Texte établi par La Sylphide,  (p. 12-18).



III.



A
près avoir traversé, non sans laisser çà et là des lambeaux de ses vêtements et de sa peau, l’épaisse voûte de broussailles qui masquait les profondeurs du saut des Vertus, Rollan se sentit parcourir encore une distance considérable. Sur le point de perdre connaissance, il s’accrocha machinalement à une pointe de roc faisant saillie dans le ravin ; son poids, joint à l’irrésistible élan que lui donnait la hauteur du saut, l’entraîna ; ses doigts déchirés lâchèrent prise ; il s’évanouit. Ce fut néanmoins cet incident qui, suivant toute probabilité, le sauva d’une mort certaine : le roc était distant de terre de quelques toises seulement ; son effort, rompant la violence du saut, empêcha Rollan d’être broyé sur le coup.

La nuit entière et une partie du jour suivant se passèrent avant qu’il eût repris ses sens. Il s’éveilla enfin, meurtri, glacé, incapable de se mouvoir. Il était étendu, la face contre terre ; ses pieds plongeaient dans un courant d’eau vive qui traversait avec fracas le souterrain. D’abord il se crut le jouet d’un rêve bizarre et pénible ; mais le souvenir lui revint peu à peu : quand ses yeux se furent habitués au jour douteux qui régnait dans la caverne, il vit l’eau bouillonner à ses pieds ; levant la tête, il vit encore à une immense hauteur, perpendiculairement au-dessus de lui, une étroite bande, faiblement lumineuse : c’était le fossé de Goëllo, l’endroit d’où il s’était précipité la veille.

Son premier soin fut de retirer ses pieds de cette eau glaciale qui les paralysait ; à mesure que la chaleur revenait, il se sentit reprendre quelque force ; avec la force, revint l’amour instinctif de la vie et le désir de quitter ce tombeau. Malheureusement, ceci n’était point chose aisée : Rollan, avant même de se lever, put deviner que le gouffre n'avait pas d’issue. En effet, à voir les parois s’excaver, puis se rapprocher en voûte au-dessus de sa tête, il dut reconnaitre qu’il était là dans une vaste salle ou rotonde souterraine, autrefois complétement couverte. L’espace occupé maintenant par le saut de Vertus était plein alors, et formait comme la clef de voûte ; la clef enlevée, les parois demeuraient debout à cause de leur adhérence au sol ou par toute autre raison : les règles de l’architecture humaine ne font point loi pour ces grandioses palais qu’a bâtis la main de Dieu. Bien que suffisamment logique, cette déduction n’était rien moins que rassurante. Rollan, 290 LA SYLPHIDE. galvanisé par l'horreur même de sa situation, essaya de se lever, et réussit à grand effort. Le sol où il était tombé était une sorte de litière, formée à la longue par les branches mortes et les feuilles sèches du dôme de broussailles, ce qui n'avait pas peu contribué à amortir le choc. Rollan, utilisant cette découverte, songea tout de suite à se procurer du feu pour éclairer ses recherches et réchauffer ses membres transis. Un briquet est meuble de courrier; celui de Rollan ne le quit- tait jamais; il amoncela des branches sèches, et bientôt une épaisse fumée, suivie d'une flamme brillante, s'éleva vers l'issue supérieure. Ceux qui gravirent ce jour-là le tertre de Goello du- rent croire que l'enfer faisait orgie au fond du saut de Vertus. La vue du feu rendit courage à Kollan, mais ne l'avança point autrement. La lumière tombait d'un côté sur les parois noires et velues de la caverne, de l'autre, elle se perdait dans le vide; çà et là, des plaques de salpêtre scintillaient dans le lointain; l'eau qui passait en mugissant près de lui était un fort ruisseau pide et profond. Rollan y fit alors peu d'attention, empressé qu'il était de visiter son domaine. Il saisit une branche enllammée d'une main, de l'autre, une fascine, afin de renouveler son luminaire, et marcha en remontant le cours du ruisseau. Il ne fit ainsi que quelques pas; bientôt ses genoux fléchirent, le bois allumé s'échappa de sa main: il venait de heurter du pied un tas d'ossements. ra- Si Rollan eut conservé jusqu'alors un doute sur la fin violente du chevalier d'Avangour, ce doute se fut évanoui. D'un coup d'oeil, il reconnut l'épée de son seigneur ; les vêtements, à demi pourris, n'étaient point non plus méconnaissables. Près de Julien gisait le squelette disloqué de son cheval. Deus larmes sillonnèrent lentement la joue pale du courrier, 1 Mou frere!... mon maitre! murmura-t-il d'une voix entrecoupée. Puis il se mit à genoux, Mon Dieu s'écria-t-il avec ferveur, permets que je revoie le jour, et je le vengerai ! Il baisa passionnément l'épée et la mit à sa ceinture; pour les vêtements, il les traina jusqu'au- près du foyer. Tandis qu'il les examinait, un étui de métal sortit de l'une des poches du pour- point et roula à terre; Rollan le saisit et fit jouer le ressort. L'étui renfermait tous les papiers du malheureux jeune homme, ses titres, et aussi les lettres patentes qui lui conféraient la première place parmi les Frères Bretons. Rollan contempla longtemps les parchemins que leur enveloppe avait conservés intacts; il s'était assis et avait mis sa tête entre ses mains; son active intelligence travaillait. Tout à coup, son cell morne et abattu brilla d'un singulier éclat; une expression de joie se répandit sur son visage. - Je l'oserai ! s'écria-t-il. Et Dicu ne me punira point, car mon but est légitime : j'avais juré de servir de père à l'orphelin. Mais son enthousiasme fut aussi passager que soudain; sa tête retomba lourdement sur sa poi- Irine. - Je l'oserai, répéta-t-il amèrement; insensé! il faut vivre pour oser; suis-je donc encore au nombre des vivants? La souffrance physique rend faible contre le désespoir; Rollan, dont tout le corps n'était qu'une douloureuse meurtrissure, n'essaya point de combattre l'abattement qui s'emparait de lui; il s'affaissa près du foyer et s'endormit. Quand il se réveilla, uue fumée suffocante remplis- sait la caverne; la flamme, rencontrant partout des aliments, avait gagné de proche en proche ; Kollan se trouvait entre le torrent et un vaste incendie. Il mesura son danger d'un ceil froid. La mort, qui se présentait à lui prompte, instantanée, n'avait certes point de quoi l'effrayer, comparée au lent supplice qu'il avait naguère en perspective. Les ténèbres avaient disparu; il put recon- nattre l'impossibilité de franchir le ruisseau d'un bond. Cependant l'incendie le gagnait; le sol brûlait ses pieds; il assura le rouleau à sa ceinture, recommanda son âme à Dieu et entra dans l'eau. Au premier pas, il perdit plante; le courant s'empara de lui aussitôt ; tout ce qu'il put faire, bon nageur qu'il était, fut de se soutenir à la surface. Il se sentait emporter avec une fongue irrésis- tible, el s'attendait à chaque instant à être broyé contre quelque obstacle. Bientôt, caverne et in- cendie, tout disparut à son regard; le torrent se précipilait, écumant, dans une gorge étroite. Rollan, plongé dans l'obscurité la plus complète, nageait toujours; parfois sa tête frôlait la vonte humide du passage souterrain, tant le courant resserrait son lit. Il en était à se demander s'il con- tinuerait de lutter contre un trépas désormais inévitable, lorsque la voûte s'élargit tout à coup; un vent frais vint frapper Roilan au visage; il entendit au loin le bruit d'une cascade. A peine avail-il eu le temps de se réjouir de ces symptômes, que le torrent, redoublant de vitesse, le roula parmi ses flots bouillonnants jusqu'à la chute. Il tomba, et se trouva aussitôt dans une eau calme et profonde. Source gallica.bnf.fr/ Bibliothécue nationale de France LA SYLPHIDE. 291 Malgré son épuisement, Rollan poussa un cri d'allégresse. A quelques toises de lui le conduit s'ouvrait; plus loin, une nappe d'eau tranquille et parsemée de glaïeuls lui renvoyait, brisée, la lumière de la lune, qu'il n'apercevait point encore. Deux ou trois vigoureux élans le condui- sirent à l'orifice; il jeta autour de lui son regard avide, el reconnut, avec une indicible joie, l'é- tang de Vertus. Le rivage était là près de lui; il toucha terre et tomba à genoux. Dans son ra- vissement, re gardant ce salut inespéré comme un bienfait immédiat du Ciel, il pria Dieu avec ferveur. Quand il se releva, souffrance et fatigue semblaient avoir disparu; redressant sa forte taille, il étendit la main vers le château de Goello. - A nous deux désormais, Gauthier de Penneloz ! dit-il. Puis, il s'éloigna rapidement dans la direction de la route de Rennes. Le lendemain, au pelit jour, Rollau arrivait à Rennes et soulevait le marteau de l'hôtel de Jean de Rieux. Le sire de Chateauneuf quitta son lit aussitôt, ce qu'il n'eût certes point fait pour M. le lieutenant de roi lui-même, car il était rude et arrogant vis-à-vis de ses pairs; le courrier fut introduit. 11 était pâle et avail peine à se soutenir, tant ces deux jours de fatigues in- cessantes avaient dompté sa vigueur habituelle; néanmoins il resta debout, malgré le geste conr- lois de Jean de Rieux qui lui indiquait un siége. Il prit la parole d'une voix grave et triste; les noms de Penneloz et d'Avaugour furent souvent prononcés dans son récit. Tandis qu'il parlait, les sourcils de Jean de Rieux se fronçaient; sa main tourmentait convulsivement la garde de son épée. - Maitre, dit-il, quand le courrier ent terminé, dans la bouche de tout autre, ton récit me semblerait une audacieuse et invraisemblable tromperie. Toi, tu ne mens pas, je le sais ; mais as-tu complète certitude?... J'ai vu, interompit Rollan. Le sire de Châteauneuf réfléchit une seconde, puis se leva brusquement; son courroux, jus- qu'alors contenu, éclata dans son regard; il fit un geste de menace et s'élança vers la porte, comme s'il allait se mettre incontinent à la poursuite d'un ennemi absent. Rollan l'arrêta. -Messire, dit-il, je vous supplie de m'écouter encore. Rollan avait croisé ses bras sur sa poitrine; son œil élait levé vers le ciel; il y avait dans sa voix de la tristesse encore, mais aussi de l'enthousiasme et une indomptable détermination. Il parla longtemps et avec chaleur. Le visage du sire de Châteauneuf exprima d'abord la surprise, puis une subite et muette admiration. 1 - Mattre, s'écria-t-il, cela est beau, mais dangereux et difficile; ne crains-tu point de faiblir? Dieu m'aidera, dit Rollan. - J'ai foi en ta vertu comme en ton courage, reprit le sire de Châteauneuf. Puis, changeant de ton tout à coup, et portant la main à son feutre : - Donc, salut à vous, ajouta-t-il, messire Julien d'Avaugonr, chevalier, connétable de Bretagne ! Monseigneur, dit Rollan, qui toucha son coeur et s'inclina profondément, au nom de celui qui n'est plus et de son fils orphelin, je vous remercie. Le jour même, devaient s'ouvrir à Rennes les séances des états de Bretagne. Cet antique par- lement était divisé d'ordinaire en deux partis hostiles. Le premier, qui réunissait peu de votes, était, si l'on peut s'exprimer ainsi, la portion ministerielle de l'assemblée: elle se composait de gens tenant charges du gouvernement français; à leur tête se trouvaient naturellement le gou- verneur et le lieutenant de roi. L'autre parti, incomparablement plus nombreux, comptait dans ses rangs les mécontents, les ambitieux déçus, et surtout les zélateurs de l'indépendance. Ceux-ci, eux seuls, formaient plus de la moitié des états. Mais cette masse opposante, si compacte et si re- doutable au premier aspect, était en réalité fort désunie elle-même: en Bretagne, plus que par- tout ailleurs, le moindre gentillaire se dit volontiers d'aussi bonne maison que le roi; un grand nombre de ces nobles, affiliés aux Frères Bretons, travaillait sous main dans un but person- nel. A part ces petites factions qui, à la rigueur, pouvaient se rapprocher à l'heure du péril, la confrérie présentait deux nuances principales, ne s'accordant ni sur le but de l'association ni sur son principe: les uns proclamaient d'avance l'indépendance absolue, et ne demandaient rien moins qu'un schisme complet; les autres, modérant ces prétentions exorbitantes, voulaient con- server un lien entre la métropole et la province, mais un lien tout féodal; ces derniers, par le fait, étaient bien près d'admettre le statu quo, pourvu qu'on respectat scrupuleusement les priviléges el franchises garantis par le contrat d'Union. Le chevalier d'Avaugour, grâce à l'active coopé- ration de Rollan, avait rallié à sa bannière toutes les diverses nuances de la partie mécontente de l'assemblée; mais où était le chevalier d'Avangour? Privée de son chef, cette phalange indisci- plinée devait se briser contre tout obstacle. Source galica bnffr7 Bibliothèque nationale de France 292 LA SYLPHIDE. L'éternelle discussion allait être mise de nouveau sur le tapis. M. de Pontchartrain était arrivé de Paris quelques jours auparavant, en qualité d'intendant royal. En même temps que lui, le cardinal-ministre avail envoyé d'autorité tous les seigneurs bretons francisés qui se trouvaient à la cour le vieux Gondy lui-même, qui avait siégé aux états pour son duché de Retz, situé dans le Nantais, devait venir donner son vote à M. l'intendant de la province. Grâce à ce con- cours de voix nouvelles, grâce surtout aux manœuvres secrètes pratiquées auprès des membres recalcitrants, par les émissaires de Son Éminence, à qui la Fronde laissait un instant de répit, on espérait enfin emporter de haute lutte cette mesure notoirement illégale, puisque, aux termes de l'acte de réunion, la Bretagne devait voter et administrer elle-même son impôt. Lorsque les vastes battants de la grand'porte du palais s'ouvrirent pour donner passage à la foule des seigneurs, clercs et bourgeois, composant les états, on eût pu remarquer, sur la plupart des visages, une hésitation de bon augure pour les projets de la cour de France. Beaucoup s'ac- costaient ouvertement, annonçant à haute voix l'intention de voter avec MM. de Beaufort et de Coëtlogan, le premier, gouverneur de la province, le second, lieutenant du roi; si quelques- uns se demandaient timidement des nouvelles de la fraternité bretonne, c'était pour hausser en- suite les épaules, et prononcer avec découragement le nom de Julien d'Avangour. La grand'salle s'emplissait; cependant, contre l'ordinaire, les bancs où siégeait cette portion de l'assemblée, que nous avons baptisée ministérielle, étaient combles, tandis que, dans le reste de la salle, nombre de places restaient inoccupées. De ce que nous disons, il ne faudrait point con- clure que le lien des séances du parlement breton fùt disposé comme nos chambres modernes ; les trois ordres, bien entendu, siégeaient à part, savoir: la noblesse sur une estrade semi-circulaire. à droite, en entrant; le clergé, sur une estrade semblable, adossée symétriquement à la muraille opposée; le tiers ordre s'asseyait au milieu, sur des cbaises à bras, non rembourrées, appuyées sur le sol même. Au fond de la salle, qui sert maintenant de grand'chambre à la cour royale de Rennes, trois siéges s'élevaient vis-à-vis de la porte principale: le premier, recouvert d'an dais de velours, au double écusson de France et de Bretagne, était affecté à monseigneur le gouver- neur, représentant la personne du roi; les deux autres, moins hauts et sans dais, appartenaient au lieutenant de roi et au président des états; ils étaient semblables, sauf les couleurs : celui du président était d'hermine; celui du lieutenant était de France. Ces trois siéges étaient supportés par une estrade séparée, qui dominait de plusieurs pieds les gradins nobles et ecclésiastiques. D'ordinaire, à la séance d'ouverture, le fauteuil de la présidence était occupé par un baut baron. Il y avait déjà dans la salle de fort grands seigneurs, mais aucun n'avait ose monter les degrés de l'estrade. M. de Coétlogon, lieutenant de roi, occupait le siége réservé à la droite du dais; M. de Beaufort élait absent; son siége et celui du président restaient vides; on se disait tout bas que ce dernier serait tenu par Albert de Gondy, duc de Retz. Il se faisait déjà un murmure d'impatience, lorsque les deux huissiers de service, comme s'ils se fussent donné le mot, frap- pèrent bruyamment le sol du fer de leur ballebarde, et annoucèrent en même temps les noms de Rieux et de Gondy. Tous les yeux se tournèrent vers les nouveaux arrivants; eux, s'avan- cèrent couverts, après avoir porté négligemment la main au feutre. Ils marchaient lentement et de front, ils ne s'étaient point salués. M. de Retz était un vieillard de baute taille, couvert d'or et de broderies; sur son grand cos- tume de maréchal, était passé le cordon des ordres du roi. Il allait, la tête au vent, le poing sur la hanche, et portait sur son visage l'expression de bravade méprisante qui semble un héritage de famille, dans celte race audacieuse des Gondy. Le sire de Châteauneuf, au contraire, était jeune, petit, et de médiocre mine; il était vétu de gros drap pers, comme les jours où il faisait chasse au loup dans ses domaines. Sa large figure ne se montrait, à proprement parler, ni cour toise ni hautaine; on y lisait l'indifférence la plus parfaite. Ils arrivèrent ensemble au bas de l'estrade, montèrent les degrés d'un pas égal, et s'arrètèrent en face du siége de la présidence; M. de Gondy, toisant fièrement son compagnon, saisit un des bras du fauteuil; Jean de Rieux prit l'autre. Il se faisait dans la salle un silence profond. Chacun voyait là autre chose qu'un frivole combat d'éliquette : c'était Paris et la Bretagne en présence. Monsieur, dit le duc en secouant négligemment le flot de dentelles sous lequel disparaissait sa main ridée, je vous prie de vous aller seoir ailleurs, c'est ici ma place. Le sire de Châteauneuf leva sur lui un regard sérieusement étonné, mais ne répondit point; seulement, il attira le fauteuil de son côté, et retroussa ses basques pour s'asseoir. 1 Sur ma parole! s'écria le due contenant sa fureur, voici une plaisante aventure!... Vous ne savez point qui je suis, je pense, mon gentilhomme? Non, dit le sire de Châteauneuf. Source gallica.bnf.fr/Bibilothèque nadonale de France - LA. SYLPHIDE. On me nomme Albert de Gondy, duc de Ketz et de Beaupréau, comte de... Et moi, Jean de Rieux, interrompit ce dernier. 293 - Je suis, continua Gondy, maréchal, pair de France, chevalier des ordres du roi, gouverneur d'Anjou, grand écuyer de madame la reine-mère... -Moi, Breton et noble, interrompit encore Jean de Rieux, gardant jusqu'au bout son imper- turbable sang-froid. Ce disant, il imprima au fauteuil un brusque mouvement, el s'assit. Le duc demeura immobile, la bouche ouverte, paralysé par la colère et la stupéfaction. La salle entière s'était levée par un mouvement général et. spontané. Les gens du roi de France se plaignaient avec grande amertume; ils avaient raison: cet incident inattendu venait de remettre en courage les opposants qui commençaient à chanceler. On voyait de tous côtés des visages etin. celants de joie et d'orgueil; le vieux sang breton bouillonnait dans toutes les poitrines. Les deux adversaires avaient été séparés par la foule; le duc, l'épée à la main, gesticulait et menaçait à haute voix. Jean de Rieux, toujours assis, dans l'attitude de la plus entière insouciance, se taisait el semblait réver. Le lieutenant de roi s'avança vers-lui, le feutre à la main. -Messire, dit il, nul ne conteste votre noble origine, mais la dignité de M. le duc... - Sommes-nous en Bretagne, je vous prie, Monsieur de Coetlogon?. demanda Jean de Rieux avec simplicité. - - Sans doute, reprit en rougissant le lieutenant de roi; mais... Alors, continua le sire de Châteauneuf, en l'absence de MM. mes ainés d'Acérac et de Sourdéac, voici mon dernier mot: vienne un plus proche parent du.sang ducal, je lui céderai la place. Gauthier de Penneloz, ennemi personnel des Rieux, et cherchant à se ménager l'appui de la cour de France, vint à ce moment au secours de M. de Cuētlogon. - Me voilà, dit-il, répondant à l'appel de Jean de Rieux. Celui-ci laissa errer sur sa levre un dédaigneux sourire. Monsieur le commandeur, dit-il, je vénère les hommes d'Eglise quand ils sont gens de bien; mais je leur cède à la messe et-au confessionnal seulement. Un nouvel arrivant était entré dans la salle, et avait passé inaperçu au milieu du désordre; c'était Rollan Pied-de-fer, vėlu d'un riche costume de gentilhomme. Il avait écouté d'abord froi- dement et de loin; à la vue de Gauthier de Penneloz, il s'avança droit an fauteuil confesté, et dit comme lui : Me voilà. Jean de Rieux se leva aussitôt, et se découvrit; puis, prenant respectueusement la main du courrier, il le fit asseoir en disant à haute et intelligible voix : -Soyez le bienvenu, Monsieur mon cousin d'Avaugour! Ce nom retentit de proche en proche, et calma le tumulte comme par magie; l'arrivée du chevalier était un événement majeur qui devait dissiper toute préoccupation secondaire; on fil cercle autour de l'estrade. Un grand nombre de membres n'avaient jamais vu Julien d'Avaugour; les autres l'avaient aperçu une seule fois au château de Goëllo, lors de l'assemblée qui avait pré- cédé sa disparition. Néanmoins, et malgré la ressemblance frappante du courrier avec son an- cien maitre, quelques doules auraient pu s'élever, si la reconnaissance formelle de Jean de Rieux eût laissé place aux soupçons. La pensée d'une usurpation de nom ne vint à personne; les uns se réjouirent de ce retour inespéré, les autres maudirent le hasard. Un seul homme, dans la par- lement, ne partageait point l'erreur générale au nom du chevalier d'Avaugour, Gauthier de Penneloz'avait tressailli et reculé de plusieurs pas; il resta un moment le regard cloué au sol, comme s'il eût craint, en le relevant, d'apercevoir quelque effrayante apparition. Enfin, il fit un effort et se redressa.; l'oeil de Rollan, calme, assuré, était fixé sur lot.. Ce n'est pas lui! s'écria mentalement le commandeur, en poussant un long soupir de.soula- gement; mais que peut vouloir cet-homme? 11 se prit à réfléchir. Ce prétendu chevalier, dont il se rappelait confusement la figure, devait élre un imposteur de bas étage, n'ayant d'autres chances de succès que son. audace et la disparition du véritable Julien d'Avaugour. Néanmoins, comme lui, Gauthier, était seul à savoir le sort'de ce dernier, la réussite de l'usurpateur ne restait point douteuse. Le sira de. Chateauneuf, ami d'en- fance de Julien, et dont la renommée de loyauté n'était pas aftaquable, admettait l'identité de cel homme; que pouvait faire le reste de l'assemblée, qui ne connaissait point le chevalier? Gau- thier de Penneloz, malgré son double échec, n'avait renoncé complétement ni à son mariage.ni à ses ambitieuses vues politiques; seulement, il s'était ménagé, en cas de défaite nouvelle, une Supplément à la 1ge livraison. Source galica bnffr7 Bibliothèque nationale de France 294 LA SYLPIIIDE. porte de derrière, et comptait vendre son appni au cardinal, pour quelque charge de haute im- portance. A ces divers projets, le retour de Julien faisait également obstacle: le chevalier, en effet, allait reprendre la première place dans la confrérie bretonne; le crédit diminué du com- mandeur influerait sur son marché avec Son Eminence, et ferait laisser proportionnellement le prix de l'apostasie. Gauthier de Penneloz, voyant tout ce que lui causerait d'embarras la pré- sence de cet adversaire inattendu, et ne pouvant l'écarter violemment, essaya de trouver un biais; il s'avança vers Rollan et s'inclina courtoisement. - Mon noble cousin, dit-il, je vous salue. Puis, se penchant à son oreille, il ajouta tout bas : - Maitre, il te faudra venir ce soir à l'hôtel de Kermel; je t'attendrai. Il fit un geste menaçant et péremptoire. Rollan ne sourcilla pas. Il avait rendu le salut du commandeur; à ces derniers mots, il répondit par un froid sourire. Prends garde!... voulut dire Gauthier de Penneloz. - Monsieur le commandeur, interrompit Rollan à haute voix, vous plairail-il de vous rendre ce soir à la demeure de messire Jean de Rieux, mon hôte? Je vous attendrai. Gauthier se mordit la lèvre; mais, couvrant son dépit sous une apparence de cordiale familiarité: Mon cousin, cela me plait, dit-il. Et il reprit sa place sur les bancs de la noblesse. Pendant cette scène, l'effervescence s'était calmée; M. de Coetlogon avait fait placer près de son fauteuil un siège pour M. le duc de Retz qui, bon gré, mal gré, dut se contenter de cette équivoque réparation. La séance commença. La présence du chef de l'association bretonne venait corroborer l'effet produit par la fière action de Jean de Rieux; aux premiers mots prononcés par le lieutenant de roi, ceux qui tenaient pour la France, durent voir que le vent avait tourné; le nom du marquis de Pontchartrain, titulaire de la charge d'intendant de l'impôt, fut couvert par un cri universel de réprobation. Henon de Coëtquen, seigneur de Combourg, après avoir con- sullé le sire de Châteauneuf, s'élança à la tribune: il était fougueux parleur; son discours ful un véhément et fort rude rappel aux termes du contrat d'union; sa péroraison, une menace for- melle de guerre, au cas où Sa Majesté Très-Chrétienne persisterait dans son système d'envabis- sante oppression. En vain Albert de Gondy et autres voulurent rétorquer les arguments du noble Brelon; l'assemblée était en fièvre; cent voix proposaient de voter par acclamation le renvoi de l'intendant royal. Jean de Rieux et le chevalier d'Avangour restaient seuls calmes, au milieu du tumulte général. Enfin ce dernier se leva. Messieurs, dit-il, point de vote; le silence. 1 Cette hautaine parole fut accueillie par l'enthousiasme de tous; l'assemblée se sépara sans qu'il fût possible de meltre aux vois la réception de M. de Pontchartrain. En celle réunion mémorable, le génie de l'indépendance bretonne s'était montré si puissant, que les plus indécis se rallièrent au drapeau de la confrérie. M. de Retz et de Pontchartrain partirent le jour même, afin de porter leurs plaiutes à la cour. En montant à cheval, M. de Retz promit de revenir sous peu, avec ce qu'il faudrait d'arquebuses pour mettre à la raison ces entités bavards, messieurs des états. Le soir, Gauthier de Penneloz fut fidèle au rendez-vous. Rollan, après avoir fermé lui-même les portes de sa retraite, montra du doigt un siége à son visiteur. Sommes-nous seuls? demanda celui-ci. - Lequel de nous deux craint l'oreille des curieux, Messire, dit Rollan au lieu de répondre. Vous, très-probablement, mon cousin d'Avaugour! s'écria le commandeur en riant. Çà. maitre, continna-t-il, en se jetant dans un fauteuil, trève d'effronterie, je vous conseille; jouer votre rôle devant moi serait peine superflue; je sais qui vous n'êtes point, sinon qui vous êtes... n'avez-vous pas peur, dites-moi, que messire Julien ne vienne?... 1 Je n'ai garde! interrompit Rollan, dont les sourcils se froncèrent. Le commandeur fit un geste de surprise. Hélas! dit-il avec une feinte tristesse, il est vrai que mon malheureux parent est, suivant toute apparence, dans un lieu d'où l'on ne revient guère. Pourtant, il serait possible... -Non, dit Rollan. - Comment! s'écria le commandeur en pålissant; sauriez-vous?... Le courrier ne répondit point. Gauthier, honteux de l'avantage que prenait invinciblement sur lui cet homme qu'il avait compté terrasser d'une parole, s'efforça de retrouver son assurance. Et moi, reprit-il avec un sourire railleur, n'avez-vous pas peur que je parle? - Non, dit encore Rollan. - Sur Dieu, vous êtes hardi, mon maître; si l'audace suffisait à donner noblesse, vous seriez un puissant seigneur pour tout de bon. Par malheur, il n'en est point ainsi, Ecoutez, je de- vine ce qui vous donne, à cette heure, tant d'impudence: ce matin, pour une cause à moi connue, je me suis tu; mais demain... t

Source gallica bnt.ir/Bibilothèque nationale de France LA SYLPHIDE. - - Demain, vous vous fairez encore, messire Gauthier. 295 Celui-ci se leva el parcourut la chambre d'un regard inquiet. Ce mot, dans la bouche du faux chevalier, lui semblait n'avoir d'autre sens possible qu'une menace de violence. - Nous sommes sous le toit de Jean de Rieux, reprit Rollan avec froideur ; je suis sans armes ; vous avez votre épée, rassurez-vous, messire. -Malfre, dit Gauthier de Penneloz, qui ne pouvait plus contenir son trouble; il est en tout ceci un mystère dont il me faut l'explication. -Vous dites vrai, monsieur le commandeur; il est en tout ceci un mystère; naguère vous éticz seul à le connaître; peut-être le sais-je, moi aussi, maintenant. Gauthier restait debout, l'oeil fixe. la respiration pressée; la sueur perçait en gouttelettes, sur son front påle et plissé; Rollan, calme, impassible, le toisait d'un regard sévère et semblait sa- vourer sa détresse morale. Quoi que tu saches, dis-le | s'écria enfin le commandeur. - Je suis ici pour cela, messire. Ecoutez et veuillez ne point m'interrompre Je me nomme Rollan, je suis courrier de mon métier... - Passe ! que m'importe ton métier dit le commandeur avec impatience. Ma profession, continua lentement Rollan, m'oblige à voyager de nuit parfois. Un soir... Manant! s'écria Gauthier de Penneloz, dont la curiosité exaltait la colère; oses-tu bien te railler de moi ! que sais-tu ? - Un soir, reprit le courrier, sans tenir compte en aucune manière de cette violente inter- ruption, un soir, je m'arrêtai au bourg de Hédé ; il y a de cela un an. Vers onze heures de la nuit, voyant la lune brillante et le ciel serein, il me prit désir de me remettre en route. J'allai à Bécherel; pour ce faire, vous savez, messire, qu'il faut couper la montagne de Goello. L'air était frais; je cheminais gaiement, contemplant le manoir des comtes de Vertus, dont les tours sombres ressortaient sur l'azur argenté du firmament. Tout à coup, au moment où je dépassais le chateau, un bruit de chaines retentit; le pont-levis grinça sur sa charnière rouillée; un cavalier parut... Ne m'interrompez pas, messire... C'était un jeune seigneur de noble mine, qui sortait, comme il était entré, sans suite, confiant aux saintes lois de l'hospitalité. J'entendis, dans l'ombre, le bruit d'une accolade; une voix prononça, sur le seuil, un cordial au revoir... C'était votre voix, Gau- thier de Penneloz... Déjà l'hôte de Goëllo avait franchi la moitié du pont, lorsque sa monture se cabra subitement; le cavalier piqua des deux; ce fut en vain hasard ou perfidie, plusieurs planches avaient été enlevées. J'allais m'élancer au secours, lorsqu'un homme, quittant l'ombre de la voûte, se montra à découvert... C'était vous... Je vis briller la lame d'une épée; le cheval boudil en avant; monture et cavalier disparurent ensemble dans l'abime. A ce moment, votre noble pupille ouvrit sa fenêtre et agita en l'air une écharpe blanche. Elle parcourait des yeux le tertre, cherchant le chevalier son époux. -Quoi tu sais aussi ?... dit le commandeur stupéfait. - - -Maintenant, messire, continua Rollan, dont la voix tremblait d'émotion à ces douloureux souvenirs; il ne faut plus menacer. Julien ne reviendra pas, parce qu'il est mort; vous vous tairez, parce que vous êtes son assassin, et que je fus le témoin de votre crime. Gauthier de Penneloz avait prévu cette conclusion. Tandis qu'il écoutait le courrier, son esprit s'était partagé entre le récit et les mesures à prendre pour combattre utilement le péril; d'abord il avait songé à nier, mais son attention s'était ensuite concentrée tout entière sur cette circonstance, qui pouvait porter à son projet favori le coup le plus funeste: Rollan connaissait le mariage de Reine de Goëllo avec Julien d'Araugour. Il fut longtemps avant de reprendre la pa- role; voyant le danger dans toute son imminence, il fit un appel désespéré à sa fermeté d'ame, et réussit enfin à prendre le dessus. Voilà tout? demanda-t-il en mettant le poing sur la hanche. - N'est-ce point assez? dit Rollan. - C'en est assez pour perdre le vilain qui a osé menacer un noble homme! reprit Gauthier avec un arrogant sourire. Qui croira le courrier Rollan, quand Penneloz lui dira: Tu as menti? - L'oseriez-vous donc, messire? Le commandeur se dirigea vers la porte. -Maître, dit-il, je tácherai que justice soit faite; justice prompte et bonne. Il accompagna ces mots d'un geste ironique et menaçant. Rollan le suivit du regard jusqu'au seuil; au moment où le commandeur posait le doigt sur le verrou, Rollan lui fit signe de de- meurer. La suite à la prochaine livraison. PAUL FEVAL. Source gallica.bnf.fr/Bibliotheque nationale de France