◄   IV VI   ►





Roger avait épousé Henriette, fille de Georges Bénardit, propriétaire des ateliers de la rue Saint-Maur. Son mariage le fit l’associé de Bénardit, alors malade, et la mort du père d’Henriette, qui arriva quelque temps après, le rendit seul maître de la maison.

Ce n’était pas la fortune ; c’était peut-être le moyen d’y parvenir, mais c’était à coup sûr un brevet de probité que Bénardit laissait en mourant à son gendre.

Roger était jeune et fort. Il avait confiance en lui-même. Au lieu de vivoter, ainsi que lui avait recommandé son beau-père, il agrandit, au contraire, ses ateliers, chercha des débouchés nouveaux, et accepta des commandes importantes.

Comme il ne possédait pas l’outillage nécessaire, il accepta, d’un ami de son père, Célestin Vaubernon, – ancien ouvrier comme lui, qui avait fait fortune et se trouvait à la tête d’une importante maison de soieries de Lyon, – il accepta, disons-nous, un prêt de cent trente mille francs environ qui lui servit à augmenter sa production et à donner une vie nouvelle à la fabrique.

Roger Laroque, par son mariage, avait formé d’excellentes relations dans la haute bourgeoisie parisienne.

Roger s’était marié en 1865 et Henriette était devenue enceinte presque aussitôt son mariage. Suzanne vint au monde.

En 1869, seconde grossesse. Mais un accident de voiture, à Dieppe, dans une promenade à Pourville, mit ses jours en danger et la fit accoucher avant terme. L’enfant mourut.

Henriette resta longtemps souffrante, plus d’un an.

Dans un des salons qu’il fréquentait, Roger avait rencontré, un soir de bal, une femme dont la beauté l’avait fortement troublé.

Mme Julia de Noirville, femme de l’avocat déjà célèbre, était fille d’un père espagnol et d’une Arabe, et avait, très accusé, le cachet des deux races.

Une sorte de charme mauvais, mais réel, se dégageait de cette femme, de son sourire sérieux, comme « en dedans », de ses yeux troublants et fouilleurs dont le regard était presque gênant par trop de fixité.

Quelle fatalité poussa l’un vers l’autre Roger et Julia ? L’amour ? Non. Roger aimait sa femme.

S’il avait eu le temps de raisonner le sentiment qui l’entraînait vers Julia, il se fût éloigné d’elle, mais il fut emporté d’un coup de passion, comme une feuille d’automne que balaye la rafale, et, lorsqu’il retomba, il rougit d’avoir été faible et d’avoir cédé si facilement.

Julia aima Roger avec passion, s’attachant à lui d’autant plus que l’instinct merveilleux de la femme criait bien fort à son cœur que Roger n’avait cédé qu’à une ivresse et qu’elle n’était pas aimée…

Ce fut la seule faute de la vie de Laroque. Il devait l’expier cruellement.

Lucien de Noirville, l’avocat, avait épousé Julia dans un voyage fait en Algérie.

Julia donna deux enfants, deux garçons, à Lucien, mais, quand elle n’eut plus pour se distraire les soins et les inquiétudes de la maternité, elle se lança, avec une sorte d’emportement, dans tous les caprices et les plus ruineuses fantaisies de la vie mondaine.

Noirville n’était pas riche. Très estimé au Palais, promettant de faire une carrière brillante, il gagnait beaucoup d’argent à force de travail. Mais il n’avait point de fortune personnelle et les dépenses désordonnées de sa femme mirent bientôt la gêne dans le ménage.

Les économies de l’avocat et le mince patrimoine qui lui avait servi à vivre quand il était étudiant n’existaient plus qu’à l’état de souvenir.

Tout cela s’effondra vite dans les petites mains fluettes, aux ongles roses, de la jeune femme, et passa dans la caisse des bijoutiers, des couturières, des modistes et des tailleurs pour dames.

Si Lucien avait été seul, il ne se fût pas plaint peut-être. Il eût souffert en silence. Il eût redoublé d’ardeur au travail, car il adorait sa femme… il l’adorait comme au premier jour où il l’avait rencontrée. Mais il avait ses deux fils, Raymond et Pierre.

Il songeait à eux, à leur avenir, et il avait peur.

Un soir d’hiver, ils revenaient d’un bal chez le président de la cour, un ami de Noirville. Ils étaient emmitouflés dans leurs fourrures et accotés dans les coins d’un élégant coupé attelé de deux purs arabes.

Pendant le trajet, Lucien et Julia ne se parlèrent pas. Au bal, Julia avait eu, comme toujours, son succès de beauté. Elle était vraiment radieuse et charmeuse au possible.

Lucien, lui-même, la trouva si belle, sous la ruisselante lumière des lustres, cette femme qui était la sienne, qu’il oublia un moment les anciennes querelles et les appréhensions de l’avenir et resta ébloui, fasciné et troublé comme au premier jour. Il ne songeait ni au danger, ni à jouer, ni à causer, lui si brillant causeur, et du fond d’un salon, il se contentait d’admirer, et il emplissait ses yeux et son cœur d’amour.

Quelqu’un lui avait alors pris le bras, M. de Ferrand, son vieil ami, qui donnait cette fête.

Le vieillard l’avait doucement entraîné.

– Lucien, avait-il dit, j’ai été, pendant toute sa vie, le compagnon de ton père. Toi, je t’ai suivi, depuis ta naissance, pendant tes études et depuis ton mariage, comme si tu avais été mon fils – avec autant d’affection et de sollicitude. Tu es donc bien sûr que je suis ton ami, n’est-ce pas ?

– Certes, monsieur de Ferrand, dit l’avocat, surpris par ce préambule, mais pourquoi ?…

– Je sais, aussi, quelle est ta fortune, quelles sont tes ressources plutôt : eh bien, mon enfant, veux-tu me pardonner ce que je vais te demander ?

– Je vous pardonne, dit Lucien en souriant. M. de Ferrand baissa la voix.

– Regarde ta femme – non pas sa toilette, mais ses diamants –, Lucien, ne te fâche pas, je te parle comme l’eût fait ton père, – tu vis sur le pied de deux cent mille francs par an. Tu n’en gagnes pas plus de soixante… Comment fais-tu ?

Lucien avait reçu un choc violent au cœur. Cette parole répondait si bien à ses angoisses secrètes qu’on eût dit que c’était la voix de ses souffrances intimes qui venait de s’élever…

Il courba le front et dit :

– Je l’aime tant…

Le vieux magistrat répondit :

– Prends garde !

Et voilà pourquoi, dans le coupé qui le reconduisait rue de Rome, où il habitait, Lucien se taisait, remué par des pressentiments de malheur.

Mme de Noirville, de son côté, devinait un orage. Elle se pelotonnait dans un coin et fermait les yeux pour faire croire qu’elle dormait.

Ce fut seulement lorsqu’ils furent rentrés que Lucien se décida à parler :

– Julia, le moment est assez mal choisi pour te parler sévèrement. Tu reviens du bal et tu es encore dans l’enivrement de ton succès. Cependant, mieux vaut tout de suite. Il y a longtemps que je désire avoir une explication que je t’ai fait prévoir, mais que tu mets tous tes soins à fuir. J’espère que tu ne m’obligeras plus à revenir sur un aussi pénible sujet.

Elle le regarda avec étonnement, mais le laissa parler sans l’interrompre…

– Ce n’est pas la première fois que je te fais ces observations, ma chère Julia ; je t’ai déjà mise en garde contre toi-même. Nous ne sommes pas riches et depuis notre mariage tes dépenses pour ta toilette seule ont dépassé chaque année le budget général de notre ménage.

« Il est donc urgent, acheva Lucien d’un ton ferme que nous changions notre genre de vie. Désormais, ma chère enfant, nous vivrons d’une existence plus simple. Je ne saurais trop vivement t’engager à diminuer tes dépenses, car vois à quelle désolante perspective nous courons, Julia, à une séparation qui nous fera vivre chacun de notre côté, qui causera un scandale énorme dans le monde, et qui brisera ma vie, car je t’aime.

– Si vous m’aimez, dit-elle, pâlissant sous cette menace, proférée timidement, et pourtant que Lucien était capable d’exécuter, si vous m’aimez, comment pouvez-vous penser à un aussi triste dénouement ?

– Je t’aime, dit-il, se levant pour prendre congé d’elle, je t’aime, mais je n’oublie pas que j’ai deux fils !

Et il appuya ses lèvres sur le bras nu de sa femme.

– Souviens-toi, dit-il en la quittant, que je suis absolument résolu à ne plus te pardonner tes dépenses, et que, si douloureuse que soit une séparation, je n’hésiterai pas à la demander aux lois, dans l’intérêt de Raymond et de Pierre.

Si Julia avait aimé son mari autant que celui-ci aimait sa femme, l’effort qu’il lui demandait ne lui eût point semblé trop pénible. L’amour remplace tout chez les femmes, et leur tient lieu de luxe, de triomphes, de coquetteries.

Malheureusement, elle n’aimait pas.

Pour oublier son besoin d’aimer, elle s’était jetée sans réflexion au milieu de la vie à outrance, essayant de dompter, à force de fatigue, les révoltes qu’elle ressentait parfois contre le vide de son cœur.

L’explication de Lucien tombait mal.

Elle avait fait, depuis un an, plus de cent mille francs de dettes.

Pendant six mois, ses créanciers l’avaient laissée tranquille, car elle avait toujours payé ; mais depuis quelque temps, ils la pressaient, la fatiguaient de leurs réclamations incessantes. Elle se vit, tout d’un coup, après cet entretien, dans une impasse, cherchant partout, sans succès, une porte de salut.

D’une part, les créanciers qui perdaient patience. D’autre part, la colère de Lucien, la menace du scandale. Elle s’y fut résignée, peut-être, si elle avait été seule. Mais, si légère et coquette qu’elle fût, elle adorait ses enfants, et, parfois, en un soudain caprice, en un brusque revirement d’amour maternel, après les avoir délaissés pendant quelque temps, elle revenait à eux tout à coup, et vivant de leur vie, s’amusant de leurs jeux, elle ne les quittait plus, pas même une heure, durant de longs jours.

Ce fut alors qu’elle était ainsi tiraillée, pleine d’angoisses, qu’elle rencontra Laroque.

Elle oublia tout pour cet homme et l’aima avec une telle fougue que rien ne semblait plus exister des choses d’autour d’elle qui étaient sa vie ordinaire – ni Lucien, ni ses enfants, ni le monde, ni les toilettes, ni les créanciers…

Laroque ne connut Lucien que de vue et l’aperçut deux ou trois fois seulement dans les salons où des relations communes les réunissaient ; une simple présentation mondaine leur avait appris, à tous deux, leurs noms.

Quelques jours après la conversation que nous avons rapportée, Roger reçut, rue Saint-Maur, un petit mot de Julia qui demandait à Roger un rendez-vous pressant, dans la journée, vers deux heures, aux magasins du Louvre.

Il trouva la jeune femme arrivée avant lui, l’attendant avec anxiété.

Dans les grands magasins de Paris, les rendez-vous sont faciles. On n’est jamais si bien et si complètement isolé qu’au milieu de la foule. Du moins, ils le croyaient… Tout ce qu’ils dirent, un homme l’entendit, qui s’était dérobé aux premiers mots, pour mieux écouter…

C’était un garçon du Louvre, au visage dur, à la taille athlétique.

Roger n’eut pas besoin d’un long examen pour deviner, malgré le sourire dont Julia l’accueillit, avec un furtif serrement de mains, qu’elle apportait une mauvaise nouvelle. En effet, son teint ambré était presque olivâtre ; ses traits étaient fatigués ; quelque chose voilait l’éclat de ses yeux de flammes.

Hardiment, sans hésiter, mais par petites phrases, courtes, hachées, qui seules trahissaient son émotion :

– Roger, si vous ne me sauvez pas, je suis perdue !

– Qu’y a-t-il ?

Elle raconta combien elle était endettée et comment son mari l’avait menacée d’un scandale.

– Ainsi, dit-il, rassuré – car il s’était imaginé un malheur bien plus grand –, vous devez cent mille francs ?

– Oui, fit-elle sans parler, d’un signe de tête.

– Eh bien ! je vous les donnerai. Seulement, c’est une grosse, très grosse somme pour moi. Il me faut quinze jours, plus, peut-être, pour la réunir. Vos créanciers attendront-ils jusque-là ?

– Je le crois, lorsqu’ils sauront surtout que je les payerai.

– Comptez donc sur moi, Julia.

– Roger vous me sauvez, dit-elle, ayant des larmes plein les yeux et faisant des efforts pour ne pas pleurer, parce qu’elle craignait d’être vue… Au moins, puis-je être sûre que ces cent mille francs ne nuiront en rien à la prospérité de votre maison ?… Autrement je n’accepterais pas !

– Tranquillisez-vous, Julia.

– Vous me le jurez ?

– Je vous le jure !

– Du reste, je n’accepte, mon ami, qu’à titre de prêt. Je serai plus sage, désormais. Puisque j’ai votre amour, qu’ai-je besoin du monde ? Votre amour, n’est-ce pas assez pour emplir toute ma vie ?

Elle sortit la première des magasins et envoya un petit garçon lui chercher un fiacre sur la place du Palais-Royal.

Dans l’ombre de la voiture, du bout de sa main gantée, elle jeta un baiser à Laroque et disparut.

Mais, jusqu’à la rue de Rome, un fiacre suivit le sien.

Et, quand elle fut remontée chez elle, un homme – celui-là qui, dans les magasins, avait surpris sa confidence –, entrait chez le concierge et demandait son nom.

Et le concierge, sans défiance, disait :

– Madame de Noirville, la femme de l’avocat.

Quinze jours après, Laroque apportait à Julia les cent mille francs promis : la jeune femme était sauvée…





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