Romancier contemporain Allemand : Mme la Comtesse Hahn-Hahn

ROMANCIERS


CONTEMPORAINS


DE L'ALLEMAGNE.




I.
Mme LA COMTESSE HAHN-HAHN;




L’auteur de Wilhelm Meister écrivait, il y a un demi-siècle, que le roman est l’épopée domestique, l’épopée de la société moderne. Certes, ce genre libre et charmant, pour lequel l’illustre écrivain demandait ainsi droit de cité dans les lettres, n’en est plus réduit à justifier ses titres. Il règne, et souvent avec l’arrogance d’un parvenu. N’a-t-il pas voulu tout envahir ? n’a-t-il pas cru qu’il pouvait se substituer aisément à tous les travaux de l’imagination, à toutes les formes de la pensée ? Or, il y a en Allemagne, comme chez nous, des milliers de plumes occupées à écrire cette épopée dont parle le poète de Weimar. Les rhapsodes, bons ou mauvais, sont innombrables ; nos voisins, sur ce point-là, n’ont rien à nous envier ; ils possèdent toute une armée de romanciers et de conteurs.

Parmi tant d’écrivains qui réussissent à se faire lire dans ce pays, il y en a bien peu qui aient oublié de donner au moins un recueil de nouvelles. Les poètes ont renoncé à la poésie, les philosophes à la philosophie, les théologiens à l’exégèse, les critiques à leur étude sévère, pour raconter tous leur histoire, et répondre à l’appel tyrannique de la foule. N’oublions pas à leur suite les écrivains sans mission, les désœuvrés, les gens du monde et ceux qui se donnent pour tels, toute la frivole cohue des dilettanti. Dans ces derniers temps surtout, depuis 1830, la mêlée a été singulièrement confuse. À quelle dure servitude ne l’a-t-on pas réduite, cette forme gracieuse du roman, si éprise d’abord du demi-jour, et qui convenait particulièrement aux plaintes d’une ame blessée, aux délicates analyses de la passion ! Le roman est devenu une arène bruyante, une tribune toute remplie de sourdes rumeurs. Cette tribune, elle ne s’est pas ouverte seulement, comme c’était encore son droit, aux confidences épiques du monde nouveau, à l’expression des publiques douleurs ; elle a donné asile à toutes les folies des écoles, aux vanités de la jeune Allemagne, aux rêveries bizarres des socialistes. Singulier mélange de noms et de doctrines ! quand elle n’était pas envahie par les prédicans, elle l’était (misère plus grande encore) par une nuée de frivoles esprits, lesquels, bien loin de prêcher, n’avaient absolument rien à dire.

Un critique distingué, mais d’une humeur souvent un peu chagrine, M. Hermann Margraff, se plaignait amèrement, il y a quelques années déjà, de l’accroissement prodigieux de cette fabrication industrielle, et de la funeste influence exercée sur les jeunes talens par la gloutonnerie du public. « Le roman, dit-il, est aujourd’hui, plus qu’aucun autre genre littéraire, une véritable affaire de fabrique, grace au nombre effrayant des consommateurs. Dans ce temps de déloyauté et de mensonge, personne ne sera surpris que tous les écrivains, n’y eussent-ils aucune aptitude, veuillent à l’envi composer des romans. Un roman ! voilà ce qu’on demande, voilà ce qu’on lit avidement, plus qu’aucune autre production de l’esprit ; voilà la bonne marchandise, celle qui se débite le mieux. Pourquoi ne pas écrire un roman ? pourquoi ne pas vous essayer dans la nouvelle ? Nommez-moi, parmi tant de jeunes écrivains privés du don de l’invention poétique et disposés à suivre loyalement leur voie, nommez-m’en un seul à qui ces provocations perfides n’aient été maintes fois adressées ! Qu’il en coûte peu aujourd’hui pour tromper le public et se mentir à soi-même On prend la plume et on écrit… Voulez-vous faire un roman philosophique ? rien de plus commode ; le monde tout entier, sans vous excepter vous-même, le monde tout entier raisonne ; le raisonnement.court les rues. Un roman historique ? C’est bien facile encore ; n’avez-vous pas à votre disposition les faits, les situations, les caractères ? Il ne vous reste qu’à les enfiler dans une intrigue d’amour, comme un chapelet d’amandes et de raisins secs. Aimez-vous mieux un roman social ? Quoi de plus simple ? Nous avons des théories à la douzaine ; il n’y a qu’à se baisser et à prendre. Quant à raisonner là-dessus, c’est un art que vous possédez depuis vos études à l’université. En vérité, je ne sais ce qui vous empêcherait de nous donner un roman. Voyez ce jeune homme plein d’ardeur pour l’étude ; il n’est pas assez riche pour suivre la carrière qui l’attire ; qu’à cela ne tienne ! il étudie la théologie. Serez-vous plus coupable que lui ? Non, certes. Ce pauvre théologien ! quel mensonge il vient de faire à lui-même et au monde ! Cependant, son examen subi, le voilà autorisé à prêcher la vérité aux hommes. Ah ! sur ce goût du mensonge si répandu à l’heure qu’il est, sur ce goût des trompeuses apparences, sur ces vocations factices, j’écrirais volontiers des lamentations dignes de Jérémie… » L’ardent critique, comme on voit, n’est pas disposé à voiler la triste situation des lettres dans son pays. Je voudrais croire que son esprit morose s’est exagéré le mal qu’il dénonce. Pour nous, du moins, que ces misères de l’Allemagne ne préoccupent pas directement (nous avons bien assez des nôtres), nous rechercherons, parmi tant d’écrivains condamnés un peu trop vite, ceux qui auraient pu obtenir grace, ceux qui se détachent du milieu de cette foule tumultueuse, et qui ont mérité, chacun selon sa mesure, les éloges, les conseils, ou les regrets de la critique.

On éprouve un véritable embarras lorsqu’on essaie de classer tous ces romanciers d’une manière nette et distincte. Les noms se pressent, et les directions sont si nombreuses, les ambitions si diverses, qu’il semble difficile de porter la lumière dans cette partie, la plus confuse assurément, des lettres allemandes contemporaines. Je ne remonterai pas jusqu’à Goethe, jusqu’à Jean-Paul, maîtres glorieux qui ont imprimé au roman le caractère souverain de leur génie, et dont on ne pourrait rapprocher sérieusement les dilettanti de nos jours ; mais je nommerai l’esprit aimable dont les ingénieuses compositions ont été l’origine et sont demeurées le centre des tentatives nouvelles. Cet écrivain charmant, c’est l’auteur de Sternbald et de Vittoria Accorombona, c’est Louis Tieck. Entre la grande période de Goethe et les écoles plus brillantes que fécondes qui se partagent aujourd’hui les lettres, le chef du romantisme de Berlin a été une transition naturelle. Certes, l’auteur de Sternbald n’a jamais renoncé à l’amour désintéressé de l’art, mais peu à peu cependant son humeur capricieuse, son ironie légère préparait les esprits à ce badinage un peu affecté, sous lequel se sont cachées dans ces derniers temps les prétentions dogmatiques des novateurs. Tieck avait débuté par une poésie bizarre, éthérée, illuminée, par de gracieuses études d’après les comédies féeriques de Shakspeare. Titania était la reine fantasque de ce royaume imaginaire qu’il peuplait de ses caprices. Eh bien ! lorsque, plus tard, il se rapprocha de la réalité et essaya de représenter plus directement les conditions diverses de la vie, on peut dire qu’il fraya la route, sans le savoir, au moderne roman de la jeune Allemagne. C’est un fait curieux à remarquer : tandis que l’école romantique, vers 1810, s’abandonnait de plus en plus à l’ivresse de ses enchantemens, tandis que Clément de Brentano écoutait dans sa cellule les derniers sons de la viole de sainte Cécile, tandis qu’Achim Arnim recueillait l’œuvre interrompue de Novalis, et se plongeait avec un bizarre enthousiasme dans cette poésie mystérieuse qui attirait son imagination éblouie, Louis Tieck, un des chefs reconnus de cette mystique école, se transformait insensiblement, et ramenait la Muse dans le domaine des choses réelles. Au chimérique royaume de Titania il préférait les prairies d’Allemagne, et, d’une main délicate, il y traçait de frais sentiers par où allait se précipiter (singulière aventure !) toute une bande de novateurs. Si l’on parcourt les Nouvelles que l’auteur de Phantasus a répandues avec tant de prodigalité dans tous les Taschenbücher depuis une vingtaine d’années, on remarquera bientôt cette transition, imperceptible d’abord, puis plus nette, plus visible, et avouée enfin par M. Tieck lui-même. L’aimable conteur, à qui l’on reprochait ses affections aristocratiques, donnait, il y a quelques années, un gracieux ouvrage intitulé le Jeune Menuisier (Der junge Tischlermeister). Ce charmant récit paraissait en Allemagne peu de temps avant qu’une plume illustre, mais égarée, écrivit le Compagnon du tour de France et le Meunier d’Angibault ; or, les sympathies qui inspiraient au romancier français des inventions par trop étranges étaient célébrées ici avec une parfaite mesure et un art délicat qui a peur du faux. D’ailleurs, on retrouvait toujours, dans les récentes productions de M. Tieck, l’ironie légère où il se joue si volontiers. Ces êtres fantasques qui avaient leur rôle dans ses premiers romans, ces kobolds, ces nains bossus, toute cette postérité de Puck qui faisait contraste avec la grace aérienne de Titania et d’Ariel, M. Tieck les fait reparaître dans ses nouveaux contes. Ne sont-ce pas ces personnages plaisans, ces bourgeois ridicules, dont il égaie malicieusement ses tableaux de la vie présente ? Grace et malice, persiflage agréablement dissimulé, telles sont les armes que la jeune Allemagne voulut dérober à M. Tieck, quand elle introduisit dans de prétentieux romans ses plaidoiries et ses prédications.

Cette transition du romantisme de M. Tieck à la sémillante ironie de la jeune Allemagne est évidente pour la forme ; elle n’empêche pas qu’il n’y ait une rupture ouverte entre l’ancienne école et la nouvelle. Les romans de M. Gutzkow, de M. Henri Laube, de M. Théodore Mundt, appartiennent très décidément à un ordre d’idées tout nouveau. Ils portent surtout le reflet de 1830 ; ils sont inspirés par les essais de philosophie et de religion nouvelles qui se produisirent, après la révolution de juillet, en Allemagne aussi bien qu’en France. Ce qui n’est qu’un caprice léger dans les nouvelles les plus hardies de M. Tieck est tout-à-fait, dans les romans de la jeune Allemagne, un enseignement adopté, un programme qu’on a promis de remplir. M. Tieck a bien pu chanter avec infiniment de grace le Jeune Menuisier, et éclairer son atelier de toutes les lueurs de la poésie ; il a bien pu célébrer, dans Vittoria Accorombona, la libre fierté d’une jeune femme qui réclame contre les prescriptions de la société ; ce n’était pas chez lui une doctrine prêchée officiellement. Aussi, malgré la surprise qu’avait causée d’abord le coup de tête de M. Tieck, la fantaisie du conteur était une suffisante excuse, et Vittoria fit son entrée dans le monde le plus scrupuleux, dans les salons qui étaient restés fermés aux héroïnes du roman moderne. Au contraire, on sait avec quelles prétentions superbes, avec quelle désinvolture suspecte, la jeune Allemagne lançait, comme un défi, ses arrogantes aventurières. J’ai tâché d’indiquer ici même, il y a un an, les principaux incidens de cette singulière émeute. L’excitation produite par 1830 avait lâché la bride à toutes les théories sociales ; on commença de prêcher l’émancipation de la femme et (c’est aussi le terme consacré) la réhabilitation de la matière. M. Charles Gutzkow publia ce roman de Vally, qui suscita tant de colères ; M. Mundt écrivit les pages enthousiastes et sensuelles de Madonna, et M. Wilkomm crut résumer toutes les idées de la jeune Allemagne dans cet étrange imbroglio qu’il appela les Gens fatigués de l’Europe. Nous voilà bien loin de M. Tieck et de ses élégantes narrations. Je sais bien que deux critiques de la jeune école, M. Gustave Kühne et M. Théodore Mundt, se sont donné le, plaisir très piquant de signaler avec une sorte de pruderie offensée les énormités sociales de Vittoria Accorombona ; mais cette ingénieuse tactique n’a trompé personne. M. Tieck est demeuré, aux yeux de tous, le plus insouciant des conteurs. On a même vu, chose singulière ! un homme grave, un professeur de l’université de Breslau, M. Braniss, écrire, pour la seconde édition de Vittoria un commentaire philosophique, où il célèbre les beautés du texte, et les oppose à l’esthétique de Hegel et de ses disciples. Ces faits curieux montrent bien que le spirituel vieillard est encore un des noms les plus agités par la littérature contemporaine, quoiqu’il y représente une école un peu abandonnée.

Les romans de la jeune Allemagne ont fait tant de bruit de 1833 à 1837, M. Gutzkow, M. Laube, M. Mundt, M. Willkomm, ont si souvent distrait l’opinion publique, qu’ils ont caché pendant quelque temps la marche continue des lettres et les œuvres plus calmes, plus désintéressées, qui se produisaient à l’entour. Le roman historique, entrepris, il y a déjà une vingtaine d’années, par d’habiles écrivains qu’enflammait le succès de Walter Scott, était poursuivi, avec des chances diverses, par des talens très dignes d’estime. En 1824, un jeune écrivain, M. Wilhelm Haering, avait débuté, à la suite d’un pari, par un roman attribué à l’auteur d’Ivanhoe, et il était parvenu à tromper le public ravi ; depuis, M. Haering a continué d’appliquer son imagination à la peinture des siècles écoulés, en s’accordant plus de liberté que ne lui en laissait cette gageure gagnée si habilement. Un des romanciers les plus en honneur au-delà du Rhin, M. Spindler, s’est fait dans le roman historique une réputation déjà ancienne et qui paraît assez solidement établie. Parmi ses nombreuses compositions, le Bâtard (1826), qui retrace avec vigueur la situation des peuples germaniques au temps de Rodolphe II ; le Juif (1827), où l’auteur a donné une énergique peinture du XVe siècle allemand ; le Jésuite (1828), tableau vif et original de la première moitié du XVIIIe siècle, ont mérité d’être placés au rang des œuvres durables que cite et recommande souvent la critique. Depuis ce temps, la fécondité de l’auteur n’a pas diminué ; si sa verve s’est un peu affaiblie à la longue, il a retrouvé cependant, quand il l’a voulu, d’heureuses inspirations, dans la Nonne de Gnadenzell (1833), dans le Roi de Sion (1840), et, chose toujours difficile, il a maintenu son rang. Tandis que le roman historique prenait faveur, d’autres écrivains s’essayaient à reproduire l’esprit de leur temps dans des compositions brillantes ; c’est ce que fit un romancier, un publiciste très distingué, M. Henri Koenig, membre de la chambre des députés du grand-duché de Hesse. La noble Fiancée, publiée en 1833, et, plus récemment, Véronique, lui ont marqué sa place parmi les plus fermes penseurs et les écrivains les plus libéraux de ce temps-ci. Sans céder aucunement à toutes les fantaisies des écoles socialistes, M. Koenig a vigoureusement reproduit dans ses romans l’esprit libre du XIXe siècle, avec une franchise et, ce qui est plus rare encore, avec une mesure parfaite qui assurent à ses œuvres autre chose qu’un succès de circonstance. Les Vaudois et les Aventures de William Shakspeare témoignent de son sérieux empressement à chercher dans les traditions du passé les exemples, les récits, qui peuvent instruire et guider notre époque. C’est aussi à l’esprit du monde nouveau que nous devons un beau roman de Charles Immermann, les Épigones. Un autre ouvrage, qu’il composa dans les dernières années de sa carrière trop tôt interrompue, le Baron de Munchausen, semble continuer, en les appropriant à notre siècle, quelques-unes des inspirations de Jean-Paul, ses mélancoliques satires, ses touchans tableaux mêlés d’une si gracieuse ironie. Jean-Paul, en effet, ne pouvait demeurer sans influence sur les romanciers de l’école présente ; il a suscité un disciple enthousiaste, Léopold Schefer, que nous avons blâmé dans ses poèmes philosophiques, et dont il faut louer deux ou trois romans, pleins de passion et de vie. N’est-ce pas aussi à l’école de Jean-Paul qu’on doit rapporter le Blasedow de M. Charles Gutzkow ? Ces sérieux exemples, accueillis avec une faveur légitime, attirèrent peu à peu les écrivains les plus indisciplinés de la jeune Allenagne. Qui se soucie, à l’heure qu’il est, des bizarres productions de 1835 ? Qui lit encore Wally ou Madonna ? Personne, assurément. Les romanciers de cette école, si tôt décriée pour ses fautes, essayèrent de se renouveler dans des tentatives plus dignes de leur talent. Tandis que M. Gutzkow se livrait aux travaux de la scène avec une activité obstinée et quelquefois heureuse, M. Mundt a publié des romans historiques, dans lesquels son inspiration s’affranchissait de l’esprit de système ; M. Henri Laube a donné ses Franzoesische Lustschloesser ; M. Willkomm, son Byron et son Wallenstein. Un écrivain qui, par la fougue de son talent, semble assez près de cette bruyante école, M. Théodore Mügge, a fait lire son roman de la Vendéenne et celui de Toussaint Louverture. Enfin M. Sigismond Wiese et M. Édouard Duller portèrent dans ces mêmes études l’ardeur d’une imagination encore un peu confuse, tandis que le poète d’Ahasvérus et du Chevalier Wahn, M. Julius Mosen, charmait les esprits par un récit très vif et très, brillant, le Congrès de Vérone. Voilà bien des romans empruntés à l’histoire ; que devient cependant la peinture des mœurs du pays, la reproduction originale de la vie allemande ? Ce que Frédérike Bremer, Hauch, Andersen, font si gracieusement pour la Suède et le Danemark, aucun écrivain ne voudra-t-il le faire pour ces intérieurs allemands, si souvent chantés par les poètes, et qui se prêtent avec complaisance aux études aimables du roman ? Ce furent d’abord les plus hautes régions de la société qui attirèrent les touristes. Mme la comtesse Ida Hahn-Hahn et M. Adolphe de Sternberg ont été les historiens les plus goûtés de l’aristocratie, les chroniqueurs des salons brillans, non pas sans un mélange très visible de théories nouvelles et de rêveries sociales. Puis, comme par un contraste subit, on a vu se lever, dans ces dernières années, tout un groupe charmant de conteurs occupés particulièrement de scènes populaires, et qui ont cherché leurs récits dans les villages, dans la cabane du paysan, dans les sentiers de la forêt Noire. M. Levin Schücking, M. Berthold Auerbach surtout, dans ses Schwarzwaelder Dorfgeschichte, quelques autres encore, ont charmé tout à coup l’Allemagne par les plus fraîches peintures, et fait circuler, au milieu d’une littérature toute mondaine, je ne sais quels parfums rustiques et printaniers.

Tel est le tableau rapide, mais exact, de cette nombreuse assemblée de conteurs ; je ne voudrais pas me charger de les présenter tous à notre public de France, mais il y en a plus d’un cependant qui mérite une étude attentive.

Pourquoi ai-je ouvert cette série par Mme la comtesse Hahn-Hahn ? Il s’en faut bien que la brillante comtesse y puisse occuper le premier rang ; parmi tous les noms que je viens de citer, il n’en est peut-être pas un seul qui ne doive durer plus long-temps que le sien, et je m’assure qu’on lira encore la Noble Fiancée, de M. Koenig, et le Congrès de Vérone, de M. Mosen, quand Ilda Schoenholm et Sigismond’ Forster seront tombés dans l’oubli. Hélas ! c’est pour cela précisément que je m’adresse d’abord à Mme la comtesse Hahn-Hahn. On la lit encore en ce moment ; elle a eu un succès de boudoir qu’on ne peut lui contester ; son esprit, ses graces un peu cherchées, son mélange de dédain aristocratique et de hardiesse sociale, lui ont valu une certaine vogue, passagère, je le sais, mais assez vive, qu’il importe d’étudier en temps opportun. Hâtons-nous ! et ne sommes-nous pas un peu en retard ? Les voyages que Mme la comtesse Hahn-Hahn a fait imprimer en si grand nombre depuis ses derniers romans ont beaucoup nui déjà à la célébrité de son nom. Encore une excursion sur le Nil, et la belle Ilda Schoenholm est perdue. Voilà pourquoi je me hâte d’aller entendre Mme la comtesse Hahn-Hahn dans ces brillans salons de Dresde ou de Berlin, dans ces châteaux du Rheingau, dans ces longues allées des parcs magnifiques où sa fantaisie se joue en des conversations sans fin ; après cela, mon portrait achevé, que l’aventureuse comtesse reparte pour Beyrouth et Alexandrie ! Aussi bien, Mme Hahn-Hahn vient de donner, il y a quelques mois, une complète édition de ses romans, et quoique dans sa préface elle traite tous ses juges avec un charmant dédain de grande dame, ce n’en est pas moins un appel très direct à la critique ; de toute manière, l’instant est bien venu de l’apprécier et de marquer sa place.

Il parut à Leipzig, en 1835, un recueil de vers qui portait ce simple titre : Poésies, par madame la comtesse Ida Hahn-Hahn. Le nom de l’auteur n’était encore connu de personne, et son volume se produisait, dans une compagnie fort mêlée, au milieu de ces recueils sans nombre qui chaque année viennent chercher aventure à la foire de Leipzig. Être distingué dans cette foule, lorsqu’on porte un nom tout nouveau, c’est un bonheur difficile et rare. Les vers de Mme Hahn-Hahn n’étaient point marqués de ces vives beautés qui révèlent un poète et consacrent, dès le premier jour, une réputation. Cependant il y avait dans tout ce volume un accent de mélancolie profonde ; on eût dit la plainte d’une douleur toute récente, le cri d’une blessure qui saignait encore. L’ouvrage portait cette dédicace : A toi ! et l’auteur avait emprunté à Pétrarque une mystérieuse épigraphe :

Non ti conosce il mondo, mentre t’ha.


Cette même dédicace, ce même appel à un nom qu’il n’osait écrire, l’auteur le reproduisait l’année suivante dans un recueil nouveau tout rempli d’une tristesse semblable, plus vive toutefois, plus impatiente et plus avide de repos. Là, c’étaient surtout des chants de voyage. Le poète, fuyant des souvenirs inquiets, errait par le monde et allait cueillir dans les plaines de Souabe, sur les montagnes du Necker, les simples des prés et des bruyères qui devaient guérir sa plaie ; ou bien il s’amusait à rassembler, chemin faisant, les traditions des vieux âges, et il reproduisait dans une série de ballades la lutte poétique des minnesingers au château de la Wartbourg. Les vers, je l’ai dit, étaient bien faibles : on sentait quelque chose de maladif dans ces stances monotones ; mais cette faiblesse précisément, cette douleur uniforme, ce mystère, et, s’il faut le dire, le nom de l’auteur, le nom d’une femme du monde inscrit sur ces pages plaintives, tout cela devait peu à peu attirer l’attention et préparer un auditoire au romancier du lendemain. Hélas ! n’était-ce pas une ruse, peut-être ? Cette sincérité qu’on avait cru découvrir dans les plaintes sans art du poète était-elle tout-à-fait sans mélange ? ou du moins ne s’y est-il pas ajouté bientôt après quelque chose de factice et de contraint ? C’est ce que vont nous apprendre les six romans écrits par Mme la comtesse Hahn-Hahn, et qui ont suivi à de courts intervalles la publication de ses élégies. Le premier livre de Mme Hahn-Hahn, Ilda Schoenholm, paraissait l’année suivante, en 1837.

Que les circonstances particulières de la vie de l’auteur aient influé sur ses compositions, que son roman personnel, s’il a existé, se soit traduit dans ses œuvres, c’est une question que je crois interdite à la critique. Il faut, pour soulever ces voiles, une main extrêmement légère, et s’il est toujours besoin de précautions infinies en de telles matières si délicates, combien plus de ménagemens devra garder celui qui parle d’une œuvre écrite dans une langue étrangère et empruntée à un monde dont il n’a pas tous les secrets ! La discrétion, certes, m’est ordonnée à plus d’un titre ; mais les circonstances extérieures appartiennent au lecteur, au critique, et je puis chercher dans les influences du moment l’origine des idées de Mme Hahn-Hahn, l’explication du caractère singulier de ses livres. Quelques mots, quelques rapprochemens suffiront. Or, au moment où l’auteur d’Ilda Schoenholm prit place dans les lettres allemandes, la jeune Allemagne venait de mener assez loin déjà ses folles équipées ; d’un autre côté, les romans de Mme Sand pénétraient de plus en plus au-delà du Rhin, et cette éloquence passionnée séduisait sans peine les neveux de Werther ; Rahel de Warnhagen, morte depuis quelques années, était devenue pour les rêveurs enthousiastes l’objet d’un culte fervent, et c’était l’instant où Bettina commençait de prophétiser. Eh bien ! que ces excitations diverses viennent à rencontrer une ame douce et pourtant assez ardente, une ame blessée, souffrante, mais prompte toutefois à se guérir et à tirer parti de ses douleurs ; que l’écrivain accepte souvent ces influences, que souvent il les combatte ; surtout qu’il mêle à cela les souvenirs, les sympathies aristocratiques qui lui sont chères : il composera les romans que j’ai à juger ici, il donnera cette série de livres bizarres, d’un caractère mélangé, indécis, œuvres élégantes, maniérées trop souvent, d’un haut goût aristocratique, et où éclatent tout à coup, on ne sait pourquoi, les plus bizarres révoltes du drame moderne. Toutefois, ne disons rien de trop, et regardons de plus près pour mieux voir. Aussi bien, ce caractère ne se remarque pas encore dans Ida Schoenholm ; ici, c’est une plainte assez douce, assez gracieuse ; il n’y a point de révolte ; l’auteur a seulement voulu tracer un tableau mélancolique et montrer cette difficulté de la vie qui est l’éternel sujet des romanciers, la difficulté des engagemens réciproques, des amours que la grace et le bonheur couronnent.

Avant d’assister au drame et de le juger, tâchons de connaître les personnages que l’auteur a mis en scène. Il y en a trois qui attirent surtout l’attention, la comtesse Ilda, Polydore et Ondine.

La comtesse Ilda Schoenholm est veuve ; elle est jeune encore et belle, malgré les atteintes de la douleur, malgré cette physionomie attristée que lui a donnée l’habitude d’une réflexion profonde ; son ame est pleine de trésors précieux, de génialité, disent les Allemands. Mariée, presque enfant encore, au comte de Schoenholm, elle ne l’a point aimé, mais elle a toujours été soumise et douce. Le comte était un homme grossier, une ame vulgaire ; courbée sous cette autorité implacable, l’épouse humble, mais forte, supportait en silence cette vie froide et sans soleil. Un an avant la mort du comte, un jeune lord qu’il avait rencontré dans ses voyages, lord Henry Killarney, arriva tout à coup au château de Schoenholm. Lord Henry avait cette beauté pâle, cette distinction mélancolique qui plaît tant aux romanciers ; c’est l’amant obligé de la comtesse Ilda. Que lord Henry et la comtesse Ilda s’aimassent, ce n’était un sujet de doute pour personne. Cependant, un matin, tout à coup, lord Henry part, sous le premier prétexte, et retourne en Angleterre. Il était parti sur un signe d’Ilda, dès que cet amour, silencieux d’abord, avait pu inquiéter la noble jeune femme. Hélas ! elle fut mal récompensée du sacrifice qu’elle avait fait à son devoir ; quelques mois après la mort du comte, au moment où elle allait partir pour retrouver lord Henry en Angleterre, elle apprend tout à coup que lord Henry a cessé de vivre. Alors elle s’enferme dans la solitude comme dans un cloître, elle cherche dans une profonde retraite un aliment à ces saines douleurs qu’il faut accepter pour fortifier la vie ; elle ne veut pas que le monde puisse éloigner, par ses vulgaires distractions, les amères pensées dont elle aime à se nourrir. Pourtant, lorsqu’elle sortit de sa retraite, lorsqu’elle reparut dans le monde, n’oublia-t-elle pas un peu vite cette douleur sincère ? Ne chercha-t-elle pas à en tirer parti pour sa vanité ? Je n’aime pas que la comtesse Ilda devienne une femme de lettres, un écrivain distingué, un poète, un romancier à la mode. Malheureusement c’est là le caractère, c’est là le défaut prétentieux de toutes les héroïnes de Mme Hahn-Hahn ; nous le verrons mieux tout à l’heure. La voilà donc qui écrit des vers, des romans, et qui remplit l’Allemagne de son nom. C’est ainsi que nous apparaît la comtesse Ilda Schoenholm, au moment où s’ouvre le récit de l’auteur.

Après Ilda Schoenholm, à côté d’elle, un des caractères les mieux tracés est celui de Polydore.

Polydore est artiste. La chaste muse de la sculpture lui a révélé ses pures beautés ; elle lui a remis ce ciseau inspiré qui doit arracher au marbre les contours sacrés, les statues immortelles qu’il cache dans ses flancs. Il est passionné pour le beau ; c’est une ame noble et ardente. Polydore est né dans le Tyrol, dans la petite ville de Botzen ; son père est un pauvre vigneron de la montagne. Tout enfant, au milieu des travaux de la terre, son imagination se développait en silence ; il dessinait avec un instinct merveilleux, et plus d’une fois les jeunes filles de Botzen posèrent devant le jeune vigneron. Un jour, après certaine aventure naïve, l’enfant n’ose plus rester au village ; il part et se dirige vers l’Italie. Il a entendu parler de Rome et de Florence ; il veut aller à Florence et à Rome. Comment il y arrive, c’est là une longue histoire ; point d’argent, point de protection, mais qu’importe ? La jeunesse est si prompte, si confiante, et l’amour de l’art entraîne si vaillamment les cœurs qu’il possède ! Qui donc voudrait rien refuser à ce pauvre voyageur, si candide sous ses cheveux blonds ? Le fermier toscan l’accueillera sous son toit, le pâtre de la campagne romaine partagera avec lui son morceau de pain. Un jour, à Vérone, une noble dame, frappée de son costume tyrolien, lui adresse la parole en allemand, tandis qu’il copie quelque tombeau dans une église. C’est la comtesse Ilda Schoenholm. Elle lui fait conter son histoire, elle l’encourage, lui donne son nom, et compte bien le retrouver à Rome. Une heure après, l’enfant avait oublié le nom de sa belle protectrice, et il se mettait gaiement en route, sans grand souci du lendemain ; mais le lendemain arrive, et la faim, et la misère. C’était un artiste étourdi qui était parti de Botzen ; ce fut un pauvre mendiant qui arriva bientôt à Rome. Et que serait-il arrivé de lui, si la comtesse Ilda ne l’eût rencontré par hasard ? Or, la comtesse devient comme la mère du jeune montagnard ; elle lui fait donner cette première éducation qui lui manque, elle cultive précieusement cette jeune intelligence si bien douée, et, quelques années après, Polydore était l’élève le plus distingué de Thorwaldsen.

Il nous reste à signaler le troisième personnage, qui partage avec Ilda et Polydore l’attention du lecteur.

Ondine a été mariée au cousin d’Ilda Schoenholm, au comte Ascanio. Ondine est faible ; elle a besoin d’un appui, d’un amour attentif et vigilant. Il ne faudrait qu’un oubli d’une heure pour que cette nature fragile, tombant à terre, se brisât. Son mari est jeune, beau, noble comme elle ; persuadé que sa femme est digne de lui, et bien sûr aussi d’aimer sa jeune femme avec passion, il se repose avec sérénité dans la conscience de son bonheur ; mais cette loyauté si calme, si confiante, ne suffit pas à Ondine : elle a besoin, cette ame timide de sentir plus vivement, à chaque heure, l’amour dévoué qui la soutient et en qui elle doit vivre. Si un autre homme se présente dans ces momens perfides où languit son cœur, elle cédera sans résistance. Elle a cédé ; dans une des résidences du nord de l’Allemagne, tandis que le comte. Ascanio est enlevé à son intérieur par les travaux de chancellerie, par les préoccupations diplomatiques, un noble exilé polonais, le prince Casimir, a été admis auprès d’Ondine. On comprend qu’il doive aisément surprendre ce cœur désarmé. Hélas ! la jeune femme a vite oublié l’amour si dévoué du comte ; elle a écouté la voix de sa faiblesse irritée et avide ; elle appartient au prince Casimir. Que va-t-il arriver ? Comment finira le drame ? Faut-il que le sang du séducteur lave la honte du mari outragé ? Mais il y a trop de mépris dans le cœur d’Ascanio pour la femme qui a déshonoré son nom ; il la rejette loin de lui avec le calme impassible du juge, et Ondine vient de partir pour l’Italie, où le prince Casimir doit bientôt la rejoindre. Brisé cependant par une si terrible secousse, le comte Ascanio est mort quelque temps après.

Telle est, au début de cette histoire, la situation des trois personnages principaux, Ilda, Polydore, Ondine. Voyez-vous cette chaise de poste qui monte gaiement les Alpes ? Elle emporte Ilda et Polydore, la belle jeune femme inspirée, et, à côté d’elle, cet enfant aimable et enthousiaste, le jeune artiste qu’elle protège avec la douce supériorité d’une mère. Tandis qu’ils causent de poésie et d’art, tandis qu’ils recueillent leurs souvenirs de Pise, de Florence, de Rome, et qu’ils saluent à l’horizon les nobles remparts de la patrie, les sommets des Alpes tyroliennes, une voiture passe rapidement auprès d’eux, suivant la route d’Italie. Chose singulière ! Ilda Schoenholm a cru reconnaître les armes du comte Ascanio. L’instant d’après, elle n’y songe plus. C’était Ondine qui allait attendre le prince Casimir aux bords du lac de Côme. Ainsi ils s’en vont tous trois, suivant chacun leur rêve, ceux-ci se promettant une vie nouvelle dans la patrie tant désirée, celle-là tout enivrée de l’amour à qui elle a sacrifié son honneur et son nom ; mais tous les trois, hélas ! sur cette même route, dans un petit village du Tyrol, ils se retrouveront, à la fin de cette histoire, aussi désespérés qu’ils sont aujourd’hui joyeux et entraînés par les chimères.

Je ne veux pas raconter tout au long le roman de Mme Hahn-Hahn, mais seulement en indiquer le caractère, en signaler, si je puis, le sens et les conclusions. Si nous suivions la comtesse Ilda dans son château, dans sa résidence de Ruhenthal, nous la verrions entourée et fêtée. Parmi les amans que ravissent sa beauté et son génie, il y en a un surtout, Otto, dont l’ame ardente et sérieuse doit faire accepter son amour. Ilda croit que sa vie enfin va commencer ; ces affections profondes qui lui ont été interdites, elle va y renouveler son cœur et sa pensée ; mais le soir même où elle a laissé échapper son secret, où son amant enivré a couvert de baisers le front et les cheveux de celle qui sera la compagne de sa vie, ce soir-là même, Ilda reçoit une lettre d’Otto. Il lui disait : « Je t’ai vue ce soir pour la dernière fois ; il faut nous quitter, je ne te reverrai plus. Adieu, je t’aime. » Bizarres incertitudes, craintes vagues, subtilités de la faiblesse ! Otto redoute l’avenir ; il ne se sent pas assez de puissance pour remplir toujours cette ame qui se donne à lui ; il tremble par avance devant la supériorité d’Ilda Schœnholm. Au lieu d’affronter résolument le danger, comme Adolphe auprès d’Ellénore, il s’exagère le péril, il ne veut point affaiblir les impressions brûlantes d’un instant de bonheur, il frémit à la pensée des amours qui se dénouent, des affections qui vieillissent ; il met la main sur son cœur, et fuit en emportant son trésor.

Tandis que l’amour de la comtesse Ilda pour Otto se développait peu à peu, jusqu’au moment de cette brusque rupture, Polydore était à Vienne, où une femme belle, coquette, la comtesse Régine, s’était emparée de son ame. Polydore se croyait aimé d’elle ; mais malgré son aveuglement obstiné, malgré sa naïve inexpérience, le jour vint cependant où il vit trop bien que la comtesse Régine jouait gracieusement avec ses souffrances. Il quitte Vienne et accourt à Ruhenthal, pour demander à Ilda Schoenholm ses avis et ses consolations. Comment il trouva sa noble amie, nous l’avons dit ; c’était le lendemain du jour où le départ d’Otto avait détruit ses espérances et ajourné éternellement son rêve. Ce n’est pas tout ; une autre lettre était arrivée des bords du lac de Côme. Le prince Casimir n’avait pas rejoint Ondine, il venait de se marier en Angleterre, et la jeune femme était devenue folle. La comtesse Ilda se met en route aussitôt pour aller secourir Ondine, et Polydore l’accompagne. Mais les serviteurs dévoués de la pauvre folle n’avaient pu souffrir ce long retard, et Ondine arrivait déjà au-devant de sa cousine. Les voyageurs vont se rencontrer sur la route, au milieu des montagnes du Tyrol. Entrez dans cette petite auberge ; c’est là qu’ils sont tous réunis, et ce tableau terminera le roman avec une grace plaintive. Un des compagnons de voyage d’Ilda Schoenholm écrivait un soir à la mère de la comtesse Ilda : « Nous partons demain avec la pauvre folle pour le lac de Côme, où votre fille habitera la même villa qu’elle habitait déjà l’été dernier. Polydore n’y restera pas long-temps ; il ira à Rome et y reprendra ses travaux. Ilda ne désire plus que le silence et la solitude. Ah ! chère comtesse, le monde est plein d’ennui, de froideur, et parfois d’évènemens terribles. Les existences les plus douces y sont détruites. Voilà la malheureuse Ondine brisée à jamais ; Ilda s’enfuit dans la retraite, et cependant la terre est si belle ! »

Ces paroles, que je lis à la dernière page, sont-elles la pensée même du roman ? est-ce le regret, est-ce une plainte mélancolique et douce qui a inspiré l’écrivain ? Je le crois volontiers, et c’est là, si je ne me trompe, le charme de ce livre. Sans doute, la critique doit y signaler bien des faiblesses ; Ilda Schoenholm n’est pas un roman ; ce n’est guère autre chose qu’une esquisse. Malgré cette rencontre des principaux personnages au premier et au dernier chapitre, malgré ces deux évènemens qui semblent enfermer le tableau dans des lignes précises, par des contours bien arrêtés, l’absence d’art et de composition est trop visible dans le récit. Les caractères ne sont pas tracés d’une main sûre. Pendant le séjour d’Ilda au château de Ruhenthal, l’apprêt des conversations brillantes nous gâte beaucoup cette belle et noble femme, si soumise tout à l’heure et si chastement passionnée. Au lieu d’une ame élevée et sereine que nous aimions, il nous faut suivre dans ses fantaisies suspectes un bel esprit prétentieux. La comtesse Ilda, au château de Ruhenthal, n’est plus celle qui était si résignée sous l’autorité impérieuse du comte, celle qui surveillait avec grace l’éducation de Polydore, celle qui remplira Otto d’un amour si profond, et qui tout à l’heure, s’oubliant elle-même, volera si vite auprès de la malheureuse Ondine. Je ne comprends pas non plus que l’auteur, après avoir raconté la faiblesse d’Otto, prétende nous montrer dans sa rupture éclatante avec Ilda un témoignage de force ; je ne puis m’expliquer cette phrase singulière : « Et qu’est devenu Otto ? Otto continue son chemin, calme et fort, au milieu des hommes ; celui qui peut se gouverner lui-même est né pour gouverner le monde. » Il s’est fait là encore une substitution dans les personnages, et nul ne reconnaîtra dans ce jeune homme si fièrement désigné pour des destinées glorieuses, l’ardent, mais timide rêveur qui a eu peur de son amour et s’est réfugié dans l’égoïsme. Voilà bien des défauts, assurément : une composition faible, des caractères indécis, sans parler du style et de ses prétentions. Eh bien ! malgré tant d’objections sérieuses, il y a dans Ilda Schœnholm une tristesse aimable, une grace douloureuse qui rachète les fautes de l’artiste. Cette fin même, qui ne conclut pas, semble une négligence savante, et l’on dirait que de cette histoire inachevée il s’exhale comme un soupir harmonieux.

Les tendances secrètes de l’auteur, que voilait cette indécise mélancolie, vont éclater bientôt dans le second ouvrage qu’elle publiera, dans le plus célèbre de ses romans ; je parle de la Comtesse Faustine. La comtesse Faustine, c’est encore Ilda Schoenholm. C’est le même cœur ardent, ouvert aux impressions enflammées ; c’est aussi le même enthousiasme pour les arts, le même génie avec une ravissante beauté. Seulement, nous ne retrouvons pas ici la douce Ilda résignée, patiente ; non, elle s’est révoltée contre la douleur. Lasse du sacrifice, elle en est venue à prêcher l’égoïsme et à le pratiquer sans scrupule. L’égoïsme, voilà son armure pour traverser la vie, et défendre son ame trop souvent blessée. Comme elle porte avec grace cette cuirasse maudite ! quelle légèreté ! quelle insouciance aimable ! à la voir sourire, vous croiriez qu’elle joue, la charmante jeune femme ! Prenez garde, ce n’est point un jeu. Quand la passion l’exigera, elle sera implacable, elle frappera de mort ceux qui l’aiment.

On ne peut nier qu’il n’y ait beaucoup d’aisance et d’éclat dans toute la première partie de la Comtesse Faustine. Nous sommes à Dresde. Voyez-vous à la promenade, au théâtre, dans les salons, voyez-vous cette jeune femme un peu pâle, un peu sérieuse par momens, mais si belle, si spirituelle, si brillante ? C’est la comtesse Faustine Obernau. Il est impossible d’avoir plus de grace dans l’esprit, plus de promptitude dans la pensée, plus de charme dans la parole. Sa conversation est étincelante, et sa fantaisie, toujours prête, sème en se jouant mille trésors autour d’elle. On sent bien, à de certains instans, que cette ame est profonde et résolue ; mais comme elle sait cacher cela sous un enjouement adorable ! Il n’y a qu’un œil exercé qui puisse surprendre çà et là ces signes d’un caractère viril. Le plus souvent, au contraire, elle s’abandonne à tout le laisser-aller de sa gracieuse nature, elle sourit au monde, elle est heureuse ! Mais quel est ce jeune homme qui l’accompagne sans cesse ? Ce n’est point son mari, Faustine est veuve ; c’est son amant, le comte Anastase Andlau. Or, le monde, cette fois, a oublié ses scrupules et ses répugnances. Le comte Andlau est si noble, si loyal ! il y a dans son attachement pour Faustine quelque chose de si calme et de si confiant ! Cette délicate situation est habilement décrite par l’auteur ; à voir Faustine si heureuse, si tranquille dans son enjouement, rien ne semble plus régulier que l’engagement de Faustine et du comte. Nul ne songe à faire une question indiscrète et moqueuse.

La sérénité parfaite de la comtesse Obernau n’est pas seulement exprimée dans son bonheur de tous les jours, dans ses relations avec Anastase ; l’auteur amène ici un plaisant épisode qui va compléter le portrait de son héroïne. Il la conduit chez sa sœur, mariée à un gentilhomme campagnard, Maximilien de Wallsdorf, et la peinture de cet intérieur servira encore à mettre en lumière la gaieté de Faustine et sa liberté insouciante. La rusticité ambitieuse du hobereau, les qualités bourgeoises de sa femme, le contraste entre la finesse poétique de la comtesse et la vulgaire existence de la maison de Wallsdorf, l’aisance aimable qu’elle y apporte, puis les prétentions chevaleresques du jeune frère de Maximilien, l’amour enthousiaste de cet honnête rustre pour la poétique Faustine, la bienveillante ironie de la jeune femme, qui ne réussit pas à décourager cet adorateur imprévu ; tout cela compose un joli tableau de genre où se joue avec grace une malice inoffensive.

De Wallsdorf, l’auteur nous ramène à Dresde, et bientôt nous suivons Faustine et Anastase dans leurs excursions printanières vers les contrées du Rhin. Le roman, à vrai dire, n’avance guère ; c’est toujours un peu la même situation, que l’auteur prolonge à dessein pour que le drame des derniers chapitres, plus étrange, plus inattendu, éclate comme la foudre. Un jour, pourtant, le comte Andlau est obligé de quitter Faustine pour aller régler en Alsace des affaires de famille. Au milieu des reproches affectueux, des plaintes, des recommandations de Faustine, l’auteur écrit une page qui termine assez bien cette longue histoire d’amour. On y sent, sous l’amour ardent de la jeune femme, l’orgueil, l’impatience de son ame. C’est là ce qui la perdra. Elle est passionnée, mais on voit bien qu’elle est incapable de dévouement. Comment ces alarmans symptômes échappent-ils au comte Andlau ? C’est qu’il est trop loyal pour se défier jamais. Mais il a tort de s’endormir dans cette confiance imprudente ; une secousse terrible le réveillera. Pendant son absence, le comte Mario Mengen s’emparera de cette ame égoïste. Ce généreux Andlau, si grand, si noble, il est renié par Faustine dès qu’une nouvelle affection s’offre à elle. Le comte Andlau en mourra, Faustine le sait, elle le dit au comte Mario, elle se le dit à elle même, elle a toute conscience de sa cruauté, et cependant rien ne l’arrête. Suivre tous les entraînemens de la passion, c’est la loi suprême pour ce cœur frivole et fier. Faustine épouse le comte Mario ; mais le comte Mario sera puni, il sera abandonné un jour comme l’a été le comte Anastase. Quand l’amour de Faustine s’affaiblira, elle ira chercher un autre amour, un amour saint, religieux, je l’accorde, mais enfin c’est toujours son incurable égoïsme qui la pousse, elle entrera dans un couvent. Un jour, dans un voyage d’Italie, à Pise, comme elle est sur le point d’être admise dans une abbaye de carmélites, elle rencontre dans la cathédrale un voyageur épuisé, mourant, que le soleil de Pise ne ranimera pas. Elle a reconnu le comte Anastase. Faustine veut le revoir une dernière fois et obtenir son, pardon. Ce remords, il est vrai, ne dure guère ; laissant derrière elle ce mort, tant aimé jadis, qui est venu l’accuser, oubliant sans pitié et son mari et son enfant, incapable de sacrifice, elle va chercher le repos dans la solitude et l’exaltation du cloître.

Certes, quand on raconte brièvement cette dernière partie du roman, la lâcheté de l’héroïne paraît dans sa nudité coupable ; mais ce n’est pas là ce qu’a voulu l’auteur. Cette Faustine que je déteste, Mme la comtesse Hahn-Hahn l’admire. Faustine, c’est l’idéal préféré. Cette facilité à suivre sans résistance l’entraînement égoïste de son cœur, cette impuissance à se dévouer pour un devoir, cette morale fausse, perfide, qui excite à chaque instant l’aversion du lecteur, tout cela est vanté par le romancier et transformé en une vertu supérieure ! L’avocat de Faustine veut absolument que nous aimions le vice de sa fille chérie ; il veut que nous vénérions comme un noble cœur ce cœur mesquin et lâche. Faustine devient une sainte, et elle meurt au couvent de Pise, sans regret, sans remords, avec la sérénité d’une ame qui a bien vécu et qui a suivi courageusement les sévères prescriptions du devoir. Faustine, on le voit trop, est à la fois l’imitation et la contrepartie d’un roman célèbre de George Sand. L’auteur de Jacques avait montré avec une singulière éloquence le courage stoïque, le dévouement impossible d’une grande ame, qui s’élève jusqu’à une abnégation plus qu’humaine. Le héros de George Sand, c’est Jacques, ce n’est pas Fernande, ce n’est pas la femme faible pour qui Jacques s’est condamné à de sublimes douleurs. Sans doute, le romancier s’intéresse à cette douce Fernande, il la plaint, surtout il décrit son cœur, et fait naître une à une les occasions terribles qu’elle fournit à la vertu austère du héros ; mais ce n’est pas Fernande qu’il faut admirer. Et puis, Fernande doit ignorer les desseins de Jacques, son héroïque renoncement ; elle l’ignore, en effet, elle ne sait pas quel prix a coûté son bonheur ; si elle le savait, cette pensée la couvrirait de confusion et empoisonnerait sa vie. Eh bien ! la Faustine de Mme la comtesse Hahn-Hahn, c’est Fernande devenue impatiente, effrontée, Fernande qui sait le secret terrible du drame de Jacques et qui le conduit elle-même. Elle laisse mourir Jacques, et ce sacrifice, elle l’accepte comme un bien qui lui est dû. Non-seulement elle l’accepte, mais elle l’impose, elle tue le comte Andlau, elle tue Mario, et fière, impassible, orgueilleuse, elle continue de vivre dans son égoïsme éternel, purifiée, sanctifiée par ce vice même qui la flétrit. Voilà quel est le paradoxe à la fois hautain et puéril du romancier allemand.

Ce roman de Faustine est pourtant l’œuvre la plus célèbre de Mme la comtesse Hahn-Hahn. Il en a été beaucoup parlé, et si les sympathies ont été vives, les sévères objections n’ont pas manqué. C’est peut-être à tout ce bruit qu’il faut attribuer l’affection de Mme Hahn-Hahn pour son héroïne. Dans la préface de la seconde édition, elle accepte comme des éloges les critiques trop légitimes qu’avait provoquées son œuvre. Elle déclare sans façon que Faustine, en effet, est une sublime égoïste, et que, si elle voulait peindre encore les nobles aspirations d’un cœur qui demande le repos, elle écrirait Faustine une seconde fois. Dans un roman publié quelques années après, dans Ulric, Mme la comtesse Hahn-Hahn se cite elle-même avec une complaisance un peu trop naïve ; un des personnages du récit écrit à Ulric des nouvelles du comte Mario, et le nom de Faustine n’est prononcé qu’avec vénération. On voit que Mme Hahn-Hahn a pris son invention tout-à-fait au sérieux. Dans le même roman d’ Ulric, l’héroïne du premier livre de Mme Hahn-Hahn, la douce et brillante Ilda Schoenholm, reparaît tout à coup dans un épisode. Faustine et Ilda Schoenholm sont donc très certainement les œuvres favorites de Mme Hahn-Hahn, ses deux créations les plus chères ; cependant, on le voit aussi, Ilda Schoenholm n’occupe que la seconde place dans les prédilections de l’auteur, c’est Faustine qui est la figure choisie entre toutes, le rêve idolâtré. Pour moi, je préfère beaucoup Ilda Schoenholm à la comtesse Faustine. Malgré la grace très poétique des premières pages, malgré ce qu’il y a d’aimable dans le portrait de Faustine, avant les brusques évènemens qui assombrissent la seconde partie, j’aime beaucoup mieux les négligences, la mélancolie voilée d’Ilda Schœnholm. Mais l’indécision, l’absence de composition et de plan, excusables encore dans ce premier essai, allaient devenir le défaut continuel de Mme Hahn-Hahn, et c’est pour cela sans doute qu’elle s’attache à Faustine, comme à la plus ferme, et à la plus résolue de ses œuvres.

Si l’auteur, en écrivant ces deux livres, a donné ce qu’il y avait de plus vigoureux au fond de sa pensée, on peut être inquiet, à bon droit, pour l’avenir de son talent. Dans les quatre romans qui ont suivi à de courts intervalles Ilda Schoenholm et la Comtesse Faustine, Mme la comtesse Hahn-Hahn n’a fait que reproduire, en les affaiblissant, les qualités déjà si fragiles de son imagination ; quant aux défauts, ils se sont accrus peu à peu et ont fini partout envahir. Ce seront presque toujours, au lieu d’une conception originale, les longs détails d’une scène de salon, un interminable babillage, le soir, en buvant le thé, chez M. le duc ou Mme la baronne. Les caractères, déjà si faiblement peints dans ses premiers récits, pâlissent et s’éteignent ; vous voyez passer sur la muraille du salon, à la lueur vacillante des lampes, des silhouettes indécises. Je veux considérer de près le prétentieux pastel où l’auteur s’amuse à reproduire ces ombres fugitives ; mais déjà la couleur s’efface, les lignes se mêlent, et je n’ai plus devant les yeux qu’une confusion bizarre dont le sens m’échappe. Moins l’auteur est sûr de sa pensée, plus il multiplie ses personnages. Il voudrait bien que le mouvement de son tableau pût dissimuler la faiblesse de son invention ; par malheur, c’est le contraire qui arrive : le salon est plein, le roman est vide.

Non, je l’avoue humblement, je n’ai pas eu le bonheur de découvrir, malgré une lecture attentive, le sens mystérieux du livre que Mme la comtesse Hahn-Hahn a intitulé der Rechte, le juste, le bon. Je ne pouvais croire, en vérité, que le romancier n’eût voulu nous donner autre chose qu’une série de tableaux, dans un récit dont le plan n’existe pas, et qu’on pourrait lire en commençant par la fin. Je voulais absolument trouver une pensée, une conclusion, mais ma clairvoyance n’a pas égalé ma bonne volonté, et je n’ai pas réussi à deviner l’énigme. Il n’y a guère qu’une seule figure assez nette dans la confuse histoire où j’ai essayé de voir clair, c’est celle de lady Desmont. Lady Desmont, c’est encore l’éternel personnage de Mme Hahn-Hahn ; c’est Ilda Schoenholm, c’est Faustine, c’est l’unique héroïne de l’auteur, la jeune comtesse brillante, dédaigneuse, pleine de verve, d’éclat et de fantaisie. Presque tous les romans de Mme Hahn-Hahn se passent dans un salon ou sous les ombrages d’un parc, autour d’une table où l’on prend le thé. Les évènemens, en très petit nombre, qui viennent interrompre ces soirées monotones et donner au tableau l’apparence d’une action, sont toujours racontés par le baron ou par la vicomtesse ; on ne peut pas quitter cette maudite table. Le roman commence à neuf heures pour finir à minuit, et il reprendra demain avec une régularité parfaite. Le roman et le thé continuent ainsi pendant plusieurs semaines ; quand l’auteur aura écrit deux volumes, il s’arrêtera ; cependant rien ne l’y oblige, et il faut lui en savoir gré. Or, dans ce salon, dont l’auteur nous donne la chronique, un personnage indispensable, c’est celui de la jeune femme capricieuse, fantasque, dont l’aventureuse parole soulève à chaque instant les questions les plus graves, l’amour, le mariage, la religion, et les résout cavalièrement. Je crains bien que Mme d’Arnim n’ait donné à Mme la comtesse Hahn-Hahn le modèle de ses héroïnes ; je crains bien que les correspondances si vives, si enthousiastes, de l’ardente amie du poète de M. Weimar, de la sœur de Clément de Brentano, de la veuve du mystique Arnim, n’aient tenté la plume beaucoup moins riche de Mme Hahn-Hahn. Sans doute Mme Hahn-Hahn ne donne pas à ses personnages l’entrain audacieux, les allures prophétiques de Bettina ; elle est beaucoup moins jeune Allemagne ; c’est l’esprit patricien qui l’anime. L’impétuosité démocratique qui a dicté ce livre fameux qui appartient au roi ne conviendrait guère aux ducs et aux duchesses que Mme Hahn-Hahn invite à ses réunions, dans les riches domaines d’Ilda Schoenholm. Il n’est même pas impossible que Mme Hahn-Hahn ait voulu tenter une contre-partie de Bettina, et donner à l’aristocratie ses brillantes sibylles, ses prophétesses inspirées. Pourtant, on ne peut le nier, en luttant avec Bettina, l’auteur de la Comtesse Faustine a été amenée à lui dérober ses formes lyriques, ses méditations philosophiques, amoureuses, sociales, toute sa fantasmagorie ; mais ce qui est souvent plein de charme dans les correspondances de Bettina devient intolérable dans un récit. Et puis Mme d’Arnim n’a-t-elle pas pour elle le prestige des souvenirs ? Goethe, Clément de Brentano, Achim Arnim, Caroline de Günderode, voilà certes de beaux noms. Que Mme d’Arnim arrange trop souvent et défigure ses personnages, qu’elle se substitue sans façon à ses héros, c’est là, je le sais bien, le défaut de ses livres ; cependant ces noms glorieux la protégent, et l’attrait des souvenirs qu’elle évoque vient en aide à sa fantaisie. Les confidences de Goethe, si apprêtées qu’elles puissent être, nous attireront plus que les lettres de Polydore, et la comtesse Faustine vaudra-t-elle jamais cette noble et malheureuse Caroline de Günderode ? Ce n’est pas tout : voici encore un inconvénient. Puisque Mme Hahn-Hahn imite Mme d’Arnim, ces héroïnes factices qu’elle met en scène seront bien vite épuisées ; l’épreuve, en se reproduisant, pâlira. Faustine n’était qu’un reflet ; que sera-ce que le reflet de Faustine ? l’ombre d’une ombre. Après la peinture assez vive encore d’Ilda et de Faustine, nons aurons leur sœur cadette, ou plutôt leur compagne vieillie, prétentieuse, ennuyeuse, Catherine Desmont.

Oui, Catherine Desmont est bien de la famille de Faustine. Elle a été mariée deux fois, en Allemagne d’abord, à M. de Meerheim, qu’elle a quitté au bout de quelques années, faute d’une sympathie suffisante, et puis en Angleterre, à lord Richard Desmont. C’est toujours, comme dans la Comtesse Faustine, la poursuite d’un idéal qui ne se rencontre guère. D’ailleurs, qu’il se rencontre ou non, peu importe ; tout se passe le plus commodément du monde dans le pays de Cocagne découvert par Mme Hahn-Hahn. On essaie une première union ; l’essai ne réussit pas ; qu’à cela ne tienne ! Pourquoi se désespérer ? pourquoi surtout discipliner son cœur et régler les mouvemens inquiets de la passion ? Il y a un remède tout simple ; le mariage est rompu, et le lendemain on peut recommencer une nouvelle expérience. A coup sûr, Mme la comtesse Hahn-Hahn n’a jamais lu les lois de son pays, car je ne voudrais pas croire, au contraire, qu’elle les connaît trop bien, et qu’elle se réfugie dans une société imaginaire, pour échapper aux dures conditions de la vie. Il est arrivé à plus d’un poète de prendre ses désirs pour la réalité, et de présenter comme un tableau de ce qui existe le programme des réformes qu’il a imaginées pour l’avenir. Quand Rabelais fondait dans le royaume d’Utopie sa plaisante abbaye de Thélême, c’était à la fois une vive satire et l’expression joyeuse de ses goûts pantagruéliques. Mme la comtesse Hahn-Hahn a fondé, je le crains, une abbaye de Thélême pour les nobles dames de l’aristocratie allemande. La règle est celle de frère Jean des Entomeures : Fais ce que tu voudras. À cette prescription rigoureuse, les héroïnes de Mme Hahn-Hahn demeureront toujours fidèles. Et non-seulement elle a tracé sur la porte l’inscription fameuse, mais elle a fini par se persuader que les choses, en effet, se passaient ainsi ; c’est très sérieusement que l’auteur nous raconte ces mœurs fabuleuses, ces mariages rompus sans obstacle, ces divorces qu’il est permis de conclure en un instant, d’un seul signe de tête, d’un seul mot, comme l’on refuse un dîner ou une partie de chasse, comme l’on prend congé ou comme l’on signe une lettre. Une formule toute simple, il n’en faut pas davantage. En vérité, c’est trop de candeur. Sans doute, il est permis au poète, si poète il y a, de nous transporter comme Jean-Paul dans un monde à demi fantastique ; mais Jean-Paul est-il dupe de son imagination, et le rêveur enthousiaste écrirait-il sur la première page de ses livres ces mots prosaïques qui le condamneraient, aus der Gesellschaft, - tableau de la société ? L’incroyable insouciance des héroïnes de Mme Hahn-Hahn serait tout au plus possible dans les îles de l’Océanie. Mais revenons à lady Desmont.

Il y a trois personnages dans ce roman ; je dis trois personnages un peu plus sérieux que les autres, au milieu de la foule qui encombre les salons de la comtesse : Catherine, son cousin Gaston de Lasperg, et un ami de Gaston, le comte Julius Ohlen. Sera-ce Gaston qui épousera Catherine. Desmont ? sera-ce le comte Ohlen ? Tel est à peu prés tout le roman. Gaston est bien sombre, bien mystérieux, et à ce titre il pourrait charmer sans doute la poétique Catherine, qui veut faire bravement sa troisième expérience ; mais si Gaston est sombre, ce n’est point à cause de la supériorité dédaigneuse de sa pensée, comme cela arrive chez les héros au front pâle et aux tempes dégarnies : non, c’est que Gaston est laid, qu’il a toujours été froissé depuis son enfance, et que ces mesquins et tristes souvenirs lui ont laissé dans l’esprit une timidité ridicule, dans le cœur une irrésolution inguérissable. Gaston n’épousera pas Catherine. Ce sera donc le comte Ohlen ? Mais il est impossible d’être plus égoïste et plus léger ; ce n’est point là un héros comme il convient. Or, tout à coup il se trouve que le comte Ohlen, sous sa légèreté apparente, cache le cœur le plus passionné ; cette découverte nous enchante, et nous nous empressons d’unir le comte Ohlen et Catherine Desmont. Je crois seulement que l’auteur oublie de les marier ; Catherine est la maîtresse du comte Ohlen ! C’était bien la peine de découvrir un pays privilégié, où le divorce est d’une pratique si facile ! Dans ce pays d’Utopie, la bravade de Catherine est moins excusable que jamais. Après cela, si le lecteur m’arrête et me demande quel est l’intérêt, quel est le sens de cette insignifiante histoire, si c’est bien là une œuvre littéraire, où est le plan, où est l’invention, je serai bien forcé de répondre que je l’ignore. Quant au fruit de cette lecture, hélas ! le voici : c’est une fâcheuse découverte, la découverte d’un vice littéraire qui semblait impossible en Allemagne, et que nos voisins semblent très fiers de nous avoir dérobé. Se faire lire sans une seule idée, et seulement à cause d’une certaine facilité vulgaire, il y a bien des plumes en France qui savent ce triste secret, et c’est le plus inquiétant symptôme de cet âge de papier dont Charles Nodier nous menaçait. L’Allemagne y arrive à son tour ; il est donc bien vrai que l’âge de papier a commencé !

Le roman qui suivit de près les trois livres que je viens d’examiner, Ulric, a excité une attention assez vive. On a cru y voir une tentative nouvelle de l’auteur. N’êtes-vous pas bien las en effet de cette héroïne inévitable, de cette jeune femme, poète ou peintre, que Mme la comtesse Hahn-Hahn imagine si brillante, si fêtée, si supérieure à ce qui l’approche et surtout à son lecteur ? Cette fois elle a disparu. Rassurons-nous ; voici de nouveaux visages. Nous rencontrerons bien Ilda Schoenholm, mais ce sera dans un épisode. Le héros du livre de Mme Hahn-Hahn, ce n’est plus, Dieu merci, cette prétentieuse comtesse dont le portrait sans cesse reproduit allait s’effaçant sur son pastel ; c’est un gentilhomme, c’est Ulric, M. le comte Ulric Erbert.

Ulric est une ame passionnée. Il est facile de lire sur son front, déjà sillonné de rides, qu’il a été éprouvé par de sérieuses douleurs. Malgré la distinction parfaite de sa personne, on sent, à son approche, les traces de l’orage qui a passé sur lui. C’est ainsi qu’il apparaît à sa cousine, à la jeune comtesse Unica Erbert, quand il vient l’épouser. Unica est une gracieuse enfant, douce, aimable, et le comte Ulric espère trouver auprès d’elle ce calme après lequel il aspire. Son ame, qui s’est dévouée si ardemment, se reposera dans un attachement plus tranquille, dans un bonheur égal et sans secousses. Devenu incapable d’aimer comme il a aimé jadis, il consacrera à une affection fraternelle les forces épuisées de son cœur. Mais voyez l’imprudence du comte Ulric ! Suivez-le sous les grands arbres du parc, quand il se promène tout seul avec la fraîche jeune fille qui sera demain sa femme, et écoutez comme il lui expose naïvement la douloureuse situation de son ame : « Je ne t’aimerai pas, ô ma fiancée ! Comment pourrais-je t’aimer ? mon cœur a trop souffert, etc… » Voilà, certes, une idée plaisante. Pour un gentilhomme qui sait si bien le monde et qu’une cruelle expérience a tant instruit, c’est là une gaucherie un peu trop germanique. « Il m’aimera, répond tout bas Unica, il faudra bien qu’il m’aime ; » et voilà la fierté de la jeune fille qui se révolte. Puis la vanité s’en mêle. Unica était d’abord résolue à ne pas épouser le comte Ulric ; elle le trouvait trop ténébreux, trop mélancolique, et, s’il faut le dire, trop laid. Elle avait déjà refusé très nettement de souscrire aux vœux de son père ; mais dès qu’elle sait que le comte Ulric ne peut l’aimer, la voilà décidée à accepter sa main. C’est une lutte qui s’engage. Unica veut être aimée follement, ardemment, comme ces mystérieuses rivales qui lui ont dérobé d’avance le cœur de son mari.

Le mariage est célébré ; Unica a épousé Ulric. Le soir même, quand le comte Ulric entre dans la chambre de sa femme, il la trouve tout habillée et comme prête à sortir. « Qu’est-ce que cela ? Que voulez-vous ?… Je veux que vous me laissiez seule, » dit la jeune femme. Elle a juré que son mari viendrait un jour, en suppliant, frapper à cette porte qui lui est interdite ; ce n’est que l’amant passionné qui entrera chez elle. « Oui, je sortirai, dit Ulric ; mais souvenez-vous-en, madame, si je passe aujourd’hui le seuil de cette chambre, je n’y rentrerai jamais. Vous êtes veuve dès ce soir. » La lutte, comme on le voit, s’ouvre avec vivacité, et les périlleux détails que ne redoute pas Mme Hahn-Hahn donnent à ce début une hardiesse cavalière qui marque nettement, il faut l’avouer, les situations du livre. Par malheur, cette netteté ne dure guère, et surtout le sujet perd bientôt l’intérêt élevé qu’il eût pu conserver entre des mains plus habiles. Qu’une jeune fille s’indigne en apprenant que son mari l’épouse pour calmer son ame épuisée par d’orageuses passions, qu’elle refuse de s’abandonner vulgairement, qu’elle exige un amour dévoué de l’homme qui a osé lui faire des confessions si étranges, c’est là, je l’accorde, une situation dramatique et qui peut offrir au romancier une féconde étude ; mais on voit trop, dès le début, qu’il y a plus de vanité puérile que de dignité sérieuse dans la révolte de la jeune femme. A qui pourrai-je m’intéresser ? à Ulric, dont l’orgueil ou l’inexpérience (je n’en sais rien encore) est venu troubler le repos de sa fiancée par la nudité de ses aveux ? à Unica, qui cède puérilement à un caprice, quand ce caprice eût dû être le noble mouvement d’un cœur fier ? J’ai bien peur que le développement d’une action ainsi engagée n’amène autre chose que des caquetages indignes de l’art et de la poésie.

Quel est cependant ce mystérieux et terrible amour qui a dévasté l’ame d’Ulric ? Il le dira lui-même à sa jeune femme, car Ulric et Unica continuent de vivre, aux yeux du monde, comme si rien n’avait rompu leurs liens, et nul ne soupçonne la bizarre situation des deux époux. D’ailleurs, Unica aime Ulric avec passion ; elle poursuit résolument son dessein ; elle croit, elle espère ; elle attend l’heure où Ulric lui dira qu’il l’aime. Aussi, voyez comme elle l’entoure de mille prévenances ! et quelles angoisses à chaque instant ! quelle promptitude à découvrir dans un signe, dans un mot, l’état de son ame ! Hélas ! Ulric ne remarque rien, et un jour il raconte à Unica l’histoire de cette ardente passion qui l’a dévoré. La femme qu’il a aimée s’appelle Mélusine. Il l’avait rencontrée en Italie, et, à sa tristesse, au caractère pur et sinistre de sa beauté, elle lui est apparue comme une de ces figures sublimes marquées par le destin. Mélusine a résisté long-temps à l’amour d’Ulric ; elle l’a écarté avec sollicitude, avec effroi, comme on détourne un aveugle d’un chemin qui conduit à un abîme. Vains efforts elle a fini par céder elle-même, elle a aimé Ulric. Quels enchantemens d’abord ! quel ineffable bonheur ! Ce bonheur a duré plusieurs années : un enfant était venu resserrer ces liens qui semblaient éternels ; mais le réveil fut terrible. Après une séparation de quelques mois, Ulric retrouve Mélusine à Berlin, et il apprend que Mélusine, cette femme si noble à qui il a élevé dans son cœur un autel sans tache, est depuis plusieurs années la maîtresse du prince D***. Celle qu’il a aimée si saintement était une femme abandonnée. En vain avait-elle repoussé l’amour impétueux du jeune homme, en vain lui avait-elle dit : Fuyez-moi ! Il s’était attaché à elle, et maintenant qu’il la retrouve avilie, il ne se souvient plus de l’effroi et des résistances de Mélusine ; il ne se rappelle que l’amour qu’il lui a donné, cet amour si confiant placé sur une tête indigne. Ce qui se passe dans son ame à cette terrible épreuve, on le devine sans peine, et c’est ainsi qu’il est venu, blessé à mort, chercher le calme, mais non le bonheur, dans une affection paisible. La blessure qu’il a reçue ne peut se guérir ; la confiance est morte dans ce cœur désespéré.

Faut-il raconter, même brièvement, la longue suite des aventures d’Ulric, et son amour si ardent pour la femme d’un de ses amis, Marguerite de Thierstein, qui se trouve être la sœur de Mélusine ? Ce serait introduire le lecteur dans un dédale de menus évènemens qui l’intéresseraient bien peu. Le séjour d’Ulric et d’Unica au château de Thierstein n’est guère autre chose qu’un journal vulgaire où les moindres détails de la vie quotidienne sont enregistrés avec la minutieuse exactitude d’un livre de dépenses. Le drame n’éclate qu’après le départ d’Ulric. Mme de Thierstein, espionnée par sa belle-mère, est brutalement chassée du château, tandis qu’Ulric va promener en Suède sa fastueuse mélancolie. C’est là qu’il rencontre Ilda Schoenholm, et aussitôt commence un duo de dilettantisme avec des variations interminables sur les motifs favoris de Mme la comtesse Hahn-Hahn. Une lettre d’Allemagne interrompt ce concert (un peu trop tard seulement pour le lecteur), et Ulric, rompant tous les liens qui l’attachaient à Unica, va trouver Marguerite à Lausanne, où elle s’est réfugiée. Quand il arrive, Marguerite n’est pas seule ; sa sœur Mélusine est à ses côtés, et c’est elle, c’est cette Mélusine, si poétique et si maudite, qui unit Marguerite à Ulric. C’est ainsi que finit cette ennuyeuse histoire ; une action assez vivement engagée, puis des puérilités sans fin, des bavardages indignes d’une plume sérieuse, voilà ce qui a suffi à Mme Hahn-Hahn pour mener à terme ses deux volumes.

J’abandonne bien vite Ulric pour Sigismond Forster ; mais Sigismond Forster n’est qu’une nouvelle, et faut-il absolument que là où Mme Hahn-Hahn renonce à ses prétentions brillantes, elle s’abaisse tout aussitôt à une faiblesse sans égale ? Il y a çà et là quelques situations gracieuses dans Sigismond Forster ; les premiers chapitres sont pleins de fraîcheur ; les étudians de Bonn y sont spirituellement mis en scène, et les deux figures de Sigismond et de Tosca composent un groupe aimable qui se cache en rougissant derrière les camélias de la fenêtre. Malheureusement ce souffle poétique a bientôt passé, et tout ce qui suit n’est plus qu’une aventure banale, froidement conçue, froidement racontée, et que l’on pardonnerait à peine à une imagination qui s’essaie. L’extrême simplicité qu’a recherchée ici Mme Hahn-Hahn est dangereuse pour les plumes inhabiles ; elle n’est permise qu’aux maîtres.

Ce n’est certes pas la simplicité qui distingue le roman de Cécil. Cécil est une longue histoire, très embarrassée, très compliquée, si compliquée vraiment, que l’auteur n’a su quel nom donner à son œuvre. Est-ce Cécil, est-ce Renata, est-ce Emmerich qui en est le héros ? Je l’ignore. L’auteur affirme qu’il nous donne l’histoire de Cécil ; mais le caractère de Renata est plus important, mieux étudié, et, s’il y avait un plan, Renata serait la figure principale du drame. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que ce livre s’en va au hasard, selon les caprices de la plume. L’auteur pourtant a eu son but. Si je cherche à dégager les idées qui l’ont poussé à écrire, mais qui sont demeurées enfouies dans l’incohérence de sa fable, je trouve que ces idées ne sont pas infécondes. Cécil Forster est un esprit égoïste et ambitieux ; plus d’une fois il a cru enchaîner sa volonté à des affections qui devaient gouverner sa vie ; vaines promesses ! il avait trop compté sur lui-même ; l’ambition, la cupidité, vient sans cesse briser ces faibles liens ; il sacrifie lâchement les cœurs dévoués qui avaient cru à la sincérité de son amour. Quand le remords le frappe enfin, quand il commence à se mépriser, quand il veut renaître à cette vie de l’amour qu’il a répudiée par faiblesse et par convoitise, il rencontre une noble femme qu’il aime enfin, qu’il aime loyalement, et pour qui il renonce à ses ambitions mondaines ; mais au moment où cette belle Renata va être à lui, une catastrophe imprévue, terrible, la lui arrache : c’est la punition fatale de cette vie égoïste et lâche. Renata est une ame douée admirablement : elle a aimé Emmerich avec toute la noblesse d’une ame chaste et dévouée ; or Emmerich ne peut unir sa vie à la sienne, et le jour où cette intimité si douce doit se délier, elle a juré à Emmerich qu’elle n’appartiendrait à personne. Un jour elle a oublié ce serment, l’idéal souvenir qui éclairait sa vie s’est éteint ; elle a aimé Cécil Forster, elle va devenir sa femme. C’est à ce moment qu’Emmerich redevient libre. La lettre qui l’annonce à Renata brise en un instant ses affections nouvelles ; sur un seul mot d’Emmerich, elle dit adieu à Cécil, elle part, elle arrive ; Emmerich était mort la veille. L’infidélité de Renata est punie comme l’égoïsme de Cécil. Telle est la double histoire de Renata et de Cécil ; mais il faut au lecteur une attention obstinée pour découvrir le but du romancier sous cette fable inextricable. L’auteur avait toutes ces idées sans doute quand il a conçu son œuvre ; il les a oubliées en écrivant. Dire tout ce que l’on veut dire et ne dire que cela, demeurer maître de sa plume au lieu d’être gouverné par elle, c’est là bien certainement ce qui fait l’écrivain. Or, Mme la comtesse Hahn-Hahn est encore bien loin de posséder ce secret, si simple en apparence, mais si rare pourtant et si considérable.

Que Mme la comtesse Hahn-Hahn veuille bien y prendre garde ; depuis Ilda Schoenholm et la Comtesse Faustine, chacun de ses pas a été marqué par une chute. Sa popularité, qui décroît déjà visiblement, ne résistera pas long-temps à de pareilles épreuves. Le succès de la Comtesse Faustine l’a trompée ; elle a cru qu’elle obtiendrait ce privilège de causer librement devant le public, sans se soucier jamais des règles les plus simples de l’art. Ces dispenses-là ne s’accordent qu’avec peine aux plus charmans esprits, aux plus hautes intelligences. Ce qu’on avait toléré dans ses premiers écrits est devenu insupportable à la longue. Et puis l’auteur a-t-il conservé les qualités aimables qui demandaient grace, dans ses premiers essais, pour l’indécision des lignes et le vague des contours ? Ce sentiment poétique, faible, mais gracieux, dans Ilda Schoenholm, sensible encore dans Faustine, le retrouve-t-on dans Sigismond Forster et dans Cécil ? Non, certes Mme Hahn-Hahn a de grandes prétentions à la poésie, elle invoque sans cesse un idéal inconnu, elle a des aspirations, des élans, moitié mystiques, moitié mondains ; ces fantaisies ne tromperont jamais un esprit droit ; tout cela est factice, toute cette poésie est une poésie de boudoir. Je cherche un seul de ces héros sur le front duquel elle ait fait descendre ces éclairs sublimes qui sacrent les figures immortelles. Malgré leurs prétentions aristocratiques, ses héros sont bourgeois ; l’élégance du langage, le dandysme de la parole, ne cacheront jamais, pour un œil exercé, la vulgarité de leur nature.

J’aurais bien des doutes encore à exprimer sur la parfaite convenance de ce brillant langage qu’elle recherche. Malgré l’extrême circonspection qui est ordonnée au critique quand il juge le style d’un écrivain étranger, j’oserai demander à Mme la comtesse Hahn-Hahn si elle n’a point gâté ou appauvri le riche idiome de son pays ? Ces expressions françaises, importées violemment dans sa langue, sont-elles une heureuse conquête ? On sait combien Lessing et Goethe étudiaient les maîtres de notre littérature, avec quelle habileté, avec quel bonheur ils ont fait passer dans leur langue trop touffue l’élégance et la netteté de la langue française. Ce sont les emprunts des maîtres. Est-ce aussi ce qu’a voulu l’auteur de la Comtesse Faustine ? Il ne faut pas une grande connaissance de l’allemand pour savoir à quoi s’en tenir sur ce point. C’est par une détestable affectation de dandysme que l’auteur a bigarré son style de mots français, grotesquement affublés de terminaisons germaniques. On croirait souvent lire une parodie : — frisé et parfumé, frisirt und parfumirt ; — il faut que je me calme, ich muass mich calmiren ; — le dîner était fort recherché, das dîner war sehr recherchirt, etc. Il est évident que ces phrases ne sont d’aucune langue, et je cite ici les premiers exemples que je rencontre ; chaque page en fourmille. A coup sûr, si l’auteur eût voulu railler le dialecte prétentieux de quelques salons, il n’eût pas fait autrement. Chez Mme la comtesse Hahn-Hahn, la parodie est involontaire, et c’est avec le plus gracieux sourire que l’auteur parle ce jargon ridicule. En vérité, il y a de quoi faire prendre en haine la langue française à tous les Allemands qui lisent Mme Hahn-Hahn : le roi de Bavière, qui proscrit par ordonnances la langue de Pascal et de Voltaire, pourrait agir plus efficacement, s’il faisait admettre au nombre des livres classiques Faustine, Ulric ou Sigismond Forster. Mme Hahn-Hahn ne se contente pas de défigurer la langue allemande par ses maladroits emprunts, elle nous cite sans cesse ; il n’y a pas un seul de ses prétentieux gentilshommes qui ne veuille parler français, et quel français, bon Dieu ! La noble comtesse croit nous dérober la fine fleur du beau langage ; elle ne soupçonne pas, évidemment, le singulier effet que produisent, au milieu de ses dialogues maniérés, ces phrases triviales qu’elle emprunte à une littérature suspecte. Je voudrais réussir à la détromper sur ce point, et qu’elle fût plus sobre de ces ornemens ou plus sévère dans son choix.

Mme la comtesse Hahn-Hahn, depuis dix ans qu’elle a pris la plume, a déjà beaucoup écrit ; ce gros bagage pourtant semble bien léger à son ambition, et son activité, de jour en jour, redouble. Il semble qu’elle veuille lutter contre l’oubli par le nombre de ses publications, et solliciter par une obsession continuelle la faveur, trop indulgente d’abord, qui l’abandonne aujourd’hui. Au moment où je termine ces lignes, je vois annoncer des romans et des voyages. Quel sera l’avenir de son nom ? Sans vouloir rien préjuger, je ne puis m’empêcher de ressentir une vive inquiétude quand je vois la direction funeste où s’engage l’auteur. Il eût été possible à ce talent spirituel et parfois gracieux de donner quelques productions durables ; s’il eût renoncé à une ambition trop orgueilleuse, s’il se fût défié d’une trop grande facilité de plume, il eût pu donner à Ilda Schoenholm et à la Comtesse Faustine des sœurs plus irréprochables. Il lui manquerait toujours, je le crains, cette poétique inspiration qui consacre les chefs-d’œuvre ; toutefois une certaine grace plaintive eût distingué ses héroïnes de salon. Au lieu de cela, que deviendront les frêles qualités de Mme Hahn-Hahn, si elle continue à vouloir sans cesse occuper le public de ses prétentions bruyantes ? Ces parfums légers, fugitifs, qu’un art scrupuleux eût réussi peut-être à fixer dans une œuvre aimable, ne devront-ils pas s’évanouir promptement ? n’ont-ils pas déjà disparu ? Sans être trop sévère, il est permis de le craindre. Mme Hahn-Hahn avait eu le tort d’imiter Bettina ou George Sand dans ses romans ; elle a continué dans ses voyages et montré plus clairement encore tout ce qui lui manque pour mériter ces suffrages passionnés qu’elle convoite. Les Souvenirs de la France (Erinnerungen aus Frankreich) sont certainement le livre le plus faible qui se puisse rencontrer. Les Allemands ont des touristes sans nombre, et leur voyage classique est le voyage de Paris ; or, de tous ces visiteurs qui nous arrivent par bataillons et qui tous écrivent leur volume sur la France, Mme Hahn-Hahn a été certainement le plus mal inspiré et le plus fastidieux à lire. J’ai découvert dans ses lettres sur l’Espagne une brillante peinture de l’Alhambra, quelques pages vraiment éloquentes sur Murillo ; mais tout cela est noyé dans le plus long et le plus insignifiant des monologues. Que dire enfin de son voyage en Suède, et surtout de ses trois volumes sur l’Orient ? Absolument rien, sinon qu’il y est beaucoup question de Mme la comtesse Ida Hahn-Hahn.

Je rouvre maintenant ces deux volumes de poésie qui ont été le premier manifeste, le premier cri de Mme Hahn-Hahn, et je me demande quels ont été les progrès de l’auteur depuis son début. Les vers étaient bien faibles, je l’ai dit ; mais combien je préfère cette tristesse réelle à ces prétentions insatiables, à ce désir effréné d’entendre son nom répété à grand bruit ! Alceste demandait aux marquis de son temps

Quel besoin si pressant avez-vous de rimer ?
Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ?

La comtesse Hahn-Hahn rimait pour se consoler d’une mystérieuse infortune et pour tromper la douleur. Eh bien ! elle y a trop réussi. Il y a des douleurs salutaires, et la sienne était de celles-là sans doute ; or, elle l’a échangée contre une maladie pernicieuse. Je parle de cette maladie si répandue dans le temps où nous sommes, si contagieuse en tout pays, au-delà comme en-deçà du Rhin. Vanité de l’esprit, vanité de la plume, intempérance des imaginations faibles, excitations factices, mensonges et lieux communs, appelez-le du nom que vous voudrez, voilà le fléau des lettres contemporaines. Les démangeaisons d’Oronte sont devenues chez la plupart une fièvre tenace ; véritable épidémie qui énerve les forts, excite inutilement les faibles, et les fait languir les uns et les autres dans les régions malsaines de la médiocrité. Qui n’aurait cru, en lisant les vers de Mme Hahn-Hahn, à la franchise d’une douleur rendue ainsi sans apprêt et avec une faiblesse aimable ? Dès qu’elle a pris la plume, elle a oublié sa souffrance, elle s’est enivrée de sa parole, de sa parole légère et étourdie ; elle a continué d’écrire, d’écrire chaque jour, sans motif, sans vocation, sans attendre l’appel de la Muse. Nouveau mal, je le répète, et bien plus grave que l’autre ! Je souhaite pour Mme Hahn-Hahn que cette maladie littéraire ne lui dure pas long-temps, pas plus que n’a duré la gracieuse et sincère tristesse dont elle s’est, hélas ! si vite et si complètement guérie.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.