Texte établi par La Sylphide,  (p. 27-32).



V.



E
n 1662, le château de Goëllo, restitué à Reine par le commandeur de Kermel, était habité par la noble famille d’Avaugour. Reine était toujours belle, bien que douze années se fussent écoulées depuis les événements que nous ayons racontés. Le jeune Arthur avait pris la taille virile. Le chevalier s’était chargé lui-même de l’éducation de son fils ; Arthur savait tout ce qu’un héritier de grande race doit savoir. Il n’était pas seulement vaillant homme d’armes et cavalier accompli ; son père avait soigneusement développé les qualités de son âme, et l’avait fait généreux, aimant et dévoué : on eût trouvé difficilement dans la province un adolescent de meilleure espérance.

Pour Rollan, sa nature physique avait considérablement fléchi. Ce n’était plus ce seigneur au martial aspect, que nous avons vu jadis dominer les états de Bretagne, et imposer silence d’un geste à la foule ameutée. Ces douze années avaient opéré en lui un changement extraordinaire : ses reins s’étaient voûtés, son front chauve se penchait vers la terre. Tous croyaient que cette vieillesse anticipée était le fruit de ses travaux excessifs : il avait tant fait pour le bien-être de la province ! Rollan, depuis douze ans, était comme la providence des états ; les trois ordres avaient en lui si grande confiance, qu’il n’aurait eu qu'à vouloir pour saisir la puissance suprême ; mais, nous l’avons dit déjà, son esprit vaste et supérieur à toute égoïste pensée avait compris que le bonheur de la Bretagne n’était pas dans l’indépendance absolue ; il avait deviné dès longtemps l’avenir précaire d’un petit pays enclavé entre deux grands royaumes, sympathisant avec l’un toujours, et forcé de s’allier sans cesse avec l’autre. Mais s’il ne voulait point la scission, il prétendait conserver intacte et entière l’indépendance relative établie 322 LA SYLPHIDE. par le contrat d'union. Ses efforts avaient élé jusqu'alors couronnés d'un plein succès: Louis XIV était majeur; sa main despolique et puissante pesait saus contrôle aucun sur tout le reste de la France; la Bretagne seule demeurait libre, et semblait à l'abri de l'envahissement du souverain. Les états avaient été convoqués et devaient s'ouvrir sous peu; le chevalier faisait ses prépa- ratifs pour se rendre à Rennes avec la dame d'Avaugour et son fils. Il y mettait une solennité singulière; on eùt dit qu'un important projet germait dans son cerveau. D'ordinaire, le chef de la maison d'Avaugour se faisait remarquer par une extrême simplicité de vêtements, à une époque où les seigneurs bretons rivalisaient de luxe et de fol étalage; cette fois, il ne changea point de mode pour lui-même, mais il voulut que le jeune Arthur, qui venait d'atteindre sa dix-huitième année, cut un équipage de prince. Reine avait deviné son dessein; elle employa inutilement larmes et prières pour l'en détourner. La veille du jour fixé longtemps à l'avance, le chevalier donna de nouveau et péremptoirement l'ordre du départ. Vers le soir, il était seul dans son appartement, la tête penchée entre ses mains; il méditait. Sans doute le sujet de ses réflexions était pénible, car, de temps à autre, les rides de son front se creusaient, il levait les yeux au ciel, et un douloureux sourire venait crrer sur sa lèvre. Tout à coup, il se leva brusquement, comme s'il eût voulu fuir une obsédante pensée. -Quelques jours encore, murmura-il, et tout sera fui. Ce supplice me tue! J'aurais voulu servir de père à cet enfant deux années encore ; je ne puis. Il regarda ses bras amaigris, et essaya vainement de redresser sa taille courbée. - Non, je ne puis, reprit-il avec fatigue. La tâche était au-dessus de mes forces. A l'accom- plir, j'ai dépensé jeunesse, énergie, bonheur... Je ne me repens point; j'ai conservé au fils de mon maitre son héritage intact, droits et richesses je puis me reposer... Pourtant, je n'ai pas fait tout ce que j'avais promis; j'avais fait aussi un serment de vengeance... Il y a si longtemps! le remords a dù le punir, et Dieu pardonne l'oubli de ces serments: si je laissais vivre ce vieillard? Un valet entra, qui annonça la venue d'une femme étrangère, demandant à entretenir sans retard le chevalier d'Avaugour. Celui-ci ordouna qu'elle fût introduite. C'était une femme belle encore, bien qu'elle fût parvenne aux plus extrémes limites de la jeunesse. Son costume était celui d'une riche passanne. Elle entra, et chercha le chevalier d'un regard empressé. - Aune Marker! s'écria-t-il. - Est-ce donc bien vous, Rollan? dit celle-ci, dont un soupir souleva la poitrine. Ceux qui ne m'ont point vu depuis douze ans ont peine à me reconnaître, murmura te courrier avec un amer sourire. Puis il ajouta tout haut: - Anne, qui vous amène vers moi? ne seriez-vous point heureuse? Elle baissa la tête et fut quelques secondes sans répondre. Je suis heureuse, dit-elle enfin avec effort. Dieu m'a fait la grâce de vous oublier, monsci- gneur. J'ai quitté le pays; je me suis établie bien loin d'ici. Je reviens pour vous, non pour moi, et veux vous révéler un secret ; mais il faut me promettre de ne point punir mon mari. Parlez, Anue, je vous le promets. - Monseigneur, ne partez point demain pour Rennes. - Pourquoi ? - Parce que, sur la route, un assassin vous attend. - Qui? Gauthier de Penneloz, commandeur de Kermel. Rollan fit un geste de surprise et d'incrédulité. Il est bien vieux, dit-il. Il est riche et puissant, reprit Anne. L'or achète des bras; le pouvoir force le silence. Rollan semblait hésiter; Anne ajouta à voix basse. Le bras de Corentin, mon mari, est connu à vingt lieues à la ronde comme le plus robuste. Le commandeur, dont il fut longtemps le vassal, ne l'a point oublié. Gauthier de Penneloz est entré l'autre jour dans notre pauvre demeure, il a pris à part Corentin. Je me suis éloignée, mais une voix intérieure m'a dit que le sort d'un homme qui m'est... qui me fut bien cher, allait se décider. Je suis restée à portée de la voix; j'ai entendu ; et me voici venue, Monseigneur, pour sauver votre vie et celle de votre héritier. Arthur! s'écria Rollan impétueusement. A-t-il donc aussi menacé la vie d'Arthur? Demain, votre fils et vous serez attaqués sur la route de Rennes. J'aurais voulu l'épargner, murmura Rollan, qui se prit à parcourir la chambre à grands Source gallica.bnf.fr/Blbllothéque nationale de France LA SYLPHIDE. 323 pas; mais, tant que vivrait cet homme, le sang d'Avaugour serait en péril, et ma tâche resterait inaccomplie... Anne, je vous remercie, reprit-il à voix haute; je profiterai de votre avis. 1 Dieu soit donc beni! s'écria celle-ci en joignant les mains. Elle se dirigea vers la porte. Au bout de quelques pas, elle se retourna ; une larme brillait à sa paupière. -Rollan, dit-elle... pardon, si je vous nomme ainsi, Monseigneur; c'est un souvenir loin- tain et trop souvent évoqué... vous m'avez demandé si je suis beureuse; avant de vous quitter, cette fois pour jamais, sans doute, je veux vous demander aussi : Êtes-vous heureux, Rollan? Celui-ci secoua tristement la tête. J'ai fait mon devoir, dit-il. - Vous souffrez ! s'écria la paysanne en mettant la main sur son eceur. Oh! Rollan ne pouvait étre un menteur et un lache... Monseigneur, depuis longtemps, je priais pour vous; j'avais devine volre sacrifice. Elle disparat à ces mots. Rollan s'était laissé tomber sur un siége; la vue d'Anne avait réveillé en lui un souvenir oublié, mais douloureux et cher à la fois. - Elle m'aimait, pensa-t-il; douze ans écoulés n'ont pu effacer mon image de son cœur... Moi aussi, , je l'aimais. Je souffris cruellement en me séparant d'elle... Et pourtant, que cette souf- france était douce, auprès de celles qui l'ont remplacée depuis! Une expression de douleur profonde vint assombrir son visage à ces dernières paroles. Rollan s'était jeté, non en aveugle, mais avec une sorte de téméraire courage, dans sa situation actuelle; il avait pu frénir en mesurant l'étendue du sacrifice; il n'avait point reculé. Il ne s'agissait pas ici seulement d'abandonner une femme aimée pour vivre dans une austère solitude; il lui fallait se résigner à voir tous les jours, à toute heure, une autre femme, aimée aussi naguère, aimée d'un premier et d'un plus fort amour, une femme qui restait environnée pour lui jusqu'alors du pres- tige de l'éloignement, irrésistible seduction pour ces àmes vigoureuses, intelligentes, mais con- templatives et chevaleresques, comme était l'âme de Rollan. Il approcha Reine et la trouva plus belle; tous deux pleurèrent ensemble sur la mémoire de Julien d'Avaugour, et Rollan sentit sa jone se mouiller de larmes que ne faisait plus couler la perte de son ami. Libre, il eût pris la fuite; un implacable devoir le relenail cloué à ce poste périlleux. Et son martyre continuait. Tous les soirs le faux chevalier se relirait en cérémonie dans la retraite de la dame d'Arangonr, Arthur venait; Rollan déposait sur son front le baiser paternel, sur son front que venait d'ef- fleurer la lèvre de Reine. Ensuite, les femmes s'acquittaient de leur office et les deux époux restaient seuls. Alors Rollan mettait un genou en terre: - Dieu garde la noble veuve de mon seigneur! disait-il. Il ouvrait une porte cachée sous les draperies de l'alcove et disparaissait Cela dura douze années. En vain Rollan cherchait dans les travaux polifiques, dans l'éducation du jeune Arthur, un remède à l'obsédante passion qui le torturait; la présence de Reine, sap- plice continuel, implacable, ne lui donnait point de relâche. A la longue, une pensée Ini vint qui redoubla l'amertume de sa vie; il crut lire dans les yeux de la dame d'Avaugour l'expression d'un sentiment qui n'était point de la reconnaissance. Il ne faiblit pas, mais la mesure était comblée; il se sentit lentement dépérir. Une fois, peu de jours avant l'époque où nous sommes arrivés, à l'heure où le courrier quittait d'ordinaire la chambre conjugale, Reine le retint et lui montra du doigt un siege; il s'assit, trem- blant et priant le Ciel de lui donner courage. La scène fut courte: la dame d'Avauguur, parlant avec une entière franchise, dit à Rollan qu'elle avait dès longtemps deviné son secret; elle dit encore qu'il n'était qu'un prix pour récompenser son généreux devouement: le monde croyait qu'ils étaient époux; d'ailleurs, unl ne pourrait la blamer de donner sa inain au constant pro- tecteur de son fils, au ferme défenseur des libertés bretonnes. Quand se tut Reine de Goello, Rollan ne répondit point, son front plissé, sa jone pale qui s'em- pourprait subitement, pour devenir aussitôt après plus livide, sa respiration difficile et pressée, tout disait le suprême combat qui se livrait dans son âme. Il se leva enfin, et, l'oeil en feu, les bras tendus, il s'élança vers la dame d'Avaugour; mais au moment où sa bouche s'ouvrait pour accepter et rendre grâce, un tressaillement convulsif s'empara de lui, son regard s'éteignit ;'il lomba à genoux : - Dieu garde, dit-il d'une voix mourante, Dieu garde la noble veuve de mon seigneur 1 A dater de cet instant, sa résolution fut prise; il eut peur de se laisser vaincre à la fin. Qu'il exagérât ou non le scrupule, Rollan était de ceux pour qui la récompense gate le dévouement; d'ailleurs, la volonté de Reine de Goello ne pouvait lui conférer le nom qu'il avait pris sans droit; Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nedonale de France 324 LA SYLPHIDE. le jour où cette usurpation cesserait d'être un sacrifice, elle deviendrait une faiblesse, sinon un crime. Il avait tout préparé pour l'accomplissement de sou projet; la révélation d'Anne Marker lui fit seulement avancer son départ de quelques heures. Le soir même, il monta à cheval avec Ar- thur et prit la route de Rennes. Le lendemain, ses gens devaient escorter une chaise fermée et vide. Anne avait dit vrai; les serviteurs d'Avangour arrivèrent en grand désordre à Rennes le surlendemain: le carrosse avait été attaqué à la tombée de la nuit, la veille, par une troupe de malfaiteurs. Rollan savait désormais à quoi s'en tenir. Dès le commencement de la séance d'ouverture, on vit entrer le chevalier d'Avaugour, con- duisant son fils par la main. Le chevalier n'avait point le costume d'un membre noble: il était enveloppé d'un long mantean. Arthur, au contraire, éclipsait, par la magnificence de ses habits, les plus fastueux seigneurs; il portait comme il faut ses dentelles et son velours; tous durent ad- mirer la fière mine qu'avait le jeune héritier du sang ducal. Rollan jeta tout d'abord un regard sur les bancs de la noblesse; le commandeur était là, qui lui envoya de loin un profond salut; Rollan passa; mais avant de prendre, comme d'habitude, le fauteuil de la présidence, il s'avança vers le sire de Châteauneuf. 1 Messire Jean, dit-il, je vous fis, il y a onze ans, une promesse; je viens aujourd'hui l'ac- complir. - Mon cousin, dit le sire de Châteauneuf en lui serrant la main avec respect; je ne vous l'eusse point rappelée; loin de là, je vous supplie, restez ce que vous êtes pour le bien de tous. - - La mort de mon seigneur et frère reste à venger, et j'ai fait un serment. - Donc, à votre volonté, mon cousin. Jean de Rieux se rassit d'un air triste. Rollan prit la main d'Artbur et lui fit monter les degrés de l'estrade. Le jeune homme, confus et rongissant, se laissait conduire. Rollan lui montra du doigt le fauteuil; Arthur obéit et prit place. Un murmure se fit sur tous les bancs à la fois. - Monsieur le chevalier, s'écriait-on de toutes parts, que veut dire, s'il vous plait, cette co- médie ? Le chevalier, en guise de réponse, se débarrassa soudain de son manteau; l'assemblée vit avec surprise qu'il portait en dessous un costume de roture: veste ronde, culotte de drap, le tout serré par une ceinture de cuir. Messeigneurs, dit-il d'une voix haute et ferme, je viens faire amende honorable: voici devant vous l'unique rejeton d'Avaugour, Arthur, chevalier, seigneur d'Avaugour, Goello et autres lieux, comte de Vertus. Moi, j'ai nom Rollan Pied-de-F'er, et demande grâce pour mon larcin de no- blese. Bien peu se souvenaient de Rollan Pied-de-Fer; la plupart crurent que le chevalier était pris d'une subite folic. Arthur était descendu de son siège et serrait le courrier dans ses bras; Jean de Rieux s'était approché en même temps. Cependant le tumulte redoublait dans la salle ; quel- ques nobles, indignés d'avoir été si longtemps présidés par un vilain, parlaient déjà de châtiment exemplaire; il est notoire que cette caste, de tout temps si fertile en grands hommes, sut aussi produire à foison des colosses d'orgueilleuse ineptie. - - Mon père? qu'est devenu mon père? demanda enfin Arthur d'Avaugour. Le commandeur de Kermel s'était levé dès le commencement de cette scène; Rollan l'aperçut qui fendait péniblement la foule, et se dirigeait vers la porte. Gauthier de Penneloz, dit-il, je vous somine de rester en ce lieu. - De quel droit parle ici ce vassal ? demanda dédaigneusement le commandeur. Nulle voix ne s'éleva pour défendre Rollan; il baissa la tête, navré de cette incroyable ingrati- tude; mais Jean de Rieux lui pressa la main avec force; il se redressa aussitôt, et toucha le bras d'Arthur. - Votre père, Messire, dit-il, répondant seulement alors à la question du jeune homme; volre père fut assassiné; Voilà son assassin. Il montrait Gauthier de Penneloz; celui-ci s'arrêta et croisa ses bras sur sa poitrine. - Qu'est-ce à dire ? s'écria-t-il; m'obligera-t-on à repousser sérieusement pareille infamie ?... Est-ce moi qui ai volé les noms et les titres de mon malheureux parent, Julien d'Avangour? Est- ce moi qui si usurpé ses domaines? Sa veuve est-elle ma femme ?... Assez, assez! criait la foule; justice soit faite du manant! Les gens du roi de France, ravis de se venger ainsi de cet homme qui avait fait tant de mal à leur canse, attisaient sous main le désordre. Arthur restait immobile; il doutait, tant la parole d'un gentihomme avait de poids dans la balance. Mais ce doute était pour le pauvre enfant une Source gallica.bnf.fr/Blollothèque nationale de France LA SYLPHIDE. 325 cruelle souffrance; pâle et prêt à défaillir, il parcourait d'un ceil suppliant l'assemblée, pour re- lever ensuite son regard humide sur celui que, lant d'années, il avait aimé et respecté comme son père. -- J'avais prévu tout cela I murmura Jean de Rieux, dont le maintien annonçait une colère terrible, prète à éclater. Messeigneurs, dit Rollan, sur mon salut éternel, j'ai parlé suivant la vérité. L'assemblée l'avait regardé trop longtemps comme son chef pour qu'il n'exerçat pas encore sur elle une sorte d'instinctif et mystérieux pouvoir; un silence profond suivit ses paroles. 1 Honte sur notre temps! s'écria Gauthier de Penneloz. Un gentilhomme sera donc forcé d'opposer son serment an parjure d'un assassin de bas lieu! - Messieurs, dit un autre membre, il est temps que cesse ce scandale. - Il est temps en effet interrompit Jean de Rieux d'une voix tonnante. Messieurs, le rouge me vient au front, quand je vois que la noblesse qui, en soi, est une grande et tu'élaire institution, sert ici de rempart au erime, de piedestal au mensonge! Un homme s'est trouvé qui, rencontrant un jour le cadavre de son maître assassiné, a dépouillé sa propre vie pour en revêtir le cadavre. Cet homme était jeune alors, heureux peut-être. Il a fait deux parts de l'existence du mort: d'un côté, il a mis le glorieux avenir el le bonheur présent; de l'autre, le pénible devoir, le travail obscur, ardu, sans récompense; et il a pris la seconde part, réservant l'autre, intacte, à l'hé- ritier légitime. Cet homme a conbattu douze années, soutenant d'un bras héroïque les libertés chancelantes de son pays; il a, dans l'intérieur de sa vie privée, reculé les bornes du possible par sa prodigieuse abnégation... Et lorsque, voyant sa tâche remplie, cet homme veut descendre de ce rang, dont il n'a connu, par sa volonté, que les misères, il reçoit l'insulle au liru des actions de grâces méritées, au lieu de la récompense, les mépris! El lorsque l'enfant adopté s'élant fail homme, et n'ayant plus besoin d'aide, cette homme achère son euvre, en livrant à votre justice le nom de l'assassin de son mattre, l'assassin le raille et le menace; et messieurs des états se jol- gnent à l'assassin pour l'accabler! Par le nom de Dieu! vous l'avez dit : il est temps que cesse ce scandale !... Messire Gauthier, ce ne sera point la parole d'un vilain qu'il vous faudra repousser aujourd'hui ; ce sera celle de Jean de Rieux. J'affirme sous serment que Julien d'Avangour est nort traitreusement par votre fait. Le commandeur voulut se récrier, mais le sire de Châteauneuf lui imposa rudement silence. Il fit le récit de la fin tragique du chevalier, et termina en affirmant de nouveau la vérité de son. dire. Nul n'avait ose interrompre le sire de Châteauneuf. Arthur était déjà dans les bras du cour- rier. Gauthier interrogea du regard les visages de ses collègues ; il lut sur chacun d'eux son arrêt; néanmoins, il voulut tenter un dernier effort. Messire Jean, dit-il en essayant de sourire, a dans la parole de maitre Rollan une confiance aveugle et méritoire. -Fi de moi, si je le niais ! s'écria le sire de Châteauneuf; mais je n'ai point juré sur sa foi seule aujourd'hui : vous souvient-il, Gauthier de Penneloz, de cette entrevue que vous eûtes jadis en mon hotel?... - Vous écoutiez ! interrompit le commandeur en pålissant. Mossieurs, dit Jean de Rieux d'une voix solennelle en s'adressant aux états, il ne s'agis- sait pas de moi, mais de vous tous; Rollan allait avoir entre ses mains les intérêts de la province entière; s'il eût été un trattre, je l'aurais tué de ma main... A présent, je dis, moi aussi : Que justice soit faite. Le commandeur, sans attendre le vote, se déclara prisonnier sur parole, et sortit incontinent. L'assemblée s'était divisée en groupes. Tous ces nobles, égarés un moment, mais gens de cœur et de courtoisie, reconnaissaient maintenant qu'il fallait à l'insulte publique une publique répara- tion. Il se fit une sorte de délibération spontanée, et M. de Coëtquen-Combourg, s'avancant vers l'estrade, offrit sa main dégantée au courrier. - Monsieur, dit-il, an nom des élats, je vous remercie; au nom de la noblesse, je vous offre réparation. Quels que soient vos rang et litres, il y aura toujours pour vous une place en cette en- ceinte, et ce nous sera grand honneur de siéger près d'un homme tel que vous. Certes, Rollan, au temps où il s'appelait Julien d'Avaugour, avait eu de bien autres et plus pompeuses glorifications; mais celle-ci était toute personnelle; sortie de la bouche d'un noble, au nom de la noblesse, elle s'adressait au pauvre courrier. Une larme descendit lentement sur sa joue. -Merci, Monseigneur, merci! dit-il d'une voix étouffée par l'émotion. Supplément à la 210 livraison. Source gallica.bnf.fr/Bibilothèque nationale de France 1 I 326 LA SYLPHIDE. Rollan Pied-de-Fer ne doit point quitter ainsi, la larme à l'oeil et le front bas, les élats de Bretagne murmura Jean de Rieur à son oreille. - Le courrier se redressa soudain; il lança au sire de Châteauneuf, qui s'abaissait dans sa caste, pour le relever, lui, Rollan, un regard d'infinie reconnaissance. Puis son ceil rayonna de fierté. Messieurs, reprit-il, je reçois vos excuses, et vous tiens compte de votre condescendance. J'ai remplacé, autant qu'il était en moi, celui dont je portais le nom; maintenant, messire Arthur le tient par légitime héritage; il est d'age à le soutenir; ma tâche est terminée, et l'heure du repos venue... Dieu vous conseille, Messieurs ! Il serra Arthur dans ses bras, lui enjoignit, d'un geste impérieux, de ne point le suivre, et tra- versa la salle d'un pas ferme; Jean de Rieux l'accompagna jusqu'an seuil. cœur. Mon cousin, dit-il tristement, noblesse oblige; sans cela, je ferais comme vous de grand Quand le sire de Chateauneuf regagna son siège, après avoir embrassé le courrier, une émotion inaccoutumée adoucissait l'expression de son énergique visage. - C'est un vaillant cocur, murmura-t-il. Fasse le ciel que le pays n'ait point à regretter sou absence! 1 Cette prévision ne devait s'accomplir que trop tôt. M. de Pontchartrain n'avait point abandonné sa candidature; dès la session suivante, il vit couronner son héroïque persévérance: il y eut en Bretagne un intendant royal de l'impôt. Dès lors, les principales franchises de la province n'exis- tèrent plus que de nom. On ne revit point Rollan Pied-de-Fer. 000000-00- Lors de la mort de Reine, dame douairière d'Avaugour, qui passa de vie à trépas, en 1669, un homme se glissa inaperçu dans le cortège funèbre ; il portait, à peu de chose près, le costume de courrier, décrit plusieurs fois dans ces pages: c'était un vieillard. Il se tint à l'écart tandis que se récitaient les prières des morts, son cell resta sec, mais son visage exprimait une austère et pro- fonde douleur. Quand le dernier verset du chant mortuaire eut retenli sous la voûte du caveau de famille, les assistants s'éloignèrent, l'inconnu resta seul avec un jeune homme qui pleurait : c'était Arthur d'Avaugour. Ils demeurèrent longtemps ainsi, priant tous deux. Arthur ne voyait point son compagnon, qui le suivit doucement lorsqu'il regagna la porte de la chapelle. Le jeune seigneur monta à cheval et s'éloigna; l'étranger l'accompagna du regard jusqu'au détour du chemin : on eût pu voir une larme trembler, suspendue aux cils blanchis de sa paupière. - Dieu le bénisse! murmura-t-il avec une inexprimable tendresse. Il fit un signe de croix, et quitta les envirous de Goëllo; il marcha longtemps et d'un pas ra- pide. Bien qu'il fût chétif et cassé d'apparence, la lassitude semblait ne point avoir de prise sur lui. Dans le village éloigné de la basse Bretagne où il se rendait ainsi, on l'appelait Yvon le cour- rier: malgré son grand age, il gagnait sa vie à ce métier qui fatigue les jeunes hommes. Yvon n'était venu dans cette retraite que sur la fin de ses jours; il y était béni et respecté. Quand arriva l'heure de sa mort, il révéla au curé de sa paroisse qu'Yvon n'était point son nom véritable; le bon prêtre dut être étrangement surpris de la confession que lui fit le courrier; à daler de cet instant, il sembla l'entourer d'une sorte de vénération. Sur la tombe ou inscrivit un nom in- connu. Les villageois s'étonnèrent; à leurs questions, le prêtre répondit : - C'était un homme fort et juste: il souffrit pour vaincre, remporta la victoire, et n'eut point d'orgueil. Au ciel l'attend sans doute la récompense qu'il ne voulut pas recevoir dès cette vie. Priez pour lui, gens de Bretagne, car c'était un vrai Breton. Ce fut là l'oraison funèbre de Rollan Pied-de-Fer. PAUL FRVAL.. Source gallca.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France