ajouta Pancirole. — Eh bien ! continua le pape, arrangez cela pour lui. »

Le secrétaire d’état secoua d’abord la tête sans répondre ; et comme Innocent renouvela son ordre par un regard, alors le ministre lui dit : « Votre sainteté n’ignore pas que je suis complètement étranger aux affaires de la daterie, où celle-ci doit se traiter. Si monseigneur Cecchini remplissait ses fonctions, je pourrais peut-être m’entendre avec lui ; mais avec son sous-dataire, avec Mascambruno, qui n’expédie rien que quand son excellence madame votre belle-sœur en a décidé, que pourrais-je faire ? — Dieu tout-puissant ! dit le pape avec une espèce d’effroi, ainsi il faudrait que je demandasse cette faveur à dona Olimpia ?... Ah ! Pancirole, s’écria Innocent en se jetant sur son prie-Dieu et en fondant en larmes, où en sommes-nous ? »

Le pontife ne pouvait plus goûter un instant de repos, fréquemment tourmenté par les accès de son mal, les grands et le bas peuple en prenaient toujours occasion pour suspendre le cours des affaires, et remettre tout en question, comme il arrive dans les pays dont le souverain est électif. Inquiet sur la politique extérieure depuis le traité de Munster ; sans cesse menacé de voir éclater des révoltes dans Rome, à cause de la cherté des grains ; engagé dans d’énormes dépenses pour les constructions de la fontaine, du palais et de l’église de la place Navone ; mal avec tous ses parents, peu aimé et médiocrement servi par la plupart de ses officiers, le pontife se sentait accablé à l’idée qu’il n’avait de véritable soutien, de véritable ministre que Pancirole, mais encore sous la condition que dona Olimpia serait décidément éloignée des affaires ; et quoique le pape n’osât pas se l’avouer, c’était là réellement ce qui jetait le découragement et la douleur dans son âme. D’un autre côté, les talents remarquables, la probité politique et le grand âge de Pancirole, donnaient à cet homme, triomphant alors, une puissance d’autant plus grande qu’il ne manifestait ses espérances à la tiare que par des actes qui tous concouraient à en conserver la dignité et à en purifier l’éclat. Personne ne pouvait blâmer l’ambition d’un homme qui se montrait habile en restant honnête, qui tout en soignant ses propres intérêts servait puissamment ceux du saint-siége. Ce fut donc pour le ministre d’Innocent X l’instant de se préparer une solide candidature pour la vacance prochaine, que le grand âge et les infirmités du pontife régnant semblaient rendre imminente, et il ne pouvait se concilier plus sûrement les suffrages du peuple, de la noblesse et du sacré collège, qu’en arrachant le timon des affaires des mains de dona Olimpia. Il y travaillait depuis longtemps ; mais cette fois il s’apprêta à porter le dernier coup, et le hasard le servit.

Il y avait plus d’un mois que Pancirole pressait le pape, toujours disposé à remettre les affaires, d’ouvrir un consistoire, lorsque la vieille querelle du duc de Parme avec Urbain VIII s’étant réveillée, la tenue en devint indispensable. On convoqua les membres du sacré collège appelés à le composer ; et comme la question principale qui devait y être traitée était la vengeance de la mort d’un évêque, que l’on disait avoir été assassiné par les ordres de Ranuccio, duc de Parme, cet événement ayant fait grand bruit à Rome, dona Olimpia prévit qu’il deviendrait l’occasion d’une décision importante, et résolut d’y assister.

Jusque-là, aucun avertissement positif de s’abstenir de prendre part aux conférences politiques ne lui avait été donné ; et comme depuis l’avénement d’Innocent au trône elle n’avait pas cessé d’y assister, ouvertement ou en cachette, elle crut devoir user de ce privilège, surtout au moment où l’on paraissait disposé à le lui ravir.

Le pape fut instruit de ce projet ; de son côté, Pancirole en eut connaissance ; mais tous deux gardèrent le secret, l’un pour éviter tout éclat, l’autre dans l’espérance d’en voir succéder un décisif.

Le jour désigné pour la tenue du consistoire était arrêté, et l’on devait s’assembler dans la chambre du pontife, à l’issue de la messe papale. Tandis qu’elle se célébrait, dona Olimpia, usant sans crainte du privilège dont elle jouissait depuis si longtemps, entra d’avance par les appartements intérieurs, et pénétra jusque dans la chambre du pape. Dans l’un des deux vides qui formaient l’alcôve où se trouvaient les coffres dans lesquels Innocent déposait ses trésors, était pratiquée une retraite où se tenait dona Olimpia lorsqu’elle voulait assister aux conseils sans être vue. Dans les beaux temps de sa faveur, elle n’avait que rarement recours à cette précaution, qu’elle crut devoir prendre cette fois, sauf à se montrer tout à coup, comme cela lui était arrivé plus d’une fois, lorsque la discussion ne prenait pas un tour qui lui convînt.

La messe dite, des domestiques transportèrent le pape chez lui, sur une petite litière d’appartement, pour éviter un trajet que ses infirmités ne lui permettaient pas de faire facilement, et derrière lui suivaient à petits pas Astalli, le nouveau cardinal neveu, Pancirole, le camerlingue Sforza, le grand pénitencier Spada, Mascambruno, et quelques autres personnages qui devaient faire partie du conseil. Tandis que ce cortège se dirigeait lentement vers l’intérieur du palais, le cardinal Sforza fermait la marche. En causant avec monseigneur Fabio Chigi, revenu dernièrement de sa nonciature à Cologne, le camerlingue s’égayait comme à son ordinaire au sujet de dona Olimpia, qui, disait-il, allait présider le consistoire comme une sainte du fond de sa niche. « Ah ! ajouta-t-il, en modérant autant qu’il le pouvait les éclats de sa voix, j’en ai entendu de belles hier sur son compte ! et le peintre Salvator Rosa lui a fait une part dans sa satire de la Babylone, qui a mis tout l’auditoire dans une belle humeur ! C’est un morceau qu’il faut entendre, mon cher Fabio. On a quelque peine à être admis à ces séances. L’auteur exige la discrétion, et il se fait un asile sacré de son auditoire, en le composant de ceux même qui seraient le plus en position de lui nuire. Mais c’est le secret d’arlequin, car tout le monde en parle, ce qui enchante l’auteur, persuadé que ceux qui, en venant chez lui, lui donnent le droit de tout dire, n’auront pas le mauvais goût de le dénoncer. »

Fabio Chigi, naturellement grave et parlant peu, écoutait attentivement le cardinal Sforza, qui lui récita à l’oreille quelques vers de la satire, et intérieurement son grave confrère éprouva une assez vive satisfaction en apprenant que le règne de dona Olimpia semblait près de sa fin[5].

Cependant on entra dans la chambre du pape ; chacun prit place selon les égards de la politesse, plutôt que d’après la rigueur du cérémonial. Bientôt Pancirole exposa l’affaire principale sur laquelle on devait statuer. Sous le pontificat précédent, les neveux d’Urbain VIII, les Barberins, avaient fait d’immenses sacrifices en hommes et en argent, dans le dessein de s’emparer du duché de Castro et du comté de Ronciglione, appartenant aux ducs de Parme, pour les joindre aux états romains. Après de nombreuses attaques et une défense également acharnée, on en était venu à un arrangement, qui ne contenta aucune des parties. Innocent X en montant sur le trône consentit à faire la paix, après que le duc de Parme se fut engagé à payer annuellement une espèce de tribut, que des banquiers de Rome devaient solder à des échéances déterminées. Or, il arriva bientôt que cette banque n’ayant pas reçu de fonds du duc de Parme, ne fit pas le payement accoutumé au trésor pontifical, lui sans doute avait plus de raisons de ménager les banquiers romains que le gouvernement du duc. On députa alors des commissaires de la chambre pontificale à Parme, pour répéter la dette ; mais ils y furent reçus par des soldats, qui pour toute réponse couchèrent les envoyés en joue et se moquèrent d’eux, ce qui mortifia singulièrement le pape. Pancirole voulait une rupture brusque, et avait même déjà fait quelques préparatifs de guerre ; mais, par l’entremise de Ferdinand II, grand-duc de Toscane, ce différend était sur le point de s’arranger, lorsqu’un événement aussi horrible qu’inattendu rompit toute négociation et mit le gouvernement du saint-siége dans la nécessité de se montrer implacable envers Ranuccio, le duc de Parme.

L’évêché de Castro étant venu à vaquer, Innocent X y avait nommé un religieux théatin, Christophe Giarda, contre le gré du duc. Giarda, connaissant les mauvaises dispositions du prince contre lui, avait fait tous ses efforts pour engager le pontife à révoquer sa nomination, prévoyant bien le malheur dont il était menacé. Ce fut en vain qu’il insista, il fallut obéir ; et il arriva en effet qu’étant à Acquapendente, Giarda fut assassiné par les soldats d’un certain Provençal, nommé Joseph Gaufride, qui, de maître de langue française de Ranuccio, était devenu le général de son armée.

C’était cet attentat sacrilège qu’il s’agissait de punir, et dont Pancirole fit connaître les détails et les preuves au consistoire. En cette occasion il était indispensable de venger l’injure faite au gouvernement spirituel et temporel du saint-siége ; aussi, le ministre d’état, par le rapport qu’il fit de cette affaire, ne laissa-t-il aucun doute dans l’esprit de ses auditeurs sur le parti qu’il y avait à prendre. Le pape et Pancirole n’aimaient point les Farnèse, parce qu’ils les regardaient comme des sujets rebelles à leur légitime souverain, et que d’ailleurs ils étaient alliés de la France. Aussi, saisissant avec empressement une occasion aussi favorable de sévir contre Ranuccio, fut-il décidé qu’on lui ferait la guerre, et qu’on n’y mettrait pas de relâche que le saint-siége ne fût rentré dans la possession du duché de Castro et du comté de Ronciglione.

Le pape eut l’extrême satisfaction de voir que tous ceux qui l’entouraient partageaient le désir qu’il avait de se venger, et il donna ordre au cardinal neveu de faire savoir au comte David Vidman et à Girolamo Gabrielli de se tenir prêts à conduire trois mille hommes à Castro, pour en faire le siége immédiatement.

L’importance de cette affaire avait donné jusque-là à la tenue du consistoire une gravité dont on se relâcha bientôt lorsque le pape eut pris sa décision. Les conversations devinrent particulières ; et quoique les sujets en fussent différents, tous ceux qui étaient présents s’accordaient sur un point, qu’il était indispensable, soit par la force des armes quand il en était besoin, mais plus particulièrement par la régularisation du gouvernement et des mœurs ecclésiastiques, de rendre au saint-siége l’éclat pur dont il serait à désirer qu’il brillât en Europe. « On ne saurait se le dissimuler, disait Flavio Chigi à plusieurs cardinaux placés près du pape, qui ne perdit rien de ce discours, non-seulement le nombre des hérétiques s’augmente effectivement dans le nord de l’Europe, mais parmi ceux qui résistent à tant de nouveautés dangereuses, il y en a beaucoup qui blâment avec une sincérité respectable une foule d’abus, de désordres, qui se sont introduits dans les habitudes du clergé romain. Pendant ma nonciature à Cologne, et durant la tenue du congrès de Munster, ajouta-t-il, ce qui a été débité contre les déportements du clergé catholique par les protestants vous ferait frémir. Il est de l’intérêt de tous ceux qui sont attachés à la sainte Église romaine de poursuivre le désordre partout où il s’est introduit. — Il faudrait commencer par faire une réforme dans les couvents, dit tout à coup Mascambruno ; la paresse et la luxure s’y sont introduites ; c’est là où est la racine du mal. — Laissez donc les pauvres moines en paix, interrompit Sforza ; c’est le haut clergé qui doit donner l’exemple de la réforme ; et c’est à nous, oui, à nous à commencer ! Quand nous ferons bien, on nous imitera, n’est-ce pas monseigneur ? » demanda-t-il en riant au cardinal neveu, qui, par un signe des yeux, mais sans rien répondre, fit entendre qu’il y avait du vrai dans cette observation. « Soyez certain, ajouta Sforza en s’adressant à Astalli et à Pancirole, mais désirant d’être entendu du pontife, que tant que l’on ne dira pas la vérité bien haut, tant qu’on ne dira pas là est le mal, et parlant ainsi il indiqua le lieu où dona Olimpia se tenait cachée, c’est comme si on ne faisait rien. »

Tous les assistants restèrent confondus en entendant cette boutade ; et comme le silence commençait à devenir gênant pour tous, Sforza eut encore le courage de le rompre. « Puisque nous nous sommes comportés si vaillamment contre un ennemi extérieur, ajouta-t-il, en envoyant une armée pour le combattre, ne saurions-nous trouver des soldats et un capitaine pour nous débarrasser d’une ennemie intérieure qui nous fait plus de mal que le duc de Parme ? — Taisez-vous donc, dit tout bas Mascambruno au cardinal Sforza, elle est là ! — Je le sais bien ; c’est afin qu’elle m’entende que je parle si haut ! »

La glace était rompue ; Pancirole fut obligé d’intervenir. « Monseigneur le camerlingue, dit-il à Sforza, n’oubliez pas que sa sainteté est présente, ou si vous avez quelque plainte à faire, expliquez-vous nettement. » Ces mots firent naître la plus vive émotion dans le cœur des assistants, et l’on peut penser si dona Olimpia, du fond de sa retraite, s’apprêta à porter une oreille attentive à tout ce qui allait se dire. Sforza seul conserva son sang-froid ; et après avoir cru lire sur la physionomie de Pancirole et d’Astalli, que si la forme de ses discours avait pu les embarrasser, ils étaient assez disposés à en approuver le fond, avec sa franchise ordinaire, il s’exprima en ces termes : « Le saint-siége est devenu l’objet de reproches amers et des satires les plus infâmes ; c’est ce que chacun sait et répète. Jusqu’ici tous ceux qui ont débité ces reproches sous formes de plaisanteries ont entretenu la médisance et parfois la calomnie ; cependant non-seulement ces émules de Pasquin sont restés impunis à Rome, mais on les écoute, on colporte même avec empressement leurs bons mots jusque dans les palais du Vatican ou du Quirinal ; seulement on le fait en cachette. On a pu croire que ces hardiesses furtives auraient un bon effet ; on s’est trompé, et je ferai l’essai d’un moyen contraire. Je veux vous donner connaissance de satires plus âcres que celles de Pasquin, et qui rendent journellement la sainte Église romaine un sujet de dérision à cinq cents lieues de la capitale du monde chrétien. Voici donc, il faut que vous le sachiez, les plaisanteries que l’on se permet à Londres sur le pontife romain, à Londres, où, vous ne l’ignorez pas, on juge à mort les rois. On a représenté devant Cromwell, pour divertir ses officiers, une comédie dont le titre est le Mariage du pape... »

À ces mots, un mouvement d’horreur se fit sentir dans toute l’assemblée ; mais le cardinal tint bon. « Vous le comprenez, ajouta-t-il, si vous aviez lu ce que je viens de rapporter sur la statue de Pasquin, vous auriez ri de pitié et seriez passés outre. Ici, où nous sommes, on y fera attention ; et je l’avoue, c’est ce que je désire ardemment, pénétré comme je le suis d’amour et de respect pour la sainte Église et pour son chef. Je m’abstiens cependant de donner les détails de cette turpitude dramatique, où la personne du pontife et les choses les plus saintes sont indignement travesties ; mais je me réserve d’indiquer à ceux qui croiraient nécessaire d’en prendre connaissance, et à ce moment Sforza regarda d’une manière significative Pancirole et Astalli, les Anglais catholiques, qui, entraînés par un zèle pieux, ont cru devoir dénoncer ces infamies. »

Le cardinal Sforza cessa de parler ; l’assemblée, immobile de stupeur, garda un silence absolu, et le pape demeura gisant comme s’il eût été foudroyé. La tête appuyée sur le dossier de son fauteuil, il tenait ses yeux vaguement dirigés vers le ciel, qu’il implorait sans doute. À la gauche de son siége, se tenait debout son ministre d’état, qui, sentant la nécessité de mettre un terme à cette scène fatigante pour tous ceux qui y assistaient, fit un signe à Astalli pour qu’il congédiât les membres du consistoire.

Innocent était à peine resté seul avec Pancirole et Astalli, que dona Olimpia, pâle et dans une agitation extrême, s’élança de sa retraite et se jeta aux pieds du pape pour le secourir. Il se passa quelque temps avant qu’Innocent, revenant à lui comme d’un long sommeil, et après avoir regardé tour à tour les trois personnes qui l’environnaient, put dire à sa belle-sœur, avec un accent indicible d’étonnement et de reproche : « Eh quoi ! c’est vous ? »

Les soins que réclamait presque constamment l’état valétudinaire d’Innocent sauvaient parfois dona Olimpia des positions les plus embarrassantes. Elle eut recours à cette ressource, et se hâta d’apprêter et d’offrir au pape une boisson dont il faisait usage dans les instants de faiblesse. Innocent remercia poliment sa belle-sœur, en laissant deviner, par un mouvement qu’il fit pour voir qui était dans sa chambre, l’étonnement de la trouver vide. Bientôt succéda un moment de silence complet, pendant lequel le pontife s’étendit sur son siége, et passa ses mains sur ses yeux pour s’arracher à l’espèce de songe où il avait été plongé ; puis, reprenant enfin l’usage de son esprit, il se tourna vivement vers sa belle-sœur, et après l’avoir {{corr|envisagé|envisagée]] assez longtemps. — Vous sentez, madame, lui dit-il, qu’après ce qui vient de se passer, le parti qui reste à prendre n’est point douteux. » Cet arrêt prononcé, il se fit encore un assez long silence. Le pape espérait qu’on ne lui en demanderait pas davantage ; Astalli, et surtout Pancirole, voulaient quelque chose de plus décisif, tandis que dona Olimpia s’apprêtait déjà à profiter de ce qu’il y avait de vague dans les paroles d’Innocent, pour sauver ce qu’elle pourrait de la puissance qu’on allait lui ravir.

« En cette occasion, comme à toutes les époques de ma vie, saint-père, dit Olimpia, je suis prête à obéir à vos volontés. Décidez, ordonnez, et vous me verrez respectueusement soumise. Si dans ce moment j’ose élever la voix, ce n’est point dans l’espoir de vous faire changer de résolution, mais pour faire observer seulement qu’en cédant trop facilement à l’influence de calomnies absurdes, on risque de leur donner l’importance de la réalité. Que vous importe, je vous prie, ce qu’un peuple sauvage et hérétique peut penser et dire de vous ? Et n’est-ce pas augmenter l’orgueil des ennemis de l’Église romaine que d’avoir l’air de se soumettre à leurs opinions fantasques ? Ces horribles orgies que l’on fait à Londres, ces drames impies et obscènes, si toutefois ce ne sont pas les ennemis du saint-siége qui en ont eu l’invention dans Rome même, ces comédies où l’on vous bafoue en Angleterre, est-il si pressé d’en faire connaître l’existence en Italie par le contre-coup du chagrin que vous ferez à quelqu’un de votre famille ? Opposez un front calme et sévère à tous ces calomniateurs ; confondez-les par l’expression de votre mépris, mais n’en parlez pas, et que le bruit ne s’en répande pas hors de cette enceinte. »

Le pape voulut répondre, mais il hésita ; alors Pancirole prit la parole : « Si les bruits, si les satires dont vous parlez, princesse, dit-il à Olimpia, n’étaient accueillis et répétés que par les hérétiques, quoiqu’il y eût encore beaucoup de danger, selon mon opinion, à ne pas agir de manière à leur ôter tout prétexte de les faire, je concevrais qu’on eût l’idée de n’opposer à ces injures que le mépris. Mais il n’en est pas ainsi : outre le nombre et la puissance du parti protestant, qui s’augmentent d’une manière effrayante, comme l’a si bien prouvé le traité de Munster, le relâchement de la discipline ecclésiastique en France, en Espagne, et même à Rome, il faut l’avouer, a donné faveur aux opinions des prétendus réformateurs. Rien n’est moins rare aujourd’hui, madame, que de rencontrer des catholiques sincères et zélés, dont le langage, quant à ce qui touche à la discipline et à la morale, s’accorde avec celui des hérétiques. Cette confusion a ses inconvénients… nous en avons eu une preuve terrible il n’y a qu’un instant… — Un insolent ! un fou ! s’écria dona Olimpia avec véhémence. — Ce sont ces hommes qu’il ne faut pas irriter. — À vous entendre, on leur donnera peut-être des récompenses ! — Pamphile, interrompit brusquement le pape en s’adressant à Astalli, que le jour ne s’achève pas sans que l’on fasse savoir au cardinal Sforza que nous voulons qu’il aille, sans délai, s’occuper du soin de son évêché à Rimini, et qu’il ne s’en écarte point sans notre ordre ! »

Pancirole laissa passer ce coup de foudre, puis reprit bientôt tranquillement en s’adressant toujours à dona Olimpia : « Je vous faisais observer, princesse, que rien n’est plus dangereux que de laisser subsister des prétextes, parce que le public les façonne à son gré. — Eh ! que nous importe le public de Londres, fit observer violemment dona Olimpia, que l’exil de Sforza encourageait, pourvu que celui de Rome se taise ? — C’est qu’il ne se tait pas, madame. — Eh bien ! c’est à vous ou au cardinal neveu qu’on doit s’en prendre. C’est que vous faites mal votre devoir. »

Ces mots inquiétèrent le pape ; il tourna ses yeux vers Pancirole, qui, sans rien perdre de son imperturbable tranquillité, répondit : « Malgré tous les soins que je prends, madame, je conviens qu’il y a une foule de délits, de crimes dont je n’ai pu faire poursuivre les auteurs, faute de les connaître. L’abus des protections, les droits d’asile sont le privilège de tant de personnes à Rome, et tant de gens considérables se font un point d’honneur de soustraire les coupables aux investigations de la justice, que bien des crimes demeurent impunis. Je l’avoue donc, mon activité reste souvent impuissante. Mais puisque nous en sommes sur ce sujet, je prendrai la liberté de vous demander si vous, princesse, qui avez le secours journalier de l’homme le plus habile en fait de recherches difficiles, le prélat Azzolini, vous êtes parvenue à découvrir quels sont les auteurs d’un attentat à la majesté du souverain pontife, commis dernièrement dans plusieurs quartiers de Rome ? »

À cette question, dona Olimpia devint pâle et tremblante. « J’avais jugé à propos, continua Pancirole, malgré le regard de dona Olimpia, qui lui disait si clairement de se taire, de ne pas chagriner sa sainteté par le récit d’une affaire pénible pour elle... et pour vous, madame. Mais puisque l’on paraît se défier de ma vigilance, je dois me justifier ici. — Qu’est-il donc encore arrivé ? demanda le pape avec une extrême curiosité. — Rien ! rien, saint-père, dit Olimpia ; c’est une de ces plates impertinences comme la populace en invente journellement !

— Parlez ! parlez, Pancirole, je le veux, » dit impérieusement le pape. Le ministre raconta alors que pendant près d’un mois on était parvenu à substituer au nom d’Innocent X, souverain pontife, inscrit sur le portail de plusieurs églises de Rome, celui de dona Olimpia, ajoutant qu’on avait porté l’audace jusqu’à faire ce changement dans l’intérieur de Saint-Jean de Latran. « Malgré toute l’activité des personnes commises par mes soins, ajouta le ministre après avoir terminé son récit, on n’a pu surprendre personne en flagrant délit ; et si l’on en juge par les dépenses qu’a dû occasionner l’exécution nocturne de ces changements d’inscriptions, si enfin on doit prêter quelque foi aux rapports vagues que j’ai difficilement obtenus, il paraîtrait que plusieurs cours étrangères et catholiques, notez-le bien, ont provoqué ce grand scandale.

— C’est outrager les ambassadeurs étrangers, s’écria dona Olimpia avec emportement, que de leur attribuer les bassesses de la plus vile canaille !

— Dépourvu de preuves, je n’affirme rien ; mais il n’est pas possible, madame, que les mêmes bruits ne vous soient pas parvenus.

— Je les ai repoussés. — C’est un tort, excellence : en les recevant comme des avis, on peut en tirer parti.

— Accueillir des soupçons vagues n’est pas mon usage ; encore moins de les prendre pour règle de conduite. »

En achevant ces mots, dona Olimpia, encouragée par la stupeur d’Innocent, qu’elle interprétait comme un silence approbateur, lança un regard menaçant sur Pancirole.

Le ministre, fatigué d’avoir longtemps parlé, ou feignant au moins de l’être, s’éloigna du fauteuil du pape, fit quelques pas dans la chambre, et jeta un coup d’œil sur Astalli pour l’avertir de le suppléer. Retiré à quelque distance des interlocuteurs, sur lesquels il fixa son regard, il se prépara, en se reposant, à suivre attentivement les progrès d’une scène qui ne pouvait finir que violemment.

D’un ton poli, mais ferme comme son rang l’autorisait à parler, le cardinal neveu prit la parole : « C’est en vain, excellence, dit-il à dona Olimpia, que vous cherchez à vous faire illusion sur l’ensemble et la nature des faits qui viennent d’être exposés. Quelque grossiers, et aussi blâmables que soient dans la forme les avertissements qui sont donnés par la voie publique, il y aurait de l’imprudence à ne pas en profiter ; faites-y bien attention ! »

Un sourire dédaigneux précéda l’interruption de la belle-sœur d’Innocent. « Si vous n’ajoutez pas, dit-elle, d’argument plus fort à ceux que l’on vient de faire valoir, ce n’était vraiment pas la peine que le ministre d’état cédât la parole au cardinal neveu pour répéter des lieux communs. » Et après ces mots, dona Olimpia, promenant son regard de bas en haut sur Astalli, et ensuite sur Pancirole avec l’expression de la menace et du mépris, elle se tourna vers le pape, qu’un étonnement douloureux maintenait toujours dans un silence morne.

Il y eut un moment d’hésitation entre dona Olimpia, qui sentait qu’elle ne pouvait plus reculer, et Pancirole, qui comprit que s’il ne poussait pas les choses à bout sur le moment, il laisserait la victoire à sa rivale. Déterminé enfin à user de toutes les ressources qu’il avait pour la réduire, il fit un signe significatif, et sans doute convenu, au cardinal neveu, qui se rapprocha avec gravité du pape et de sa belle-sœur, à qui il s’adressa. « Madame, dit Astalli en tirant de dessous son vêtement plusieurs objets qui semblaient pesants, je n’ai pas l’espoir de mieux dire que son éminence, et je regrette sincèrement que l’intérêt que vous portez à sa sainteté ne vous engage pas à prendre spontanément un parti que tout, tout, madame, répéta le cardinal neveu d’un ton solennel, vous fait une loi indispensable de suivre. Vous êtes dans l’erreur, madame : ce que vous ne considérez que comme des injures, nous sommes, le ministre d’état et moi, obligés de les considérer comme des avertissements. Sa sainteté, nous en sommes certains, ne nous démentira pas. Mais enfin, ajouta Astalli, qui s’aperçut que dona Olimpia se disposait à réveiller les sentiments de son beau-frère en sa faveur, s’il pouvait rester dans l’esprit du saint-père encore quelques doutes à ce sujet, malgré l’extrême répugnance que nous éprouvons, son éminence et moi, à fatiguer l’esprit et à chagriner l’âme du souverain pontife par l’exposition de détails repoussants, nous mettrions sous vos yeux des choses qui prouvent qui le bas peuple n’est pas seul préoccupé de ce qui se passe à Rome, et qu’au contraire c’est des cabinets les plus puissants, de chez les princes qui exercent le plus d’influence en Europe, que s’échappent clandestinement toutes les espèces de satires les plus virulentes et les plus terribles qui inondent Rome. »

Après ces paroles, que le cardinal neveu avait prononcées avec un mélange de gravité et d’émotion très-sensible, le pape et dona Olimpia portèrent les yeux avec empressement sur une ou deux poignées de médailles que leur présenta Astalli. La plupart et les plus petites étaient en cuivre, d’autres en argent, et on en distinguait deux en or, d’un diamètre plus grand, dont la valeur pouvait s’élever à vingt écus romains. À quelque différence près dans les détails, toutes présentaient les mêmes sujets ; d’un côté était gravé le portrait de dona Olimpia avec la tiare sur la tête et les clefs de saint Pierre à la main ; de l’autre, Innocent X avec les cheveux ajustés à la mode des femmes, et tenant un fuseau et une quenouille.

« Voilà, reprit le cardinal neveu, ce qui m’a été envoyé hier matin. Nous savons qu’il en a été distribué dans toute la ville et aux différentes cours de l’Europe. Et soit que l’on réfléchisse aux dépenses d’une pareille émission de médailles ou que l’on connaisse les renseignements qui nous ont été donnés, joints aux observations des experts en l’art, sur le style, le goût et la fabrication de ces pièces, personne ne peut douter qu’elles ne viennent d’Allemagne.

— Ferdinand ! s’écria dona Olimpia. — L’empereur ! » dit Innocent en baissant son front. La foudre serait tombée sur eux qu’ils ne seraient pas demeurés dans une immobilité plus complète.

À la vue de leur abattement, Pancirole et Astalli se sentirent émus eux-mêmes. Ils étaient dans la position de deux médecins qui, ayant administré un remède héroïque en désespoir de cause, attendent son effet avec inquiétude.

Cette fois le pape revint à lui le premier, et bientôt les deux cardinaux, immobiles et dans l’attente, entendirent le vieillard disant d’une voix étouffée : « Sortez de ce palais, madame, sortez de ce palais ; il n’est plus possible que vous vous y présentiez. »

Dona Olimpia sortit sans dire un mot. Le pape était épuisé de fatigue, et les deux cardinaux le laissèrent entre les mains de ses serviteurs, qui le mirent au lit.

CHAPITRE VI.

Pendant plusieurs jours il ne fut bruit à Rome que de la rupture définitive du pape avec dona Olimpia. Si la cause de cet événement fut diversement interprétée, la satisfaction que l’on en ressentit était à peu près unanime ; et ceux qui l’avaient préparée, Pancirole et Astalli, eurent la joie de se sentir soutenus par l’opinion générale. En effet, Pancirole avait obtenu tout ce qu’il était raisonnable d’espérer. Dona Olimpia ne pouvait plus prendre ostensiblement part aux affaires d’état ; point capital pour le ministre, qui voulait sauver les apparences, n’ignorant pas qu’aucun effort humain ne pourrait empêcher Innocent de voir et de consulter sa belle-sœur en particulier.

Pour Astalli, conseillé et soutenu par Pancirole, et servi surtout par les inclinations du pape, qui ne pouvait vivre sans favori, il devint le lieutenant, le vicaire visible et nécessaire du pontife, et acquit en peu de temps une importance et un pouvoir extraordinaires à la cour, par le nombre des grâces et des faveurs dont on lui permit de disposer. Outre cette faculté, que les postulants de toute espèce étaient enchantés de trouver chez lui, parce qu’il en usait généreusement, les ambassadeurs, les envoyés des nations étrangères, s’applaudissaient d’avoir à traiter avec un cardinal jeune, aimable, aimé du pape, et qui les affranchissait du joug humiliant que leur imposait depuis si longtemps une femme dont ils avaient sans cesse à redouter l’orgueil et la cupidité. Par la volonté de Pancirole, et grâce à l’engouement du pape, la faveur d’Astalli alla donc toujours croissant.

Si le succès aussi inexplicable qu’inattendu de ce jeune homme donnait de l’inquiétude à dona Olimpia, il ne la découragea point. Elle attendit, pour essayer de rétablir quelques relations avec le pape, un accident qui ne pouvait manquer d’arriver prochainement. En effet, elle ne tarda pas à être instruite que le pontife éprouvait une de ses indispositions accoutumées. Elle écrivit d’abord billet sur billet à Innocent pour s’informer de sa santé ; et quand elle supposa que les soins qu’elle lui avait toujours prodigués en pareille occasion étaient devenus indispensables, elle se rendit de nuit au palais pontifical, dont elle connaissait si bien les détours, et où elle trouva en effet moyen de pénétrer.

Le cœur du pontife tressaillit en la voyant entrer. « C’est vous ? demanda-t-il d’une voix émue. — C’est votre sœur qui vient voir et assister son frère, » répondit Olimpia. Et sans autre préambule elle s’empressa de mettre ses oreillers, ses couvertures en ordre et dans la disposition que le malade préférait. Le pape voulut parler ; mais elle l’engagea à garder le silence. « Ne vous fatiguez pas, frère, tenez-vous en repos, dit-elle. Je vais voir si vos boissons ont été convenablement préparées, pour vous les faire prendre quand il en sera temps. Tâchez de reposer, et ne dites mot. » Elle l’enveloppa avec sollicitude, s’assit à quelque distance du lit sans proférer une parole, ne se montrant occupée que de prévenir par ses soins, les volontés et même les fantaisies du malade.

La nuit se passa ainsi silencieusement par la volonté de dona Olimpia, qui ne laissa dire au pape et ne proféra elle-même que le peu de paroles qu’il fut indispensable d’échanger pour l’administration des médicaments. Un peu avant le jour, la belle-sœur d’Innocent prit congé de lui, après avoir demandé si sa présence serait nécessaire la nuit prochaine, précaution dont on lui sut gré. Elle revint le soir suivant, puis la nuit d’après, accordant à chaque fois au malade la faculté de parler un peu plus longuement. Au fond, l’indisposition du pape, cette fois, avait été si légère, que le public de Rome en avait à peine eu connaissance. Innocent pouvait recevoir pendant la partie de la journée consacrée aux affaires, et sa maladie ne revenait que le soir vers minuit, précisément à l’heure où il s’attendait à recevoir les soins de dona Olimpia ; évidemment il faisait le malade. « Mon frère, lui dit enfin Olimpia après l’avoir assisté cinq ou six fois, vous voilà complètement rétabli, je suspendrai mes visites. Je craindrais, en les prolongeant, qu’on ne leur donnât une interprétation fâcheuse. J’ai rempli auprès de vous les devoirs que m’imposaient la parenté et notre ancienne amitié ; maintenant que mes soins ne vous sont plus indispensables, je dois me conformer à l’exil nécessaire que vous avez prononcé. — Sœur, ne me dites donc pas des choses semblables ; vous savez que vous me frappez au cœur. — Soyez courageux, Pamphile, et ne craignez pas de faiblesse de ma part. Je suis résolue à tout souffrir, même à m’abstenir de vous entourer de mes soins, puisque vous pensez, ainsi que vos conseillers, que cet éloignement doit tourner à votre gloire personnelle et à l’avantage du saint-siége. Ah ! frère, depuis tant d’années que nos méditations se sont confondues pour maintenir le gouvernement de vos états, vous m’avez toujours vue prête à sacrifier à votre repos ainsi qu’à votre majesté ce que j’ai de plus précieux au monde. Dernièrement je vous en ai fourni le témoignage qui m’a sans doute le plus coûté, puisque c’est sur un ordre sorti de votre bouche que j’ai été... chassée d’auprès de vous. Mais en cette occasion vous avez pu juger de l’attachement profond que j’éprouve pour votre sainteté : aucune plainte n’est sortie de ma bouche ; et aujourd’hui que la réflexion a pu mettre un frein à ma douleur, je me félicite d’avoir agi ainsi, puisque je me suis conformée à ce qu’a décidé votre infaillible prudence... — Mais je ne me suis point engagé, interrompit le pape, à rompre toute société avec vous... — Pardon, saint-père, c’est l’engagement que vous avez pris avec vos ministres, et je vous conseille de le tenir. Peut-être qu’avec un peu plus de maturité dans vos réflexions vous eussiez balancé à prendre ce parti extrême ; mais enfin une succession d’événements aussi malheureux qu’imprévus vous a jeté dans cette voie, il faut la suivre ; car, nous l’avons reconnu fréquemment, rien n’est plus dangereux dans le gouvernement des états qu’une volonté chancelante. Pancirole est un homme dont les lumières et l’activité sont incontestables ; votre nouveau Pamphile vous plaît et vous épargne bien des peines. Ces deux hommes sont aimés des étrangers, avec lesquels leurs fonctions les mettent habituellement en rapport ; enfin ils paraissent faire marcher plus facilement l’ensemble des affaires. Écoutez donc leurs conseils, livrez-vous à leurs inspirations, profitez, en un mot, des avantages qu’ils paraissent apporter... Quant à ce qui me touche, saint-père, ajouta dona Olimpia en se rapprochant du pape, je ne l’envisage pas avec moins d’impartialité. Je conçois et m’explique sans peine par quelle fatalité celle qui n’a d’autre pensée, d’autre but que de vous servir et de concourir à votre élévation, est devenue au contraire un sujet de scandale au monde, un obstacle à votre gloire. Tant de gens éloignés de Rome n’asseyent leurs jugements que sur des rapports infidèles ou dénaturés par la distance des lieux ; tant d’esprits faussés par l’hérésie reportent sur ce qu’ils jugent l’erreur et la malignité dont ils sont pleins, qu’il serait étonnant que ce qui nous cause tant de peines n’arrivât pas. Aussi, saint-père, tout en gémissant au fond de l’âme de ce que je suis devenue l’objet d’infâmes satires, n’en ai-je pas moins reconnu que vous avez agi sagement en éloignant de vous celle qui servait de prétexte à toutes ces injures, en détruisant une apparence qui avait pour vous tous les inconvénients de la réalité. »

Le pape, ému, porta l’une de ses mains dans celles de dona Olimpia, qui, la serrant avec affection, ajouta : « Le conseil qu’on vous a donné, ou la résolution que vous avez prise, il n’importe, ne sont pas mauvais ; je vous engage à les suivre... » Le pape tourna ses yeux du côté de dona Olimpia, dans l’intention sans doute de s’assurer de la sincérité de cet avis ; et lorsqu’il eut témoigné son admiration en voyant sa belle-sueur confirmer gravement par un signe ce qu’elle venait de dire, il continua d’écouter celle qui commençait à reprendre son empire sur lui. « Suivez la voie où l’on vous a engagé, répéta-t-elle ; je n’ose affirmer qu’elle soit aussi sûre qu’on le prétend ; mais, quoi qu’il arrive, la personne qui consent de si bon cœur à s’effacer de la scène politique, dans l’espoir que les intérêts du saint-siége en deviendront plus prospères et votre majesté plus éclatante ; cette femme qui est devenue l’objet de la haine et de la méchanceté des hérétiques ; cette Olimpia enfin qui ne cessera jamais d’avoir pour vous une tendresse de sœur, elle se tient là à l’écart, mais près de vous comme une humble servante, veillant à tout ce qui vous est cher, et disposée, si le hasard voulait que ses conseils devinssent encore utiles, à se trouver fière de vous les offrir. »

Après avoir dit, dona Olimpia parut disposée à se retirer ; mais le pontife la retint, l’assurant qu’il avait besoin de lui exprimer toute la reconnaissance que lui inspiraient ses sentiments généreux. « Eh mais, bonne et aimable sœur, ajouta-t-il, en accomplissant un acte purement politique, est-ce une raison de croire que j’aie prétendu rompre les doux liens de la parenté ? Et si je suis forcé, par les injurieuses criailleries de gens dont au fond je ne m’inquiète guère, d’écarter votre personne de nos conseils et de nos palais, est-ce une raison pour vous fermer l’entrée de ma maison ? Est-ce que l’on prétend ôter à un souverain les consolations exclusivement réservées pour le foyer domestique ? Ah ! chère sœur, c’est une idée affreuse pour moi. Accablé par l’âge et les infirmités, ne pourrai-je plus trouver une voix et une main secourables qui fortifient mon âme, qui soulagent mon corps ? Non, non, dona Olimpia, je n’ai point entendu que les choses allassent ainsi. Vous avez si noblement renoncé au rôle apparent qui vous était échu, qu’il serait injuste de vous interdire les devoirs que vous remplissiez si bien dans l’ombre de la famille. — Prenez garde, Pamphile, de ne pas rester d’accord avec vous-même, et d’encourir le blâme de ceux... — Eh ! qui donc oserait me blâmer ? interrompit le pape avec fierté. D’ailleurs je ne change rien à ce qui a été établi. Aucune des personnes des cours étrangères n’a plus à se plaindre, tous vont s’adresser au cardinal Pamphile ; et quant aux résolutions que je prends, que l’idée m’en soit fournie par vous, par Pancirole, par mon neveu ou par tout autre, que leur importe, et qu’ont-ils à dire ? je suis le maître. — Nul doute, saint-père ; mais n’oubliez pas ce que vous avez annoncé publiquement. Quant à moi, je continuerai à mettre toute la discrétion possible dans les visites que je pourrai vous faire ; et à moins d’une indisposition nouvelle, ce dont Dieu puisse vous garder, ou d’un mot de votre main, je ne vous fatiguerai pas de ma présence.

— Non, non, dona Olimpia, s’écria le pape avec une impatience mêlée de chagrin, venez me voir... venez quelquefois... Écrivez-moi deux lignes, et je vous répondrai quand et comment je vous recevrai... Tenez, Olimpia, je ne saurais me passer de vous voir, de vous entendre... Mes idées restent toujours imparfaites quand je ne les ai pas mêlées avec les vôtres... Je ne puis penser, je ne puis résoudre seul. — Mais songez, Pamphile, que vous avez en Pancirole et en votre neveu deux conseillers infiniment supérieurs à moi. — Eh bien ! non, vous vous trompez, chère sœur ; le charme de votre conversation épure et mûrit tout ce qui vient dans mon esprit. Je l’avoue, et c’est sans doute une habitude que le temps a produite ; mais je dois vous le dire, Olimpia, chaque année, chaque jour, maintenant que je touche à la fin de ma carrière, la rend plus nécessaire, plus impérieuse pour mon âme. Et puis, réfléchissez donc, valétudinaire que je suis, puis-je me passer de soins ? Quels sont ceux qui pourraient me faire oublier les vôtres ? Votre présence seule adoucit mes maux, calme mon âme et me rappelle à la vie... Vous seule avez le don de me faire supporter les ennuis profonds et si fréquents que cause la souveraineté. Il n’y a qu’avec vous que je puis redescendre dignement et avec douceur au rôle d’un particulier. Près de vous, je sens que mon cœur de souverain rentre dans la vie privée. Je me sens frère, je me retrouve ami, parent ; je me dispute, on me résiste ; je doute, je laisse aller mes idées à l’aventure ; enfin je dépouille le souverain et suis moi, Pamphile, le frère de dona Olimpia.

Entraîné par son émotion, le vieillard fit un retour vers des temps bien éloignés. Tantôt il rappelait son séjour à Naples, lorsque, nonce en cette ville, il était entouré de la famille de son frère ; puis il revenait avec plaisir à l’époque où, chargé d’une légation en Espagne, sa belle-sœur et lui entretenaient une correspondance par lettres qui les tenait au courant des intérêts qui les occupaient alors.

Dona Olimpia ne prenait pas part à de tels souvenirs sans quelque émotion ; mais accoutumée à résister à ces faiblesses, elle engagea son beau-frère à se calmer, lui laissant entendre qu’elle n’aurait pas un grand effort à faire pour reprendre auprès de lui le rôle de confidente et d’amie.

Lorsque dona Olimpia se disposa à sortir, ils se dirent adieu en souriant. Tous deux étaient contents l’un de l’autre. Innocent prévoyait qu’il retrouverait bientôt la causerie intime, la dorloterie journalière sans laquelle il ne pouvait pas vivre ; et dona Olimpia était certaine de ressaisir le pouvoir, objet constant de ses désirs.

Il ne s’écoula pas deux jours sans qu’elle ne fît l’essai de sa faveur renaissante. Un billet écrit au pape pour lui demander une audience nocturne ne resta pas longtemps sans réponse ; et nos deux inséparables se retrouvèrent bientôt ensemble dans les appartements du Quirinal. L’heure mystérieuse à laquelle ces entrevues avaient lieu, ainsi que les apparences de précautions prises pour dissimuler la présence de dona Olimpia au palais pontifical, donnaient du piquant à ces causeries, dont Pancirole et Astalli étaient instruits d’ailleurs, mais sur lesquelles ils fermaient les yeux volontairement, tandis que le pape se croyait obligé d’avoir l’air de considérer ses ministres comme des argus incommodes. Ce fut à l’abri de ces artifices, dont personne n’était la dupe, et d’une petite guerre d’observation continuelle, que dona Olimpia, obéissant ponctuellement à l’ordre qu’elle avait reçu de ne pas paraître publiquement chez le pape, et de ne prendre aucune part ostensible aux affaires, conserva cependant son empire sur l’esprit d’Innocent, et ne resta même pas étrangère aux décisions les plus importantes prises à la cour.

À peine eut-elle reçu une réponse favorable à son billet, qu’elle se rendit chez son beau-frère. Déjà elle avait repris dans la maison du pape tous ses anciens privilèges, et l’inspection du linge, des vêtements et de tout ce qui touchait à la nourriture particulière du pontife lui avait été rendu.

Quoique dona Olimpia mît fort peu d’art à jouer cette scène, Innocent se sentait toujours pénétré de tendresse et de reconnaissance envers sa belle-sœur lorsqu’il entendait de loin le son de sa voix.

Plus sûre d’elle déjà, Olimpia négligea cette fois les précautions oratoires, et fit entendre au pape, dès les premières paroles, que l’objet de sa visite n’était pas sans importance. « Si j’ai renoncé, dit-elle, avec une résignation qui n’a pas été sans charme pour moi, saint-père, puisqu’elle a contribué à votre repos, à paraître dans vos conseils, à mêler ma voix à celles de vos ministres, je pense que vous ne trouverez pas mauvais, quand le ciel m’inspire quelque idée dont votre sagesse pourrait profiter, de vous la soumettre. — Que dites-vous donc, sœur ? loin de là, je vous ordonnerais de le faire si vous n’en aviez pas la pensée. J’ai même recommandé expressément à Pancirole et à mon neveu Pamphile de ne rien faire sans prendre votre avis. — J’ai déjà eu l’occasion, saint-père, de m’apercevoir de cette attention de votre part, car vos ministres se sont souvent entretenus avec moi. — Mais voyons, dit le pape avec vivacité, de quoi s’agit-il ? — D’une opération de la plus haute importance, puisqu’elle rétablirait infailliblement dans le clergé la discipline dont l’inobservation sert de prétexte en Europe aux hérétiques pour décrier le gouvernement du saint-siége. Ce qui s’est passé depuis quoique temps jusque près de votre trône, saint-père ; l’impudence avec laquelle l’hérésie est venue distiller son venin jusque sur vous, démontrent qu’il est temps d’étouffer ses clameurs par une grande mesure qui tranche le mal dans sa racine. Un homme que vous connaissez et dont l’expérience est consommée, le prélat Fagnani, a, si je ne me trompe, mis le doigt sur la plaie, l’a sondée, et il offre le moyen de la guérir. Il m’a fait part de son projet, et, ajouta dona Olimpia en tirant un papier de dessous sa mantille, il me l’a même donné par écrit, afin que je pusse en prendre une connaissance approfondie. Je l’ai lu, et, à vous dire la vérité, j’en ai été satisfaite. Mais, peu confiante en mes lumières, j’ai pensé que vous désireriez jeter d’avance un coup d’œil sur un projet qui doit vous être présenté dans les conseils. Vous voyez, ajouta dona Olimpia en souriant, que je n’agis ici qu’en qualité de simple particulière qui vous présenterait un placet, ou vous soumettrait humblement l’une de ses idées. Aucun témoin, pas même Pancirole, ne donne d’importance à ma démarche, et personne ne saura rien si vous le désirez. C’est une affaire entre nous deux. »

Dona Olimpia lut alors au pape le projet de Fagnani, où étaient exposés les moyens d’exécution et les avantages qu’en pourraient tirer l’Église et le gouvernement pontifical. Or, voici de quoi il s’agissait : Depuis le quatorzième siècle, les ordres religieux, en attirant à eux une foule de gens incapables de se créer une existence dans le monde, avaient fait multiplier les couvents à l’infini. Bientôt les défauts et les vices résultant de l’aisance et de l’oisiveté s’y étaient introduits et s’étaient accrus à tel point, qu’à l’époque d’Innocent X, non-seulement la discipline ecclésiastique y était fort mal observée, quand on en conservait le simulacre, mais que le dérèglement des mœurs y était parfois porté à son comble. Ce genre de scandale, qui excitait les plus pressantes réclamations en Europe depuis les désordres de la cour d’Alexandre VI, était devenu sous Léon X, lors de l’apparition de Luther, le thème favori de ceux qui s’étaient rangés sous la bannière de cet hérésiarque. Ce genre de satire, loin de s’épuiser, avait pris toujours plus d’accroissement, ainsi que les désordres qui y donnaient lieu. Plus d’une fois, mais toujours en vain, la voix pieuse de catholiques sincères essaya de s’élever contre les scandales sans cesse renaissants. Un instinct secret avertissait ceux qui désiraient cette importante amélioration qu’elle ne pouvait s’opérer dans un but salutaire, que si le haut clergé et les princes de l’Église eux-mêmes donnaient une impulsion nouvelle aux esprits et aux habitudes par l’exemple d’une conduite irréprochable. Ce retour au bien, de la part de ceux qui concouraient au gouvernement de l’Église, était-il possible alors ? c’est ce qu’il est difficile de décider ; mais ce qui est certain, c’est qu’à de rares exceptions près, ils ne l’essayèrent même pas. La puissance temporelle des pontifes, l’importance des cardinaux, dont le rang égalait presque celui des princes dans les monarchies, l’influence et les richesses énormes du haut clergé dans toute l’Europe, rendirent cette réforme impossible. C’est alors que, reconnaissant l’impuissance des efforts que l’on tenterait pour purifier le clergé, en commençant par la tête, on pensa à faire des expériences curatives in anima vili, c’est-à-dire sur les moines.

Cette invention sortit du cerveau de Fagnani, parvenu depuis quelque temps à la prélature, impatient de se donner l’air d’être utile, et l’un des hommes de son temps qui avait le moins de droit, sans aucun doute, à s’offenser de la conduite des autres. Quoi qu’il en soit, voici quel était l’ensemble de son projet : Après avoir fait observer, ce qui était vrai, que non-seulement dans les villes, mais dans les moindres villages d’Italie, il s’était élevé une foule innombrable de petits couvents dont les revenus ne suffisaient pas à nourrir les religieux qui s’y tenaient ; après avoir fait sentir que cette pauvreté inévitable contraignait ces religieux à vivre des aumônes et des secours de leurs voisins, et que de cette truanderie habituelle résultait l’impossibilité absolue d’observer la discipline religieuse ; enfin après avoir démontré par une foule de tristes expériences, que du vagabondage et de l’inobservance de la discipline chez ces religieux, il résultait les scandales de tous genres les plus révoltants ; monseigneur Fagnani proposait de supprimer et de séculariser tous les petits couvents, à quelque ordre qu’ils appartinssent, dès l’instant qu’il serait constaté que leur revenu ne s’élèverait pas assez pour entretenir au moins huit ou dix religieux. Puis dans le tableau approximatif des résultats, annexé au factum, l’auteur du projet avait présenté avec beaucoup de talent, outre les avantages que le gouvernement du saint-siége pourrait retirer d’une mesure propre à faire tomber tout à coup les clameurs et les critiques dirigées contre le clergé italien, les sommes immenses que cette opération importante ferait rentrer dans les coffres de l’état.

Cette dernière circonstance était si claire, et ses résultats si séduisants, qu’il était inutile d’en parler longuement au pape ; aussi sa belle-sœur, qui avait surtout intérêt à présenter le projet de Fagnani comme principalement utile aux intérêts spirituels du saint-siége, s’efforça-t-elle de le faire valoir à Innocent comme un moyen infaillible de rétablir la discipline ecclésiastique et de mettre un frein à la médisance.

Après la lecture du mémoire et quelques réflexions auxquelles il donna lieu, le pape montra une satisfaction inaccoutumée. « En vérité, sœur, dit-il à dona Olimpia, vous êtes une personne incomparable ! Il n’y a que vous au monde pour trouver des ressources inattendues ! Je vais faire honte, ajouta-t-il dans sa joie, à Pancirole et à Pamphile, en leur disant de qui je tiens ce projet ! — Gardez-vous-en bien, saint-père, dit aussitôt Olimpia ; j’exige même au contraire que vous en gardiez le secret. Quand j’ai pris une résolution, je la tiens, et en me faisant reprendre un rôle qui m’a été enlevé, mais auquel j’ai renoncé, vous me désobligeriez beaucoup. Ne parlez pas de moi, pas même du projet dont nous venons de nous occuper ; feignez au contraire, lorsqu’il vous sera présenté, de ne le pas connaître. Puisque vous avez jugé prudent que ma personne n’intervînt plus, persistez dans votre résolution. Je suis trop heureuse de pouvoir vous servir, pour rechercher d’autres suffrages que le vôtre. Conservez seulement toujours pour moi cette confiance privée à laquelle j’attache tant de prix, frère ; c’est là ma récompense... Ce projet est bon, à ce que je crois... La lecture que j’en viens de faire avec vous me l’a fait apprécier davantage, et vous vous en trouverez bien !... Fagnani, vous le savez, est un homme habile... Je pense qu’il ne tardera pas à vous soumettre son mémoire... Mais surtout ne parlez pas de moi !... Puis ménagez Pancirole et Pamphile ; vous avez besoin d’eux. D’ailleurs, entre nous soit dit, je sais que quand il est question de votre belle-sœur, ces deux hommes prennent facilement de l’ombrage ; ainsi, laissez-les livrés à eux-mêmes quand Fagnani s’expliquera ; ce projet leur plaira ou je serais bien trompée... tandis que s’ils soupçonnaient que je l’approuve, peut-être s’en défieraient-ils... Vous le savez, frère, les hommes sont ainsi faits ! — Vous êtes vraiment une femme admirable, dit le pape en serrant les mains de sa belle-sœur. — Et vous, vous êtes trop méchant ou trop bon ; mais je vous aime comme vous êtes. »

Plusieurs entretiens sur ce sujet, entre Innocent et sa belle-sœur, eurent encore lieu avant que le prélat Fagnani se décidât à aller soumettre son projet au pape et à ses deux conseils favoris. Assuré par dona Olimpia de la faveur avec laquelle ses idées seraient sans doute accueillies, Fagnani ne voulut cependant les faire connaître qu’après avoir étudié d’avance le moyen de les mettre à exécution, afin que l’idée vînt aussitôt au pape et à ses ministres de l’en charger. Aidé dans ses recherches par Rasponi et le sous-dataire Mascambruno, avec lesquels l’ensemble de ce projet avait été combiné, ces trois importants fonctionnaires ne tardèrent pas à se procurer les états circonstanciés du personnel et des revenus de tous les couvents d’Italie. Ce cadastre dressé, Fagnani, avec l’agrément de dona Olimpia, qui dirigeait toute l’affaire et devait en profiter, exposa son projet au pape en présence de Pancirole, du cardinal neveu, de Mascambruno et de Rasponi, par lesquels il fut unanimement approuvé.

La confiance aveugle du pape pour le sous-dataire, ainsi que pour Rasponi et Fagnani, ne laissa pas un instant de doute sur le choix que l’on fit d’eux pour suivre cette importante opération. À peine le pape eut-il lancé la bulle qui frappait les petits couvents, que Rasponi écrivit de la part du pontife dans tous les diocèses, pour donner des instructions aux différents chefs d’ordres, afin d’obéir promptement ; et aux termes de la bulle, il était enjoint aux moines, sous peine d’excommunication, d’abandonner tous les couvents trop pauvres pour entretenir douze religieux ; en outre les évêques étaient chargés non-seulement de faire part de cet ordre aux supérieurs des communautés, mais d’en surveiller rigoureusement l’exécution.

Ce que Rasponi avait prévu arriva. La suppression de plus de deux mille couvents, au nombre desquels les adroits spéculateurs n’avaient pas manqué de comprendre plus des deux tiers de ceux suffisamment riches pour entretenir vingt et même trente moines ; cette suppression, qui frappait comme de la foudre plus de quarante mille religieux, fit naître une foule de réclamations auxquelles, selon l’usage à Rome en ce temps, on ne se proposait de répondre favorablement qu’en raison de l’importance des sacrifices pécuniaires que les demandeurs seraient en état ou en humeur de faire.

D’abord quelques cardinaux, les uns révoltés de l’injustice frauduleuse avec laquelle la désignation des couvents avait été faite, les autres en qualité de protecteurs de certains ordres, portèrent des plaintes, présentèrent même des requêtes jusqu’en plein consistoire, en faveur des monastères supprimés par surprise ; mais leurs efforts furent vains. Le pape, aveuglé par les hommes auxquels il accordait malheureusement sa confiance, resta sourd à ces demandes, répétant avec vivacité et humeur que ces détails étaient du ressort de Rasponi, de Fagnani et de Mascambruno, et que cela ne le regardait pas.

Quant à ceux-ci, dès qu’on leur adressait quelques réclamations de ce genre, ils en prenaient fidèlement des notes qu’ils remettaient à mesure à dona Olimpia, vers laquelle des agents subalternes avaient l’art de diriger les solliciteurs. Au moyen de cette espèce de pressoir administratif, qui commençait dans l’antichambre de dona Olimpia et finissait aux bureaux de la daterie, dirigés par Mascambruno, les coffres de la belle-sœur d’Innocent et ceux du fisc furent comblés d’or, sans préjudice des sommes qui revinrent au sous-dataire, à ses deux acolytes et à leurs nombreux agents.

Le gouvernement pontifical entra en possession de plus de quinze cents couvents, dont on fit la vente à son profit, et dona Olimpia retira près de deux mille écus romains (un million de francs) de cinq cents monastères frauduleusement compris dans la proscription légale, mais qui obtinrent d’elle la faveur de se racheter avec l’argent que l’Espagne fournit en cette occasion aux moines d’Italie.

Ces prodigieuses exactions, qui dispensent de faire connaître en détail la quantité de celles moins importantes qui se commettaient journellement, devinrent l’objet constant des méditations et des travaux de dona Olimpia. Depuis qu’elle ne pouvait plus prendre une part ostensible aux affaires d’état, tous les efforts de son esprit tendaient à augmenter ses richesses, déjà immenses, pour se tenir prête à ressaisir le pouvoir à temps opportun, donner du poids et de l’importance à sa famille, et se ménager les moyens de conserver l’influence qu’elle avait sous le pontificat de son beau-frère, lorsque arriverait son successeur.

Cette dernière pensée la dominait sans cesse. Malgré la vitalité extraordinaire d’Innocent, le grand nombre de ses années (il avait quatre-vingts ans) et la nature de son infirmité, la pierre, rendaient sa fin un événement auquel on s’attendait de jour en jour. Au moindre malaise qu’éprouvait le pape, les ambitions, les espérances et les craintes étaient mises en jeu, et dona Olimpia, qui éprouvait ces diverses passions à la fois, faisait usage de toutes les ressources de son esprit pour conjurer la tempête qui s’élèverait probablement contre elle à la mort de son beau-frère.

Peu confiante dans l’appui de plusieurs membres du sacré collège dont l’influence n’était pas très-active, elle conçut l’idée de se joindre aux Barberins, qu’elle avait précédemment persécutés. Les cardinaux Antoine et François Barberin étaient successivement rentrés dans une partie de leurs biens ; ils avaient repris une foule de bénéfices qui leur avaient été ravis, et s’étaient enfin rendus utiles au gouvernement pontifical par la longue expérience qu’ils en avaient faite sous leur oncle Urbain VIII. Dona Olimpia, loin de s’opposer à leur rentrée aux affaires, les avait favorisés dans leurs projets, tant en traitant souvent avec eux, qu’en faisant valoir leurs talents et leurs services auprès du pape. Cette politique avait le double objet de contre-balancer l’importance que Pancirole et le cardinal neveu avaient prise à la cour, mais surtout de se préparer dans le sacré collège des partisans prêts à élire un pontife, sinon favorable, au moins indulgent pour dona Olimpia, en cas de vacance du saint-siége.

Cette femme avait présents à la pensée les traitements qu’elle avait fait éprouver aux Barberins ; mieux que personne elle savait avec quelle rigueur on avait séquestré leurs biens, exigé les comptes de toutes les immenses richesses qu’ils avaient injustement amassées, comment on avait même menacé leur vie ; aussi redoutait-elle un pareil sort.

Mais tandis que le génie infatigable de cette femme s’évertuait ainsi pour reconstituer son pouvoir en en rassemblant avec une admirable industrie les éléments dispersés, un accident sinistre faillit ruiner ses projets.

Un soir que, enfermée dans la partie la plus secrète de son palais, dona Olimpia repassait le compte des sommes reçues de ceux qui avaient obtenu des grâces d’elle, la voix de Flaminia se fit tout à coup entendre : « Princesse, dit-elle en parlant à travers la porte, monseigneur Azzolini demande instamment la faveur de vous entretenir ; c’est, dit-il, pour une affaire d’importance. — Faites entrer dans ma chambre, répondit aussitôt dona Olimpia, je vais l’y joindre. » En disant ces mots, elle se leva brusquement, et éprouva un battement de cœur qu’elle ne vainquit pas aisément. « Azzolini à cette heure ! pour une affaire importante ! se redisait-elle intérieurement en fermant en toute hâte ses coffres ; que peut-il être arrivé ? »

En effet, la présence si inattendue et à une heure déjà avancée de monseigneur Azzolini, chargé de tenir dona Olimpia au courant de toutes les choses secrètes dont il était nécessaire qu’elle fût informée d’avance, devait exciter son inquiétude.

Après avoir rajusté ses vêtements, elle entra dans sa chambre, où elle trouva le prélat tout aussi ému qu’elle. « Eh bien ! dit-elle, qu’est-il arrivé ? Le pape est-il malade ? — Non, grâce au ciel, madame... Mais... — Eh bien, qu’est-ce ? — Selon toute apparence, monseigneur Mascambruno est menacé des plus grands malheurs. — Comment ! que dites-vous, Azzolini ? Mascambruno ? — Oui, madame. — Et de quels malheurs ? — Heureusement qu’il est encore protégé par la confiance sans bornes que sa sainteté met en lui ; mais si le hasard voulait que ce qui se répète déjà dans Rome sur le compte du sous-dataire vînt à prendre de la consistance, et à parvenir jusqu’aux oreilles de sa sainteté, Mascambruno est un homme perdu ! — Juste ciel ! que dites-vous ? — Ce que tout le monde répète, madame. »

Olimpia passa ses mains sur son front en rassemblant ses idées, et répéta : « Mascambruno !... Mais voyons, voyons, ajouta-t-elle avec vivacité et inquiétude, dites-moi de quoi il s’agit... » Elle se leva, alla de côté et d’autre, puis dit tout à coup : Je vais trouver le pape, c’est ce qu’il y a de plus pressé. — N’allez pas en ce moment chez le saint-père, madame : outre la fatigue que cette affaire lui a déjà causée, que pourriez-vous lui dire ? vous ignorez ce dont il est question. — Vous avez raison, Azzolini ; vous avez raison, dit Olimpia avec agitation... Mettez-moi au courant... Qu’a fait Mascambruno ? de quoi l’accuse-t-on ? Allons, parlez, mon ami, parlez... » Et son regard impatient restait attentivement fixé sur celui du prélat.

« L’affaire est des plus graves, excellence, et demande à être traitée prudemment. La crainte que le bruit n’en parvînt que confusément à vos oreilles m’a fait voler auprès de vous, afin que vous connaissiez bien les faits avant d’en parler au pape. — Avant tout, de quoi Mascambruno est-il accusé ? — De choses terribles, madame ! — Enfin ? — De crimes... — Crimes ! répéta dona Olimpia avec effroi, en se levant de son siége, sur lequel elle retomba presque aussitôt. Mais ce sont des impostures, Azzolini ! Comment a-t-on pu vous persuader de telles choses ? On a abusé de votre crédulité, ajouta bientôt dona Olimpia avec l’accent de l’inquiétude et du désespoir. — Permettez, excellence, que je vous mette au fait de ce que j’ai appris. C’est précisément cette chaleur de votre part que je craignais, dans une circonstance où vous ne sauriez agir avec trop de circonspection. Êtes-vous parfaitement sûre de Mascambruno, madame ? Et si par hasard il avait abusé de la confiance extrême que le pape et vous-même lui avez accordée, serait-il à propos et convenable que vous allassiez le défendre sans savoir seulement de quoi on l’accuse ? — Vous penseriez donc que cette incroyable accusation porte sur quelques fondements solides ? — Je ne suis heureusement pas le juge de Mascambruno, excellence, et ne décide rien ; mais j’ai appris des choses qu’il est indispensable que vous sachiez. — Dites-les-moi donc bien vite. — Il y a déjà longtemps que le bruit court à Rome qu’il se commet des fraudes à la daterie, vous le savez ?... Dernièrement il s’est passé dans les bureaux de cet office des désordres qui ont éveillé les soupçons du cardinal Cecchini, le dataire. On dit, car je ne puis rien affirmer, on dit que le sous-dataire Mascambruno, qui, vous ne l’ignorez pas, remplissait entièrement, avec l’agrément du pape, les fonctions de son chef, avait formé un bureau d’expéditionnaires composé d’hommes à lui dévoués, qui trafiquaient sur les suppliques, ainsi que sur les taxes auxquelles elles sont imposées, en en falsifiant les écritures... — De telles choses sont-elles croyables ? s’écria Olimpia. — Je rapporte ce que l’on dit, madame, poursuivit Azzolini ; les noms de ces cinq expéditionnaires sont Monacci, Gracco, Brignardel, un Brabançon nommé Degoux, et Bonozzi.

» Déjà on avait remarqué que des suppliques, auxquelles le pape opposait toujours son refus positif, avaient cependant été obtenues en vertu de bulles signées du pape, et contre-signées du sous-dataire. Mais bien que ces choses étranges se fussent renouvelées, la haute confiance dont sa sainteté environne Mascambruno a fait rejeter jusqu’à l’ombre même d’un soupçon. Cependant le dataire, monseigneur Cecchini, se mettait sur ses gardes, en tenant tout fort secret. — Oh ! je m’y attendais bien, interrompit dona Olimpia ; c’est Cecchini qui a ourdi toute cette trame ! — Écoutez attentivement, excellence, reprit Azzolini ; le bruit des faux qui se commettaient à la daterie se répandit plus que jamais dans Rome ; et enfin un événement, dont le secret ne sortit cependant point encore de l’enceinte de cet office, éveilla l’attention du dataire et de quelques-uns des réviseurs employés sous ses ordres. Depuis longtemps Mascambruno ne donnait plus à signer au pape aucune grâce un peu importante qu’elle n’eût passé par les mains d’un de ses cinq expéditionnaires dévoués, dont je vous ai fait connaître les noms. Il arriva qu’un autre expéditionnaire, un nommé Boulboul, Liégeois, qui ne s’entendait pas avec les cinq privilégiés, ayant présenté au sous-dataire une grâce à faire signer, fut refusé net par Mascambruno, qui lui dit que le pape ne voulait pas signer cette supplique. Boulboul, qui, bien qu’étranger au travail des expéditionnaires du sous-dataire, savait cependant le moyen de se les rendre favorables, s’adressa successivement à Gracco, à Brignardel et à Degoux, pour expédier son affaire, leur promettant que celui qui la ferait réussir aurait, outre les frais d’expédition, huit ou dix pistoles de récompense. Degoux, qui faisait l’office de substitut auprès du sous-dataire, se chargea de tout, et satisfit Boulboul. — Jusqu’ici, interrompit dona Olimpia, je ne vois qu’un troupeau de fripons, dont Mascambruno a eu la maladresse de s’entourer. — Boulboul, reprit Azzolini, ayant son affaire et le compte de son expédition, voulut, en homme du métier, s’assurer qu’il y avait effectivement quatre cent six ducats de droits à payer, comme Degoux les lui avait demandés. Il alla donc à l’office des componendes, où il apprit que le droit ne se montait qu’à quatre cents. Fort de ce renseignement, Boulboul voulut faire rendre à Degoux les six ducats que ce dernier refusa ; ce qui fut cause que dans le dessein de se venger, Boulboul publia l’affaire dans toute la daterie, où l’on apprit de plus que les quatre cents ducats n’avaient pas même été versés. Brandano, le préfet des componendes, continua Azzolini, lorsqu’il vit que dona Olimpia n’avait rien à dire, apprit, à qui voulut l’entendre, un vol fait aussi ouvertement au pape, et à la suite des recherches qu’il fit dans le premier moment, il s’assura que depuis fort peu de temps on avait fraudé pour plus de quarante mille ducats à l’office des componendes,

» Toutes ces choses cependant s’étaient passées dans la daterie, et l’on se proposait, tout en redoublant de surveillance, d’assoupir cette affaire. Ce fut alors que Degoux et Gracco, craignant d’être recherchés pour leurs fraudes, s’enfuirent à Livourne. — Vous voyez bien, dit Olimpia, que ce sont ces fripons qui ont fait tout le mal. — Je ne les défends pas. Mais reprenons la suite de cette malheureuse affaire. On assure que c’est Mascambruno qui leur a donné l’ordre de partir de Rome. — Rien n’était plus sage ! — On ajoute que pour combler le déficit de la caisse des componendes, Mascambruno a restitué les quatre cents ducats volés par Degoux. — Cela est fort noble. — Aussitôt Mascambruno alla trouver le pape, lui fit ouvertement part de ce qui était arrivé en en rejetant la faute sur les deux employés, Degoux et Gracco, qui avaient pris la fuite, et sur quelques négligences introduites dans les bureaux, mais auxquelles on avait déjà mis ordre. L’extrême confiance que le pape met en la personne de Mascambruno fit plus que toutes les explications qu’il donna en qualité de sous-dataire, et le calme se rétablit encore dans la daterie... mais pour peu de temps, madame... »

Olimpia, sans dire un mot, parut redoubler d’attention.

« Tout à coup, continua Azzolini, on eut connaissance qu’il existait une bulle fausse. Cette bulle contenait l’évocation d’une affaire criminelle dont l’inquisition de Portugal avait pris connaissance, et que l’on renvoyait, contre l’avis du pape et par cette fausse bulle, à des juges séculiers.

— Quelle est donc cette affaire dont je n’ai pas eu connaissance ? — Il s’agit, madame, de plusieurs seigneurs portugais qui se sont rendus coupables d’un crime honteux, dont la sainte inquisition du pays a pris connaissance. Sur l’ordre de ce tribunal, les accusés ont été mis en prison pour être jugés avec la dernière rigueur et privés sans doute de leurs biens. Du fond de leur prison, ces coupables ont trouvé moyen de solliciter auprès du pape une évocation pour être renvoyés à des juges séculiers sur l’indulgence desquels ils se flattent de pouvoir compter. Cette supplique, adressée au saint-père, a été appuyée par tout ce qu’il y a de plus considérable à Rome, et l’ambassadeur de Portugal, ainsi que ceux de la plupart des autres royaumes de l’Europe, ont sollicité la bulle d’évocation avec une ardeur qui a toujours semblé augmenter la répugnance du pape à accorder cette grâce. Le saint-père, tant à cause de l’indignité du crime que dans l’intention de laisser les privilèges du tribunal de l’inquisition intacts, resta inébranlable dans son refus, et cependant la bulle fut délivrée. — Eh ! comment ? demanda Olimpia. — Il paraît que les intéressés s’adressèrent à Brignardel, l’un des expéditionnaires affidés de Mascambruno, qui entreprit cette affaire, sous promesse d’une récompense énorme si elle réussissait. — Mais, interrompit dona Olimpia avec vivacité, tous ces rapports sont-ils vrais ? Comment sait-on ces détails ? — Je vous rapporte, madame, ce qui a été dit, sans pouvoir vous en fournir de preuves. — Mais où est la vraisemblance au moins ? — C’est que le jour même que la fausseté de la bulle a été reconnue, Brignardel s’est évadé furtivement de Rome et a trouvé à Civita-Yecchia un vaisseau qui l’a conduit à Gènes. — Cela est certain ? — Très-certain, excellence, et l’on ajoute, mais je ne puis vous l’affirmer, que monseigneur Mascambruno tenant toujours le vaisseau prêt pour l’occasion, fit partir Brignardel à l’instant même. — Et le pape, qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il fait dans cette circonstance ? Pancirole, le cardinal neveu, paraissent-ils prendre part à cette affaire ? enfin le dataire Cecchini, quelle conduite tient-il en cette occasion ? — Il est fort difficile de répondre à toutes ces questions, madame, parce qu’au point où en est cette affaire, c’est-à-dire maintenant que tout le monde en sait beaucoup plus, à ce qu’il paraît, qu’on n’ose en dire, rien n’est moins aisé que de démêler le faux du vrai. Toutefois je puis vous assurer que le pape accorde une confiance plus grande que jamais à Mascambruno ; à ce point, qu’en parlant des faux qui ont été faits à la daterie, il a vanté l’intégrité du sous-dataire, et a même laissé échapper quelques paroles propres à faire penser qu’à la première promotion il le fera cardinal. Quant à Pancirole et au neveu, on ne doute pas qu’ils ne connaissent à fond tout ce qui concerne Mascambruno ; mais on ajoute que ces deux hommes, retenus par la faveur toujours croissante du sous-dataire, n’osent rien dire et se renferment dans un silence absolu. — Mais Cecchini ? Cecchini ? demanda dona Olimpia, quelle attitude a-t-il prise ? — Sitôt qu’il eut connaissance de la fausse bulle en faveur des accusés portugais, il s’est écrié : « Ah ! malheureux que nous sommes ! que va dire le pape qui a tant de fois refusé cette grâce ? » Puis il a envoyé chercher tout aussitôt Mascambruno, à qui il a ordonné de se procurer cette bulle à tout prix pour la montrer au pape et lui faire voir qu’il n’y avait pas de leur faute. — Qu’a dit Mascambruno au dataire ? — Il a montré un étonnement extrême de ce qu’une erreur de cette importance avait pu se commettre dans les bureaux de la daterie, à propos surtout d’une grâce que le pape avait toujours obstinément refusée ; il a répété que la bulle devait être fausse, qu’il ne fallait pas perdre un seul moment pour s’en assurer, et qu’il allait à l’instant même prendre toutes les informations imaginables à ce sujet. Il alla donc aussitôt chez Brignardel, que monseigneur Cecchini lui avait désigné comme le coupable, et ayant pris l’expéditionnaire avec lui dans son carrosse, il le mena chez don Diego de Sonza, détenteur de la bulle, à qui il la redemanda d’autorité, en menaçant ce seigneur de toute la colère du pape. — Cette action est toute en faveur de Mascambruno. — Hélas ! madame, il y a une circonstance qui en fait juger bien autrement. S’il eût fait arrêter aussitôt Brignardel, rien de mieux ; mais c’est précisément quand il a eu la bulle entre les mains, qu’il a favorisé l’évasion de cet homme. — Mais enfin qu’a-t-il fait de la bulle ? car c’est là le point important. — Le lendemain il est allé avec monseigneur Cecchini la présenter au pape, et dans le rapport qu’il fit à sa sainteté, il s’appliqua à démontrer que la bulle avait non-seulement été expédiée sur une supplique fausse, mais que la signature du pape avait été contrefaite ainsi que la sienne. — Et qu’est-il résulté de là ? — Que sa sainteté, indignée de ce qu’un tel forfait a pu être commis dans les bureaux de la daterie, a ordonné l’arrestation et la mise en jugement des principaux chefs de cette administration : Lorenzi, qui a enregistré la supplique ; Buoncompagni, qui l’a auscultée ; celui qui a écrit la bulle, Corrozzino, scripteur apostolique, et Gofredi, officier des contradettes. Monseigneur Bruningo le réviseur est aussi en prison, ainsi que don Diego de Sonza, solliciteur et agent principal en cette affaire. Enfin, on prétend même que l’assistant jésuite du Portugal a été arrêté, et qu’on lui a donné l’église du Jésus pour prison. Toutes ces dispositions ont été prises sur les avis de Mascambruno, qui, après avoir répété plusieurs fois et avec une vivacité extraordinaire qu’il ne prendrait pas de repos que les coupables d’un pareil crime ne fussent punis, a proposé de les faire examiner par son ami le juge Rugolo. Voilà, madame, où les choses en étaient ce soir. Jamais affaire n’a été environnée d’un mystère plus grand, et j’ai eu mille difficultés à surmonter pour vous la faire connaître. Mais j’ose vous affirmer que les renseignements que je viens de vous transmettre sont vrais dans leur ensemble et suffisants pour vous éclairer sur la conduite que vous aurez à tenir envers Mascambruno, si, comme je le crains, des personnes dont il ne croit pas avoir à se défier ne s’apprêtent pas en secret à lui susciter de nouveaux embarras. — Vous avez donc quelques soupçons à ce sujet ? — On a parlé d’une démarche du père Lolli, confesseur du pape, auprès de sa sainteté, qui pourrait avoir des conséquences graves ; mais tout cela est encore un mystère impénétrable. Au résultat, Mascambruno en est arrivé, pour prouver son innocence, à poursuivre la punition de ceux qu’il donne comme coupables. Tel est le point où en est cette affaire, madame, et je terminerai en vous disant que Mascambruno et Cecchini doivent avoir demain une conférence à ce sujet avec le pape. Pancirole et le neveu y seront sans doute ; je vous laisse à juger maintenant de ce que vous avez à faire. Croyez-vous devoir y assister ? ou pensez-vous qu’il vaille mieux que je m’informe de tout ce qui aura été dit pour vous en instruire ? Décidez ; je suivrai vos ordres.

— Si vous êtes certain, dit Olimpia d’un air soucieux, de vous tenir au fait de tout... — Soyez tranquille, excellence, interrompit Azzolini. — Eh bien, je préfère n’être pas présente à cette conférence. Je verrai le pape après... le soir... Je vous remercie, Azzolini, ajouta dona Olimpia, dont la voix était sensiblement altérée ; je ne vous oublierai pas dans l’occasion. » Le prélat se retira en faisant une profonde révérence, et la belle-sœur d’Innocent alla se jeter sur son lit, l’esprit plein d’inquiétudes et de présages sinistres.

La conférence annoncée par Azzolini eut en effet lieu chez le pape. Mascambruno, en présence du dataire, de Pancirole et du cardinal neveu, employa toutes les ressources imaginables pour prouver que la signature du pape et la sienne avaient été contrefaites, non-seulement sur la bulle accordée aux Portugais, mais sur une foule de suppliques dont la fausseté avait également été reconnue. Non content de faire venir quelques expéditionnaires qui affirmèrent ce fait, il produisit deux copistes habiles, experts en écriture, qui tinrent le même langage. Avec une audace qui ne peut s’expliquer que par l’aveuglement du pape à son égard, Mascambruno fit ressortir avec orgueil sa prétendue innocence devant Cecchini, Pancirole et le cardinal Pamphile, qui, tous trois convaincus de la mauvaise foi du sous-dataire, mais retenus par la crainte de déplaire au pontife, gardèrent un silence d’autant plus coupable que Mascambruno s’en autorisa pour animer le pape contre tous les pauvres officiers de la daterie, déjà emprisonnés, et qu’il avait hâte de faire perdre promptement par un jugement capital. En effet, la conférence n’était pas terminée que l’on vit arriver le juge Rugolo, qui avait déjà instruit le procès. Il donna un nouvel éclat à l’innocence de Mascambruno en énumérant avec une férocité minutieuse, devant le pape, tous les griefs qu’il avait déjà trouvés au prisonnier.

On a toujours peine à comprendre la faveur dont jouissent certaines gens quand on n’en connaît pas l’origine ; aussi, pour s’expliquer celle de Mascambruno auprès d’Innocent X, est-il nécessaire d’apprendre comment le sous-dataire avait commencé à se mettre dans les bonnes grâces du pontife. Son véritable nom était Francesco de Canonicis ; natif de la Marche d’Ancône, la légitimité de sa naissance était plus qu’incertaine, et après avoir fait d’assez bonnes études dans les humanités et dans les lois, il était entré chez un avocat célèbre nommé Mascambruno, qu’il aida merveilleusement par la tenue des écritures, en les faisant si lâches sur chaque page, que le profit qu’on en retirait était plus que triplé. Les grosses de Mascambruno étaient passées en proverbe à Rome.

L’avocat Mascambruno ayant reconnu le mérite de de Canonicis, se l’attacha, le mit à la tête de ses affaires, et soit par pure reconnaissance, ou par un instinct vague de paternité, il lui légua en mourant son nom, ses armes, sa bibliothèque, ses écritures et sa clientèle.

Le nouveau Mascambruno était donc avocat réputé habile, lorsque Innocent X, qui alors n’était que le cardinal Pamphile, sollicitait à la Rote un procès fort important qu’avait le marquis Justiniani, tout nouvellement marié à sa nièce, la fille de dona Olimpia. Cette affaire prenait un mauvais biais au tribunal, et déjà on avait lancé deux décisions contre Justiniani, lorsque Mascambruno, lié avec l’auditeur du cardinal, eut connaissance du procès ; il demanda les pièces, les compulsa, en tira si bien parti qu’il présenta la question sous un nouveau jour, et parvint à faire donner gain de cause au marquis Justiniani.

Le cardinal Pamphile fut tellement surpris de la promptitude et de la netteté avec lesquelles Mascambruno avait débrouillé cette question, que de ce moment il ne cessa de lui accorder sa confiance pour la gestion des intérêts si compliqués de la maison Pamphile : dès lors Mascambruno ne cessa plus en effet de les surveiller jusqu’à sa mort. Lorsque Pamphile fut nommé pape, à la première vacance il nomma Mascambruno sous-dataire, lui laissa même bientôt usurper les droits et les fonctions de Cecchini, son supérieur, et telle était l’élévation de la faveur à laquelle cet homme était parvenu, lorsque l’on fit la découverte de la fausse bulle, qu’Innocent X, comme on l’a déjà fait entendre, n’attendait que la première promotion pour le faire cardinal.

Mais l’imprudent pontife ne se doutait guère de quelle pourpre la tête de Mascambruno allait être rougie !

Un jour, pendant que Rugolo instruisait le procès des officiers de la daterie, le cardinal neveu et Pancirole, à qui cette infâme intrigue faisait horreur depuis longtemps, voulurent la faire finir. Ce dont avait parlé Azzolini à dona Olimpia n’était pas sans fondement. Le père Tomazo Lolli avait en effet mis sous les yeux du pape quatre suppliques fausses, qui lui avaient été confiées par le premier réviseur de la daterie, un certain Joachim Vaultrin, natif de la Lorraine. Mais ces pièces, évidemment fausses, avaient été négligemment observées par Innocent, qui, dans son inconcevable prévention pour Mascambruno, les lui avait précisément remises comme simple affaire de daterie, et qui le concernait. On comprend du reste l’usage que fit de ces pièces importantes celui qui avait, tant d’intérêt à les cacher, et il n’en fut plus question. Mais l’honnête Vaultrin ne se tint pas pour battu. Son âme s’indigna à l’idée que ses confrères, les officiers de la daterie, victimes des affreuses calomnies de Mascambruno, allaient racheter, peut-être de leur sang innocent, la tête coupable de ce faussaire. Enhardi par l’amour de la vérité, et sans ignorer à quel danger il s’exposait, il se confia au cardinal neveu et à Pancirole, et leur démontra clairement toutes les fraudes que Mascambruno avait fait commettre depuis qu’il était sous-dataire. Il faut bien l’avouer : malgré l’évidence du crime, l’énergique probité du Lorrain Vaultrin suffit à peine pour faire entrer les deux ministres d’Innocent dans ses intentions et ses projets. « Je prends tout sur moi, éminences, leur répétait-il ; je sais quelle est la prévention de sa sainteté pour monseigneur Mascambruno ; mais je me fais fort de détromper notre saint-père ; et outre les pièces que je vous ai montrées, j’en conserve d’autres qui amèneront le triomphe complet de la vérité. Non, non, éminences, ajouta-t-il les larmes aux yeux, vous ne permettrez pas que l’innocence soit sacrifiée à un tel coupable ! Vous ne l’ignorez pas ; tous les officiers de la daterie sont les victimes du plus infernal mensonge. Monseigneur Mascambruno prétend que la signature du pape et la sienne ont été contrefaites ; c’est faux. Il tient ce langage pour rejeter le crime sur ses inférieurs. Je vous le dis, et je le soutiendrai jusqu’à mon dernier soupir, ce sont les signatures véritables d’Innocent et de Mascambruno qui se lisent sur la bulle et les suppliques fausses ; mais c’est le corps de la pièce qui a été falsifié, substitué ou surpris. C’est ce que je puis et veux démontrer au saint-père, pour lui épargner l’horreur de faire couler le sang innocent. »

Rien n’est si embarrassant pour des gens de cour habitués à éviter les frottements et les angles que de se trouver en contact avec ceux qui n’ont pour tout mérite et pour toute puissance qu’une inexorable probité. Les deux cardinaux se trouvèrent pris comme dans un piège, entre l’autorité du sous-dataire Mascambruno, qui pouvait, s’il se relevait du coup, les abattre tous deux, et l’inflexible sincérité du Lorrain, qui ne manquerait pas de les traîner dans la boue s’il parvenait, comme il y était bien résolu, à faire connaître la vérité sans leur assistance.

Quoique Pancirole et le jeune Astalli ne fussent pas des vertus inébranlables, le bon dominait chez eux, et malgré toutes les inquiétudes que leur donna le hardi projet de Vaultrin, ils consentirent enfin à parler de lui au pape et à lui ménager même une audience.

Le jour qu’elle eut lieu, le plus calme des quatre fut Joachim Vaultrin. Ce brave homme, qui n’avait jamais approché des appartements du pape, était si préoccupée de son idée, si sûr de faire triompher la vérité, qu’il s’avança avec une assurance candide dont le pape et les cardinaux ne purent s’empêcher d’être frappés. Vaultrin posa une énorme liasse à terre, s’agenouilla trois fois devant le pontife, et reprenant son poste auprès de ses papiers, attendit en silence qu’on l’interrogeât. « Qu’avez-vous à nous dire, Vaultrin ? lui demanda le pontife avec gravité. — Des choses importantes pour vous, saint-père, et qui ne le sont pas moins pour des hommes injustement accusés. — Avez-vous bien réfléchi à l’importance de votre démarche ? et savez-vous que si vous vous trompiez, il y va de la vie pour vous ? — Je le sais, saint-père, répondit respectueusement Vaultrin en mettant un genou en terre ; puis se relevant, il regarda Pancirole, auquel il sembla demander s’il était temps qu’il se mît en devoir de donner les renseignements que l’on attendait de lui. Sur un signe du ministre, Joachim Vaultrin délia ses papiers et les disposa à terre dans un certain ordre qui lui permît de trouver à l’instant ceux dont il aurait besoin. Puis, s’adressant au pape : « Je prierai humblement sa sainteté, dit-il, de me permettre de rappeler sommairement avant tout les formalités que l’on observe à la daterie, au sujet des suppliques en grâce que votre main sacrée doit signer. Les suppliques et les grâces se font sur une demi-feuille de papier, sur laquelle, après l’objet et les détails de la demande et le nom du requérant, on laisse un vide de trois doigts pour la signature du pape. Tout au bas de la feuille, le sous-dataire ou ses expéditionnaires de confiance mettent le sommaire de la grâce en une ligne ou deux, pour épargner au pape la peine de lire en entier la supplique, dont il a dû conférer d’avance avec le dataire et le sous-dataire.

» La supplique étant signée par le pape, le sous-dataire l’envoie au premier réviseur, qui s’assure si le sommaire est d’accord avec la teneur de la demande. Cette première formalité remplie, le premier réviseur envoie la supplique aux dates, pour prendre date en effet, afin que le suppliant puisse faire valoir son droit selon son ordre, quand il se présente quelque vacance de bénéfices.

» La supplique datée est envoyée au second réviseur, qui contrôle ce qu’a fait le premier ; puis lorsque les suppliques ont un droit, une componende à payer, comme cela arrive ordinairement, à moins que la bienfaisance de sa sainteté n’en veuille faire la remise au solliciteur, la pièce est envoyée à l’office des componendes. À ce sujet, je prendrai la liberté de faire observer à sa sainteté qu’en beaucoup d’occasions, quand il s’agit, par exemple, de demandes de prieurés titulaires, d’abbayes, de coadjutoreries ou d’induits, les droits à payer ne sont pas tellement fixes qu’il ne puisse se commettre des exactions, dans le cas où les officiers des componendes et le sous-dataire ne seraient pas scrupuleusement fidèles. En leur qualité de grands fonctionnaires, et lorsqu’ils se sentent forts de la haute confiance que le pape leur accorde, se donnant alors pour les organes suprêmes des intentions et des volontés du pontife, ils prennent tout sur eux et font exécuter leurs ordres aux officiers subalternes. Cela posé, j’achèverai d’exposer les formalités, très-saint-père, » continua Joachim Vaultrin, qui par ses dernières paroles avait singulièrement inquiété le pape. « Des componendes la supplique retourne au sous-dataire pour y mettre la grande date, après avoir vérifié les approbations des divers officiers entre les mains desquels sa demande a passé et a été contrôlée. La grande date apposée, la supplique est enregistrée et sort de la daterie. »

Vaultrin cessa de parler et alla prendre à terre plusieurs papiers qu’il plaça sur la table près de laquelle le pape était assis. « Saint-père, lui dit-il, votre sainteté sera-t-elle assez bonne pour prendre lecture de ces quatre suppliques que je lui présente ? Innocent les lut successivement, et à l’occasion de chacune il s’écria : « Mais c’est une fausseté abominable. Je n’ai jamais prétendu accorder ces grâces, et les quatre demandeurs sont au contraire des hommes qui ont encouru mon animadversion. Je n’ai pas signé cela... c’est une insigne fourberie. — Que sa sainteté, ajouta Vaultrin, veuille bien considérer sa signature... la reconnaît-elle pour sienne ? — Certainement. Mais il y a des fripons si adroits pour contrefaire les signatures ! — Celle-ci n’est pas contrefaite, pas plus que celle de monseigneur Mascambruno, qui l’accompagne. Tenez, saint-père, comparez-les avec celles-ci, qui ont été données avant-hier ; elles sont parfaitement semblables. » Et en disant ces mots, Vaultrin faisait passer à Pancirole et au cardinal neveu les suppliques fausses que le pape avait déjà vues. Innocent était fort agité ; il jetait successivement les yeux sur ses différentes signatures avec un air de mauvaise humeur qui parut augmenter jusqu’au moment où, se tournant avec vivacité vers Vaultrin, il lui dit : « Eh bien, en fin de compte, qu’est-ce que cela prouve, si ce n’est que ma signature et celle de Mascambruno ont été contrefaites ? Il faut chercher le faussaire ! »

Malgré le ton tant soit peu dur avec lequel Innocent lança cette réflexion, Vaultrin, dont l’assurance était encore augmentée depuis la première explication qu’il avait donnée, alla prendre de nouveaux papiers de sa liasse, qu’il joignit aux autres sur la table du pape. « Voyez ces pièces, saint-père, dit-il, et suivez bien les observations que nous allons y faire. Remarquez-vous qu’à celle-ci le sommaire, au lieu d’être sur la même page, se trouve ajouté sur une bande de papier collée avec des pains à cacheter ? — Oui, en vérité. — Lisez maintenant le corps de la supplique. — Eh quoi ! s’écria le pape en colère, l’abbaye de Xola au marquis de Talpino ! Je n’ai point signé cette grâce ! Je me suis toujours refusé à l’accorder. — Voyez maintenant la signature ; est-ce bien la vôtre ? — Oui. — Et celle de monseigneur de Mascambruno ? —Également. — Eh bien, saint-père, voilà comme avec votre main et celle du sous-dataire on faisait de fausses suppliques. On vous présentait un sommaire que vous croyiez devoir signer, et on en substituait une autre pour une grâce que vous ne vouliez pas accorder. — Comment, Vaultrin, vous êtes bien sûr... — Attendez, saint-père, dit le réviseur en allant prendre une nouvelle supplique ; voyez celle-ci, dont le faux sommaire a été coupé avec tant de négligence, que les traces de récriture de la première ligne paraissent à la jointure du papier ajouté ! »

L’étonnement du pape parut extrême, et il regarda fixement Pancirole et Astalli sans qu’aucun des trois pût proférer une parole.

Quant à Vaultrin, il était si préoccupé de son atfaire qu’il ne faisait pas même attention à lui. Avec le soin d’un homme de bureau, il releva soigneusement, et dans leur ordre, les suppliques qu’il avait montrées à Innocent, et après en avoir pris d’autres encore, il dit en les tenant à la main : « En ma qualité de premier réviseur, je vis passer tant de suppliques pour demander des grâces que tout le monde savait contre les intentions de votre sainteté, que je finis par surprendre le secret de ces sommaires volants, et monseigneur Cecchini défendit expressément que l’on en fît en usage. — Ah ! c’est Cecchini qui a pris cette mesure ? demanda le pape avec étonnement. — Oui, saint-père ; mais ceux qui avaient usé de cet artifice ne tardèrent pas à en trouver un autre. Ils se servirent d’un certain papier, dit français ici à Rome, dont le format est beaucoup plus long que le nôtre. On écrivit le sommaire tout au bas de la page, laissant, entre lui et la signature de votre sainteté, un large blanc sur lequel on inscrivait après un sommaire nouveau en rapport avec la nouvelle supplique, puis on coupait le bas de la page où était le sommaire que vous aviez lu. — Mais c’est une œuvre du démon que tout cela ! s’écria le pape furieux de colère. — Permettez, saint-père, ajouta Joachim Vaultrin, dont l’activité et le sang-froid semblaient augmenter à mesure que le pontife se montrait plus agité ; permettez que je vous donne la preuve de ce que j’avance. Voilà l’une de ces suppliques à laquelle vous avez le plus obstinément refusé de faire droit : celle du prélat Ricci, pour l’abbaye de Barberino. Vous devez vous en souvenir ? — Comment ! ce mauvais sujet a eu ce bénéfice ? — Sans doute, saint-père, puisque la supplique porte votre signature... et celle de monseigneur Mascambruno. — Mais c’est une fausseté abominable ! — C’est précisément ce que je m’efforce de vous prouver, saint-père. » Tout en parlant ainsi, Vaultrin plaça la supplique entre les yeux du pape et le jour, de manière à rendre le papier transparent. « Votre sainteté voit-elle, demanda l’intègre réviseur, que les deux fleurs de lis placées aux angles supérieurs de la feuille ne se retrouvent point en bas ? — Oui ; mais est-il certain qu’il s’y en trouvât ? — Tenez, saint-père, voilà une feuille blanche du même papier où ces marques peuvent se voir. Mais en outre, observez sur cette feuille neuve l’écu de France qui occupe le centre du papier, tandis que, sur celui de la supplique dont le bas a été coupé, les armes sont au tiers inférieur de la feuille ; et enfin, voyez s’il n’est pas évident que le bas a été coupé avec des ciseaux. »

Cette démonstration faite, Vaultrin donna une supplique et une feuille entière à chacun des cardinaux, et se mit à considérer avec satisfaction ces trois hommes importants, qui tenaient les yeux fixés sur ces feuilles placées à contre-jour, et ne dissimulant plus la conviction que le réviseur avait apportée dans leur esprit.

Le pape, Pancirole et le cardinal neveu remirent silencieusement les feuilles à Vaultrin, qui, avec son imperturbable tranquillité, les replaça dans leur ordre, en reprit une nouvelle et revint pour achever sa déposition.

« La supplique relative à l’affaire des Portugais, ajouta Vaultrin, a été surprise par ces infâmes moyens. La voici, saint-père, examinez-la et jugez. » Innocent prit la feuille, lut les signatures, l’opposa au jour, et la laissant tomber sur la table, dit d’une voix sourde : « C’est vrai ; Mascambruno est un misérable ! »

Comme Vaultrin s’approchait pour reprendre cette pièce, son attention se porta par hasard sur l’écritoire du pape ; les assistants remarquèrent l’étonnement que le réviseur éprouva tout à coup. — Qu’avez-vous ? lui demanda le cardinal neveu. — J’ajoute, répondit-il, une preuve nouvelle à toutes celles que j’ai déjà produites. Votre signature, saint-père, n’a pas été contrefaite, comme le répète monseigneur Mascambruno ; car toutes celles que j’ai si soigneusement examinées sont encore couvertes de la poudre d’or dont je sais, à présent seulement, que vous faites usage. »

Le pape baissa les yeux en joignant les mains, et Pancirole et Astalli, debout auprès de son siège, ne dirent mot.

Joachim Vaultrin s’agenouilla, et avant de recevoir la bénédiction du pontife pour se retirer : « Saint-père, dit-il, il n’a fallu rien moins que la fidélité qui vous est due, que l’honneur du saint-siége que je chéris tant, pour que je me décide à vous révéler ce que vous savez maintenant. Peut-être que si monseigneur Mascambruno eût été simplement compromis, je n’aurais point cru devoir dire sur lui, qui a été mon supérieur, ce que tant de faits ont prouvé, Mais, ô très-saint-père ! il a fait évader les véritables coupables de l’office de la daterie, et il cherche à accabler les prisonniers innocents, dont il a tant d’interêt à se défaire. MM. Lorenzi, Buoncompagni, Corrozino, Goffredi et Bruningo, qui gémissent aujourd’hui en prison, sous le poids d’une accusation infâme, sur le compte desquels le juge Rugolo épuise tout ce que la calomnie a de plus odieux ; ces hommes, mes confrères, mes amis, sont d’une probité à toute épreuve, saint-père. Et puisque Dieu a bien voulu que je ne partageasse pas leur sort, c’est que sans doute il me destinait à démontrer leur innocence en faisant connaître la vérité.

» Mais, saint-père, ajouta le réviseur en s’inclinant plus profondément encore, si vous daignez prendre quelque intérêt à la sûreté, à la vie d’un serviteur fidèle et qui a eu pour intention principale de sauver des innocents opprimés, tenez, ainsi que leurs éminences, toutes ces informations secrètes, car il est bien plus aisé à monseigneur Mascambruno de me faire assassiner, que de se justifier des crimes que je lui impute.

— N’ayez aucune inquiétude, Vaultrin. Rentrez chez vous, et demain, ajouta le pape d’une voix altérée, toutes les craintes que peut vous inspirer la vengeance du sous-dataire seront dissipées. Je vous remercie, Vaultrin. » Le pape donna sa bénédiction au réviseur, et il ajouta : Allez en paix.

L’indignation qu’éprouva le pape à l’égard de Mascambruno fut d’autant plus profonde, que sa confiance avait été plus indignement trompée par cet homme. Il chargea à l’instant le cardinal neveu de donner des ordres pour qu’on l’arrêtât et que le juge Rugolo sortît immédiatement de Rome. La conférence à laquelle avait assisté Vaultrin, l’arrestation du sous-dataire, ainsi que l’instruction de son procès, qui se fit à la tour de None, où on l’avait enfermé ; tout fut tenu dans le plus grand secret. Au bout de deux jours, convaincu du crime de faux et de lèse-majesté, Mascambruno fut condamné à être pendu.

Ce ne fut pas sans beaucoup de peine qu’Azzolini put être instruit assez tôt de ce jugement pour le faire connaître, avant son exécution, à dona Olimpia. Cette terrible nouvelle porta le trouble dans l’âme de la belle-sœur d’Innocent. La nature du crime de Mascambruno ne permettait pas qu’elle intercédât pour lui, et cependant une voix secrète lui disait intérieurement qu’elle devait faire quelque chose pour cet homme qui s’était si souvent compromis pour elle. Au milieu de toutes les incertitudes de ses projets, elle se rappela tout à coup que le sous-dataire était chanoine de Saint-Pierre, et que sans doute le chapitre dont il faisait partie serait disposé à épargner une mort infâme et publique à l’un de ses membres. Elle envoya aussitôt monseigneur Azzolini vers le doyen pour l’avertir du jugement et l’engager à demander au pape une commutation de supplice.

En effet, on en mitigea quelque peu l’horreur. Les cardinaux Barberin et Sachetti, qui faisaient partie de la confrérie des nobles Florentins, instituée pour assister les condamnés jusqu’à la mort, vinrent, couverts de leur capuce, apporter à Mascambruno l’indulgence de la part du pape, et restèrent présents à son supplice. Au lieu de le pendre publiquement, on lui trancha la tête à trois heures du matin, dans la cour de la prison même où il avait été jugé, et au point du jour son corps fut exposé sur un brancard au bout du pont Saint-Ange. Sa tête sanglante était rapprochée du tronc et soutenue par deux briques qui la maintenaient. Deux cierges brûlaient auprès du cadavre, et devant le brancard un mendiant à genoux demandait l’aumône aux passants pour faire dire des prières en faveur du pauvre supplicié.

Rome entière accourut au pont Saint-Ange pour voir les restes de cet homme qui, après avoir possédé la confiance entière du pape pendant tant d’années, venait de périr justement comme le dernier des misérables.

Quant à Innocent et à dona Olimpia, jamais, depuis ce jour, ils ne prononcèrent le nom de Mascambruno l’un devant l’autre.

CHAPITRE VII.

On comptait tant de gens à Rome, depuis les employés subalternes jusqu’aux premiers fonctionnaires, auxquels il n’avait manqué que le pouvoir ou les occasions pour se rendre aussi criminels que Mascambruno, que l’on plaignit presque le sous-dataire de ce qu’il avait payé pour tous. Il est certain que malgré son supplice, la simonie, les exactions et la dilapidation des fonds de l’état n’en suivirent pas moins leur cours ordinaire. À peine le souvenir du supplicié exposé au pont Saint-Ange fut-il affaibli, ce qui eut lieu au bout de huit jours, que le désordre dans les finances se rétablit autrement, mais tout aussi excessif qu’avant le procès de Mascambruno.

Cet événement eut même cela d’avantageux pour quelques fripons fameux, tels que Fagnani et Rasponi, qu’il leur fit sentir la nécessité de mettre plus d’adresse dans leurs fraudes, en ne s’exposant plus à multiplier grossièrement des faux qui risquaient de les faire pendre. Favorisés, aidés même par dona Olimpia, qui ne pouvait se passer de leurs services, et mêlés d’ailleurs aux intrigues que recommençaient à ourdir les Barberins, rentrés en pleine faveur à la cour apostolique, Fagnani et Rasponi, ayant hérité de la confiance aveugle qu’Innocent X avait accordée au dernier sous-dataire, ménagèrent tous les moyens, se servirent de toutes les influences pour donner à leurs rapines les apparences d’opérations régulières et utiles. Leur succès fut complet ; car le faible Innocent ne cessa pas de leur donner sa confiance, ce qui prépara l’un d’eux à recevoir la pourpre sous le règne suivant. Le désordre était porté à son comble.

Ces maux avaient plus d’une cause : le pontife vieillissait, et le décroissement rapide de sa santé ne lui permettait plus de surveiller aucune affaire. La fin imminente d’un règne où l’intérêt de l’état avait toujours été sacrifié aux passions et à l’avarice des grands, ôtait d’ailleurs toute idée de réformer des abus dont chacun, petit ou grand, avait pris l’habitude de profiter. Pour surcroît de malheur, Pancirole, l’homme d’état à cette époque qui avait le plus de probité et de talent, outre les douleurs que lui causait depuis longtemps la goutte, avait le corps ruiné par les veilles continuelles que le pape lui faisait supporter, et par l’habitude qu’il lui avait fallu prendre de ne jamais traiter des affaires du gouvernement que durant la nuit. Pancirole, épuisé de fatigues, gardait fréquemment la chambre et même le lit, laissant souvent tout le poids du gouvernement au jeune Astalli, dont, malgré tous ses soins, il n’avait pu parvenir à faire un cardinal neveu décidément habile.

En face de ces trois hommes, ne retenant plus qu’avec peine les rênes de l’état, veillait dona Olimpia, plus vivace que jamais, et calculant avec une infatigable perspicacité la chute des deux ministres et les chances de la vie et de la mort du pontife.

Mais Pancirole était l’objet principal de ses inquiétudes et de ses méditations. Cet homme avait acquis une autorité immense sur le sacré collège, et tout portait à croire qu’en cas de vacance du saint-siége, ce serait lui qui succéderait à Innocent X. Cette opinion était si généralement établie, que dona Olimpia, malgré la répugnance naturelle que lui avait toujours inspirée le cardinal, avait senti la nécessité de familiariser de bonne heure son esprit avec l’idée de le voir monter sur le trône pontifical. Il était donc devenu pour elle une de ces difficultés fatales, inévitables, auxquelles on s’impose la loi de s’accoutumer, afin de n’être ni surpris ni découragé quand vient le moment où il faut les affronter et les vaincre.

Mais, comme il arrive assez ordinairement, ce ne fut pas l’obstacle si redouté par dona Olimpia qui mit le plus d’embarras dans le reste de sa carrière, car cette femme eut la satisfaction d’assister à la mort presque subite de celui qu’elle craignait tant de voir succéder à son beau-frère. « Pancirole est mort, s’écria-t-elle toute joyeuse lorsqu’on lui apprit que ce cardinal avait été subitement étouffé par la goutte, et je vis ! »

Ce peu de paroles exprimait l’aise où la mettait la disparition d’un rival dangereux auprès de son beau-frère, et en outre d’un accusateur qui serait devenu terrible pour elle s’il eût été couronné.

La mort de Pancirole fut en effet un événement très-favorable à dona Olimpia, qui, débarrassée ainsi d’un pontife futur dont elle avait tout à craindre, redoubla aussitôt de soins et d’intrigues pour augmenter le nombre de ses créatures dans le sacré collège, et se préparer les moyens de faire nommer pour successeur à Innocent X un homme en qui elle pût mettre quelque espérance, ou au moins qui ne lui fût pas hostile.

Malgré tout le dépit secret qu’elle éprouvait de ne plus jouir d’une faveur ouverte à la cour, dona Olimpia était trop habile pour ne le point cacher. Elle le couvrait même sous le voile d’une résignation dont elle espérait tirer plus tard avantage. Parmi les personnes qui depuis sa demi-disgrâce paraissaient être entrées le plus avant dans la confiance du pape, la jeune et belle princesse de Rossano était celle qui lui portait le plus d’ombrage. Sa faveur était grande en effet. C’était à elle que l’on s’adressait pour solliciter les grâces du pontife, et il était rare qu’elle n’obtînt pas ce qu’elle demandait. Il est vrai que pour une personne de ce temps, et qui faisait partie de la cour de Rome, la princesse de Rossano avait des qualités et des vertus qui lui permettaient d’user de sa faveur, sans que les ambitieux, les intrigants et les fripons en prissent de l’ombrage. Elle ne prenait ordinairement part aux demandes que quand elles étaient raisonnables et justes, et lorsque les pétitionnaires se recommandaient par leurs vertus et leurs talents, ce qui limitait singulièrement le nombre de ses recommandations. Généreuse et riche, exempte du mal d’avarice, la peste de ce siècle, cette jeune femme, loin de rançonner ceux qu’elle obligeait, ajoutait souvent un don à la faveur qu’elle avait obtenue pour eux. Au milieu d’un monde aussi corrompu que celui dans lequel elle vivait, cette conduite donnait plus d’inquiétude que d’espoir à la foule rapace des postulants, qui, n’ayant pas droit à ce qu’on leur fît justice, prétendaient par cela même acheter les faveurs.

Ces vertus enfantines de la princesse, comme les qualifiait dona Olimpia, avaient tout aussitôt donné à cette femme si profondément versée dans l’intrigue, la mesure des talents de sa jeune rivale, capable de faire un coup de tête brillant, sans doute, mais inhabile à la connaissance des hommes et des choses de son temps.

Si la princesse eût été un homme, dona Olimpia l’aurait méprisé tout simplement. Mais la nièce d’Innocent était femme, jeune, belle, séduisante et pleine de ressources dans la conversation ; aussi habituellement dona Olimpia ne pouvait-elle dissimuler la jalousie féminine que ces avantages lui inspiraient. Plus d’une fois même, oubliant les égards qu’elle devait à la femme de son fils, dona Olimpia, en parlant de dom Camille et de la princesse de Rossano, se laissa aller à répandre des calomnies que leur invraisemblance rendit cependant toujours vaines. Des bruits étranges avaient été répandus sur l’incapacité conjugale de dom Camille à l’époque où il quitta le chapeau pour se marier, et bien que plusieurs enfants eussent été le fruit de l’union qu’il contracta, les mauvaises plaisanteries n’en continuèrent pas moins de poursuivre le jeune Pamphile.

Depuis le départ brusque de la princesse de Rossano, lorsqu’elle quitta Frascati pour faire son entrée folle à Rome, dom Camille avait conservé du dépit contre elle, à cause de sa désobéissance. Ce petit ressentiment, irrité fréquemment par les plaisanteries qui couraient dans la ville, s’aigrit peu à peu dans le cœur du jeune époux. Devenu moins sensible d’ailleurs aux agréments de sa femme, comme cela n’arrive que trop souvent aux maris heureux, il forma des liaisons qui donnèrent lieu à des reproches de la part de la princesse, et finirent par jeter du froid dans l’union des deux époux. Les temps de l’exil, pendant lesquels une tendresse mutuelle leur avait fait couler de si heureux jours, étaient passés ; et tous deux ramenés au milieu du tourbillon des intrigues de la cour, cherchaient à remplir par les préoccupations continuelles de l’esprit le vide qui régnait dans leur cœur.

Dom Camille était successivement rentré dans les bonnes grâces d’Innocent, et quoique sa capacité ne permît pas qu’on lui confiât la direction d’affaires importantes, le pape lui avait donné le titre honorifique de généralissime de ses troupes ; il le voyait avec plaisir, et se servait volontiers de lui pour communiquer avec les ambassadeurs, tout en comptant beaucoup plus en ces occasions sur les effets de la bonne grâce et de la politesse de son neveu, que sur son habileté en diplomatie. C’était un beau mannequin de cour, inférieur à Astalli, qui lui-même ne parut valoir quelque chose que tant qu’il resta un souffle à Pancirole pour lui dicter ce qu’il devait faire.

Cette faveur, du reste, dom Camille la devait sans aucun doute à sa femme, pour laquelle Innocent avait un goût très-prononcé. Ce vieillard, tout pape qu’il fût, avait contracté l’habitude, et c’était un grand tort, sans doute, d’être entouré de soins féminins. Ses infirmités, qui avaient commencé de bonne heure, et s’étaient toujours accrues avec l’âge, avaient rendu mille petites précautions journalières indispensables pour lui ; et les constantes attentions de dona Olimpia, depuis un grand nombre d’années, étaient devenues cause du besoin impérieux qu’Innocent ressentait d’être assisté, consolé, servi même par une femme de sa famille. Depuis que sa belle-sœur avait été obligée de se retirer de la cour, la jeune nièce, devenue héritière d’une partie de ses fonctions domestiques, adoucissait les fréquentes souffrances de son oncle par le charme d’une conversation naturellement brillante, et à laquelle les nombreuses relations que la princesse entretenait dans Rome donnaient souvent un intérêt vif ou une importance grave. Depuis la retraite de dona Olimpia, les neveux et nièces d’Innocent étaient logés au Vatican. Dom Camille, les princes de Piombino et Justiniani, avec leurs femmes, occupaient divers appartements de ce palais, en sorte que le pontife, grâce à ce voisinage et aux soins que prenait la princesse de Rossano d’entourer Innocent de sa famille, lui faisait goûter sur son foyer privé un repos d’autant plus doux qu’il était nouveau pour lui.

Cette jeune femme avait le don de plaire à tous ceux qui l’approchaient. Sa vertu, qui fut toujours inébranlable, les chagrins que lui causaient la conduite légère de son mari, et le soin qu’elle mettait à entretenir l’union dans sa famille, lui attiraient tous les cœurs. Quant à son ambition, car à l’époque de sa fameuse entrée à Rome tout le monde, et elle-même, avait cru qu’elle était dévorée de cette passion, elle se bornait au désir de jouir des privilèges qui appartenaient à son rang et à user de la faveur et du pouvoir qu’on lui accorderait pour rendre des services aux gens qu’elle estimait, pour aider les personnes de mérite qui se trouveraient sans appui, et user de ses grands biens pour répandre des largesses et des bienfaits. Complètement étrangère d’ailleurs, par la tournure et les habitudes de son esprit, à tout ce qui ressemblait à une intrigue politique, la princesse de Rossano n’était en réalité qu’une ambitieuse romanesque qui rêvait le bien et ne se doutait pas même du mal.

Quoiqu’elle jouît alors d’une grande faveur auprès du pape, et que par cette position elle eût acquis de l’importance et une certaine autorité à Rome, dona Olimpia ne la redoutait pas comme rivale en pouvoir. Une longue expérience avait fait établir en principe par la belle-sœur d’Innocent, qu’en faisant justice et en récompensant les vertus et le mérite, on excite, il est vrai, la bienveillance et parfois l’admiration ; mais que ces avantages sont stériles dans la pratique des affaires, et que les créatures que l’on a su se faire par des faveurs souvent monstrueuses, sont celles sur l’énergie et la fidélité desquelles on peut vraiment compter dans les occasions importantes. La discrétion de Mascambruno jusque sous la hache du bourreau avait persuadé à cette femme que des complices sont toujours plus sûrs que des amis.

Elle attachait donc peu d’importance à l’influence passagère que la princesse exerçait en ce moment dans le monde politique ; et quoique son cœur de femme ne supportât pas aussi patiemment les prévenances et la faveur dont le pontife entourait journellement sa jeune et belle rivale, cependant, toujours dominée par son insatiable amour du pouvoir, seule dans son palais, et réprimant par la réflexion les élans de ses transports jaloux, dona Olimpia amenait peu à peu son esprit à soumettre son cœur, dans le dessein de faire tourner bientôt au profit de son ambition ce qui lui causait de si vifs chagrins en ce moment.

Aussi tandis qu’au Vatican le pontife, par les soins de la princesse de Rossano, goûtait toutes les douceurs de la vie de famille, dona Olimpia, dans sa solitude, jetait sur cette base, frêle en apparence, le fondement des projets au moyen desquels elle espérait conserver et augmenter, s’il était possible, la grandeur et l’importance de la maison Pamphile, dont elle se regardait avec raison comme le plus ferme appui. Se dégageant avec une rare force d’âme des affections personnelles qui auraient pu la faire dévier du but qu’elle se proposait d’atteindre, elle donnait toujours pour pâture à son esprit ce qu’elle redoutait le plus, mais ce qui était inévitable, la mort d’Innocent X.

Là était pour elle toute la question de son existence et de celle de sa famille. Entre la mort de son beau-frère et l’élévation de son successeur s’ouvrait un abîme où il fallait être englouti si l’on ne trouvait pas le moyen de le franchir, et c’est ce dernier effort qu’elle voulait tenter.

Depuis longtemps elle s’affligeait intérieurement des dissensions qui avaient désunis tous les membres de sa famille, et se sentant peu propre à prendre les soins minutieux qu’aurait exigés la conciliation d’esprits si différents et dont le plus grand nombre manquait de netteté et de grandeur, malgré la jalousie naturelle qu’elle portait à la princesse de Rossano, dona Olimpia pardonna à sa belle-fille l’usurpation de sa place auprès du pape, en faveur des heureuses tentatives qu’elle avait faites pour ramener la paix entre les siens ; car cette union était indispensable à l’affermissement et à la réussite de ses projets ultérieurs.

Le pape vivait ; sa santé, quoique fréquemment interrompue par des accidents très-fâcheux, était forte encore ; mais enfin il atteignait sa quatre-vingtième année, et dona Olimpia, qui n’avait pas pour habitude de se laisser aller aux illusions, s’en faisait moins que jamais dans ces circonstances. Il s’agissait pour elle d’abord d’accroître autant qu’il lui serait possible ses immenses richesses pendant le reste de jours que le ciel accorderait à son beau-frère ; puis d’augmenter le nombre de ses créatures dans le sacré collège et parmi les grands dont l’influence pourrait lui être favorable au prochain conclave, par le choix d’un nouveau pontife intéressé à se montrer indulgent pour elle. Enfin elle voulait assurer la destinée de la maison Pamphile, en l’associant à celle d’une famille riche, illustre et appelée à voir l’un de ses membres élevé au trône pontifical, ou au moins assez puissante pour protéger dans leurs biens et leurs personnes, contre le pape futur, les héritiers d’Innocent X. Tel était le problème que cette femme s’était donné à résoudre, et que la princesse de Rossano, bien à son insu sans doute, commençait à débrouiller en entourant Innocent X de ses neveux, de ses nièces, et de toutes les douceurs de la vie de famille.

En effet, les princes de Piombino et Justiniani, sans être devenus précisément amis, n’avaient plus de répugnance à se trouver ensemble, depuis que le lieu de rencontre pour eux était le palais du pape, où la princesse de Rossano les attirait en leur faisant obtenir des grâces de leur oncle. Les deux jeunes femmes, les filles de dona Olimpia, les princesses Clémence et Constance, étaient devenues beaucoup plus aimables, et se sentaient même mieux disposées pour leur mère depuis que, n’habitant plus avec elle le palais Pamphile, elles jouissaient, au Vatican d’une liberté pleine et entière dans la société journalière du pontife, leur oncle, ou dans celle de leur belle-sœur, la princesse de Rossano.

Dona Olimpia était ponctuellement instruite de tous ces détails par son fidèle prélat Azzolini, auquel, depuis sa retraite de la cour, elle avait recommandé de redoubler de surveillance. Secrétaire des brefs, Azzolini, fort au courant des affaires par la nature même de ses fonctions, y portait une attention d’autant plus grande en ce moment, qu’ainsi que tout le monde, il s’attendait toujours à la mort prochaine d’Innocent X, avant laquelle il voulait profiter des bonnes dispositions de dona Olimpia à son égard, pour obtenir la pourpre. Sous des dehors gracieux et sémillants, le secrétaire des brefs, recherché dans les salons de Rome, tant à cause de ses connaissances dans l’antiquité que pour le talent facile avec lequel il tournait des vers, profitait habilement de l’importance que lui donnait sa charge et le plaisir que l’on prenait à l’entendre, pour ne se donner qu’un air de poëte et de savant, selon l’occasion, et éloigner toute défiance de ceux dont il avait intérêt de surprendre les intrigues ou les secrets. Il était dans les bonnes grâces de monseigneur Chigi, le successeur de Pancirole à la secrétairerie d’état ; Chigi, réputé diplomate habile depuis le congrès de Munster, homme sévère de mœurs, mesurant toutes ses paroles, mais dont la prudence avait cependant été mise en défaut par les dehors séduisants du confident dévoué de dona Olimpia. Le palais du bailli de Valencey, alors ambassadeur de France, ceux des ambassadeurs d’Espagne et de Venise, étaient les lieux de Rome où Azzolini avait le plus à apprendre, et où, par cette raison, il mettait le plus de légèreté apparente dans ses manières et sa conversation. Mais il s’attachait particulièrement à suivre et à connaître toutes les démarches du cardinal neveu Astalli, qui, par sa position, était au courant de tout, et dont on pouvait facilement tirer bien des choses en faisant appel à sa confiance et en flattant sa vanité. Dona Olimpia voulait la ruine d’Astalli, dont la politique n’était que la continuation affaiblie de celle de Pancirole, qui pendant tout le temps de son ministère avait constamment travaillé en secret à dégoûter Innocent de sa belle-sœur.

Dans l’ordre secondaire des ambitieux où se trouvait compris monseigneur Azzolini, il pouvait passer pour un sujet d’élite. Ne se faisant illusion ni sur son défaut de dignité, ni sur le point d’élévation auquel il lui était donné d’atteindre, mais se renfermant avec résignation entre l’humilité de son point de départ et la hauteur relative à laquelle il pouvait arriver, il avait résolu d’acheter de dona Olimpia le chapeau de cardinal à tout prix, et n’ignorait pas qu’en provoquant la ruine du cardinal postiche Astalli, la récompense qu’il désirait lui était assurée ; aussi toutes ses pensées, toutes ses démarches se rattachaient-elles à ce but.

Le gouvernement occulte de dona Olimpia était donc déjà fort : Gualtieri, cardinal de sa façon, était devenu sous-dataire après la mort de Mascambruno ; Fagnani, ainsi que Rasponi, qui devait recevoir un jour le chapeau, maniaient avec le sous-dataire toutes les opérations financières qui résultaient de la vente des bénéfices et des abbayes ; et Azzolini, maître du bureau des brefs, et exerçant par ses propres yeux et par ceux de ses agents subalternes, une infatigable investigation sur les moindres mouvements qui agitaient le monde politique et de la cour, concourait avec les autres à favoriser les projets de dona Olimpia, dont tous ces agents dévoués espéraient des récompenses.

Mais malgré l’activité et les talents de ces ministres cachés, dona Olimpia sentait que pour donner de l’unité et du nerf à leurs efforts, il fallait les diriger vers un but fixe, et que quelqu’un plus puissant qu’eux par sa position et son intelligence donnât l’impulsion à tout ce qu’ils entreprendraient. Malgré la supériorité de ses talents, ou plutôt à cause de cette supériorité même, dona Olimpia, loin de se laisser aller aux séductions de la vanité personnelle, s’avouait franchement ce que sa position avait de faux et de faible. Elle n’ignorait pas que si, comme femme, elle avait osé et fait beaucoup, son sexe était cependant un obstacle insurmontable à l’accomplissement de l’ensemble de ses vastes projets. Sa retraite de la cour du pape, provoquée par les rumeurs de toute l’Europe, avait été un avertissement grave pour elle, et elle s’était avoué qu’il y a un point au delà duquel il n’est pas donné à la femme d’aller sans se perdre. Son orgueil avait été profondément humilié, les affections de son cœur avaient éprouvé des déchirements, et elle avait eu même beaucoup à souffrir pour substituer brusquement de nouvelles habitudes à celles que de longues années lui avaient rendues indispensables, et par cela même chères. Mais avec cette force indomptable de volonté qui lui était particulière, elle avait refoulé, comme contraire à son idée capitale d’élever, d’illustrer sa famille, tous ces dépits, toutes ces passions auxquels les âmes faibles cèdent si facilement.

Elle se l’était avoué ; il lui fallait un appui, un aide, un homme enfin qui comprît, qui épousât ses intérêts, et en eût un grand lui-même à faire valoir les avantages de son sexe en faveur des projets de dona Olimpia. Depuis longtemps son choix était fixé ; elle avait même déjà fait beaucoup pour ramener dans le cercle de ses idées un homme qu’autrefois elle avait cruellement maltraité, et il ne lui restait plus qu’à s’assurer s’il était possible de le décider à faire cause commune avec elle. Cet homme était le cardinal Antoine Barberin.

Depuis qu’Antoine était rentré en grâce auprès d’Innocent, comme cet important service lui avait été rendu par la princesse de Saint-Martin, la reconnaissance lui eût fait une loi de ne pas l’abandonner dans son exil de la cour, quand bien même un courant d’affaires financières communes entre eux n’eût pas rendu leurs entrevues indispensables. Mais pendant assez longtemps, malgré la franchise de leurs confidences réciproques, il se présentait une question sur laquelle chacun d’eux pensait bien que l’autre voulait parler sans qu’ils pussent se décider à rompre le silence. Enfin, dona Olimpia, qui savait que dans les affaires il y a un point où il ne faut pas demeurer dans l’indécision, résolut de s’éclairer sur les dispositions du cardinal.

Un soir qu’elle avait été prévenue de sa visite, tout en méditant dans son esprit les moyens qu’elle pourrait employer pour toucher la corde sensible qu’elle voulait agiter, poussée par l’instinct naturel à son sexe, dona Olimpia, après avoir fait mettre ordre à sa toilette par Flaminia, demanda à cette femme l’un de ses écrins. N’en ayant désigné aucun, sa camériste lui donna celui qui lui tomba sous la main. Le hasard voulut qu’il contînt la bague que Barberin avait donnée à Olimpia, lorsque, après l’exaltation d’Innocent au trône, le cardinal s’était vu sur le point d’être proscrit et dépouillé de ses biens. À la vue de ce bijou, dona Olimpia crut entendre les paroles qui lui avaient été dites lorsqu’elle le reçut ; et en retombant dans cette même rêverie mêlée d’inquiétude qu’elle avait éprouvée quelques années avant, elle mit machinalement la bague à l’un de ses doigts.

« Désirez-vous quelque autre bijou, princesse ? dit Flaminia. — Non, celui-là me suffit, répondit dona Olimpia en souriant. — Ô madame ! ajouta la camériste, que l’air satisfait de sa maîtresse engagea de parler, j’ai de bien bonnes nouvelles à vous apprendre du Vatican ! — Lesquelles ? — La santé de notre saint-père se soutient parfaitement depuis quelques jours. L’un de ses pages, le jeune Quirino, qui ne manque pas d’entrer dans le palais chaque fois qu’il passe par ce quartier, m’en a encore donné l’assurance ce soir. Sa sainteté, m’a-t-il dit, repose beaucoup mieux la nuit, depuis que madame la princesse de Rossano l’empêche de prolonger ses veilles. — Merci de votre attention, Flaminia, dit Olimpia, que l’idée des soins donnés au pontife par sa belle-fille fit cependant retomber dans ses pensées sérieuses ; merci ; vous pouvez vous retirer maintenant, Flaminia. »

Restée seule, elle s’assit sur un grand fauteuil et attendit l’arrivée de Barberin, en tenant ses yeux et son esprit fixés sur cette bague de laquelle il semblait qu’elle dût apprendre ce qu’elle avait à dire à son ancien possesseur.

On ne tarda pas d’annoncer le cardinal Barberin. Après les politesses d’usage et la conversation préliminaire sur les nouvelles du jour, soit par hasard, soit à dessein, la main de dona Olimpia se trouva placée sur l’appui de son fauteuil, de manière qu’elle fixa presque aussitôt l’attention du cardinal. C’était une indication si précise du tour que la conversation devait prendre, qu’il aurait fallu une intention formelle de la part de Barberin pour ne pas répondre à cette question muette, mais si expressive. Ayant donc recours à sa politesse naturelle, perfectionnée encore par celle de la cour de France, qu’il avait longtemps fréquentée : « J’observe, princesse, dit le cardinal, que, malgré les justes prétentions de la reine régente, à Paris, d’avoir la main admirablement belle, elle pourrait cependant éprouver quelque jalousie en voyant la votre auprès de la sienne. — À mon âge, répondit Olimpia en se tournant gracieusement vers Antoine, on peut se laisser faire des compliments ; aussi suis-je charmée que la vue de cette main, et elle souleva légèrement celle qui portait la bague, ne vous soit pas désagréable... Je sais que vous m’avez comprise, ajouta-t-elle, et vous devez être persuadé que les paroles qui m’ont été dites quand je reçus ce bijou sont restées profondément gravées dans ma mémoire... »

Dona Olimpia en conservant tout son calme, dirigea ses yeux sur le cardinal pour juger d’avance par l’expression de ses traits jusqu’à quel point il était disposé à tenir alors les promesses qu’il avait faites il y avait neuf ans.

« Aujourd’hui, comme lorsque vous voulûtes bien accepter ce témoignage de mon respect, madame, dit tout aussitôt le cardinal, celui que vous avez pu regarder comme votre ennemi serait heureux de pouvoir vous servir. »

Dona Olimpia tendit la main, que le cardinal saisit avec empressement. « Antoine, lui dit-elle, vous voulez me servir ? et moi j’ai la confiance que je pourrai vous être utile. Depuis longtemps je pense qu’en unissant nos efforts nous pourrons donner un plus grand lustre à chacune de nos familles ; car je n’ignore pas que ce but ait été et est pour vous, comme pour moi, celui de tous les travaux de notre vie.

» J’ai été rigoureuse, cruelle envers vous ; mais la haute intelligence avec laquelle vous avez gouverné les affaires sous le règne de feu votre oncle me dispense de faire l’apologie des actes que j’ai cru devoir provoquer. Le propre des âmes fortes, des esprits supérieurs, est de pouvoir juger avec calme et équité des choses qui blessent le plus vivement leurs intérêts privés. Innocent X à son exaltation n’avait d’autre moyen de gagner la faveur des gens de cour et du peuple qu’en obéissant à la clameur unanime qui s’élevait contre les actes de l’administration précédente. C’est moi-même, vous le savez, qui ai conseillé, provoqué les rigueurs que l’on a exercées contre votre famille, contre votre personne même ; mais ce que vous n’ignorez pas non plus, je le suppose au moins, c’est que dès que les circonstances devinrent opportunes, je plaidai votre cause, j’obtins votre rappel de l’exil et la restitution d’une bonne partie de vos biens. Je ne sais si je m’abuse ; mais j’ose croire que si l’on vous avait confié les intérêts d’Innocent pendant les premiers temps de son règne, les conseils que vous auriez donnés se seraient rapportés avec les décisions qui furent prises alors...

— Je m’en rapporte tout à fait à vos lumières et à votre expérience sur ce sujet, madame, dit le cardinal.

— Quoi qu’il en soit, ajouta dona Olimpia, j’ai mis tout en œuvre pour réparer le plus promptement possible les maux particuliers que l’on avait été obligé de faire pour le bien du gouvernement pontifical. Ce n’est donc ni par haine ni par colère, comme on l’a prétendu, que j’ai agi, mais par raison d’état ; et c’est parce que je sais que vous prenez à cœur de voir prospérer le gouvernement du saint-siége, que je ne fais pas difficulté d’avouer ouvertement la conduite que j’ai tenue momentanément envers vous.

» Depuis votre rappel de France, bon nombre de vos biens et de vos bénéfices vous ont été rendus... — Et par vos soins, madame, je ne l’oublierai jamais. — Le pape n’a pas tardé à vous revoir avec plaisir, à vous consulter avec empressement. — Grâce à vous encore, madame. — Il vous a chargé du soin de terminer plusieurs affaires délicates ; bref, vous êtes par le fait aujourd’hui l’âme de son conseil, bien qu’il paraisse donner toute sa confiance à son neveu postiche et à monseigneur Fabio Chigi, son nouveau secrétaire d’état.

» Entre nous, le pape a du faible pour vous. La roideur de Chigi lui déplaît ; Astalli est un bellâtre dont la nullité lui a sauté aux yeux depuis que Pancirole est passé dans une meilleure vie ; et la petite princesse de Rossano, si aimable qu’elle puisse lui paraître, n’a pas le caractère et le jugement assez solides pour gouverner son humeur inégale et sa volonté sans cesse vacillante. En un mot, c’est vous qui lui convenez, c’est vous qui, tout en rendant service au saint-siége, pourrez devenir encore le guide, le soutien de la vieillesse d’Innocent et le protecteur de la famille Pamphile. — Eh quoi ! madame, vous penseriez que je... — Je vous parle avec une entière franchise, mon cher cardinal ; j’ai, comme vous le savez, consacré ma vie entière à Innocent ; dans l’intention de lui être utile, de concourir à sa prospérité et à sa gloire, j’ai bravé longtemps le mépris, l’insulte des calomniateurs ; mais leur malignité a trompé tous mes efforts sans cependant lasser mon courage, et j’ai recours à vous pour achever ce que j’ai entrepris. — De quoi s’agit-il précisément, madame, et que puis-je pour vous ? » Dona Olimpia, la tête appuyée sur sa main, resta pensive quelques minutes. « Vous savez, dit-elle enfin, dans quel étal est la santé du pape ? D’un jour à l’autre il faut s’attendre à le voir succomber à ses infirmités ; et politiquement... vous entendez ? politiquement, c’est un homme mort. C’est au moins le point de vue d’où vous ainsi que moi devons envisager l’état présent des choses, si nous voulons, vous et moi, préparer un avenir sûr à nos familles. Un tiers de vos biens, éminence, est encore sous le séquestre, et si Innocent venait à mourir, il est probable qu’on aurait de la peine à les en dégager, parce que les clameurs contre le népotisme ne manqueront pas d’éclater de nouveau à l’entrée du règne qui va s’ouvrir. Sur ce point, il ne serait pas plus raisonnable à vous de se faire des illusions qu’à moi-même ; car il est certain que le successeur d’Innocent, quel qu’il soit, se trouvera forcé par l’opinion publique de demander des comptes et peut-être d’enlever les biens à la maison des Pamphiles, ainsi qu’à celle des Barberins. Nos dangers sont les mêmes, nos intérêts sont communs, vous le voyez ; pourquoi ne nous unirions-nous pas pour prévenir les uns et défendre les autres ? — Si je vous comprends bien, madame, nous serions menacés d’une confiscation très-prochaine ? — La vie du pape peut durer encore assez longtemps ; mais enfin sa maladie présente des chances de mort subite, instantanée, et c’est là le seul cas qui doive fixer notre attention. Parlons sans détour, Antoine ; une partie du sacré collège se rattache à vous par d’anciennes amitiés, par des intérêts puissants, par de vives espérances ; de mon côté, je compte parmi les cardinaux des hommes qui me doivent tout, et qui me resteront attachés parce que leur âge peu avancé, ainsi que leur caractère, ne leur permettent pas de prétendre au trône. En confondant nos intérêts, en réunissant les efforts de tous ceux qui peuvent nous servir, nous quadruplerons leur influence pendant le conclave, en nous préparant des défenseurs zélés pour le cas où le pontife élu chercherait à nous devenir contraire. Unissons-nous, serrons nos familles et nos amis, Antoine, pour résister au choc de ceux qui veulent notre perte, car on l’a jurée. »

Malgré l’expérience et l’habileté d’Antoine Barberin dans les affaires, cet homme avait été si longtemps gâté par la fortune, et un fond de légèreté naturelle à son caractère le rendait si facilement dupe de ses illusions, qu’il reçut avec quelque étonnement l’avertissement d’un danger qu’il avait bien prévu, mais qu’il ne supposait ni aussi prochain ni aussi menaçant. Ce qu’il venait d’entendre lui apprenait que la restitution du dernier tiers de ses biens par Innocent X dépendait de la volonté de dona Olimpia, qui n’y souscrirait que s’il s’engageait à faire avec elle le pacte qu’elle lui proposait. Quelles pouvaient en être les conditions ? C’est ce qu’il importait de savoir ; et pour l’apprendre le cardinal usa de toute sa prudence. « Je reconnais, dit-il, toute la justesse de vos prévisions, madame, et suis disposé à joindre, comme vous le désirez, mes efforts aux vôtres pour éviter ou combattre au besoin le danger commun qui nous menace ; ma conduite, depuis que j’ai regagné les bonnes grâces du pontife par votre généreuse entremise, doit vous donner d’avance la persuasion que je n’agirai que selon vos intérêts ; et s’il était nécessaire de donner plus de consistance à la certitude que vous désirez en avoir, je vous en ferais la promesse solennelle ici ; je vous la fais même. — Je n’attendais pas moins de vous, mon cher Antoine, et quant à ce qui me regarde personnellement, votre parole me suffit... mais... » À cette réticence, Barberin ne put se défendre de montrer de l’étonnement et quelque peu de fierté. « Ne vous fâchez pas, reprit dona Olimpia en faisant paraître un sourire gracieux sur ses lèvres ; il ne s’agit précisément ici ni de vous ni de moi. Je considère les choses de plus haut. Ni vous ni moi ne sommes jeunes, et comme tous, nous sommes sujets à la mort. Représentants, vous de la famille Barberine, moi de celle des Pamphiles, quand il nous est possible par notre expérience et notre position de régler d’avance la conduite que nos neveux, nos enfants et leurs descendants pourront tenir, devons-nous les laisser en proie aux passions égoïstes de chacun d’eux, et souffrir qu’ils se divisent, se ruinent et se détruisent ? Ce n’est donc pas entre vous et moi qu’il est nécessaire d’établir des liens que la raison, jointe à la communauté d’intérêts, rend tout naturels ; mais entre vos neveux et leurs enfants, mais entre tous les membres de ma famille, qu’un malin génie semble se plaire à désunir. Il faut donc un lien indissoluble, un lien de famille entre nos deux maisons.»

À ces derniers mots Antoine Barberin redoubla d’attention.

« Maintenant, continua la princesse, que je crois vous avoir exposé ce qu’il y a de plus important et de plus délicat dans la combinaison intime de cette affaire, je vous ferai brièvement mes propositions, vous engageant à me répondre de la même manière. Votre frère, qui est mort en France, don Taddeo, a laissé deux fils. La princesse Justiniani, ma fille, a elle-même une fille âgée de douze ans et nubile. Voulez-vous consentir au mariage de l’aîné de vos neveux avec la jeune Olimpia Justiniani ? — Quelle sera sa dot ? — La restitution complète de vos biens. »

Barberin avait prévu cette réponse. Un assez long silence succéda à cette partie de l’entretien. Sa gravité avait ramené l’esprit du cardinal à ses habitudes de profonde réflexion, et le cas était tel qu’il méritait d’être médité. Rompant enfin le silence : « Une réponse brève, dit-il, et qui sera décisive, ne peut vous être donnée sur-le-champ, princesse. Il faut que je consulte le cardinal François, mon frère ; les convenances exigent que je parle à mes neveux, et moi-même j’ai besoin de quelques instants de calme pour me décider. Accordez-moi quelques jours. — Très-volontiers, » dit dona Olimpia en recevant les révérences du cardinal, qui se retira.

Mais la décision de cette affaire ne fut pas aussi prompte que dona Olimpia l’aurait désiré. En sortant du palais Pamphile, Antoine, revenu du premier étonnement causé parla proposition qui lui avait été faite, s’était bientôt aperçu que dona Olimpia, effrayée du défaut d’appui où elle et sa famille risquaient de se trouver à la mort d’Innocent, mettait toutes ses espérances de salut en lui.

Antoine Barberin était loin de la perfection morale, mais il avait de la générosité dans le caractère. Il n’eut donc point l’idée d’abuser de l’avantage de sa position envers une femme qui n’avait été rien moins qu’indulgente pour lui quelques années avant ; mais en homme habile et qui sait qu’il ne faut jamais se laisser prendre pour dupe, même par plus habile que soi, il voulut, tout en aidant dona Olimpia, profiter complètement des ouvertures qu’elle lui avait faites.

Le lendemain de la conférence, il s’excusa par un billet par lequel il avertit la princesse de Saint-Martin que son frère, François Barberin, et ses neveux, étant absents de Rome pour quelques jours, il fallait suspendre la décision. Puis il fit valoir les observations de ses parents, qu’il ne pouvait amener tout à coup à l’idée d’un projet auquel ils étaient loin de s’opposer, mais dont l’exécution semblait entraîner quelques difficultés. En somme, l’adroit cardinal, convaincu du besoin et du désir qu’avait dona Olimpia de terminer cette affaire, fit malicieusement attendre, autant qu’il put, sa réponse, pour attiser tout à la fois l’impatience de la princesse, en se donnant le temps de bâtir et de combiner sur cette union des deux familles Pamphile et Barberine, les plus vastes projets d’ambition et de grandeurs futures.

Tandis que cette négociation restait pendante, il s’en entama d’autres au palais Pamphile et au Vatican. Depuis que, menacée dans son avenir, dona Olimpia s’occupait avec ardeur à remettre l’union entre tous les membres de sa famille, elle n’avait point négligé la vieille sœur du pape, dona Agathe, à laquelle, depuis quelque temps, elle envoyait de petits présents que monseigneur Azzolini était chargé de lui remettre. Cette bonne religieuse, quoique fort avide de tout ce qui pouvait relever le lustre de son couvent, n’en était pas moins dominée impérieusement par l’esprit et l’ambition de famille. Malgré la répugnance assez forte qu’elle avait pour la personne de dona Olimpia, depuis que l’expérience lui avait démontré que cette femme prenait un intérêt plus actuel et plus profitable à sa famille que le pape, dont l’insouciance et la mobilité de caractère rendaient toutes les bonnes dispositions stériles, sœur Agathe s’était décidée à aller voir dona Olimpia non-seulement pour se rapprocher personnellement d’elle, mais encore dans l’intention de la remettre en autorité auprès de ses parents et de faire cesser cette espèce d’exil qui, en l’éloignant du pape, pouvait devenir fatal aux intérêts de la famille Pamphile.

La bonne vieille arriva donc un matin au palais de la place Navone, au moment où dona Olimpia sortait du lit : « M’en voudrez-vous de ce que j’arrive de si bonne heure, princesse ? dit-elle en entrant avec Flaminia, qui n’eut pas le temps de l’annoncer. — Point du tout, chère sœur Agathe, répondit dona Olimpia, dont la physionomie gracieuse fit voir à la vieille qu’elle était en effet la bienvenue ; et si j’eusse pensé, ajouta la princesse, que vous aviez le désir de me voir, je vous aurais prévenue en allant à votre couvent. — Allons ! je vois que je ne me suis pas trompée ; vous êtes une bonne et aimable personne... sans ressentiment... sans rancune... C’est bien cela, ma fille ! — Chère sœur, dit Olimpia en tendant la main à la religieuse, je suis prête à avouer tous mes défauts, et j’en ai sans doute un grand nombre ; mais il est quelquefois bien difficile de ne pas les laisser éclater, au milieu d’une vie difficile comme celle que je mène. Vous me rendrez cependant cette justice, j’en suis certaine, que je n’ai jamais négligé les intérêts de votre famille et de la mienne, qui, vous le savez, n’en font plus qu’une pour moi. — Oh ! pour cela, c’est vrai, princesse, et c’est parce que je vous ai reconnu ce mérite que j’ai passé l’éponge sur tout le reste. »

Dona Olimpia eut de la peine à contenir l’envie de rire que lui donna cette extrême franchise ; mais, maîtresse de son expression, elle fit comprendre à dona Agathe qu’elle était disposée à l’écouter dans le cas où elle aurait quelque chose d’important à lui dire. En effet, la vieille ne tarda pas à entrer en matière : « Savez-vous, lui dit-elle, que je ne suis pas très-satisfaite de ce qui se passe au Vatican depuis qu’on vous en a fait sortir ? On s’est mépris à ce sujet, et moi toute la première. Croyant opérer un chef-d’œuvre, j’ai fait une sottise. Croiriez-vous que sa sainteté ne m’a pas fait venir une seule fois chez elle, depuis ce moment-là ? N’est-ce pas mal à mon frère ? Je ne connais plus personne auprès de lui. Depuis qu’il s’est embarrassé d’Astalli, ce petit fat de neveu postiche, et qu’il a près de lui monseigneur Fabio Chigi, sérieux comme une porte de prison, je ne puis plus l’aborder. Cela me fait de la peine, et c’est injuste, car j’aime sa sainteté de tout mon cœur. Je n’espérais qu’en la petite princesse de Rossano ; mais, bast ! entre nous soit dit, c’est une bonne petite personne, mais une tête sans cervelle, qui a dépensé dans la soirée où elle est rentrée à Rome contre votre gré, toute l’énergie dont elle était susceptible. La pauvre enfant ne sait ni ce qu’elle veut ni ce qu’elle fait ; bonne peut-être pour adoucir les moments de loisir du pape, mais inhabile, complètement inhabile aux affaires... Il serait bon de la surveiller en ce moment, ajouta la vieille en baissant la voix et s’approchant de l’oreille de dona Olimpia : on parle d’une promotion prochaine. — En êtes-vous certaine ? demanda la princesse avec précipitation. — Je n’ose vous l’affirmer, mais j’en ai entendu murmurer quelques mots, et monseigneur Azzolini, que j’ai vu hier, a été jusqu’à m’engager à venir vous en prévenir aujourd’hui, avant qu’il pût vous en parler plus certainement lui-même. — Désigne-t-on les prélats qui pourraient être nommés ? — On en porte le nombre à dix, et je n’ai retenu les noms que de quelques-uns. — Eh bien, quels sont-ils ? demanda dona Olimpia avec anxiété. — On parle d’abord de monseigneur Fabio Chigi. — Puis ? — De Baccio Aldobrandini, le cousin de la princesse de Rossano, car la bonne petite femme n’oublie pas les siens ; mais cela nous est égal, parce qu’il fera corps avec la famille... Attendez, on cite encore Frédérick. —Le landgrave de Hesse. — Puis Pimentel de Ségovie. — Oui, ces deux-là sont pour satisfaire l’Allemagne et la cour de l’Escurial ; et après ? — Ah ! il est fort question de François de Gondi. — Eh quoi ! dit dona Olimpia avec humeur, cet extravagant de Retz ? Et qui donc le porte et le soutient ? — La princesse de Rossano, chère madame, la princesse de Rossano. Quand je vous disais qu’il serait bon de savoir au juste ce qu’elle fait au Vatican ! C’est chez elle que se machinent les préparatifs de cette promotion prochaine. »

Pendant que la vieille fit suivre ces renseignements d’un flux de paroles inutiles, dona Olimpia resta pensive jusqu’au moment où, arrêtant tout à coup sœur Agathe : « Il ne faut pas que les choses soient plus longtemps gouvernées ainsi à l’aventure, lui dit-elle. — Vous avez raison, interrompit la religieuse en frappant vivement sa canne contre terre, et il faut mettre ordre à tout cela dès aujourd’hui. » Puis continuant sur le même ton, sans laisser à la princesse le loisir de placer un mot : « Il faut, Olimpia, que vous alliez dès aujourd’hui chez le pape... — Mais pensez donc... — Je ne m’arrête à rien, si ce n’est à ce que le pape vous revoie, vous écoute, prenne vos conseils ; et c’est moi qui vous conduirai chez lui ! »

En parlant ainsi, la vieille religieuse montrait une résolution si ferme, que dona Olimpia parut céder, dans l’espérance que la réflexion apporterait quelque modification à ce projet. Mais dona Agathe, au contraire, se montra de plus en plus obstinée, au point de faire passer la confiance de son pouvoir dans l’âme d’Olimpia.

En effet, un carrosse ne tarda pas à transporter les deux dames au Vatican, où, sans prévenir et en plein jour, dona Agathe passa avec dona Olimpia entre deux haies de serviteurs, puis de courtisans et de prélats, jusque dans la chambre du pape.

Dona Agathe ne laissa pas à Innocent le temps de témoigner s’il était satisfait ou irrité de cette irruption subite : « Frère, lui dit-elle, après avoir fait les salutations d’usage aussi précipitamment que son âge le lui permettait, nous venons pour vous baiser les pieds, pour vous voir, parce qu’il ne nous est plus possible de demeurer ainsi loin de vous... Nous vous aimons, frère, ajouta-t-elle avec une émotion qui ajouta de la force à sa voix, et nous voulons être, comme les autres, quelquefois près de vous. »

Le pape, en s’avançant pour relever sa sœur demeurée à genoux, porta son regard vers dona Olimpia. Elle était debout, immobile, à quelque distance, attendant avec une modestie pleine de dignité quel serait l’effet de sa présence sur l’esprit du pape.

Il manquait à Innocent X les grandes qualités qui doivent distinguer un vrai pontife. L’homme l’emportait en lui sur le souverain ; aussi ne put-il en cette occasion résister à l’émotion que lui causa l’apparition subite de dona Olimpia. « Approchez, approchez, lui dit-il d’une voix altérée ; puisque ma chère sœur Agathe m’assure que vous désirez nous voir... approchez. »

Chacun prit place sur un siége, et pendant assez longtemps les trois parents n’échangèrent que des paroles affectueuses. L’instinct avertit sœur Agathe qu’il lui appartenait de justifier une entrevue si inconsidérément provoquée. Mais, rassurée par la satisfaction que son frère ne pouvait contenir en leur présence, elle se confia en sa franchise accoutumée, et dit au pape que c’était elle qui avait forcé en quelque sorte Olimpia de venir, et que si cette démarche lui déplaisait, c’était sur elle seule que devait tomber sa mauvaise humeur. « Il est temps, frère, ajouta-t-elle, que toutes les causes de désunion dans notre famille soient anéanties. Et si quelqu’un peut raffermir les liens qui doivent nous resserrer tous, c’est, n’en doutez pas, cette chère princesse de Saint-Martin. »

En revoyant sa belle-sœur, le pape s’était senti si vivement ému qu’il n’avait pas fait attention à la différence de rôle que jouait la religieuse, en ramenant près de lui une personne qu’elle l’avait engagé à chasser de son palais autrefois. Mais outre l’habitude que l’on a dans les cours de ces revirements subits de haine ou d’estime, Innocent était tellement satisfait au fond de l’âme de voir finir un exil déjà si long pour lui, qu’il ne se sentit pas la force de se montrer difficile à propos de l’accident qui y mettait si brusquement un terme. Loin de là, il sut bon gré à sœur Agathe de sa démarche, et fit comprendre à dona Olimpia, plus encore par son expression que par ses paroles, la joie profonde qu’il éprouvait de la revoir. « J’ai plusieurs affaires importantes à terminer ce matin, dit-il à sa belle-sœur ; mais je compte bien vous revoir dans la soirée. Je veux que vous vous retrouviez au milieu de nos deux familles, car vous en êtes l’âme... À ce soir, n’est-il pas vrai ? — J’obéirai aux ordres de sa sainteté, » répondit Olimpia en s’inclinant pour recevoir la bénédiction du pape. La vieille religieuse prit congé à peu près de la même manière, et Innocent suivit des yeux les deux dames en leur souriant jusqu’au moment où elles sortirent de sa chambre.

Leur entrée avait causé une surprise extrême au palais pendant leur entretien avec le pape, et le nombre des courtisans et des serviteurs s’était augmenté pour les voir sortir. On s’attendait à lire sur la figure de dona Olimpia le succès plus ou moins heureux de cette visite ; et en effet, quelques cardinaux et une foule de prélats, les uns intéressés à la réhabilitation, les autres à l’abaissement de la princesse, apprirent tout aussitôt dans quel sens le vent de la faveur avait tourné ; car tandis que la vieille sœur Agathe, fière de son succès, saluait en souriant indifféremment a tous, dona Olimpia, marchant avec tout le calme et la majesté d’une reine, passa entre les deux haies de curieux, à qui elle accorda un salut protecteur, ayant soin d’affecter de sourire en particulier à ceux qui n’avaient pas cessé de la servir pendant sa retraite.

Personne ne douta que la faveur de cette femme ne devînt plus grande que jamais, et en moins d’une heure cette importante nouvelle se répandit dans toute la ville de Rome. Antoine Barberin en fut un des premiers instruits. Ne perdant donc pas un seul instant, il se rendit aussi promptement qu’il put chez dona Olimpia, afin de se donner l’air d’être venu sans rien savoir de ce qui s’était passé au Vatican. Il attendit même quelque temps le retour de la princesse, qui avait fait à dona Agathe la galanterie de la reconduire à son couvent de Tor de’ Specchi.

Il serait difficile d’affirmer si dona Olimpia fut complètement dupe de Barberin en cette occasion ; mais comme elle avait pour habitude d’user toujours de réserve avec ceux même à qui elle croyait devoir accorder le plus de confiance, elle supposa aussitôt, sans toutefois en rien témoigner, que le cardinal savait déjà ce qui s’était passé chez le pape.

« J’ai mille excuses à vous faire, princesse, dit Antoine, pour les retards que j’ai mis à vous répondre ; mais la question ne pouvait être résolue par moi seul, et j’ai eu quelque peine à réunir pour les consulter tous ceux qu’elle intéresse. — Eh bien, interrompit dona Olimpia, qu’a-t-on décidé ? — Mon frère le cardinal François et l’un de mes neveux sont disposés, princesse, à accepter l’honneur d’une alliance avec votre famille ; mais on n’est pas également d’accord sur les conditions particulières attachées à ce mariage. — Quelles objections croit-on devoir faire ? — Outre la restitution du surplus des biens confisqués, on pense que, dans l’intérêt des deux jeunes gens que l’on se propose d’unir, il serait juste de leur assurer une dot. — Ah ! et après ? — Le fils aîné de feu notre frère don Taddeo s’est destiné dès son adolescence à la prélature, dans l’espérance assez bien fondée, je le crois, qu’il pourrait être élevé au cardinalat... — Alors tout est terminé, interrompit vivement dona Olimpia, puisqu’il ne veut pas se marier. — Peut-être, princesse, reprit Antoine, qui s’était attendu à la vivacité de cette observation, peut-être y aurait-il moyen d’aplanir la difficulté que cette circonstance présente..... — Oui, je vous comprends, en faisant épouser ma petite-fille au cadet de vos neveux ; mais cela ne peut être, mon cher cardinal. Je vous ai avoué franchement que nous avions besoin d’appui ; mais nous ne sommes pas tellement infirmes que nous ne choisissions pas parmi les secours qu’on nous offre... Vous savez que je sors de chez sa sainteté, ajouta brusquement dona Olimpia, qui jugea à propos de ne pas laisser le cardinal profiter plus longtemps de sa prétendue ignorance. Ce soir je dois retourner à son palais ; il y aura une réunion de famille, après laquelle je me propose de lui parler des projets que vous et moi avons formés, et des difficultés que leur exécution présente. Je vous dirai ce que le pape en pensera. — Je félicite le saint-père, dit avec une politesse exquise le cardinal, de ce qu’il va profiter de nouveau de votre constante amitié et de l’excellence de vos conseils. C’est une circonstance heureuse pour sa sainteté, pour le saint-siége et pour nous tous. Mais puisque votre intention est de toucher quelques mots de notre affaire au pape, seriez-vous assez indulgente pour écouter une observation relative à mes neveux ? — Parlez, parlez, cardinal. — Comme vous ne pouvez penser un seul instant que les Barberins aient l’idée de faire l’ombre d’une injure à la maison Pamphile, j’ai peine à m’expliquer, princesse, comment l’idée de substituer l’un de nos neveux à l’autre pour l’unir à votre petite-fille a pu vous blesser..... Écoutez-moi bien, et rapportez-vous-en à votre esprit si clair et si pénétrant. Si nous vivions sous les lois et les opinions de la France, de l’Espagne ou de l’Angleterre, je comprendrais que vous tinssiez au droit d’aînesse, là où il est impossible d’en distraire certaines prérogatives. Mais, madame, vous ne l’ignorez pas, à Rome un cardinal est l’égal d’un prince, avec cet avantage encore, qu’il peut sortir d’un conclave souverain couronné. Carlo, l’aîné de mes neveux, s’est destiné de bonne beure à la prélature. Ses études, sa façon de vivre, l’austérité de ses mœurs, sans parler des avantages de son nom, tout fait croire qu’il ne serait pas indigne de la pourpre. » Dona Olimpia regarda avec étonnement le cardinal, lorsqu’il eut prononcé ces mots ; mais Antoine continua sans s’émouvoir : « Maffeo Barberin, au contraire, s’est accoutumé dès ses plus jeunes ans à l’idée de rester laïque, de vivre dans le monde, de soutenir le nom de sa race en se mariant. Quel avantage y aurait-il à contrarier des destinées toute faites, en quelque sorte, pour satisfaire à une opinion, à un préjugé qui existe à peine dans notre pays, et dont nous ne retirerions réellement aucun avantage dans la circonstance présente ? D’ailleurs, et s’il vous reste quelque scrupule, ne pourrait-on pas engager mon neveu Carlo à céder le droit d’aînesse à son frère ? — Cela conviendrait mieux ; qu’en pensez-vous ? — Cet arrangement pourrait se faire ; mais... on y mettrait une condition. — Encore ? et laquelle ? — Le chapeau pour mon neveu à la première promotion. — Y pensez-vous, Antoine ? dit dona Olimpia ; votre neveu a à peine trente ans ! — Eh ! madame, reprit-il en souriant, que voulez-vous ? nous en avons vu passer de plus jeunes encore. — Mais enfin vous êtes déjà deux du nom de Barberin dans le sacré collège ! et vous voulez que l’on en introduise un troisième ? Cela est tout à fait déraisonnable. — Pas autant que vous le croyez en ce moment, madame ; car si vous réfléchissez à l’union que vous désirez voir établie entre nos deux familles ; si surtout vous portez vos idées dans l’avenir, dans cet avenir assez prochain, comme vous me l’avez dit vous-même, il n’y aura peut-être pas trop de trois cardinaux du nom de Barberin dans le conclave pour obtenir l’appui que la famille Pamphile y cherche, de votre propre aveu. Au surplus, madame, ajouta Antoine, qui désirait que dona Olimpia réfléchît sur ces objections avant d’y répondre, vous allez ce soir faire visite au pape. Je vous laisserai le temps de jouir de cette réunion de famille ; mais si vous le trouvez bon, je vous y rejoindrai sur le tard. Le pape a témoigné le désir de s’entretenir de nouveau avec moi sur des projets importants que je ne lui ai qu’annoncés, et j’espérais toujours que le moment ne tarderait pas d’arriver où je pourrais les lui développer en votre présence. Avec votre agrément, je saisirai cette occasion qui se présente aujourd’hui. — Très-volontiers, cardinal, dit dona Olimpia, qui, en faisant un gracieux salut de la main à Antoine, ajouta : « À ce soir. »

La curiosité, quand elle se combine avec l’espérance, est peut-être ce qui rend l’homme le plus heureux. Aussi, en se quittant, la princesse et le cardinal, sans trop s’en rendre raison, demeurèrent fort satisfaits l’un de l’autre.

Cependant le pape était alors en parfaite santé, et le plaisir qu’il avait eu et qu’il se promettait de revoir dona Olimpia l’avait en quelque sorte rajeuni. Vers le soir, tous les habitants du palais du Vatican se rendirent chez lui comme il était convenu. Le premier qui arriva, mais bien avant les autres, fut don Giovani, fils de la princesse de Rossano.

Ce jeune garçon, âgé de sept ans, était le benjamin du pape, qui le gâtait en sa qualité de grand-oncle, lui donnait ses entrées franches auprès de lui et s’amusait à l’entendre parler. À peine l’enfant eut-il été annoncé par l’huissier que, dans l’impatience d’arriver jusqu’à Innocent, il traîna l’une de ses jambes en sautant sur l’autre, pour escamoter les trois génuflexions d’usage en se présentant devant le pontife. « Allons, allons ! dit le pape en se tournant vers lui, si vous vouliez bien faire vos révérences un peu plus respectueusement ! » L’enfant se pinça les lèvres en souriant, fit sa dernière génuflexion avec plus de lenteur, et vint se jeter dans les bras de son oncle, qui l’embrassa.

Il ne tarda pas à s’approcher de la table sur laquelle il trouvait ordinairement plusieurs petits meubles avec lesquels il jouait. « Ta mère, demanda le pape, va-t-elle bientôt descendre ? Elle achève sa toilette, répondit l’enfant sans tourner la tête. Mais elle est bien en colère contre vous, saint-père ! — Eh ! pourquoi cela ? — Ah !... vous ne lui accordez jamais ce qu’elle vous demande. — Que désire-t-elle ? — Vous le savez bien. — Non vraiment. — Frottez-vous le front pour vous en souvenir. — Or ça, parlez clairement, don Juan ; est-ce que votre mère se plaint ? — Certainement. — De quoi ? — De ce que vous ne voulez pas lui donner... — Quoi ? — Eh ! vous savez bien, ce dont elle a envie depuis si longtemps, ce que vous avez rapporté d’Espagne..... ce joli crucifix d’or, cloué de diamants de toutes couleurs. — Oh ! non, je ne donne pas cette croix ; c’est un cadeau du roi Philippe IV, et je le garde. — Eh bien, maman gardera sa colère..... — Si vous vouliez bien vous taire, don Juan ! »

Le petit espiègle ne souffla plus mot, et parut redoubler d’attention pour achever une pyramide qu’il avait élevée sur l’écritoire avec des livres surmontés de la sonnette de bureau : « Tu bâtis des clochers, à ce qu’il me semble ? dit enfin le pape après quelques minutes de silence. Mais, à propos d’architecture, y a-t-il longtemps que tu n’as été voir ton église ? — Mon église ? — Oui, Sainte-Agnèse. — Mais c’est à vous, cette église, saint-père. — Et à toi aussi, puisque tu en as posé la première pierre. Où en sont les travaux ? avancent-ils un peu ? — Pas trop. — Oh ! il faudra que j’aille voir cela prochainement. — Vous ferez très-bien, saint-père, dit lentement le petit don Juan, qui retenait son haleine pour placer en équilibre une boule de papier sur la pointe de son édifice, vous ferez très-bien ; car on dit..... — Eh bien, que dit-on ? — Que si vous ne pressez pas les ouvriers, vous ne verrez pas votre église finie. »

Innocent se sentit tout estomaqué de cette réflexion, que l’enfant ne faisait évidemment que répéter. — Qui est-ce qui t’a dit cela, don Juan ? demanda le pape en adoucissant vainement sa voix pour dissimuler son émotion ; dis-le-moi. — Personne, répondit aussitôt le petit, qui s’était bien aperçu de l’indiscrétion qu’il venait de commettre. — Allons, mon enfant, sois bien sage, bien aimable et bien sincère ; qui t’a dit cela ? — Personne. — Écoute-moi, dit le pape, en attirant don Juan à lui, tu sais quel péché c’est que de mentir ? Ainsi sois vrai. Qui t’a dit cela ? — Personne. —Personne ! personne !... Je vous dis, moi, que vous tenez cela de quelqu’un, et je vous ordonne de me dire qui. Allons, parlez ! — Je ne sais pas. » Innocent sentit sa colère s’allumer ; mais faisant effort sur lui-même, il chercha à vaincre l’obstination de son petit-neveu en le prenant encore par la douceur. « Si tu voulais me répondre, lui dit-il, tu n’aurais pas à t’en repentir. Tu connais bien ce tiroir là-bas ? tu sais qu’il contient des bonbons et toutes sortes de jolies choses ? Avance par ici, nous allons le visiter. » Ils s’approchèrent en effet du meuble à compartiments que le pape ouvrit. C’était là où il serrait ses menus bijoux, parmi lesquels se trouvait la croix d’or donnée par Philippe IV, et convoitée par la princesse de Rossano. Don Juan ne manqua pas d’étendre sa main vers elle sitôt qu’il la vit ; mais le pape l’arrêta en lui disant qu’il la lui laisserait voir et même toucher, dès l’instant qu’il lui aurait obéi. — En attendant, ajouta l’oncle à son neveu, mangeons des bonbons. Tenez, don Juan, voilà des dragées que vous trouviez très-bonnes il y a peu de jours ; goûtez-les de nouveau pour vous assurer qu’elles ne sont point gâtées. Eh bien, qu’en dites-vous ? — Elles sont bonnes. — Je savais bien que nous resterions bons amis ; tiens, cher petit, prends encore ce fruit confit. Que t’en semble ? — C’est bon. — Allons, mon cher petit don Juan, c’est une affaire arrangée maintenant, et tu vas m’avouer ce que je te demande... Qui t’a dit cela, hein ?... Voyons parle ; qui t’a dit cela ? Mais l’enfant resta muet. — Parle donc, répéta Innocent, dont la patience commençait à s’épuiser. Don Juan ne desserra pas les dents. — Ah ! tu t’obstines à ne rien dire, petit drôle ! Veux-tu bien parler quand je le l’ordonne ! » dit le pape en le secouant violemment par le bras. À cet effet de la colère du pontife, l’enfant eut peur, mais cependant ne dit rien. Alors Innocent, hors de lui, et après s’être écrié plusieurs fois : Veux-tu parler ? veux-tu parler, petit païen ? la patience lui échappa, et il appliqua un soufflet sur la joue de don Juan.

À peine Innocent s’était-il laissé aller à cette violence, qu’il en eut honte, surtout lorsqu’il vit don Juan sanglotant sans avoir jeté un cri. Innocent était vaincu, et il fallut qu’il capitulât. — Vois, mon cher enfant, dit-il tout ému, comme tu m’as rendu méchant pour toi, moi qui t’aime tant. Allons, console-toi ; oublions tout ce qui s’est passé, nous n’en parlerons à personne. » Et il le pressait contre lui, lui baisait le front, lui essuyait les yeux en l’engageant à se calmer. — Dis-moi, don Juan, ajouta le pape en parlant à l’oreille de son neveu, réconcilions-nous ; je veux te donner quelque chose ; que désires-tu ? Voudrais-tu un petit cheval ? » L’enfant, que les sanglots étouffaient encore, fit signe de la tête que non. « Un manteau brodé d’or pour venir à ma cour te plairait peut-être ? » Le petit refusa de nouveau, et toujours sans parler, « Mais enfin s’il y a quelque chose dont tu aies envie, désigne-le-moi ; voyons, parle... » Don Juan, tout en laissant échapper encore un soupir, murmura confusément plusieurs paroles. « Comment ? dit le pape, je ne t’entends pas ; parle donc plus distinctement. Que veux-tu ? » Et approchant son oreille il entendit ces mots qui s’échappèrent de la bouche de l’enfant : « La jolie croix d’or pour maman. »

Le bruit que firent les huissiers en ouvrant la porte interrompit brusquement cette petite transaction, et le pape n’eut que le temps de sourire à son neveu en posant son doigt sur sa bouche pour lui recommander la discrétion, avant que la princesse de Rossano n’entrât. Elle était suivie des princesses Ludovisi et Justiniani, et de la fille de cette dernière, la jeune Olimpia, l’enfant chéri de sa grand’mère la princesse de Saint-Martin, qui méditait déjà son mariage avec un Barberin, bien que la jeune personne n’eût pas atteint sa treizième année. Après les révérences et les tendresses qui furent prodiguées à Innocent, le petit sénat féminin prit place auprès de sa sainteté. À sa gauche s’assit la princesse de Rossano, avec l’intention de laisser le siége de droite libre pour sa tante dona Olimpia, qui était attendue. La jeune Justiniani se trouvait à quelque distance de ces dames, cherchant à se rapprocher de son cousin don Juan, dont la gravité inaccoutumée avait fixé son attention. « Vous êtes bien sérieux ce soir ; qu’avez-vous donc, cousin ? lui dit-elle. — Rien. — Est-ce que sa sainteté a eu à se plaindre de vous ? » Mais don Juan ne répondit pas à cette question et se mit à critiquer la toilette de sa cousine, qui cessa de lui parler.

On ne tarda pas à introduire les princes Justiniani et Ludovisi ; et peu après dom Camille, le mari de la princesse de Rossano, entra. Celui-ci avait l’air soucieux : — Qu’avez-vous, dom Camille ? lui demanda le pape. — Du chagrin, saint-père. Je sors à l’instant de chez Algardi ; il a travaillé avec tant d’assiduité à la statue colossale de votre sainteté pour le Capitole, ainsi qu’au tableau destiné au maître-autel de Sainte-Agnèse, qu’il s’est rendu malade ; je suis vraiment inquiet de lui. — Ah ! ce sera drôle, dit don Juan en ayant l’air de s’adresser à sa cousine Olimpia ; le tableau sera fini avant l’église ! » Personne, excepté le pape, ne fit attention à cette remarque ; et pendant que la conversation générale s’engagea sur les décorations de la nouvelle fontaine de la place Navone, sur les quatre fleuves composés par le chevalier Bernin et les travaux de l’église de Sainte-Agnèse, don Juan se replaça auprès de la table sur laquelle il avait déjà joué, rassembla tout ce qu’il trouva de menus objets qui pussent lui servir de matériaux, et recommença à élever sa pyramide, en disant toujours à sa cousine, mais assez haut pour être entendu des assistants. « Vous allez voir ; moi, je vais commencer et finir Sainte-Agnèse tout de suite ! » Le mot ne fut pas perdu pour le pape, qui s’aperçut que le petit drôle lui portant rancune de ce qui s’était passé, mourait d’envie d’en parler. Son inquiétude devenait même assez vive, quand on ouvrit les portes pour annoncer dona Olimpia.

Excepté le pape, tout le monde se leva et fit quelques pas vers elle lorsqu’elle entra suivie de monseigneur Azzolini. Le costume qu’elle portait habituellement était sévère par sa forme et par sa couleur ; mais à sa robe et à sa grande guimpe noires ordinaires, elle avait substitué pour ce jour-là un vêtement de velours cramoisi orné d’agrafes d’or, et son col et sa poitrine étaient couverts de diamants. À la vue de toute sa famille assemblée, et qui parut la recevoir avec satisfaction, elle laissa échapper un sourire qui produisit d’autant plus d’effet qu’il contrastait avec la gravité habituelle de son expression. « Me jugerez-vous indiscrète, dit-elle à Innocent, d’avoir dit à monseigneur Azzolini de m’accompagner ? — Ce que vous faites a toujours mon approbation, chère sœur. — J’ai le regret, ajouta-t-elle, d’avoir à vous annoncer que dona Agathe, qui se faisait une si grande joie de se réunir à la famille, est retenue à son couvent par une indisposition légère, mais que son âge ne lui a pas permis de braver. Viens donc que je t’embrasse, Olimpia, dit-elle en tendant la main à la jeune Justiniani ; il y a si longtemps que je ne t’ai vue ! — C’est vrai, dit le pape ; c’est votre enfant chérie, vous l’avez élevée, elle ne vous a jamais quittée ; et voilà plus de quinze jours qu’elle a laissé le palais Pamphile pour le Vatican. Elle est fort bien notre jeune nièce, ajouta Innocent en se penchant vers l’oreille de dona Olimpia. — Je me réserve de vous faire part de quelques projets qui la touchent, lui répondit la princesse ; nous parlerons de cela un peu plus tard. Antoine Barberin m’a dit que vous désiriez l’entretenir cette nuit ; j’ai pris sur moi de l’engager à venir de meilleure heure, afin qu’il nous trouvât en famille. — Très-bien ! très-bien, chère sœur. » Cependant monseigneur Azzolini, placé derrière les deux princesses Justiniani et Ludovisi, s’adressait tantôt à elles, tantôt à leurs maris, qu’il mettait au courant de toutes les nouvelles savantes et littéraires. Dom Camille continuait d’être soucieux, et il profita de l’arrivée du cardinal Astalli, qu’il ne pouvait souffrir, pour se retirer sans bruit.

La présence du neveu postiche altéra pour quelques instants l’aisance et la gaieté qui régnaient dans cette réunion de parents. À l’exception du pape, qui s’obstinait en quelque sorte malgré lui-même à combler de sa faveur ce jeune cardinal, toute la famille avait pris Astalli en aversion et ne rêvait que sa chute. Le cardinal neveu ne l’ignorait pas ; aussi, étant venu chez le pape pour confirmer un ordre auquel il fallait faire apposer à l’instant la signature, fut-il presque troublé en voyant toute la famille réunie, et au milieu d’elle, Azzolini, l’homme que son instinct lui faisait redouter le plus.

Il y eut un accord tacite parmi tous les assistants pour faire sentir au cardinal neveu qu’on le considérait comme un intrus, et qu’il ferait bien de se retirer sitôt qu’il aurait rempli les devoirs de sa charge. De fort animée qu’était la conversation, elle s’interrompit aussitôt qu’il fut entré ; puis on s’éloigna du fauteuil du pape pour laisser à son ministre le loisir de lui parler, et dans les yeux de tous se peignit le désir que cette affaire inopportune se terminât le plus promptement possible.

Pendant qu’Innocent donnait a voix basse les renseignements qu’Astalli désirait, don Juan était le seul qui n’eut point abandonné son poste. Avec cette obstination si ordinaire aux enfants de son âge, il avait rebâti sa pyramide, et en plaçait les portions les plus élevées, répétant à sa cousine, à sa mère et à dona Olimpia : « Voyez donc ! j’ai terminé l’église de Sainte-Agnèse ! »

Ce mot alla droit au cœur du pape, qui eût volontiers infligé une nouvelle correction à son traître de petit-neveu, s’il se fût encore trouvé seul avec lui. Mais il donna un autre cours à sa colère : « Pamphile, dit-il bas à Astalli, après avoir transmis les premiers ordres qui lui avaient été demandés, pourquoi ne travaille-t-on pas à l’église de Sainte-Agnèse ? — Sa sainteté n’ignore pas que depuis qu’elle a ôté ces travaux à l’architecte Rainaldi, pour charger Boromini de refaire les plans, l’interruption a été forcée, et que de plus, chose non moins fâcheuse, les fonds manquent... — Les fonds manquent ? les fonds manquent ? répéta sourdement le pape irrité. Eh bien, nous saurons bien en trouver, nous ! Écoutez-moi bien. Allez de ce pas chez vous pour dresser un projet de taxe de vingt mille écus ; et dès qu’on aura recueilli quelques fonds, qu’on se mette à l’ouvrage... qu’on prenne des ouvriers partout... qu’on les fasse travailler les dimanches et les jours de fêtes... S’ils ne se conforment pas à ces ordres, qu’on mette des sbires, la garde corse, s’il le faut, après eux, et qu’on les y force... — Mais, saint-père... — Point d’observations ; allez, allez, faites ce que je vous ai dit à l’instant même. »

Ces derniers mots prononcés un peu plus haut que ce qui avait été dit précédemment donnèrent à Astalli, obligé de sortir aussitôt, l’air d’un homme qui est congédié, et remirent toute la famille en belle humeur. Ce fut à qui ferait plus de cajoleries et de tendresses au pape, pour le consoler d’avoir été contrarié dans un moment consacré à une si douce réunion.

Le calme se rétablit bientôt, et la conversation reprit son cours. Dona Olimpia et la princesse de Rossano se trouvaient un peu à l’écart, et parlaient bas entre elles, « Ô ma chère belle-mère ! dit Cornélia, j’aurais bien une grâce à vous demander. — Laquelle ? — Il va y avoir une promotion de cardinaux. — Oui, il en court un bruit. — Or, j’ai deux personnes à qui je prends un bien vif intérêt, dit la princesse ; seriez-vous assez gracieuse pour vous montrer favorable à leur égard auprès de notre saint-père ? — Qui sont vos prélats à nommer ? — D’abord l’un de mes cousins, Baccio Aldobrandini. — Et l’autre ? — L’archevêque de Paris, M. de Retz. — Oh ! oh ! dit dona Olimpia en souriant, qu’est-ce que cet extravagant-là a donc fait pour que vous preniez tant d’intérêt à lui ? — Mais l’abbé Charrier, qui postule en cour ici pour lui, m’en a fait les plus grands éloges. — Vous a-t-il dit, par exemple, qu’il se bat à l’épée comme un Corse, et qu’il enlève toutes les femmes dont il devient amoureux ? — Mais êtes-vous bien certaine de tout cela ? ce sont des calomnies ; la cour de France ne le soutiendrait pas sans doute comme elle le fait, s’il en était ainsi. — Croyons-le, dit en riant dona Olimpia. En tout cas votre cousin Baccio sera nommé selon toute apparence, et quant à votre protégé d’outre-mont, puisque vous et la France le voulez, nous ne sommes pas assez satisfaits de l’Espagne depuis quelque temps, pour que nous ne nous donnions pas le plaisir de faire, en nommant un cardinal français, une chose qui déplaira sans doute à sa majesté catholique. Mais, ajouta dona Olimpia, j’ai à vous demander une faveur de la même nature. — À moi, madame ? Vous badinez, je pense. — Point du tout. Je sais combien le saint-père a à se louer des conseils que vous lui donnez journellement, et toute la confiance qu’il met justement en vous. Ne soyez donc pas étonnée de ce que j’ai recours à votre aide. Trop longtemps de petits dissentiments ont relâché les liens qui doivent ne faire de toutes nos familles qu’une seule. Il faut nous serrer, ma chère, nous unir, nous confondre, et que chacun de nous, selon ce qu’il peut, concoure à donner de l’éclat et de la puissance à la famille. C’est à ce titre, ma chère Cornélia, que je vous appelle en aide. J’ai aussi quelqu’un à qui je voudrais voir conférer la pourpre, et je vous prie de le bien soutenir dans l’esprit du pape... Quand il en sera temps, ajouta la princesse de Saint-Martin, qui lisait dans les yeux de sa belle-fille qu’elle allait lui demander le nom de son candidat, je vous dirai de quoi il s’agit.

Durant ce court entretien, où dona Olimpia montra tout à la fois la confiance qu’elle voulait mettre dans les siens, et l’étendue du pouvoir qu’elle avait repris à la cour, le petit don Juan n’avait pas cessé de construire des châteaux de toutes les formes, et d’agacer le pontife, en revenant sans cesse sur l’église imparfaite de Sainte-Agnèse. Les Justiniani et les Ludovisi, qui ne soupçonnaient pas la malice de leur jeune neveu, s’amusaient de toutes ses impertinences, tandis que le pape en souffrait toujours plus. Enfin Innocent, impatient de se sentir sous la puissance de ce petit vaurien qu’il avait eu la faiblesse de frapper, résolut tout à coup de s’y soustraire. Bien qu’il lui en coûtât, il se prépara à un sacrifice qu’il ne faisait pas souvent, car il n’était rien moins que prodigue, et s’étant approché du meuble où il renfermait ses bijoux : « Ce jour, dit-il après l’avoir ouvert, a été heureux pour toute la famille ; je veux en consacrer le souvenir. Tenez, chère petite Olimpia, prenez cette bague ; vous, princesse Ludovisi, gardez ce bijou ; il renferme un morceau de la croix de Notre-Seigneur. Je donne cette perle qui a la forme du Saint-Esprit à la princesse Justiniani. » Puis s’adressant à dona Olimpia : « J’ai cru m’apercevoir, chère sœur, lui dit-il, qu’il manque au milieu du collier que vous portez un diamant plus gros que les autres ; faites-y joindre celui-ci. Quant à vous, princesse de Rossano, on dira que vous me faites manquer à ma parole, puisque je vous donne ma croix d’Espagne que j’avais promis de garder. Mais enfin, puisque nous voilà tous réunis de cœur et d’âme, n’est-ce pas, mes enfants ? ajouta le pape en regardant don Juan, ce bijou précieux ne sortira pas de la famille ; prenez-le, ma nièce. »

La princesse le reçut en montrant autant de modestie que de satisfaction, et don Juan, devenant rouge de joie, se jeta à genoux devant son oncle, dont il baisa les pieds. Tout le monde était ému, mais plus particulièrement le pontife et son petit-neveu, qui s’avouaient et se pardonnaient mutuellement leurs fautes, dans le secret de leur cœur.

On était à peine remis de l’effet de cette scène, lorsqu’on annonça le cardinal Antoine Barberin. Prévenu par dona Olimpia, il s’était revêtu de sa pourpre, et portait le cordon bleu, auquel était suspendue la croix de l’ordre du Saint-Esprit. Après avoir salué le pape et les dames, il fit à Olimpia Justiniani une révérence non moins profonde, qui attira l’attention de chacun sur la jeune personne, et fit naître en elle un mélange de curiosité et d’embarras. Le cardinal fit ses politesses aux hommes ; et bientôt les serviteurs du pape vinrent offrir des rafraîchissements, des bonbons et des fruits confits. Pendant cette petite collation, qui indiquait la fin de la première soirée, tous ceux qui devaient bientôt se retirer se tinrent debout et dans une certaine confusion, tandis que le pape, près duquel dona Olimpia et le cardinal s’étaient assis, restaient muets et immobiles en attendant que le reste des assistants les laissât libres.

L’attitude de ces trois personnages fit sentir aux autres qu’il y avait convenance à leur céder promptement la place. Tous prirent bientôt congé du pape, la princesse de Rossano aussi gaiement que les autres, pauvre ambitieuse, ne faisant pas attention que dona Olimpia reprenait définitivement sa place, tant elle se sentait joyeuse d’emporter la croix d’Espagne qu’elle avait désirée si longtemps !

Pendant qu’Innocent embrassait encore tendrement son petit-neveu, à qui il avait donné sa bénédiction, dona Olimpia fit signe à Azzolini de demeurer.

La conversation prit à l’instant un tour grave. « Que savez-vous de nouveau, monseigneur Azzolini ? demanda dona Olimpia. — On assure, répondit le jeune prélat, que les troubles de France sont sur le point de s’apaiser, et que l’on veut rappeler le cardinal Mazarin à la cour. C’est au moins le bruit qui courait hier dans le palais de l’ambassadeur de France. » Cette nouvelle agréable à Antoine, qui devait à Mazarin presque toutes les faveurs qu’il avait obtenues en France, valut à Azzolini un sourire protecteur du cardinal. « La guerre des Vénitiens contre les Turcs, ajouta le prélat, est tout aussi acharnée que jamais. Monseigneur le duc de Parme met deux mille hommes armés à la disposition de la république, et l’on ajoute que le prince Horace Farnèse, son frère, doit les commander. — Cela est certain, dit le cardinal ; mais si sa sainteté veut m’en donner la permission, je lui ferai connaître des nouvelles plus fraîches de Venise ; car mes deux neveux, Carlo et Maffeo, en arrivent. »

Dona Olimpia éprouva intérieurement du plaisir en apprenant cette dernière circonstance, qui l’assurait que l’absence des neveux d’Antoine n’avait pas été une défaite comme elle l’avait pensé.

« Après toutes les bontés que vous avez eues pour ma famille et pour moi depuis mon retour de France, ajouta le cardinal, je crois être agréable au saint-père et à vous, princesse, en vous faisant part des choses heureuses qui viennent encore de nous arriver. À la suite des différends qui s’étaient élevés entre mon oncle Urbain, d’illustre mémoire, et le duc de Parme, les Vénitiens, alliés aux Modenois et aux Parmesans contre le saint-siége, avaient séquestré les biens et les bénéfices que nous possédons sur le territoire de la république. Longtemps, mais en vain, nous fîmes des efforts pour rentrer dans ces propriétés ; jusqu’au moment qu’entraînée par l’exemple de votre généreuse indulgence, la sérénissime république nous a, ainsi que vous, rendu tous ce qui nous appartient ; et c’est pour remercier le sénat que mes neveux ont été à Venise, d’où ils sont arrivés avant-hier après avoir offert à la république de la part de notre famille douze mille ducats d’or (environ 200,000 fr.) pour subvenir aux dépenses de la guerre contre les Turcs. » Le pape et dona Olimpia, qui avaient toujours eu le grand tort de ne vouloir contribuer en rien à cette guerre sainte et héroïque, se sentirent tant soit peu gênés pour louer l’action du cardinal. Mais celui-ci, insensible à de petits succès de vanité, et poursuivant grandement son idée et ses projets, les remit bientôt à l’aise en disant qu’il avait fait une action de chrétien, il était vrai, mais qu’il regardait en outre ce don comme l’acquit d’une dette, en sa qualité de sujet du saint-siége.

Par bienséance autant que par politique, le cardinal n’ajouta pas que la famille Barberine en avait agi ainsi pour affermir auprès d’un des états les plus puissants de l’Italie son influence renaissante à la cour de Rome ; en sorte qu’Innocent et sa belle-sœur parurent d’autant plus satisfaits des bonnes dispositions de la république, à l’égard du saint-siége, qu’il ne leur en coûtait rien.

« Ainsi, saint-père, reprit bientôt Antoine, que les assistants paraissaient impatients d’entendre parler, Venise se rapproche donc du saint-siége, ce qu’il ne faudra pas oublier lorsque vous recevrez la visite de l’ambassadeur de la république. Quant à la France, une fois le cardinal Mazarin rentré en faveur à la cour, comme nous le fait espérer la nouvelle de monseigneur Azzolini, j’ose pouvoir assez compter sur l’amitié que ce grand homme n’a cessé de me témoigner en toute occasion, pour vous assurer que la France n’entreprendra rien qui puisse être contraire aux intérêts du saint-siége. Mais la couronne dont vous avez eu le plus à vous louer jusqu’ici, l’Espagne, est celle maintenant dont vous devez peut-être le plus vous défier. Outre les reproches déplacés qu’elle se permet à l’égard de vous et des personnes de votre famille, elle ne peut vous pardonner de ne pas lui avoir offert votre secours lorsque la révolution de 1647 éclata à Naples. La cour de l’Escurial a même été jusqu’à supposer que votre gouvernement avait poussé le duc de Guise à partir de Rome pour favoriser les révoltés napolitains contre les Espagnols. — Quelle idée extravagante ! s’écria dona Olimpia, on n’y a même pas pensé. — J’avoue, ajouta le pape, que cette échauffourée du pêcheur napolitain ne me parut nullement devoir être une chose sérieuse. » Le prélat Azzolini fit au pape un sourire fin en branlant la tête, pour exprimer que l’on avait fait une faute en ne suivant pas les progrès de cet événement. « Hélas ! saint-père, dit le cardinal, s’il n’était pas toujours inutile de récriminer contre ce qui est passé, si je pouvais me permettre de faire quelques observations sur la conduite que vous avez cru devoir tenir à cette époque, je vous dirais que je regrette sincèrement que vous n’ayez pas profité de la juste défaveur des Espagnols dans le royaume de Naples pour y étendre les possessions de la cour de Rome. »

À ces mots, Innocent et dona Olimpia ne purent se défendre de témoigner leur surprise, tandis qu’Azzolini, souriant de nouveau avec finesse, approuvait l’idée du cardinal par plusieurs signes de tête, et dit :

« Si j’eusse eu l’honneur d’être auprès de vous en ce temps, saint-père, je vous en aurais donné le conseil. » Le pape voulut parler, mais le cardinal l’interrompit en ajoutant : « Et je vous le donne encore aujourd’hui. — Mais, éminence, dit Olimpia, avez-vous bien réfléchi aux difficultés d’une pareille entreprise ? — Vous ne devez pas en douter, princesse. Mais je sais aussi tout ce qui peut non-seulement la favoriser, mais l’autoriser. Le jeune cardinal patron est fort mal instruit des dispositions de la cour d’Espagne ; ou, ce que je suppose plutôt, trop disposé à la servir. — Prenez garde, cardinal, dit le pape offensé, vous faites une accusation bien grave sans preuves ! — Eh ! mon frère, s’écria dona Olimpia, quand cesserez-vous donc de vous fier à des gens qui vous trompent ? — Monseigneur le cardinal neveu ne sort pas de chez l’ambassadeur d’Espagne, » dit Azzolini au pape, qui avait jeté les yeux sur lui en désespoir de cause pour trouver un défenseur de son favori.

Le pauvre pontife fut obligé de se soumettre, et Antoine continua ainsi : « Rien ne nous empêche de parler en toute franchise ici. Je vous dirai donc, saint-père, que ce même sentiment de haine qui vous a valu dans le temps des satires écrites, frappées même sur des médailles, de la part des princes protestants du nord et de l’empereur lui-même, comme nous l’avons su alors en France ; que ce même sentiment, dis-je, qui vous a forcé de briser jusqu’aux liens de famille les plus chers, est encore plus âcre, plus perfide, plus à craindre en Espagne qu’ailleurs. Le clergé de ce royaume vous hait, et, croyez-moi, défiez-vous de ce qu’il pourrait faire entreprendre contre votre personne. Ne vous entourez que de serviteurs fidèles, faites surveiller votre palais, et que surtout on ait l’œil sur vos aliments ! »

Innocent, tout ému d’effroi, se tourna vers sa belle-sœur, dont il serra la main.

« Voilà, saint-père, ajouta le cardinal, ce qui peut justifier une entreprise dans le royaume de Naples, où, comme vous le savez d’ailleurs, on n’a pas à se louer du gouvernement espagnol.

— Mais, demanda Azzolini, comment les Français, qui ont toujours eu des prétentions à cette couronne, prendraient-ils l’occupation de ce pays par le saint-siége ? — Les Français, mon cher Azzolini, répondit Antoine, n’ont jamais eu de bonheur sur cette plage ; et ce qui est arrivé à la suite de la révolution prouve bien qu’ils sont dégoûtés d’entreprendre rien de sérieux pour s’emparer de nouveau de ce pays. S’il en eût été autrement, est-ce que c’est un duc de Guise, soldat brave sans doute, mais homme sans consistance et incapable de conduire sagement une expédition, que l’on aurait laissé aller là ? D’ailleurs, après les premiers succès que cet homme avait obtenus au milieu de la populace napolitaine, et lorsqu’il avait déjà été proclamé son chef par elle, rien n’eût été plus facile à la France que d’envoyer une flotte et des troupes pour le soutenir. Si on ne l’a pas fait, c’est qu’en réalité on n’a pas voulu et l’on ne voudra jamais le faire.

» En somme, la France, nation belliqueuse, n’a rien à craindre du saint-siége, dont la force est dans la bénédiction et la paix ; et elle verrait les Espagnols chassés du royaume de Naples avec autant de plaisir qu’elle en a ressenti quand, par le traité de Munster, ils ont été forcés de se retirer des Pays-Bas.

» Saint-père, et vous, princesse, ajouta le cardinal, dont le discours avait déjà porté la persuasion dans les esprits, appliquons toute notre attention à cette entreprise, et n’en ajournons pas trop l’exécution. Le moment est propice pour agir ; au pied des Pyrénées, dans le Milanais et la Lombardie, les Français et les Espagnols se font une guerre acharnée. Paris, siège de révolutions incessantes, ne laisse aucun relâche à la cour, et remplit tout le royaume d’inquiétudes ; le grand-duc de Toscane, vous le savez, ne s’écartera pas de sa prudente neutralité. Venise nous est favorable ; et l’une de mes nièces, mariée au frère du duc de Modène, nous garantit la paix de ce côté. Ainsi, avançons-nous hardiment sur le royaume de Naples. Jamais, saint-père, et vous, princesse de Saint-Martin, n’aurez une meilleure occasion de rendre utiles et d’augmenter vos trésors qu’en les faisant servir à une si belle entreprise. Quant à nous, qui désirons si vivement de ne faire qu’un avec la famille Pamphile ; et en disant ces mots, Antoine fit un sourire gracieux à dona Olimpia ; quant aux Barberins, ils s’engagent à fournir et à entretenir une armée de dix mille hommes au saint-siége, jusqu’à ce qu’il ait pris possession du royaume de Naples. »

Quoique le cardinal, ainsi que sa famille, s’exagérât tant soit peu la facilité de cette entreprise, il y avait cependant des chances de succès qui séduisirent le pontife ainsi que sa belle-sœur. Après l’exposition sommaire de son projet, Antoine ne manqua pas d’en déduire toutes les conséquences avantageuses. Il fit voir que ce royaume était composé d’une foule de principautés, dont l’étendue, ainsi que les revenus très-variés, fourniraient à chacun des enfants et neveux de la maison Pamphile une espèce de petit royaume à part, où ils imposeraient des gabelles tout à l’aise pour s’enrichir. Mais Antoine n’oubliant pas non plus sa famille, et désignant d’avance comme sa part la principauté de Salerne, fit entendre que cette annexe du royaume de Naples servirait à doter tous les Barberins présents et futurs. L’esprit du cardinal, que le maniement de richesses excessives avait rendu depuis longtemps fort romanesque dans ses conceptions, présenta ce projet sous des couleurs si brillantes, et en l’appuyant de moyens d’exécution si positifs en apparence, que le pape et dona Olimpia elle-même en furent éblouis.

La bonne humeur qu’avait fait naître cette conversation conduisit naturellement la princesse à parler au pontife du mariage projeté entre sa petite-fille et le neveu des Barberins. Cette union, qui ne pouvait que concourir à l’affermissement de ce que l’on venait de projeter, fut approuvée par le pape, qui, prenant feu à ce sujet, voulut que l’on pressât ce mariage. Mais il restait à obtenir l’agrément de sa sainteté à propos de deux circonstances importantes dont il était indispensable de lui parler sur-le-champ, puisqu’elles formaient la condition rigoureuse imposée par Antoine à dona Olimpia, et sans laquelle on n’aurait pu cimenter le pacte entre les deux familles.

On présenta d’abord le cas des deux fils de dom Taddeo, dont l’aîné s’était destiné dès l’enfance à la prélature, tandis que Maffeo, le plus jeune, se proposait de soutenir le nom de la famille en vivant dans le monde. La question du droit d’aînesse fut agitée de nouveau en cette occasion ; mais, vaincu par les raisons qu’Antoine avait déjà fait valoir à dona Olimpia, Innocent se rendit, et consentit au mariage de sa petite-nièce avec le cadet des Barberins.

Mais là ne gisait pas la plus grande difficulté. Le point important était d’obtenir, en faveur de l’aîné Carlo, le chapeau de cardinal, et de l’obtenir à la promotion prochaine à laquelle on travaillait déjà.

Ce n’était pas à Antoine qu’il appartenait d’entamer cette négociation délicate, et dona Olimpia, qui le sentait bien, prépara les voies pour la traiter. « Vous ne voulez donc plus rien me confier, saint-père ? dit-elle, que vous ne nous parlez pas de la promotion que vous méditez ? — Oh ! rien n’est plus simple que ce que je veux faire, répondit le pontife ; ce sont de vieilles dettes que j’acquitte. Lomellini, Omodei, Frédérik de Hesse, Pimentello et Corrado attendent le chapeau depuis longtemps. — Vous n’avez pas oublié monseigneur Ottoboni, saint-père, dit le cardinal Barberin ; sa nomination sera bien reçue en ce moment à Venise. — C’est une attention que je ne manquerai pas d’avoir pour la sérénissime république, puisqu’elle traite si bien nos amis, » répondit le pape en souriant. Antoine inclina la tête en signe de remercîment, au même moment que dona Olimpia recommanda au saint-père Baccio Aldobrandini. « Ah ! c’est le protégé de votre bru, observa Innocent ; mais il y en a un autre auquel je crois qu’elle tient plus encore, monseigneur François de Gondi, ce prélat qui préoccupe et agite tout le monde ici, quoiqu’il soit absent. Je n’ai jamais connu d’homme qui eût tout à la fois des amis et des ennemis aussi actifs. » Antoine, après avoir laissé lire sur sa physionomie qu’il méditait une observation, dit enfin : « J’ignore quels sont les projets de sa sainteté à l’égard de M. de Retz ; mais son élévation au sacré collège ne sera pas agréable à M. le cardinal Mazarin. — Eh ! je le sais bien, dit le pape avec humeur ; mais je suis fort embarrassé. Le jeune roi et la régente me la demandent. Si vous saviez ce qu’il y a eu d’intrigues à Rome depuis un mois, à propos de toute cette affaire, vous me plaindriez d’avoir eu à les déjouer ! Enfin, la princesse de Rossano est pour lui ; un certain abbé Charrier lui a persuadé que le salut de la France dépend de ce chapeau donné ou refusé à Gondi, et la pauvre petite femme ne me pardonnerait pas de l’abandonner dans cette affaire, où elle s’est imprudemment engagée. — Eh bien, mon frère, dit dona Olimpia en faisant un signe des yeux à Barberin pour l’engager à céder, puisque vous croyez que ce serait obliger la couronne de France que d’accorder la faveur que l’on demande pour M. de Gondi, laissez-vous aller. D’ailleurs, ajouta-t-elle en adoucissant le son de sa voix, vous serez agréable à la princesse de Rossano ; faites cela pour elle. »

Rien ne chatouille plus agréablement la vanité d’un homme que de lui persuader qu’il a la puissance de faire cesser les petites jalousies qui règnent entre les personnes qui l’entourent ; aussi Innocent fut-il touché presque jusqu’aux larmes, de la bienveillance et de la tendresse que dona Olimpia témoignait pour sa belle-fille. Il jeta sur sa sœur un regard où se peignit si vivement la satisfaction intérieure qu’il éprouvait, que la princesse de Saint-Martin jugea que le moment était venu de risquer la demande qu’elle avait à faire. « Y a-t-il de l’indiscrétion, saint-père, à vous demander combien vous avez l’intention de faire de cardinaux cette fois ? — Dix ; je vous en ai désigné huit, si je ne me trompe ; je compte élever encore Sancta-Croce, et puis enfin Fabio Chigi, que tout le sacré collège désire voir entrer dans son sein depuis longtemps. C’est un homme dont les vertus et les talents, ajouta le pape, donneront, j’en suis certain, de la force et de l’éclat au gouvernement de l’Église, et ma voix en le nommant ne sera que l’écho de celles de tous les zélés catholiques. »

Dona Olimpia, le cardinal Antoine et monseigneur Azzolini, bien que l’austérité de mœurs et l’inflexibilité de caractère de Chigi ne fût pas précisément ce qui les accommodait le plus, se trouvèrent cependant obligés de faire son éloge et de féliciter la pape sur cette promotion prochaine. La princesse surtout, qui avait pour tactique habituelle de vanter et de servir même ceux de ses ennemis dont elle savait qu’il n’était pas possible d’empêcher l’élévation, enchérit encore sur les autres en louant Fabio Chigi et surtout la sagesse du pape.

La conversation avait pris subitement un tour grave qui ne permettait guère à dona Olimpia d’avoir recours à de petits subterfuges féminins pour arriver à faire sa requête. Pressée par l’heure déjà avancée de la nuit, elle prit la résolution d’aller droit au fait. « Saint-père, dit-elle avec fermeté, moi aussi j’ai une grâce à vous demander. — Laquelle ? dit le pape avec étonnement. — Avant tout, mon frère, rappelez-vous que nous sommes en présence d’hommes graves, intelligents, attachés à votre personne, qui comprendront la portée de ma demande et sont persuadés d’avance que votre réponse, quelle qu’elle soit, sera dictée par la sagesse ; ainsi parlez comme le ciel vous inspirera. — Que voulez-vous, ma sœur ? demanda le pape avec émotion et en jetant tour à tour les yeux sur Antoine et sur Azzolini. Que désirez-vous ? — Que vous ajoutiez Carlo Barberini au nombre des cardinaux que vous allez faire. »

L’incroyable témérité avec laquelle dona Olimpia avait, en quelque sorte, jeté cette demande au pape, donna de l’inquiétude à Azzolini et mit Antoine mal à l’aise. La dignité de celui-ci se trouvait compromise ; et se voyant ainsi exposé à essuyer un refus en face, peu s’en fallut qu’il ne se levât de son siége et ne sortît brusquement.

Mais dona Olimpia avait prévu tous les effets de sa démarche, et tenant les yeux fixés sur le pape, elle ne les en détourna pas jusqu’à ce qu’elle lui eût donné le temps nécessaire pour rassembler ses idées, former son jugement et prendre une décision. Il semblait qu’au moyen de son regard, cette femme eût le don de lui transmettre tout ce qu’elle désirait qu’il pensât, et telle était l’habitude qu’elle avait de lire dans l’âme de cet homme, qu’elle aurait pu dire d’avance ce qu’il avait l’intention d’exprimer.

À peine eut-elle détourné la vue de dessus lui, qu’il adressa la parole au cardinal. « Si je n’avais à obéir, lui dit-il, qu’à l’entraînement qui me porte à vous être agréable, ainsi qu’à votre famille, Antoine, j’accomplirais à l’instant même le vœu que vient de former ma belle-sœur. Mais, ajouta-t-il en regardant du côté d’Olimpia, comme s’il eût voulu s’assurer que ce qu’il disait ne la choquait pas, l’intérêt même que je vous porte m’engage à n’agir qu’avec prudence en cette occasion... Rappelez-vous, continua-t-il, après avoir passé la main sur son front où se peignait le malaise, que votre famille, qui déjà a compté trois cardinaux vivants à la fois sous le règne de mon prédécesseur, a excité par cela seul une jalousie dont vous n’avez que trop durement ressenti les effets vous-même. Serait-il sage à moi de vous exposer de nouveau à des dangers dont toute votre famille ne fait à peine que d’échapper ? Croyez-le bien, Antoine, c’est un sentiment de bienveillance toute paternelle à votre égard qui me dicte ces observations ; car, et vous n’en pouvez douter, après toutes les espérances et les projets que nous avons formés ensemble ce soir, il n’y a pas de prospérité que je n’appelle sur vous et les vôtres ; il n’y a pas d’honneurs dont je ne voudrais vous entourer. Mais il me faudrait une raison... un prétexte au moins ! »

La modération et la justesse de ces observations étaient telles, que les assistants restèrent plongés dans un silence embarrassant dès que le pontife eut cessé de parler. Dona Olimpia commençait même à regretter de n’avoir pas laissé Innocent se livrer à l’inattendu ordinaire de ses idées, réfléchissant que dans le cours d’une discussion sans ordre on aurait pu saisir quelque chance favorable de revenir hardiment à la question principale.

Le cardinal Antoine était réellement mortifié ; et quoiqu’il fît aussi bonne contenance qu’il lui était possible, il maudissait de bon cœur l’imprudente conduite de dona Olimpia.

Le seul qui conserva toute sa présence d’esprit fut Azzolini. Frappé du danger que pourrait avoir cette position si elle se prolongeait, il rassembla toutes les ressources de son esprit pour tirer les trois personnages d’embarras. « Sa sainteté, dit-il avec le sourire sur les lèvres, me permettrait-elle de lui soumettre une observation ? »

Ces mots produisirent sur l’assemblée l’effet d’un coin de ciel bleu qui apparaît tout à coup pendant l’orage. « Eh ! sans aucun doute, mon cher Azzolini, dit aussitôt le pape ; parlez ! parlez ! nous vous entendrons tous avec plaisir. » Et en effet, le pontife, sa belle-sœur et Antoine, déridant leurs fronts, se tournèrent vers le jeune prélat pour l’écouter.

« Votre sainteté, dit Azzolini, a prouvé tout à l’heure non-seulement combien elle est bonne, mais à quel point elle se fait honneur de pratiquer l’humilité. Mais si je ne m’abuse, notre saint-père, en cherchant à concilier si exactement les mouvements de son cœur avec ses devoirs de souverain, risquerait peut-être d’en atténuer souvent, et parfois d’on détruire complètement les heureux résultats. Le successeur de saint Pierre doit souvent ne prendre conseil que d’en haut, et dans l’occasion présente ce serait sans doute le cas. Tel est au moins l’avis que je soumets humblement. Mais, a dit sa sainteté, pour le monde, pour lier les langues intempérantes, il faudrait au moins... un prétexte !... Ici, saint-père, j’oserai dire qu’un prétexte ne serait pas suffisant ; il faut une raison, une bonne raison ; et vous l’avez... »

À ces paroles, la satisfaction et la curiosité furent excitées de nouveau, et les trois auditeurs, souriant d’avance au moyen qu’allait leur donner Azzolini, l’excitèrent à parler par la vivacité de leurs regards, ainsi que par leurs sourires bienveillants.

« Personne de vous, continua bientôt le prélat, n’ignore que de temps immémorial il est d’usage que ceux qui sont élus papes disposent de leur chapeau de cardinal en faveur de quelque parent de leur prédécesseur dont ils l’ont eux-mêmes reçu. Or sa sainteté Innocent X a été fait cardinal par feu Urbain VIII ; il est donc conforme à l’usage, il est donc juste qu’il transmette son chapeau à l’un des Barberins parents du dernier pontife.

» Votre sainteté peut donc agir en toute assurance, ajouta Azzolini d’un ton plus familier, quand il eut vu la satisfaction et l’aise se peindre sur tous les visages ; votre sainteté peut nommer qui bon lui semble. Elle est souveraine, et n’a de comptes à rendre qu’à Dieu. Mais puisqu’elle veut bien, par une humilité que je ne puis qu’admirer, condescendre jusqu’à entrer dans le détail des convenances mondaines, je le répète, l’usage immémorial que je viens de signaler a force de loi. »

Il s’est rarement trouvé quatre personnes réunies aussi complètement satisfaites que le furent en ce moment le pape, sa belle-sœur, le cardinal Antoine et monseigneur Azzolini. Outre l’envahissement futur du royaume de Naples, sur lequel chacun bâtissait proportionnellement ses espérances, Innocent se sentait la conscience à l’aise pour donner son chapeau à un Barberin ; dona Olimpia, en mariant sa petite-fille à Maffeo, augmentait l’éclat et la puissance de sa famille ; Antoine devenait l’homme influent de la cour pontificale, et enfin Azzolini prévoyait, et avec raison, qu’à la promotion qui suivrait celle qu’on allait faire, il serait revêtu de la pourpre.

La nuit était déjà fort avancée, et on laissa le pape, qui commençait à avoir besoin de repos. Dona Olimpia, accompagnée du cardinal et du prélat, s’arrêtèrent quelque temps dans l’antichambre, où ils parlèrent à voix basse. Azzolini reçut plus d’un remercîment et d’un serrement de main d’Antoine pour le service qu’il venait de lui rendre, et dona Olimpia, qui n’était pas moins satisfaite de lui, lui frappa doucement sur le bras en disant au cardinal Antoine : « C’est un aigle que ce garçon-là ! Qu’en dites-vous Antoine ? »

À mesure qu’ils traversaient les appartements et descendaient lentement les escaliers, dona Olimpia et Antoine, entre lesquels Azzolini se trouvait placé, donnaient tour à tour des instructions au jeune prélat, devenu en quelque sorte leur ministre. « Surtout que rien de ce qui vient de se passer et d’être dit ne transpire, disait l’une. — Ayez bien soin, faisait observer l’autre, de surveiller l’ambassadeur d’Espagne, et qu’il n’ait pas ombre de soupçon de ce que l’on se propose d’entreprendre contre le royaume de Naples. — Madame, ajoutait le cardinal en s’arrêtant au milieu de l’escalier, préparez doucement les princes et les princesses de votre famille à ce grand événement. Engagez-les à tenir leurs trésors prêts ; car il faut se préparer à de grands sacrifices, mais dont on sera amplement dédommagé ! »

Ils n’étaient plus qu’à quelques pas des voitures, lorsque Azzolini, qui jusque-là avait écouté sans rien dire, prit la parole. « Il y a, dit-il, un homme dont il faut bien se défier à l’occasion de l’entreprise contre Naples. — Astalli, n’est-il pas vrai ? demanda dona Olimpia. — Oui, madame ; je ne serais pas étonné qu’il reçût de l’argent de la cour d’Espagne. — Vous croyez ? dit le cardinal Antoine. — Je n’en suis pas certain, mais je penche à croire qu’il en est ainsi. — Surveillez-le bien, Azzolini, dit le cardinal avec gravité. — Tranchons la difficulté, dit dona Olimpia : qui ne nous sert pas est notre ennemi. Il faut que cet homme tombe ; entendez-vous, Azzolini ? Il faut qu’il tombe ! »

Ce furent les derniers mots de cet entretien, et les trois interlocuteurs montèrent dans leurs voitures.

Peu à peu, avec toute la prudence naturelle à dona Olimpia et exigée par les circonstances, les Justiniani, les Ludovisi, ainsi que dom Camille et la princesse de Rossano, furent initiés aux mystères de la conquête, ou plutôt de l’achat du royaume de Naples. On leur fit connaître le pacte conclu entre les Pamphiles et les Barberins, et la jeune Olimpia promise fut prévenue par sa grand’mère des noces brillantes que l’on se proposait de faire à son mariage avec Maffeo Barberin. Un volume suffirait à peine pour faire la peinture des espérances, des craintes et de tous les conciliabules de famille auxquels ces grandes nouvelles donnèrent lieu à tous les étages du Vatican. Il était bien difficile de s’attendre à une exacte discrétion de la part d’une troupe de jeunes femmes qui se disputaient déjà entre elles, sur les cartes de géographie, les seigneuries et les principautés du royaume de Naples. D’un autre côté, les maris, dom Camille, Justiniani et Ludovisi, quoique se parlant avec plus de gravité, ne laissaient pas d’en dire plus qu’il n’eût été à propos de le faire. Ils s’accordaient difficilement sur les sommes que chacun d’eux devait avancer pour le succès de l’entreprise. Justiniani, qui était le plus riche, voulait bien mettre quelque chose de plus que les autres ; mais les prétentions qu’il montrait à l’égard du partage après la conquête, étaient hors de proportion avec la mise de fonds qu’il proposait. À défaut de Salerne, qu’il fallait bien céder aux Barberins, il voulait au moins être prince de Capoue ou de Caserte. Ces prétentions blessaient singulièrement dom Camille, qui faisant valoir sa parenté directe avec le pape et son droit d’aînesse, soutenait que ces avantages devaient entrer en ligne de compte. Quant à Ludovisi, moins riche que ses beaux-frères, il était moins prévenu qu’eux en faveur de l’acquisition du royaume de Naples. Il y trouvait des difficultés ; il allait même jusqu’à dire que cette entreprise était folle, et qu’au lieu d’élever et d’enrichir la famille on risquait de la perdre.

On conçoit qu’un secret qui circule entre quinze personnes, dont six femmes ; qu’une conspiration contre un royaume, tramée par des conjurés, au nombre desquels se trouve une vieille religieuse bavarde comme sœur Agathe, et une petite fille de douze ans qui s’attend à se marier pour devenir princesse, courait grand risque d’être éventée ; et c’est en effet ce qui ne tarda pas d’arriver.

Carlo Barberin fut nommé cardinal avec François de Gondi et les autres. Les préparatifs du mariage de la jeune Olimpia Pamphile avec Maffeo Barbarin, prince de Palestrino, furent faits en toute hâte ; il fut stipulé que dona Olimpia donnerait soixante-dix mille écus, et que le prince Justiniani, père de la future, en ajouterait trente mille pour compléter la dot (environ cinq cent mille francs). Enfin ce fut dans la chapelle pontificale que le pape donna lui-même la bénédiction nuptiale aux deux jeunes gens.

Malgré toute la célérité que l’on put mettre à l’accomplissement de ce mariage, on comprend que toutes les précautions qu’avaient à prendre les deux familles contractantes demandèrent plusieurs mois, pendant lesquels on s’occupa et l’on parla surtout plus que jamais de l’affaire du royaume de Naples.

Au milieu de toutes les caresses et des galanteries que se faisaient mutuellement les Pamphiles et les Barberins en cette occasion, le rôle du cardinal neveu Astalli devenait plus embarrassant de jour en jour. Les femmes se montraient ouvertement impertinentes et dédaigneuses à son égard ; les hommes, retenus par sa dignité, honoraient son habit, tout en faisant peu de cas de sa personne ; mais ce qui achevait de faire perdre contenance au jeune ministre était la froideur toujours croissante avec laquelle le traitait le pape. Sa parenté factice était devenue pour lui un fardeau insupportable, et lorsque quelqu’un des Barberins ou de la famille du pape lui donnait le nom de cardinal Pamphile, soit prévention de sa part, ou qu’en effet ceux qui lui adressaient la parole y missent une intention ironique et perfide, il lui semblait recevoir une injure.

Cependant le pauvre neveu postiche était obligé, à la vue de la joie des deux familles, de paraître y prendre une part très-vive, et lorsque le jour des noces fut décidé, il crut de son devoir de traiter les époux et leurs familles, auxquelles le nom de Pamphile, que le pape lui avait imposé, semblait le lier aussi. Il donna donc un splendide banquet aux deux époux, après la célébration du mariage. Ce fut dans le palais de la place Navone qu’il réunit vingt-deux convives, au nombre desquels étaient dona Olimpia, les trois cardinaux Barberins, dona Anna Colonna, mère du marié, le connétable Colonne avec sa femme et ses fils, dom Camille et la princesse de Rossano, les Justiniani et les Ludovisi, ainsi que sa sœur Agathe.

Malgré la bonne grâce naturelle à Astalli, et bien qu’il s’efforçât de faire les honneurs de son banquet avec toutes les prévénances imaginables, il s’aperçut que l’on ne répondait à ses politesses que par des sourires forcés qui lui mirent du noir dans l’âme. Quand on fut levé de table, on ne lui dit que les mots que l’on ne refuse jamais à celui qui vous a convié. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, se partagèrent en groupe, parlèrent à voix basse, tandis que le cardinal neveu, abandonné de tous, embarrassé de sa personne, ne sachant où porter ses pas dans le salon, pour ne pas devenir indiscret en s’approchant de ceux qui paraissaient le fuir, payait cher, par les mortifications de cette soirée, les honneurs inouïs dont le pontife l’avait comblé jusque-là.

Dona Olimpia vit son supplice, et ne jugea pas à propos de le prolonger. Elle donna le signal de la retraite, et, accompagnée de dona Anna Colonna, elle partit avec les deux jeunes époux pour les installer dans le palais Pamphile, où il était convenu qu’ils vivraient près d’elle.

Depuis ce jour, la faveur déjà chancelante du cardinal neveu alla toujours en déclinant. Toutes les choses d’apparat, telles que les visites aux ambassadeurs, ou leur réception en cérémonie, furent confiées à dom Camille ; et pour les affaires d’état, les négociations secrètes, le pape ne consulta et n’écouta plus que dona Olimpia et les Barberins. Astalli fut exclu de tous les conseils privés. Les réunions furent même tellement secrètes, qu’il ne transpira plus rien de ce qui s’y traitait.

On pense bien que l’entreprise sur le royaume de Naples faisait redoubler de précautions et de mystère ; mais toutefois et sans que l’on ait jamais su au juste comment l’ambassadeur d’Espagne et bientôt la cour de l’Escurial en furent instruits, le roi catholique, sans faire aucun bruit, fit passer des troupes à Orbitello et à Piombino, afin de les mettre à portée d’augmenter les garnisons du royaume de Naples dès qu’il serait nécessaire, et il donna à entendre au pape, par l’intermédiaire de son ambassadeur, qu’il était instruit de tout, que ses mesures étaient prises pour faire la guerre au saint-siége, mais qu’il était disposé à continuer de vivre en paix, si l’on renonçait à une entreprise extravagante.

Cette nouvelle jeta dans la consternation les Pamphiles et les Barberins. Les jeunes femmes surtout ne virent pas sans un grand chagrin leurs comtés, leurs principautés et leurs royaumes s’évanouir en fumée. Antoine, qui avait une tête à projets, se flatta d’en former bientôt un autre plus brillant encore ; mais les deux personnes qui apprirent cet événement avec le plus de calme furent le pape et dona Olimpia.

Cette femme, dont les calculs avaient toujours quelque chose de positif, comparait souvent, depuis le projet d’envahissement du royaume, les chances de succès avec les dépenses énormes que pouvait entraîner cette entreprise, pour peu qu’il se présentât quelque obstacle. La nature de son esprit lui faisait toujours rejeter les opérations dont le succès ne lui était pas démontré infaillible ; aussi pendant le cours de sa vie active avait-elle toujours détourné le pape de l’idée de prendre part aux ligues avec les autres états, ou de faire inconsidérément la guerre. Dans les grandes occasions elle savait bien faire usage de ses trésors ; mais elle voulait savoir d’avance les sacrifices qu’elle devait faire, et c’est pour cela qu’elle redoutait tant les guerres, dont il est toujours impossible de calculer ou juste la durée, et par conséquent les frais.

Une petite honte, fort naturelle, fut cause qu’il ne se dit plus un seul mot sur le royaume de Naples, entre les familles Pamphile et Barberine ; et toutes les espérances, tous les intérêts qui s’étaient un instant fixés autour du Vésuve, se concentrèrent de nouveau à Rome et au Vatican.

Il y avait déjà quelque temps que ces rêves de fortune étaient évanouis, lorsqu’un jour le pape devant tenir consistoire, demanda avec humeur devant quelques-uns de ses grands officiers, pourquoi le cardinal neveu n’était pas encore présent. Sur cette observation impérieuse, on s’empressa de chercher Astalli dans le Vatican, pour qu’il se rendît auprès du pape, et bientôt le cardinal neveu, soit qu’il eût quelque soupçon de ce qui le menaçait, ou qu’en effet il sentît intérieurement qu’il était répréhensible, entra dans la chambre du pape, pâle et jetant un regard inquiet sur Innocent et ceux qui l’entouraient.

Le pontife ne lui donna pas le temps de se remettre, et se laissant aller tout à coup à la violence d’un courroux comprimé depuis longtemps : « Vous êtes un indigne ! un monstre d’ingratitude, dit-il à Astalli, en entrecoupant ses paroles. Reprenez, reprenez votre nom d’Astalli. Vous avez déshonoré assez longtemps celui de Pamphile que je vous ai laissé porter... Allez ! allez-vous-en !... Sortez de ma présence, ajouta le pontife en faisant un geste menaçant ; vous me faites horreur ! » Et comme Astalli faisait un mouvement pour se retirer : « Attendez, lui dit le pape, et connaissez votre châtiment et mes ordres. » La colère le suffoquait à tel point qu’il fut obligé de s’arrêter un instant ; mais bientôt il reprit avec un nouvel emportement : « Vous n’êtes plus cardinal patron ; vous n’êtes plus cardinal neveu !... Je vous ôte tous vos grades... je suspens tous vos revenus... Je vous exile de Rome ! Allez, et que je ne vous revoie plus ! »

Astalli, accablé par ces paroles foudroyantes, se laissa tomber à genoux, attendant pour sortir et comme dernière faveur du pontife, qu’il en reçût sa bénédiction apostolique. Enfin Innocent, jetant un regard terrible sur le malheureux qu’il venait d’abattre, croisa sa main vers lui et se laissa aller presque sans connaissance entre les bras d’Azzolini et de quelques prélats qui étaient présents.

Astalli, comme foudroyé, se releva cependant, et sortit les yeux baissés en passant entre la haie silencieuse de tous ceux qui avaient été témoins de cette scène aussi étrange qu’inattendue.

Personne ne pouvait imaginer quelle était la cause d’une chute aussi prompte et aussi terrible. Du Vatican, la nouvelle se répandit bientôt dans toute la ville de Rome, où l’on s’épuisa en vaines conjectures pour expliquer cet inconcevable événement.

Astalli fut-il faussement accusé, ou s’était-il réellement rendu coupable de quelque indiscrétion auprès de la cour d’Espagne, au sujet de l’affaire de Naples ? C’est ce qui n’a jamais pu être parfaitement éclairci. Mais au résultat, la populace de Rome et Pasquin s’égayèrent pendant quelques jours sur la grande colère du pape ; et la chute d’Astalli, retiré en exil à Sambucci, tomba bientôt dans un oubli complet.

Toutefois cet événement grave ne sortit pas aussi promptement de la mémoire de ceux qui peut-être le préparaient depuis longtemps. Les Barberins avaient repris toute leur influence à la cour du saint-siége, et dona Olimpia tenait Innocent X plus fortement que jamais sous ses lois.

CHAPITRE VIII.

Si dona Olimpia s’était laissé aller inconsidérément aux espérances folles de la conquête du royaume de Naples, elle repoussa bientôt ce nuage trompeur pour retourner vers la réalité.

Revenue près du pape, elle reprit ses anciennes habitudes, partagea son temps entre les attentions qu’elle prodiguait à son beau-frère et les spéculations lucratives que lui donnaient l’occasion de faire les charges, les faveurs ecclésiastiques, dont la distribution était livrée à sa fantaisie ; en sorte que pendant les deux années qui suivirent sa rentrée à la cour pontificale elle parvint à amasser assez de richesses pour n’avoir plus à regretter les songes dorés que les projets du cardinal avaient entretenus pendant quelques jours dans son esprit. Antoine lui-même, associé aux opérations de dona Olimpia, ne tarda pas à reconnaître l’avantage de calculs positifs sur les spéculations les plus brillantes. Les biens des Pamphiles et des Barberins s’accrurent dans des proportions exorbitantes, et l’influence de ces deux familles à Rome s’en augmenta d’autant.

Mais la haine populaire contre dona Olimpia, assoupie pendant la disgrâce de cette femme, se réveilla plus active que jamais dès qu’on la vit remonter les escaliers du Vatican. Malgré tous les soins qu’elle prenait pour se rendre chez le pape sans être reconnue, trahie souvent par ceux de ses ennemis qui savaient l’heure de son passage, elle devenait l’objet des injures et des menaces de la plus vile canaille. La disette et la cherté des vivres, qui se faisaient sentir presque constamment, étaient le prétexte trop bien fondé des vociférations injurieuses qu’on lui prodiguait ; et le pontife lui-même, tout aussi peu épargné qu’elle lorsqu’il parcourait la ville, éprouvait une mortification d’autant plus grande en ces occasions, que les reproches qu’on lui faisait lui étaient adressés sous le nom de dona Olimpia.

Il fallut tout l’aveuglement où était plongé Innocent X pour qu’il supportât les dégoûts qu’on lui fit éprouver pendant les dernières années de son règne. Rarement il se passait un mois sans qu’il ne reçût des lettres anonymes dans lesquelles, tout en conservant des formes respectueuses, on lui disait les vérités les plus dures, accompagnées des présages les plus funestes. Tant que Pancirole et Astalli avaient été près de lui, ces deux hommes ne manquaient pas de mettre ces lettres terribles sous ses yeux. Mais à peine dona Olimpia eut-elle repris son pouvoir, que son premier soin fut d’intercepter les écrits, de quelque nature qu’ils fussent, afin d’éloigner des yeux du pape ceux qui pourraient troubler le calme qu’elle voulait conserver à son esprit. S’autorisant de l’état valétudinaire d’Innocent pour lui épargner toute espèce d’application, elle l’entretenait dans une oisiveté presque voluptueuse, en ayant l’art de le mettre sommairement au courant des affaires, à l’aide de conversations qu’elle savait toujours rendre agréables et amusantes.

Parmi les distractions qu’elle cherchait à lui donner, dona Olimpia fixait chaque jour l’attention d’Innocent sur les embellissements de la place Navone et la construction de l’église de Sainte-Agnèse. L’achèvement de ce dernier édifice était surtout l’idée dont elle l’entretenait sans cesse, et chaque fois qu’elle arrivait du palais Pamphile, elle ne manquait pas de raconter en détail où en étaient les travaux. Curieux de s’assurer par lui-même de leurs progrès, Innocent fixa un jour pour se rendre à la place Navone, et prévint même sa belle-sœur qu’il irait jusqu’à son palais pour prendre la collation chez elle, avec toute sa famille.

Ce petit événement, dont le bruit s’était répandu, fut cause que la population de Rome, si curieuse de tout ce qui occupe les yeux, se porta dans les rues par lesquelles on supposait que le pape dût passer. Le pontife sortit du Vatican en portantine, espèce de petite litière dont ses infirmités le forçaient de faire fréquemment usage. Le cardinal Antoine le suivait dans son carrosse, et plusieurs prélats, parmi lesquels ou distinguait Azzolini et Gualtieri, montés sur leurs mules, complétaient le cortège qu’entouraient des valets, quelques sbires et un détachement de la garde corse.

Au bruit des cloches qui ne cessent de sonner lorsque le pontife romain sort, le peuple accourut en foule de toutes parts, et en moins d’un instant les rues furent encombrées de monde. L’aspect de cette populace avait quelque chose de menaçant, et bien que la présence sacrée du prince spirituel et les bénédictions qu’il donnait fissent d’abord plier tous les genoux et baisser toutes les têtes, bientôt les fronts et les regards se relevaient avec audace sur le souverain temporel, à qui on n’épargnait pas les injures les plus grossières sous le nom de sa belle-sœur. « Trés-saint-père ! du pain ! du pain ! » répétait-on de tous côtés, en faisant précéder ce vers d’un autre dont on ne supporterait ni le sens ni la rime en français.

En proférant ces cris, la populace s’approcha tellement de la portantine que le pape en fut effrayé. Antoine Barberin mit la tête hors de la portière de sa voiture, encourageant Azzolini, qui, monté sur sa mule, s’opposait aux flots de la multitude, tout en faisant serrer les rangs aux Corses autour du saint-père. Innocent criait que l’on rebroussât chemin, qu’on le reconduisît au Vatican ; mais Azzolini, jugeant en homme de résolution que si l’on cédait d’un pas à la canaille, elle avancerait aussitôt de mille, ne tint aucun compte des cris du pape et fit presser le pas au cortège. Une fois cette impulsion donnée, le jeune prélat, qui s’était constitué capitaine de la troupe, s’approcha de la voiture d’Antoine Barberin et lui demanda par un signe expressif s’il avait pris l’une des précautions indispensables aux grands pour se tirer d’embarras au milieu de la populace de Rome, de l’or ; car pour lui il ne pouvait opposer que son courage et le peu de soldats dont il s’était fait le chef.

Antoine le comprit, et donna plusieurs poignées de monnaies à Azzolini, qui en emplit ses poches. Rassuré par ce subside, le prélat ne craignit plus de prendre un ton impérieux, dur même. « Retirez-vous, misérables ! dit-il, vous qui vous mêlez ainsi à la foule du bon et fidèle peuple romain. Vous vous plaignez de la cherté du pain ? on en baissera le prix. — Plus de gabelles ! plus de gabelles ! s’écrièrent quelques voix en interrompant le prélat. — On les supprimera, répondit Azzolini à la foule, tout en foulant aux pieds de sa mule ceux qui avaient élevé la voix, on les supprimera. Quant à vous, braves et honnêtes Romains, qui respectez l’âge et la dignité de notre saint-père, voilà ce que sa sainteté me charge de vous donner. » En achevant ces mots, il jeta avec force, dans le sens inverse à celui que suivait le cortège, des pièces d’or et d’argent, sur lesquelles la foule rétrogradant se rua avec fureur. « Vive monseigneur Azzolini ! vivent les Barberins ! vive le saint-père ! » commencèrent à crier ceux qui, en avant du cortège, espéraient avoir leur part des libéralités pontificales. Azzolini ne se fut pas plus tôt aperçu que l’impulsion donnée se communiquait rapidement, qu’il devint moins prodigue de l’argent dont il avait peu, et qu’il fallait ménager jusqu’à la place Navone. Il ordonna même à la troupe de se montrer plus sévère contre ceux qui ne laisseraient pas le passage libre ou feraient mine de témoigner du mécontentement. Quelques pièces de monnaie et force coups de manches de hallebardes, distribués avec le genre de discernement qu’exigeait la circonstance, produisirent un effet merveilleux, et pendant le reste du chemin on ne cessa de crier : « Vive le saint-père ! »

Un autre détachement de la garde corse attendait sur la place Navone, près de l’église de Sainte-Agnèse et du palais Pamphile. Là aussi, le peuple assemblé pour l’arrivée du pape avait témoigné assez brutalement son humeur impatiente en vociférant des chansons injurieuses sous les fenêtres de dona Olimpia. La foule, excitée par cette gaieté féroce, voulait passer des paroles aux actions, et il ne s’agissait de rien moins que de disperser la garde, et d’enfoncer les portes du palais Pamphile pour le piller, lorsque le cortège du pape, précédé par les vivat qu’Azzolini était parvenu à exciter, entra dans la place et fit brusquement changer de ton à la populace mutinée. Par un de ces phénomènes que l’on ne saurait mieux comparer qu’à la propagation instantanée de l’électricité, les mêmes gens qui, cinq minutes avant, criaient contre les gabelles, et maudissaient dona Olimpia et Innocent X, tombèrent à genoux à la vue de la portantine, en attendant avec une espérance passionnée la bénédiction pontificale.

Malgré ce calme passager, l’agitation du peuple était évidente. Le cardinal Antoine ne s’y trompait pas, et Innocent mourait de peur. On se figure aisément quel genre d’attention il porta aux travaux de l’église de Sainte-Agnèse. En vain le Borromini chercha-t-il à lui faire comprendre les changements qu’il prétendait apporter au plan de l’édifice ; le saint-père, distrait et plein d’inquiétude, ne comprit rien, et sitôt qu’il entendait du bruit dans la place, il se retournait vers quelqu’un de ses officiers, qu’il chargeait d’aller voir ce qui se passait. Malgré les retards calculés que le cardinal Barbarin et monseigneur Azzolini mirent à la retraite du saint-père, pour ne pas avoir l’air de se défier du peuple ou de le craindre, il fallut enfin céder à la volonté du pontife, qui mourait d’impatience d’entrer dans le palais Pamphile, où il se figurait qu’il serait désormais en sûreté.

Le peu de distance qui sépare l’église du palais n’empêcha pas qu’on fût obligé d’y transporter Innocent, que la peur et la goutte rendaient impotent.

La porte du palais Pamphile ne fut ouverte qu’au moment même où le pape y entra. Quand le peuple aperçut momentanément l’intérieur de cette habitation, toute sa haine contre dona Olimpia se ralluma, et des huées, des injures obscènes, adressées à cette femme, s’élevèrent du milieu de la place, lorsque Innocent pénétrait sous le portique. Azzolini, après avoir fait passer le cortège, était resté le dernier ; il ne vit pas sans inquiétude ce changement subit dans les dispositions de la plèbe. Resté en dehors, il fit fermer la porte du palais, et après avoir donné ses ordres aux officiers corses, il en dirigea l’exécution jusqu’au moment où la garde, ayant formé, non sans peine, un vaste demi-cercle en saillie sur la place, eût refoulé le peuple loin du palais. Du haut de sa mule, le jeune prélat promenait fièrement son regard sur les groupes de la foule dont l’attitude semblait le plus menaçante, et il ne quitta son poste que lorsqu’il crut être certain qu’il avait inspiré assez de crainte pour ôter l’idée aux plus audacieux de faire des tentatives de désordre qui seraient sévèrement réprimées. Avant d’entrer dans le palais, il lança un dernier regard sur cette foule, qui eut peur de lui, parce qu’il n’avait pas eu peur d’elle.

Mais dans l’intérieur du palais, l’agitation, pour être d’une autre nature, n’en était pas moins grande que sur la place Navone. Dès qu’Azzolini fut entré, sous le péristyle, partout, sur les escaliers, dans les antichambres, il trouva des groupes formés par les gens de la maison, parlant tous à la fois et d’un ton très-animé. « Je vous dis, répétait l’un, que celui qui a fait le coup connaît la maison mieux que vous et moi. — Comment pourrait-il en être autrement ? reprenait l’autre ; va-t-on dans un cabinet fermé ouvrir un meuble dont son excellence a la clef, sans avoir eu la confiance entière de la princesse ? — Ce n’est pas de ma faute si ce malheur est arrivé, ajoutait le majordome, d’un ton de voix plus bas, mais qui exprimait le dépit. Que de fois j’ai dit à la princesse qu’elle changeait trop souvent de domestique ! L’intérieur du palais Pamphile est connu par plus de gens que les détours du Colisée ; voilà ce qui résulte toujours d’une économie mal entendue, ajoutait-il à ceux qui ne saisissaient pas le sens de son observation. Quand on ne paye pas bien ses domestiques, quand on lésine sur leurs gages, et qu’au lieu de les récompenser on les met à la porte, on en fait des voleurs ; et tout cela pour épargner quelques centaines d’écus au bout de l’année ! Voyez le beau calcul ! »

Azzolini ne put douter qu’il s’agissait d’un vol commis dans la maison ; mais la préoccupation des serviteurs plus ou moins compromis dans cette affaire était telle, que le prélat ne put rien tirer de positif de leur part. S’avançant donc dans les appartements sans que personne songeât à l’annoncer, il pénétra jusque dans un grand salon où toute la famille Pamphile et le cardinal de Barberin étaient rassemblés autour d’Innocent.

Le pape était assis ; ses deux mains tombaient le long des appuis de son siège, et il regardait devant lui avec stupeur. Dona Olimpia et ses filles allaient et venaient autour du pontife. Quant aux princes Justiniani et Ludovisi, ainsi qu’au reste des assistants, ils paraissaient préoccupés et inquiets comme quand on fait des efforts pour deviner quelque secret impénétrable. L’arrivée d’Azzolini parut tirer dona Olimpia de la préoccupation extraordinaire où elle était. La pâleur de son visage et l’inquiétude gravée sur son front frappaient d’autant plus, que, contre son ordinaire, elle s’était parée d’une manière riche et éclatante pour recevoir la visite du pape. « Ah ! dit-elle en s’avançant vers le jeune prélat, dont la venue parut lui faire du bien, on m’a volé mes bijoux ! — Tous ? — Non, mais les plus précieux ; un anneau qui me vient du grand-duc de Toscane, une couronne de perles, une montre d’or, et le collier de diamants auquel j’avais fait ajouter les deux brillants, don de sa sainteté. Enfin tout a été pris dans un meuble demeuré parfaitement intact, dont le voleur, sans aucun doute, a eu tout le loisir de faire une fausse clef. Mais venez, Azolini, ajouta-t-elle en le conduisant avec précipitation dans l’intérieur de ses appartements ; il faut que vous voyiez les choses en détail. » Arrivés dans le cabinet et près du meuble dont elle ouvrit les tiroirs, elle fit remarquer qu’aucune serrure n’avait été forcée, et indiqua la place qu’occupaient les écrins enlevés. Azzolini observa tout avec soin. « Vous savez maintenant, dit dona Olimpia, tout ce que savent ceux que nous avons laissés ici près ; mais je dois vous en apprendre davantage, mon cher Azzolini. Dans ce tiroir, et à la place qu’occupait l’écrin du collier, j’ai trouvé cette lettre ; lisez-la ; voyez si par hasard l’écriture vous est connue, car je serais bien trompée si celui qui l’a sinon écrite, au moins dictée, n’est rien moins qu’un valet mécontent. » En disant ces mots, elle tira de dessous son corset un papier qu’elle remit au prélat. Il y lut ce qui suit.

Terracine, octobre 1650.

« Madame,

» Cette lettre vous donnera la certitude que j’agis en galant homme qui veut éviter qu’aucun des gens qui vous servent ou vous ont servie puisse être accusé d’un vol dont je suis l’auteur. Vous avez épuisé la bourse de tant de personnes qui ont été forcées d’avoir recours à vous pour obtenir à prix d’or des emplois, des charges et des bénéfices, que vous ne vous étonnerez pas si l’une de vos plus obscures victimes a repris son bien où il l’a trouvé.

» En faisant abstraction de vos vices et de vos crimes, je ne puis m’empêcher de reconnaître l’excellence de vos talents et de votre habileté ; aussi, dans votre intérêt, vous donnerai-je le conseil de garder vos bijoux et vos trésors avec plus de soin. Dans le tiroir au-dessous de celui où était le collier de diamants, il y a un collier de perles que je n’ai pas jugé à propos de prendre. Derrière le meuble est une armoire pratiquée dans le mur, où vous conservez votre or. Vous voyez que je suis parfaitement instruit de tous les détours de votre trésor, et que si je n’y ai pas plus puisé, c’est que je ne voulais reprendre que ce que vous m’avez pris, ou à peu près.

» Je suis vraiment fort contrarié de ce que le lieu où je me tiens ne me met pas à l’abri de vos poursuites, car dans ce cas je me serais fait un devoir de rappeler mon nom à votre souvenir.

» J’ai bien l’honneur d’être, etc. »

Quoique dona Olimpia vînt d’éprouver une perte considérable et qu’elle ne la supportât pas sans chagrin, la bravade du voleur et les renseignements sur les cachettes du cabinet augmentaient singulièrement son dépit et ses inquiétudes. L’idée d’une recherche active, d’une vengeance prompte et éclatante, dominait alors son esprit ; et en mettant Azzolini dans sa confidence, elle espérait trouver en lui un conseiller qui abonderait dans son sens, et l’homme le plus propre à dévoiler le mystère de ce vol. « Eh bien, que pensez-vous de tout cela, et que croyez-vous qu’il soit à propos de faire ? demanda Olimpia avec vivacité. — Madame, répondit le prélat, tenant toujours ses yeux sur la lettre et en mesurant ses paroles, si votre intention est de poursuivre sérieusement cette affaire, elle peut avoir de graves inconvénients pour vous... — Eh ! comment cela ? — De deux choses l’une, princesse : ou l’homme à la lettre est tout simplement un voleur qui fait son métier avec un peu plus d’adresse et d’esprit que les autres, ou le voleur est un homme d’importance. Enchanté déjà du tort qu’il vous a fait, et se sentant hors de votre atteinte, il vous brave, cherche à vous irriter, et veut vous faire tomber dans un piège que je vous conseille d’éviter. Il est inutile de vous dire, madame, ce que cette journée n’a fait voir que trop clairement ; c’est à quel point la populace se plaît à vous témoigner sa haine. N’en doutez pas, ces horribles vociférations, ces menaces dont on a entouré votre palais, ne sont que les brisants précurseurs d’un orage qui s’amoncèle plus loin contre vous ; et je ne serais pas étonné que celui qui vous a si héroïquement volée eût employé une partie de votre argent à exciter aujourd’hui la canaille contre vous. Puisque vous me faites l’honneur d’attacher quelque prix à mes conseils, je vous engagerai à ne pas montrer cette lettre, et surtout à vous abstenir de poursuites sérieuses : elles pourraient vous amener à la connaissance d’un coupable que non-seulement vous ne pourriez pas faire punir, mais que vous n’oseriez même nommer. Ce sont de ces embarras auxquels une personne de votre rang et dans votre position ne doit jamais s’exposer. — Comment ! je perdrai pour plus de trois cent mille francs de bijoux sans dire un mot, sans faire une plainte, sans tenter une recherche ? dit dona Olimpia avec un accent profond de chagrin. — Si vous supposez, comme le font tous les gens de votre maison, reprit Azzolini, qu’un serviteur infidèle ou que quelque domestique congédié a pu commettre le crime, et que vous n’aurez à poursuivre qu’un coupable vulgaire, c’est une tentative qui peut se faire. Mais si parfois on atteint les voleurs, rien n’est si rare que de retrouver les objets volés, et en ébruitant cette affaire, vous donnerez à rire à vos ennemis. Croyez-moi, tenez cette lettre secrète.

Après cet entretien, ils allèrent rejoindre le pape, un peu remis de ses fatigues, et écoutant ses nièces racontant la fureur du peuple, auquel dona Olimpia avait été obligée de faire jeter beaucoup d’argent par les fenêtres pour l’apaiser. « Ainsi, votre pauvre mère, disait le pontife, volée jusque dans l’intérieur de ses appartements, a encore eu à supporter une perte énorme pour faire taire ces misérables ! Pauvre femme ! »

Il répéta cette exclamation en voyant reparaître sa belle-sœur accompagnée d’Azzolini ; puis continuant sur ce ton : « Mais de quoi donc se plaignent ces monstres qui viennent assiéger votre palais, chère sœur ? vous si bienfaisante, si généreuse à leur égard ! Ah ! les ingrats ! mais je vous connais, continua-t-il en appuyant sur ces paroles ; la haine injuste que l’on vous montre redoublera l’ardeur de votre charité, et dès demain, oui, dès demain, vous prodiguerez vos trésors à ceux même qui vous ont le plus cruellement traitée. »

Le pape prononça ces mots de manière à ce que tous les assistants, y compris dona Olimpia, les interprétassent comme un ordre. La pauvre princesse qui venait de perdre ses bijoux, à qui l’émeute avait coûté passablement cher, se sentait peu disposée à faire de nouveaux sacrifices en faveur d’une populace qui l’aurait mise en pièces s’il eût été possible, et elle en voulut au pape, qui faisait ainsi les honneurs de sa bourse dans un moment où elle venait d’être mise si violemment à contribution.

Innocent ne parut faire aucune attention à la contrariété qu’éprouvait dona Olimpia en ce moment, et achevant de déranger tous les projets d’une journée qui avait déjà si mal tourné, il s’excusa auprès de sa belle-sœur de ce qu’il n’assistait pas à la collation promise, donnant pour raison que l’état où était la population de Rome, ainsi que les fatigues et les émotions qu’il avait éprouvées, rendaient son retour au Vatican indispensable.

L’ordre du retour fut tout autre que celui de la venue. Averti par l’expérience, Antoine Barberin avait fait venir une voiture du pape, où il se plaça avec le saint-père. Un assez bon nombre d’hommes à cheval entouraient l’équipage, et Azzolini, contraint de diriger le cortège, ordonna de partir au grand trot, en faisant faire place à la foule bon gré mal gré.

Pendant la nuit qui suivit cette journée, aucun des habitants du palais Pamphile, depuis la maîtresse du logis jusqu’au dernier des valets, ne ferma l’œil. Tout le domestique de la maison n’était occupé qu’à faire des conjectures sur les serviteurs congédiés, pour trouver le coupable ; et de son côté, dona Olimpia, vivement affectée des sommes qu’elle avait perdues, revenant sans cesse à ses tiroirs vides, retombait péniblement sur l’espèce d’ordre que lui avait donné le pape de faire encore de nouvelles dépenses en aumônes.

Il faisait grand jour depuis longtemps, qu’elle était encore en proie à ces préoccupations pénibles, lorsqu’on vint lui annoncer que monseigneur Azzolini était chargé de lui parler de la part du saint-père. Un laquais qui suivait le prélat déposa une petite cassette au moment qu’ils furent introduits dans l’appartement. Dès que le domestique se fut retiré, Azzolini donna des nouvelles satisfaisantes sur le retour et sur la santé du pape : « La ville est calme maintenant, ajouta-t-il ; plusieurs gens du peuple, plus opiniâtres et plus insolents que les autres, ont été arrêtés par les sbires et traînés en prison. La place Navone et votre palais sont l’objet d’une surveillance particulière, ainsi vous pouvez prendre du repos. Sa sainteté, madame, était impatiente de vous faire parvenir des paroles rassurantes sur tout ce qui excite votre inquiétude, et elle a bien voulu me charger de ce message auprès de vous. — Je sais, monseigneur Azzolini, tout ce que vous avez fait hier pour sa sainteté, répondit Olimpia, et le souvenir en restera éternellement gravé dans ma mémoire. Fasse le ciel que le pape vous récompense selon vos mérites ! — Sa bonté s’est déjà largement étendue sur moi, princesse, puisqu’il a daigné me choisir pour intermédiaire entre vous et lui ; car, ajouta Azzolini en indiquant la cassette que le serviteur avait déposée, je n’ai rempli qu’une partie de ma commission. — Qu’est-ce ? demanda dona Olimpia en souriant. — Nous savons tous combien le pape est bon, madame ; mais ce que l’on ignore, lorsque l’on n’a pas l’honneur de le servir de près, c’est à quel point sa bonté prend des formes délicates pour se manifester. Je ne saurais vous dire combien le saint-père a été affecté de la perte que vous avez faite de vos bijoux, ainsi que des violences du peuple autour de votre palais. Ces événements sinistres lui revenaient sans cesse à l’esprit, et hier au soir il en parlait à tous ses serviteurs. Il s’est épanché plus particulièrement avec moi sur ce sujet, et après une conversation dans laquelle je me suis abstenu de parler de la lettre anonyme, le saint-père a bien voulu me consulter sur ce qu’il se proposait de faire. Je n’ai pu qu’approuver sa décision, et il m’a chargé de vous remettre trente mille écus (150,000 fr.) pour remplacer vos bijoux, avec une somme égale destinée à apaiser la fureur populaire en la distribuant aux pauvres des paroisses de Rome. Vous trouverez le tout dans ce coffre. »

Chose rare ! les larmes vinrent aux yeux de dona Olimpia en recevant cette heureuse nouvelle. Elle prit les mains d’Azzolini, et peu s’en fallut qu’elle ne l’embrassât, tant la joie débordait de son cœur.

En effet elle fut vive, mais de peu de durée ; car après avoir suivi le conseil du voleur, en cachant avec plus de soin ce nouveau trésor, dona Olimpia voulut aller aussitôt remercier le pape. Elle se rendit au Vatican ; mais à peine y était-elle entrée qu’elle vit des préparatifs de départ dont elle ignorait la cause. Le marjordome ne tarda pas à l’instruire de la résolution subite qu’avait prise le pontife d’aller s’établir au palais Quirinal. Inquiète, elle monta rapidement les escaliers, pénétra dans les appartements, et trouva son beau-frère entouré de quelques serviteurs, parmi lesquels était le fidèle Pablo. Tous étaient occupés à maintenir le saint-père, s’agitant sur son fauteuil en répétant : « Tout est-il prêt ? Allons, partons ; je ne veux pas rester plus longtemps ici ! » Puis, apercevant sa belle-sœur, il ajouta du même ton : « Faites donc que tous ces gens se hâtent ! Partons, partons pour le Quirinal. »

Le désordre des traits et des discours d’Innocent fit reconnaître aussitôt à dona Olimpia que la santé et la vie même de son beau-frère couraient des dangers. Elle ordonna d’aller préparer la chambre du pape au Quirinal ; on attela des chevaux à une voiture fermée, et dona Olimpia elle-même, accompagnée d’Azzolini et aidée par Pablo, transporta le pape où il avait pour idée fixe de se rendre. Durant le trajet d’un palais à l’autre, Innocent, emmaillotté dans des couvertures, ne proféra que quelques paroles sans suite, laissant à peine supposer qu’il eût la conscience de sa position. Arrivé au Quirinal, on le mit au lit, et lorsque tout fut disposé en ordre, dona Olimpia, en se retrouvant dans cette même chambre où deux années avant elle avait établi si fortement sa puissance, ne put se défendre d’un mouvement de satisfaction intérieure en se voyant revenue au même point.

Cependant tout était bien changé. Le pape, après deux jours passés dans un état de stupeur et d’immobilité qui fit plusieurs fois désespérer de ses jours, reprit l’usage de ses membres et de sa raison, mais avec une altération sensible. On le levait pour le placer sur son siége ; il ne marcha plus, sa mémoire s’affaiblit, et toute application soutenue lui devint désormais impossible. Sa dernière apparition dans les rues de Rome lui avait été fatale. Les injures et les menaces du peuple adressées soit à lui, soit à sa belle-sœur, avaient rempli son âme de terreur et de chagrin. Rentré au Vatican, et tout ému encore des dangers que courait dona Olimpia et du vol qui avait été fait chez elle, il avait vu clairement qu’on ne lui pardonnerait jamais de s’être remis sous l’empire d’une femme dont il lui était plus que jamais impossible de se séparer ; enfin, les craintes que lui inspirait la fureur populaire excitée par dona Olimpia, l’avaient entraîné à un acte qu’il avait accompli en quelque sorte malgré lui, puisque sa raison n’avait pu résister à son penchant lorsqu’il envoya à sa belle-sœur une somme énorme, levée sur ce peuple même qu’il se flattait d’apaiser. Toute cette combinaison de difficultés que le caractère du pontife rendait insurmontables, se présentèrent à son esprit sous un aspect si douloureux, si effrayant, que sa tête surchargée d’années céda au poids nouveau qui vint l’opprimer. Les médecins, à qui dona Olimpia ne manqua pas de faire répéter leurs prescriptions chaque jour, déclarèrent que le pontife devait s’abstenir de toute contention d’esprit, en sorte qu’au bout de quelques jours Innocent ne faisait absolument plus rien que par l’intermédiaire de sa belle-sœur.

C’était avec une sollicitude minutieuse qu’elle gouvernait la vie journalière du pape ; elle avait inventé une espèce de cérémonial pour donner accès auprès du souverain à ceux à qui il était impossible de le refuser. Les avertissements d’Antoine Barberin sur la mauvaise disposition du clergé espagnol avaient été d’autant plus attentivement écoutés, qu’Azzolini était parvenu à apprendre qu’un ou deux moines fanatiques, arrivés dernièrement de Barcelone à Rome, s’étaient vantés d’avoir des ordres supérieurs pour débarrasser la chrétienté, à quelque prix que ce fût, d’un chef spirituel qui favorisait l’hérésie par sa conduite scandaleuse. Les empoisonnements étaient fort communs alors, à Rome comme dans toute l’Europe, et pour les prévenir, dona Olimpia visitait tous les aliments destinés au saint-père, interdisait l’entrée des cuisines à tout autre qu’à celui chargé du soin d’apprêter les repas, et souvent même elle poussait la précaution jusqu’à faire goûter une portion des mets par des animaux. Ces soins n’étaient pas inutiles pour elle-même, non moins poursuivie par la haine que le pape, avec lequel elle prenait presque journellement ses repas. Ordinairement, Pablo dressait une petite table près du lit du malade. Dans les premiers temps, dona Olimpia se contentait de servir le pontife, mais bientôt ce fut le souverain lui-même qui ordonna à sa belle-sœur de s’asseoir et de partager son repas. Toutes les petites attentions féminines furent mises en œuvre en ces occasions par la belle-sœur du pontife, et ce moment de la journée ne tarda pas à devenir pour lui celui qu’il attendait pendant toute la matinée, et sur lequel se reposait agréablement son souvenir jusqu’à la nuit.

Pour le pape et pour elle c’étaient là les moments heureux de la journée ; mais pendant ceux qu’il fallait indispensablement consacrer aux affaires, le rôle d’Innocent était triste, celui de dona Olimpia plus difficile et fort important. Assez souvent les consistoires se tenaient dans la chambre du pape, censé les présider de son lit ; les questions qu’on lui adressait, ou les réponses qu’il avait à faire, étaient transmises par dona Olimpia, qui, modifiant les unes, et maîtresse de dicter les autres, disposait alors à son gré de la puissance souveraine. Attentive aux difficultés que ne manquaient pas d’élever ceux des membres des congrégations qui doutaient de sa fidélité, la princesse, aussitôt qu’une discussion sérieuse allait s’engager, disait le pape plus malade, lui donnait des eaux spiritueuses à respirer, et commandait momentanément un silence qu’elle avait l’art de prolonger assez pour que le fil de la discussion ne pût être repris.

Quant à ceux qui journellement venaient assiéger le palais du pontife pour en obtenir des faveurs et des grâces, c’était à elle qu’on avait ordre de les adresser, et Dieu seul peut savoir les sommes immenses qu’elle fit entrer dans le trésor pontifical et dans ses coffres, pendant les derniers temps de la vie d’Innocent X.

Elle faisait venir assez régulièrement les parents du pape et les siens près du lit du malade ; mais elle comptait leurs paroles, et souvent même dictait d’avance ce qu’ils devaient dire. « Ne fatiguez pas sa sainteté, répétait-elle souvent ; le repos absolu est expressément recommandé par les médecins ; » et elle les poussait hors de la chambre en les faisant marcher sur la pointe du pied pour éviter de faire du bruit.

La princesse de Rossano se présentait chez son oncle plus souvent que les autres. Enhardie par la bienveillance tendre du pontife, elle était moins timide auprès de dona Olimpia, et forçait parfois sa consigne. Elle entra un jour dans la chambre du pape, au moment que sa belle-mère, penchée vers le lit du malade, lui tenait la main. Le sourcil de dona Olimpia se fronça en se voyant ainsi surprise ; mais la jeune princesse prenant le ton badin : « Ah ! mon oncle, dit-elle, je suis jalouse de madame, pour qui vous réservez toutes vos tendresses ; vous ne m’en faites plus, je suis très-mécontente. » À ces mots, le pape tourna son regard vague vers sa nièce, et soit qu’il éprouvât une de ces absences d’esprit qui se renouvelaient fréquemment alors, ou qu’en effet il eût la conscience de ce qu’il allait répondre : « La main qui m’a blessé, dit-il, est la seule qui puisse me guérir. » Et il laissa retomber sa tête sur son oreiller. « C’est très-galant, saint-père, » ajouta la princesse, qui fit un signe en agitant sa main devant son front, pour faire comprendre à sa belle-mère qu’elle supposait qu’Innocent ne jouissait pas en ce moment de toute sa raison. Les deux dames s’éloignèrent à quelques pas du lit pour causer plus à l’aise, et dona Olimpia insista sur la faiblesse du cerveau d’Innocent, tout en se promettant bien de donner des ordres sévères dans les antichambres pour que pareille scène ne se renouvelât pas.

Les Justiniani et les Ludovisi, ainsi que dom Camille lui-même, furent soumis à cette précaution, et dona Agathe n’en fut pas exceptée.

Vers ce temps, la vieille sœur du pape vint au Quirinal, pressée, affairée comme elle l’était toujours, et voulant entrer sans être annoncée ; mais elle trouva en Pablo un obstacle insurmontable. « Eh bien, qu’y a-t-il de nouveau, disait la vieille, que je ne puisse pas voir mon frère ? — Vous allez le voir, madame, répondit le vieux serviteur en lui barrant le passage ; mais attendez que j’avertisse sa sainteté ; elle est malade… — Est-ce qu’il est plus mal ? demanda dona Agathe avec une vivacité et une inquiétude extraordinaire. La princesse est-elle là ? — Oui, oui, madame ; mais attendez que je vous annonce. — Malgré toutes les précautions du serviteur espagnol, la vieille entra rapidement dans la chambre en demandant avec sa voix aiguë si sa sainteté était plus mal. — Silence ! silence ! dit à voix basse dona Olimpia en faisant signe de la main ; ménagez la tête du saint-père ; les médecins recommandent le silence et le repos autour de lui. — Oui, oui, ils ont raison, observa la vieille sans modifier le moins du monde le son de sa voix ; c’est indispensable pour son état ; mais enfin, ma chère princesse, comment se porte-t-il ? Est-il plus mal ? répéta-t-elle avec cette même expression de curiosité et d’inquiétude qu’elle avait déjà montrée. — Venez, venez par ici, dit dona Olimpia en l’entraînant dans une chambre voisine, je vais vous satisfaire. »

À peine furent-elles seules, que dona Agathe, s’approchant de l’oreille de dona Olimpia, lui dit d’une voix très-basse : « J’ai bien mes raisons pour vous demander comment il se porte ! Mais d’abord, dites-moi, est-il en danger ? Combien croyez-vous qu’il puisse vivre encore ? car les moments seraient précieux, il ne s’agit pas d’une bagatelle ! » En parlant ainsi, la vieille avait un ton de sincérité, et son regard laissait échapper quelque chose de si pénétrant, que dona Olimpia pensa que sœur Agathe lui faisait reproche de ne pas s’occuper de ce qu’il y avait de plus important dans ce moment suprême. « Soyez sans inquiétude, ma sœur, dit-elle aussitôt ; son confesseur lui a encore fait visite ce matin, et vous devez bien penser quelle est l’exactitude de ma prévoyance, pour l’accomplissement des plus minutieux devoirs qu’imposent notre sainte Église. — Mais vous ne me comprenez pas, ma chère princesse : qui est-ce qui pensera que vous n’agissez pas en bonne chrétienne auprès d’un mourant ? Il s’agit de toute autre chose. — De quoi donc ? — D’un testament ! — Que voulez-vous dire ? demanda dona Olimpia, saisie d’effroi à ce mot. — On répète dans Rome, et il y a des gens bien instruits qui assurent que le saint-père lègue deux millions à la chambre apostolique. — Que dites-vous là ? — Ce n’est pas tout, continua la vieille en parlant plus bas qu’elle n’avait fait encore, car il dispose d’un million pour l’achèvement de cette maudite église de Sainte-Agnèse ! Trois millions enlevés d’un coup à la famille, ma chère princesse ; qu’en dites vous ? — Mais vous croyez-vous bien instruite, ma sœur ? demanda la princesse, qui, sans être moins effrayée intérieurement, avait repris de l’empire sur elle-même. — Allez, quand le prieur de notre couvent se mêle de donner des nouvelles, ce qui ne lui arrive pas souvent, c’est qu’il est sûr de son fait. — J’ignore absolument si le saint-père a pris ces dispositions, dit dona Olimpia avec gravité, mais vous connaissez assez bien l’attachement profond que je porte à notre famille, et je réunis à dessein la vôtre et la mienne, pour être certaine que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour concilier les intérêts de la gloire de sa sainteté avec les justes espérances sur lesquelles peuvent compter ses héritiers en ce monde. — Eh ! ma chère princesse, interrompit dona Agathe, c’est précisément parce que je sais que personne n’est mieux disposée, mieux placée que vous pour débrouiller ce mystère et en prévenir le triste résultat, que je suis venue tout aussitôt vous en parler. Mais enfin, comment va mon frère ? Que disent les médecins de sa maladie ? Vous-même, que pensez-vous de la durée de ses jours ? Car enfin, je le répète, ce n’est pas une bagatelle que ces trois millions ! — Soyez sans inquiétude, j’en fais mon affaire, dit en riant dona Olimpia, qui s’aperçut bien qu’elle ne pourrait jamais arriver à avoir une conversation grave avec dona Agathe, et repassons chez le saint-père pour nous assurer s’il est en état de vous voir et de vous entendre. Mais parlez bas, ma sœur, car le plus léger bruit prolonge ses défaillances. »

Elles rentrèrent dans la chambre. Mais le pape était plongé dans une de ces somnolences qui duraient souvent des heures entières. Cette fois, sœur Agathe marcha et parla avec précaution. Dona Olimpia s’approcha de l’alcôve, et soulevant le rideau : « Il dort toujours, dit-elle ; respectons son sommeil. — Pauvre cher homme ! s’écria la vieille religieuse en se signant, on dirait d’un corps saint ! » Puis s’étant mise à genoux, elle fit une prière pour la conservation du pontife malade, pour son frère qu’elle aimait sincèrement. « Adieu, dit-elle en baissant encore la voix, quand elle se fut relevée ; adieu, madame ; soignez-le bien ; je me retire pour qu’il repose tranquillement. » Elle se dirigea vers la porte, qu’Olimpia ouvrit avec précaution, et quand elle l’eut dépassée, se retournant tout à coup, elle prit avec vivacité la main de la princesse, à qui elle dit à l’oreille : « N’oubliez pas les trois millions, au moins ! »

La recommandation était superflue, car dona Olimpia ne pensait plus à autre chose. S’étant replacée sur le siége près du lit, elle tint ses yeux fixés sur le visage immobile du malade, le considérant avec cette espèce de curiosité mêlée de terreur, que l’on éprouverait à la vue d’une tombe qui va s’ouvrir. À travers ce front auquel une torpeur maladive donnait l’apparence de la mort, dona Olimpia cherchait à découvrir si la résolution qu’elle redoutait existait, prête à se ranimer au moment du réveil.

Lorsque le pape revint à lui, sa belle-sœur mit ses ressources accoutumées en usage pour rendre la flexibilité aux organes de sa pensée. Après les petites allocutions tendres, auxquelles le ton de la voix donnait plus de prix que le sens des paroles, elle fit entrer deux serviteurs qui mirent le malade sur son séant ; puis elle lui donna quelques boissons, et commença à l’entretenir de sujets variés et peu attachants. La statue colossale faite par Algardi, le jaillissement des eaux de la fontaine de la place Navone, les embellissements du palais Pamphile, et le commencement de la coupole de Sainte-Agnèse, l’amenèrent successivement à parler de cette église, des sommes que sa bâtisse occasionnait, et des dépenses dont il faudrait encore disposer à l’avenir pour la terminer. — Cette église me ruine, dit le pape ; mais je la finirai. — Sans aucun doute, mon frère. — Je veux la finir ; je veux que mon nom reste attaché à ce bel édifice ; n’est-ce pas, sœur ? — Sans doute, mon frère ; mais enfin, car nous sommes tous mortels, observa Olimpia, avez-vous pris des précautions pour assurer son achèvement, dans le cas où il resterait quelque chose à terminer après vous ? — Eh ! c’est là ce qui m’embarrasse ; je voudrais être certain qu’après moi on ne laissera pas la chose imparfaite. — Ne devez-vous pas compter sur votre famille ? — S’ils étaient disposés comme vous, chère sœur, je n’aurais aucune inquiétude. Mais don Camille, votre fils, est fort indifférent à ce sujet ; Justiniani est une tête sans cervelle ; Ludovisi n’est pas riche ; vos deux filles aimeront bien mieux avoir de beaux équipages et de riches ameublements, et ma pauvre église restera imparfaite. — Mais puisque vous avez de telles appréhensions, que ne disposez-vous d’avance d’une somme destinée à l’achèvement de cette église ? il ne vous resterait aucune inquiétude. — Eh bien, dit le pape en souriant avec malice et honte tout à la fois, c’est fait ! — C’est fait ? s’écria dona Olimpia, qui ne retint qu’avec peine son émotion. — Oui, ajouta Innocent d’un air humble ; mais cependant si vous le trouvez bon, chère sœur. »

Ces dernières paroles remirent du calme dans l’esprit de dona Olimpia. « Vous savez, dit-elle, que j’accède aveuglément à tout ce qui peut élever votre gloire, à tout ce qui contribue à assurer votre satisfaction et votre repos. Vous avez raison ; léguez une somme pour Sainte-Agnèse. Et quelle est celle que vous destinez ? — Eh ?... un... un million, répondit Innocent en hésitant ; trouvez-vous que ce soit trop ? — Pour terminer l’église ? Oh ! non... Je m’attends bien, si vos neveux se trouvaient forcés d’achever votre ouvrage, à ce qu’il leur en coûterait beaucoup plus ; et je vous dirai même que j’ai très-précisément prévenu toute la famille sur cette dépense inévitable : ils s’y attendent. — Quelle noble prévoyance, chère sœur ! — Je n’ai accompli qu’un devoir, mon frère ; et si je pouvais éprouver quelque regret à l’occasion du parti que vous avez pris de léguer un million, il me serait inspiré d’un côté par le chagrin que nous aurons tous de voir des indifférents chargés de terminer un édifice que vous avez commencé, et de l’autre par la crainte que ce million ne soit pas suffisant pour le parfaire avec tous les embellissements qu’il exige ; ou enfin, que ce million soit employé à toute autre chose. »

Innocent porta plusieurs fois la main à son front, en témoignant de la mauvaise humeur contre lui-même. « Je ne fais que des sottises quand je ne vous consulte pas, ma bonne sœur. — Allons, allons, ne vous tourmentez pas ainsi ; vous vous ferez mal ! c’est une affaire terminée ; n’y pensons plus. — Mais je veux y penser. S’il y avait moyen de réparer cette faute ! — Vous avez donc promis ? — En l’air ; mais enfin j’ai promis. — À qui ? — À l’Algardi et à Borromini. Ces artistes sont des gens terribles ; l’un m’énumérait toutes les statues et les tableaux qu’il y aurait à faire ; l’autre, en me décrivant sa coupole, me la montrait terminée ; si bien que je les ai engagés à pousser vivement les travaux, et pour les y encourager, je leur ai fait entendre que je léguerais ce... malheureux million. — C’est une promesse verbale et assez vague que vous avez faite. Vous n’avez rien écrit ? — À la rigueur, répondit le pape, toujours plus mécontent de lui-même, je n’ai pas écrit puisque je n’ai pas livré d’acte ; mais... » Innocent s’arrêta en portant alternativement un regard embarrassé sur dona Olimpia, et vers son petit meuble placé à quelque distance de son lit. « Mais, répéta-t-il sans pouvoir se décider à parler ouvertement ! tenez ! cherchez, cherchez dans ce tiroir... »

Dona Olimpia se précipita vers le meuble, et en tira un paquet de papiers, qu’elle se mit aussitôt à feuilleter en les apportant au pape. « Voici d’abord, dit-elle, un legs de deux mille écus en faveur du fils de Flaminia. — C’est bien, c’est bien ; après ? — Puis l’acte par lequel j’ai, selon vos ordres, reconstitué mon fils don Camille héritier de mes biens. — Vous n’en avez pas regret, n’est-il pas vrai ? — Au contraire, je vous en remercie, mon frère. Voici ensuite, continua dona Olimpia, une lettre à Borromini, par laquelle vous l’élevez à la dignité de chevalier. — Hélas ! grand Dieu ! s’écria le pape, quelle triste chose que d’être malade ! Ma mémoire s’en va. J’avais fait cette promesse à Borromini le jour même où je lui ai parlé du malheureux million. — Soyez tranquille, mon frère ; avec votre permission, je vais prendre cette lettre, et je la ferai tenir aujourd’hui même à votre architecte. — Je vous en aurai mille obligations. — Voilà que nous arrivons, je crois, au legs en question, dit dona Olimpia en parcourant des yeux plusieurs papiers qui se suivaient. Celui-ci est relatif à Sainte-Agnèse ; mais en voilà un bien considérable, mon frère. — Qu’est-ce ? — Il est adressé à la chambre apostolique. — Ah ! oui, j’ai une idée confuse de cette affaire. C’est un brouillon, n’est-il pas vrai ? sans signature ? — Non, votre seing n’y est pas, répondit dona Olimpia en tournant la feuille. — Quelle est la somme ? demanda Innocent. — Elle est énorme, mon frère ; deux millions !!! »

Naturellement, involontairement, ou avec intention, la princesse prononça ces derniers mots d’un ton de sévérité et même de reproche si ferme, que le pontife déconcerté détourna la tête et baissa les yeux. « Oserais-je vous demander, saint-père, à qui vous aviez fait cette autre promesse ? — Dom Tomazo... —Ah ! votre confesseur ? Je comprends ; c’est un cas de conscience ; cela ne me regarde pas. — Mais, très-chère sœur, ne croyez pas que j’aie l’intention d’enlever cette somme à notre famille. C’est une idée qui m’est passée par la tête à la suite d’une conversation, dans laquelle dom Tomazo m’a conseillé de faire quelque chose pour le saint-siége, afin qu’on n’eût pas à me reprocher, ainsi qu’à mon prédécesseur, de trop favoriser les miens. — Je vous le répète, mon frère, c’est une affaire dont vous seul êtes le juge, et vous savez que pour votre gloire il n’y a pas de sacrifice, si énorme qu’il soit, que nous ne supportions. »

Les larmes vinrent aux yeux du pape : « Déchirez, déchirez ces deux projets d’actes, ma sœur ; je vous en prie, déchirez-les, je le veux. Je n’ai rien promis à dom Tomazo. — En êtes-vous bien certain ? — Très-certain. — Prenez garde ; votre mémoire est parfois infidèle, et il serait fâcheux qu’elle trahît votre conscience. — Je n’ai rien promis à dom Tomazo, répéta plusieurs fois Innocent avec chagrin.— Alors on peut détruire ce papier. Quant à l’autre, relatif à Sainte-Agnèse, y tenez-vous ? — Déchirez-les ! déchirez-les tous deux ! »

Pour plus de sûreté, la prudente Olimpia les jeta dans le feu, et ne les quitta pas de l’œil qu’ils ne fussent entièrement consumés. Cette opération faite, le reste des papiers fut replacé dans le meuble, à l’exception de la lettre qui anoblissait Borromini. Olimpia s’en empara, pensant bien qu’au moyen de cette faveur elle effacerait de l’esprit de l’artiste le souvenir de la promesse du pontife. Quant au pauvre Algardi, atteint de la pierre, il ne lui restait que quelques jours à vivre, et son témoignage n’était plus à redouter.

À la suite de cet entretien, dona Olimpia et le pape se sentirent soulagés d’un poids énorme. Mais les émotions et les tracas d’esprit auxquels Innocent avait été en proie lui laissèrent des traces fâcheuses. Il s’affaiblit encore.

Vingt-quatre heures s’étaient à peine écoulées, que l’infatigable dona Agathe revint au Quirinal. Au moment qu’elle allait entrer dans la chambre du pape, dona Olimpia, qui l’avait entendue, entr’ouvrit la porte pour la prévenir. « Sa sainteté, dit-elle, est très-accablée, et ne peut encore vous recevoir aujourd’hui. — Et les trois millions, demanda la religieuse, que deviennent-ils ? — Soyez sans inquiétude ; on vous a fait de faux rapports. — Notre prieur faire de faux rapports ! Y pensez-vous ? Vous ne savez pas de qui il tient ces nouvelles ? De dom Tomazo, ma chère princesse ! — Pardon, ma sœur, si les soins du malade ne me permettent pas de m’entretenir plus longtemps avec vous. Mais pour votre gouverne et celle de votre prieur, tâchez de faire savoir de ma part à dom Tomazo qu’il fasse un peu plus d’attention à ce qu’il dit, parce que c’est un bavard et un menteur. Excusez-moi ; j’entends sa sainteté qui m’appelle ; je retourne vers elle. »

Peu de temps après cet événement, Innocent, moins accablé par les souffrances de la goutte et de la pierre, eut une de ces alternatives de bonne santé qui changeaient les espérances et les calculs de ceux qui comptaient sur sa mort. On attendait avec impatience une promotion de cardinaux, désirée et promise depuis longtemps. Dona Olimpia et le cardinal Chigi n’étaient pas moins impatients de voir entrer ce renfort au sacré collège, chacun d’eux se flattant que le plus grand nombre des nouveaux élus se rattacherait à sa cause et à ses intérêts.

Malgré l’inconcevable faiblesse avec laquelle Innocent cédait ordinairement aux volontés de sa belle-sœur, la dignité pontificale reparaissait toujours en lui quand il s’agissait de traiter des affaires qui intéressaient véritablement le saint-siége. Bien qu’il n’aimât pas personnellement le cardinal Chigi, il l’interrogeait, l’écoutait, et suivait, autant qu’il lui était possible, ses conseils. Chigi avait de l’autorité sur son esprit, et il était le seul à la cour qui imposât du respect et quelque crainte même, à dona Olimpia. Appelé plusieurs fois par le pape au sujet de la promotion prochaine, le cardinal, malgré la présence de la princesse, exprima ses opinions avec toute la franchise et la rigueur d’un homme d’état probe et quelque peu sévère.

Ce n’était pas l’audace qui manquait à Olimpia en cette occasion, mais elle était forcée d’user de prudence. On n’a sans doute pas oublié un certain Rasponi, dont les talents en matière de finances et de diplomatie étaient fort remarquables. Ce prélat, depuis l’élévation du cardinal Chigi à la charge de secrétaire d’état, s’était rendu utile à ce ministre, avait gagné sa confiance, s’était dévoué à lui, abandonnant tout à coup dona Olimpia, dont les affaires les plus secrètes lui étaient connues depuis longtemps. Loin de se plaindre ouvertement de ce transfuge, dona Olimpia, qui comprenait mieux que personne les revirements de cette espèce, sentit l’importance qu’il y avait pour elle de ménager Rasponi, dont les confidences à son nouveau patron auraient pu lui devenir funestes. Toutefois, quoiqu’en présence du cardinal, elle appuyât le choix qu’il faisait de certains prélats, elle ne négligea pas, aidée en cette circonstance des trois cardinaux Barberins, de faire entrer dans la liste des élus du pape ceux qu’elle comptait comme des amis ou des créatures.

Cette promotion de cardinaux fut la septième et dernière que fit le pape Innocent X (mars 1654).

La famille de Laurent Impérial de Gênes, sans oser se confier aux vertus et au mérite réel de ce prélat, combla, dit-on, dona Olimpia de présents, pour obtenir son appui. Précaution superflue, car Imperiali était porté par tout le sacré collège, et en particulier par Chigi.

Le petit-neveu de Charles Borromée, Guibert, également appelé à recevoir la pourpre par le pape et tous les cardinaux, dut cet honneur à l’éclat de ses vertus héréditaires et au nom illustre qu’il portait.

Avec un caractère emporté et un esprit satirique, François Albizzi, originaire de Toscane, mais né à Cesène, avait été obligé de quitter sa ville natale pour une aventure de jeunesse qui avait mal tourné pour lui. Arrivé à Rome, et jeté dans les affaires par Pancirole, il s’était fait prêtre, et était entré en prélature. À l’époque de l’affaire de Jansenius, et lorsque Innocent X lança sa bulle contre les fameuses propositions, Albizzi, qui prenait tout avec emportement, servit constamment en cette occasion l’aversion que le pape, ainsi que presque tout le clergé romain, portait aux doctrines des jansénistes. Ce dévouement plut à Innocent, qui se promit de le récompenser. Cependant, lorsqu’il fut question de donner la pourpre à Albizzi, on lui opposa plusieurs rivaux dangereux ; il eût même été écarté si dona Olimpia et le pape ne se fussent accordés à lui conférer cette dignité. Albizzi, qui n’était point aimé, avait pour ennemi capital l’un des plus vieux cardinaux, Maculano, de l’ordre des Dominicains, religieux austère, remplissant rigoureusement ses devoirs, haïssant la famille Pamphile, la traitant avec dureté, et signalant sans cesse en tous lieux et à haute voix la présence scandaleuse de dona Olimpia auprès du pontife. Ce moine, fort âgé et très-spirituel, qui avait toujours vécu loin des affaires et des intrigues de la cour, était, depuis la mort de Pancirole, celui qui avec Chigi semblait aux cardinaux ennemis de dona Olimpia le plus propre à faire cesser les désordres du gouvernement pontifical. La haine qu’Innocent rendait à Maculano, et l’espérance dont se flattait dona Olimpia d’augmenter le nombre des ennemis du dominicain dans le sacré collège, firent donner le chapeau à François Albizzi.

Des espérances moins solidement fondées, quoiqu’elles eussent été entretenues par des promesses et par des dons assez considérables de se lier aux Barberins, rendirent dona Olimpia favorable à la nomination d’Ottavio Aquaviva, Napolitain, beau garçon, grand parleur, mais assez médiocre sujet.

Il y eut de grandes discussions à propos de Charles Pio, de Ferrare. C’était un homme maladif, dont la constitution faible entrait pour beaucoup dans l’étalage de son rigorisme et de sa vertu. Dans son évêché de Ferrare, où il résida longtemps, il était devenu insupportable au clergé de son diocèse ; et soit pour cette raison, ou parce qu’il pensait, comme il le disait, que l’air de Rome convenait mieux à sa santé, il revint dans cette ville, où il acheta la charge de trésorier de chambre.

Pio était un homme fort ordinaire, qui ne se recommandait que par sa famille illustre et riche, et par une vertu dont on lui savait assez peu de gré ; aussi le sacré collège ne mettait-il aucun empressement à le faire entrer dans son sein. Mais dona Olimpia tenait à ce qu’il en fît partie. La charge de trésorier, dont Charles Pio était alors en possession, se payait quatre-vingt mille écus (600,000 francs), et chaque fois qu’il venait une vacance, le successeur était obligé de donner la même somme. Dona Olimpia pensa avec raison que l’honnête Pio, dans l’étourdissement que lui causerait la nouvelle dignité qu’on allait lui donner, se démettrait, selon l’usage, de sa charge, et qu’elle pourrait recevoir les quatre-vingt mille écus du successeur. Elle insista donc pour que le pape lui donnât le chapeau. Pio le reçut ; son successeur à la trésorerie paya, et dona Olimpia se fit donner la somme par le pape.

On sait qui était le sous-dataire, Charles Gualtieri d’Orvietto, lié à la maison Pamphile, faiseur d’affaires intrépide et éhonté, l’âme damnée de dona Olimpia, qui lui fit obtenir le chapeau moins encore pour le récompenser de ses services que pour inspirer des regrets à son ancien compagnon Rasponi, qui l’avait quittée pour se donner à Chigi.

Malgré les justes observations qu’auraient pu faire naître les discours frivoles et l’élégance scandaleuse des galanteries de Decio Azzolini, personne n’en présenta, parce que le pape avait dit nettement qu’il voulait le faire cardinal.

Innocent se fit transporter dans une chaise roulante, en conclave, pour ouvrir la bouche à ces neuf cardinaux. Mais cette promotion, dont les arrangements définitifs n’avaient pas été obtenus sans bien des démarches et des paroles, fut la dernière affaire importante à laquelle ce pontife prit part. La fréquence des entrevues, et la tension d’esprit que tant d’intérêts compliqués lui avaient occasionnée, portèrent une nouvelle atteinte à toute son organisation. Ses jambes devinrent impotentes, son cerveau s’affaiblit encore, et il arriva souvent qu’on n’obtenait qu’avec peine des réponses quand on lui parlait.

L’assiduité de dona Olimpia au Quirinal lui fit reconnaître aussitôt ces symptômes effrayants. Mais, habituée à rencontrer à tous les instants de sa vie des obstacles nouveaux, elle repassa dans son esprit tout ce qu’elle avait fait, pour méditer sur ce qu’elle avait à faire.

Pendant la dernière promotion, elle avait tiré évidemment tout le parti possible de ce qui restait encore de volonté et d’intelligence au pontife ; mais cette ressource était épuisée.

Cependant Innocent vivait. Le pontife respirait encore ; à son souffle était attachée la souveraine puissance. Or, c’était ce souffle que dona Olimpia voulait entretenir aussi longtemps qu’il se pourrait ; pour elle, c’était le pouvoir, c’était la vie. Mais combien durerait-il encore ? C’est ce qu’il importait de savoir.

Innocent n’aimait pas les médecins ; et depuis son règne ce n’avait été qu’avec peine que sa belle-sœur avait pu obtenir de lui qu’il en laissât assister à ses repas, selon l’étiquette de la cour pontificale. À un certain Carlo Gomez, docteur espagnol, avait succédé J. J. Baldini, qui, largement récompensé d’abord d’avoir guéri le pape d’une dysentrie, disait-on, en lui faisant prendre de la poudre de corail, fut mis à la porte quelque temps après, pour s’être opposé avec beaucoup de raison à ce qu’Innocent fît un voyage à Viterbe, où il voulait aller rejoindre dona Olimpia, qui y était allée passer quelques jours. À Baldini succéda Mattéo Parisio, praticien habile, homme de sens, qui, sachant qu’il n’était pas plus possible de guérir les infirmités du pape que les travers de son esprit, mettait tous ses soins à calmer des douleurs dont rien ne pouvait détruire la cause chez un vieillard de quatre-vingt-deux ans. Parisio plaisait donc au pape, parce qu’il ne le fatiguait pas de médicaments, et il était dans les bonnes grâces de dona Olimpia, à qui il recommandait toujours de sauver à son beau-frère toute émotion forte, toute préoccupation d’esprit : « Qu’il s’abstienne surtout des affaires, » répétait en toute sûreté de conscience l’adroit médecin, qui, en tenant ce langage, était certain de donner un conseil tout à la fois salutaire à son malade et très-agréable à celle qui en prenait soin.

Dona Olimpia conçut l’idée de consulter Parisio, pour tâcher d’apprendre sur combien de temps d’existence du pape elle pouvait encore compter : « Comment le trouvez-vous ? lui dit-elle un jour, après que le docteur venait de visiter son malade. — Toujours de même. — Ni mieux ni plus mal ? C’est toujours la même chose. — Mais enfin, comment ?... — Ah ! princesse, dit Parisio, qui comprenait bien ce qu’on voulait apprendre, vous voulez en savoir plus que notre art n’en peut dire ! — Mais vos devoirs vous imposent de prévoir les accidents. N’allez pas mettre l’âme de sa sainteté en danger. — Votre excellence doit s’apercevoir à la fréquence de mes visites que je ne veux pas me laisser prendre en défaut ; d’ailleurs je ne sors pas du palais. Au plus léger accident on peut m’avertir. — Ainsi vous ne pensez pas que rien presse... qu’il y ait un danger imminent ?... — Si ; le danger est imminent, en ce sens qu’il menace sans cesse ; mais il faut attendre qu’il vienne. — Comment ! vous ne pouvez me dire si cet état durera une semaine, quinze jours ou un mois ? — Il peut durer un mois, quinze jours, une semaine, madame, de même qu’il peut cesser demain. En pareille circonstance un médecin sage n’a qu’à attendre, en se tenant toujours sur ses gardes. Et à vous dire la vérité, princesse, ajouta Parisio, qui s’apercevait bien que dona Olimpia le consultait bien plutôt pour savoir quelle conduite elle devait tenir, que dans l’intérêt de la santé du pape, il ne faut pas le perdre de vue un seul instant, parce que d’un moment à l’autre son état peut devenir désespéré. — Mais, mon cher Parisio, reprit vivement dona Olimpia, que toutes ces paroles vagues ne pouvaient satisfaire, voyons, parlez-moi librement. Ce n’est plus le médecin du saint-père que j’interroge, c’est le savant Parisio à qui je demande confidentiellement combien il pense que le malade peut vivre encore. — Mais je n’en sais rien, madame. — À quoi donc vous sert votre science ? — À vous répondre comme j’ai l’honneur de le faire. — Mais le docteur Bertucci, que j’ai vu hier, m’a assuré que le malade n’a pas plus de quinze jours à vivre. — Eh mais ! Bertucci a peut-être dit vrai : il est astrologue, moi je ne suis que médecin. Il fait son métier, moi je fais le mien. C’est à vous à décider qui des deux vous devez croire. Au surplus, princesse, au premier moment de danger, mon devoir est d’aller avertir le vicaire du pape, et il n’en sera instruit qu’après vous. Malgré le vif désir que j’ai d’être agréable à votre excellence, ma science et mon zèle ne peuvent pas faire plus. »

La sincérité et la sagesse avec lesquelles Parisio s’exprima donnèrent une haute idée du médecin à dona Olimpia. Toutefois, comme ce qui contente l’esprit ne réussit jamais aussi bien que ce qui flatte les passions, ce fut la prédiction de l’astrologue Bertucci qui fixa les incertitudes de la princesse.

Elle ne balança plus, et se persuada que les quinze jours suffiraient à peine pour mettre ordre aux affaires comme elle l’entendait. D’abord elle profita de tous les instants lucides de la raison du pape pour lui faire faire les dispositions les plus avantageuses en faveur de ses héritiers ; puis, quand le pontife tombait en somnolence, elle procédait à l’inventaire des papiers, et s’assurait de l’état des cassettes renfermant les trésors ; en outre, elle donna le conseil à la princesse de Rossano, ainsi qu’aux Justiniani et aux Ludovisi, de quitter le Vatican, où ils demeuraient encore, afin d’effectuer lentement et tout à l’aise le transport des meubles et des objets précieux que le pape y avait amassés dans ses appartements. Toutes ces richesses étaient portées au palais Pamphile, où dona Olimpia les faisait mettre en ordre et enfermer avec soin.

Quant au trésor en monnaie d’or et d’argent, qui avait été transporté du Vatican au Quirinal lorsque le pape y rentra, elle se chargea de le réunir à tout ce que l’on avait déjà amassé au palais Pamphile. Presque tous les soirs, vers les neuf heures, lorsque Innocent, fatigué de la journée, tombait dans une espèce de sommeil léthargique, dona Olimpia, saisissant cet instant de repos dont l’expérience lui avait appris à connaître la durée, en profitait pour aller passer quelques heures à la place Navone. On l’y conduisait en portantine, et il ne fallait pas moins de six laquais pour se relayer pendant cette course, tant la voyageuse nocturne ajoutait d’or et d’argent chaque fois au poids de sa personne. Arrivée chez elle, et après avoir mis cette portion de sa récolte en sûreté, Flaminia l’aidait à renouveler ses vêtements, tout en prenant soin de lui faire un rapport fidèle et circonstancié de ce qui s’était passé au palais pendant le temps de son absence. Il ne fallut rien moins que les quinze jours accordés par l’astrologue pour que les trésors d’Innocent fussent transportés au palais Pamphile. Dona Olimpia, dès qu’elle eut terminé cette importante opération, fit venir les architectes, les sculpteurs et tous les maîtres ouvriers qui prenaient part à la construction et aux embellissements de la place Navone, de l’église de Sainte-Agnèse, de celle de Saint-Jean de Latran et du palais Pamphile, et leur paya de larges à-comptes, en prenant des termes pour le surplus des dettes.

Le jour où elle régla ces comptes, dona Olimpia était pâle, et paraissait plus soucieuse que de coutume. Flaminia, qui, depuis la recrudescence de la maladie du pape, était affectée d’une douleur à l’estomac qui ne lui permettait plus de prendre ni sommeil ni nourriture, ne put se tenir, en voyant la princesse si troublée, de l’interroger sur l’état du saint-père. Dona Olimpia, sans tourner les yeux vers celle qui l’interrogeait, lui fit comprendre par un signe de tête qu’il n’y avait plus rien à espérer, et que c’était le moment de s’attendre aux plus grands malheurs. Malgré la discrétion naturelle à Flaminia et les habitudes respectueuses qu’elle avait auprès de la princesse, la douleur fut la plus forte. La camériste se laissa tomber sur ses genoux, et fut prise de sanglots qui l’auraient étouffée, si après plusieurs efforts douloureux elle ne fût parvenue à verser des larmes.

Il y a un lien mystérieux qui, à certains moments, unit les âmes qui se ressemblent le moins. Dona Olimpia releva Flaminia, la plaça sur un siége, et sentit des pleurs s’échapper de ses yeux.

À peine se sentit-elle remise de cette émotion, que voyant sa camériste retomber en faiblesse, elle sonna ses femmes, leur confia la pauvre Flaminia pour qu’on la mît au lit, et se disposa à retourner au Quirinal.

Ce qui se passa d’étrange et de mystérieux dans ce palais, durant les derniers jours de la vie d’Innocent X, est à peine concevable et ne pourrait se décrire. Le pontife ne respirait plus qu’à peine ; sa raison, sa parole étaient presque éteintes, qu’avec l’intermédiaire de dona Olimpia, qui répondait pour lui, on introduisait encore dans sa chambre les ministres, les cardinaux et les ambassadeurs. On y tint des consistoires ; les affaires les plus importantes y étaient agitées, et chaque jour les antichambres étaient assiégées de gens se hâtant d’apporter des dons précieux, des sommes immenses, pour obtenir de dona Olimpia, avant que le pape mourût, des abbayes, des bénéfices et des faveurs de toute espèce. On dit que dans ces derniers jours cette femme fit des recettes énormes. Mais ce qu’on aura peine à croire, c’est la précaution qu’elle prenait pour que personne autre qu’elle ne pût profiter des derniers éclairs de vie du pontife mourant. Ordinairement, à l’heure où elle allait passer quelques instants à son palais de la place Navone, pour peu qu’elle supposât que la somnolence du pape ne durerait pas tout le temps de son absence, elle fermait la porte de la chambre du malade et emportait la clef. Ses soins étaient devenus tellement indispensables au pape, et dans ces derniers temps elle l’avait si bien accoutumé à n’être servi que par elle, qu’Innocent lui-même, loin de s’étonner de cette étrange précaution, ordonnait à dona Olimpia de la prendre, « afin qu’une main étrangère, disait-il, ne vînt pas le blesser. »

Mais enfin cet état de choses ne put durer. Un matin, le médecin Parisio déclara à la princesse de Saint-Martin qu’il fallait s’occuper du salut de l’âme du pape. Cette fois, ce fut dona Olimpia qui chercha à prolonger en quelque sorte le nombre des jours du pape en jetant de l’incertitude sur le diagnostic du docteur. Mais Parisio fut aussi ferme et aussi précis dans sa décision, en cette circonstance, qu’il s’était montré prudent, incertain même, la première fois qu’on l’avait interrogé.

Le médecin avait accompli sa promesse envers Olimpia en l’avertissant la première du danger. Mais sans perdre un seul instant, il alla remplir les devoirs de sa charge auprès des grands officiers du pontife, à qui il fit connaître le danger où était la vie du souverain. Parisio ne tarda pas à rentrer dans la chambre du malade, près duquel il trouva dona Olimpia, qui, pâle et les traits altérés, tenait la main de son beau-frère. Soit qu’elle l’eût prévenu de son état, ou que le pape s’en fût douté en voyant le trouble de celle qui l’assistait, il paraissait avoir repris de la présence d’esprit et du calme. « Voilà le terme arrivé, disait-il à sa belle-sœur lorsque le médecin rentra : la volonté de Dieu soit faite ! »

Parisio, voyant que ce qu’il y avait de plus difficile dans ses devoirs, c’est-à-dire d’entrer en matière, était aplani, se mit à genoux près du lit du pontife, en lui disant qu’il était temps que sa sainteté pensât aux devoirs que tout chrétien doit remplir au moment de passer dans une meilleure vie.

Innocent fit un effort pour joindre les mains, il baissa les yeux et murmura une prière. Tant qu’elle dura, dona Olimpia et Parisio tinrent les yeux fixés sur lui, incertains qu’ils étaient de savoir comment le vieillard allait être affecté de cette espèce de sentence. Mais Innocent, dont la mobilité d’esprit et la faiblesse de caractère avaient été si grandes tant que son existence dépendit des choses terrestres, se montra tout à coup ferme, résigné et grand, lorsqu’il se sentit près des portes de l’éternité. Il remercia affectueusement, mais avec dignité et sang-froid même, dona Olimpia de tous les soins qu’elle avait pris de lui. Dans les paroles entrecoupées qu’Innocent lui adressait, il était facile de s’apercevoir que, depuis l’avertissement grave que venait de lui donner le médecin, son esprit, déjà élancé dans un autre monde, jugeait de là tout différemment ce qui se passe en celui-ci. Le voile des illusions était tombé tout à coup, et en repassant dans sa mémoire les jugements sévères que l’on avait souvent portés contre lui, il les trouvait justes. « Ma sœur, dit-il en terminant, unissez vos prières à celles de toutes les personnes qui voudront bien en adresser à Dieu pour nous, car nous sommes de grands pécheurs. »

En employant la formule collective, le souverain, qui d’ailleurs avait parlé avec une gravité extraordinaire, fit une profonde impression sur dona Olimpia. Elle s’aperçut que pour la première fois Innocent la voyait comme il ne l’avait jamais vue. De part et d’autre toute illusion était détruite. Le pontife témoigna bientôt le désir de voir les siens pour leur faire ses adieux et leur donner sa bénédiction. La famille ne tarda pas à être rassemblée. Dona Agathe, les trois princes, les princesses et le jeune don Juan se mirent tous à genoux. Le saint-père parla avec affection à sa vieille sœur, qu’il félicita d’être religieuse, lui conseillant de profiter de la tranquillité du port où elle pouvait se renfermer, pour éviter les écueils que l’on rencontre à tout âge dans l’océan du monde. Il adressa successivement la parole à tous les autres, mais sans témoigner à aucun d’entre eux, même à la princesse de Rossano, rien de particulièrement tendre. Ce fut moins comme parent qu’en qualité de pontife qu’il leur donna des conseils et leur fit des exhortations. Il semblait que, se défiant de lui-même, il évitât de parler de tout ce qui pouvait le ramener à des sentiments trop humains.

Le jeune don Juan était le seul qui pleurât ; le vieillard s’en aperçut, et la douleur de cet enfant l’embarrassa. Il sentait quelle peine il aurait à surmonter son émotion. « Mon cher dom Juan, dit-il enfin, en prenant la précaution d’envelopper l’expression de ses sentiments du voile austère d’un langage pieux, ne pleurez pas ainsi ; réjouissez-vous plutôt de ce que celui que vous aimez et qui vous aime va passer dans une vie meilleure. Quel que soit le rang que nous sommes appelés à occuper sur la terre, nous ne devons pas oublier qu’il faut mourir ; c’est une nécessité attachée à la nature de l’homme. Dieu, pour nous racheter de la mort éternelle, a soumis jusqu’à son fils à cette condition. Le disciple ne peut être au-dessus du maître ; pasteur indigne d’un troupeau dont la faveur du ciel m’a confié le soin, si éminente que soit cette dignité sur la terre, elle n’affranchit pas de la mort. C’est Dieu, mon fils, qui veut que cela soit ainsi, et vous devez obéir aux ordres de Dieu en le bénissant… Approchez-vous, » ajouta-t-il en s’adressant à tous. Puis, après avoir fait un effort, pour se soulever, il leur donna la bénédiction, et sa main retomba sur le bord du lit. Tous allèrent la baiser.

Le pénitencier du pape ne tarda pas à entrer pour inviter la famille à se retirer, afin que sa sainteté pût jouir du recueillement nécessaire aux actes religieux qu’elle se proposait d’accomplir. Soit que la fatigue eût rendu Innocent insensible, ou qu’il feignît de le paraître afin de s’éviter des adieux qu’il redoutait, ses parents et dona Olimpia elle-même sortirent de la chambre sans qu’il fît un mouvement ou dît un mot. Ce fut la dernière fois qu’ils le virent ; car à Rome, dès que le clergé a pris possession d’un mourant, le mourant n’a plus rien de commun avec le monde.

Après qu’Innocent se fut confessé et eut reçu l’absolution du père Paul Oliva, jésuite qui avait remplacé le dominicain dom Tomazo, le saint-père éprouva un bien-être et une liberté d’esprit dont l’influence se fit sentir sur toute sa personne. Moins faible et se trouvant même en assez bonne disposition, il ordonna à Paul Oliva de prévenir et de faire entrer chez lui les membres du sacré collège, les officiers et les serviteurs de sa maison.

Sur la demande du pontife, le grand pénitencier lui administra le saint viatique en présence de tous ceux qui étaient entrés, et bientôt il recommanda aux personnes auxquelles il aurait pu faire quelque offense pendant le cours de sa vie et de son règne, de lui pardonner. Un murmure général témoigna des dispositions bienveillantes où tous les assistants étaient à l’égard du malade. Mais Innocent ayant à cœur de prouver qu’il ne faisait pas un acte simple de cérémonial, demanda en élevant la voix autant qu’il put : « Où est mon frère Sforza ? qu’il s’avance. » Le cardinal s’étant approché du lit : « Au nom du Christ notre Sauveur, lui dit le pape, pardonnez-moi. J’ai agi légèrement, j’ai été plus d’une fois injuste à votre égard ; pardonnez-moi mes faiblesses et mes fautes, mon frère ! »

Le cardinal Sforza baisa la main du pape et se retira les larmes aux yeux. Il traversa la foule jusqu’à la pièce voisine, où ceux qui le virent si ému lui en demandèrent avec curiosité la cause. Il rapporta les paroles du pape, puis revenant tout à coup à son naturel impétueux : « Quel brave et saint homme que le pontife ! dit-il en modifiant autant qu’il put l’éclat de sa voix tonnante ; ah ! quel pape c’eût été qu’Innocent sans cette... malheureuse Olimpia ! » Malgré les précautions qu’il croyait avoir prises pour parler bas, ceux qui l’entouraient, ainsi que les cardinaux et les prélats dont la foule s’étendait jusqu’à la porte de la chambre du pape, se retournèrent au bruit de cette exclamation, et malgré la gravité de la circonstance, on vit sourire plus d’un des assistants.

Le pontife fit également sa paix avec les cardinaux Cecchini, Maculano, Palotta, Maldachini, et quelques autres encore, envers lesquels il s’était souvent montré fort injuste pour se venger de la haine qu’ils portaient à sa belle-sœur.

On était curieux de savoir comment il se comporterait à l’égard du cardinal Astalli. Les Barberins, ainsi que les cardinaux liés à dona Olimpia, désiraient vivement que le pape se raccommodât avec Astalli, dans l’espoir que cet acte de condescendance ramènerait ce jeune cardinal dans la faction barberine au prochain conclave. Mais le pontife tint rigueur à celui qu’il avait tour à tour élevé si haut et précipité si bas. Il ne lui adressa pas un seul mot lorsqu’il s’approcha de son lit ; au contraire, il affecta même à ce moment de demander l’un de ses serviteurs subalternes, auquel il fit des excuses pour des duretés qu’il prétendait lui avoir dites, et dont le pauvre domestique ne se souvint même pas.

Le médecin Parisio fit comprendre aux assistants qu’il serait à propos de laisser le pape seul quelques instants pour prendre du repos. On sortit de la chambre sans s’écarter du Quirinal. Les cardinaux, les prélats et tous les grands fonctionnaires de l’état se dispersèrent dans les différentes parties du palais. Déjà les factions opposées qui devaient se rencontrer au conclave commençaient à faire des tentatives pour se recruter. Les Barberins, sans avoir encore jeté leurs vues précisément sur le successeur d’Innocent, rassemblaient autour d’eux ceux qu’ils comptaient trouver favorables à leur cause et à celle de dona Olimpia. Azzolini, Gualtieri, leurs amis et leurs créatures, les aidaient avec zèle dans cette circonstance. Plus loin on voyait le moine Maculano entouré du petit nombre des cardinaux qui, par l’austérité de leurs mœurs et dans l’idée de mettre fin aux scandales du règne qui allait finir, désiraient élever sur la chaire de saint Pierre un homme pieux et inaccessible à toute séduction.

Le cardinal de Retz n’était pas des moins actifs dans ces pourparlers préliminaires. Flottant entre les Barberins et le cardinal Sachetti, il cherchait à disposer les esprits de manière à ce que l’élection qui allait se faire fût avant tout désagréable au cardinal Mazarin. On allait, on venait, on montait, on descendait dans les détours du Quirinal, cherchant les uns, évitant les autres, et s’efforçant de lire sur les visages si on était disposé à vous sourire ou à vous repousser. Déjà les promesses, les intrigues et les fausses confidences circulaient avec activité au milieu de cette foule d’hommes agités par mille espérances contraires, lorsque vint l’ordre du pape de se rendre près de lui. Le silence se rétablit aussitôt, et le sacré collège rentra avec gravité dans la chambre d’Innocent.

La vue des mourants a quelque chose d’auguste en soi, qui devient ordinairement salutaire à ceux qui les approchent. Près de ce vieillard gisant sur son lit, ces hommes qui peu d’instants avant se disputaient déjà avec tant d’acharnement les vaines espérances de ce monde, firent un retour sur eux-mêmes et sentirent le néant de ce qui les occupait.

« Mes frères, leur dit le pontife, suspendant ses phrases pour ménager et recueillir ses forces, nous n’avons pas oublié les paroles qui ont été chantées pendant l’office célébré à notre couronnement : « Sic transit gloria mundi. » Je suis prêt à mourir. Le ciel est témoin que mes intentions ont toujours été pures... mais l’homme est faible, mes frères, et je vous prie d’être indulgents pour moi sur la terre, et d’intercéder là haut, en ma faveur...

» Les temps sont difficiles, continua le pape, la sainte Église est en péril, et je m’accuse devant vous de n’avoir point fait assez pour éloigner et combattre ces dangers. Des considérations spécieuses m’ont trop souvent détourné de l’idée de porter secours aux nations qui combattent le Turc. La pauvreté de nos peuples, le besoin de faire face à des disettes fréquentes, nous ont empêché d’employer les fonds de l’état à aider les Vénitiens dans la guerre de Candie. Que celui d’entre vous, mes frères, qui sera choisi par le Saint-Esprit pour me succéder répare cette grande faute.

» Le Turc est un ennemi redoutable sans doute, reprit le pape après une pause, mais l’hérésie est mille fois plus à craindre aujourd’hui pour le saint-siége que les enfants de Mahomet. Ceux-ci nous attaquent à force ouverte ; les hérétiques, au contraire, sous couleur de plaider en faveur des vérités chrétiennes, épient nos défauts, signalent nos fautes, recueillent avec une joie maligne les péchés que nous commettons, et parviennent à force d’adresse à semer la discorde entre nous, en nous rendant méprisables les uns pour les autres. Cet horrible piège, mes frères, défiez-vous-en, car nous y tombons tous.

» Vous êtes tous trop pieux, trop éclairés, pour que j’aie besoin de vous détailler les correctifs qu’il faut opposer à de tels maux. Il suffit de dire : Ayez confiance en Dieu, soyez justes, et conformez-vous strictement à la discipline ecclésiastique. Quand les princes de l’Église feront bien, tout ce qui procède d’eux s’améliorera ; tous les hommes, quelque rang qu’ils occupent dans le monde, se feront une gloire de les imiter. Si donc, comme je n’en puis douter, vous avez de justes reproches à nous faire sur notre conduite et notre administration, pardonnez-nous nos fautes, n’oubliez pas notre faiblesse, et combien la tâche que nous avions à remplir était lourde et épineuse. »

Les cardinaux Barberins, Sforza, Cezi, Cecchini et Fabio Chigi, s’approchèrent du saint-père, pour lui témoigner la respectueuse admiration que ses paroles leur inspiraient, et tous conjurèrent le pontife de ne pas abuser du peu de forces qui lui restaient.

« Ah ! dit le pape en dirigeant son regard vers le ciel, pourquoi Dieu n’a-t-il pas permis que la lumière pure qui éclaire aujourd’hui mon âme ait brillé plus tôt, lorsque mon corps avait encore assez de forces pour réaliser mes bonnes pensées !... » Des larmes s’échappèrent des yeux du pontife ; puis rassemblant son courage : « Vous allez choisir bientôt parmi vous, mes frères, dit-il, celui qui doit me succéder. Il en est beaucoup parmi vous que leur piété rend dignes de cet honneur ; mais il faut encore, pour porter sans fléchir le fardeau de la souveraineté, que l’élu se sente à l’épreuve de toutes les tentations, qu’il se sépare des affections terrestres même les plus saintes, qu’il ne veuille servir que Dieu, qu’il soit uniquement l’époux de l’Église. »

Ces derniers mots, où la pensée se manifestait d’une manière si nette, bien que les lèvres tremblantes du pontife eussent de la peine à les articuler, produisirent une profonde émotion sur ceux qui les entendirent, et un sentiment de respect universel fit tomber tous les cardinaux à genoux autour du lit.

Innocent éprouva une légère défaillance, pendant laquelle son médecin, Parisio, lui fit respirer des eaux fortifiantes, et essuya la sueur qui humectait son front, après quoi il continua : « Que le Saint-Esprit, mes frères, vous inspire dans les travaux de l’élection ; mais s’il est permis à un humble pécheur de rendre profitable aux autres l’expérience de sa vie imparfaite, croyez-moi, élevez sur la chaire de saint Pierre un homme exclusivement dévoué à la gloire de notre sainte religion. Parmi ceux que l’expérience du gouvernement de l’Église m’a fait distinguer, j’en vois un dont la vie de prêtre a toujours été pure, qui s’est constamment garanti des séductions mondaines, que ses talents dans le gouvernement des choses temporelles ont rendu l’un des plus fermes défenseurs du saint-siége... »

À ces mots, tous les yeux se portèrent sur Fabio Chigi, dont le regard resta au contraire fixé sur la terre.

« Celui-là, continua le pape, entraîné par l’idée qui le dominait et sans faire attention à ce qui se passait autour de lui, celui-là peut vous faire comprendre quelles dispositions de cœur et d’esprit vous devez apporter dans le choix important que vous aurez bientôt à faire. »

Innocent se tut en se laissant aller dans les bras de Parisio. Le malade et le médecin échangèrent quelques paroles à voix basse, à la suite desquelles le docteur pria les cardinaux, de la part du saint-père, de sortir encore un instant de la chambre, afin de renouveler l’air.

La foule se répandit de nouveau dans le Quirinal. À mesure qu’on s’éloignait du pontife, les groupes se formaient, les conversations devenaient plus vives, et les prélats, les personnes de la cour, qui n’avaient pu approcher du lit du mourant, s’informaient avec curiosité de ce qui s’était passé. « Il a désigné son éminence le cardinal Chigi pour son successeur, n’est-il pas vrai ? demandait l’un. — Sans doute, répondait un des assistants, sa sainteté a usé de son droit ; mais le sacré collège peut user des siens. — On dit qu’il a fulminé contre dona Olimpia ? demandait un autre. — Il n’a pas dit un mot d’elle, » répondait avec humeur Gualtieri, à qui on adressait cette question, tandis qu’il cherchait des yeux les trois cardinaux Barberins, avec lesquels il désirait s’entretenir. Au milieu de ce tumulte, ce ne fut pas sans peine que les différentes factions parvinrent à s’emparer chacune d’un corridor ou d’un cabinet, pour s’entendre et commencer déjà à faire valoir leurs espérances et leurs projets. À ce moment, les trois cardinaux mis en avant par les Barberins, le cardinal de Retz et Cezi, étaient Sachetti, Cherubini et Maculano. Quant à Fabio Chigi, que le pape venait de désigner, il n’en fut pas plus question que s’il n’eût pas existé ; et tandis que toute la cour apostolique allait, venait, s’agitait et bourdonnait comme un essaim d’abeilles au moment du travail, ce grave personnage était resté assis, seul, dans l’embrasure d’une croisée, attendant avec un calme apparent l’issue d’une catastrophe qui faisait bouillonner si vivement tous les esprits.

Le pape, ayant fait rouvrir les portes de son appartement, pria son camerlingue, Antoine Barberin, de prendre les états comparatifs des dettes et des sommes qu’il laissait, afin de donner au sacré collège une idée précise de la position où se trouvait le trésor apostolique. Alors le pouvoir absolu des souverains, joint à l’ignorance où l’on était encore dans toute l’Europe de l’exactitude de la science financière, rendait ces formalités à peu près illusoires. Toutefois, ce simulacre d’ordre donné par les pontifes romains entretenait la tradition d’une idée salutaire que l’on ne s’est efforcé de mettre en pratique que de nos jours. Tous les comptes avaient été arrangés avec tant d’art par dona Olimpia, que, malgré les sommes immenses réunies au palais Pamphile, elle avait laissé plus d’un million au Quirinal, tandis que les dettes accusées étaient fort minimes.

À l’exception de Fabio Chigi, versé dans les affaires, et de quelques autres liés d’amitié ou d’intérêt avec les Barberins et dona Olimpia, la plupart des cardinaux, entièrement étrangers aux opérations financières, et ignorant même les revenus approximatifs du pape, furent émerveillés de cette supériorité de l’actif sur le passif. Peu s’en fallut que dona Olimpia ne passât à leurs yeux pour une femme intègre.

Le camerlingue donna ensuite connaissance de petits legs en faveur de plusieurs domestiques du pape ; puis sa sainteté prit la parole pour ordonner au sous-dataire de distribuer gratis les bénéfices disponibles jusqu’au jour de sa mort. Il donna des indulgences plénières pour toutes les personnes de sa maison, recommandant à ceux qui étaient présents de l’avertir s’il faisait quelque oubli dans les grâces qu’il avait à distribuer.

« J’ai encore d’importants services à reconnaître, ajouta le pape, dont la voix était fort affaiblie. Je ne dois oublier ni le médecin de mon âme ni celui de mon corps. Avec votre agrément, mes frères, je ferai don de trois mille écus d’or au père Paul Oliva, mon confesseur, et vous assurerez une pension de cinquante écus et un bénéfice de cent soixante à mon médecin Parisio.

Un silence approbateur confirma ces dispositions, et Innocent demeura quelque temps sans parler. Il témoigna cependant bientôt par de faibles gestes qu’il lui restait quelque chose à dire. On s’approcha de lui, et l’on resta assez longtemps dans l’attente en le voyant hésiter. Soit que la difficulté de s’exprimer se fît sentir, ou que la forme sous laquelle il voulait présenter sa demande lui parût difficile à trouver, il resta plusieurs minutes sans rien dire. Pendant un instant même, on crut qu’il perdait connaissance. Mais rouvrant tout à coup les yeux, il s’adressa a ceux des cardinaux les plus voisins de lui, c’étaient les Barberins, Sforza, Azzolini et Fabio Chigi, en les invitant à consulter le sacré collège pour savoir si on trouverait bon qu’avant de mourir il nommât son petit-neveu, don Juan Pamphile, cardinal. En faisant cette étrange demande, les yeux du pontife exprimèrent un désir si ardent, une espérance si grande d’obtenir un consentement, que ceux à qui la question avait été directement adressée se trouvèrent tout à coup dans un grand embarras. François et Antoine Barberin se chargèrent de la transmettre au grand nombre de ceux qui n’avaient pu l’entendre, et bientôt un murmure causé par les observations que cet accident provoqua parvint jusque dans les antichambres. Le plus grand nombre était opposé à cette nomination ; mais comme la flatterie accompagne les souverains tant qu’il leur reste un souffle de vie, quelques cardinaux dévoués à la famille Pamphile trouvaient déjà des prétextes pour favoriser cette dernière faiblesse d’Innocent.

Fabio Chigi était resté muet jusque-là, près du lit du pape. D’un coup d’œil, il jugea que si on temporisait, les flatteurs des Pamphiles ne tarderaient pas à faire prévaloir leur opinion, et que par cette nomination ridicule, Innocent, qui s’était relevé jusque-là en face de la mort, allait retomber plus bas que jamais, en donnant à son petit-neveu, âgé de huit ans, la dignité de cardinal. « Très-saint père, dit-il à haute voix et en se mettant à genoux près du pontife, permettez à votre humble serviteur d’accomplir envers son souverain un devoir sacré. »

À ces mots, le pape étonné fixa ses yeux sur Chigi, et les cardinaux cessant tout à coup de converser, prêtèrent une oreille attentive à la voix de leur frère.

« Je ne présume pas assez de moi-même, ô très-saint père ! continua Chigi, pour exprimer une opinion qui me soit personnelle. Les pontifes à toutes les époques, comme votre sainteté elle-même pendant le cours de son règne, ont blâmé les promotions prématurées au cardinalat, et se sont toujours repentis quand ils en ont faites. En ce moment, à propos de l’intention que vous venez de manifester, et à laquelle je ne pense pas que le sacré collège adhère, il s’élève une question particulière. Quel est l’âge de votre petit-neveu Jean-Baptiste Pamphile, et quel était celui des enfants les plus jeunes que l’on ait élevé au cardinalat ? L’histoire, les faits répondent. Non, très-saint-père, votre béatitude est trop éclairée ; elle porte un intérêt trop sincère à notre sainte religion, elle a trop à cœur de raffermir le gouvernement du saint-siége, pour introduire une innovation qui pourrait lui devenir funeste. »

Ce peu de paroles trancha la question. Le pape n’osa plus reproduire sa demande ; les membres du sacré collège surent gré au cardinal Chigi d’avoir eu le courage d’exprimer ce qu’ils pensaient tous, mais ce qu’aucun n’aurait osé dire. Quant à ceux des cardinaux qui avaient des obligations particulières à Innocent et à sa famille, ils donnèrent des paroles de consolation au pontife, en l’assurant tout bas que le petit don Juan deviendrait cardinal sitôt qu’il aurait atteint le nombre d’années voulues par l’usage.

Le lendemain de cette journée laborieuse, les cardinaux furent encore appelés par le pontife, qui demanda à recevoir les saintes huiles. Le bruit de la mort du pape se répandit même dans Rome ; mais par une de ces vicissitudes de santé dont Innocent avait fourni tant d’exemples, le pontife se trouvait au contraire beaucoup mieux. Une plaie qu’il avait à la jambe étant venue à s’ouvrir, il reprit assez de force pendant un jour pour faire illusion autour de lui, excepté à son médecin.

Le cardinal Azzolini, toujours aux aguets de ce qui se passait chez le pape, ne manqua pas d’aller instruire dona Olimpia de cet événement inespéré. Un sentiment bien naturel, quoiqu’il serait peut-être assez difficile d’en déterminer le véritable mobile, fit prendre aussitôt à dona Olimpia la résolution d’aller voir le pape. Elle arriva sans être connue jusqu’au Quirinal. Tous les appartements étaient vides, aucun domestique n’était plus à son poste, et les antichambres, naguère encore remplies de tant de courtisans et de solliciteurs, étaient désertes. C’était aux derniers jours de décembre ; aucune précaution n’avait été prise contre le froid ; et lorsqu’elle pénétra jusqu’à la pièce qui précédait la chambre du pape, elle n’y trouva que le pauvre Pablo qui grelottait dans un coin.

À l’aspect de la princesse, le vieil Espagnol, habitué depuis si longtemps à lui obéir, se leva, et fut sur le point de lui ouvrir la porte de la chambre. Mais ramené tout à coup par la réflexion à ses nouveaux devoirs, il lui signifia, dans les termes les plus révérencieux et les plus humbles, qu’elle ne pouvait pénétrer plus avant. Quoique les explications qui avaient lieu à cette occasion s’échangeassent à voix basse, cependant elles furent entendues, et bientôt la porte de la chambre du pape s’étant ouverte, il en sortit le père Paul Oliva, qui, avec un regard noble mais sévère, et étendant tout aussitôt la main vers la porte de sortie, en y poussant en quelque sorte la princesse : « Madame, dit-il, quand ils furent parvenus jusqu’à la second pièce d’entrée, qu’est-ce qui vous amène ici ? — Un désir bien naturel, mon père, répondit dona Olimpia, intimidée pour la première fois de sa vie peut-être, celui de voir mon parent. — Les sentiments de votre cœur vous égarent, princesse, répondit le jésuite avec une politesse froide. Sa sainteté n’appartient plus au monde ; elle a rempli hier le dernier acte religieux qui l’en détache à jamais, et je suis chargé de garantir son âme de toutes les souillures mondaines, dont le contact, si court qu’il fût, pourrait altérer la pureté qu’elle est parvenue à acquérir. — Mais... » Le confesseur d’Innocent ne laissa pas achever dona Olimpia, et lui indiquant encore de la main la seconde, puis la troisième porte des antichambres qu’il lui fit traverser à grands pas, il la conduisit jusqu’à l’escalier, où après l’avoir saluée, en lui recommandant de ne plus se présenter au Quirinal, il la suivit de l’œil jusqu’à ce qu’elle fût sortie du palais.

Cependant la vérité était connue dans Rome. On savait que quelles que fussent les alternatives de la santé d’Innocent, il ne lui restait plus que peu de jours à vivre. Pendant la dernière semaine, on ne vit plus un seul cardinal ni un prélat venir au Quirinal ; toute la haute domesticité l’avait également abandonné, et il ne s’y trouvait plus que des serviteurs subalternes qui en dérobaient tout ce qu’il leur était possible d’emporter : argenterie, linge, vaisselle, menus meubles, tout devint la proie de cette valetaille ; à peine s’il resta au pape, tant qu’il respira, un couvert et une écuelle. Ce fut en vain que Pablo chercha des draps pour renouveler le lit de son maître, et il manqua également de couvertures pour le garantir du froid. C’est dans ce dénûment absolu, délaissé de tout le monde, et privé de ce que l’homme le plus pauvre obtient au moins par charité, que mourut le chef de l’Église romaine, l’un des principaux souverains de l’Europe.

Après la cérémonie de l’absoute, à laquelle assista tout le sacré collège, ce ne fut que pour remplir une formalité indispensable que le chancelier, accompagné de quelques cardinaux se rendit encore une fois au Quirinal et arracha du doigt du cadavre l’anneau qui servait de seing au pontife défunt. Une fois ce dernier signe de souveraineté brisé, le règne d’Innocent X fut fini, et tous les habitants de Rome ne s’occupèrent plus que de son successeur futur.

Mais ce n’était rien encore. Quand la cloche du Capitole annonça la mort du pontife romain, le peuple et une bonne partie des grands affichèrent une joie scandaleuse. Les épigrammes, les satires et les chansons sur dona Olimpia et le défunt inondèrent la ville, sans qu’aucune autorité pût restreindre les effets de cette gaieté féroce. L’interrègne d’un pape à l’autre suspend en quelque sorte l’action du gouvernement du saint-siége. toutes les espérances s’exagèrent, toutes les ambitions s’exaltent, et l’importance de chaque cardinal devient monstrueuse en raison des chances plus ou moins vraisemblables qu’il a d’être élu pape, d’obtenir de nouvelles dignités ou des emplois lucratifs. Le peuple lui-même, qui ne se sent plus gouverné que par un être collectif, abuse d’une liberté passagère, brave les bienséances et les lois, et fait de tout le temps que dure un conclave des espèces de saturnales.

Mais tandis que dans les palais et dans les rues on se préparait déjà par des intrigues ou par des pasquinades à favoriser ou à rendre impossible l’élection de tel ou tel candidat à la tiare, le corps d’Innocent X restait complètement abandonné dans le Quirinal. Après les trois jours d’exposition, la rigueur du froid et le défaut de nourriture avaient chassé jusqu’à Pablo de ce palais. Des misérables cherchant à glaner après la récolte des laquais, s’étaient introduits jusque dans la chambre du pape, dont ils avaient décroché les rideaux, arraché les tentures. Non contents de cette proie, leurs mains sacrilèges avaient enlevé tout ce qui formait le coucher du pontife, laissant son corps presque nu sur la sangle, souillé de poussière, et couvert en partie des débris de l’alcôve fracassée.

Cet affreux désordre régna tout un jour ; il aurait peut-être duré davantage, si un maçon, employé à quelques réparations dans le palais, ne se fût avancé peu à peu jusqu’à cette chambre, après avoir traversé tous les appartements restés ouverts. Ce spectacle le toucha ; et étant allé avertir ses camarades, ces ouvriers transportèrent le corps du pontife dans une espèce de cave où ils serraient leurs outils.

Ces gens parlèrent des précautions qu’ils avaient prises, s’attendant à voir arriver la famille du pontife pour rendre les derniers honneurs à leur parent. Mais, chose horrible à dire, et si peu vraisemblable qu’on n’oserait la signaler si l’histoire ne l’attestait pas, aucun des parents d’Innocent X ne se présenta !

Lorsque enfin on conseilla à dona Olimpia de fournir la bière et le linceul pour ensevelir le pape, elle répondit : « Qu’elle était une pauvre veuve, et que ce soin ne la regardait pas. »

Cependant le maçon n’abandonna pas son mort. Trop pauvre pour se procurer de la cire, il acheta de la chandelle, qu’il plaça allumée près de la tête du pape. De temps en temps il s’agenouillait, faisait des prières, et veillait avec attention sur le corps que des rats affamés lui disputait souvent.

Cependant parmi les chanoines de la basilique de Saint-Pierre, se trouvait un certain prélat, monseigneur Segni, autrefois majordome d’Innocent. L’usage est, après la mort d’un pontife, de déposer la bière qui contient ses restes dans un sarcophage fixé au-dessus de la porte de la sacristie de Saint-Pierre de Rome. C’est là où la dépouille mortelle du dernier souverain attend pendant tout le règne de son successeur, que lui-même venant occuper à son tour le sarcophage, détermine l’époque à laquelle on place définitivement le corps de son prédécesseur dans l’église qu’il a désignée ou qu’on lui choisit.

Le clergé de Saint-Pierre s’étonnait de ne pas entendre parler de la translation du cercueil d’Innocent, lorsque le chanoine Segni, impatient de savoir ce qui pouvait causer ce retard, et mu d’ailleurs par l’intérêt qu’il portait à son ancien maître, quoiqu’il n’eût pas eu à s’en louer, prit le parti d’aller au Quirinal.

Ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à découvrir le caveau où était le maçon qui gardait si soigneusement le cadavre d’Innocent. Avant de pouvoir proférer une parole, il se jeta à genoux près du corps, et pria. L’ouvrier devint tout joyeux à la vue du chanoine, ne doutant pas qu’il ne fût envoyé par la famille Pamphile, s’il n’était lui-même un des parents. Mais quelques mots d’explications dissipèrent bientôt cette illusion, et l’étrange destinée des restes d’Innocent X était fort peu changée. Sur ces entrefaites, monseigneur Scotti, également majordome du pape, et poussé par un sentiment à peu près semblable à celui qui avait fait venir le chanoine, arriva dans le caveau. Ces deux prélats étaient fort pauvres ; mais à la vue de l’état misérable où se trouvaient les restes de leur maître, ils s’entendirent pour partager les dépenses qu’occasionneraient l’achat d’une bière en bois blanc et des linceuls, ainsi que l’ensevelissement. Comme ils combinaient entre eux les moyens de réaliser leur projet le plus promptement possible, un bruit confus de voix se fit entendre, et bientôt ils virent paraître une femme soutenue et conduite par les camarades du maçon. Cette femme, pâle et d’une maigreur extrême, était vêtue de noir. Sitôt qu’entrée dans le caveau elle aperçut le corps d’Innocent X, elle se prosterna en touchant la terre de son front et resta longtemps dans cette attitude. Segni et Scotti ayant interrogé les ouvriers qui l’avaient amenée, ceux-ci ne purent donner d’autres renseignements sur elle, si ce n’est que, l’ayant rencontrée traversant en toute hâte l’une des cours du palais, elle leur avait demandé de la conduire dans le lieu où était le corps du pontife, ce qu’ils avaient cru devoir faire.

Cette femme ayant relevé sa tête, resta encore agenouillée, faisant des prières avec tant de ferveur, que rien de ce qui l’entourait ne semblait la distraire. Quand elle les eut terminées, et après avoir baisé la terre auprès des pieds du mort, elle adressa alors la parole aux deux prélats, en leur demandant s’il y avait quelque chose de décidé sur les derniers honneurs à rendre au saint-père. « Il n’y a que peu d’instants que nous sommes ici, répondit Segni ; mais nous savons que personne ne s’occupe de ces soins ; aussi monseigneur Scotti et moi allions-nous partir pour acheter une bière, des linceuls, et chercher quelqu’un qui voulût ensevelir les restes de sa sainteté. — Quant à la recherche de cette dernière personne, dit la femme, dont la physionomie, malgré son calme apparent, laissait voir une douleur profonde, ne vous mettez pas en peine ; je me chargerai de remplir ce pieux devoir, si vous ne m’en croyez pas tout à fait indigne. » Après ce peu de paroles, elle se retira dans un coin du caveau pour prier de nouveau, et fit la garde du corps avec le maçon, tandis que les deux prélats, fort surpris de ce qu’ils venaient de voir et d’entendre, partirent pour faire le plus promptement possible leurs emplettes. Ils ne tardèrent pas beaucoup à revenir à la cave du Quirinal avec des porteurs chargés de la bière et autres objets nécessaires à l’ensevelissement, auquel on procéda tout aussitôt.

Lorsque le corps fut enveloppé dans les linceuls, la femme inconnue se mit à genoux pour les coudre soigneusement et les maintenir avec des bandes. Outre la profonde émotion qu’elle paraissait éprouver, la position, à genoux et penchée, qu’elle était obligée de conserver, ainsi que la durée du travail, épuisaient ses forces. Plusieurs fois ceux qui étaient présents l’engagèrent à prendre quelque repos, ou même à confier ces soins à d’autres ; mais ce fut en vain. Elle persista dans sa résolution, et parvint presque jusqu’au terme de son entreprise. Cependant comme il ne lui restait plus à coudre que la dernière partie du linceul qui devait recouvrir la tête du défunt, à la vue de ce front pale et inanimé, les forces lui manquèrent tout à coup. Elle abandonna son aiguille, et tomba étendue elle-même sur la terre. Segni et Scotti s’empressèrent de l’éloigner de ce lieu funèbre, tandis que le menuisier, aidé du maçon, achevèrent l’ensevelissement, et placèrent le corps dans la bière.

Le dévouement pieux de l’étrangère augmentait les embarras des deux anciens serviteurs d’Innocent. Ils se consultèrent entre eux pour se partager les soins qui restaient à prendre. Le chanoine Segni se chargea d’ailer à l’église de Saint-Pierre, pour que l’on envoyât le clergé faire la levée du corps du saint-père, et monseigneur Scotti eut la commission d’assister la femme malade, et de la faire transporter chez elle, car il était impossible qu’elle marchât.

Le maçon, qui depuis plusieurs jours avait eu l’occasion de parcourir le palais, se souvint d’avoir vu dans une remise une portantine qu’il alla prendre avec un de ses camarades. On y plaça, non sans peine, la malade que la rigueur du froid, c’était au commencement de janvier, avait presque totalement privée de mouvement. Au moment de partir, et lorsque les maçons s’emparaient des leviers, monseigneur Scotti s’approcha de la malade et lui demanda où elle désirait qu’on la conduisît. Elle hésita, et indiqua d’abord le palais des Quatre-Fontaines, où dona Olimpia s’était retirée chez la princesse de Rossano, depuis la dernière maladie du pape. Mais quelques secondes après, elle dit en faisant un effort pour se faire entendre : « Au palais Pamphile ! »

Cette femme était Flaminia.

CHAPITRE IX.

Les esprits étaient si vivement préoccupés de l’ouverture prochaine du conclave, chacun était si curieux de savoir ce qui se passait aux conférences préparatoires tenues même avant qu’Innocent eût rendu l’esprit, qu’à l’exception d’un très-petit nombre de personnes instruites des étranges obsèques du pontife défunt, il fut à peine question de cet événement dans Rome. La plupart des grands et du peuple, d’ailleurs, se réjouissait de la fin d’un règne qui rendait la punition de dona Olimpia fort probable ; et cette espérance, jointe aux apprêts de l’élection pontificale, répandait dans les palais ainsi que dans les rues de la ville un mouvement et une gaieté qui indiquaient bien plutôt la veille d’une fête que le lendemain d’un deuil.

« Ah ! mon cher frère, dit le cardinal de Retz à Fabio Chigi, qu’il trouva un soir chez le duc de Terra-Nova, ambassadeur d’Espagne, donnez-moi donc un conseil. Tous ceux de mes compatriotes ici, qui sont de mes amis, m’assurent que, malgré ma pourpre, je dois me conformer à ma triste fortune, et qu’il faut me contenter de mon pauvre carrosse et de mes six estafiers. Vous savez que tous mes revenus sont saisis en France, que je ne vis qu’avec l’argent que m’a prêté le grand-duc. Que faut-il que je fasse ? Dois-je obéir à ma mauvaise fortune ou aux exigences de ma dignité ? »

Chigi tourna sa figure grave vers de Retz, et après avoir souri du coin de la lèvre : « Comment ! dit-il, c’est un homme comme vous qui faites une pareille question ? — Je vois bien, répondit l’autre, que vous ne connaissez pas le clergé français, qui prend tout au sérieux et fait les choses en conscience. Figurez-vous qu’ils sont persuadés là-bas qu’un cardinal persécuté, tel que je le suis, doit vivre comme un particulier à Rome. Si j’en croyais ce que me disent sans cesse mes amis les abbés de Courtenay et de Sévigné, je demeurerais toujours à la mission, je ne ferais aucune dépense ; modestie qui produirait, disent-ils, un effet admirable dans le clergé de Paris, dont il est vrai que je pourrai avoir grand besoin par la suite. — Non, non, monsieur de Retz, lui répondit Chigi, quand vous serez établi dans votre pays, vous vivrez comme il vous plaira, parce que l’on saura ce que vous pouvez et ce que vous ne pouvez pas. Mais vous êtes à Rome, où vos ennemis disent tous les jours que vous êtes décrédité en France. Il est indispensable de faire voir qu’ils ne disent pas vrai. — Vous croyez ? — Vous n’êtes pas ermite ; vous êtes cardinal, il me semble, et de ceux que nous appelons ici cardinaloni !.... Ce n’est pas, continua Chigi, en reprenant toute sa gravité, que nous n’estimions peut-être ici plus qu’ailleurs la modestie. Mais chez un homme de votre naissance, il faut qu’elle soit tempérée, et surtout qu’on ne la lui impose pas. Il ne manque pas de gens à Rome qui aiment battre ceux qui sont à terre ; n’y tombez pas, mon cher monsieur, et faites réflexion, je vous en prie, quel personnage vous jouerez ici dans les rues avec vos six estafiers. Vous ne deviez pas venir à Rome si vous n’aviez pas la résolution et le pouvoir de soutenir votre dignité. » Le cardinal de Retz fut si étonné de ce conseil, que malgré la vivacité de son esprit il resta muet. « Non, non, continua Chigi, qui s’était aperçu de sa surprise, on ne doit pas employer l’humilité chrétienne à la perdre ; et je vous dirai que le pauvre cardinal Chigi, qui vous parle, qui n’a que cinq mille écus de rentes et est sur le pied des plus pauvres cardinaux moines, ne peut se rendre aux offices de l’église sans quatre carrosses de livrée. »

Cette conversation fut tout à coup interrompue par le duc de Terra-Nova, qui, s’approchant du cardinal Chigi, lui dit : « J’ai à vous annoncer une bonne nouvelle, éminence. Le prélat Fabroni, qui arrive, nous dit que l’on entrera vraisemblablement après-demain en conclave. — Oui, ajouta le jeune Fabroni ; je quitte le maître des cérémonies qui venait du Vatican, où tous les préparatifs pour recevoir leurs éminences et leurs conclavistes sont presque terminés. — Dieu soit loué ! » dit l’ambassadeur en frappant doucement sur le bras du cardinal de Retz, qu’il entraîna pour l’entretenir en particulier. « Or çà, dit-il au prélat français, décidément sommes-nous amis ou ennemis ? — Franchement, monsieur le duc, ni l’un ni l’autre. — Comment ! un homme comme vous rester neutre ? Cela n’est ni croyable ni possible. — C’est la vérité, car je suis certain de ne pas agir contre vos intentions ; mais il serait possible que je ne fisse pas tout ce que vous désirez. — Mais enfin que voulez-vous ? — Conserver mon indépendance. — Ah ! je reconnais bien là un Français ! — En effet, monseigneur, nous aimons assez faire à notre tête. — Enfin qu’avez-vous concerté de votre côté ? — Rien de plus simple et de plus loyal que le parti que nous avons pris. L’Espagne peut compter dans le sacré collège sur vingt-deux cardinaux, parmi lesquels il en est de fort influents ; tels sont le doyen Charles de Médicis, Jean-Charles du même nom, Colonna, Trivulci, Harack, de Hesse et même Astalli et Maldachini le neveu de dona Olimpia, qui pour la plupart, ainsi que le désire l’Espagne, portent Fabio Chigi. — Eh bien, est-ce que vous ne voulez pas de lui ? — Je ne dis pas cela, monsieur le duc. Quant à la faction française, ajouta de Retz, elle n’est pas nombreuse. — De qui se compose-t-elle ? — Des cardinaux Bichi, Grimaldi, Ursin et d’Este. — Et puis ? — Peut-être faut-il ajouter encore Antoine Barberin. — Et vous ? demanda avec vivacité le duc de Terra-Nova. — Moi ? Je n’en suis pas. — Avec qui êtes-vous donc ? — Comme vous disiez fort bien tout à l’heure, excellence, les Français n’en font jamais qu’à leur tête ; or, je me suis engagé dans l’escadron volant, qui du reste, ajouta de Retz en parlant plus bas, n’est peut-être pas si léger que son nom le donnerait à penser. — Y a-t-il de l’indiscrétion à demander en faveur de qui vous ferez valoir vos suffrages et vos démarches ? — Oh ! c’est un secret que je ne saurais vous confier, car nous ne le connaissons pas nous-mêmes. Ce que je puis dire en faveur des treize cardinaux qui composent l’escadron volant, c’est qu’outre Omodei, Impériale, Lomellino, Ottoboni et Borroméo, qui ne sont pas des têtes sans cervelle, on y compte encore Fabio Chigi. »

L’ambassadeur étonné se préparait à demander quelque explication au cardinal de Retz, lorsque Chigi vint faire sa révérence au duc pour prendre congé de lui et sortir, au moment même où les cardinaux Jean-Charles de Médicis, Trivulci, Sforza et Astalli, faisaient leur entrée dans le salon. « Notre pape futur se retire de bien bonne heure, dit le cardinal Jean-Charles de Médicis, avec la familiarité élégante d’un prélat qui ne veut pas laisser oublier qu’il est prince. — Le conclave ouvre après-demain, interrompit l’ambassadeur. — Ah ! enfin ! s’écria Jean-Charles de Médicis, nous allons donc commencer ! — La victoire ne sera peut-être pas aussi facile à remporter qu’on l’imagine, observa le cardinal Astalli. La faction à la tête de laquelle sont messieurs les Barbarin est nombreuse ; ils sont plus de vingt, et l’on y compte leurs éminences Cherubini, Palotta, Maculano et Sachetti : Sachetti ! faites-y bien attention ! — Oh ! vous avez raison, éminence, dit l’ambassadeur en attirant Astalli pour lui parler à part, celui-là a des chances et il faut y faire grande attention. »

Pendant leur entretien particulier, les quatre autres cardinaux continuèrent la conversation. Jean-Charles de Médicis, après avoir fait un grand éloge de Chigi, ne tarda pas à retourner la médaille et à laisser percer toutes les craintes que lui inspirait l’élévation au trône pontifical d’un homme qui n’avait, disait-il, qu’un défaut, celui d’être d’une sévérité et d’une minutie insupportables, et enfin d’une cagoterie qui ferait de la ville de Rome un sépulcre. Trivulci abondait dans ce sens, ajoutant que Chigi était ladre et s’était vanté, comme d’un grand mérite, d’avoir écrit avec la même plume pendant deux ans, lorsqu’il achevait ses études ecclésiastiques.

« Entre nous, reprenait Jean-Charles, si notre frère Sachetti n’était pas aveuglément dévoué à la France et lié d’une amitié d’enfance avec le cardinal Mazarin, je le préférerais de beaucoup à Fabio Chigi. — Mais sans aucun doute, reprit le cardinal Trivulci, Sachetti est aimable, doux, indulgent ; ce serait un règne du siècle d’or que le sien. — Ah ! ah ! messieurs, prenez-y garde, interrompit Sforza, n’allons pas retomber encore dans un précipice semblable à celui dont nous voilà sortis. —Qu’aurions-nous donc à craindre, demandèrent Jean-Charles et Trivulci, avec ce brave Sachetti ? — Une autre dona Olimpia. — Comment ? — Oui, messieurs ; il a aussi une parente, une belle-sœur, que sais-je ? à laquelle il prend un grand intérêt. Eh bien, je vous le dis franchement, il faut nous défier des sangsues de cette espèce. Sachetti est bon, Sachetti est juste et pieux, Sachetti est aimable ; mais Sachetti est faible. »

Le ton de brusquerie naturelle à Sforza tranchait avec la politesse raffinée de Jean-Charles, qui s’éloigna, ainsi que Trivulci, pour aller rejoindre plusieurs personnes qui venaient d’être introduites. Restés seuls, Sforza et de Retz continuèrent à s’entretenir ensemble. Ils s’accordaient à dire que s’il se trouvait cinq ou six cardinaux ainsi disposés, parmi ceux qui composaient la faction espagnole, on risquait fort de manquer l’élection qu’on se proposait de faire. « Ah ! ah !... dit enfin Sforza, qui contre son ordinaire hésita pour parler : la politique l’emportera. Mais savez-vous pourquoi ces messieurs préféreraient Sachetti à Chigi ? — Peut-être sont-ils.... — Plus libertins que les courtisanes qu’ils fréquentent, » dit Sforza tout bas à l’oreille du cardinal de Retz, avec lequel il alla rejoindre l’ambassadeur et ceux qui l’entouraient.

« Ah ! je suis charmé de vous rencontrer, dit Azzolini en prenant la main de monsieur de Retz. Je vous ai aperçu là-bas en conversation sérieuse et n’ai point voulu vous en distraire. — Est-ce que vous êtes aussi de l’escadron volant, monsieur le cardinal Azzolini ? demanda l’ambassadeur. — Oui, monsieur le duc. — Et serez-vous aussi discret que votre confrère monsieur de Retz ? Ne nous direz-vous pas qui vous portez ? — Nous n’en savons rien, excellence. — Décidément c’est une conspiration. — Je ne le nie pas ; mais nous en faisons tous ici. Vous savez sans doute la grande nouvelle ? continua Azzolini avec le même ton d’aisance : le cardinal Mazarin a envoyé à monsieur de Lyonne l’ordre d’exclure son éminence Chigi ; il ne veut décidément pas qu’il soit pape. »

L’ambassadeur d’Espagne eut quelque peine à contenir l’humeur que cette nouvelle lui causa ; cependant Azzolini, feignant de ne pas s’en apercevoir, y revint à plusieurs reprises en donnant quelques détails. « Toute la faction de France, continua-t-il en riant, était en carrosse, car vous savez qu’ils ne sont que quatre, quand M. de Lyonne fit courir après eux, pour leur donner connaissance de la lettre qu’il venait de recevoir de Paris... Le conseil s’assembla... — Eh bien ? demanda l’ambassadeur. — Leurs éminences Bichi, Grimaldi et Orsini, sous la présidence du cardinal d’Este, qui a le protectorat des affaires de France ici, ont décidé qu’ils ne formaient pas une majorité suffisante dans le sacré collège pour se permettre de prononcer l’exclusion du cardinal Chigi, désigné par le pontife défunt, et porté par un tiers au moins de ses confrères. — Ainsi c’est une affaire manquée ? » dit le duc de Terra-Nova ; et tout le monde se mit à rire. Le cardinal de Retz se montra plus gai que les autres en cette circonstance, réfléchissant que Mazarin allait recevoir une mortification, et que de Lyonne, qui avait été envoyé à Rome par le ministre de France pour le poursuivre jusque dans cette ville, y serait bafoué pour avoir si mal fait les affaires dont on l’avait chargé. — Il est doublement malheureux ce pauvre de Lyonne, dit Trivulci, riant toujours ; on n’a jamais pu savoir ici sous quel titre il y était envoyé, et la seule affaire sérieuse dont on l’ait chargé, il la manque. — Dites donc qu’il est trois fois malheureux, ajouta Jean-Charles Médicis, riant encore plus fort, car sa femme lui joue ici des tours incroyables avec son secrétaire... — Oui, le petit Fouquet, reprit de Retz. C’est une histoire si divertissante que de Lyonne lui-même serait forcé d’en rire s’il la savait. — Au surplus, le conclave met tout le monde en mouvement, observa le cardinal Azzolini ; les frères, les sœurs, les neveux et nièces de cardinaux fondent sur Rome par volées. Tous y arrivent dans l’espoir, les hommes d’obtenir des dignités, des bénéfices ou de hauts emplois ; les filles se flattant toutes de prendre le titre de princesse si leur parent reçoit la tiare, et de se marier richement. On ne peut se figurer la quantité d’objets de parure que l’on fait venir en ce moment de Paris à Rome, et toutes les hôtelleries sont déjà pleines d’étrangers. »

L’heure avançait, et le cardinal Azzolini, qui avait encore des visites importantes à faire, salua l’ambassadeur et se retira. Il se rendit au palais Barberin, où l’attendaient les cardinaux François et Antoine. Ceux-ci, déjà instruits de l’exclusion demandée et refusée de Chigi, s’entretenaient sur les chances que pouvaient avoir Sachetti pour contre-balancer celles de son antagoniste. Les deux frères, dont les intérêts étaient identiquement les mêmes, s’étaient communiqué leurs avis sans réserve, et quoique le cardinal François ne regardât pas sa propre élection par le conclave comme un événement absolument impossible, cependant il engageait bien son frère à ne rien tenter d’avance pour la préparer ; lui faisant reconnaître que s’il y avait quelque chance pour lui, elle ne se présenterait que dans le cas que Sachetti ou Chigi, ne pouvant décidément l’emporter l’un sur l’autre, de guerre lasse, on se reporterait sur un troisième candidat.

Comme la jeunesse d’Azzolini, sans parler d’autres obstacles, ne permettait pas à ce cardinal d’avoir la moindre prétention à la tiare, les frères Barberin ne firent aucune difficulté de lui communiquer ce qu’ils venaient de décider, et ils reçurent son approbation. Mais lorsque les trois éminences en vinrent à parler des deux candidats proposés dans les conférences préparatoires, Azzolini ne voulut pas s’engager avec les Barberins à soutenir exclusivement Sachetti. Quoiqu’il ne s’expliquât pas aussi nettement que chez l’ambassadeur d’Espagne, il fit entendre cependant qu’il se proposait de conserver quelque indépendance, jusqu’au moment au moins où l’on entrerait en conclave.

Les derniers sentiments manifestés par Innocent X à son lit de mort, sans rompre complètement les intrigues formées d’avance pour amener l’élection d’un nouveau pontife favorable à dona Olimpia et aux Barberins, avaient singulièrement modifié la disposition générale du sacré collège. Le nombre des cardinaux pieux, sincères et attachés réellement aux intérêts de l’Église, s’était accru d’un certain nombre de leurs frères, qui, mus cependant par des motifs bien moins purs, se rapprochaient d’eux au moins, les uns par raison de politique temporelle, les autres pour se ménager un avenir à la cour future. Ceux qui, tels que Jean-Charles de Médicis et Trivulci par exemple, avaient bien quelques raisons de préférer un pape indulgent, comme on se flattait que l’eût été Sachetti, s’apercevaient cependant, en leur qualité d’hommes d’état et de prince, qu’Innocent avait fait une recommandation pleine de sagesse et de prudence, en engageant le sacré collège à faire cesser les scandales que la cour de Rome donnait à toute l’Europe ; en indiquant l’observation rigoureuse de la discipline, comme le remède aux maux de l’Église, et en désignant enfin pour son successeur Fabio Chigi, connu de tous par l’austérité de ses mœurs et sa prudence en politique.

Quant, aux hommes tels que Gualtieri et autres, qui avaient profité des désordres du gouvernement pendant la faveur de dona Olimpia, pour s’élever où ils n’auraient jamais dû parvenir ; quant à Azzolini, qui s’était habilement servi de la faiblesse d’Innocent et des passions de sa belle-sœur, pour entrer dans le sacré collège ; maintenant que ces hommes faisaient partie de ce corps imposant, maintenant que leur participation aux affaires du gouvernement du saint-siége rapprochait leurs intérêts privés de ceux de l’état, ces hommes qui s’étaient élevés à la faveur du désordre, n’en voulaient plus : tant il est vrai que la Providence a voulu que la justice finît toujours par se réfugier là où est la puissance.

L’expérience que les Barberins avaient des hommes et des choses était trop grande pour qu’ils n’eussent pas prévu la demi-défection de leur jeune confrère. De ce moment ils furent certains que Fabio Chigi avait de grandes chances pour être élu, et qu’il était de leur intérêt de redoubler d’efforts, non pas pour le faire exclure, ce qui leur paraissait désormais impossible, mais pour lui opposer Sachetti aussi longtemps qu’ils pourraient, afin de ne céder en faveur de Chigi que quand la reconnaissance de celui-ci serait fortement engagée envers eux.

Cette résolution, qui se forma presque simultanément dans l’esprit des deux frères, ne fut pas communiquée, comme on le pense bien, au cardinal Azzolini, qui, s’apercevant lui-même que ses vues ne cadraient plus avec celles des Barberins, prit congé d’eux, tout en leur prodiguant les protestations de son entier dévouement à leurs volontés.

« Chigi sera élu, dit François à son frère, dès qu’Azzolini fut parti. — Depuis la mort d’Innocent, je n’en ai pas douté un seul instant, répondit François. C’est un événement, ajouta-t-il, qui peut ne pas se réaliser, il est vrai, mais qu’il est bon de supposer accompli, parce que tous les obstacles que nous pouvons rencontrer isolément pendant le règne de tel ou tel autre, nous les trouverons réunis sous le sien. — Vous dites là une chose très-prudente, Antoine. En nous prémunissant d’avance contre l’excessive sévérité de Chigi, nous serons forcés d’étendre notre prévoyance jusqu’aux dangers extrêmes que nous pouvons courir. Sauf ce que le hasard et l’opportunité nous forceront de faire pendant la tenue du conclave, voici, je crois, la règle de conduite que nous devons suivre : nous tiendrons sur les vertus et les mérites incontestables de Chigi le même langage que la faction espagnole qui le porte ; mais dans ses bulletins journaliers, notre parti inscrira invariablement le nom de Sachetti. Le nombre des voix que réunit chacun de ces deux concurrents est à peu près égal, comme vous savez ; or si ce calcul est juste, nous arriverons facilement à nous rendre maîtres de la majorité voulue, dont nous disposerons en faveur de qui bon nous semblera. — Mais, interrompit Antoine, est-ce que vous êtes décidé à renoncer de gaieté de cœur aux chances qui pourraient vous devenir particulièrement favorables ? — Corrigez-vous donc, mon frère, répondit François, de la maladie des illusions. Mon élection n’est pas possible. Pouvez-vous croire que le sacré collège, qui ne voit déjà pas d’un très-bon œil trois cardinaux de notre nom dans son sein, soit disposé à en faire un pontife ? Cela ne serait ni raisonnable ni juste. Envisageons les choses de sang-froid et telles qu’elles sont. Les reproches que l’on a faits à l’administration du gouvernement de notre oncle Urbain sont un héritage qui pèse encore sur nous. C’est à la faveur d’Innocent X, c’est aux soins de la princesse de Saint-Martin, devenue notre alliée, que nous devons d’être rentrés dans nos charges et dans nos biens ; mais vous le savez comme moi : les biens des familles Barberine et Pamphile ne sont pas encore assez solidement rétablis pour que le premier pontife qui viendra ne les ruine pas, si c’est sa fantaisie. Or, je ne suis plus d’âge à me leurrer d’une fausse espérance. La tiare ne peut pas nous échoir, mon frère ; il faut se rabattre sur quelque chose de plus positif. Voici, continua-t-il en montrant un papier à son frère, une lettre que je me propose d’envoyer au roi d’Espagne. J’ai vu hier son ambassadeur, et je n’ai eu qu’à me louer de la manière dont j’ai été reçu par M. le duc de Terra-Nova. Vous n’ignorez pas que jusqu’ici nous avons fait de vains efforts auprès de sa majesté catholique pour en obtenir la restitution des bénéfices et des biens que nous possédons en Espagne, et qui nous ont été confisqués lorsque Innocent X agissait contre nous de la même manière en Italie. J’ai pensé que c’était le moment opportun de renouveler nos requêtes. Le conclave ouvre après-demain ; je vais faire tenir cette lettre à l’ambassadeur, qui m’a promis de la joindre aux dépêches qu’il envoie cette nuit à sa cour. Je lui en ai dit l’objet, en l’engageant à nous servir auprès de son maître. Vous comprenez qu’il ne manquera pas d’instruire le roi de la faction importante dont nous sommes les chefs dans le sacré collège, et je serais bien surpris si cette considération ne portait pas sa majesté catholique à user d’indulgence envers nous, afin que nous nous montrions reconnaissants envers elle.

Antoine prit lecture de la lettre, après quoi François ajouta : « Vous voyez que j’ai eu soin, tout en avouant les chances favorables de Chigi, d’insister sur celles de Sachetti, en laissant entrevoir que l’élection de ce dernier dépend de nous, si nous voulons insister en sa faveur. Tout ce qui nous concerne est donc prévu ; mais il nous reste à préparer dona Olimpia sur les résultats probables du conclave. — Oh ! elle en est bien inquiète, dit le cardinal Antoine. — Et je le conçois, répondit son frère ; mais il faut cependant qu’elle s’y prépare. Peut-être feriez-vous bien, mon cher Antoine, d’aller la voir à ce sujet. Elle a confiance en vous, elle vous aime, elle est habituée à votre conversation, et plus que tout autre, vous êtes à même de la faire revenir des préventions exagérées, il faut le dire, qu’elle a contre Chigi. Tenez, croyez-moi, ne perdez pas de temps, allez-y tout de suite ; car je crains que, dans l’excès de son humeur contre cet homme, elle ne fasse quelque démarche, ou ne hasarde des paroles qui pourraient devenir fatales pour nous tous. Allez ! »

Antoine fut bientôt au palais des Quatre-Fontaines, chez la princesse de Rossano, où s’était retirée dona Olimpia depuis son départ du Quirinal. Il y trouva ces deux dames, qui s’entretenaient des affaires du conclave avec les princes Camille Pamphile, Justiniani et Ludovisi. Les trois beaux-frères et la jeune princesse plaidaient précisément auprès de leur mère la cause que le cardinal Antoine se proposait de développer et de défendre. Justiniani, qui, indépendamment de la légèreté de son caractère, avait l’esprit de contradiction, enchérissait sur tous les autres et ne tarissait pas en faisant l’éloge de Fabio Chigi à dona Olimpia, qui en était presque devenue furieuse. « Ah ! mon cher cardinal, dit la princesse de Rossano à Antoine lorsqu’il entra, soyez le bienvenu ; car nous avons grand besoin de vous. — Je doute fort que son éminence abonde dans votre sens, dit Olimpia en s’avançant aussi vers Antoine. Que penser de ces imprudents, de ces fous qui demandent Chigi pour pape ? Chigi qui les méprise tous, qui les ruinera, qui les exilera sitôt qu’il aura le pied sur le trône ! — Mais nous ne le demandons pas, madame, s’écrièrent en même temps et avec impatience les trois princes ; nous vous disons seulement que, s’il est élu, il faudra bien le prendre tel qu’il est. — Et qu’après tout, ajouta Justiniani, cet homme n’est pas si noir qu’on le fait. Moi, je l’estime, je l’aime ; c’est un bon prêtre. — Un vrai cagot ! répondit Olimpia, un moine qui joue la simplicité et affecte le rigorisme pour mieux en imposer. Laissez-le régner un an, et vous m’en direz des nouvelles après... Vous sommes trahis, ruinés, mon cher cardinal, continua à voix basse dona Olimpia, qui était pâle et tremblante de colère. Tous ces gens-là sont autant de vipères que j’ai réchauffées dans mon sein. Je vois bien leur projet..... Cela les arrangerait qu’on m’intentât un procès, qu’on m’exilât, qu’on me mît à mort même, pourvu qu’on leur substituât ce que j’ai amassé... » En parlant ainsi, dona Olimpia pleurait abondamment. « Les ingrats ! disait-elle toujours au cardinal en le poussant à l’écart, c’est pour eux que j’ai sacrifié le repos de ma vie, que j’ai bravé la haine de tous ! et voilà ma récompense ! Ah ! que je suis malheureuse ! »

La princesse de Rossano, à cette dernière exclamation, crut devoir se rapprocher de sa belle-mère pour lui offrir des consolations. Mais dona Olimpia, sans lui témoigner de ressentiment, lui dit d’un ton qui indiquait un ordre : « Laissez-moi, laissez-nous, » et elle demeura seule avec le cardinal.

Elle en eut pour plusieurs minutes à se remettre du trouble où cette scène violente l’avait jetée. « Non ! dit-elle enfin à Antoine, je ne me reconnais plus, je n’ai plus aucun empire sur moi-même... Secourez-moi, conseillez-moi. — Avant tout, madame, je crois devoir vous rappeler à des sentiments plus raisonnables, à plus de bienveillance envers votre famille. — Ah ! cardinal, que dites-vous là ? Si vous les connaissiez ? — C’est au moins un devoir que d’en montrer les apparences. Des scènes semblables à celle qui vient d’avoir lieu pourraient vous nuire à tous si elles étaient sues. Les conjonctures où nous nous trouvons, madame, sont graves, et jamais peut-être nous n’avons eu autant besoin de recueillir notre courage et surtout de conserver notre présence d’esprit. On vient de vous tenir un langage dont la forme a pu justement vous blesser, mais qui renfermait une vérité que moi-même je me proposais de vous faire connaître en venant ici. — Laquelle ? — La nécessité de vous résigner à tout ce qui pourra résulter du conclave, afin d’être préparée, ainsi que nous, à tirer le meilleur parti du plus mauvais cas possible. — Comment ? — Oui, princesse, je vous engage à suivre l’exemple que mon frère et moi nous vous donnons, en considérant Fabio Chigi comme élu. — Que dites-vous ? Fabio Chigi ! Non, non, Antoine, je ne puis me faire à cette idée ! Prenez mes trésors, vendez s’il le faut tous mes biens, pour qu’on s’oppose à son élection, si l’on ne peut y parvenir, qu’on m’arrache la vie plutôt que de le voir couronner ! — J’ai vraiment peine à vous reconnaître, madame, dit le cardinal avec douceur, et vous avez raison d’assurer que vous avez perdu tout empire sur vous-même. Remettez-vous, et réfléchissez que nous n’avons pas de temps à perdre en paroles vaines ; faites-y bien attention, c’est après-demain qu’ouvre le conclave. »

Cet avertissement produisit un effet presque magique sur dona Olimpia. Cette femme s’était fait une telle habitude de contenir et de dissimuler ses passions, que, quand elle s’y livrait par hasard, c’était avec la mutinerie et toute l’irréflexion d’un enfant ; mais un mot la faisait rentrer en elle-même, et lui rendait l’exercice de sa volonté.

Fait à son naturel, Antoine parvint à la calmer. Il lui exposa d’une manière claire et précise les chances des deux concurrents au trône, la puissance relative des factions des différents pays qui soutenaient l’un ou l’autre ; sans lui dissimuler les espérances que pouvait concevoir Sachetti, qui lui convenait assez, il insista sur l’élection probable de Fabio Chigi, qui la contrariait si fort. Bref, il mit tout en œuvre pour faire naître un calus sur le cœur de cette femme, afin d’amortir son irritabilité et de rendre le calme à son esprit.

Force fut bien à Dona Olimpia de se résigner aux chances si hasardeuses d’une élection, et ce fut lorsque Antoine la vit dans cette disposition plus raisonnable, que, sans lui faire connaître entièrement les projets que son frère et lui avaient combinés pour mettre Fabio Chigi dans le cas de contracter une dette de reconnaissance envers les Barberins, il lui fit entendre que quand bien même l’homme dont elle redoutait le plus l’élection serait couronné, on espérait le forcer de ne pas se montrer inexorable envers la famille de dona Olimpia et les Barberins.

Cependant le conclave s’ouvrit, et il dura quatre-vingts jours. Vers la fin, et lorsque l’on avait présenté successivement, mais sans aucun espoir de succès, le moine Maculano, Palotta, Cherubini, Rospigliosi et Fabio Chigi, et qu’enfin le cardinal Sachetti avait eu, pendant une semaine entière, trente-trois voix, ce qui ne lui en laissait plus à désirer que quatre pour obtenir la moitié plus une de celles des soixante-douze cardinaux, il s’effectua au conclave une de ces révolutions si communes dans les assemblées électorales. Un beau matin, on trouva au scrutin trente-un suffrages pour François Barberin, qui jusque-là n’avait eu que quelques voix isolées. Aux scrutins du soir et du lendemain les trente-un suffrages reparurent, tant qu’enfin Barberin se trouva être un concurrent fort dangereux pour Sachetti.

Jusque-là on s’était ennuyé au conclave, n’ayant pour passer le temps que les offices, les scrutins du soir et du matin, et d’éternelles promenades dans l’intérieur du palais. Cet incident remit tous les esprits en mouvement, et donna une activité extraordinaire aux cardinaux et à leurs conclavistes. Bientôt on entendit ouvrir et fermer les cellules ; on se parlait ou l’on s’évitait dans les corridors. On attendait aux portes pour entrer à son tour chez celui que l’on voulait endoctriner ou séduire. « Qui a fait cela ? Comment une telle chose a-t-elle pu arriver ? » demandaient également ceux qui avaient donné ou refusé leur suffrage à François Barberin. On interrogeait les conclavistes de ce cardinal, on cherchait à tirer d’eux quelques mots de vanité qui expliquassent le succès inattendu de leur maître. Barberin reçut plus de visites que tout autre. Les uns le flattaient, non sans laisser échapper quelques mots d’ironie ; d’autres, toujours disposés à s’accommoder de celui entre les mains de qui peut tomber le pouvoir, venaient au moins faire acte de présence en cette occasion. La vérité est que François Barberin eut à ce moment tout autant de chance que Sachetti, et beaucoup plus que Chigi, qui n’en avait réellement pas encore.

À nous, messieurs de l’escadron volant, dit le cardinal de Retz à Azzolini, à Albizzi, à Omodei, Lomellino et aux autres de sa faction qui s’étaient réunis dans sa cellule. Est-ce qu’il y a quelque chose de changé dans votre résolution de porter Chigi, mes frères ? et quelqu’un d’entre vous a-t-il donné sa voix à Barberin ? Nous laissons la conscience de chacun libre ; mais nous désirons savoir sur qui compter. — Rien n’est changé, monsieur de Retz, dit Azzolini avec le sourire sur les lèvres ; rien n’est changé, n’est-il pas vrai, messieurs ? ajouta-t-il en promenant son regard sur les cardinaux, au milieu desquels il se trouvait. Non, rien n’est changé ; et si ce n’était un péché, je gagerais que la plaisanterie des trente-un suffrages ne se renouvellera pas. N’oubliez pas que le cardinal François peut au besoin disposer de vingt voix dans sa propre faction ; or, si vous joignez à cette circonstance celle du peu d’ensemble qui règne dans le choix des factions française et espagnole, rien n’est si facile que d’expliquer cet accident. Lorsque les joueurs s’ennuient de ne pas gagner, ils brouillent les cartes, afin de changer la fortune. Tout le monde s’ennuie à mourir dans ce conclave. Écrire soir et matin les mêmes noms, faire le dépouillement des scrutins, et trouver toujours trente-deux ou trente-trois voix pour le cardinal Sachetti, c’est à en tomber malade. — Que n’allez-vous voir le cardinal Chigi dans sa cellule, monsieur de Retz ? demanda Lomellino avec son calme accoutumé. Il faut s’aider soi-même si l’on veut que Dieu nous aide ; faites-lui quelque ouverture, dites-lui que nous sommes pour lui, et recommandez à ses conclavistes de mettre un peu plus d’activité et même d’adresse à faire valoir les espérances de leur patron. — Ne faites pas cela, dit Albizzi ; je connais Chigi, il s’en offenserait. Mais M. de Retz, qui est placé auprès de lui au scrutin, a toute occasion de l’entretenir, d’autant mieux que Chigi paraît avoir un faible pour lui. »

Lomellino, qui avait peu de confiance dans le cardinal Albizzi, ne dit rien, et sortit quelques instants après de la cellule de Retz pour aller dans celle de Chigi. Celui-ci y demeurait presque toujours seul ; tandis que ses confrères se promenaient en faisant la conversation, lui récitait ses prières à l’écart, ou se livrait à quelque lecture sérieuse pour toute récréation. Pendant la durée du conclave, ou ne le vit pas une seule fois s’approcher des fenêtres pour prendre l’air, et ce n’était pas sans peine qu’on obtenait de lui qu’il ouvrît sa cellule quand on frappait pour y entrer. Depuis l’agitation que causaient les trente-un suffrages donnés à Barberin, il s’enfermait plus rigoureusement, et il ne fallut rien moins que la voix de Lomellino, auquel il portait une amitié respectueuse, pour qu’il lui ouvrît sa porte. Lomellino, avec la sincérité d’un homme plein de piété, ne prit aucun détour pour lui exposer l’objet de sa démarche. Il lui fit observer que ces éternels ballottages qui prolongeaient inutilement la durée du conclave, prouvaient qu’aucun des sujets proposés ne remplissait réellement les vœux du sacré collège ; qu’il était temps que ces hésitations fâcheuses eussent un terme, et qu’il ne doutait pas que si le cardinal Chigi permettait à ses nombreux amis de faire valoir ses justes prétentions à gouverner l’Église, les travaux du conclave seraient promptement terminés.

Pendant que Lomellino parlait, Chigi avait tenu les mains jointes et les yeux baissés. Sans changer d’attitude : « Mon frère, répondit-il, la confiance que j’ai en vous me fait un devoir d’écouter avec respect des paroles dont je me serais peut-être trouvé offensé si elles fussent sorti de la bouche de tout autre. Je crains, mon frère, que vous ne vous fassiez illusion sur le mérite que vous me supposez ; avant de me l’accorder dans votre conscience, réfléchissez-y mûrement. Je ne me sens pas la force de gouverner l’Église, non ; et si le sacré collège me choisissait pour exercer ce grand acte, je vous le dis, mon frère, dans toute la sincérité de mon cœur, c’est un fardeau que je porterais comme Notre-Seigneur a traîné sa croix, avec courage et résignation. » En sortant de chez Chigi, Lomellino rencontra Azzolini et de Retz, à qui il rapporta mot pour mot l’entretien qu’il venait d’avoir. « Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, dit tout bas Azzolini à de Retz ; je vais trouver Chigi. »

Le reclus fit cette fois quelques difficultés pour ouvrir sa porte. Cependant il céda aux instances de son confrère, et l’admit dans sa cellule. Azzolini, quoique sur un tout autre ton, entra en matière avec autant de franchise que Lomellino. « Je sais d’avance, mon cher frère, toutes les réflexions, tous les refus mêmes que vous allez opposer à ma requête ; mais ce qui me donnera le courage de vous contredire, c’est que je viens plaider pour des intérêts qui sont bien moins les vôtres que ceux de toute la chrétienté... — Tenez, mon cher Azzolini, interrompit Chigi en ridant son front, je vois que c’est un coup monté pour me pousser d’un côté où je ne veux pas aller, parce que je m’en sens indigne ; ainsi laissez-moi, et brisons là. — Monsieur Chigi, reprit Azzolini avec une espèce de sévérité que tempérait sa physionomie gracieuse, si le malheur voulait que le sacré collège fût composé de cardinaux tellement privés de vertus et de talents, qu’Azzolini se trouvât être par comparaison le premier d’entre eux, il accepterait la tiare si on la lui offrait, parce que ce serait un devoir sacré en ce cas. Le saint-siége avant tout ! »

Chigi n’était pas préparé à cette flatterie ; son front se dérida ; Azzolini s’en aperçut, et prenant tout à coup le ton de la familiarité : « Mais vous voulez donc, continua-t-il, que nous demeurions toute l’année en conclave ? Est-ce que vous êtes la dupe du suffrage improvisé par M. Barberin en sa faveur ? Je ne vous dirai pas qu’il aurait peut-être vu avec quelque plaisir M. Sachetti couronné. M. Sachetti est très-aimé de la cour de France, et les MM. Barberins ont pu penser qu’il les aiderait pour rentrer en grâce auprès de sa majesté catholique ; mais au fond, leur véritable estime est pour vous ; ils savent très-bien que l’Espagne met une confiance entière en vos vertus ; ils ne doutent pas que vous seriez pour toute la famille des Barberins, et il insista sur ces mots, juste, bienveillant, indulgent même s’il était nécessaire ; et quant à la comparaison qu’il peuvent faire entre vous et le cardinal Sachetti, bien que cette éminence l’emporte effectivement sur beaucoup d’autres par sa piété et ses talents, tout le monde reconnaît ouvertement la supériorité que vous avez sur lui... — Mon frère, mon frère, interrompit Chigi en se cachant le visage avec ses mains, cessez de tenir un tel langage ! — Et pourquoi ? demanda Azzolini avec un calme que tout le monde aurait pris pour de la candeur ; suis-je coupable en répétant ce que j’entends dire à chacun ? Me ferez-vous un crime de vous apprendre que les gens sages et désintéressés se plaisent à répéter que vous êtes le seul homme qui puisse rétablir sur des fondements solides le gouvernement des choses spirituelles et temporelles ? Puisque le ciel vous a accordé une supériorité à laquelle tout le monde rend hommage, il y aurait de la faiblesse à vous à ne pas accepter courageusement le fardeau que cela vous impose de porter. »

Tandis qu’Azzolini faisait ces ouvertures, non sans quelque succès, les cardinaux de la faction espagnole, réunis auprès de Jean-Charles de Médicis, traitaient une question qui n’y était pas étrangère. Ces éminences s’accordaient parfaitement entre elles pour l’exclusion de Sachetti, dévoué à la France et au cardinal Mazarin ; mais il s’en fallait bien qu’il s’entendissent également sur le sujet a élire. Toutes leurs voix se dispersaient à chaque scrutin, sans que Palotta, Maculano et quelques autres que l’on avait mis en avant, eussent jamais obtenu assez de voix pour que leur élection devînt probable. « Nous n’en finirons jamais, répétaient Jean-Charles, Trivulci, Colonna et les chefs de cette faction, tant que nous ne nous accorderons pas d’avance sur quelqu’un. — Et comme vous en pouvez juger par ce qui vient d’avoir lieu, ajouta le cardinal de Lugo, qui était lié d’amitié avec Chigi, vous risquez de faire pencher la balance en faveur de Sachetti et même de Barberin. — Moi, je pencherais assez pour le cardinal Maculano, dit Cesi ; c’est un homme juste, et qui n’entrerait dans aucune intrigue. — C’est vrai, interrompit le cardinal Colonna ; mais il ne saurait pas non plus les déjouer. Il est trop étranger aux affaires temporelles. — Et vous pouvez être certains, ajouta son éminence de Lugo, que s’il était élu, ces messieurs de la compagnie de Jésus nous donneraient du fil à retordre pendant tout son règne. Oh ! prenons-y garde, ne nous mettons pas mal avec eux ! il faut tâcher de trouver quelqu’un qui ne soit pas leur ennemi, et cependant qui les maintienne. Or, je ne connais qu’un homme qui puisse remplir ces conditions. »

Comme on savait les relations d’amitié qui régnaient entre de Lugo et Chigi, tout le monde comprit de qui il s’agissait, et personne ne fit d’objection. Aussi fut-il facile de s’apercevoir que cette désignation avait produit de l’effet sur les membres de la faction espagnole. Mais, indépendamment de toutes les cabales du conclave que l’on connaît déjà, il y avait encore un parti peu nombreux, mais dont le projet était très-fixe ; c’était celui des cardinaux Cibo, Aldobrandini, Odescalchi, Rondinino, Vidman et Donghi, auquel on ne tarda pas à donner le titre de petit escadron, lorsqu’il eut fait connaître ses intentions.

Ces six cardinaux, liés intimement avec dom Pamphile et sa femme, la princesse de Rossano, avaient formé, avant l’ouverture du conclave, une ligue en faveur de Chigi. La jeune princesse, à qui la tyrannie de sa belle-mère avait toujours été insupportable, n’avait pas cessé, depuis l’élévation de Chigi à la secrétairerie d’état et au cardinalat, de témoigner à cet homme une confiance qui plus d’une fois lui avait été utile à se maintenir en faveur auprès d’Innocent X, lorsque dona Olimpia s’efforçait de lui nuire. Depuis la mort du pontife, la princesse, quoique très-attentive, ainsi que tout le reste de sa famille, à préparer pour le règne futur tous les moyens de conserver leurs grandes richesses, et celles même que dona Olimpia avait amassées, n’était nullement d’humeur, pas plus que son époux, à voir élire un pape qui, en prenant trop exclusivement les intérêts de leur mère, risquât de rendre à cette femme l’exercice d’un pouvoir qui leur était devenu odieux. Au surplus, l’abus que dona Olimpia en avait fait avait détaché d’elle toute sa famille ; et son neveu, le jeune Maldachini lui-même, revêtu de la pourpre si jeune par elle, devenu, presque aussitôt son élévation, l’un de ses accusateurs les plus ardents, comptait encore dans le conclave parmi ceux qui portaient Chigi avec le plus d’empressement.

À peine le petit escadron apprit-il que la faction espagnole commençait à pencher en faveur de Chigi, et que leurs confrères de l’escadron volant affirmaient à qui voulait les entendre la disposition où ils étaient parvenus à mettre l’esprit de l’ancien secrétaire d’état ; que les Barberins, qui n’étaient pas encore en mesure pour l’avenir, usèrent du pouvoir qu’ils s’étaient adroitement ménagé sur les cardinaux de leur faction pour contrebalancer momentanément la chance naissante de Chigi. On porta de nouveau Sachetti avec plus de persévérance ; et bientôt les bulletins et les travaux du conclave reprirent leur monotonie accoutumée.

Le jeune cardinal Charles Barberin, le frère de celui qui avait épousé la petite-fille de dona Olimpia, ne partageait pas entièrement les intentions de ses deux oncles, François et Antoine. Charles était un homme plein de piété et de droiture, ayant une aversion naturelle pour tout ce qui avait l’apparence d’une intrigue, et à son entrée au conclave, il n’avait voulu s’associer à aucune faction, à aucune cabale. Dominé seulement par le désir de voir faire une élection favorable au gouvernement de l’Église, il était prêt à donner sa voix à tous les sujets qui lui paraissaient dignes, désirant toutefois au fond du cœur que le choix tombât sur Fabio Chigi.

Personne dans le sacré collège n’ignorait cette disposition du jeune Barberin ; ses oncles moins que tous les autres. Azzolini, ainsi que de Retz, en avaient plus d’une fois parlé ensemble, avec l’idée d’en tirer parti pour faciliter l’élection de Chigi. « Engagez donc Charles à aller voir Chigi dans sa cellule, dit Azzolini à de Retz. Ce garçon-là avec sa jeunesse et sa candeur, en fera plus que nous tous avec notre expérience. Marchons de ce côté où je le vois seul ; nous lui parlerons. » Ils le joignirent en effet. « Nous voilà donc retombés dans nos interminables scrutins inutiles, monsieur Charles ? dit de Retz au jeune Barberin : est-ce que vous n’êtes pas disposé comme nous à en finir ? » Après cet exorde, il lui parla avec les plus grands éloges de Chigi, l’engageant à se déclarer hautement en sa faveur, et si cela lui était possible, à faire quelques tentatives auprès de ses oncles pour les décider à reporter toutes les voix dont ils disposaient pour élever un homme que tout le sacré collège désirait au fond du cœur d’élire. Le cardinal de Retz avait été tellement séduit par les qualités et les vertus apparentes de Chigi, qu’en tenant ce langage il y mit un ton de sincérité qui fit impression sur le jeune Barberin. Lorsque Azzolini, qui n’avait pas autant de confiance dans le caractère de Chigi, quoiqu’il le portât avec beaucoup d’ardeur dans des vues d’ambition, se fut aperçu que Charles Barberin écoutait les avis de de Retz avec attention, il crut devoir y joindre les siens. « Monsieur Charles, lui dit-il, je ne saurais vous dire quelle joie j’éprouverais si vos vœux et les nôtres étaient exaucés. Quant à moi, et M. de Retz peut vous l’affirmer, je n’ai pas dit un mot ni fait un pas, depuis l’ouverture du conclave, qui n’eussent pour objet le choix de notre frère Chigi. Allez-vous le voir quelquefois ? — Non, répondit Charles : je craindrais de blesser sa délicatesse ; et ma conscience d’ailleurs..... — Vous avez tort, monsieur Charles, interrompit Azzolini ; vous avez tort. M. Chigi se fait des scrupules que des personnes telles que vous pourraient seules lever. Si vous lui dites qu’il est l’homme à élire, soyez certain qu’il vous croira, parce que, outre les lumières que vous possédez, vous avez encore l’immense avantage en cette circonstance d’être complètement désintéressé. — Non, je ne puis me décider à faire de pareilles démarches... j’aurais l’air de m’opposer ouvertement aux intentions de mes oncles... cela n’entre nullement dans mes idées ; il faut que les choses se fassent par la volonté divine. — Aide-toi, et le ciel l’aidera, comme dit notre proverbe français, interrompit le cardinal de Retz. — Et d’ailleurs, messieurs vos oncles, ajouta Azzolini, ne sont peut-être pas si loin de partager nos idées que vous le supposez. — Vous croyez ? demanda avec étonnement le cardinal Charles. — Entendons-nous, dit Azzolini en prenant le bras du jeune Barberin, et faisant signe à de Retz qu’il était bon qu’il les laissât seuls un moment : Entendons-nous, monsieur Charles. Croyez-vous ainsi que moi que Chigi soit l’homme du sacré collège qui conviendrait le mieux pour réparer les désordres du dernier règne ? — Oui. — Êtes-vous décidé ainsi que moi à employer tous les moyens pour faciliter son élection ? — Mais..... — Allons, décidez-vous. — Eh bien ! oui. — Rappelez-vous donc quel est l’état des choses, et voyez ce qu’il convient de faire. Malgré tout le désir que vous et moi avons de ne nous occuper que des intérêts spirituels, Dieu a voulu que les affaires de ce monde fussent si souvent mêlées à celles de l’Église, qu’il entre dans les devoirs de ceux qui comme nous participent à leur gouvernement, de ne négliger ni les uns ni les autres. Vous pourriez bien vous promener dix ans dans le conclave en formant les vœux les plus ardents et les plus pieux pour M. Chigi, que vous avanceriez moins ses affaires et les nôtres qu’en disant vingt paroles à qui il est bon de les adresser. Ce serait, permettez-moi de le dire, manquer de prudence et surtout de courage que de s’obstiner au silence en pareille occasion, et les effets de la conscience deviendraient très-fâcheux s’ils se réduisaient à de la pusillanimité. Qu’y aurait-il de si difficile pour vous, qui êtes jeune, plein de piété, exempt de toute ambition, à qui on ne peut pas reprocher sa grande fortune, puisque vous n’avez rien fait pour l’acquérir ; qui pourrait, dis-je, vous savoir mauvais gré d’employer l’autorité que vous donne votre position pour garantir toute votre famille des dangers dont elle peut craindre d’être menacée par le pontife qu’on va élire ? Croyez-vous que la profonde estime que nous vous portons tous serait diminuée quand nous saurions qu’en bon parent vous avez fait tous vos efforts pour assurer la tranquillité future des vôtres, pour leur conserver les biens et le rang qu’ils possèdent ? Non, monsieur le cardinal ; loin de là, nous vous en estimerions davantage, s’il était possible. Si j’étais dans le même cas que vous, continua Azzolini après ce préambule, j’irais voir M. Chigi ; je lui parlerais amicalement, franchement ; je lui toucherais quelques mots des craintes mal fondées, sans doute, de mes oncles François et Antoine ; je lui dirais que mes oncles, loin de s’opposer à l’élection de M. Chigi, sont au contraire très-portés à la déterminer — Ah ! monsieur Azzolini, croyez-vous que je pourrais tenir un pareil langage sans offenser la vérité ? demanda Charles Barberin en souriant avec une expression de honte. — Mais, mon cher cardinal, dit Azzolini en prenant les deux mains de Charles, il est bon de ne pas se mêler d’intrigues ; mais au moins faut-il être au courant des affaires. Si, au lieu de rester seul dans votre coin, vous aviez conféré quelquefois avec messieurs vos oncles, vous sauriez que s’ils ont franchement essayé de porter M. Sachetti, au fond leur désir a toujours été de voir parvenir le cardinal Chigi, et que du moment que celui-ci paraîtra avoir des chances raisonnables, ils abandonneront l’autre. — Est-il possible ? — Je vous en réponds. »

Cet entretien produisit beaucoup d’effet sur Charles Barberin, qui ne se sentit plus si éloigné de faire une démarche auprès de Chigi. Azzolini, de son côté, et sans perdre de temps, alla prévenir les cardinaux François et Antoine de la conférence qu’il venait d’avoir avec leur neveu, les engageant à lui parler, à le flatter, et surtout à le presser de voir le cardinal Chigi.

Malgré la rigueur apparente que l’on met à interdire aux membres du conclave toute communication avec le dehors, outre une foule de petits subterfuges, au moyen desquels les cardinaux et leurs conclavistes entretiennent jusqu’à des correspondances écrites avec les personnes de la ville, chaque faction a encore la ressource de communiquer avec l’ambassadeur de la nation dont elle prend les intérêts. Celui d’Espagne, M. le duc de Terra-Nova, étant venu au Vatican pour s’entendre avec les trois cardinaux qui, pendant la vacance du saint-siége, gouvernent pour le pape, usant du droit que l’usage lui donnait, alla faire ses politesses à tous les cardinaux avec lesquels il était lié. Si c’eût été au commencement du conclave, peut-être eût-on porté plus d’attention à cette visite ; mais tous les pauvres reclus étaient si las de la monotonie de leur vie ; ils éprouvaient une satisfaction si vive toutes les fois qu’il se présentait pour eux l’occasion de voir et d’entendre un personnage nouveau, que l’on ne pensa pas même aux suites que pourrait avoir la présence de l’ambassadeur d’Espagne, tant on était curieux de le questionner et de lui répondre.

Cependant M. de Terra-Nova avait ses projets. Averti presque journellement de toutes les vicissitudes du scrutin, et instruit par des conclavistes des factions d’Espagne et de France, des chances qu’avait eues et avait encore Sachetti, il se proposait de les ruiner. La veille, il avait reçu du roi son maître une lettre en réponse à celle que le cardinal François Barberin avait écrite à sa majesté catholique, pour lui demander la levée du séquestre des biens que lui et son frère avaient en Espagne. L’ambassadeur en venant au conclave s’était muni de cette pièce importante. Après avoir satisfait la curiosité des plus empressés, il trouva moyen d’entraîner François et Antoine Barberin dans un endroit écarté, où il les interrogea sur leurs dispositions à l’égard de Sachetti, et touchant les chances de Chigi. « Le lieu n’est pas favorable aux longs discours, dit l’ambassadeur ; je me bornerai à vous prévenir que j’ai reçu réponse à votre lettre : tout vous sera rendu si Sachetti n’est pas élu. Voici la signature de sa majesté, » ajouta-t-il en ouvrant la missive du roi d’Espagne. On se sépara. Le duc de Terra-Nova alla de nouveau se mêler à la foule des cardinaux et des conclavistes, qui le reconduisirent respectueusement jusqu’à la dernière porte.

Cette petite récréation fut pour les reclus ce qu’est la rencontre d’une source pour des voyageurs traversant un long désert. Mais quand la joie qu’elle causa fut épuisée, l’ennui des éternels scrutins à trente-deux voix pour Sachetti se fit sentir plus que jamais. La plupart des cardinaux, vieux, valétudinaires, et fatigués d’ailleurs par un séjour incommode dans des cellules étroites et obscures, devinrent sujets à de fréquentes indispositions. Les médecins et les apothicaires du conclave ne surent bientôt plus auquel entendre, et il y eut un moment où le sacré collège faillit à se transformer en hôpital.

Cependant les Barberins, les deux Médicis, Trivulci, de Retz, et bien d’autres, parmi lesquels il faut compter Azzolini et Fabio Chigi, conservèrent leur santé et toute leur présence d’esprit. Quant au cardinal François, il employa son autorité et son adresse en cette circonstance pour décider son neveu Charles à voir Chigi, qui le reçut très-bien, et montra quelque empressement même à laisser deviner que, loin d’en vouloir à la famille Barberine, il serait disposé à la servir ainsi que ses alliés. Peu de jours après cette entrevue, ces espérances vagues se transformèrent en promesses positives. Chigi ne pouvait pas les faire lui-même, mais son parent, son ami, le cardinal de Lugo, en ayant soin de se donner l’air d’agir de son propre mouvement, promit positivement la protection de Chigi, non-seulement pour la maison des Barberins, mais pour celle de dona Olimpia, offrant pour garantie de cette dernière promesse l’attachement sincère que le cardinal portait à don Camille et à madame la princesse de Rossano. De ce moment, François et Antoine Barberin fréquentèrent la cellule de Fabio Chigi, qui, se refusant toujours aux promenades dans les corridors, conservait par sa retraite une austérité apparente qui lui réussit on ne peut mieux.

Tandis que l’affaire se nouait ainsi dans l’ombre, l’infatigable Azzolini prenait mille précautions auprès de toutes les personnes rassemblées au conclave, pour amener les esprits les plus opposés à la même idée. Tantôt, et sous la couleur de l’intérêt que tel ou tel cardinal indisposé paraissait lui inspirer, il répétait à leurs médecins que la longueur du conclave était la principale cause de leurs maladies ; qu’il fallait les engager à prendre un parti prompt, sans quoi on risquait de demeurer encore tout un mois enfermé au Vatican. « Prenez-y garde, messieurs les docteurs, ajoutait-il, l’indécision dans ce cas peut devenir une maladie mortelle. » Des médecins de leurs éminences il passait à leurs confesseurs. Avec ceux-ci il traitait la question plus directement, leur faisait adroitement l’éloge de Chigi, et les assurait que les cardinaux, presque tous portés en sa faveur, n’attendaient qu’un conseil donné avec autorité pour en finir.

Mais l’homme qu’Azzolini entretenait avec le plus d’assiduité était le père Chechi, prédicateur du conclave. Ce jésuite, homme d’esprit et assez éloquent, regardait, ainsi que sa compagnie, le cardinal Fabio Chigi comme l’un de ceux que sa piété et son habileté d’homme d’état rendaient le plus propre à porter remède aux maux qui venaient d’accabler le saint-siége. Ils voyaient d’ailleurs en lui un protecteur zélé de leur ordre ; du moins en préjugeaient-ils ainsi, d’après l’ardeur avec laquelle Chigi s’était employé sous Innocent X à la condamnation des propositions de Jansénius. Azzolini n’avait garde de dissuader le père Chechi à ce sujet ; il lui présentait même, au contraire, Chigi comme un prêtre attaché aux doctrines des successeurs de Loyola, et qui deviendrait sans aucun doute pour eux un zélé protecteur, dès qu’il serait souverain.

Le père Chechi, naturellement imbu de cette idée, la caressa chaque jour davantage, à mesure qu’Azzolini, par ses discours insinuants, lui persuada toujours plus que la majorité des cardinaux lui saurait gré de publier en quelque sorte une opinion qui était celle de tout le monde, bien que personne n’osât la manifester le premier.

Les diètes forcées commandées par les médecins, les conversations des confesseurs et des conclavistes, et plus encore la netteté avec laquelle le père Chechi finit par désigner Fabio Chigi dans ses sermons, produisirent leurs fruits.

C’était le soixante et dix-neuvième jour que la majorité du sacré collège, également indécise, allait recommencer son insignifiant scrutin, lorsque les principaux chefs des factions, qui s’étaient entendus d’avance, proclamèrent tout à coup le nom de Fabio Chigi.

Il faut avoir assisté à des élections pour savoir combien peu de chose suffit pour décider des électeurs qui ont faim, ou seulement besoin de prendre l’air, en faveur du premier venu. Les cardinaux vieux, ceux qui avec une santé délicate étaient exténués de fatigue et d’ennui ; les éminences plus jeunes, et à qui leur vigueur, au contraire, faisait vivement désirer la liberté, tous, comme s’ils eussent reçu une commotion électrique, répétèrent comme malgré eux « Fabio Chigi ! Fabio Chigi ! »

Les partisans du cardinal ne manquèrent pas de soutenir vivement ces acclamations ; certains membres du sacré collège même, qui n’auraient certainement pas élu Chigi s’ils eussent eu le temps de la réflexion, cédèrent à l’entraînement général. On ne fit pas de scrutin ; Fabio Chigi fut élu par adoration, et à l’exception du cardinal Rosetti, qui le haïssait mortellement, tous allèrent à l’envi lui baiser les pieds.

Si dans l’entraînement du sacré collège il y avait eu quelque peu de surprise, rien ne fut plus franc et plus général que l’enthousiasme et la satisfaction causés dans Rome par l’élection d’Alexandre VII ; car c’est le nom que prit le nouveau pape. Le peuple lui témoigna son contentement et les flatteuses espérances que faisait concevoir ce nouveau règne par des acclamations et des réjouissances inusitées.

Le clergé, les grands, et tout ce qu’il y avait de personnes éminentes à Rome, mus par des sentiments semblables, s’empressèrent de saluer le nouveau souverain. Parmi les premiers qui félicitèrent Chigi de son élévation, on remarqua les princes don Camille Pamphile, Justiniani, Ludovisi et le cardinal Maldachini. La princesse de Rossano elle-même, profitant de ce que le cérémonial n’était pas encore rigoureusement établi à la nouvelle cour, alla avec son fils don Juan demander la bénédiction du saint-père.

Au milieu de cette ivresse générale, seule, inquiète dans son palais, dona Olimpia méditait sur la conduite qu’elle avait à tenir en cette occasion solennelle. Dès que le nouveau pape avait été installé au Vatican, elle avait bien pris le soin de lui envoyer l’un des officiers de sa maison pour le saluer de sa part ; mais cette démarche de pure étiquette devenait par cela même un acte insignifiant qui la laissait dans une indécision dont il lui tardait de sortir.

De tous les cardinaux qu’elle avait comptés au nombre de ceux qui lui étaient dévoués avant le conclave, elle ne vit revenir près d’elle que les Barberins et Azzolini. Tous lui tinvent à peu prés le même langage, lui conseillant de se tenir à l’écart, et de laisser aux princes de sa famille et à madame de Rossano, qui étaient déjà dans les bonnes grâces du nouveau pontife, le soin de veiller aux intérêts de toute sa maison. Mais au lieu de se rendre à ces sages conseils, dona Olimpia, comme toutes les personnes déchues, se laissa aller à son humeur et à la colère. Peut-être se fût-elle encore rendue aux raisons d’Azzolini et des Barberins, si elle n’eût eu à céder en cette occasion qu’à son fils et à ses gendres ; mais l’idée de voir sa belle-fille, la princesse de Rossano, accueillie par le pape, et d’être protégée par elle, la révolta. Devenant toujours plus inaccessible aux observations des trois cardinaux, elle se laissa aller à de tels emportements, qu’elle finit par leur dire « qu’ils la trahissaient, et qu’enfin elle aimerait mieux perdre jusqu’au dernier sequin, plutôt que de devoir la conservation de ses biens à la princesse de Rossano. »

On jugea à propos de la laisser seule, espérant que la réflexion la ferait revenir à des idées plus raisonnables. Mais il n’en fut pas ainsi. Le lendemain de cet entretien, elle commanda l’un de ses équipages de gala, et après avoir cherché dans ses trésors ce qu’elle pourrait trouver de plus précieux par la matière et le travail, elle choisit deux vases d’or qu’elle fit placer dans sa voiture. Entourée d’un nombreux domestique, elle se fit conduire au palais pontifical, et s’avançant bientôt avec une assurance qui en imposa à tous ceux qui se trouvaient dans les pièces qui précèdent celle où se tenait le pape, elle chargea le majordome et le maître de cérémonies de l’annoncer, et se tint fièrement en attente, ayant à chacun de ses côtés un des gentilshommes chargé des vases qu’elle venait offrir à sa sainteté.

Quoique le temps n’ait pas fait passer, tant s’en faut, l’usage d’offrir des dons à ceux que l’on espère se rendre favorable, il l’a singulièrement modifié ; et il y aurait quelque chose de grossier et de brutal aujourd’hui à venir, ainsi que dona Olimpia, présenter, même à un subalterne, le prix de sa complaisance. Mais au temps de cette femme il en était autrement ; l’échange des cadeaux était continuel, même entre les grands, et le refus indiquait seulement la disposition où l’on était à l’égard de celui qui offrait, sans que la susceptibilité du donataire ou du régalé fût mise en jeu. Pour Alexandre VII, ainsi que pour dona Olimpia, la question se réduisait donc à savoir si la belle-sœur d’Innocent X serait ou ne serait pas admise à la cour du nouveau pontife.

Alexandre était un homme dont la singularité, inaperçue jusque-là, se manifesta dès les premiers instants de son règne. Le jour de son élection, lorsqu’on le porta à Saint-Pierre pour la cérémonie de l’adoration, il était tout en larmes, et l’on ne put le décider à s’asseoir, selon l’usage, au milieu de l’autel pour qu’on lui baisât les pieds. Craintif et honteux, il se tenait de côté et tellement sur le bord, qu’il faillit plusieurs fois à tomber. Dans le peu de paroles qu’il dit, il jura de rendre rigoureusement la justice et de ne pas s’entourer de ses parents ; et enfin, l’un de ses premiers soins fut de faire placer sa bière près de son lit, afin, disait-il, de ne pas abandonner un seul instant l’idée de la mort.

Par une contradiction bizarre, il laissa percer presque en même temps son goût pour le luxe. Ses appartements, sa chambre surtout, furent meublés avec recherche. Pour ses vêtements pontificaux, il fit choisir les étoffes les plus belles, et n’employa que les ouvriers les plus habiles. Au surplus, naturel ou calculé, ce mélange de faste et d’austérité le servit on ne peut mieux auprès du peuple de Rome, qui sur ces deux indices se flattait d’avoir un pape selon son goût, puisqu’il lui rendrait rigoureuse justice et lui donnerait de belles cérémonies.

Au moment que dona Olimpia entrait au Quirinal, Alexandre était précisément occupé à essayer une paire de mules rouges, ornées de croix d’or, que venait de lui apporter Lazzagna, le premier cordonnier de Rome. « Mon cher, lui disait le pape, je ne suis content ni de la matière ni du travail. Cette chaussure est mal taillée, mal cousue, et en outre vous avez beaucoup trop ménagé l’or en brodant les croix. — Saint-père, quant à la croix d’or, je ferai humblement observer à sa sainteté, répondit l’artisan, que je l’ai brodée précisément comme feu son prédécesseur m’ordonnait de le faire ; l’or n’est pas fin. — C’est un tort, Lazzagna, dit le pape ; tout ce qui touche le serviteur des serviteurs de Dieu doit être pur ; et si l’usage ne s’y opposait, je voudrais que ces croix fussent en diamant, parce que le diamant est plus pur que l’or. Entendez-vous, Lazzagna ? — Oui, très-saint père. — De même, ajouta Alexandre en mettant son pied sur la bière placée près du lit, afin de montrer les défauts de sa mule, celui qui travaille aux vêtements du successeur de saint Pierre ne doit rien négliger pour les rendre parfaits. Voyez : cette couture est lâche, la coupe de la chaussure n’est pas assez échancrée par ici, et le pied n’est pas suffisamment maintenu. Il faut recommencer tout cela, Lazzagna ! — Comme il plaira à sa sainteté ; mais... — Eh bien, quoi ? — Le saint-père voudra bien prévenir son camérier pour qu’il s’entende avec moi... — Sur le prix, sans doute ? Combien vous payait-on ces mules ? — Dix écus romains, saint-père. — On vous en donnera cinquante si elles sont telles que je le désire. »

Cet entretien finissait quand le cardinal Rospigliosi, secrétaire d’état depuis l’avénement d’Alexandre, entra d’un air préoccupé, et adressa quelques mots à l’oreille du pape pour l’avertir que dona Olimpia était dans l’antichambre, se proposant d’offrir des présents à sa sainteté, et attendant la faveur de lui faire ses révérences. Sans s’émouvoir, Alexandre fit remettre sa chaussure en ordre par Lazzagna, et pria Rospigliosi de demander le maître des cérémonies. « Faites entrer, dit-il à celui-ci, l’officier qui accompagne la princesse de Saint-Martin. » Et comme Lazzagna, par respect, cherchait à sortir de la chambre : « Demeurez, lui dit le pape ; j’ai encore quelques mots à vous dire. »

On introduisit alors l’officier de dona Olimpia, qui entra suivi de deux pages portant chacun l’un des vases d’or destinés à sa sainteté. Le messager s’acquitta de sa commission en offrant les dons de la part de la princesse de Saint-Martin, qui en outre demandait la permission de baiser les pieds de sa sainteté.

« Dites à madame la princesse, répondit Alexandre d’une voix ferme, mais très-calme, que je ne reçois pas ses dons ; que sous mon règne, les femmes n’obtiendront des audiences que pour les affaires les plus importantes, et quand leur présence prendra l’importance d’un témoignage ; allez. » Comme l’officier et les pages hésitaient : « Sortez ! » ajouta le pape avec un léger mouvement d’impatience.

Lazzagna partageait la haine que tout le peuple de Rome portait à dona Olimpia ; aussi éprouva-t-il une satisfaction qu’il ne contint qu’avec peine, en entendant le nouveau pape refuser l’entrée de son palais à cette femme superbe. La joie et l’enthousiasme étaient peints dans son regard lorsque Alexandre le rappela vers lui. « Je voulais, mon cher Lazzagna, ajouta le saint-père, qui feignit de ne pas s’apercevoir que des larmes d’admiration s’échappaient des yeux de l’artisan, je voulais vous recommander de nous servir promptement. Les cérémonies de la prise de possession à Saint-Jean de Latran ont lieu dans quelques jours, ainsi je compte sur votre diligence. » Il ne fallut rien moins que le respect dû au pontife pour que Lazzagna gardât le silence, tant ce qu’il venait de voir et d’entendre l’avait émerveillé. Il se jeta à genoux, et sans oser se permettre de toucher le pied d’Alexandre, il baisa la terre à quelque distance, reçut la bénédiction du pape et se retira.

Comme l’avait sans doute prévu le pontife, le témoignage de Lazzagna, présent au refus brusque donné à dona Olimpia, ne fut pas stérile. L’artisan n’eut rien de plus pressé que d’en raconter les détails à ses voisins, et en moins d’une heure toute la ville de Rome fut instruite de l’incroyable témérité de la princesse de Saint-Martin, et de la sévérité dont le pape avait usé envers elle. « Voilà un pape ! disait l’un ; il nous débarrassera enfin de cette sangsue ! — Non-seulement il ne veut pas d’elle, reprenait un autre, mais il ne veut favoriser aucun de ses parents. — Il l’a juré à son couronnement, faisait observer un troisième. — Il a fait mieux encore, reprit un abbé qui écoutait, car il n’a pas permis qu’ils vinssent à Rome. — En vérité ? — Rien n’est plus certain. Son frère aîné, Mario, qui arrivait en toute hâte de Sienne, le lendemain de son élection, a été obligé de rebrousser chemin par ordre exprès du nouveau pontife. Tous ses neveux, et il en a six, sont également consignés à Sienne. Oh ! cette fois nous avons un grand pape ! » À ces bruits, à ces nouvelles, auxquelles chacun prêtait fine oreille attentive, les louanges d’Alexandre allaient toujours en croissant ; mais ce qui émerveillait surtout la populace, était l’humilité de ce pontife, qui ne voulait qu’un cercueil pour lui, et se proposait de rendre les cérémonies publiques si brillantes. Lazzagna était devenu une autorité ; on voulait le voir, lui parler ; tout le monde assiégeait sa boutique, et il n’était plus question dans Rome que de la bière que le pape avait près de son lit, des belles mules qu’il chausserait le jour de la prise de possession, et de la honteuse retraite de dona Olimpia.

Jusque-là l’enivrement causé par les vertus que l’on attribuait au pape avait tellement préoccupé jusqu’aux personnes de haut rang, que la vengeance que les victimes de dona Olimpia se proposaient de tirer d’elle était restée momentanément assoupie. Mais dès que la nouvelle du refus du pape se fut envenimée en passant à travers les bavardages de carrefour, il s’éleva bientôt un concert de voix qui toutes retentirent aux oreilles des cardinaux et du pontife, et demandèrent que l’on fît justice des crimes qu’avait commis la princesse de Saint-Martin. Alexandre lui-même, qui n’avait peut-être voulu montrer qu’un simulacre de sévérité, fut effrayé du nombre des plaintes et de la violence des accusations portées contre la belle-sœur d’Innocent X. Partagé entre le désir de se montrer juste aux yeux du peuple, tout en ayant pour la famille d’Olimpia les ménagements dont les Barberins avaient eu l’adresse de lui faire une condition pendant la tenue du conclave, il sentit aussitôt combien cette affaire était grave et avec quelle prudence il fallait la traiter.

Quant à dona Olimpia, atterrée par la manière dont elle avait été éconduite du palais pontifical, elle gardait le lit depuis le saisissement qui s’était emparé d’elle à la suite de cette humiliation. La seule personne de sa famille dont elle reçut les soins et avec qui elle voulut converser, était le prince don Pamphile son fils. Elle tolérait parfois la présence de ses gendres et de ses filles, mais sans pouvoir supporter même l’idée de voir la princesse de Rossano, qui lui était devenue odieuse. Dans l’excès de son dépit et de sa colère, elle attribuait aux conseils de cette jeune femme le traitement rigoureux qu’elle avait éprouvé, se figurant que la princesse usurpait déjà auprès du nouveau pontife un ascendant et une autorité qui la faisaient mourir de jalousie.

« Cette femme causera ma mort ! répétait-elle à Antoine Barberin et à Azzolini, les deux personnes devant qui elle s’ouvrait avec le plus de confiance depuis sa disgrâce. Aidez-moi à me débarrasser d’elle ! Il n’y a qu’elle qui me gène, qui me nuit ! sans elle le pape m’eût écoutée, j’en suis certaine ! » Et en tenant ce langage dona Olimpia pleurait et se roulait sur son lit. Vainement les deux cardinaux s’efforçaient-ils par leurs raisonnements de lui démontrer l’invraisemblance de ses suppositions. « La rigueur que vous a montrée le saint-père, faisait observer Azzolini, ne vous est pas particulière, madame. Sa sainteté avait déclaré avant que vous ne vous présentassiez devant elle, qu’elle ne recevrait aucune personne de votre sexe. — Et pourquoi donc la princesse de Rossano a-t-elle été reçue avec son fils ? » s’écria dona Olimpia, se levant furieuse sur son séant, puis retombant tout à coup suffoquée par la colère.

Antoine et Azzolini s’éloignèrent un instant en déplorant l’aveuglement où la passion jetait dona Olimpia, lorsqu’elle les rappela près d’elle. « Antoine, dit-elle, quoique vous m’ayez donné bien des témoignages de sincère attachement, je vous demanderai encore un service. — Lequel, princesse ? — Je vais vous paraître déraisonnable et vous m’en voudrez ; mais c’est la dernière démarche que je vous prierai de faire en ma faveur ! — De quoi s’agit-il, madame ? — Allez chez le pape, obtenez de lui qu’il me reçoive ! Ô Antoine ! dit-elle en lui secouant les mains avec vivacité, faites cela pour moi, pour notre famille ; Antoine ! vous comprenez ? pour toute notre famille ! »

Le cardinal Azzolini, effrayé de ce nouveau projet, crut devoir en détourner l’exécution dans l’intérêt de dona Olimpia et du cardinal Antoine lui-même. Avec cette subtilité d’expression qui lui permettait d’exposer la complication des affaires les plus délicates sans effleurer même la susceptibilité de ceux qu’elles concernaient, il donna à entendre que la cause et les biens des familles Pamphile et Barberine réunies seraient beaucoup plus utilement défendus par les parents de dona Olimpia que par la princesse elle-même ; que ses enfants et ses gendres étaient les avocats nés de cette cause depuis la mort d’Innocent, tandis qu’au contraire la moindre requête adressée directement par la personne à laquelle la haine populaire s’était attachée, rendrait toute faveur impossible.

Azzolini parla longtemps, et le cardinal Antoine partageait entièrement son avis, lorsque dona Olimpia, qui paraissait avoir écouté avec un grand calme, l’interrompit tout à coup : « Vous avez raison, éminence, dit-elle ; mais s’il faut conserver quoi que ce soit par la protection de la princesse de Rossano, mieux vaut tout perdre. » Puis, s’adressant au cardinal Antoine : « Allez parler au pape, » lui répéta-t-elle en ayant plutôt l’air de lui donner un ordre cette fois que de lui demander un service.

En sortant du palais Pamphile, les deux cardinaux se communiquèrent les craintes que leur faisait concevoir l’entêtement de dona Olimpia. « Cette femme veut assurément sa perte, dit Azzolini, et je suppose que vous serez assez prudent pour ne pas faire ce qu’elle désire. — Comment l’éviter ? demanda Antoine ; cela ne m’est pas possible. — Vous avez tort pour elle et pour vous. — J’espérais, dit Antoine avec quelque hésitation, que vous m’accompagneriez chez le saint-père pour faire cette demande. — Vous avez eu tort, répondit Azzolini avec fermeté. J’estime cette démarche trop dangereuse pour y prendre part ; et je veux y rester étranger, afin de me conserver la faculté d’obvier au mal si cela est possible, quand il sera fait. »

Antoine avait de la faiblesse dans le caractère, et quoique la raison lui fît partager le sentiment d’Azzolini, il n’eut pas la force de résister à la volonté passionnée de dona Olimpia. Il demanda une audience au pape dans laquelle il réclama pour elle la faveur de venir saluer sa sainteté. « Mon frère, répondit Alexandre sans témoigner aucun genre d’émotion à cette requête, je sais les liens qui unissent la famille Pamphile à celle des Barberins. Je n’oublierai pas non plus l’opinion trop flatteuse que vous et vos parents avez conçue de moi. J’aurais donc tort de blâmer dans les autres un sentiment de reconnaissance que j’éprouve moi-même. Mais vous avez été si longtemps près du trône, vous avez même si longtemps partagé les devoirs du souverain, que vous ne pouvez avoir oublié les chagrins qui y sont attachés. Il se passe peu de jours sans que le chef de l’état ne soit obligé de faire taire en lui l’homme. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui ; je voudrais vous être agréable et ne le puis pas. — Mais, saint-père, si vous jugez devoir user de rigueur envers la princesse de Saint-Martin, ne pourrait-on pas faire valoir en sa faveur l’intérêt des princes et princesses de sa famille ? Ne craignez-vous pas que la sévérité que vous montrerez à l’égard de la mère ne devienne une injustice, et, j’oserai le dire, une cruauté envers les enfants ? — Vous savez très-bien, mon cher monsieur Barberin, que je n’ai l’intention d’être injuste ni cruel envers la famille Pamphile et la vôtre, répondit le pape en souriant ; mais pour acquérir le droit d’exercer cette indulgence, peut-être serait-il bien d’être sévère à l’égard de quelqu’un. Je vous avouerai confidentiellement que je suis fort tourmenté de la gravité des charges qui s’élèvent de tous côtés contre dona Olimpia, et vous seriez effrayé si vous voyiez le nombre des requêtes qui nous ont été envoyées de toutes les parties de l’Italie pour répéter les sommes immenses que cette femme a extorquées. Depuis les plus humbles ecclésiastiques jusqu’aux membres du sacré collège et aux princes, il n’est personne que cette femme n’ait rançonné d’une manière odieuse. Il y a cent affaires ici dont la moindre pourrait donner lieu à un procès capital. » En s’exprimant ainsi, le pape indiquait du doigt une masse énorme de dossiers vers lesquels il entraîna le cardinal Antoine. « Tenez, ajouta-t-il, venez voir : d’autant mieux que je pourrai profiter en cette occasion de vos lumières et de votre longue expérience. Voici par exemple les requêtes de vingt-deux couvents dont les biens ont été saisis, parce que les supérieurs se sont refusés à payer le rachat que dona Olimpia leur avait imposé ; ici c’est une famille qui réclame deux mille écus romains payés d’avance pour l’achat d’un bénéfice en faveur d’un de leurs parents qui est mort avant de l’avoir obtenu. Mais voilà, je crois, ajouta le pape, l’un des derniers exploits de dona Olimpia : c’est la pétition de monseigneur Arriberti, vous savez ? ce prélat sans consistance et sans capacité, à qui dona Olimpia a vendu la charge de gouverneur de Rome, pour laquelle elle reçut d’avance douze mille écus romains la veille de la mort d’Innocent X. Par cela vous pouvez juger du reste. Toutes ces plaintes se ressemblent, et elles se montent à plus de six cents. »

Il y eut un moment de silence à la suite de cet examen, et le pape s’assit et engagea Antoine à en faire autant : « Je vous dirai, monsieur le camerlingue, ajouta le saint-père, que je me propose de vous communiquer, ainsi qu’à plusieurs de messieurs les cardinaux, tous les détails de cette affaire quand les pièces auront été mises en ordre. Mais puisque le hasard y a porté notre attention, je vous consulterai d’avance. Toutes ces requêtes que vous voyez sont accompagnées des instances les plus pressantes de livrer la princesse de Saint-Martin à la justice. Vous ne pouvez ignorer qu’à Rome une bonne partie des grands et tout le peuple demandent ouvertement sa punition. En sorte que, sauf à gagner du temps pour se ménager les moyens d’être moins rigoureux, et en attendant l’instruction du procès qui sera encore fort longue, il serait peut-être à propos de demander à dona Olimpia qu’elle rendît des comptes. Qu’en pensez-vous ? »

Le pauvre cardinal, qui avait couru assez justement le même danger quelques années avant, était peu disposé à faire une réponse. Aussi le pape, qui tenait bien moins à connaître son avis qu’à lui faire sentir qu’il avait l’œil sur les simoniaques et les exacteurs, ajouta-t-il sans le questionner de nouveau : « C’est que, d’après les informations très-exactes qui nous ont été fournies, il est prouvé que la princesse de Saint-Martin, outre les revenus ordinaires, a fait passer dans ses coffres deux millions et demi de ducats d’or (20,000,000 de francs) dont l’emploi n’est pas connu. »

Ces derniers mots furent un coup de foudre pour Barberin, à qui dona Olimpia avait fait redemander à peu près la même somme, lorsque lui et sa famille avaient été poursuivis par Innocent X. « Saint-père, dit enfin Antoine lorsqu’il se fut un peu remis, il ne me reste plus qu’à implorer votre clémence en faveur de la princesse de Saint-Martin. — Nous aurons plus de clémence pour la personne de dona Olimpia, dit le pape, qu’elle n’en a eu pour votre maison. » Le cardinal à ces mots baissa les yeux ; mais après un moment de silence, il répliqua avec assez de vivacité « qu’il souhaitait que sa sainteté pardonnât à dona Olimpia de la même manière que sa maison lui avait pardonné. »

Le pape piqué fut sur le point de le laisser voir ; mais reprenant sa gravité accoutumée : « Vous lui avez pardonné, ajouta-t-il, parce que ce pardon vous a profité. Nous ne pouvons agir de même, parce que ce pardon serait préjudiciable à notre conscience. »

Le pape se tut ; le cardinal, sans rien répliquer, prit congé de lui en observant avec rigueur toutes les cérémonies d’usage, et alla aussitôt rendre compte à dona Olimpia du mauvais succès de sa démarche, sans lui cacher même les dispositions peu favorables que paraissait avoir le pontife à l’égard de leurs deux familles. Sans rapporter en détail toutes les charges amoncelées contre elle, dont Alexandre avait connaissance, Antoine ne lui laissa pas ignorer cependant que les renseignements fournis au pontife étaient de nature à faire croire que quelque serviteur d’Olimpia avait trahi sa confiance. Les soupçons tombèrent naturellement sur Fagnani, qui, de confident intime et de directeur des intérêts de la famille Pamphile, avait abandonné dona Olimpia depuis sa disgrâce, pour faire sa cour au nouveau pape.

Ces tristes nouvelles eurent au moins le bon effet de délivrer dona Olimpia de ses incertitudes et de la forcer à envisager sa nouvelle position sous son véritable point de vue. Elle reconnut que, si Antoine avait poussé le dévouement pour elle jusqu’à s’exposer à la mauvaise humeur du pape, Azzolini ne s’était pas montré moins attaché à ses intérêts en condamnant d’avance une démarche dont l’issue avait été si fâcheuse. Quoique avec peine, elle fit taire la jalousie que lui inspirait la princesse de Rossano, et pour profiter de l’influence de cette jeune femme auprès du nouveau pape, sans que son orgueil en souffrît, elle appela plus souvent près d’elle son fils dom Camille, le consulta, lui donna des instructions pour la conduite des affaires de la famille, et affecta même de témoigner publiquement au jeune prince une confiance et une espèce de tendresse qu’elle ne lui avait jamais montrées.

Ce fut là la dernière lueur du génie de dona Olimpia. Sa volonté triompha encore cette fois de ses passions ; et par l’intermédiaire de son fils, du fond de son palais, elle eut l’art de prescrire à ses filles, à sa bru, à ses gendres, tout ce qu’il était à propos de faire auprès des cardinaux, des princes et des grands de Rome, pour les effrayer sur les suites d’une enquête et d’un procès où tant de personnes risquaient d’être compromises, et dont l’éclat en Europe pourrait porter un si grand préjudice au gouvernement du saint-siége. Attaquant le mal dans sa racine, elle pria Azzolini de faire comprendre à Rasponi ainsi qu’à Fagnani tout le danger qu’il y aurait à revenir sur ce qui était fait depuis si longtemps, et par le concours de tant de personnes qui ne pourraient peut-être pas dénoncer les autres sans se compromettre elles-mêmes. Cette considération, dont dona Olimpia avait calculé toute la puissance, et qu’Azzolini fit valoir avec une rare habileté, rendit tous les gens de la cour plus circonspects sur les accusations qu’ils lançaient contre dona Olimpia, et tint en bride les deux hommes dont cette femme soupçonnait la fidélité. Les requêtes et les plaintes n’arrivèrent pas moins de toutes les provinces ; mais de ce moment elles restèrent enfouies dans les offices, sans qu’on les fît connaître, et bientôt on répandit dans le public que l’enquête se continuait avec soin, mais que la complication des détails était telle, qu’il était impossible de prévoir quand s’ouvrirait le procès.

Azzolini, qui conduisait toute cette affaire sans paraître y prendre part, n’était occupé que de gagner du temps. Fort avant dans la confiance du saint-père, et porté à servir autant qu’il le pourrait dona Olimpia et les Barberins, le point de vue purement politique sous lequel il envisageait la position de la princesse de Saint-Martin donnait à sa conduite une certaine franchise qui lui conciliait les deux parties opposées. Après s’être assuré que dom Camille et la princesse de Rossano étaient à peu près parvenus à calmer toute la prélature et les grands de Rome, soit par l’espérance de faveurs qu’on pourrait faire obtenir aux uns, soit en intimidant les autres par la menace de divulguer leurs méfaits, il commença à entretenir le pape sur les dangers que présentait une procédure dont il était absolument impossible de calculer les résultats. « Faites attention, répétait-il au saint-père, que dona Olimpia n’est que le dernier anneau d’une chaîne qui remonte jusqu’à Urbain VIII. Vous ne pouvez vous dissimuler qu’en faisant restituer des sommes acquises n’importe comment, par dona Olimpia, vous prenez avec vous, avec les grands et avec le peuple, l’engagement de faire rendre gorge à tous ceux, quels que soient leur dignité ou leur rang, qui, depuis vingt-trois ans, se trouvent dans les mêmes conditions qu’elle. Or votre sainteté a une trop grande expérience des affaires pour ignorer qu’une telle opération est matériellement impossible. Après la révision des comptes sous le règne d’Innocent X, viendrait forcément celle des sommes qui ont été détournées pendant le pontificat d’Urbain VIII. Le nombre des coupables, et des grands coupables, serait immense, effrayant ! et vous savez, saint-père, que si vous les décimiez vous seriez obligé de les faire saisir dans les églises, dans les palais de Rome, et jusque dans le Vatican. Croyez-vous, ajoutait Azzolini, qui voyait le pape redoubler d’attention, que l’on vous saura gré de n’avoir puni qu’un coupable, quand chacun sait qu’il y en a des milliers ? Rappelez-vous l’effet qu’a produit le supplice de Mascambruno : on a plaint cet homme quand on a vu que les rigueurs lui étaient exclusivement réservées ; et au lieu de trouver Innocent X juste, peu s’en est fallu qu’on ne le taxât de cruauté. Ah ! saint-père, ajouta le cardinal, avec la complication dont les événements de ce monde sont ordinairement frappés, il est si rare que les souverains puissent être rigoureusement équitables, qu’ils sont bien heureux que Dieu leur ait mis la miséricorde et la clémence au cœur ; car sans cela je ne sais comment ils s’y prendraient la plupart du temps pour se tirer d’embarras. »

Malgré sa gravité ordinaire, le pape ne put s’empêcher de sourire du tour plaisant qu’Azzolini donnait à une réflexion dont la profondeur et la vérité le frappaient. « Eh bien ! que pensez-vous que l’on doive faire ? demanda-t-il. — Infliger une punition prompte et apparente. — Étrange clémence ! observa Alexandre. — Mais je n’ai point conseillé à votre sainteté, reprit le cardinal, d’accorder un pardon qui exciterait peut-être une sédition parmi le peuple. Je pense, je suis certain même que l’objet principal que vous devez poursuivre dans cette circonstance est de faire tirer en longueur et de mettre peu à peu en oubli un procès qui deviendrait fatal aux trois quarts des grandes maisons de Rome et au saint-siége même. Qu’on en allonge autant qu’il se pourra l’instruction ; mais pour votre sûreté comme souverain, et pour la satisfaction du peuple qui crie encore vengeance, infligez de votre propre mouvement une peine qui précédera les effets de la justice. On vous en saura bon gré, et très-certainement vous serez moins sévère que ne le seraient des juges... Tenez, il me vient une idée, continua Azzolini, qui s’aperçut que le pape comptait sur les ressources de son esprit ; elle vous sourira peut-être. Vous savez qu’Innocent X a supprimé le marché aux fruits qui se tenait sur la place Navone, sous le prétexte d’y placer les matériaux et les ouvriers employés aux travaux de l’église de Sainte-Agnèse et du palais Pamphile ? Cette suppression contrarie singulièrement le petit peuple de Rome, et l’encombrement des pierres et des charpentes dans la place est souvent une occasion de disputes, sans compter que quand la populace se mutine elle devient fort difficile à réduire dans un lieu hérissé de remparts d’où on ne peut la débusquer. Condamnez dona Olimpia, non-seulement à terminer l’église de Sainte-Agnèse, mais à faire déblayer la place ; puis rétablissez le marché aux fruits et aux légumes, en ayant soin de ne faire payer aux marchands qui y viendront que le tiers du droit qu’Innocent exigeait d’eux, et je serais bien trompé si ce préambule ne calmait déjà beaucoup les esprits. Mais il faut faire plus encore, et combiner une mesure de prudence indispensable avec un acte de sévérité apparente qui vous laissera tout le temps de réfléchir sur la conduite que vous aurez à tenir ensuite. Il ne faut pas se dissimuler que la haine de la populace de Rome envers dona Olimpia est poussée à un excès incroyable, et qu’il ne se passe guère de semaine sans que sa vie ne courre des dangers très-grands. Exilez-la, envoyez-la à la forteresse d’Orvietto, ou bien que l’on dise seulement qu’elle y est, et qu’on la consigne chez elle à Viterbe pendant l’instruction du procès. Vous connaissez la mobilité des Romains : quand dona Olimpia ne sera plus dans leur ville ils s’en occuperont beaucoup moins. Son fils dom Camille et la princesse de Rossano, qui sont aimés du peuple, viendront s’établir au palais Pamphile. Ils veilleront au déblayement de la place, à l’achèvement de l’église. Leur présence dans ce lieu en éloignera les rassemblements tumultueux qui s’y forment habituellement ; et enfin, votre sainteté, s’étant assurée de la personne de l’accusée et faisant instruire son procès, on sera bien forcé d’attendre patiemment.

L’opinion d’Azzolini parut si sage au pape, qu’il envoya presque aussitôt à dona Olimpia l’ordre de sortir de Rome sous deux jours. Dom Camille, qui n’était pas dans les secrets de cet exil, craignant, ainsi que toute sa famille, que cette peine n’entraînât immédiatement le séquestre de leurs biens, courut chez le pape pour lui demander audience. Mais Azzolini, qui était en ce moment avec le pontife, fut chargé de dire au prince « que sa sainteté avait résolu de ne voir personne de la maison de madame sa mère avant qu’elle ne fût sortie de Rome, conformément à l’ordre qui lui en avait été donné. » Quelques mots d’amitié que le cardinal ajouta à cette réponse officielle calmèrent les inquiétudes du prince et le décidèrent à engager sa mère à partir.

Pour éviter les injures et les violences que le peuple, instruit de cette nouvelle, se proposait de prodiguer à dona Olimpia au moment de sa sortie de Rome, dom Camille, que le malheur de sa mère rendait plus tendre envers elle, prit soin de la faire sortir de son palais la veille du départ. Il monta avec elle dans une voiture de louage dont les portières étaient fermées, et parvint ainsi à la faire sortir de Rome sans qu’elle ni lui fussent reconnus. Le même soir ils s’arrêtèrent à Monte-Rosi, où ils étaient convenus de se reposer, pour que dona Olimpia y reçût les adieux de toute la famille. Les princes et princesses Justiniani, Ludovisi et de Rossano ne tardèrent pas à les rejoindre, et quoiqu’il y eût certainement quelque chose de sincère dans les consolations que les enfants donnèrent à leur mère, ainsi que dans les regrets qu’exprima dona Olimpia de les quitter, la plus grande partie de cette entrevue fut toutefois employée à chercher et à recommander les moyens d’empêcher le séquestre des biens, et de rendre l’instruction du procès aussi longue et aussi difficile que l’on pourrait.

Le cardinal Maldachini fut le seul de la famille qui ne vit pas sa tante en cette occasion. Le caractère de dona Olimpia lui faisait horreur.

Un assez bon nombre des amis de la princesse de Saint-Martin vinrent aussi à Monte-Rosi pour lui faire leurs adieux. Les Barberins ne se sentirent pas assez de courage pour risquer le ressentiment du pape en allant accomplir ce devoir, et de tout le sacré collège, parmi lequel il y avait un bon nombre de cardinaux qui s’étaient enorgueillis, sous le règne d’Innocent X, de l’accueil et des grâces que leur faisait dona Olimpia, il n’y eut que Gualtieri et Azzolini qui voulurent la voir à ce moment suprême.

En serrant leurs mains, la princesse de Saint-Martin éprouva un sentiment de joie intérieure qui lui avait toujours été inconnu. Ce ne fut qu’un éclair ; mais enfin son front, déjà chargé d’années, se dérida un moment ; son cœur s’épanouit, et elle apprit ce que vaut un témoignage d’amitié, donné non-seulement sans intérêt, mais en face d’un danger. Elle versa des larmes qui lui furent douces.

Il y eut entre les deux éminences et elle une longue conversation, où on lui traça la conduite qu’elle devait suivre. Azzolini surtout lui fit sentir de quelle importance il était pour elle qu’elle se fît oublier et qu’elle laissât à sa famille, et particulièrement au prince son fils, le soin de toutes ses affaires. Sans lui révéler entièrement les promesses que le pape avait faites au conclave, et ses intentions bienveillantes envers les deux familles Pamphile et Barberine, il lui fit entendre qu’avec de la patience et une grande discrétion de sa part, on parviendrait à assoupir l’affaire du procès. On se sépara ; les parents et les amis rentrèrent dans Rome, et dona Olimpia, conduite par son fils, ne tarda pas à arriver à Viterbe.

Cependant le pape avait déjà chargé une congrégation d’examiner les plaintes portées contre dona Olimpia pour régulariser l’instruction de son procès, lorsqu’un malheur aussi terrible qu’inattendu vint frapper Rome, ainsi que presque toute l’Italie. La peste se déclara tout à coup dans cette ville et y répandit la consternation et la mort. Les progrès du mal furent si rapides et l’épouvante si grande, que tout ce qu’il y avait de personnes éminentes et riches s’enfuirent. Un grand nombre d’églises restèrent désertes ; les écoles, les tribunaux furent fermés. On cerna le faubourg du Transtevere avec des palissades, et l’île de Saint-Barthélemi, sur le Tibre, fut transformée en un vaste hôpital, où les malfaiteurs étaient chargés de transporter les malades. Comme il arrive presque toujours pendant ces calamités, des malveillants voulurent en profiter pour conspirer contre le peu d’ordre qui régnait encore. La reine Christine de Suède, qui était à Rome depuis quelque temps, ayant donné congé à un corps de troupe espagnole qui lui servait de gardes, avait excité la haine d’une certain Adrien Velli, valet de chambre de l’ambassadeur du roi d’Espagne. Ce Velli trama un vaste complot, au moyen duquel lui et ses complices se proposaient de mettre le feu à plusieurs magasins de Rome, de saccager la ville, et enfin de faire la reine Christine et le pape prisonniers, le tout pour venger le prétendu tort fait par cette princesse à la garde espagnole.

La veille du jour où cette conspiration devait éclater, la princesse de Rossano, qui, ainsi que le prince son mari, n’avait pas voulu quitter Rome pendant le danger, reçut les aveux d’un homme du peuple, qui vint lui découvrir le projet et les noms de ses complices, en se mettant sous sa protection et demandant sa grâce. La princesse fit aussitôt prévenir le pape et la reine du danger qu’ils couraient, et malgré tout ce que le fléau qui régnait dans la ville pouvait présenter d’effrayant, elle et son mari rassemblèrent le peu de troupes qu’ils purent trouver, et allèrent saisir les conjurés ainsi que les armes qu’ils avaient mises en dépôt, près de Saint-Sylvestre du Quirinal, et à Saint-Charles des Quatre-Fontaines. Le pape eut peur et voulut s’enfermer avec les cardinaux dans son palais. Mais dom Camille et sa femme, qui par leur fermeté s’étaient rendus maîtres des principaux conjurés et de leurs armes, arrivèrent au Vatican au moment que le pontife méditait cet acte de faiblesse. Dom Camille s’efforça de lui faire changer de résolution en l’assurant que cette conduite timide ranimerait l’audace des malfaiteurs. Depuis longtemps déjà il s’épuisait en raisonnements auprès du pape, lorsque la princesse de Rossano se tournant vers Sforza, Azzolini, Aldobrandini, Maldachini, et quelques autres cardinaux qu’elle connaissait pour des hommes résolus : « Allons, allons, éminences, leur dit-elle, le temps presse, ne le perdons pas en paroles. Que ceux de messieurs les cardinaux qui n’ont peur ni de la peste ni des conjurés veuillent bien se montrer dans la ville, et leur présence fera rentrer tout dans l’ordre. » Cette allocution faite par la princesse dont on connaissait déjà la conduite courageuse, entraîna presque tous les cardinaux. Dom Camille descendit pour disposer les troupes qui l’attendaient à la porte du palais, et lorsque le pontife vit que presque tout le sacré collège se mettait en marche, il se décida à ne point l’abandonner. Escorté d’une faible troupe que dirigeaient dom Camille et la princesse, le pape entouré des cardinaux, après avoir traversé une partie de la ville à pied, entra dans Sainte-Marie-Majeure, où il fit une prière, puis parcourut de la même manière d’autres quartiers de Rome au retour, recommandant le courage aux malades, donnant sa bénédiction au peuple, et rendant aux habitants de Rome la confiance en son gouvernement, que le projet de quelques criminels furieux avait failli leur faire perdre.

On s’explique facilement qu’au milieu de calamités et de désordres de cette espèce, l’instruction du procès de dona Olimpia fut interrompue, oubliée même, comme toutes les affaires de ce genre. Lorsque la contagion commença à faire moins de ravage, et que les esprits purent reprendre quelque liberté, les deux souvenirs qui restèrent gravés dans la mémoire des Romains furent la faiblesse du pape et le courage héroïque qu’avait montré la princesse de Rossano. De toutes les grandes dames, c’était la seule qui n’eût pas quitté Rome ; car la reine Christine elle-même, après la conjuration de Velli, en était sortie pour passer en France. Aussi l’épouse de dom Camille était-elle devenue l’idole des Romains.

Cependant la peste étendait ses ravages sur bien d’autres lieux, et Viterbe fut un de ceux qui eut le plus à en souffrir. Dona Olimpia, reléguée dans cette ville, n’osait enfreindre les ordres du pape en en sortant sans permission. Épouvantée cependant par les progrès de la maladie, elle envoya un exprès à Alexandre pour lui demander la faveur d’habiter son château de Saint-Martin, situé dans la campagne, à quelque distance de Viterbe. Le pape, qui avait encore plus peur qu’elle en ce moment, fit droit à la requête, sans savoir même ce qu’on lui demandait, et la princesse s’enfuit en toute hâte dans un lieu où elle se flattait, mais bien vainement, de se soustraire à l’influence d’un air qui régnait dans toute l’Italie en ce moment. Son domestique avait déjà été fort diminué à Viterbe par la maladie, et ce ne fut pas sans peine qu’elle put rassembler suffisamment de serviteurs pour la suivre à sa nouvelle habitation. Mais elle ne tarda pas à se repentir du parti qu’elle avait pris, car il sembla que la peste s’acharnait avec une fureur particulière au château de Saint-Martin. Les chevaux furent frappés les premiers ; aussi après quelques jours, tout moyen de transport étant devenu impossible, on ne put plus renouveler les provisions, en sorte que les habitants du château de Saint-Martin furent tout à la fois exposés à la maladie et à la famine. La terreur s’empara de tous les gens de service. Femmes et hommes, ceux d’entre eux au moins qui n’étaient point encore atteints du mal, s’évadèrent durant la nuit, en profitant du désordre qui régnait pour dérober quelque objet précieux qui leur tînt au moins lieu de leurs gages. Il ne restait plus au château que quatre personnes, dona Olimpia et deux servantes, toutes trois déjà malades, puis un valet d’écurie, qui jusque-là ayant échappé à toute influence morbide, faisait à lui seul le service de la maison. Un soir, après avoir barricadé soigneusement les portes d’entrée et s’être mis au lit, il fut pris avec tant de violence par la maladie, qu’il ne se releva plus, et mourut le jour suivant, dans un corps de logis assez éloigné du palais. Douze heures après, les deux servantes éprouvèrent le même sort, tellement que dona Olimpia, déjà malade, alitée, enfermée seule dans sa chambre, survécut à toute sa maison.

Dieu seul a pu savoir les tortures que cette femme éprouva, lorsque criant en vain dans son palais pour être assistée, elle vit s’approcher la mort, sans avoir pour soutien et consolation ni les secours spirituels, ni la main d’un parent, pas même celle d’un serviteur.

Partout alors chacun était tellement préoccupé du soin de sa conservation personnelle, que le bruit de cet accident ne parvint à Rome qu’un mois après. Dom Camille, dès qu’il l’apprit, vint en toute hâte à Saint-Martin pour rendre les derniers honneurs à sa mère. On fut obligé d’enfoncer les portes du palais, qui étaient resté barricadées, et l’on prit toutes les précautions sanitaires pour pénétrer dans cette demeure de mort. Le prince, qui depuis plusieurs mois remplissait à Rome les fonctions de commissaire de santé, avec le prélat Rasponi, dirigea tous les détails de cette opération dangereuse. On alluma de grands feux dans les cours, dans les péristyles et jusque dans les appartements, à mesure que l’on y pénétrait. Tous les objets inutiles, ou dont on avait lieu de redouter le contact, furent brûlés, et l’on redoubla de précautions en entrant dans la chambre de dona Olimpia. Son corps, déjà défiguré par la putréfaction, était gisant à terre ; et à juger par l’attitude qu’il avait conservée, on pouvait présumer que la princesse était tombée dans un trajet qu’elle avait l’intention de faire dans sa chambre. On la trouva non loin d’un secrétaire demeuré ouvert. Elle était entourée d’une couverture dont elle paraissait s’être servie comme d’un refuge pour mourir, car ses bras croisés sur la poitrine étaient encore engagés dans les replis de son enveloppe.

Ce serait une narration longue et trop repoussante que de dire en détail les soins étranges qu’il fallut prendre pour dégager le cadavre de cette femme de tout ce qui l’entourait. Le prince, aidé de deux personnes de confiance, accomplit ce pénible devoir avec autant de prudence que de courage. Mais au moment où le corps de dona Olimpia fut soulevé pour être placé sur un brancard, la tête, entraînée par son propre poids, étant venue à tomber de côté, il s’échappa de la bouche quatre énormes diamants que la défunte y avait introduits, probablement pour les soustraire à la rapacité des étrangers après sa mort. Le prince, qui connaissait ces pierres, dont la valeur s’élevait au moins à six cent mille francs, les recueillit dans un vase. Ce fut un spectacle étrange que l’éclat de ces diamants s’échappant tout à coup de ce cadavre informe, et il sembla que dona Olimpia, dont toutes les pensées, toutes les actions durant sa vie, n’avaient été employées qu’à amasser des richesses, ne rendît l’âme qu’à ce moment.

Dom Camille fit transporter le corps de sa mère à Viterbe, où il le fit déposer dans l’église, pour attendre que des circonstances plus opportunes lui permissent de lui faire élever un tombeau dans l’église de Sainte-Agnèse, où elle avait toujours témoigné le désir d’être enterrée.

ÉPILOGUE.

Les événements de ce monde s’enchaînent tellement, qu’il est rare d’y surprendre l’apparence d’un dénoûment ; aussi l’auteur de Dona Olimpia ne se fera-t-il aucun scrupule d’avouer que, sans la mort de son héroïne, il eût été fort embarrassé de mettre un terme à son ouvrage. Mais la belle-sœur d’Innocent X, en mourant, a coupé le récit de l’historien, à qui il ne reste plus, pour s’acquitter complétement envers ses lecteurs, qu’à donner quelques renseignements sur certains personnages accessoires, auxquels on aura pu prendre intérêt.

De toutes les distractions propres à détourner le cours ordinaire des passions humaines, les calamités publiques et la peste en particulier sont les plus puissantes. Malgré l’acharnement avec lequel ceux qui avaient été maltraités par dona Olimpia accumulaient les charges contre elle, et demandaient qu’on lui fît son procès, ces accusateurs furent ébranlés dès que le terrible fléau, arrivant de Sardaigne, eut frappé Naples et vint fondre sur Rome. Toutes les haines s’engourdirent. La fermeture des tribunaux, l’une des premières conséquences de la peste, aurait déjà ôté toute occasion de s’occuper de l’affaire de la belle-sœur d’Innocent X, quand bien même le mal que chacun redoutait et les émeutes qui en rendaient le danger plus imminent encore, n’auraient pas jeté la confusion et la terreur dans tous les esprits. Bref, le sentiment de la peur étouffa celui de la vengeance, et l’on fut trop occupé de sauver sa vie pour s’inquiéter des intérêts de sa fortune.

De plus, parmi les deux ou trois cent mille personnes qui succombèrent au mal dans le royaume de Naples et les états romains, il y en eut bon nombre dont les poursuites judiciaires contre dona Olimpia furent mises à néant par le fait même de leur mort. On doit encore faire observer que la fin terrible de cette femme, regardée généralement comme une punition du ciel, calma beaucoup la populace de Rome, qui, certaine que dona Olimpia ne pourrait plus désormais spéculer sur les revenus de l’état, s’embarrassait fort peu de l’instruction d’un procès dont elle n’avait rien à espérer. Il arriva aussi que le haut clergé et la noblesse, deux classes chez lesquelles la haine contre dona Olimpia était plus persistante, parce qu’elle était plus raisonnée, se sentirent cependant ébranlées dans leur ressentiment par la crainte de blesser des personnes dont elles prévoyaieni déjà qu’il fallait ménager l’appui. Et en effet, la princesse de Rossano et dom Pamphile son mari, héritiers de dona Olimpia, et si intéressés par cela même à ce que toute la procédure fût oubliée, étaient non-seulement devenus les idoles du peuple, à qui ils avaient prodigué les soins et les aumônes pendant la peste, mais commandaient encore le respect et l’admiration des grands et des riches dont ils avaient préservé les biens en maintenant l’ordre dans Rome pendant la durée du fléau, et au milieu des soulèvements populaires.

Le pape lui-même, malgré le désir sincère qu’il avait de mettre au jour les crimes dont dona Olimpia était accusée, se sentit moins empressé de faire rendre des comptes aux héritiers de cette femme, quand le mal qui avait pesé sur ses peuples devint moins rigoureux. Si Alexandre VII avait fléchi un instant, il faut lui rendre cette justice, qu’il obéit à ceux qui rallumèrent le courage dans son cœur, et que du moment qu’il fut allé prier à Sainte-Marie-Majeure, il ne cessa plus de déployer un zèle et une activité infatigables pour le soulagement de ses sujets. On put même reconnaître en cette occasion qu’il n’avait pas une âme ordinaire ; car loin de se sentir offensé de la conduite de la princesse de Rossano et de dom Pamphile, il leur sut gré au contraire de ce qu’ils l’avaient remis dans une voie dont il n’aurait jamais dû s’écarter ; alors son cœur de souverain se sentit suspendu entre l’obligation de punir la coupable Olimpia, et sa juste intention de récompenser les généreux héritiers de cette femme.

Forts de leur position, dom Pamphile et madame de Rossano surent en profiter avec autant d’habileté que de prudence. Depuis que, durant la peste, le prince avait eu l’occasion de montrer ses belles et brillantes qualités, ce n’était plus le même homme. Confiant en ses propres forces et certain de ce qu’il valait, l’affection si vive que lui avait inspirée sa femme s’était ranimée, et cette dame elle-même était redevenue fière d’un époux à qui elle avait vu reprendre son rang. Tous deux habitant le palais de la place Navone, hâtaient l’achèvement de l’église de Sainte-Agnèse, employaient une foule d’ouvriers, et distribuaient d’abondantes aumônes dans les diverses paroisses de Rome. On ne manquait pas d’associer le jeune don Juan à tous ces actes de splendeur et de bienfaisance, et il se passait peu de jours sans que la princesse et son fils ne reçussent les remercîments et les bénédictions du peuple en parcourant les rues.

À ces actes extérieurs, la princesse joignait toutes les précautions que la plus exquise politesse et la conduite la plus habile pouvaient inventer pour attirer dans l’intérieur de son palais les grandes familles romaines et les hommes les plus considérables de la cour. Depuis la cessation de la peste, et pour mettre une ligne bien tranchée entre les souvenirs que l’on conservait de sa belle-mère et ses propres habitudes, elle s’était imposé la loi de ne solliciter aucune audience du pape, n’ignorant pas que cette réserve lui assurait toutes les grâces, qu’il lui était d’ailleurs si facile de faire demander par son époux, devenu l’un des conseillers habituels du saint-père.

Comme il arrive toujours après les grandes calamités, les habitants de la ville de Rome sentirent le besoin impérieux de se livrer à toute espèce de plaisirs dès que la peste eut cessé, et la princesse de Rossano faisant tourner cette disposition au profit de ses desseins, donna des fêtes magnifiques dans le palais Pamphile, où elle attira ceux même des grands qui s’efforçaient encore de récriminer contre dona Olimpia. Plusieurs furent apaisés par des grâces inattendues ou des espérances qui ne pouvaient manquer d’être réalisées ; d’autres se laissèrent convaincre par des raisonnements plus spécieux que justes. L’espoir d’être protégé par le prince Pamphile et madame de Rossano, si bien en cour, en rendit plus d’un circonspect ; et enfin l’impossibilité à peu près démontrée de restituer régulièrement ce qui avait été pris et détourné par dona Olimpia, jeta un doute et une hésitation dans les esprits, que le temps ne fit qu’accroître.

François et Antoine Barberin, si vivement intéressés dans cette affaire, suivaient attentivement ce refroidissement de la haine publique, et pour l’augmenter encore usaient de l’influence qu’ils avaient à la cour et près des grands, pour présenter, en l’exagérant, le danger qu’il y a toujours à revenir sur ce qui est accompli.

On fit courir un précis des charges intentées contre dona Olimpia. À cette pièce, émanée de la cour apostolique, le prince Pamphile opposa un plaidoyer en faveur de sa mère, qu’il fit composer par un célèbre avocat ; puis aux invectives violentes des parties lésées par feu la princesse de Saint-Martin, succéda le bavardage des hommes de lois ; en sorte qu’au bout de huit jours, chacun s’étant obstinément emparé d’un des incidents de l’affaire, il arriva que le public ne comprit plus rien au fond de la question. Cet embrouillement prémédité, conduit avec beaucoup d’art, eut un grand succès, et il ne tarda pas d’arriver que le plus grand nombre des plaignants, fatigués des démarches et des dépenses qu’ils étaient forcés de faire à Rome, cessèrent leurs poursuites, et finirent par quitter la ville.

Tel était l’état du procès de dona Olimpia, après deux ans de règne du nouveau pape. Jusque-là Alexandre VII, fidèle à sa promesse de détruire les abus du népotisme, avait tenu loin de lui ses parents. Mais, changeant tout à coup de résolution et de conduite, il fit venir de Sienne son frère Mario, puis le fils de celui-ci, Flavio Chigi, qu’il combla presque aussitôt d’honneurs, de charges et de biens, sans préjudice des faveurs qu’il distribua encore à une foule de gens de sa famille. En somme, Alexandre VII, si austère, si rigide d’abord, usa bientôt des deniers publics avec aussi peu de ménagement et de délicatesse que ses prédécesseurs, et s’il en employa noblement une partie à enrichir la bibliothèque du Vatican, et à bâtir le péristyle circulaire qui forme la grande place de la basilique de Saint-Pierre de Rome, on eut à lui reprocher à sa mort la fortune énorme qu’il laissa faire à ses parents, et onze gabelles ajoutées à celles qui étaient déjà établies sous son prédécesseur Innocent X.

Mais l’arrivée de son frère et de son neveu à la cour est le point important à notre histoire. De ce moment, Alexandre VII sentit combien il serait ridicule à lui désormais de poursuivre l’instruction du procès de dona Olimpia ; et les familles Pamphile et Barberine, rassurées tout à coup par la faiblesse du pape envers les siens, ne doutèrent plus alors qu’elles jouiraient paisiblement des héritages que leurs oncles Urbain VIII et Innocent X leur avaient laissé amasser. D’abord on cria beaucoup ; on jasa ensuite, puis l’orage se calmant peu à peu, le tout se termina par des chansons et des pasquinades, et au résultat, la volonté de dona Olimpia fut faite ; sa famille, sa maison, ainsi que celle des Barberins, demeurèrent en puissance d’énormes richesses, quoiqu’elles les eussent si injustement acquises.

On n’a point oublié sans doute la vieille sœur d’Innocent X. Dona Agathe mourut un an après son frère. Depuis l’affaire des legs faits par Innocent, elle n’avait plus cessé d’être en querelle avec le prieur de son couvent. À la suite d’une altercation qu’elle eut avec cet ecclésiastique, elle se rompit un vaisseau dans la gorge, et mourut presque subitement.

Un homme dont il a été fort peu question depuis son élévation au cardinalat, Maldachini, le neveu de dona Olimpia, n’est cependant pas si insignifiant que les personnes de la cour de son oncle ont pris soin de le faire croire. Si l’éclat de son rôle dans cette histoire en a souffert quelque peu, ce n’est pas une raison pour omettre de faire connaître la droiture de son caractère. À peine le cardinal Maldachini eut-il l’occasion de connaître la conduite de sa tante, qu’il ne put la voir sans horreur, et il resta habituellement éloigné d’elle. Entièrement attaché à ses devoirs ecclésiastiques, n’usant de son élévation et de ses richesses que pour secourir les pauvres et les malheureux, il fournit une carrière obscure, mais on ne peut plus honorable. Il alla en France, où il passa plusieurs années. Louis XIV l’aimait, se plaisait à le voir, et plus d’une fois ce souverain lui fit sentir la puissance de sa protection jusque dans Rome, en exigeant, par l’intermédiaire de son ambassadeur, que l’on rendît au cardinal Maldachini des prérogatives qu’on lui disputait injustement. Maldachini était un honnête homme, et cette distinction, si rare de son temps, mérite d’être signalée.

Le cardinal Cecchini, dataire sous Innocent X, celui qui laissa faire à Mascambruno, placé sous ses ordres, toutes les infamies qui le conduisirent à l’échafaud ; Cecchini était aussi un honnête homme ; mais il manqua de force à ce point qu’il risqua d’être confondu avec le plus vil coquin. Il porta la peine de cette faute. Quoique l’aveugle confiance d’Innocent X accordait au sous-dataire ne permît réellement pas à Cecchini de surveiller les actes.de son subordonné, le pontife ne put cependant s’empêcher de punir celui qui était ostensiblement responsable des actes passés à la daterie. Il le mit en quelque sorte en prison dans son propre palais, lui interdisant le droit d’assister aux consistoires, aux congrégations et aux cérémonies de la cour. Cecchini en éprouva une honte qui flétrit son âme et affaiblit sa raison. Presque toutes les nuits il se réveillait en sursaut, croyant entendre le bruit d’une hache tombant avec violence sur un billot.

Parmi tous les scandales de cette époque, l’élévation de Rasponi au cardinalat, sous Alexandre VII, ne fut pas un des moins éclatants. On se souvient non-seulement des services que cet homme, étant prélat, rendit à la famille Pamphile, mais aussi des complaisances criminelles qu’il eut en favorisant plus tard les opérations frauduleuses de dona Olimpia. Cependant, malgré ces grands défauts, Rasponi était un de ces hommes habiles, actifs, intelligents, dont les talents incontestables, dont l’énergie de caractère et la suite de leurs idées font honte à la paresse et au défaut d’énergie si commun chez ceux qui ne sont que vulgairement honnêtes. Signalé pour avoir prêté les mains aux exactions les plus affreuses, désigné dans Rome par le titre de sangsue du peuple, Rasponi sut toutefois remplir avec tant de talent les emplois dont il fut successivement revêtu, qu’il put braver les clameurs publiques, se rendre utile aux grands, gagner enfin la confiance d’Alexandre VII, et servir l’état. D’abord auditeur du cardinal François Barberin, puis de Flavio Chigi, il s’éleva bientôt à l’emploi d’abréviateur de la daterie, devint référendaire de l’une et l’autre signature de cet office, puis secrétaire de la Consulta et avocat du saint-office. Enfin, pendant la peste qui affligea Rome, ayant été nommé secrétaire de la congrégation de santé, par Alexandre VII, il déploya en cette occasion autant de talent que de courage. Ce fut lui qui, de concert avec le prince Pamphile et la princesse de Rossano, maintint l’ordre dans la ville et arrêta les progrès du mal. Aucune fatigue ne put le vaincre, aucun danger ne l’arrêta ; aussi lorsque la contagion cessa, fut-il du petit nombre de ceux que le peuple bénit. Quelque temps après, lors de la fâcheuse affaire de la garde corse qui insulta l’ambassadeur de France, et quand les relations entre Alexandre VII et Louis XIV étaient devenues si difficiles, Rasponi fut un de ceux qui s’employèrent avec le plus de zèle pour apaiser ce différend. Deux fois il fut envoyé en France ; et en dernier lieu, en sa qualité de plénipotentiaire pontifical, il régla toutes les contestations qui s’étaient élevées entre le pape et le monarque français.

En voyant figurer dans le même temps et pendant les mêmes règnes Cecchini et Rasponi, dont les instincts étaient si contraires, on ne peut s’empêcher de méditer profondément sur la destinée de ces deux hommes, dont l’un, sincèrement honnête, servit cependant d’égide aux gens les plus vicieux, tandis que l’autre, perdu d’abord dans l’opinion publique, finit par se rendre utile à son souverain et même à son pays. La faiblesse gâte les plus belles qualités ; l’énergie rachète bien des défauts.

Le lecteur a pu apprécier ce qu’il y avait de fort et de faible dans la conduite du cardinal Decio Azzolini ; ce fut l’homme parfait pour son siècle et son pays. Très-intelligent, spirituel et instruit, gracieux dans ses manières, modéré jusque dans ses vices, qu’il sut toujours couvrir sous un voile d’élégance, Azzolini fut prêtre fort médiocre, politique très-délié, poète et érudit amusant, et l’un des courtisans les plus naturellement habiles que l’Europe moderne ait produits.

Alexandre VII, qui n’oublia jamais ce que ce cardinal avait fait pour lui en conclave, ne cessa pas de lui donner des témoignages de sa reconnaissance ; il le combla de toutes les faveurs qui s’accordaient avec sa dignité. Au surplus, ce ne fut pas le seul souverain dont Azzolini eut à se louer, car outre plusieurs autres pontifes auprès desquels il fut en faveur, il devint le courtisan, le favori et enfin l’héritier de la reine Christine de Suède. On rapporte que dans les premiers temps du séjour de cette princesse à Rome, comme elle était venue à Saint-Louis des Français pour entendre la messe, elle hésita au moment de descendre de carrosse, tant le pavé était sale et humide ; et l’on ajoute qu’Azzolini voyant l’embarras de la reine, détacha aussitôt son manteau, qu’il étendit sur le pavé pour que la princesse pût marcher à pied sec. Cette galanterie, renouvelée de celle que sir Raleigh fit à Élisabeth d’Angleterre, devint, assure-t-on, l’origine de la longue faveur dont Azzolini jouit auprès de Christine. Avec des goûts aussi variés que ceux de cette femme singulière, Azzolini était sans contredit l’homme le plus propre à les satisfaire. Versé dans la connaissance du droit divin et humain, orateur, poète, érudit, antiquaire, homme du monde et fort agréable de sa personne, Decio Azzolini devint pour la reine, comme elle le dit dans une de ses lettres : « Le plus grand homme et le plus grand cardinal du monde. » Ce qui est certain, c’est que son amitié pour lui ne se démentit jamais, et que dans son testament qu’elle fit à Rome en date du 1er  mars 1689, on y trouve cette clause : « Nous instituons pour notre héritier universel le cardinal Decio Azzolini, à qui nous devons ce témoignage d’affection, d’estime et de gratitude, en raison de ses incomparables qualités, de l’excellence de ses talents et des droits qu’il s’est acquis à notre amitié pendant tant d’années. »

Parmi les hommes qui ont fait beaucoup de bruit et dont on ne se souvient plus, Azzolini est peut-être celui qui a joui de son vivant de la célébrité la plus éclatante. Il fut successivement le courtisan chéri de cinq papes : Innocent X, Alexandre VII, Clément IX, Clément X et Innocent XI. Après trente ans de cardinalat, il mourut dans sa soixantième année, comblé d’honneurs, de richesses, et environné d’une auréole de gloire, sur l’éclat et la durée de laquelle ses contemporains ainsi que lui se sont fait bien des illusions. Le mot de dona Olimpia sur lui : « C’est un aigle, » avait fait fortune, et les admirateurs d’Azzolini, non contents de toutes les louanges verbales qu’ils lui prodiguaient, lui décernèrent encore deux médailles. Sur l’une on lit ces mots : « Expertus fidelem, » et sur l’autre, qui porte d’un côté son effigie, on voit au revers un aigle tenant une étoile dans ses serres et regardant le soleil, avec cet exergue : « Imperium a sole. » Monuments de flatterie contemporaine qui démontrent combien il est insensé de confondre la célébrité avec la véritable gloire.

Rospigliosi, que l’on n’a vu qu’un instant lorsqu’il remplissait les fonctions de secrétaire d’état auprès d’Alexandre VII, devint son successeur au trône pontifical sous le nom de Clément IX.

On a sans doute pressenti quelle fut la fin de Flaminia. Saisie par une fièvre ardente, avant même qu’elle eût achevé de rendre les derniers honneurs funèbres à Innocent X, elle se fit transporter dans une des chambres hautes du palais Pamphile, où elle mourut trois jours après, dans les sentiments de la plus fervente piété, mais refusant toujours les visites de dona Olimpia.

Son fils, Virginio de Amatis, la suivit de près au tombeau. Frappé de la peste l’un des premiers, il succomba à ce mal.

Les deux prélats Segni et Scotti, qui avaient recherché et préservé les restes d’Innocent X avec tant de piété, éprouvèrent un sort à peu près semblable. Tous deux moururent victimes du zèle qu’ils déployèrent en soignant les malades et en visitant les malheureux pendant la peste.

L’abbé Segni, après avoir instruit le pape de tout ce qu’il avait appris à Genève, avait été bien moins contrarié de ne pas recevoir alors du pontife un témoignage de reconnaissance pour le dévouement qu’il avait montré, qu’il ne se sentit chagriné intérieurement de ce que ses avertissements n’avaient eu aucune influence sur la conduite d’Innocent à l’égard de sa belle-sœur. Segni était aussi de ces âmes honnêtes, mais excessivement susceptibles, que les difficultés découragent promptement, et qui se replient toujours trop tôt sur elles-mêmes. Vainement Pancirole, qui l’avait jugé inhabile aux affaires, lui avait-il fourni les moyens d’entrer en prélature, pour qu’il se fît au moins une carrière ecclésiastique ; Segni ne sut même pas profiter de cet avantage, et toujours intimidé par la hardiesse et l’activité de ceux qui se trouvaient dans la même voie que lui, il resta en arrière, devint chaque jour plus lent, plus timide, et finit par se faire un mérite de son apathie, en se disant qu’il se résignait à son sort. Il aimait l’étude, se livrait avec passion à celle des antiquités, et les charmes qu’il goûtait à ces occupations solitaires ne tardèrent pas à le dégoûter complétement de la vie active qu’il lui eût fallu mener pour parvenir aux honneurs et à la fortune. Cependant Innocent X se souvint de lui, et voulant l’attacher à sa personne, il lui donna la charge de majordome dans son palais. Mais en lui accordant cette faveur le souverain ne prétendait pas se donner un mentor, et malheureusement Segni ne sentit pas qu’il acceptait un emploi qu’on ne pouvait remplir à la satisfaction du maître qu’en devenant sourd et muet comme les murailles. Ce n’est pas que le majordome se permît jamais d’exprimer aucune plainte ; car son tort, au contraire, fut de ne rien dire, mais il laissait deviner par son expression et ses réticences les observations critiques qui lui venaient à l’esprit. Lorsque après la triste affaire des médailles présentées par Astalli, dona Olimpia s’étant exilée momentanément de la cour, eut enfin repris ses habitudes dans le palais pontifical, l’un de ses premiers soins fut de persuader à son beau-frère que Segni était un témoin dangereux qu’il fallait éloigner. Innocent céda d’autant plus volontiers que dona Olimpia ne manqua pas de donner au renvoi du serviteur toutes les apparences d’une faveur nouvelle ; et sous prétexte de lui procurer un loisir qu’il pourrait consacrer à ses études chéries, elle lui fit avoir un canonicat à Saint-Pierre. Les inclinations littéraires de Segni lui firent considérer ce changement d’une manière favorable ; et en effet, monseigneur Segni travaillait depuis longtemps à un ouvrage sur les Thermes romains, lorsque, attaqué de la peste, la mort, le surprit avant qu’il ait pu mettre ses savantes recherches en ordre.

Segni était un homme de bien. Il était du grand nombre des gens qui, dans un temps prospère, et sous le règne d’un souverain juste, mais ferme, concourent, par l’exercice des emplois inférieurs, à consolider et à maintenir l’ordre dans un état. Mais quand la corruption morale et politique est grande, lorsque le prince lui-même agit d’une manière vague et incertaine, toutes ces volontés faibles, tous ces talents douteux des particuliers même les plus honnêtes, demeurent inutiles. Ce sont autant de petits ruisseaux purs et fécondants qu’on laisse perdre, faute d’un système d’irrigation assez savamment établi pour qu’après avoir fertilisé les champs qu’ils traversent, ils aillent encore augmenter le canal principal dont ils doivent accroître sans cesse les eaux.

L’un des plus importants devoirs d’un souverain, quoique le plus ordinairement négligé, est de rechercher, d’appuyer et d’exalter le vrai mérite ; de s’emparer surtout des âmes honnêtes pour les investir politiquement d’une force de volonté que le ciel ne leur a pas toujours départie. C’est une faiblesse impardonnable dans le chef d’un état que de céder quelque chose de sa puissance à l’intrigue, et même au talent quand il n’est pas dirigé par des motifs purs. La plupart des hommes ont des inclinations honnêtes ; ce qui leur manque presque toujours, c’est l’énergie, ce sont les vertus dont les institutions et la volonté de ceux qui gouvernent peuvent cependant les armer. Certes, un juge exerce une puissance dont la vingtième partie ne lui est peut-être pas personnelle ; et l’expérience démontre journellement que quelques hommes d’un courage douteux, mais incorporés dans une troupe dont la bravoure a été éprouvée, s’assimilent à tous ceux qui les entourent. L’exemple d’un souverain a d’ailleurs tant d’empire, qu’il lui serait possible de mettre les vertus à la mode. Le grand tort d’Innocent X, naturellement honnête et porté à la justice, est d’avoir précisément fait le contraire ; aussi aura-t-il à répondre des Cecchini, des Segni et de tant d’autres de ses sujets, dont les âmes honnêtes ont été suffoquées au milieu de l’atmosphère viciée de son règne.

Depuis que Milton a laissé percer que Satan est plus intéressant que les bons anges, l’étoile des honnêtes gens a pâli dans tous les livres. Cependant malgré la préférence marquée que l’on accorde aux mauvais sujets, surtout aujourd’hui, l’auteur de cette histoire n’aura pas la lâcheté d’abandonner les braves gens qui figurent dans son récit. Quelque insignifiant, quelque ennuyeux même qu’ait pu paraître M. de Beauvoir, on ne peut l’oublier, car ce fut un homme dont l’âme était pure comme le diamant. Outre sa candeur et sa probité, qui ont pu nuire à l’effet dramatique de son personnage, il a encore eu le désavantage de faire son apparition à travers un voile mystérieux qui aura monté l’imagination des lecteurs trop amoureux du romanesque. On s’attendait à voir le jeune Français mêlé aux intrigues de la cour de Rome et jouant un rôle important dans cette ville. Il en fut tout autrement ; et fort heureusement pour lui, au moins, les Azzolini, les Gualtieri, les Rasponi, les Mascambruno et les Olimpia lui inspirèrent une horreur invincible qui le tint toujours écarté du monde et le fit prendre par tous les habiles du temps pour un niais. Or il est bon que l’on sache comment notre jeune Français, à qui ce reproche ne convenait nullement, se l’était cependant attiré.

On n’a point oublié le motif de son départ pour l’Italie, non plus que les détails de son voyage avec l’abbé Segni, qui, outre les dépêches qu’il devait porter à Rome, avait été chargé par le cardinal Mazarin de passer par Genève pour prendre le collier destiné à dona Olimpia, en remercîment de l’élévation de son frère au cardinalat.

Tous deux, l’abbé Segni et M. de Beauvoir, ainsi que le joaillier de Genève, étaient signalés d’avance sur la route et à Rome, en sorte que les trois voyageurs s’étant trouvés de connaissance à leur insu, furent accueillis à la porte du Peuple par quelqu’un chargé de conduire chacun d’eux à sa destination marquée dans la ville. Mascambruno s’empara du Genevois, comme on l’a vu ; l’abbé Segni fut dirigé vers le secrétaire d’état Pancirole, et l’ambassadeur de France donna des ordres pour que l’on amenât le jeune de Beauvoir chez lui. L’instruction classique de notre Français avait été plus que négligée, comme on doit s’en souvenir ; aussi, loin de se sentir l’imagination exaltée à la vue de la ville éternelle, y entra-t-il au contraire le cœur plein de tristesse. Étourdi de tout ce que son compagnon lui avait dit et fait voir en route, et le corps rompu par la fatigue, son cerveau devint en quelque sorte inerte par suite du bourdonnement continuel d’un langage qu’il ne comprenait pas depuis son entrée en Italie. Pour surcroît de malheur, et par un malentendu qui avait eu lieu au palais de l’ambassadeur de France, on avait envoyé à sa rencontre des domestiques napolitains. Ainsi isolé, un découragement douloureux s’empara alors de M. de Beauvoir, et à la vue des vieux monuments de Rome, noircis par les incendies et le temps, son cœur se serra. Les taillis de son Poitou se représentèrent à sa mémoire, il pensa à la ferme de son père, sans doute aussi à celle qu’il y avait laissée, et peu s’en fallut qu’il ne versât quelques larmes.

À la chancellerie de France, son rôle n’eut rien d’éblouissant ; étranger aux affaires, ne se livrant au travail de cabinet qu’à contre-cœur, désagréablement surpris de tout ce qu’il eut l’occasion de voir dans le monde, indigné continuellement de l’assurance et des habitudes éhontées de gens dont il connaissait les instincts rapaces et la conduite criminelle, il ne prit cœur à rien dans la ville de Rome, ne fit aucun progrès dans la carrière où le hasard l’avait jeté, et finit par nourrir un désir continuel de quitter l’Italie. La seule personne qui, pendant son séjour à Rome, suspendit parfois cette intention, fut madame de Rossano. Cette jeune princesse, à qui les inclinations honnêtes et la timidité du jeune Français n’avaient point échappé, non-seulement l’attirait chez elle, mais ne cessait de l’engager à se familiariser avec la langue du pays, afin d’y vivre plus agréablement pour lui et pour les autres. toutes les recommandations de la jeune dame romaine à ce sujet ne purent triompher de la paresse naturelle à M. de Beauvoir, qui, s’étant aperçu que l’intérêt dont il avait été l’objet diminuait à mesure qu’il négligeait plus les conseils de madame de Rossano, finit par se résigner comme toutes les âmes nobles, mais trop fières ; il discontinua peu à peu de fréquenter le palais de celle qui voulait lui servir de protectrice, et cessa enfin de se présenter chez elle.

Dans son isolement, il en fut réduit à partager avec ses jeunes compatriotes attachés à l’ambassade, les instants de récréations bruyantes dérobés aux devoirs de leurs fonctions ; car sa seule distraction n’était plus que de parler français, quels que fussent le mérite des interlocuteurs et le choix des sujets.

Ce fut à la suite d’une de ces réunions turbulentes, que, dégoûté des platitudes qu’il avait entendues, il se souvint de la lettre que M. de Chantelou lui avait donnée pour un peintre français. Le nom du Poussin ne lui était pas resté dans la mémoire ; mais l’idée de voir un homme de son pays avec lequel il pourrait causer à l’aise dans sa langue, le décida à faire dès le lendemain la commission de M. de Chantelou.

Muni de la lettre, le jeune de Beauvoir alla donc se présenter chez M. Poussin, peintre du roi de France. Il heurta à la porte, que l’on n’ouvrit pas d’abord, car à travers un trou grillé une femme demanda en italien qui était là et ce que l’on voulait. Avec cette confiance naïve qu’ont les enfants de la France, qu’ils doivent être compris partout, M. de Beauvoir, après avoir décliné son nom, répondit en français qu’il était chargé par M. de Chantelou de présenter ses civilités à M. Poussin et de lui donner une lettre de sa part. Un petit colloque qui s’était établi dans l’intérieur retint M. de Beauvoir quelques instants dehors, jusqu’au moment que la personne qui l’avait interrogé lui ouvrit et le fit entrer, en murmurant quelques mots de politesse en français. Sans porter attention à madame Poussin, à qui la simplicité de son vêtement et l’office qu’elle venait de remplir donnaient l’apparence d’une femme de service, le gentilhomme français alla droit à M. Poussin, qui se tenait au haut de quatre marches conduisant à son atelier. M. de Beauvoir tira la lettre de dessous son manteau, et la montrant de la distance où il se trouvait encore, il dit à l’artiste l’objet de sa visite, en s’excusant de ce qu’il avait tardé à satisfaire les intentions de M. de Chantelou. Ce nom fut si agréable à l’oreille de M. Poussin, qu’à la gravité habituelle de son visage succéda le sourire le plus gracieux. Porteur d’une lettre d’un de ses plus chers amis, M. de Beauvoir fut aussitôt introduit dans l’atelier, lieu où ne pénétraient que ceux qui avaient la confiance particulière du peintre.

Le Poussin, car on a de la peine à rhabiller de qualifications mondaines le nom d’un homme que la postérité a en quelque sorte divinisé, le Poussin donc introduisit M. de Beauvoir dans son atelier. L’artiste venait de terminer les Sept sacrements, qu’il avait envoyés à M. de Chantelou, et il travaillait à deux autres compositions destinées à ce même ami : son propre portrait et le Ravissement de saint Paul. Ces deux derniers tableaux étaient sur le chevalet, et quand M. de Beauvoir fut entré, le Poussin les lui indiqua d’une main, en lui montrant de l’autre des assortiments de gants et des cordes de luth disposés en ordre sur une table, puis il ajouta : « Vous êtes témoin, monsieur, de l’empressement que je mets à servir monsieur de Chantelou. Les deux derniers tableaux que je lui ai promis sont commencés, ainsi que vous le voyez, et je suis occupé en ce moment à empaqueter les gants à la frangipane et les cordes de Naples qu’il m’a demandés et que je vais lui expédier à Paris. Mais prenez la peine de vous asseoir, dit l’artiste, qui se plaça lui-même dans son fauteuil, et permettez-moi de satisfaire l’impatience que j’ai de lire ce que me marque M. de Chantelou. »

Après la lecture de la première page, l’artiste, portant tout à coup la main à son front, s’arrêta, fixa ses yeux sur ceux de M. de Beauvoir, puis, continuant de lire haut et d’un ton grave : « Dans quel triste état, me marque monsieur de Chantelou, sont les affaires de notre pauvre France ! quel trouble dans le royaume ! et que de malheurs de toute espèce ! Le roi s’est vu réduit par les frondeurs à sortir de sa capitale dans le moment même que la paix de Munster faisait respecter sa puissance dans toute l’Europe... Il s’est retiré pendant la nuit à Saint-Germain, et les jours suivants, monseigneur le prince, accompagné du duc d’Orléans, a fait le blocus de Paris, et s’est emparé de Charenton. »

Le Poussin s’arrêta quelque temps après ces mots, puis, ne pouvant retenir l’émotion que ce récit lui avait causé : « Je vois par cette lettre, continua-t-il, se parlant à lui-même plutôt qu’à M. de Beauvoir, que je ne me suis point trompé. Le parlement demeure en liberté de s’assembler contre le vœu de la cour, et la cour conserve son ministre, dont le parlement et le peuple ne veulent pas. On a eu bien tort de condescendre à un tel accommodement. On était les plus forts, ajouta le Poussin avec un accent qui trahissait la colère ; mais la cour s’est laissé piper !... Aussi, dit enfin l’artiste avec douleur et indignation, les Français sont-ils l’objet de la moquerie de tout le monde ici ; on ne craint pas de nous mettre en parallèle avec les Napolitains, que nous avons surpassés en turbulence et en légèreté. »

Après cette sortie, sur laquelle M. de Beauvoir ne fit aucun commentaire, le Poussin reprit tout bas la lecture de la lettre. Mais après quelques lignes, l’artiste, s’arrêtant de nouveau en laissant échapper un sourire ironique, dit à M. de Beauvoir : « Monsieur de Chantelou me presse d’achever ses deux tableaux et de commencer celui de la Manne dans le désert ; hélas ! mon Dieu, la toile est commandée, et j’y aurais déjà mis la main, si ce n’eût été toutes les mauvaises nouvelles que nous avons reçues de Paris et qu’il me confirme lui-même. Vraiment ! j’avais bien cœur à la peinture, quand tous les mauvais Français qui sont ici, et il y en a bon nombre, monsieur de Beauvoir, quand de tels gens, dis-je, mettaient déjà Paris à sac, et que nos ennemis italiens, espagnols et allemands, se vantaient ouvertement que bientôt la ruine totale de cette ville superbe servirait à jamais d’exemple aux autres. Faire des tableaux ? Devais-je croire qu’en pareilles circonstances on pensait encore dans Paris à orner les maisons et les hôtels de peintures nouvelles ?... Enfin, ajouta le Poussin, puisqu’on s’occupe encore de cela dans cette ville, monsieur de Chantelou sera satisfait, et je vais commencer le tableau de la Manne. » Il allait continuer de lire la lettre, lorsque, se tournant tout à coup vers M. de Beauvoir, il lui demanda : « Mais vous, monsieur, qui avez vu Paris pendant ces troubles, comment se fait-il que l’on s’occupe encore d’autres choses ? — Je n’y étais pas au fort de la guerre, répondit le gentilhomme avec calme. Mon père et moi n’y sommes arrivés qu’après la rentrée de leurs majestés le roi et la régente. Alors tout était calme ; j’ai même ouï dire que, pendant le blocus de Paris et le jour du combat de Charenton où monsieur de Chatillon fut tué, tout se passait comme à l’ordinaire dans la plupart des quartiers de la capitale. — Enfin, dit le Poussin en jetant un regard vers le ciel, c’est une singulière nation que la France, et bien lui en prend de ce que Dieu la protège de temps à autres ! »

Le reste de la lettre fut lu avec plus de calme, vraisemblablement parce qu’il n’y était plus question des affaires de France, sujet à propos duquel l’imagination du Poussin s’échauffait très-facilement. Après avoir pris connaissance du paragraphe relatif à M. de Beauvoir, l’artiste crut convenable d’en donner connaissance à celui qu’il concernait ; il cita donc ce passage : « Le jeune gentilhomme qui vous remettra cette lettre est le fils de M. de Beauvoir, retiré dans ses terres en Poitou, après avoir fait honorablement la guerre sous les rois Henri IV et Louis XIII de glorieuse mémoire. Son éminence le cardinal Mazarin l’a envoyé près de monsieur l’ambassadeur de France à Rome pour qu’il soit employé d’une manière convenable à sa naissance et à son mérite. Toutefois j’attends de votre bonne et ancienne amitié de vouloir accueillir ce jeune homme, à qui sa modestie naturelle et le défaut d’expérience pourraient attirer quelques contrariétés dans un pays où tout doit être nouveau pour lui. C’est un homme dont l’âme est noble et généreuse, c’est à ce titre que je le recommande particulièrement à vos bons soins. »

Quoique au fond cette première visite eût été presque entièrement remplie par des politesses réciproques, cependant ces deux hommes se sentirent très-favorablement disposés l’un envers l’autre, et M. de Beauvoir ne manqua pas de profiter de l’invitation que lui fit cordialement le Poussin de venir à son atelier à certaines heures qu’il lui indiqua.

Le jeune homme éprouvait pour son hôte un sentiment de respect et d’affection tout involontaire, et, de son côté, le Poussin, sitôt qu’il avait vu M. de Beauvoir, n’avait pu se défendre de l’aimer et de lui porter le plus vif intérêt. Habitué par l’exercice de son art à deviner en quelque sorte l’âme sur les traits du visage, le peintre avait été frappé de la pureté de celle du jeune Poitevin, et il ne tarda pas à éprouver pour lui une inquiétude paternelle en le voyant lancé dans une ville si corrompue que Rome, et au milieu d’un monde pour lequel il n’était point fait. Ce fut avec la bienveillance la plus ingénieuse qu’il interrogea et mit à l’épreuve le jeune de Beauvoir, pour découvrir ses goûts, ses dispositions, et l’aider à en diriger l’emploi. Mais toutes ces tentatives furent infructueuses, ou au moins elles n’aboutirent qu’à convaincre le Poussin que son jeune protégé avait une indifférence également complète pour les sciences, les arts et les lettres ; de plus, que le travail de cabinet et tout ce qui se rattachait aux combinaisons politiques lui faisait horreur.

Mais avec tous ces inconvénients, malgré ces défauts même que le Poussin ne se dissimulait pas, il dominait en M. de Beauvoir quelque chose de pur et de grand qui faisait toujours penser au peintre que Dieu ne pouvait avoir lancé une âme si belle dans le monde sans l’avoir armée de quelque faculté qui dût la rendre utile.

En attendant qu’elle se développât, M. de Beauvoir s’adonnait avec passion aux exercices du corps. Outre l’escrime, à laquelle il consacrait avec les Français de l’ambassade quelques heures de la journée, il avait pris un goût particulier pour le jeu de ballon (il calcio), célèbre depuis des siècles en Italie. De tout ce qui se faisait à Rome, c’était le seul usage qu’il eût adopté, et le peu de phrases en italien qu’il ait jamais apprises furent celles que l’on ne peut se dispenser de répéter pour jouer au ballon. Plus la vie de Rome lui devenait insupportable, plus il se livrait avec fureur à son jeu favori. L’ambassadeur, persuadé de son éloignement pour le travail et les affaires, le laissait vivre à sa guise, et sitôt que le jeune de Beauvoir éprouvait quelque contrariété dans le palais de France en entendant ses compagnons parler avec frivolité et indifférence des excès de tous genres qui se commettaient à Rome, il allait au Calcio, d’où il ne sortait plus que quand il avait tué en quelque sorte son âme en fatigant son corps. Un jour que, plus triste encore que de coutume, il avait usé de cette distraction avec plus d’emportement que jamais, tout fatigué qu’il fût, et sans avoir pu se débarrasser des idées sombres qui l’assiégeaient, il alla voir le Poussin, qui en dernière analyse était la seule personne dont l’âme fût à l’unisson de la sienne.

En entrant chez le peintre, M. de Beauvoir était encore tellement baigné de sueur, que son hôte l’engagea à se couvrir, et le força à boire un peu de vin d’Orvietto, pour prévenir les effets d’un refroidissement subit. « Vous ne vous gouvernez pas sagement, lui disait l’artiste en le soignant. Les imprudences de ce genre peuvent devenir fatales en ce pays ; » et en parlant ainsi, il l’enveloppait d’un grand manteau, quoiqu’au fond il fût moins inquiet de l’état de sa personne que de celui de son esprit, qui paraissait frappé de quelque idée sombre et sinistre. « Vous n’êtes pas bien, monsieur, disait le Poussin, et peut-être serait-il plus sage que vous allassiez vous mettre au lit. Voulez-vous que je vous accompagne ? » Ces paroles furent prononcées d’un ton si sincère et si affectueux, que le jeune homme, pénétré de reconnaissance, prit et baisa la main de celui qui venait de les lui adresser. « Je ne puis être mieux qu’auprès de vous, monsieur Poussin, répondit de Beauvoir, sitôt que l’émotion lui permit de parler, et tout en m’accusant d’abuser des bontés que vous avez pour moi, je vous avouerai que je suis venu chez vous avec l’espérance de puiser dans vos regards, dans vos conseils, un calme, une paix, une satisfaction de cœur que je ne puis plus retrouver dans aucun lieu de cette horrible ville. — Qu’avez-vous donc, mon cher monsieur, et que vous est-il arrivé de fâcheux ? Veuillez me le dire, afin que je vous aide s’il est possible. — Hélas ! mon Dieu, je suis assez embarrassé pour vous répondre, et peut-être serez-vous aussi de ceux qui se rient de mes susceptibilités. — Allons, parlez ! parlez, monsieur de Beauvoir, répétait avec instance le Poussin, qui vit des larmes s’échapper des yeux du jeune homme. — Eh bien, devant vous, monsieur, je ne craindrai pas de soulager mon cœur, qui ne cesse d’être abreuvé d’amertume depuis que je suis dans ce pays. J’ai été humilié, dit le jeune homme, et bien que mon honneur soit sauf, ajouta-t-il avec une expression de fierté, je ne veux pas demeurer plus longtemps dans une ville et au milieu d’un monde où toutes les choses sérieuses, même la probité et l’honneur, sont des objets de dérision. » Après cet exorde, M. de Beauvoir rapporta tous les détails de son séjour à Genève et de son arrivée à Rome, lorsque l’abbé Segni, le joaillier et lui se trouvèrent mêlés, à leur insu, à l’achat du collier destiné à dona Olimpia par le cardinal Mazarin. Il lui parla ensuite du rôle d’espion que l’on prétendait lui faire jouer à Rome, sous prétexte de veiller aux intérêts de la cour de France ; il insista sur l’indulgence facétieuse avec laquelle les faux et les vols commis journellement à la daterie apostolique étaient racontés par certains Français dont il était entouré à l’ambassade. Il dit que toutes les friponneries de Mascambruno étaient journellement vantées devant lui, comme les opérations d’un génie supérieur ; que l’honnête Cecchini était traité de sot, et que l’horrible, l’infâme dona Olimpia, car la colère et le mépris que lui inspirait cette femme lui arrachèrent ces expressions, était une éhontée et une impie, dont le regard seul déshonorait celui sur qui il était tombé : « Croiriez-vous, monsieur Poussin, ajouta de Beauvoir avec l’accent de l’indignation, qu’il y a trois jours, forcé par les ordres de monsieur l’ambassadeur à qui j’appartiens, de le suivre chez cette femme à qui il se croit obligé, comme tant d’autres, de faire la cour, elle a eu l’audace de venir jusqu’à moi, voyant que je n’allais pas vers elle, pour me féliciter sur le voyage que j’avais fait avec l’abbé Segni, ayant soin, pour que je ne doutasse pas du remercîment qu’elle prétendait me faire, de passer ses doigts avec affectation entre les perles de ce maudit collier avec lequel on m’a fait venir ici ? Je suis devenu rouge comme la plume de mon chapeau. Mais cet affront ne suffisait pas encore. Tous ceux qui avaient été témoins de cette scène vinrent à moi, et par des mots entrecoupés ou des regards flatteurs, me félicitèrent de l’insigne faveur que je venais de recevoir de la sangsue du peuple romain. Le lieu où j’étais, la présence des personnes élevées en dignité qui se trouvaient au palais Pamphile, me forcèrent de garder le silence. Mais mon cœur était plein, et l’on m’aurait craché au visage que je ne me serais pas senti plus disposé à faire un éclat.

— Pauvre jeune homme, dit le Poussin en prenant les mains de M. de Beauvoir. — Ce n’est pas tout, ajouta celui-ci ; le lendemain, comme je me promenais sur les hauteurs du Pincio, je fus accosté par cinq ou six de ces messieurs de l’ambassade. L’un d’eux, plus étourdi que les autres, car il n’est pas méchant, se mit à me complimenter sur le succès que j’avais eu auprès de dona Olimpia. On parla du collier, des soins qu’il avait fallu pour l’apporter à Rome, de l’adresse avec laquelle ce bijou avait été donné à celle à qui il était destiné, de sa valeur, des profits qu’avaient dû faire ceux entre les mains de qui il était passé ; bref, je me trouvai confondu avec Mascambruno et un certain juif, qui tous deux, à ce qu’il paraît, se sont entendus pour soustraire les deux plus grosses perles de ce collier. Je ne fus plus maître de moi ; ma colère de la veille s’augmenta de celle que l’on venait d’exciter de nouveau, et ayant tiré mon épée en criant à ces messieurs de se mettre en garde, j’en blessai deux légèrement ; les autres parvinrent à me calmer en m’assurant que l’on n’avait eu aucunement l’intention de m’offenser. Mais ce qui a achevé de me navrer le cœur, c’est que je me suis aperçu que ces messieurs, loin d’avoir voulu se moquer de moi, admiraient au contraire la conduite qu’ils me prêtaient, la discrétion que je mettais à ne me vanter de rien, et la bravoure avec laquelle je soutenais toute cette gageure. Non, monsieur Poussin, ajouta le jeune de Beauvoir, je ne puis vivre dans un monde fait de la sorte, et il n’y a pas de condition que je ne préférasse à celle d’y demeurer. — Je ne puis vous désapprouver, répondit l’artiste après quelques instants de silence, et si j’eusse été plus tôt à même de vous connaître comme aujourd’hui, peut-être me serais-je autorisé de la confiance que M. de Chantelou a mise en moi, à votre égard, pour vous engager à quitter Rome. Dans la disposition où vous êtes, ajouta le Poussin, qui vit bien que le jeune homme souriait à l’avis qui lui était donné, je vous donnerais même le conseil de renoncer à tout ce qui se rapporte aux affaires de cour et de gouvernement. Croyez-moi, rentrez en France, allez retrouver votre pays, votre famille, et vivez dans l’obscurité : c’est ce que l’on peut faire de mieux dans un siècle où la conscience, la vertu et la religion sont bannies d’entre les hommes. »

M. de Beauvoir, en entendant cette dernière phrase, porta son regard avec surprise sur le Poussin, qui, s’en étant bien aperçu, reprit aussitôt : « Ce langage vous étonne de ma part, je le vois ; de moi, Français comme vous, et prenant un intérêt si vif à la prospérité et à la gloire de notre pays, qui cependant demeure à Rome depuis vingt ans. Ah ! que n’avez-vous les mêmes goûts qui me retiennent, qui font que j’y puis vivre solitaire parmi la foule, qui me soutiennent intérieurement par de nobles et grands souvenirs, au milieu d’un peuple qui, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, n’aspire qu’après l’or ! La plupart des nations de l’Europe, ajouta le Poussin, qui se retenait difficilement quand il trouvait l’occasion de purger son âme sur cette matière, sont corrompues aujourd’hui par l’amour effréné des richesses ; mais Rome ! Rome ! monsieur de Beauvoir, l’emporte sur toutes les autres ; et c’est ce qui perd tous ceux de ses enfants qu’elle emploie à faire jouer le mécanisme de son gouvernement. Ce que l’on appelle la politique de ce pays pousse dans le même abîme tous ceux qui sont appelés ou se présentent pour la régir ; et sans que l’on sache comment l’œuvre maudite s’accomplit, tel qui était entré honnête homme dans un emploi se trouve si bien mêlé avec les fripons, qu’au bout de peu de temps il les imite ou les laisse faire, comme il arrive au brave cardinal Cecchini, dont vous parliez tout à l’heure. Ah ! il y a des temps, et le nôtre est de ce nombre, où les hommes qui ont un sentiment profond du juste, de l’honnête et du beau, ne peuvent prendre part à la vie active ni s’exposer aux orages du monde. Leur barque est trop frêle ; leur courage se perdrait à braver follement des obstacles insurmontables. »

L’artiste eut de la peine à arrêter les plaintes de son âme. Ramené cependant à la prudence par le désir d’être utile à son jeune ami, il l’engagea à considérer prudemment sa situation pour prendre un parti sage, « Enfin, que comptez-vous faire ? dit-il en prenant affectueusement les mains du jeune homme. Avez-vous quelque projet ? mon crédit en cette ville n’est pas grand ; cependant je compte quelques protecteurs. Les cardinaux François et Antoine Barberin ne me refuseront pas assistance ; et si vous préférez avoir recours à notre ambassadeur, malgré le peu d’habitude que j’ai de fréquenter son palais, j’irai le voir, je lui parlerai, je lui dirai ce que vous désirez..... Mais, ajouta le Poussin, avec l’expression d’une curiosité inquiète, que demandez-vous ? »

Il n’y avait qu’un seul point de contact entre l’artiste et son jeune compatriote : c’était la passion de l’honnête, c’était cette fleur d’intégrité, cette horreur pour le vice qui unit si étroitement l’âme de ceux dont les esprits d’ailleurs diffèrent le plus entre eux. Les inclinations, les goûts, les habitudes de ces deux hommes étaient absolument contraires ; aussi, malgré le besoin qu’avait l’un de recevoir des conseils, et le désir de l’autre d’en donner, tous deux virent-ils le reste de leur entrevue employé à se donner réciproquement des témoignages de dévouement et de reconnaissance sans rien décider.

Le Poussin resta plusieurs jours sans entendre parler de M. de Beauvoir, lorsqu’il fut averti un matin par ses amis, le chevalier del Pozzo et Bellori, que le gentilhomme français, après s’être encore pris de dispute avec quelques-uns de ses compatriotes, en avait blessé un, s’était soustrait aux poursuites que le pape avait ordonnées contre lui, et avait trouvé moyen de s’esquiver de Rome sans que l’on sût ce qu’il était devenu. On supposa d’abord, et l’on sut même ensuite, que l’ambassadeur de France, pour assoupir cette affaire et soustraire un sujet du roi aux poursuites du gouvernement romain, avait hâté et facilité la fuite du jeune de Beauvoir. À la faveur d’un déguisement, il s’était dirigé vers Civita-Yecchia, où un patron de navire, celui même qui se chargeait ordinairement de transporter les tableaux du Poussin en France, s’empressa de le recevoir à son bord. Par un hasard singulier, ou qui parut tel au moins à M. de Beauvoir, un jeune officier français se trouva sur le bâtiment avec l’intention de relâcher à Piombino, puis de se rendre ensuite à Porto-Longono pour se réunir à la garnison française, menacée dans cette ville d’une expédition que le comte d’Ognates, à la tête des Espagnols et d’un corps de Napolitains, devait entreprendre prochainement. L’officier, M. le marquis de Vézelai, venait lui-même de Naples, où il avait eu connaissance de ce projet ; et après s’être arrêté quelques jours à Rome pour en instruire l’ambassadeur de France, il se proposait de donner l’éveil aux troupes françaises de l’île d’Elbe, et de se rendre enfin à Porto-Longone auprès de M. de Noailles, qui commandait cette dernière place au nom du roi de France.

De Beauvoir, qui semblait toujours destiné à voyager sous la tutelle de gens dont il ne connaissait jamais les intentions, ne se douta même pas que le marquis de Vézelai ne l’avait pas perdu de vue depuis sa sortie de Rome, et que c’était d’après les ordres de l’ambassadeur que sa fuite avait été concertée. Il donna dans toutes les embûches, fort bienveillantes d’ailleurs, qui lui furent tendues, et eut les inquiétudes et les joies que peut faire éprouver une évasion difficile.

Les deux jeunes voyageurs firent promptement connaissance. Les manières ouvertes, les habitudes militaires du marquis, inspirèrent une telle confiance à M. de Beauvoir, qu’il devint aussi ouvert et aussi parleur alors qu’il l’avait été peu jusque-là. À peine en mer, M. de Vézelai se mit à discourir sur les affaires de France et sur la guerre avec l’Espagne, faisant ressortir les chances favorables que les expéditions extérieures présentaient à ceux qui, désireux de prendre le parti des armes, n’avaient aucun goût pour se faire tuer au pont de Charenton ou dans les rues de Paris. On but du vin d’Orvietto et de Montefiascone, on fit bonne chère ; et l’on était à peine en vue de l’île d’Elbe, que déjà notre jeune Poitevin, toujours incertain de son avenir en France, et séduit d’ailleurs par les raisonnements de M. de Vézelai, s’était décidé à le suivre à Porto-Longone, et sous ses auspices à offrir ses services au commandant de cette place.

La garnison était déjà assez diminuée pour que tous ceux qui venaient s’y joindre fussent bien reçus ; mais le nom de M. de Beauvoir, la bonne grâce avec laquelle il se présenta, et la recommandation du marquis, le firent accueillir avec distinction par le gouvernement de Porto-Longone.

Déjà, et sans savoir encore ce que M. de Vézelai venait lui apprendre, cet habile et prudent officier avait muni de fortifications imposantes la place dont la défense lui était confiée. Mais d’après les renseignements qu’il venait de recevoir, il redoubla de soins pour les rendre imprenables, et soumettre les troupes à la plus stricte discipline. M. de Vézelai, étranger à la science des fortifications, fut particulièrement chargé d’établir l’ordre dans le service militaire, et ce fut avec un zèle vraiment amical qu’il saisit cette occasion d’initier M. de Beauvoir dans les secrets de sa nouvelle profession. Animé d’abord par le désir de répondre à la confiance qu’on lui montrait, puis s’étant bientôt aperçu qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait depuis longtemps, un emploi honorable de ses facultés, le gentilhomme Poitevin se montra d’abord soldat si obéissant, puis s’acquitta successivement si bien des devoirs plus importants qu’on lui imposa, que M. de Noailles, après lui avoir confié des commandements partiels, le mit à la tête d’une bonne partie des troupes.

Il avait achevé son apprentissage militaire ; c’était même déjà un bon officier, lorsque les troubles de la Fronde augmentant sans cesse, la cour de France n’eut plus le loisir nécessaire pour s’occuper de ses intérêts en Italie. L’Espagne crut devoir saisir ce moment pour reprendre Piombino et Porto-Longone, qui lui avaient été enlevées quelques années avant. Le conseil de Madrid et ceux des ministres d’Espagne qui se tenaient à Naples et à Milan, se concertèrent pour équiper une flotte, et transporter des troupes afin de déloger les Français de ces deux places fortes, à l’abri desquelles manœuvraient sans cesse une foule de corsaires qui infestaient la Méditerranée. On fit d’abord le siège de Piombino, auquel assistèrent le comte d’Ognates et le prince Ludovisi, gendre de dona Olimpia, à qui appartenait cette principauté. L’artillerie battit longtemps, mais en vain, les murs de cette ville. Les chaleurs de l’été et l’air malsain du pays, joints aux sorties fréquentes et audacieuses des Français, ayant fait reconnaître aux assiégeants le danger qu’il y aurait à traîner cette expédition en longueur, ils se décidèrent à donner l’assaut. Malgré la résistance longue et terrible de la garnison, l’armée d’Espagne prit la ville, et les Français se retirèrent dans la citadelle, où ils firent quelque temps résistance. Mais ayant bientôt perdu tout espoir d’être secourus, ils rendirent le fort aux Espagnols, sous les conditions les plus honorables.

Cette première place reprise, et après avoir reçu des renforts, l’armée espagnole fut transportée à l’île d’Elbe, et se mit en devoir de faire le siège de Porto-Longone. Là, les chefs de l’expédition trouvèrent des fortifications bien autrement difficiles à aborder et à détruire qu’ils ne s’y étaient attendus. En effet, il ne fallut pas moins de trois mois pour réduire cette place. Les troupes assiégeantes, sous le commandement du comte d’Ognates, firent des pertes énormes, et surtout le corps de Napolitains qui avait été adjoint à cette expédition. On dit alors que le comte d’Ognates, vice-roi de Naples, pour se venger de la noblesse de ce pays qui avait pris part à la révolution de Mazaniello, en emmena la fleur avec lui, et l’exposa constamment au feu de l’ennemi. Quoi qu’il en soit, l’armée d’Espagne, affaiblie par ses pertes, aurait été obligée de lever le siège si la désobéissance et les révoltes de la garnison de Porto-Longone n’eussent pas forcé le gouverneur de cette place à se rendre, après trois mois d’une défense héroïque.

Trois mois s’étaient donc écoulés, pendant lesquels M. de Beauvoir avait eu le temps et toutes les occasions favorables de devenir l’officier le plus habile et le plus brave de la garnison, lorsqu’il arriva que les troupes, fatiguées par les longs travaux de la défense et par la réduction journalière des vivres, refusèrent d’abord de faire une partie du service qui leur était commandé, désobéirent aux officiers, et allèrent même jusqu’à menacer leurs jours si on ne capitulait pas. Enfin, ils poussèrent l’oubli de leur devoir au point de se présenter au logement même du gouverneur, avec l’intention de le forcer à rendre la place. Entraînés par quelques mauvais sujets qui marchaient toujours les premiers à la révolte et les derniers au combat, un assez bon nombre de soldats allèrent sous les fenêtres de M. de Noailles, en criant qu’il fallait se rendre, et joignant les menaces à ces cris. Cette visite avait été tellement imprévue, et elle portait un caractère de violence telle, que la plupart des officiers qui entouraient le commandant, cédant à la crainte, paraissaient déjà disposés, à en juger au moins par leur silence et la pâleur de leurs traits, à se soumettre aux injonctions de la soldatesque. Quant à M. de Noailles, ne perdant rien de sa présence d’esprit, et résolu à se laisser mettre en pièces plutôt que de faiblir, il promena silencieusement son regard sur ceux qui étaient près de lui, pour s’assurer de la confiance qu’il devait mettre en eux ; mais il ne rencontra que les yeux du jeune de Beauvoir qui ne fussent pas baissés. Le coup d’œil qu’ils échangèrent fit jaillir un éclair qui pénétra leur âme de la même manière ; et sans prévoir quelle serait l’issue de la révolte, le commandant sentit qu’il pouvait compter sur le jeune officier, comme celui-ci éprouva un redoublement de confiance en lui-même, dont il voulut aussitôt profiter pour arrêter les mutins. « Monsieur le commandant, dit de Beauvoir, trouvez-vous bon que j’aille parler aux soldats ? — J’allais vous en prier, » répondit M. de Noailles en souriant affectueusement au jeune homme.

Ce peu de paroles rendit à tous les officiers qui étaient présents le calme dont ils avaient manqué un instant, et M. de Beauvoir, descendant l’escalier, alla seul ouvrir la porte d’entrée, et se présenta aux révoltés en promenant ses regards sur eux. Ceux-ci, maintenus d’abord par la présence d’un homme que sa justice et sa bravoure avaient fait aimer de tous, reculèrent peu à peu en formant un demi-cercle, que M. de Beauvoir faisait élargir à mesure qu’il avançait. Aux cris succéda le silence que le jeune officier avait observé jusque-là lui-même, lorsqu’un des révoltés voulut prendre la parole. « Tais-toi, interrompit de Beauvoir ; tu as fui lâchement à la dernière sortie. Tu n’as pas le droit de parler... Mais vous, ajouta-t-il en s’adressant à deux ou trois soldats qui en effet avaient plusieurs fois combattu vaillamment à ses côtés, c’est à vous de parler. Que voulez-vous ? que demandez-vous ? — La capitulation ! la capitulation ! » crièrent confusément toutes les voix. Avec un regard ferme et sévère, de Beauvoir rétablit encore l’ordre et le silence. « Allons, Pierre de Cussac, dit-il à l’un de ceux qu’il avait reconnus pour les meilleurs sujets, explique-toi, et dis-nous ce que vous voulez tous ; parle. » Pierre, qui sentit l’importance que venait de lui donner le jeune officier en signalant sa bravoure et en le faisant l’interprète des révoltés, se tira assez heureusement du rôle difficile qu’il avait à jouer. Il fit un tableau, qui n’était que trop vrai, des fatigues et des privations éprouvées par les soldats depuis trois mois, et termina sa requête en disant, mais en termes modérés et respectueux, « que ses camarades, ainsi que lui, croyaient que l’honneur de la garnison étant à l’abri de tout reproche après une défense si opiniâtre et si longue, on pouvait demander à capituler. Les autres soldats voulurent appuyer ce qui venait d’être dit par de nouvelles rumeurs ; mais Pierre de Cussac les arrêta à son tour, et leur imposa silence pour écouter M. de Beauvoir, qui s’apprêtait à parler. « Je vais rendre compte à monsieur le commandant, dit celui-ci, de ce qui vient de se passer, et je vous ferai connaître sa réponse ; car je suis comme vous ; je ne dois qu’obéir. Pierre de Cussac, ajouta-t-il, je vous charge de maintenir l’ordre ici en mon absence, entendez-vous ? »

Après cette courte allocution, M. de Beauvoir rentra chez le commandant, à qui il rapporta fidèlement ce qui avait eu lieu. Entouré de ses officiers, M. de Noailles tint une espèce de conseil où il fut convenu : qu’après la résistance qui avait été faite, et en raison du peu de vivres et de munitions qui restaient, la capitulation devenait effectivement indispensable ; mais que, pour l’obtenir plus honorable, et surtout ne pas céder lâchement aux menaces des soldats mutinés, il fallait faire encore bonne contenance pendant quelques jours. Cette résolution arrêtée, M. de Noailles prit M. de Beauvoir en particulier, et lui donna des ordres que le jeune officier s’empressa de mettre tout aussitôt à exécution. En effet, étant descendu de nouveau vers les soldats, qui l’attendaient avec anxiété, il leur dit sans préambule : « Le commandant connaît tous les soldats de la garnison dont le zèle, l’activité et la bravoure ne se sont jamais démentis, et il compte sur eux aujourd’hui comme avant. Oui, il faudra capituler..... Silence ! s’écria d’une voix forte M. de Beauvoir, qui s’aperçut que les plus mutins n’avaient pas renoncé à leurs projets ; mais, ajouta-t-il avec l’accent le plus ferme, pour que cette capitulation soit honorable, il ne faut la demander qu’après un dernier effort de courage.» Ces mots ayant excité vivement la curiosité, le silence le plus absolu s’établit, et M. de Beauvoir continua : « Monsieur le commandant me charge de prévenir la garnison qu’à compter de ce moment tous ceux qui persisteraient à demander insolemment la capitulation, sont exclus de tout service militaire et tenus de remettre leurs armes. Quant au grand nombre des troupes fidèles aux lois de la discipline et de l’honneur, on compte sur elles au point du jour. » Après avoir cessé de parler, M. de Beauvoir s’approcha amicalement de Pierre de Cussac et de plusieurs autres soldats qui avaient été momentanément entraînés par le mauvais exemple, et après les avoir engagés à faire connaître à leurs camarades ce qui s’était passé, il les exhorta de nouveau à se tenir prêts le lendemain pour une sortie que l’on méditait.

À l’exception de quelques misérables inaccessibles à toute honte, le reste des soldats mutinés inventa mille excuses pour qu’on leur laissât leurs armes et qu’on les fît rentrer dans les rangs. À peine une heure s’était-elle écoulée qu’à voir l’enthousiasme qui s’était emparé de nouveau de la garnison, on n’aurait jamais pu croire qu’en effet cette troupe avait supporté pendant trois mois les fatigues les plus rudes, ni qu’elle ait eu l’idée de se révolter.

La nuit fut employée aux préparatifs de la sortie, et M. de Beauvoir, devenu l’âme de la garnison en quelque sorte, et chargé de l’expédition du lendemain par le commandant, mit tout en œuvre pour qu’elle fût conduite avec autant de prudence que d’énergie.

Hélas ! ce brave jeune homme qui préparait avec tant de zèle les moyens de faire obtenir une capitulation honorable pour son commandant, et par conséquent pour la France, ne devait pas être témoin du résultat de sa courageuse conduite. Avant l’aube du jour suivant, un fort détachement de la garnison, dont il commandait une partie, sortit de Porto-Longone et tomba tout à coup sur l’armée espagnole, mal sur ses gardes, dans la persuasion où étaient ses chefs que les assiégés avaient été mis hors de combat par la famine. Les Français firent pendant une heure un véritable carnage des assiégeants. Mais dès que le grand jour fut venu, M. de Beauvoir, pensant que la lutte deviendrait inégale sitôt que les différents corps de l’ennemi se seraient portés vers le lieu du combat, fit reprendre l’ordre aux troupes afin de combattre en faisant retraite vers Porto-Longone. Tout ce mouvement fut dirigé avec tant de sang-froid et d’habileté par le jeune officier, qu’il ne perdit presque pas de monde tout en faisant éprouver des pertes considérables à l’ennemi. Mais ce qu’il avait prévu arriva, et comme les derniers détachements de sa troupe rentraient dans la ville, un corps considérable de Napolitains accourut en toute hâte pour gêner par leur attaque cette manœuvre déjà difficile à opérer en elle-même. Mais ce fut aussi le moment où l’infortuné de Beauvoir déploya une nouvelle énergie. Opposant sa mousqueterie à celle des assiégeants, il resta constamment immobile et veillant à entretenir l’activité du feu de sa troupe, jusqu’à ce que tout son monde fût rentré. Enfin, comme il ordonnait à ses six derniers hommes de rentrer pour les suivre, une décharge mieux dirigée par les Napolitains, délivrés tout à coup de la mousqueterie des Français, cribla de balles la poitrine du jeune de Beauvoir. Il tomba mort sur la place, et peu s’en fallut que son corps ne restât au pouvoir de l’ennemi ; mais ses soldats se précipitèrent hors de la porte pour le garantir et l’enlever. Il ne tint à rien qu’un nouveau combat, qui eût été fatal aux Français, ne s’engageât encore ; heureusement que M. de Noailles, qui, du haut des murs de la place, avait observé toute l’expédition, eut l’idée de faire tirer quelques coups de canon avec le peu de munitions qui restaient. Cette dernière ressource, qui fit croire aux assiégeants que les Français étaient encore mieux approvisionnés qu’on ne l’avait cru, les rendit plus prudents, et ils quittèrent les murs de la ville, s’apercevant, à mesure qu’ils rentraient dans leurs quartiers, des pertes immenses que leur armée venait de subir.

La mort du jeune de Beauvoir exaspéra les troupes. Loin de vouloir que l’on capitulât, elles demandaient au contraire à se mesurer de nouveau avec l’armée espagnole, et ce fut alors le commandant qui se vit contraint de calmer l’effervescence belliqueuse de ses troupes. On avoua la pénurie des vivres et des munitions ; on fit valoir l’avantage que l’on venait de remporter pour obtenir de l’ennemi des conditions plus honorables, et ce ne fut pas sans peine que l’on persuada aux troupes de la garnison qu’il était à propos de se rendre. Elles demandèrent à faire au moins les obsèques du jeune officier. M. de Noailles obtint d’abord une trêve pendant laquelle on satisfit à ce pieux devoir, puis on fit la capitulation dans les termes les plus honorables pour la garnison, qui sortit de la place avec tous les honneurs de la guerre.

Le commandant resta inconsolable de la perte de M. de Beauvoir, et le marquis de Vézelai, dont la conduite militaire, moins brillante sans doute que celle de son jeune ami, n’en avait pas moins été irréprochable, le pleura longtemps. Le jour de la sortie, il avait combattu non loin de lui, et s’il ne l’avait pas assisté au moment où il tombait sous les coups de l’ennemi, c’est que son devoir le retenait ailleurs.

Mais depuis leur arrivée à Porto-Longone et dans les moments de loisir, le marquis n’avait pas cessé de donner des témoignages d’amitié à celui qu’il appelait son brillant élève. Souvent ils s’entretenaient ensemble de leurs parents, de leurs amis et des souvenirs du pays natal. Avec cette disposition si ordinaire quand on vit au milieu des dangers, à parler de l’avenir et à s’abandonner aux pressentiments, les deux officiers s’étaient réciproquement donné des détails sur les personnes dont le souvenir leur était le plus cher. « Si je succombe, disait l’un à l’autre, vous écrirez à celui-ci, à celle-là, puis à cet autre. En cas de malheur, avait répété souvent M. de Beauvoir à M. de Vézelai, après mon père et ma mère, que je vous charge de consoler, instruisez M. Poussin de mon sort. C’est l’homme qui a fait naître en moi le plus de respect et d’affection ; aussi tiens-je à honneur de trouver une place dans sa mémoire. »

M. de Vézelai sans avoir fait une étude des arts, n’y était cependant pas aussi étranger que son jeune ami, et le nom du Poussin, déjà fameux, lui était bien connu. Quelque temps après la mort de M. de Beauvoir, et lorsque, remis des fatigues du siége, il prenait quelque repos dans une petite ville de Toscane, il se mit en devoir de remplir les engagements qu’il avait contractés envers son ami défunt. Il écrivit donc à M. de Beauvoir père le parti que son fils avait pris, ses brillants et courts succès, et sa mort héroïque. Puis, après s’être acquitté de ce devoir sacré, il annonça à peu près dans les mêmes termes la destinée si fatalement accomplie du jeune homme, au Poussin.

L’artiste était précisément dans son atelier avec son ami le chevalier del Pozzo, quand il reçut cette lettre. La douleur qu’elle lui fit éprouver fut grande, car elle était très-sincère. M. de Beauvoir avait inspiré au Poussin un intérêt d’autant plus vif, que le jeune Français ne témoignant de goût décidé pour aucune vocation, lui avait fait craindre que sa belle âme, faute d’emploi, restât inactive et ne lui devînt même à charge. Aussi, malgré le premier sentiment de regret que cette mort prématurée excita en lui, le Poussin ne put-il s’empêcher d’éprouver une certaine satisfaction intérieure au récit du développement des talents et de la mort héroïque de son jeune ami. Involontairement il comparait la vie languissante et inutile qu’il menait à Rome avec ce peu de jours d’une existence énergique et bien remplie, pendant lesquels sa belle âme avait trouvé un air plus pur, un champ plus vaste, où elle pût planer à l’aise loin des vapeurs pestilentielles qui rasent la terre. « D’oisif, de batteur de pavé qu’il était ici, s’écria tout à coup le Poussin, en continuant de communiquer ses observations à son ami del Pozzo, vous le voyez, il est devenu un héros. Non, non, je ne saurais le plaindre, répéta plusieurs fois le peintre en essuyant les larmes qui coulaient sur ses joues, car ce n’est pas d’avoir vécu beaucoup d’années, d’avoir été revêtu d’honneurs, comblé des dons de la fortune, ou même d’avoir acquis une grande célébrité qui satisfasse le cœur et l’âme d’un homme sincèrement honnête. Les gens de cette trempe ont un besoin tout à la fois plus noble et plus impérieux : celui d’avoir acquis la certitude qu’une fois en la vie au moins, ils ont fait tout ce qui leur était donné de faire ; qu’ils ont employé la faculté principale que le ciel leur a départie ; c’est d’avoir vécu de manière à ce que l’on n’ait point à rougir en soi-même des louanges que vous prodiguent parfois les hommes ; c’est enfin d’avoir bien fait, bien agi dans l’étendue du cercle que nos forces peuvent embrasser. M. de Beauvoir a vécu vingt-cinq ans ; mais trois mois lui ont suffi pour commencer et remplir sa véritable vie. Non, je ne puis le plaindre, mon cher chevalier, ajoutait tristement le Poussin ; je trouve même son sort heureux, puisque son âme a trouvé l’occasion si rare de s’élancer à son gré là où elle a voulu ! Croyez-moi, c’est ici, c’est lorsqu’il était à Rome, qu’on était en droit de le plaindre et que si souvent j’ai gémi sur son sort. Ah ! si comme moi vous eussiez reçu les confidences de ce noble enfant, lorsqu’il s’échappait du monde corrompu où il était forcé de vivre ; si vous saviez combien le spectacle continuel des sales intrigues, des basses injustices et de l’effroyable avarice de ce temps, donnait de malaise à son âme ; si vous pouviez juger de l’état de perversion auquel le vide et l’oisiveté de son cœur réduisaient ses qualités les plus nobles et les plus pures ; si vous aviez pu apprécier les angoisses déchirantes de ce cœur noble qui se sentait si ardent à vivre et mourait faute d’un aliment qui lui convînt ; non, mon ami, vous ne le plaindriez pas d’être mort à la fleur de l’âge en servant son roi et son pays... Mais qu’ai-je dit qu’il n’a commencé à vivre que quand il a pris le parti des armes ! ajouta le Poussin, qui, en se promenant devant le chevalier del Pozzo, s’animait de plus en plus, sa conduite, ici à Rome, a été admirable et fait honte à tous ceux qui, comme vous et moi, gémissent lâchement à l’ombre du spectacle honteux des vices, sans faire un pas, sans dire un mot pour les attaquer ouvertement. M. de Beauvoir est le seul qui ait eu le courage de faire entendre à dona Olimpia, et jusque dans son palais, qu’il ne voulait pas frayer avec elle, qu’il la méprisait, elle, ses richesses et sa faveur ; lui seul s’est dégagé avec éclat des embûches que lui tendaient les courtisans ; loin de vouloir prendre part à leurs rapines, il les a attaqués, il les a frappés de son épée quand ils ont voulu l’enrôler par adresse dans la compagnie des aigrefins et des fripons. Quant à nous tous, honnêtes gens, ou au moins réputés tels, que faisons-nous ? de beaux discours sur le malheur des temps et l’infamie des gens puissants. Ou bien, ajouta le Poussin avec un accent ironique où perçait une profonde indignation, nous écrivons de savants traités sur les gouvernements de la Grèce et de Rome, nous cherchons des médailles ou déterrons des statues ; l’un commande des tableaux où sont célébrées les vertus des anciens âges, et il s’en trouve un autre qui les compose et les peint platement dans son atelier, faisant un métier pour vivre comme son voisin le tailleur. Ah ! mon ami, s’écria le Poussin, en s’arrêtant tout à coup devant le chevalier del Pozzo, vingt balles reçues dans la poitrine en faisant rentrer la garnison victorieuse à Porto-Longone, voilà un sort bien préférable au nôtre. Dans cent ans, dans deux siècles, où pourra-t-on trouver les actes des honnêtes gens qui ont vécu de notre temps ? Dans des livres, dans des galeries ; peut-être aussi sur des tableaux, ajouta le peintre en montrant avec mépris ceux qu’il achevait. Ah ! malheur à ce siècle ! L’honneur de la vie active restera à l’impie, à l’avare dona Olimpia et à tous ceux qui lui ressemblent, et l’on ne saura même pas que des hommes tels que le jeune de Beauvoir ont vécu en même temps qu’elle ! »


Il y a un siècle et demi que cette femme est morte, et il en est de dona Olimpia aujourd’hui comme de tant de personnages qui ont fait grand bruit de leur vivant ; on n’en parle plus guère. Cette femme qui avait tant de pouvoir sur l’esprit des hommes de son temps, qui exerçait une influence si active sur la cour de Rome et sur plusieurs souverains de l’Europe, qui gouvernait le pontife et le collège des cardinaux et imprimait de la crainte au peuple de Rome en le bravant, n’a plus d’empire aujourd’hui que sur les petits enfants d’un des faubourgs de cette ville.

Les femmes du Transtevere ont conservé jusqu’à présent l’habitude de faire peur à leurs enfants lorsqu’ils se mutinent ou qu’ils s’écartent de la maison, en les menaçant de dona Olimpia : « Dona Olimpia viendra ce soir, à la brune, sur son char de marbre noir, leur disent-elles, et elle vous emportera dans les grottes de la villa Pamfili si vous n’êtes pas sages ! »


  1. On trouva sur la statue de Pasquin, voisine du palais Panfili, qu’occupait dona Olimpia, ces mots en latin : Olim-pia ; nunc impia.
  2. En Toscane.
  3. Nicolo Ludovisio.
  4. Cardinal padrone.
  5. Dans la cinquième satire de Salvator Rosa, la Babylone, on lit ces vers.

    E l’Olimpie, le Clerie e le Vannochie
    Intente a mercantar i palli e diademi
    Ne’ sacrari pescar con le connochie.