Texte établi par La Sylphide,  (p. 1-6).



ROLLAN PIED-DE-FER.

I.



E
ntre Hédé et Bécherel, deux gros bourgs de la haute Bretagne, s’élève, au sommet d’une colline bizarrement accidentée, le château de Goëllo. Ce fut autrefois une fière et forte citadelle. Au temps des luttes féodales, Goëllo soutint nombre de luttes contre les seigneurs de Combourg et de Tinténiac, ses voisins ; il repoussa souvent aussi les assauts de l’étranger. Aujourd’hui, le château s’est fait vieux depuis longtemps ; il s’affaisse : ses murailles sont bien encore debout, noires et grenues comme la cotte d’un homme d’armes, mais la mousse et le lierre comblent les embrasures des créneaux. Ses quatre énormes tours dominent lugubrement les remparts ; l’une d'elles, chancelante et inclinée, porte à sa base les traces de la sape. N’était cette noble balafre, l’antique manoir aurait conservé peu de chose de son aspect guerrier ; l’édifice intérieur est neuf et de style moderne ; c’est un immense corps de logis sans ailes, production de cette lourde et disgracieuse architecture des années de l’ère impériale. À voir cette grande maison blanche, grossière copie des hôtels de la rue de Rivoli, entourée de sa glorieuse enceinte, on pense involontairement à la figure que ferait un de nos seigneurs de la Bourse sous l’armure d’un bon chevalier.

Jusqu’à la révolution de 89, Goëllo resta une des plus fortes châtellenies de Bretagne. L’étang de Vertus formait le centre des domaines. Il est situé au bas de la colline, dans la direction de Hédé, et fait maintenant partie des biens de la commune. Cet étang offre une particularité remarquable : il est alimenté par un cours d’eau souterrain ; on sait vaguement dans le pays que l'orifice du canal est quelque part sur la rive qui côtoie la montagne, mais l'étang est vaste et couvert de glaieuls; nul ne sait le point précis où débouche le mystérieux courant.

Le château lui-même est entouré de trois côtés par de larges douves creusées de main d'homme; le quatrième côté seul se trouve naturellement défendu par un précipice sans fond, de trente à quarante pieds de largeur. Sur cet abime s'abaissait le pont-levis, remplacé aujourd'hui par une arche à demeure. Il est à croire que c'est l'existence même de cette crevasse qui détermina l'érec- tion de Goello en ce lien. Le trou règne en effet tout le long de la muraille et s'arrête brusque- ment au bas des deux tours angulaires. A une profondeur de cinquante pieds, les broussailles se mélent et s'enchevêtrent au point de borner complétement la vne, mais le sol est loin encore; une pierre lancée des murailles roule et rebondit entre les deux parois de In fissure pendant un temps considérable. La nuit, lorsque le temps est calme, el que nul bruit ne vient distraire l'o- reille, on entend un vague et lointain retentissement; sans doute quelque torrent qui erre dans les profondeurs du précipice.

On appelle ce fosse le saut de Vertus; il porte comme l'étang le nom des båtards de Bretagne, anciens maitres de Goëllo. Il est célèbre à dix lieues à la ronde, et le sujet de maintes légendes superstitieuses: la plus populaire remonte à une époque fort reculée, et dit en propres termes que tout vilain qui fait le sant reste mort ou revient gentilhomme. En Bretagne, comme ailleurs, les prophètes sont gascons de nature; notre oracle courait peu de chance de mentir en posant cette étrange alternative.

En 1648, le château de Goello, inhabité, restait confié à la garde d'un vieux concierge infirme. La maison de Vertus était sans héritiers måles; ses fiefs tombaient en quenouille dans la per- sonne de Reine de Goello, fille du dernier comte de Vertus. Reine était mineure; le commandeur de Kermel, cadet de Penneloz, avait pris sa tutelle après la mort de son ainé qui, de son vivant, l'avait légalement tenue. Gauthier de Penneloz, devenu par ce décès chef de nom et d'armes, s'était saisi de la tutelle de Reine, comme d'une chose afférente à la succession. Unique représentant désormais d'une famille puissante, et gouvernant, de fait, les domaines de la plus riche héritière de la province, il choisit Rennes pour siége ordinaire de sa residence, et y tint grand état. Le château de Goello n'était visité par lui qu'à de longs intervalles, mais alors une foule de convives arrivaient de tous côtés. Baër, le vieux concierge, qui était un observateur, prétendait que le bon vin et l'excellent gihier de son nouveau maitre n'attiraient pas seuls cette nombreuse compagnie. Baer avait l'oreille paresseuse quand il s'agissail d'entendre un ordre; pour écouter aux portes, il recouvrait une puissance d'ouie, dont nos concierges parisiens semblent avoir directement hérité. En furetant le soir dans les innombrables corridors, sous prétexte de faire sa ronde, il avait en- tendu d'étranges choses, et il priait Dieu dévotement de protéger le dernier reste du sang de Goello, dans la voie périlleuse où s'engageait, tête baissée, M. le commandeur de Kermel.

La dernière fois que s'était éclairée la grande salle du château de Goello, il s'était tenu une importante et mystérieuse assemblée, présidée par Julien, chevalier d'Avaugour, héritier direct des anciens dues souverains de Bretagne. Le lendemain de l'assemblée, tous ses membres se dis- persèrent; quelques jours après, Gauthier de Penneloz lui-même reprit la route de Reunes avec sa pupille. Depuis lors, le vieux Baer seul avait franchi le saut de Vertus.

Vers la fin de mars de cette même année 1648, par une froide et nébuleuse soirée, deux hommes gravissaient la colline vis-à-vis la maîtresse porte du château. La lune, qui se montrait par éclaircies entre les petits nuages opaques et Boconneux parsemant toute l'étendue du ciel, permettait de distinguer leurs costumes: c'étaient deux paysans de la haute Bretagne, portant la veste de tiretaine, semblable à un paletot échancré, la culotte courte de velours et les bas de laine à languettes. Tous deux étaient munis de minces balons de houx, terminés par un nœud ar- rondi: arme terrible dans la main de ces hommes exercés à son maniement depuis l'enfance. Là s'arrêtait l'uniformité. L'un, grand jeune homme aux formes athlétiques, gravissait lourdement la montée à le voir dominer son compagnon de toute la tête, on eut dit qu'il allait le dépasser à chaque enjambée. Il n'en etait rien pourtant. Le pas de ce dernier était vif, souple et gracieux; c'était un homme de trente ans à peu près; sa taille, qu'écrasait la gigantesque stature de son camarade, était en réalité riche et merveilleusement proportionnée; sa figure påle, et d'un mo- dèle plus délicat que n'en offre d'ordinaire le type breton, s'encadrait de rares boucles brunes. Il portait pour coiffure une calotte collante; une ceinture de cuir lui ceignait fortement les reins: tout, dans son costume étroit et dessinant scrupuleusement ses formes, semblait calculé pour of- frir à l'air le moins de résistance possible. C'était le courrier d'Avaugour, Rollan, surnomme Pied-de-Fer, à cause de l'infatigable vélocité de sa marche. Sa réputation était grande dans cette partie de la province; on l'avait vu partir pour Paris chargé d'un message, et revenir quinze jours après avec la reponse au château d'Avangour. Dans un temps où les c..mmunications étaient encore d'une difficulté extrême, on doit penser qu'un tel coureur était chose hors de prix. Rollan était le frère de lait de Julien; une certaine ressemblance physique, qui existait entre eux, et la lendresse que témoignait autrefois au jeune paysan feu M. d'Avaugour, père de Julien, avaient fait penser dans le temps que Kallan tenait par båtardise à la noble famille. Nous ne saurions donner à ce sujet ai cun renseignement positif. Quoi qu'il en fül, Julien d'Avangour traitait en loutes occasions son frère de lait avec une condescendance voisine de l'amitié: quelques-uns même disaient qu'il existait entre eux des relations plus intimes que les mœurs du temps ne le comportalent de seigneur à vassal. Julien d'Avaugour résidait habituellement à la cour de Paris; Rollan n'était pas plus à son service, en apparence, qu'à celui de tous les gentilshommes; néan- moins il portait ses couleurs par le fait, le chevalier n'avait point de créature plus dévouée.

Trois ans avant l'époque où commence notre récit, Rollan disparut tout à coup; il y avait toujours eu dans sa vie quelque chose d'anormal et de mystérieux; ceux qui ue le crurent point mort dirent que, à coup sûr, il était engagé dans quelque entreprise difficile et bardie. Il resta deux ans absent. Ce fut seulement lorsque Julien d'Avaugour revint en Bretagne, au commencement de 1647, qu'on put apercevoir de temps à autre la figure de Rollan dans le pays. Ses allures avaient complétement change; il ne se mettait plus à la disposition du premier venu, et ses courses sem- blaient avoir un but unique et de haute importance. Nul ne disait jamais l'avoir rencontré le jour sur les grands chemins; mais, la nuit, des paysans attardés le rencontraient parfois, courant avec sa vitesse ordinaire. Dans ces occasions. on reconnaissait bien plutôt son costume particulier et la rapidité de sa marche que sa figure; Rollan ne s'arrêtait jamais, on ignorait sa demeure, et les ames superstitieuses, dont le nombre est toujours fort grand en Bretagne, n'étaient point éloi- gnées de croire que Rollan était le Juif errant. Nonobstant cette obscurité qui enveloppait sa vie, le nom de Rollan n'était prononcé dans les campagnes qu'avec une sorte de respect. Le plus grand nombre ne connaissait de lui que son nom et cette forme insaisissable qui glissait dans l'ombre sur la poussière des chemins; mais tous avaient un signe de croix pour lui souhaiter bon voyage il était entre Rollan et la Bretagne un lien que le Breton sentait, bien qu'il ne pût le dé- finir complétement.

Malgré cette existence nommade, il y avait un lieu où Rollan revenait toujours. Dans le bourg de Hédé, à six lieues de Rennes, demeurait une jeune fille, nommée Aune Marker; elle vivait seule avec sa mère à l'époque où Hollan reparut pour la première fois en Bretagne, les voisins de la veuve Marker entendirent avec étonnement un enfant vagir dans sa cabane; il y eut à ce sujet bien des suppositions, bien des méchants commérages, mais la vertu d'anne était si connue qu'on finit par accepter cet événement dans le village; la jeune fille ne perdit même point son pré- tendu, Corentin Bras, ce jeune géant que nous avons vu monter la colline en compagnie de Rol- lan Pied-de-Fer. Toutes les semaines, ce dernier, que ce fut ou non son chemin, passait par Hédé; il restait enfermé dans la maison de la dame Marker pendant quelques heures, puis il repartait, après avoir baise l'enfant. Un jour, il arriva le front påle et les habits en désordre; c'était au milieu de la nuit; à la vue de l'enfant couché dans son berceau, ses yeux se remplirent de larmes. La veuve et sa fille le regardaient avec étonnement; Rollan ne les voyait pas.

— Arthur, mon pauvre enfant! murmurait-it; tu n'as plus de père.

Puis, saisissant tout à comp le berceau, il le soutint dans ses bras et leva son regard au ciel.

— Je t'en servirai, moi! s'écria-t-il avec énergie.

Anne était une belle et douce fille; Rollan n'avait point d'abord remarqué son visage; mais Anne se prit pour l'enfant d'une affection de mère, et le courrier l'aima. Ce fut une singulière passion que la sienne. Rollan restait parfois des heures entières à contempler la jeune fille; son ceil était morne, sa bouche silencieuse on eût dit qu'il combattait désespérément un autre amour ou du moins son tyrannique souvenir. Sa tendresse première fut donc le résultat d'une sorte d'ef- fort; une fois venue, elle grandit tout à coup et dépassa les prévisions de Rollan: il aima de toute la puissance de son àme; il aina au point d'oublier parfois sa tâche mystérieuse, et l'oeuvre à la- quelle il avait consacré sa vie. Anne, de son côté, ne restait point indifférente; son mariage avec Corentin, décidé dès longtemps, lui répugnait désormais; son cœur clait à Rollan; mais elle hésitait encore a congédier son ancien fiancé.Corenlin, amoureux, jaloux, et se croyant des droits, avait voué au courrier d'Avaugour une implacable haine.

Nos deux promeneurs nocturnes atteignirent le haut de la colline. A mesure que leur entretien se prolongeait, leurs gestes devenaient plus vifs, leurs paroles plus hostiles. Rollan avait jeté d'abord un triste regard sur le saut de Vertus; le pont-levis, collé à la muraille, semblait lui rappeler un douloureux souvenir. Mais bientôt les paroles acerbes de Corentin le ramenèrent au sentiment du présent.

— C'est vrai, dit-il. Autant ce lieu qu'un autre; il faut en finir.

— A la bonne heure! s'écria joyeusement Corentin en mettant bas sa veste.

La lune, voguant entre les nuages, comme une blanche nef entourée d'écueils, éclairait la scène; pour un instant, les deux champions se voyaient aussi distinctement qu'en plein jour. Ils saisirent leurs bâtons par le petit bout; les coups retentirent, drus, précipités, comme les fléaux sur le chaume au temps de la moisson. Corentin était passé maitre au maniement de cette arme du paysan breton: tantôt il assenait de terribles coups, laissant à son båton sa longueur entière et tout son poids; tantôt l'emploignant par le milieu, il commençait un moulinet imprévu, rapide, étourdissant, afin de faire sauter l'arme de son adversaire. Mais Rollan se montrait vif à la parade. Sans avoir la même habileté que Corentin, il se convrait toujours avec un inaltérable sang-froid. et plus d'une fois le géant recula d'un pas, en sentant le vent du bâton de Rollan à quelques li- gnes de son visage.

D'abord, chaque fois que la lune glissait sous un nuage, ils s'arrêtaient d'un commun accord; mais ensuite, animés par l'ardeur du combat, ils frappèrent sans relâche: l'obscurité neutralisant l'adresse, les coups arrivaient à leur destination; le gros bout du bâton rebondissait sur la chair. Et la lutte se prolongeait, silencieuse, acharnée; on n'entendait que le retentissement du bois contre le bois, et l'haleine oppressée des deux combattants. Quand la lumière reparaissait, ils se parcouraient avidement du regard, cherchant la meilleure place pour frapper on coop décisif ; chacun cherchait aussi quelque blessure au corps demi-na de son adversaire rien. Tous deux restaient également intacts, et la lumière, leur rendant leur adresse, ne faisait que prolonger la bataille.

Au bout d'une heure, Corentin jeta au loin son baton et se coucha par terre; Rollan retint son bras levé. Tandis que le colosse, baletant, épuisé, se roulait sur le gazon humide, Rollan se contenta de passer sa main sur son front, où brillaient quelques gouttes de suenr.

— Le bâton ne vaut rien, dit-il en brisant le sien sur son genou. Luttons.

Il releva les manches de sa chemise de grosse toile; Corentin resta im mobile.

— Luttons! répéta le courrier.

Le géant reprit haleine par une dernière et bruyante aspiration, puis il se releva.

— Auparavant, dit-il avec un sauvage orgueil, donne ton âme à Dieu.

Ils se jetèrent les bras en bandoulière autour du corps. Dans ce combat nouveau, Corentin avait, à cause de sa haute stature, un avantage terrible sur le courrier; mais sans doute ce dernier possédait une énergie musculaire de beaucoup supérieure, car, malgré le poids écrasant que fai- sait peser le rustre sur ses reins, il demeura inébranlable. La lutte fut longue et inntile encore. Quand ils se làchèrent, leurs épaules saignaient, leurs chemises tombaient en lambeaux.

— Le diable ne veut pas ! murmura Corentin en se laissant choir de nouveau. Ce sera parlie remise.

Rollan remettait tranquillement sa veste. Pour un spectateur impartial de cette scène, il eût élé évident que le courrier d'Avangour, en accordant cette seconde trêve, faisait grâce à son adver- saire; il se mit en effet incontinent à parcourir le tertre de long en large et d'un pas ferme; Co- rentin, lui, respirait à grand effort, incapable de se mouvoir.

— J'ai mon couteau, dit Rollan après un instant de silence.

Corentin se sentit frissonner.

— Que le démon t'échaude! grommela-t-il. Puis il ajouta tout haut d'une voix doucereuse :- Mon frère, moi je n'ai pas le mien.

Ce disant, il faisait adroitement glisser le couteau, qui pendait au revers de sa veste, entre sa chemise et sa peau.

Rollan fit un geste d'impatience, et continua sa promenade. Le ciel s'était entièrement décou- vert, et la lumière de la lune descendait d'aplomb sur sur son visage. Corentin, qui le suivait de l'oeil, remarquait avec un effroi superstitieux que son souffle était lent et calme; ses traits reposés ne gardaient aucune trace de fatigue.

— Est-ce un homme? se demandait le rustre.

— C'est toi qui l'as dit, reprit Rollan qui se rapprocha tout à coup : il faut en finir !

— Bon frère, soupira Corentin, dont la voix se faisait de plus en plus humble, ne veux-tu point attendre à demain?

— Je n'attends rien; debout!

— Je suis trop las, mon excellent compère.

— Alors, s'écria Rollan, je suis vainqueur; renonce à elle.

Corentin se dressa d'un bond sur ses pieds; puis il releva ses lambeaux de toile, de l'air d'une victime resignée.

— Assassine-moi done, dit-il..

Il avait glissé sa main dans l'ouverture de sa chemise et attendail, épiant son adversaire d'un regard sournois. Si Rollan eût fait un pas, il était mort: Corentiu serrait son couteau, et n'était point homme à faillir par scrupule de conscience. Trop généreux pour frapper un ennemin qui s'avonait trop faible, le courrier tourna le dos et s'assit à son tour sur le bord du sant de Vertus. Il se fit un long silence: Rollan demeurait immobile, absorbé par une profonde rêverie; Corentin, vaineu par la fatigue, s'était endormi sur place. En cette absence complète de tout bruit, un vague murmure monta aux oreilles de Rollan; il se pencha au-dessus du gouffre; jamais il n'avait entendu si distinctement le roulement de la chute d'eau souterraine.

— Il etait noble, frane, généreux, pensa-t-il. Pauvre Julien! Dans ce tombeau sont enfouis tous ses rèves; avec lui, l'indépendance bretonne a rendu le dernier soupir.... Gauthier de Pen- neloz avail bien choisi; le lieu est bon pour commettre un meurtre, et ce mystérieux abime ne doil point rendre les hôtes qu'on lui envoie...

Cette dernière pensée lui fit faire un retour sur lui-même ; il se souvint qu'il était là près d'un ennemi mortel

— Anne, murmura-t-il avec passion, tu m'avais rendu l'espoir; toi seule pouvais me donner le bonheur; el cet homme se met entre nous deux !... Il dort! ajouta-t-il avec indignation, en se- couant Corentin qui s'éveilla en sursaut. Debout et recommençons!

Le rustre se frotta les yeux, surpris de cette recrudescence soudaine.

— Frore, voulut-il dire encore, je suis bien las ! Debout! te dis-je. L'haleine ne te manquera pas dans la lutte nouvelle que je te propose... Tu vois bien ce fossé?

— Saint Jésus! s'écria Corentin, comme le trou fait tintamarre, cette nuit !

— Croix ou pile, continua Rollan; le perdant sautera.

Il sortit un ecu de sa poche et s'apprêta à le lancer en l'air. Corentin croyait réver.

— Le perdant sautera, répéta-t-il en fisant sur le courrier son regard ébahi; — où ?

Rollant lui saisit le bras et l'entraina au bord du précipice:

— Là, dit-il.

Corentin recula, epouvanté. La frayeur lui rendit d'abord quelque énergie; mais Rollan fit un pas vers lui, et prit la pose menaçante d'un lufteur, sur le point de saisir son adversaire; le rustre sentit fléchir ses genoux : ces quelques instants de sommeil, sur un sol froid et humide, avaient roidi ses articulations.

— Si je perds, peusa-t-il, il sera temps de fuir ou de me battre... Je suis prèt, ajouta-t-il tout haut ; croix !

Rollan jeta la pièce d'argent; tous deux se précipitèrent; le courrier, plus alerte, arriva le premier, et, couvrant l'écu du pied, prit le bras de Corentin.

— Je jure de faire le saut si je perds, dit-il en levant la main ; fais comme moi.

— Je le jure.

Rollan découvrit l'écu qui était tombé sur pile et montrait sa croix brillante aux rayons de la lune. Corentin poussa un cri de triomphe.

— Tu as perdu, dit-il; et tu as juré !

Rollau détacha de sa ceinture une bourse qu'il jeta aux pieds de Corentin.

— Pour Aune, dit-il à voix bassc. Fais qu'elle soit heureuse.

11 prit son élau à ces mots; mais, arrivé au bord du gouffre, l's'arrêta, et se frappa le front tout à coup.

— L'enfant ! murmura-1-il avec désespoir : j'avais oublié l'enfant ! Qui protégera l'héritier de Brelagne?

Il revint vers Corentin qui le regardait faire, les bras croisés, dans l'attitude du calme le plus parfait.

— Ami, dit-il, donne-moi la vie.

Corentin haussa les épaules, et se prit à siffler un refrain.

— La vie! répéta Rollan avec force. Que t'importe ma mort? je renonce à elle...

— Qui me répond de toi ? demanda dédaigneusement le rustre.

— Je jure...

— Moi je doute... Allons, mon compère, un bont de patenôtres, et en avant!

— Pitié cria Rollan; j'ai à remplir un sacré devoir. Dieu m'est témoin que je quitterais la vie sans regret; mais j'ai fail un serment.

— Tu as eu tort, mon frère… dépèche, car j'ai sommeil.

Rollan se mit à genoux.

— Au nom de ta mère, pitié! dit-il.

— Tu as donc bien peur ! demanda Corentin avec rudesse.

Un éclair d'indignation alluma l'œil de Rollan; il s'élança sur son rival, l'étreignit, el, par un effort désespéré, le terrassa sur le bord même du précipice.

— Vois! dit-il en pressant du pied sa poitrine.

— Grace cria Corentin à son tour.

Avant qu'il eût achevé, Rollan s'était remis à genoux près de lui. Corentin se relevu vivement et fit quelques pas en ari ière, craignant sans doute une nouvelle attaque.

— Tu es le plus fort, dit-il de loin; si tu avais gagné, tu m'aurois contraint à faire le saut; moi, je ue puis le contraindre, mais je te tiens lårbe et menteur.

Rollan semblait violemment combattu.

— Ma vie est à toi, Corentin, dit-il enfin d'une voix résignée; lu me la demandes; je suis prét. Accorde-moi mon dernier veu, et je m'en irai dans l'autre monde sans te maudire. J'avais jure de servir de père à l'enfant qui est sous le toit d'Anne...

— Il n'est donc pas ton fils! interrompit curieusement Corentin.

— Il est... commença Rollan; mais il s'arrêta et poursuivit en lui-même : - Celui qui a tué le père épargnerait-il le fils? L'enfant sera obscur ; il vivra... Qu'il soit le lien! continua Roilan à voix haute, éludant ainsi sa question; quand Anne sera ta femme, aimez le pauvre Arthur.

— Ça peut se faire... Est-ce tout!

— C'est tout.

Rollan s'avança d'un pas ferme, fit un signe de croix et s'élança; on l'entendit percer la voûte de broussailles, puis le gouffre rendit un sourd mugissement. Corentin s'agenouilla aussitôt et récita dévolement un de profundis. Quand il eut écorché le dernier verset, un rire épais et stupide souleva sa poitrine :

— Allons! dit-il, il n'en reviendra que gentilhomme!.... Quant à l'enfant, je le porterai de- main aus orphelins de Rennes; il sera là comme un pelit saint... Ce diable de Rollan avait un grain de folie; c'est égal, c'était un fier lutteur!

Cela dit, Corentin fit sonner la bourse dans sa poche, ramassa son bâton, et descendit gaiement la colline.