Romanciers anglais contemporains - H.G. Wells

Romanciers anglais contemporains - H.G. Wells
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 612-641).
ROMANCIERS ANGLAIS CONTEMPORAINS




M. H.G. WELLS[1]


L’aventure intellectuelle de M. Wells est assez simple, et elle ne manque pas de signification. Son esprit alerte, dégagé et scientifique ne s’accommode pas aisément de ce qui est. Son imagination a autant de complaisances pour le possible que son observation a de sévérité pour le réel. Il a commencé par des fantaisies qui étaient déjà des satires, et il a continué par des satires où il reste bien encore quelque fantaisie. Ici et là, une même pensée se manifeste, un même idéal dont la chimère ne laissé, après de vains rêves, que tristesse et désenchantement. Les idées de cet utopiste et le cas de ce mécontent offrent le plus vif intérêt, que ravive encore et que rafraîchit la crise sociale où nous voyons l’Angleterre engagée.


I

Une imagination nourrie aux lettres se tient volontiers près de la vie : elle ajoute, à ce que lui fournit l’expérience individuelle, les témoignages des moralistes, les peintures du théâtre, les intuitions des poètes. Eprise de la réalité telle que la décrivent ceux qui la connaissent le mieux, telle que l’éclairent ceux qui y pénètrent davantage, elle s’attache tout naturellement à l’imiter ou à l’embellir ; elle lui emprunte la matière et, si l’on peut dire, le sens de ses créations. L’imagination scientifique est très différente. Elle ne s’intéresse point tant aux faits qu’à leurs lois : elle prend un tour abstrait et constructif. Nous en avons un exemple bien connu chez nous dans les livres fameux de Jules Verne, et tout le monde sait que le conteur populaire de Cinq semaines en ballon et de Vingt mille lieues sous les mers a « anticipé » quelques-unes des grandes découvertes de nos jours : la navigation aérienne et les sous-marins. Son voyage De la terre à la lune a devancé de quarante années la découverte imaginaire de la « cadorite[2]. » Aussi, ceux qui ne connaissent M. Wells que par les « voyages extraordinaires » ou autres inventions merveilleuses de ses premiers livres le considèrent-ils volontiers comme le Jules Verne anglais ; et il y a bien, en effet, quelque ressemblance. Mais combien Jules Verne, avec ses innocentes fictions, qui ne touchent qu’aux choses et mettent seulement des engins plus perfectionnés au service d’une élite plus résolue et plus adroite, est auprès de lui sans malice ! L’arrière-pensée de Wells est manifeste : les jeux de son imagination n’ont rien de désintéressé, et jamais elle ne perd de vue le réel.

Qu’elle le déforme ou qu’elle le prolonge, elle s’attache à mettre en lumière toute l’imperfection d’un monde si différent de ce qu’il devrait être. Les anticipations de M. Wells, comme ses fantaisies, sont des satires. Elles lui servent, les unes et les autres, à réaliser des expériences, qu’il excelle, suivant les conseils de Bacon, à varier, à renverser, à prolonger. Aussi n’avons-nous rien d’autre, dans ses fictions, que le saisissant tableau de ce qui pourrait être, si telle condition, vraisemblable après tout, était donnée, ou de ce qui sera, si le train des choses continue, si l’avenir prolonge les directions du présent.

Il grossit les traits afin de mettre en saillie les relations qu’il veut nous faire saisir. L’Ile du docteur Moreau est une parodie sinistre de l’humanité. M. Wells nous y montre un savant qui a réussi dans l’infernale pratique de fabriquer des hommes avec des bêtes. Et c’est une occasion de nous présenter l’humanité sous son aspect bestial, l’informe humanité mal dégagée de ses origines inférieures et insuffisamment affranchie, des servitudes qu’elle en garde. Qui de nous ne s’est laissé parfois imposer l’idée des unes et des autres devant « des faces âpres et animées, d’autres ternes et dangereuses, d’autres fuyantes et menteuses, sans qu’aucune possède la calme autorité d’une âme raisonnable ? » Mais ce mouvement de pessimisme irrité ne dure pas. Il nous traverse comme un frisson, et nous revenons bien vite à des sentimens meilleurs, plus charitables et plus justes. M. Wells se complaît à sa caricature, à son exhibition, à ses satires. Il n’éprouve nul scrupule de s’attarder à des jeux où il ne peut prendre que le dégoût de ses semblables et de la vie. L’auteur, dirait-on, souhaite nous voir perdre toute la foi que nous pourrions avoir dans l’intelligence et la raison du monde, et il nous décrit complaisamment à cette fin le spectacle de l’île. C’est qu’en effet, « à part la grossièreté de leurs contours, le grotesque de leurs formes, » nous avons ici « sous les yeux, en miniature, tout le commerce de la vie humaine, tous les rapports de l’instinct, de la raison, du destin, sous la forme la plus simple. » Et voyez dans quelles dispositions le naufragé échappé de l’île infernale se retrouve au milieu des cités :


Des femmes qui rôdaient miaulaient après moi, des hommes faméliques et furtifs me jetaient des regards envieux, des ouvriers pâles et exténués passaient auprès de moi en toussant, les yeux las et l’allure pressée comme des bêtes blessées perdant leur sang ; de vieilles gens, courbés et mornes, cheminaient en marmottant, indifférens à la marmaille loqueteuse qui les raillait. Alors j’entrais dans quelque chapelle, et là même, tel était mon trouble, il me semblait que le prêtre bredouillait de « grands pensers » comme l’avait fait l’homme-singe ; ou bien je pénétrais dans quelque bibliothèque, et les visages attentifs inclinés sur les livres semblaient ceux de patientes créatures épiant leur proie.


M. Wells nous a exposé dans deux de ses romans, Quand le dormeur s’éveillera et La Machine à explorer le temps, le bilan anticipé du futur, le tableau du monde tel qu’il doit sortir de ce qui est. Jugez de l’arbre à ses fruits.

Quand s’éveille le dormeur, qui symbolise les idées généreuses du XIXe siècle, le rêve de liberté individuelle et de bonheur universel, ce rêve a subi une longue éclipse, et voilà qu’après deux siècles, il reparaît, deux siècles pendant lesquels s’est développé tout ce qui lui était contraire, pendant lesquels a triomphé l’évolution fatale, brutale, d’une société qui n’a pas voulu se reconstruire sur des bases plus raisonnables, s’ordonner selon des lois meilleures. Il a, cette fois, la puissance à son service, la seule puissance de nos tristes jours : la richesse. « Aujourd’hui, c’est l’époque de la richesse. La richesse, à l’heure actuelle, a acquis une force qu’elle n’avait jamais eue encore… Elle commande à la terre, à la mer et au ciel. Tout pouvoir appartient à ceux qui savent manier la richesse. Il faut accepter les faits, et ce sont là des faits. » On les comprend d’ailleurs, quand on considère la suite d’une évolution commencée sous nos yeux, quand, devançant par la pensée les temps futurs, on se représente « quelle décadence morale avait suivi la ruine de la religion surnaturelle dans l’esprit du vulgaire, le déclin de l’honneur public, l’ascendant de la richesse. Car les hommes qui avaient perdu leur croyance en Dieu avaient gardé toujours leur foi en la propriété, et la richesse régnait sur un monde vénal. »

Le Dormeur se trouve, en s’éveillant, possesseur de la moitié de la terre, et ainsi maître du monde. Or, le monde est divisé en deux camps : les privilégiés satisfaits et les malheureux mécontens. Les premiers ne souhaitent que devoir le Dormeur continuer son sommeil. Les autres attendaient impatiemment le réveil et les jours nouveaux dont ils le croient l’aurore. Mais ils sont organisés et conduits par des « meneurs » qui ont intérêt à exciter le mécontentement et à l’exploiter contre le pouvoir établi jusqu’à ce qu’ils l’aient remplacé. Jusque-là seulement et non au-delà. « Ostrog, le Grand Meneur, » a donc réveillé le Dormeur, ou profité de son réveil, pour renverser les Seigneurs du Conseil ; après quoi, il estime que la révolution est finie, puisqu’il a pris la place des anciens chefs. Mais « il a réveillé quelque chose de plus grand que ce qu’il rêvait : il a réveillé des espérances. » La lutte continue, celle du Grand Meneur contre le peuple, contre son nouveau chef. Ostrog appelle la police nègre, « des brutes superbes et loyales, sans l’ombre d’une idée dans la tête…, de ces idées qui gâtent notre populace. » Et le maître se dévoue pour essayer de sauver ceux qui ont cru en lui…

C’est plus tard encore, beaucoup plus loin dans le futur, que nous conduit la Machine à explorer le temps. Cette extraordinaire invention permet à son auteur de se transporter à quelques centaines de milliers d’années en avant, — dans « l’âge d’or » rêvé par les apôtres du progrès. Au lieu « d’une postérité profondément grave et intellectuelle, » il trouve, comme descendans de l’humanité d’aujourd’hui, de petits êtres gracieux, puérils et frêles, au milieu « d’un gaspillage inextricable » d’arbustes et de fleurs délicates et merveilleuses, telles que d’innombrables années de culture en peuvent créer. Il a l’impression « d’un jardin longtemps négligé et cependant sans mauvaises herbes. » Des gens indolens y vivent, tous pareils, avec « le même visage imberbe au teint délicat, et la même mollesse des membres, comme de grandes fillettes, » dans des palais délabrés qui leur servent de réfectoires et de dortoirs. « La maison isolée, et le cottage, qui donnent une physionomie si caractéristique au paysage anglais, avaient disparu. » C’est le régime communiste. Une conquête parfaite de la nature a fait disparaître la lutte et instauré la quiétude. Insensiblement s’est éteinte une énergie sans objet. L’âge de l’effort est depuis longtemps passé ; l’âge de l’art lui-même a disparu. « S’orner de fleurs, chanter et danser au soleil, c’était tout ce qui restait de l’esprit artistique et rien de plus. Même cela devait à la fin faire place à une satisfaction inactive. Nous sommes incessamment aiguisés sur la meule de la souffrance et de la nécessité, et voilà qu’enfin, me semblait-il, cette odieuse meule était brisée. » Brisés avec elle aussi tous les ressorts de l’activité et de la vie. Cette race des Eloïs ne manifeste point du tout « un triomphe de l’éducation morale et de la coopération générale, » mais au contraire « un amoindrissement général de structure, de force et d’intelligence, » une dégénérescence résultant d’une sécurité trop parfaite. Et à mesure que la descendance des Possédans, isolée dans ses plaisirs, son confort et la jouissance de la beauté, s’alanguissait parmi ses jardins de paradis, la race souterraine des Morlocks, issue des ouvriers relégués en dessous du sol pour les besoins les moins décoratifs de la civilisation, a formé peu à peu un monde inférieur, une seconde espèce d’hommes, créatures nocturnes, à l’aspect blême et étiolé, aux yeux énormes qui ont la faculté de réfléchir la lumière. Ces lémuriens blanchâtres et mous, d’un froid répugnant, viennent pendant les nuits obscures de la nouvelle lune chercher leur nourriture parmi. la nonchalante postérité des heureux du monde.


Les habitans du monde supérieur pouvaient bien avoir été autrefois une aristocratie privilégiée, et les Morlocks leurs serviteurs mécaniques, mais tout cela avait depuis longtemps disparu. Les deux espèces qui avaient résulté de l’évolution humaine déclinaient ou étaient déjà parvenues à des relations entièrement nouvelles. Les Eloïs, comme les rois carolingiens, en étaient venus à n’être que des futilités simplement jolies : ils possédaient encore la terre par tolérance et parce que les Morlocks, subterranéens depuis d’innombrables générations, étaient arrivés à trouver intolérable la surface de la terre éclairée par le soleil. Les Morlocks leurs faisaient leurs habits, concluais-je, et subvenaient à leurs besoins habituels, peut-être à cause de la survivance d’une vieille habitude de domestication. Ils le faisaient comme un cheval cabré agite ses jambes de devant ou comme un homme aime à tuer des animaux par sport : parce que des nécessités anciennes et disparues en avaient donné l’empreinte à l’organisme. Mais clairement, l’ordre ancien était déjà en partie interverti. La Némésis des délicats Eloïs s’avançait pas à pas. Pendant des âges, pendant des milliers de générations, l’homme avait chassé son frère de sa part de bien-être et de soleil. Et maintenant ce frère réapparaissait transformé. Déjà les Eloïs avaient commencé à apprendre de nouveau une vieille leçon. Ils refaisaient connaissance avec la crainte.

L’homme s’était contenté de vivre dans le bien-être et les délices, aux dépens du labeur des autres hommes ; il avait eu la nécessité comme mot d’ordre et excuse, et dans le plénitude des âges, la nécessité s’était retournée contre lui.


Nous lisons nettement dans cette vue de l’avenir une critique du présent, et c’est, à n’en pas douter, ce qu’a voulu l’auteur. L’intention est assez manifeste qui lui fait traiter ici la réalité en logicien et selon un procédé en quelque sorte mathématique. Son tableau du futur ne saurait offrir beaucoup de sens comme « anticipation. » Les choses, en fait, ne se passeraient point ainsi. La nature humaine réagit, se défend ; les élémens méconnus se révoltent et maltraités se revanchent. À travers ces actions et ces réactions, une sorte d’équilibre se réalise, instable certes et toujours rompu, mais toujours, tant bien que mal, rétabli. Le développement dans le temps n’a pas cette rectitude linéaire. S’il y a une logique des choses, elle est moins simple que celle de l’esprit. Mais c’est l’esprit qui fait la science, et M. Wells, plus préoccupé du possible que du réel, en transporte les méthodes dans le champ illimité de ses spéculations. Cet idéologue rêve une organisation logique, rationnelle de la vie et de la société à la surface de la planète. Toutes ses fictions se réfèrent à une doctrine et, explicitement ou non, en procèdent.


II

À vrai dire, M. Wells ne se présente point comme un réformateur, soucieux d’améliorer le présent. Son esprit spéculatif se meut à l’aise en plein avenir, dans « l’air plus libre, les espaces plus vastes de ce qui peut être[3]. » C’est l’idéale région où se donne librement carrière la vertu des « principes. » Un des derniers contes de Rudyard Kypling[4] nous montre des insectes étrangers qui s’introduisent dans la sage cité des abeilles et y déposent des germes mortels qu’ils appellent des « principes. » L’auteur des Anticipations, de la Découverte de l’avenir, d’Une utopie moderne, ne redoute point ces germes dangereux : il les répand à pleines mains, il les sème à la volée. Il s’abandonne en toute confiance et avec délices à la logique de l’esprit, selon laquelle il trace ses plans de vie ordonnée, d’activité raisonnable et heureuse.

Si ses idées le rapprochèrent un instant d’un parti, et si lui-même put croire qu’il donnait son adhésion à un programme, c’est évidemment parmi les socialistes qu’il devait se ranger. On le vit quelque temps membre de la « Fabian Society » dont il se détacha en 1908. Il est socialiste, en effet, dans la mesure où il admet que le développement libre des individus ne saurait leur assurer le bonheur et qu’il y faut nécessairement l’intervention de l’État.

Il est socialiste parce que « l’obstruction des droits acquis et des timidités anciennes » empêche les hommes de s’élancer dans de vastes entreprises, de « combiner une foule d’activités jadis dispersées et entravées par les patrimoines et les propriétés immobilières, grouper et consolider d’immenses énergies, réaliser de la sorte de formidables économies… » Nos civilisations lui apparaissent alors comme le résultat chaotique d’efforts individuels mal dirigés, de forces obscures et de tâtonnemens aveugles. Ni ces tâtonnemens, ni ces efforts ne peuvent rien pour le progrès. Il faut une organisation nouvelle, réglée, imposée et maintenue par un pouvoir nouveau : l’État créateur d’ordre, attentif à encourager toutes les initiatives et à les accorder, capable enfin d’assurer, dans l’harmonie de l’ensemble, les avantages de chacun. Pour lui tracer son programme, M. Wells s’occupe assez peu des partis et des sectes. La supériorité du socialisme tient, d’après lui, à ce que cette doctrine est plus proche de la science : pourquoi ne pas s’adresser directement à la science elle-même ? Le bonheur collectif par le bonheur individuel, voilà le but ; l’organisation scientifique de la planète, voilà le moyen.

« Ce gâchis est vraiment trop pourri pour qu’on le manipule — dit quelque part M. Wells[5]. — Nous reprenons sur nouveaux frais. Faisons d’abord table rase… et recommençons. » Recommençons sur un plan rationnel : tout est là. S’il n’y a rien à faire du gâchis actuel, c’est précisément parce qu’il est irrationnel. La vie d’aujourd’hui n’est pas organisée ; elle s’est développée au hasard, empiriquement. Cela se voit partout, dans l’ensemble et dans le détail. Considérez, à votre choix, un des aspects familiers de notre monde, ce paysage de ville, par exemple :


Il était évident que toutes ces choses avaient été accolées au hasard, sans souci des commodités voisines : la fumée des hautes cheminées salissait la terre blanche des potiers ; le tintamarre des trains assourdissait les fidèles dans leurs sanctuaires ; les cabarets versaient leur corruption au seuil même des écoles, et les tristes demeures s’écrasaient misérablement au milieu de ces monstruosités de l’industrialisme, comme si une imbécillité tâtonnante avait présidé à toute cette incohérence. L’humanité s’étouffait sous ses propres produits, et ses énergies aboutissaient au désordre, comme un être frappé de cécité se débattrait dans une fondrière en s’enlizant par son propre effort.


Hasard, tâtonnement, incohérence, désordre, voilà les mots qui reviennent le plus souvent sous la plume de M. Wells et voilà de quoi il est obsédé. La vie n’a de valeur pour lui que par la logique, la méthode, la coordination et l’harmonie. Il se complaît à tracer des esquisses d’un monde plus rationnel. Quelques-uns de ses livres, — Anticipations, Une utopie moderne, La Découverte de l’avenir, — n’ont pas d’autre dessein ni d’autre intérêt. Il envisage avec allégresse un « avenir spacieux » où je ne sais quelle « République nouvelle » aura établi « un État mondial avec une langue et une loi communes. »


Elle étendra sur toute la surface du globe ses routes, son appareil de valeurs et de mesures unifiées, ses lois, son système de contrôle… Elle ne tolérera aucun de ces coins sombres où la population de l’abime grouille et se corrompt, aucun de ces bas-fonds vastes et diffus de paysans-propriétaires, aucune stagnation pestilentielle. Elle admettra au nombre de ses citoyens tous les hommes capables, quels qu’ils soient, blancs, noirs, rouges ou jaunes : la seule condition sera de prouver des capacités[6].

Le monde alors pourra se simplifier, s’ordonner et réaliser dans toute son ampleur la perfection rationnelle. Les villes « nées du hasard » ont disparu pour céder la place à d’autres, « édifiées avec amour par la main des hommes vivans : »


Et ces créatures qu’elles happaient, qu’elles estropiaient et mutilaient parmi leurs labyrinthes, dans leur désarroi, leur chaos, leur machinisme industriel immense, inhumain et mal conçu, s’en sont échappées vers la vie… Et par tous les chemins de la terre s’en vont nos enfans, nos fils, dont l’ancien monde eût fait des commis serviles et des boutiquiers, des gars de charrue et des hommes de peine ; nos filles, jadis anémiées par des labeurs asservissans, réduites à la prostitution, à l’infamie, ployées sous des maternités angoissantes, ou desséchées par les regrets d’une vie stérile. Ils vont, nos enfans, sur les chemins de ce monde, actifs, heureux, pleins de joie, vaillans et libres… Qui trouvera des mots pour dire la plénitude et le charme de la vie ?…


Il n’importe point de chercher ici par quels moyens la science accomplira tant de merveilles. Encore que le désordre et le mal ne semblent point avoir diminué avec ses progrès, accordons pourtant qu’elle puisse transformer les conditions matérielles de la vie et que, de cette transformation, jaillisse enfin une source de bonheur : M. Wells s’imagine-t-il donc que le problème de la destinée humaine serait résolu ? Sa reconstruction idéale est un rêve de savant, et la science ne rend pas les hommes meilleurs : elle n’a jamais fait briller sur la terre une lueur de bonne volonté. L’amour peut guider le savant, inspirer ses recherches, soutenir son courage : l’amour peut être le principe de la science ; mais la science ne deviendra jamais le principe de l’amour. La bonne volonté est une disposition profonde de l’âme ; elle n’a nul rapport aux faits, à leur mesure, à leurs lois ; elle ne peut naître que de l’amour. « Le monde est le monde, non pas une institution charitable, » dit M. Wells. C’est à la charité pourtant. qu’il appartient d’agir sur les cœurs, d’inspirer les sentimens et la conduite. Il suffirait à la science d’améliorer, de transformer le monde matériel, le monde des forces naturelles et du mécanisme : à côté et au-dessus d’elle doit régner sur le monde des âmes la bonne volonté qui seule peut faire servir ces forces et ce mécanisme aux fins les meilleures.

Là est le principe du progrès moral, là est la source de l’action la plus haute, là est le secret de la destinée humaine. M. Wells attache bien trop d’importance aux réformes matérielles, à l’organisation de la vie physique. La forme de nos vêtemens, l’aménagement de nos maisons, notre alimentation le préoccupent outre mesure, et il ne doute pas que toute notre vie morale ne dépende de ces conditions-là. Certes elles n’y sont point indifférentes ; mais, sans les négliger, reconnaissons qu’elle les domine. Elle obéit à d’autres lois, plus intimes et plus profondes. Il est même nécessaire qu’elle manifeste au besoin son indépendance et proclame sa suprématie : c’est le sens et le rôle de l’ascétisme, qui a tant d’excès contraires à compenser.

M. Wells a étrangement simplifié tout cela. Il tranche et taille dans la réalité, dans la vie, comme dans une matière indifférente que sa main peut travailler suivant les indications de la raison pure. Il fait bon marché de tous les efforts humains qui procèdent de sentimens spontanés et d’énergies instinctives, qui traînent après eux tant d’élémens irrationnels : désirs, sentimens, passions, intérêts immédiats, habitudes, etc. Il méconnaît que la vie déborde de toutes parts l’intelligence, que celle-ci n’est aucunement qualifiée pour gouverner la vie, qu’elle est la faculté de comprendre l’ordre des phénomènes, de constater ce qui est, d’y adapter et conformer notre ingéniosité pratique, notre activité mécanique : elle est l’agent du progrès matériel. Le progrès moral a son principe au-dessus d’elle : son développement et ses lois se manifestent dans la partie de la vie qui lui échappe. Il fait table rase du passé comme si le passé se laissait supprimer ailleurs que dans les abstractions de nos raisonnemens ! Il n’a ni hésitation, ni scrupule. « Tout a été absurde jusqu’à moi, H. G. Wells, qui, le premier, vois cette absurdité totale, la condamne et propose le moyen de la supprimer. » Cela est bien difficile à admettre ; et pourquoi tout serait-il mauvais, irrationnel, dans la vie qui nous a précédés ? La raison date donc d’aujourd’hui ? Et, si elle a existé avant nous, comment ne pas admettre que ses efforts soient enregistrés dans l’histoire du monde, compris dans son développement et visibles dans son état ? On est porté à se méfier du réformateur qui laisse tomber du haut de sa philosophie un anathème général, suivi aussitôt d’un plan complet. On a peine à croire que l’humanité l’ait attendu. On a beaucoup moins de confiance en lui et un peu plus de confiance en elle.

M. Wells ne fait pas difficulté d’ailleurs de reconnaître que son utopie est échafaudée « sur cette hypothèse de la complète émancipation d’une communauté d’hommes affranchis de la tradition, des habitudes, des liens légaux et de cette servitude plus subtile qu’implique toute possession, » en d’autres termes, sur le communisme consécutif à une radicale transformation de la nature humaine ; et pour nous exposer, dans ses grandes lignes du moins, la Vie Nouvelle, il a imaginé la fiction ou plus justement peut-être, le symbole des « Brouillards verts[7]. » Une comète rencontre la terre qui se trouve plongée pendant quelques heures dans un sommeil enchanté et une aube merveilleuse, après quoi, c’est le « Réveil » et le « Changement. » La terre a été recréée, les « Temps nouveaux » commencent et « l’humanité se met en devoir de refaire le monde. » N’avais-je pas raison de dire que M. Wells n’a point l’esprit des réformateurs ? Dans son rêve utopique, leur point de vue est renversé, car tandis que le problème véritable est de trouver et de réaliser les réformes qui seraient les moyens du perfectionnement, celles qu’il imagine dans le monde renouvelé n’y sont que la conséquence de ses perfections. C’est bien encore le vieux monde, « mais les souillures de la vieille vie en étaient retranchées. » Et après la purification spirituelle viennent les grands nettoyages matériels, les « dix grandes crémations de décombres et de rebuts, qui inaugurèrent l’âge nouveau. » On brûle « toutes les habitations, tous les édifices du vieux temps… Construits à la hâte, sans imagination, sans beauté, sans honnêteté, sans confort approprié, » ou plutôt, car on ne peut porter les maisons mêmes sur les bûchers, on y jette « les portes mal jointes, les affreuses croisées, les escaliers, terreur des domestiques, les placards humides et noirs, les papiers de tentures infestés de vermine et arrachés aux murs écaillés, les tapis imprégnés de poussière et de boue…, les vieux livres saturés de poussière, les ornemens sales, pourris et pénibles à regarder, parmi lesquels on trouvait, je me souviens, des oiseaux morts empaillés. » On brûle les meubles, « hors quelques milliers de pièces d’une beauté remarquable et réelle, desquelles nous tirâmes les modèles que nous avons créés depuis, » les horribles vêtemens, feutrés et poreux, « admirablement conçus pour recueillir et accumuler toutes les malpropretés ambiantes, » les étonnantes gaines de cuir ou d’imitation de cuir qui servaient naguère à comprimer douloureusement les pieds. On se débarrasse de tout l’attirail démodé des chemins de fer à vapeur : gares, signaux, barrières, matériel roulant ; « tout un système d’appareils mal conçus, propagateurs de fumée et de bruit ; » des clôtures, des panneaux d’affichage, des palissades, des hideuses baraques en volige : « Toute la vieille ferraille du monde entier, tout ce qui était empuanti de goudron, les gazomètres et les réservoirs à pétrole, tous les véhicules à chevaux, les camions, les haquets, tout fut démoli et brûlé. » On y joint le fatras des faux chefs-d’œuvre, la pacotille de l’art : vastes toiles barbouillées, marbres académiques, faïences décorées, tapisseries, broderies, mauvaise musique, instrumens sans valeur, livres innombrables, ballots d’imprimés et de journaux, « tout un capharnaüm d’idées ratatinées et biscornues, d’incitations basses et contagieuses, de formules, de tolérances résignées et d’impatience stupide, tout un lot d’ingénieux paradoxes, certifiant des habitudes de paresse intellectuelle, toute l’évasive nonchalance de la pensée apeurée » et « des actes, des documens, des traites impayées, des souvenirs vindicatifs… »

On détruit, on nettoie, on brûle. C’est pour M. Wells une allégresse, une volupté, d’imaginer cette liquidation et de la décrire. Il satisfait ainsi sa fureur logique et lui ouvre, dans la fiction, une voie déblayée des décombres du passé. Voilà tout juste le déblaiement qu’on n’aime pas beaucoup en Angleterre, pays classique des réparations successives et de l’adaptation des vieilles choses. Ah ! s’il était possible d’en finir quelque jour en une seule fois, de raser et d’anéantir ! M. Wells s’accorde du moins la joie de ce rêve, qu’il se plaît à dérouler sous nos yeux dans le spectacle des grandes crémations et en particulier de la première de toutes, Beltaine, le festival de Mai. Il n’a que trop beau jeu à dénigrer ce qu’il brûle, et sa verve irritée nous persuade sans peine. Nous imaginons si volontiers un monde matériel mieux organisé que le nôtre, mieux aménagé, mieux tenu ! Oui, nous vivons vraiment dans l’imperfection et là peu près ; chaque progrès, partiel, mélangé, apporte avec lui sa rançon, et la vie neuve traîne après elle la dépouille des formes anciennes. Tel quel, notre monde d’aujourd’hui est le résultat des longs efforts du passé, la matière des efforts de l’avenir. Il est tout chargé de l’activité de nos pères, et nous devons la percevoir dans ses bienfaits tout autant que dans son impuissance. « L’inventeur de la charrue, » dit Emerson, « se tient encore aux côtés du laboureur. » Mais M. Wells ne veut point voir que la charrue est un bienfait : il lui suffit de constater qu’elle va bien lentement, traînée par des chevaux ou par des bœufs. Lui faites-vous remarquer que la vapeur la transforme ? Il vous répondra que la nouvelle machine mène un bruit infernal et crache une horrible fumée. Sans doute, nous l’aimerions électrique, propre et silencieuse. Et ainsi de tout le reste. Cela viendra. En attendant, M. Wells s’impatiente. Son esprit hardi, dédaigneux, simplificateur, regarde droit devant lui, dans l’avenir que pourrait réaliser la science tout de suite, si le monde était un vaste atelier d’ingénieurs occupés à dresser des épures et forts de toute l’autorité nécessaire pour les faire exécuter par des gens qui d’ailleurs ne demanderaient pas autre chose, trop heureux de servir de si beaux desseins.

Le monde n’est pas tout à fait cela ; et l’Angleterre en particulier est fort loin de cet idéal. Nous ne nous étonnerons donc point des sévérités que va lui témoigner M. Wells.


III

Il nous offre dans un de ses derniers romans, Tono Bungay[8], le tableau de la société anglaise, tel qu’il se révèle, de loin d’abord, puis de plus près, à un jeune homme du peuple que « le roman du commerce moderne » met en mesure d’observer « les hautes sphères » après les avoir, d’en bas, respectueusement contemplées.

Enfant, George Ponderevo est placé de manière à embrasser d’une vue panoramique le « système, » « le système Bladesover, » comme il l’appelle, du nom du premier spécimen qui se présente à ses yeux. Sa mère est femme de charge au château de Bladesover, centre, principe et fin du petit univers auquel appartient le jeune garçon.


La vaste demeure, l’église, le village, et les ouvriers et la diversité et la hiérarchie des serviteurs, me semblaient être un système social clos et fermé. Autour de nous il y avait d’autres villages et grands domaines, et d’une résidence à l’autre, en relations et corrélations, les hautes classes, les beaux olympiens, allaient et venaient. Les petites villes semblaient de simples collections de boutiques, des marchés pour les tenanciers, des centres d’éducation à leur usage : elles ne dépendent pas moins des hautes classes que le village et à peine moins directement. Je pensais que c’était là l’ordre universel. Je m’imaginais Londres comme une ville de province plus grande où les gens de distinction avaient leur maison de ville et faisaient en grand leurs achats dans l’ombre magnifique de la plus grande de toutes les belles dames nobles, la Reine. Cela semblait être dans l’ordre divin. Que toute cette belle apparence fût déjà sapée, qu’il y eût des forces à l’œuvre capables, à l’heure présente, de détruire ce système, c’est là une idée qui ne s’était pas encore levée sur moi… Il y a nombre de gens aujourd’hui en Angleterre sur qui elle ne s’est pas encore levée[9].


Ainsi c’est pour la classe des gens de « qualité, » c’est par elle ou par son intermédiaire que respire et vit tout le reste, en état de subordination et de tolérance. Bladesover apparaît dès lors au héros du livre comme « la clef d’une explication de l’Angleterre[10], » comme « le fil nécessaire à l’intelligence de presque tout ce qui est distinctivement britannique et déconcertant pour l’étranger qui étudie l’Angleterre et les peuples de langue anglaise. »


Attachez-vous avec force à ce fait que l’Angleterre était un vaste Bladesover il y a deux cents ans ; qu’il y a eu des Lois de Réforme, il est vrai, et autres changemens du même genre dans les formules, mais aucune révolution essentielle depuis lors ; que tout ce qui est moderne et différent y est venu comme une intrusion ou s’est posé comme un apprêt sur le caractère dominateur, soit d’une manière impertinente, soit timidement et avec des excuses, et vous vous rendrez compte qu’il y a quelque chose de raisonnable, de nécessaire, dans cette sottise orgueilleuse, ce « snobisme, » ; qui est la qualité distinctive de la pensée anglaise[11].


Envisagée dans sa relation et son antithèse avec le château, vous pourrez comprendre la petite ville de Chatham. Il y a correspondance entre les effets : Chatham est le corollaire de Bladesover. D’un côté, l’air et les grands espaces, l’ampleur et la dignité, puis, pressés et rencognés, le village, l’église et la cure, avec leur signification secondaire et leur condition dépendante ; de l’autre, tout ce qui ne se rattache pas aux différens Bladesovers de la région, tout ce qui n’est pas braves gens de tenanciers ou de journaliers, église d’Angleterre, soumission et respect : un rebut entassé loin des regards et qui pourrit là comme il peut dans sa boîte à ordures. Londres aussi, la colossale cité de dix millions d’âmes (avec ses annexes), s’explique à la lumière du « système Bladesover » qui peut seule permettre de se reconnaître dans ce chaos de rues, de population et d’édifices. Les parcs du West End, ses palais, ses vastes demeures, les allées et venues des Olympiens, de leurs serviteurs, majordomes et valets de pied, — qu’est-ce autre chose que le manoir de Bladesover ? On délimiterait assez aisément sur un plan la zone des grandes résidences. Le musée d’Histoire naturelle, c’est, en grand, la collection d’oiseaux empaillés et autres animaux dont les vitrines ornaient l’escalier de Bladesover, le musée de l’Art correspond à ses bibelots et porcelaines, et les petits observatoires d’Exhibition Road rappellent à George Ponderevo le vieux télescope grégorien de sir Cuthbert auquel il avait donné la chasse dans le grenier du fameux manoir. Tous les musées et toutes les bibliothèques, dont Londres est parsemée entre Piccadilly et West Kensington, sont des rameaux détachés, et indépendans aujourd’hui, de ces demeures seigneuriales où les installa, sous leur première forme, l’élégant loisir des gens de goût. Vous trouverez dans Régent Street, dans Bond Street et dans Piccadilly, — on y trouvait, pour mieux dire, avant la profanation américaine, — les boutiques pour la clientèle de Bladesover. La maison du médecin se multiplie, sans changer beaucoup de caractère, tout le long de Harley Street, et un peu plus à l’est, les gens de loi se sont installés dans les maisons abandonnées par une précédente génération de gens de naissance, tandis que plus bas, dans Westminster, derrière des façades monumentales, de vastes pièces, ouvertes sur Saint-James Park et pareilles à celles de Bladesover, logent les services publics. Le Parlement enfin, avec son palais gothique, ses lords et ses gentlemen, commande, sur sa terrasse, au système entier.

À mesure qu’on s’éloigne, dans les directions diverses, s’allongent des rues sans fin, avec leurs maisons toutes pareilles, le monotone aspect de leurs ateliers, leurs familles sordides, leurs boutiques de basse catégorie, leur population indéfinissable de gens qui, suivant l’expression distinguée, « n’existent pas. »

Mais l’énormité même de ces excroissances populaires révèle un autre aspect de la vie anglaise, celui dont l’activité de la Cité et la lourde vie du fleuve nous suggèrent assez clairement l’idée. Une Angleterre moderne, une Angleterre de commerce et d’argent, s’est superposée à l’ancienne. L’ordre de jadis s’évertue à réduire le désordre d’aujourd’hui. Les vieux cadres se sont élargis pour contenir la vie nouvelle. Ils doivent s’élargir encore. Eclateront-ils ? C’est la question même que pose d’une manière si aiguë la crise constitutionnelle actuelle. Quelle qu’en soit l’issue, — et il est bien difficile d’imaginer qu’elle ne soit pas conforme au génie d’adaptation qui a présidé jusqu’ici aux destinées de l’Angleterre, — l’œuvre accomplie a été immense et le spectacle est un des plus beaux que nous offre l’histoire sociale du monde. M. Wells n’en juge pas ainsi. Au lieu de regarder la suite du développement de son pays, il compare la réalité présente à l’ordre rationnel qu’il a conçu, à je ne sais quel idéal scientifique, quelle « organisation réfléchie de justice et d’hygiène, » et il condamne la société qu’il a sous les yeux, comme un composé monstrueux de survivances féodales et d’activité chaotique, d’aristocratie surannée et d’effréné mercantilisme, le formalisme du système Bladesover et, par-dessus, les désordres, les cruautés de l’individualisme économique.

Il n’est pas difficile de faire leur procès aux conséquences désastreuses d’un tel état de choses. Le formalisme social engendre la sottise orgueilleuse, l’imitation de la gentry, le fétichisme de la Quality et, pour tout dire d’un mot, le snobisme. La petite bourgeoisie, la classe moyenne est victime d’une admiration béate, et jusque dans l’office, on singe l’étiquette du salon. Il faut lire, au début de Tono Bungay, les scènes si impitoyablement ironiques où George Ponderevo nous décrit le thé de cinq heures chez la femme de charge, — sa propre mère, — chaque domestique à son rang, et nous rapporte les conversations : « Non, miss Fison, les pairs d’Angleterre ont le pas sur les pairs du Royaume-Uni, et il n’est que pair du Royaume-Uni. » Ou encore : « Un peu de sucre, miss Mackridge ? » Et miss Mackridge s’excuse sur ce que les gens comme il faut n’en prennent plus du tout : « On dit que le sucre engraisse, par le temps qui court… On dit que les docteurs ne le recommandent pas maintenant. » Du haut en bas de l’échelle sociale, M. Wells voit ses compatriotes asservis à des gestes de convention et à des paroles d’emprunt, à d’invariables formules qui bornent les pensées.

Et l’inertie de l’intelligence paralyse, dans ce qu’elle pourrait avoir d’énergie et de noblesse, la vie même du sentiment. Pas plus que notre vie sociale, notre vie individuelle ne se laisse conduire par la raison. L’amour n’est que le triomphe d’un instinct aveugle, d’un obscur appétit dont la tyrannie se joue de nos desseins les mieux concertés et de nos résolutions les plus sages. On ne le voit nulle part plus évidemment que dans l’aventure de M. Lewisham. Ce jeune homme était, aux environs de sa dix-huitième année, la sagesse même. Il enseignait alors, comme maître adjoint, dans une école de la petite ville de Whortley (Sussex), aux appointemens annuels de mille francs, chaussait d’un binocle son nez proéminent pour se donner un air plus grave, et épinglait au mur de sa mansarde un sévère « emploi du temps » qui devait le conduire au baccalauréat ès lettres de l’Université de Londres avec « mention très honorable, » puis à la « médaille d’or. » Venaient ensuite, à leur date, des « brochures pour la cause libérale » et autres travaux du même genre. Tout était prévu, réglé et en place. Debout et au travail à cinq heures, il commençait sa journée en prenant sur tout le monde (car on ne se lève guère qu’à huit) trois bonnes heures d’avance, trois heures de travail qui représentent, d’après les calculs des gens compétens, l’acquisition d’une langue par an, — six langues en six années, et une culture encyclopédique, une merveilleuse discipline de l’esprit, le tout à vingt-quatre ans. L’imagination reste confondue devant la perspective de ce que M. Lewisham pourrait être à trente !

À trente ans, hélas ! M. Lewisham a dit adieu à toutes ses ambitions et à tous ses rêves ; il n’est qu’un pauvre homme, dans un faubourg de Londres, à Clapham, où il occupe le sous-sol et les mansardes d’une de ces maisons dont le principal locataire paie le loyer en sous-louant le rez-de-chaussée et le premier étage : comme table de travail, s’il est encore parfois question de travailler, pour la besogne professionnelle, une vieille « toilette » désaffectée dans un coin de la chambre à coucher, et comme renfort aux maigres ressources de la famille, la machine à écrire de sa jeune femme, dans la salle à manger souterraine.

C’est que M. Lewisham a été pris au piège de l’amour : il est marié, il est père sans doute[12]. À vrai dire, M. Wells ne le suit pas jusque-là, et le héros n’a guère plus de vingt et un ans quand il l’abandonne en pleine faillite. Ce léger et cruel petit roman est comme une réplique atténuée, désenténébrée, alerte, railleuse, du plus tragique des romans de M. Thomas Hardy : Jude l’Obscur. Dans l’un comme dans l’autre, l’amour est l’adversaire, l’antagoniste ; il ajoute l’irrationnel de la nature à tout ce qu’il y a d’irrationnel dans la société. Il n’est pas le seul agent de la défaite ; mais il s’installe au cœur de la place, et dès lors elle ne peut plus résister aux assauts du dehors, elle est vouée à la capitulation. Voilà pourquoi, pour M. Hardy, pour M. Wells, le problème de l’amour se dresse au centre de la critique sociale. Assurément l’amour n’est pas seul responsable du désastre de Jude : toutes les forces d’une société égoïste et d’une écrasante hiérarchie se sont coalisées contre l’infortuné sur qui pèse, comme une tare héréditaire, la fatalité de la passion ; il est désarmé devant lui-même et devant la vie, prédestiné à toutes les défaites, à jamais épris de sa jolie et douloureuse cousine Suzanne, à jamais prisonnier de l’indigne et intrigante Arabella. Si l’amour n’était pas gouverné par l’instinct, le caprice et le hasard, Jude n’aurait jamais laissé entrer dans sa vie la grossière, l’intrigante Arabella. Mais nous sentons en lui le despotisme des forces obscures, autour de lui la tyrannie des conventions sociales : dans cet étau, l’individu fragile est brisé. M. Wells se soucie surtout d’opposer le désordre du monde à la logique de l’intelligence ; la vie apparaît irrationnelle et absurde. Devant un tel spectacle, l’ironie convient mieux que le désespoir, une ironie fortement mêlée d’amertume. Il a suffi d’un joli visage inconnu pour que c’en soit fait des beaux plans de M. Lewisham : sur les pas de la trop gracieuse Ethel, il oublie ses études, gaspille les heures dans d’interminables promenades à travers les soirs embrumés de Londres, glisse invinciblement aux mesquineries d’une basse petite vie bourgeoise, dégradée par les escroqueries d’un beau-père qui exploite comme « médium » la naïve sottise d’un spirite cossu. Voilà où est tombé ce pauvre Lewisham du haut de ses rêves !…

Quelle comédie que l’amour ! Ne lui demandez plus d’être une émotion de l’âme, la sensation exquise de la vie : il n’est que l’instinct aveugle, déraisonnable, aux prises avec les intérêts matériels et les ruses de la lutte pour l’existence. Une ignorance sacrée pèse sur la jeunesse, qui ne sait plus ce qu’elle a la permission de penser, ce qu’elle a la permission de dire, ce qu’elle peut lire, ce qu’elle peut voir. Les jeunes gens ne sont bons qu’à des bévues. Voyez Willie et Nettie dans Au temps de la Comète. Ils se sont fiancés comme des enfans, avant leur dix-huitième année. C’était un soir d’été, « une de ces longues soirées d’or qui cèdent moins le pas à la nuit qu’elles n’accueillent, semble-t-il, par gracieuseté, la lune et son scintillant cortège d’étoiles : » ils échangèrent un baiser et des promesses. Ce fut assez ; il resta un an sans la revoir, mais, durant cette année-là et deux autres encore, il aurait à tout instant offert de mourir pour elle. Cependant, Nettie Stuart, la fille du chef jardinier de Mme Verrall, reçoit des lettres d’amour corsées de théologie, de sociologie, et bientôt elle est déconcertée par ce « grand gamin fort sot, fort poseur et fort sentimental » qui pense à elle dans l’obscurité et le silence, mais, dès qu’il s’attable pour lui écrire, ne pense qu’à Shelley, à Burns et à lui-même. On se brouille, on se raccommode, par correspondance. Nettie doute « de pouvoir jamais aimer un socialiste qui ne croit pas à l’Église, » et un beau jour elle lui signifie son congé, pour être libre d’écouter les propos galans du fils de Mme Verrall, qu’elle veut bien suivre, parce qu’il est gai et agréable, parce que cette cour la flatte, parce que, dans notre affreux monde, c’est cela qu’on appelle aimer. « Le poison social avait à ce point corrompu la nature de Nettie, l’habit du jeune oisif, son allure dégagée, son argent lui avaient paru choses si belles, comparées à ma misère, qu’elle avait consenti à tout sans arrière-pensée. » Les brouillards verts de la comète arrangeront tout. Dans Tono Bungay, George et Marion ne sont pas plus heureux que M. Lewisham, et leur amour, comme le sien, n’étant favorisé par nul prodige cosmique, ils épuisent pareillement toute la tristesse de leurs erreurs sentimentales. L’histoire est toujours la même. Ils se sont plu, fiancés, épousés, sans se connaître. Leur mariage a été une duperie réciproque, avec un peu plus d’illusion chez l’homme et de calcul chez la femme ; et la vie, chaque jour, se glisse entre eux et les sépare. Il la trompe avec une dactylographe de ses bureaux. Elle découvre l’infidélité. C’est alors seulement, quand la rupture est décidée, qu’à la faveur de cette crise, ils sont amenés à se regarder, à s’étudier, et à voir dans leurs âmes. Car ils se dressent alors, en face l’un de l’autre, tels qu’ils sont. Entre eux, c’en est fait des faux-semblans et des apparences, c’en est fait des concessions et des dissimulations. Mais il est trop tard…

Trop tard aussi pour Béatrice quand elle retrouve George Ponderevo. Enfans, ils échangeaient des promesses et des baisers. Mais le frère de cette fillette de qualité aurait bien vite remis à sa place l’insolent assez audacieux pour franchir les barrières sociales ; et quand George, chassé de la maison, revoit plus tard la noble demoiselle, elle a de nouveau son garde du corps, un vieux lord usé qui serre de près sa jeunesse de fille pauvre. Le premier amour se réveille, conscient cette fois, mûr pour toutes les revanches. Et ce pourrait être encore le bonheur, si l’absurde vie n’avait fait son œuvre de destruction. « C’est la sagesse qui parle par ma voix, une sagesse amère. Vous ne sauriez attendre de moi aucune aide : je ne puis avoir pour vous rien d’une épouse, rien d’une mère. Je suis gâtée. Je suis gâtée par le luxe et par l’oisiveté : tout est faussé en moi, les goûts et les habitudes. Le monde n’est que fausseté. On peut être ruiné par la richesse aussi bien que par la pauvreté… »

C’est une conséquence du « système. » Et le désordre de l’Angleterre nouvelle ne vaut pas mieux pour la vie sociale que son ordre suranné. L’histoire d’Édouard Ponderevo est précisément destinée à illustrer cet autre aspect. Ponderevo est un homme nouveau, étranger au « système » et qui ne s’en soucie pas. Actif, agité même, tourmenté d’idées, avide d’entreprendre, il végétait comme pharmacien dans une petite ville de comté où tout est mort, disait-il, « tout est figé comme du gras de mouton froid. » Il cherche, tout en triturant ses pilules et bouchant ses fioles, il combine, il spécule, il rêve d’accaparemens, de booms, invente une méthode scientifique pour déterminer géométriquement les cours de l’Union Pacific, il se ruine et vient chercher fortune à Londres. Nous l’y retrouvons comme inventeur et lanceur d’une drogue pharmaceutique, le « Tono Bungay. » Il associe à l’entreprise son neveu George, qui est devenu un ingénieur de mérite et dont les nobles ambitions créatrices vont s’enlizer durant huit années dans cette charlatanerie en attendant qu’elles trouvent un emploi sérieux dans la construction des torpilleurs. Voilà bien déjà, n’est-ce pas, l’ironie de la vie moderne, son absurdité sacrilège. L’oncle, lui, ne verra jamais si loin et ne s’arrêtera pas à ces scrupules. Il lance sa drogue à grand renfort de réclame, à l’américaine, vend trois francs cinquante ce qui lui coûte quinze sous, s’enrichit, devient une puissance, l’égal de ce Cracknell du Vin ferrugineux qui siège à la Chambre des Lords, ou de cet autre auquel son savon frelaté a permis de devenir lord Radmore. On pourrait suivre les progrès de son ascension à ses changemens de résidence. De son logement de boutiquier, il est passé dans une ville de la banlieue de Londres, puis dans une grande maison de campagne, puis dans un country-seat historique, un manoir où il exerce les prérogatives du seigneur traditionnel ; et nous le voyons enfin occupé à l’édification d’un colossal palais qui écrasera le paysage et proclamera la suzeraineté incontestée de ce roi de l’industrie et de la finance. Il s’est progressivement adapté aux exigences de sa fortune, initié aux rites de la « Quality. » Il est prêt à réconcilier en lui, après tant d’autres, les deux grandes forces de stabilité et de mouvement qui se partagent l’Angleterre :


… Et puis nous avons notre place à prendre dans le vieil ordre anglais… Tu te rappelles le poème de Kipling, celui où il y a la comparaison avec une roue de moulin ! Ce qu’il a fait de plus épatant ! C’est ça qui m’a fait acheter le manoir… Nous aurons à conduire le pays ; il est à nous… L’organiser, en faire quelque chose de scientifique, de moderne… Les affaires, l’initiative, la méthode… Y mettre des idées, comme qui dirait l’électricité dans un vieux chemin de fer… toutes sortes de développemens. J’ai causé l’autre jour à lord Boom… Le monde organisé comme une affaire ! Nous ne sommes qu’au commencement…

Il tomba dans une méditation profonde.

— Il y a lord Boom… dit-il, du fond de sa rêverie.

Puis, après un silence : C’est admirable, George, le vieux système anglais ! C’est stable, c’est rassis ; et les hommes nouveaux peuvent y trouver leur place. Oui, nous montons et nous prenons notre place. C’est une chose naturelle, presque attendue. C’est ça, la différence de notre démocratie avec les États-Unis. En Amérique un homme réussit : tout ce qu’il gagne, c’est de l’argent. Mais ici il y a un système, et qui est ouvert à tout le monde… Des types comme Boom, qui ne sont sortis de rien[13]


Il envisage la pairie. Et l’impitoyable ironie de son neveu jonc férocement avec sa chimère, l’accable de ses sarcasmes : quel titre prendra-t-il ?


Pourquoi ne pas emprunter une idée à un pamphlet socialiste que je lisais hier ? Le type disait que nous sommes en train de nous délocaliser. Le mot n’est pas mal — délocalisé ! Pourquoi ne seriez-vous pas le premier pair délocalisé du royaume ? Ça nous donnerait… Tono Bungay. Vous savez qu’il y a un Bungay quelque part. Lord Tono de Bungay…, en bouteilles partout… Hein ?

Cela finit par la banqueroute et la ruine. L’échafaudage des spéculations s’effondre et ce « roman du commerce, » comme disait Ponderevo, aboutit au plus sinistre dénouement. Quelle plus forte condamnation de la société, que ce sombre tableau des sentimens pervertis et des énergies stériles ?


IV

Ce n’est pas seulement l’Angleterre d’aujourd’hui que M. Wells juge avec la dernière rigueur et une évidente injustice : c’est toute notre civilisation, où il ne voit guère que la lutte inégale de la raison contre les énergies de l’instinct et les résistances de la vie. Particulièrement puissantes et plus manifestes qu’ailleurs dans la société anglaise, on retrouve, en effet, ces résistances et ces énergies dans toutes les sociétés. L’intelligence de l’homme a su maîtriser les forces matérielles de l’univers, leur imposer son empire et créer ainsi un merveilleux progrès, lié au développement des inventions mécaniques. Quand les forces morales, quand les forces sociales seront-elles à leur tour maîtrisées ? Quelle invention transformera les âmes, et, comme les « brouillards verts » pénétrant les cerveaux, y renversera cent obstacles, cent frontières dressées, éveillera les esprits de leur songe absurde et mesquin, leur permettra « d’arriver naturellement, de front, sur la grande plate-forme de l’entente raisonnable et nécessaire, base désormais de notre ordre mondial ? » Quand les hommes sauront-ils voir enfin, d’un regard tranquille, impartial, comme sur une table de dissection, leurs passions palpitantes ? Quand feront-ils ce qu’il faut pour tarir goutte à goutte le « vaste océan de douleur inutile et évitable ? » Quand le monde, en un mot, sera-t-il transformé ? M. Wells a goûté au fruit de l’arbre de science ; il invite l’humanité à y goûter, et il nous répète l’antique parole : Vous serez comme des dieux, sicut dei eritis. Cela ne dépend que de nous : « Tout peut se faire si facilement avec de la franchise, avec du courage. » Tout pourrait se faire si facilement, dans un monde moins rebelle à la raison.

Mais comment ne pas désespérer du monde, quand on voit combien il se prête peu à la logique des réformateurs, et comment ne pas désespérer de la raison, qui se révèle impuissante à réformer, à transformer la vie ? Tel est le principe même et, si l’on peut dire, la racine du pessimisme qui perçait déjà dans les fictions en apparence les plus innocentes de M. Wells avant de s’affirmer plus brutalement dans ses satires : Kipps, Ann Veronica et Tono Bungay. Cet esprit logique et constructeur ne peut s’accommoder du « désordre individualiste » que lui présente la réalité et qu’il compare avec l’ordre abstrait dont son intelligence émancipée, dont son intellectualisme a tracé le dessin. Mais il ne s’est point porté du premier coup aux dernières conséquences de ce principe. Il a commencé par se détacher du réel, pour considérer le possible et le futur : « À force de regarder toujours en avant, j’ai cessé d’être tout à fait sensible à la beauté des choses immédiates[14]. » Et il devenait à mesure, nous l’avons vu, plus sensible à leur imperfection. M. Wells a, comme il le dit d’un de ses personnages, une disposition qui le porte « à noter la singularité des choses admises. » Singularité, c’est trop peu dire ; lui-même rectifie ailleurs : « Vous imaginez mal la petitesse de ces temps passés, leur naïve et bizarre absurdité. » Oui, tout paraît absurde à sa passion de logique, à sa manie de reconstruction. L’organisation matérielle de la vie lui est odieuse ; tous les sentimens lui paraissent altérés, corrompus. Voici comment un avenir transfiguré juge les unions de notre époque et ces foyers qui nous sont si chers :


Les hommes et les femmes du vieux temps s’en allaient à l’écart par couples, se réfugiant dans de petites maisons comme des bêtes dans leur tanière, et, dans ces foyers, ils s’installaient avec l’intention de s’aimer. En réalité, ils en arrivaient promptement à une surveillance jalouse, née de ce sentiment extravagant de propriété mutuelle. Tout imprévu s’effaçait bientôt de leur conversation ; tout orgueil disparaissait de leur vie commune. Se permettre une liberté réciproque eût été une infamante dépravation.


Il ne juge pas moins sévèrement la vie sociale ; et il n’a évidemment que trop beau jeu. Ecoutez-le condamner, par exemple, « le puffisme imbécile d’un marchand d’ordures qui salit de ses richesses mensongères l’innocence des paysages à seule fin de conquérir pour lui-même un luxe criard, une grande maison laide et bête, un automobile affolant, un nombre considérable de domestiques abjects et goguenards, et d’acheter par des contributions électorales un titre de baron, couronnement sans doute de ses rêves. » Eh ! oui, c’est absurde ; mais d’abord il y a là des épithètes bien sévères et une certitude bien tranchante que tout ce qui sortira de cette richesse sera exclusivement et irrémédiablement de la pire espèce. En fût-il ainsi, on pourrait se demander encore si ceux qui n’y prennent point garde et qui acceptent le fait ne sont pas plus sages. Ils voient le résultat tel quel, et ce résultat est positif. C’est ainsi, en somme, que l’Angleterre a progressé. Ce « marchand d’ordures » a fait preuve d’une certaine intelligence, et il lui a fallu de l’énergie. Il apportera ces qualités dans la société où il aspire à entrer, et elle lui en donnera d’autres, qu’elle possède à un degré éminent : sentiment de dignité, de responsabilité, amour du bien public. Sans doute il aurait pu y arriver par d’autres moyens, et l’on préférerait une sélection plus intelligente, plus digne de l’individu et de la société. Mais c’est ainsi, et il y a peut-être quelque raison que ce soit ainsi. En tout cas, prenez garde, en déracinant le mal, de déraciner le bien qui a poussé avec lui ; prenez garde de planter en terre, avec un enthousiasme un peu naïf et une confiance par trop téméraire, un bien qui n’aurait pas de racines…

Est-ce là du pessimisme ? On dirait plutôt du dépit et de la colère. M. Wells pense que tout pourrait être mieux sans la sottise des hommes et leur mauvaise volonté. Un peu plus d’intelligence ou, à vrai dire, un meilleur emploi de l’intelligence : il n’en faudrait pas plus pour assurer sur la terre, et dès maintenant, l’ordre et le bonheur. N’y a-t-il pas là excès d’optimisme plutôt, excès de confiance dans la science et dans la raison ? Si vous leur demandez trop, elles décevront vos espoirs ; enfler démesurément leur crédit, c’est les condamner à la faillite. M. Wells semble en avoir fait l’épreuve ; et le conflit a éclaté, violent, irrésistible, entre une raison aussi intransigeante que la sienne et un monde aussi réfractaire que celui-ci. De ce conflit la raison sort vaincue et le monde condamné : voilà bien cette fois, et dans toute son étendue et avec toute sa portée, le pessimisme.

On comprend comment M. Wells a été amené à douter de la raison et de l’esprit humain lui-même, impuissant à rien changer. Étrange, mais inévitable conclusion de son rationalisme et de son idéologie. Avec moins d’exigence logique, il eût évité tant de déception. Il faut s’accommoder de la marche lente du monde : il va, vient, s’arrête, s’oriente, s’égare, et retourne sur ses pas. Chaque progrès, partiel, imparfait, mélangé, impose son revers, exige sa rançon. La vie neuve traîne après elle la dépouille des formes anciennes. Tout cela ne fait pas un bien beau mélange, et rien n’est plus aisé que de le rejeter en bloc ou de n’y voir que le mal. Mais il est possible aussi, il est meilleur peut-être d’y voir le bien, d’en accueillir avec piété l’héritage et de penser à le conserver, à l’accroître, à le transmettre, en remerciant ceux desquels on l’a reçu. Respectons l’œuvre des bienfaiteurs illustres ou inconnus, et tâchons d’y ajuster notre pierre. L’ordre véritable c’est l’ordre concret, positif, celui qui est réalisé par la vie, celui que nous pouvons percevoir dans les choses et qu’il ne nous appartient pas de concevoir pour le leur imposer. Notre puissance d’action n’en est point diminuée, et la volonté n’en conserve pas moins son rôle, mais comme auxiliaire et collaboratrice de cet ordre auquel elle doit se soumettre pour le servir. Il y a un ordre anglais, qu’il faut reconnaître et promouvoir, au lieu de se révolter contre lui et de lui vouloir substituer je ne sais quel ordre abstrait et scientifique. Il y a un ordre français, dont l’idéologie du XVIIIe siècle nous a fait perdre le sentiment et dont les impérieuses exigences de la vie nationale nous font chercher la formule à travers les révolutions. Quelles que soient les forces en cause, on ne commande à la nature qu’en lui obéissant et en travaillant dans son propre sens, soit pour l’y maintenir, soit pour l’y ramener. L’intransigeance logique d’un Wells ne peut le conduire qu’à la mauvaise humeur et à l’impuissance, engendrer autour de lui que l’inquiétude et le désarroi. Le sens réaliste d’un Tennyson, d’un Kipling, leur soumission aux disciplines traditionnelles, produisent en eux une sereine confiance et assurent l’efficacité de leur génie : il perçoit l’ordre avec force, le célèbre avec enthousiasme et le sert avec foi.

S’il faut désespérer des transformations radicales selon les plans de la science et les décrets du socialisme, quel autre refuge reste-t-il au réformateur que l’utopie ? M. Wells est obligé, pour nous montrer la terre renouvelée par son idéal, d’imaginer un prodige[15]. C’est qu’il a placé, en effet, cet idéal hors des conditions et des réalités de la vie. Il a méconnu ces énergies de l’instinct, ces sentimens spontanés et profonds auxquels s’adressent, non point la science, mais les morales et les religions. Il leur a opposé, comme à des forces irrationnelles et hostiles, une idéologie orgueilleuse, qui ne doute de rien. La plus grande tradition philosophique lui répond que la raison est l’essence même et le fond des choses, l’aptitude de l’esprit à saisir l’ordre du monde, leur commune participation au Logos et à la sagesse de Dieu. Attentifs à cet ordre et soumis à cette sagesse, les réformateurs ont moins d’orgueil avec plus de confiance et plus d’espoir, le sens de la vie, le respect de la tradition et du passé, l’indulgence pour le présent, la rassurante conviction qu’il est gros d’un avenir meilleur. Sans doute, un bain de quelques heures dans les brouillards verts de la comète serait le moyen le plus pratique de tout arranger, et le plus sûr. M. Wells s’est complu dans cette chimère, qui lui a fourni le thème d’un de ses meilleurs livres. Sa fantaisie s’y donne carrière : n’en prenons pas les jeux trop au sérieux. L’imagination de l’auteur vaut mieux que sa doctrine, et ses moins bons romans sont supérieurs à sa philosophie.


V

Le champ de son art, en effet, est très étendu. M. Wells replace l’homme dans un vaste ensemble, où il le fait mouvoir parmi les lois de l’univers et le devenir des sociétés. Ce n’est point l’historiole de l’âme qui l’intéresse, mais ses relations avec le tout, et plus encore la valeur, la destinée du tout. Sans cesse il ajuste, il confronte et il compare. Il compare le présent et le futur, l’actuel et le possible, le réel et l’idéal. Nos sentimens lui apparaissent comme des effets, nos idées comme des conséquences : il les rapporte à leur cause, qui est l’état de la société, la masse des opinions, des croyances et des mœurs. Il aime déterminer des points sur les grandes courbes qu’il lance dans le temps ; il se plaît aux anticipations. Quand nous croyons qu’il observe, il construit. L’artiste en lui a des goûts, des ambitions et des procédés de savant. Sa fantaisie n’est le plus souvent qu’une ingéniosité d’expérimentateur. Il conduit ses fictions avec une rigueur logique, ou plutôt elles le conduisent et le portent, si l’on peut dire, comme un algébriste est porté par ses équations. Il n’a point souci de composer et ne s’embarrasse ni dans les difficultés, ni dans les hésitations, ni dans les scrupules. Il avance avec la sécurité d’un mathématicien qui déduit ou d’un chimiste qui expérimente. Chemin faisant, il s’arrête pour expliquer ses calculs ou commenter ses expériences. On lui appliquerait fort justement sans doute, en le mettant au point pour lui, ce qu’il fait dire à un de ses héros qui lui ressemble, l’ingénieur George Ponderevo[16] :


J’aime à écrire, j’y prends un vif intérêt, mais ce n’est pas mon métier. Je suis un ingénieur, avec un brevet ou deux et quelques idées qui se tiennent. L’artiste qu’il peut y avoir en moi s’est consacré surtout aux machines à turbine, à la construction des navires et au problème du vol, et, quoi que je fasse, je n’arrive pas avoir comment je pourrais être autre chose qu’un conteur sans art et sans discipline. Qu’on me laisse me traîner et patauger, mêler les commentaires et les théories : c’est mon seul moyen d’arriver à sortir ce que j’ai dans la tête.


Ainsi fait M. Wells, avec une heureuse facilité, un naturel qui ne manque point d’agrément, et un sans-gêne dont ne s’accommoderaient pas aussi bien un autre talent et une autre manière. Le résultat est qu’il a écrit, à quarante-quatre ans, plus de trente volumes, tous vifs, alertes, riches d’idées, pleins de verve, tous l’expression d’un esprit très rapide, très direct et très neuf.

Le premier élément de ce talent bien personnel, c’est une imagination assez singulière, inspirée de la science et tournée vers la nature. Elle se donne à peu près seule carrière dans les plus caractéristiques de ses premiers livres : The Time-Machine (1895), The Island of D’ Moreau (1896), The Invisible Man (1897), The War of Worlds (1898), etc. Nous avons prononcé le nom de Jules Verne : la ressemblance est superficielle. Jules Verne se propose surtout d’imaginer des prolongemens aux applications mécaniques de la science ; il suppose une science plus avancée ou plus puissante, dont les inventions quasi merveilleuses constituent le principal attrait de ses livres. Le conteur anglais est un critique social, un réformateur, un utopiste. Il ne voit dans les inventions du même genre, — plus bizarres d’ailleurs et plus invraisemblables, — qu’un moyen de mettre en lumière, par des métamorphoses du présent (L’Ile du docteur Moreau) ou des tableaux du futur (Une histoire des temps à venir), tels défauts de la société, tels traits de la nature humaine, telles intentions de satire ou tels desseins de réforme. Voilà donc ce que nous sommes, ou ce que nous serons, ce que nous sommes condamnés à devenir (La Machine à explorer le temps) ; et voilà, au contraire, ce que nous pourrions, ce que nous devrions être (Au temps de la Comète). Il y a une logique de la nature et une logique de la raison. La première déroule inéluctablement ses conséquences, au-dessus desquelles la seconde élève l’idéal de ses lois. L’une et l’autre sont comme l’armature intérieure de l’imagination de M. Wells. Elles lui donnent sa puissance constructive et une sorte de précision automatique qu’on ne s’attend point à trouver d’ordinaire dans le libre domaine de l’art. Ce mécanisme ne s’arrête point que la fiction n’ait épuisé tout ce qu’elle contient d’images et de sens. Impassible, impitoyable, l’écrivain semble un spectateur qui n’a point à intervenir ; et il arrive ainsi à son tour, par ses moyens originaux, à ce flegme qui est, sous une forme ou sous une autre, chez tant d’écrivains anglais, un des élémens de l’humour.

Mais le flegme anglais recouvre un fond assez morose, assez tourmenté et assez sombre. La fantaisie tourne volontiers au fantastique, la nouveauté à l’étrangeté et le rêve au cauchemar. En dehors de ce qu’il lui fait signifier, M. Wells aime l’horreur pour elle-même, comme les cerveaux du Nord aiment l’excitation de l’ivresse et cherchent les ébranlemens profonds. L’esprit si lucide et si ferme d’un Rudyard Kipling garde encore quelque chose de ce goût anglo-saxon, et il ne me paraît pas contestable que l’influence de ce conte effroyable, l’Étrange chevauchée de Morrowbie Jukes, se retrouve dans la Plaine des Araignées[17]. De part et d’autre, c’est la même impression d’angoisse physique, le même drame humain à travers l’accablant maléfice des choses. Morrowbie Jukes, ingénieur du Civil Service, au bout d’une galopade effrénée à travers un désert de sable, a roulé au fond d’une sorte de cratère en fer à cheval, ouvrant directement d’un côté sur les hauts-fonds du Sutledj : c’est une trappe, il ne tarde pas à s’en apercevoir, exactement du même modèle que celle où le fourmi-lion fait tomber sa proie. Impossible de remonter ces parois de sable à pente raide, d’environ trente-cinq pieds de haut. Au centre du cratère, un puits grossier ; autour du puits, « une rangée de quatre-vingt-trois trous semi-circulaires, ovoïdes, carrés ou polygonaux, tous d’environ trois pieds d’ouverture. Chaque trou, vu de près, apparaissait soigneusement étayé à l’intérieur de bois flotté et de bambous, et, au-dessus de l’entrée, un auvent en bois, comme la visière d’une casquette de jockey, saillait de deux pieds. » Une odeur infecte emplissait tout l’amphithéâtre. Ce village de cauchemar est la cité des morts vivans, l’endroit où l’on précipite les Hindous qui ont eu le malheur d’échapper à la léthargie ou à la catalepsie, ceux qui se sont réveillés au moment où on allait les brûler. Le captif y rencontre un de ses anciens subordonnés, un employé indigène, obsédé par l’idée de l’évasion, qui a déjà assassiné un Anglais, tombé d’aventure dans ce piège, et qui tente de l’assassiner lui aussi. Morrowbie Jukes avait la fièvre, il est assurément tombé dans un trou de sable ; mais ce qu’il nous raconte est peut-être tout simplement le cauchemar de la nuit qu’il y passa avant l’arrivée du fidèle serviteur parti à sa recherche : cauchemar, en tout cas, aussi précis dans son horreur que la plus horrible réalité. Et la réalité devient toute pareille au cauchemar dans l’infernale vallée où les trois cavaliers, qui donnent la chasse à la jeune métis, sont pris dans les énormes toiles d’araignées poussées par le vent de juillet. Les tentacules de ces masses grises s’agrippent sur eux, de minces voiles gris leur barrent la face, des vrilles grisâtres pendent de leurs membres, qui s’entortillent et s’empêtrent dans les filamens. « Le cavalier maigre à la lèvre balafrée » tomba le premier. Les deux autres s’échappèrent ; mais le chef, « l’homme à la bride incrustée d’argent, » s’était enfui le premier et le tronçon de son épée brisée lui servit à tuer le témoin de* sa panique, « le petit homme qui montait le cheval blanc, » et qui osa lui dire en face qu’il était un lâche…

L’imagination de M. Wells semble s’être détournée de ces jeux, elle est devenue plus réaliste, et, après s’être exercée dans de petits romans railleurs, comme L’Amour et M. Lewisham ou La burlesque équipée d’un cycliste, dont l’humour fait le charme principal, elle s’enferme et se contient dans les grands romans de satire sociale, où il nous dépeint sans bienveillance, telle qu’il la voit et telle qu’il la juge, l’Angleterre de son temps. Il y a beaucoup de verve et d’entrain dans cette critique où l’on retrouve comme un équivalent littéraire de la politique passionnée et des violences oratoires inaugurées par un Winston Churchill, et surtout par un Lloyd George. Une nouvelle génération intervient, quelque peu brutalisante, dans les destinées de l’Angleterre. Elle est représentée en littérature par des écrivains comme Bernard Shaw, Mark Rutherford, Gissing et Masterman. Avec M. Wells, on peut mesurer combien elle est différente de celle qui l’a précédée et qui reste l’interprète de l’ère victorienne. Le pessimisme et les audaces d’un Hardy faisaient alors je ne sais quel effet de douloureux scandale, l’intellectualisme d’un Meredith déconcertait comme une anomalie presque aussi inquiétante que singulière. Les dernières années de la Souveraine s’auréolaient des triomphes de l’impérialisme, dans la gloire d’un jubilé que chantait le nouveau héraut de l’énergie anglo-saxonne, le jeune et célèbre conteur des exploits coloniaux, le poète des casernes, de la flotte et de la volonté de puissance rayonnant sur les territoires d’au-delà des mers, le génial Rudyard Kipling. Les temps sont bien changés, et ceux qui s’étonnent, depuis quelques mois, à la lecture des courriers d’Angleterre seraient moins surpris sans doute, si dans des œuvres comme celles de M. Wells ils avaient déjà vu passer, — promesse ou menace, — la réalité des jours nouveaux.


FIRMIN ROZ.

  1. Voyez dans la Revue du 1er décembre 1904, l’étude de M. Augustin Filon : Romancier prophète et réformateur H. G. Wells. Elle nous eût interdit sans doute de revenir sur le sujet, si la production féconde de M. Wells n’avait multiplié, durant les sept années qui ont suivi, les nouveaux livres, et si d’ailleurs la crise présente de l’Angleterre ne leur donnait une singulière actualité.
    La plupart des œuvres de Wells ont été traduites en français par M. Henry D. Davray (Librairie du Mercure de France), et nous citons de préférence d’après ces traductions.
  2. H. G. Wells, Les Premiers hommes dans la lune.
  3. Une utopie moderne, 16-17.
  4. Actions et Réactions.
  5. Au temps de la Comète, trad. fr., p. 304.
  6. Anticipations, trad. fr., p. 360.
  7. Au temps de la Comète.
  8. On trouvera une admirable analyse commentée de ce livre dans les Nouvelles études anglaises de M. André Chevrillon (1 vol., Hachette, 1910).
  9. Tono Bungay, édition anglaise, p. 11. Ce roman n’est pas encore traduit en français.
  10. P. 51.
  11. P. 17-18.
  12. Voyez, dans la Revue du 15 août 1900, l’étude de M. T. de Wyzewa sur Une Idylle anglaise : Love and Mr Lewisham, par H. G. Wells.
  13. Nous empruntons la traduction de ce passage à l’étude citée de M. André Chevrillon.
  14. The Future in America.
  15. Au temps de la Comète.
  16. Tono Bungay.
  17. Douze Histoires et un Rêve. — Ce n’est pas la seule analogie qu’on pourrait relever entre les deux écrivains anglais. Rapprocher Un Rêve d’Armageddon de la Cité des Songes) (en anglais The Brushwood Boy) dans LES BATISSEURS DE PONTS.