Rodogune princesse des Parthes/Notice

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 399-410).
Épître  ►


NOTICE.


En 1644, Gabriel Gilbert, secrétaire de la duchesse de Rohan, qui déjà s’était fait connaître comme poëte dramatique par deux tragi-comédies, Marguerite de France et Philoclée et Téléphonte[1], en fit représenter une troisième, Rodogune, qui n’obtint qu’un fort médiocre succès.

Quelques mois après[2], dans le courant de la même année, Corneille faisait représenter un ouvrage portant le même titre, qu’il n’hésitait pas à préférer à Cinna et au Cid, et qui, bien que généralement regardé comme indigne d’un tel honneur, mérite toutefois d’occuper un des premiers rangs parmi ses tragédies.

Si l’on compare les deux Rodogune, on est frappé des rapports qu’elles présentent jusqu’à la fin du quatrième acte. Le plan est identique, les situations analogues ; plusieurs vers même se ressemblent, autant toutefois que les vers de Gilbert peuvent ressembler à ceux de Corneille ; mais ce qui surprend tout d’abord, c’est que le nom qui sert de titre aux deux pièces n’est pas, dans chacune d’elles, appliqué au même personnage : la Rodogune de Gilbert est la Reine mère des deux jeunes princes, et correspond par conséquent à la Cléopatre de Corneille. Au cinquième acte tout rapport entre les deux ouvrages cesse brusquement, et le dénoûment de la Rodogune de Gilbert est aussi traînant et aussi plat que celui de la Rodogune de Corneille est terrible et sublime.

Fontenelle donne de cette ressemblance qu’offre la plus grande partie des deux pièces une explication toute simple et qui paraît fort plausible : « Je ne crois pas, dit-il, devoir rappeler ici le souvenir d’une autre Rodogune que fit M. Gilbert sur le plan de celle de M. Corneille, qui fut trahi en cette occasion par quelque confident indiscret. Le public n’a que trop décidé entre ces deux pièces en oubliant parfaitement l’une[3]. » Le confident indiscret n’avait sans doute pas eu connaissance du cinquième acte, pour lequel Gilbert fut abandonné à ses propres ressources ; et l’attention que Corneille avait mise à ne point nommer Cléopatre de peur qu’elle ne fût confondue par les spectateurs avec la célèbre princesse d’Égypte qu’il avait déjà mise au théâtre dans Pompée, contribua sans doute à faire croire au malencontreux imitateur que c’était ce personnage qui devait porter le nom de Rodogune.

La Rodogune de Gilbert est veuve d’Hydaspe, roi de Perse ; ses deux fils sont Darie et Artaxerce. La princesse promise à leur père, et qu’ils aiment tous deux, la Rodogune de Corneille en un mot, est une Lydie, fille de Tigrane, roi d’Arménie. À quel historien l’auteur emprunte-t-il les faits de la vie de Darius qu’il nous raconte ? Où trouve-t-il les personnages dont il l’entoure ? il se garde bien de nous en instruire, et pour cause. Quoique l’achevé d’imprimer de son ouvrage soit du « treizième février 1646, » et fort postérieur par conséquent à la représentation de la pièce de Corneille, il ne dit pas un mot de celle-ci, et fait seulement dans sa dédicace à Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, une allusion évidente, quoique détournée, à la différence du caractère de la Reine mère dans les deux pièces : « Cette héroïne, Monseigneur, qui demande aujourd’hui votre protection, est celle-là même dont les héros venoient jadis implorer la grâce. Pour vous persuader de lui accorder la faveur qu’elle vous demande, elle vous assure qu’elle n’a jamais eu la pensée de tremper ses mains dans le sang de son mari, ni dans celui de son fils ; que si elle eût eu des sentiments si barbares et si contraires aux inclinations de Votre Altesse Royale, elle n’eût jamais osé se présenter devant Elle, et n’eût pas eu assez d’audace pour demander à la vertu la protection du vice. »

Ce passage curieux, que M. Viguier n’a pas cité, est cependant très-propre à confirmer une conjecture fort ingénieuse qu’il propose dans ses intéressantes Anecdotes littéraires sur Pierre Corneille. « Anne d’Autriche, dit-il, était susceptible, scrupuleuse, romanesque, emportée, et sa position de régente, tutrice du jeune roi et de son frère, était fort délicate, ainsi que celle de Gaston, si incertain de ses droits et de ses devoirs comme lieutenant général du royaume. Or le bruit courait chez Monsieur le Prince et partout qu’une héroïne nouvelle de Corneille allait faire voir sur la scène une reine régente, mère de deux princes, homicide, par ambition, de son mari et de ses deux fils. Le duc d’Orléans, Gaston, devait assez bien faire sa cour à la Régente en commandant au poëte Gilbert une autre Reine mère que celle de Corneille[4]. »

Soit que Corneille crût devoir quelques ménagements à un rival si bien en cour, soit que le mépris qu’il avait pour son procédé le portât à ne se point commettre avec lui, il ne laisse pas échapper une phrase, un mot qui puisse se rapporter à la pièce de Gilbert[5].

L’ouvrage de Corneille, achevé d’imprimer le 31 janvier 1647, a pour titre :

Rodogvne, princesse des Parthes, tragedie. Imprimé à Roüen, et se vend à Paris, chez Toussaint Quinet, au Palais, sous la montée de la Cour des Aydes, M. DC. XLVII. Auec priuilege du Roy. Il est in-4o et forme 8 feuillets et 115 pages. Peut-être cette façon d’indiquer sur le titre même de quelle Rodogune il est question a-t-elle pour objet d’insister sur la méprise de Gilbert. La crainte que Corneille avait de voir son ouvrage confondu avec celui d’un indigne concurrent ressort bien du moins de cette mention du frontispice gravé, qui représente la dernière scène de l’ouvrage dessinée par Lebrun : La Rodogune, tragédie, de M. de Corneille. Elle était d’autant plus nécessaire que le format des deux ouvrages est identique, l’apparence extérieure semblable, et que, bien que Toussaint Quinet soit titulaire du privilège de la pièce de Corneille, certains exemplaires portent le nom de Courbé, libraire de Gilbert, qui, ainsi qu’Antoine de Sommaville, s’était associé avec Quinet pour la publication de la pièce de Corneille. Dans les préliminaires de l’ouvrage notre poëte ne se permet qu’une critique tout à fait indirecte, mais très-significative, c’est l’indication détaillée des nombreuses sources historiques où il a puisé, et dont son plagiaire n’a pas un instant soupçonné l’existence.

Nous pourrions fort bien nous en tenir là sur l’origine de Rodogune, mais comme nous ne voulons laisser ignorer au lecteur aucune des opinions qui ont eu cours à l’égard des ouvrages de Corneille, nous sommes obligé d’en venir à une série de faits avancés par les uns avec beaucoup de mauvaise foi, et répétés par les autres avec une incroyable légèreté.

Dans ses Passe-temps d’un reclus[6], Charles Brifaut reproduit en ces termes un récit que lui fit le chansonnier Laujon, « qui, dit-il, avait voué un culte à Corneille : »

« Je possédais dans ma bibliothèque un curieux roman écrit en latin, au moyen âge, par un moine qui ne manquait pas de talent, comme vous allez voir. Sa fable intéressante et très-fortement conduite, sauf d’assez nombreuses invraisemblances, offrait des rapports si remarquables avec le sujet de Rodogune, qu’il était difficile de ne pas croire que Corneille avait eu connaissance de l’ouvrage. Les incidents de la grande scène du poison, le dialogue même, tout dénonçait le plagiat, chose permise quand elle est avouée ; sinon, non. Je ne sais, ajouta Laujon, comment M. de Voltaire apprit que j’étais possesseur de ce trésor littéraire. Or vous jugez bien qu’il ne perdit point de temps, lui commentateur de Corneille, pour m’en faire demander communication, promettant de le garder très-précieusement et de me le renvoyer au plus tôt. Comme je me défiais de l’usage auquel il destinait l’œuvre en question, je refusai net. Instances, prières, cajoleries, louanges, tout échoua devant mon inébranlable résolution. Il eut beau recourir aux mille ruses de son esprit charmant, m’offrant de plus tout l’argent que je voudrais, tout le crédit dont il disposait. Plus il redoublait ses instances, plus mes soupçons augmentaient. Je tins ferme, mais je n’en restai pas là. Pour que le précieux ouvrage tant convoité ne donnât pas lieu à quelque scandale dramatique après ma mort, pour qu’il ne fût commis, par défaut de précaution de ma part, aucun crime de lèse-majesté cornélienne, je le brûlai. »

Laujon fut félicité, fêté par tous ceux qui entendirent ce petit récit, et Delille, qui se trouvait là, lui sut tellement gré de « son honorable procédé, » que lorsque Laujon se présenta à quatre-vingt-trois ans à l’Académie française, l’illustre traducteur de Virgile parvint à faire admettre l’adorateur de Corneille en disant : « Nous savons où il va, laissons-le passer par l’Institut. »

Tout irrite et blesse dans cette anecdote. D’abord, quand Corneille aurait tiré l’idée première de Rodogune d’un vieux roman latin, au lieu de l’extraire directement d’Appien, sa gloire y perdrait-elle quelque chose ? Ensuite, si Laujon le pensait, que ne brûlait-il tout d’abord, sans rien dire, le volume unique qui accusait son poëte de prédilection, au lieu de répandre le bruit du larcin en refusant d’en faire connaître la nature, et en se faisant de son dévouement à Corneille un titre académique ? Voilà déjà qui peut paraître étrange, mais nous allons voir s’accumuler les contradictions et les invraisemblances.

Voltaire, dans sa Préface de Rodogune, cite tout autre chose que le prétendu volume de Laujon : « On parle, dit-il, d’un ancien roman de Rodogune ; je ne l’ai pas vu ; c’est, dit-on, une brochure in-8o imprimée chez Sommaville, qui servit également au grand auteur et au mauvais. Corneille embellit le roman, et Gilbert le gâta. » M. Viguier, qui, dans les Anecdotes[7] auxquelles nous avons fait plus d’un emprunt, reproduit ce passage, ajoute finement : « Le scrupuleux éditeur de Voltaire, M. Beuchot, dont nous aimons à citer le nom avec honneur, nous pardonnera d’appeler le sourire du lecteur sur cette note qu’il attache avec une bonhomie si parfaite au je ne l’ai pas vu de son auteur chéri : « Je n’ai pas été plus heureux que Voltaire. Je n’ai pu découvrir cette Rodogune, brochure in-8o. » Qui n’aurait regret à toutes les insomnies dont cette vaine recherche a dû troubler la longue et savante carrière du consciencieux bibliographe ? »

Voltaire termine ainsi la Préface que nous venons de citer : « Il y a un autre roman de Rodogune en deux volumes, mais il ne fut imprimé qu’en 1668 ; il est très-rare et presque oublié : le premier l’est entièrement. » On trouve à la Bibliothèque impériale ce roman de 1668 ; il est de format in-8o. Son titre exact est : Rodogune ou l’histoire du grand Antiocus. À Paris, chez Estienne Loyson. L’avis Au lecteur est signé d’Aigue d’Iffremont. Il paraîtrait difficile que cet auteur n’eût pas connu, lui, le prétendu roman publié avant le sien chez Sommaville, s’il eût réellement existé. Bien loin toutefois de regarder Corneille comme ayant profité d’un sujet dont quelque contemporain lui avait suggéré l’idée, il lui en attribue l’honneur. « Le nom que j’ai donné à tout l’ouvrage, dit-il, n’est pas inconnu en France. Ce fameux poëte qui a porté si haut la gloire des muses françoises et qui les fait aller de pair avec les grecques et les latines ; ce grand homme qui nous a tantôt représenté sur le théâtre toutes les passions, et de la manière la plus forte, la plus touchante et la plus riche que l’esprit humain puisse imaginer ; enfin l’illustre Monsieur de Corneille en a fait une tragédie que j’appellerois la plus achevée de toutes les pièces que nous avons de lui, s’il y avoit quelque chose à souhaiter dans les autres, et s’il n’étoit toujours également admirable en tous ses ouvrages. Tout le monde a vu sa Rodogune ; mais encore que ce soit ici le même nom et la même héroïne, ce n’est pourtant pas la même chose ; et comme il a découvert lui-même ce qu’il avoit changé de l’histoire, quelque respect que j’aye pour ses fictions merveilleuses, je n’ai pas cru être obligé de m’en servir. »

On ne peut rien imaginer de plus obscur et de plus contradictoire que les renseignements qu’on rencontre sur les acteurs qui ont joué d’original dans Rodogune. Nous trouvons dans un article sur Molière, qui nous a été utile pour la Notice du Menteur, cette singulière biographie :

« N. Petit de Beauchamps, dite la belle Brune, grand’mère maternelle du Sr du Boccage, acteur de la troupe du Roi. Elle étoit de la troupe du Marais, et joua d’original dans une des tragédies de P. Corneille le rôle de Rodogune, pour lequel le cardinal de Richelieu lui fit présent d’un habit magnifique à la romaine. C’étoit une excellente actrice, grande et bien faite, d’une représentation avantageuse, morte en Allemagne dans la troupe des comédiens du duc de Zell. Elle refusa d’entrer à l’hôtel de Bourgogne, parce qu’on ne vouloit donner qu’une demi-part à son mari, qui avoit un talent singulier pour jouer tous les déguisements en femme[8]. »

À cela Lemazurier répond fort à propos que le Cardinal, mort deux ans avant la première représentation de Rodogune, ne peut avoir donné un habit à la romaine à la belle Brune, et que Corneille ayant fait représenter sa pièce à l’hôtel de Bourgogne, où cette actrice refusa d’entrer, il est impossible qu’elle ait joué d’original un rôle dans l’ouvrage[9].

Si nous voulions nous en rapporter à Mouhy, il ne tiendrait qu’à nous de nous imaginer que nous possédons le tableau complet des acteurs qui ont joué d’original dans Rodogune. Voici celui qu’il nous donne dans son Journal manuscrit : « Baron joua le rôle d’Antiochus ; Villiers, Séleucus ; Champmeslé, Timagène ; le Comte, Oronte ; Mlle de Champmeslé, Rodogune ; Mlle Dupin, Laodice, et Mlle Guiot, Cléopatre[10]. » Nous avons cru devoir reproduire cette distribution de rôles parce qu’il n’est pas probable que Mouhy l’ait inventée, mais elle doit être postérieure d’une trentaine d’années à l’époque où parut Rodogune.

Dans une Mazarinade de 1649, intitulée Lettre de Bellerose à l’abbé de la Rivière[11], signée Belleroze, comédien d’honneur et datée de l’hôtel de Bourgogne, le 24 mars, on trouve un passage relatif à la Bellerose, où on lit ce qui suit : « Cette Rodogune, cette impératrice de nos jeux se voit dans un état bien contraire à sa pompe théâtrale. Elle est réduite, il y a déjà assez longtemps, à ne se plus mirer que dans une losange de vitre cassée, ou dans un seau d’eau claire, parce qu’il a été nécessaire qu’elle ait vendu son miroir pour avoir du pain. » Voilà enfin un témoignage contemporain, ou peu s’en faut, qui bien certainement se rapporte à la Rodogune de Corneille, car en 1649 celle de Gilbert devait déjà être oubliée. Il faut nous en tenir à ce renseignement, tout incomplet qu’il est, et compter pour rien les assertions sans preuves des historiens du théâtre.

La Rodogune est du nombre des pièces que Louis XIV fit représenter à Versailles en octobre 1676.

On voit Sertorius, Œdipe, Rodogune,
Rétablis par ton choix dans toute leur fortune,

dit Corneille dans le touchant remercîment qu’il adresse Au Roi en cette occasion.

L’admirable rôle de Cléopatre a été assez souvent choisi par des débutantes : nous pouvons mentionner, d’après Lemazurier, Mlle Aubert, le 13 juin 1712[12] ; Mlle Lamotte, en octobre 1722[13] ; Mlle Balicourt, le 29 novembre 1727[14]. Ces débuts de jeunes actrices dans un rôle de mère donnaient lieu parfois à des scènes fort plaisantes. On a surtout gardé le souvenir du dernier dont nous venons de parler. Quand Mlle Balicourt dit en s’adressant à Baron (Antiochus), âgé de quatre-vingts ans, et à Mlle Duclos (Rodogune), qui en avait plus de cinquante :

Approchez, mes enfants[15]

un immense éclat de rire parcourut la salle[16].

L’actrice qui passe pour être parvenue à l’expression la plus complète de ce terrible caractère de Cléopatre est Mlle Dumesnil. « On n’oubliera pas surtout, dit Lemazurier, qu’un jour où elle avait mis dans les imprécations de Cléopatre toute l’énergie dont elle était dévorée, le parterre tout entier, par un mouvement d’horreur aussi vif que spontané, recula devant elle[17], de manière à laisser un grand espace vide entre ses premiers rangs et l’orchestre. Ce fut aussi à cette représentation, à l’instant où, prête à expirer dans les convulsions de la rage, Cléopatre prononce ce vers terrible :

Je maudirois les Dieux, s’ils me rendoient le jour[18],

que Mlle Dumesnil se sentit frappée d’un grand coup de poing dans le dos par un vieux militaire placé sur le théâtre ; il accompagna ce trait de délire, qui interrompit le spectacle et l’actrice, de ces mots énergiques : « Va, chienne, à tous les diables ! » et lorsque la tragédie fut finie, Mlle Dumesnil le remercia de son coup de poing comme de l’éloge le plus flatteur qu’elle eût jamais reçu[19]. »

Le rôle de Rodogune a été joué d’une manière fort brillante par Mlle Gaussin et par Mlle Clairon, mais il paraît que le jeu de l’une différait beaucoup de celui de l’autre. Laissons parler Mlle Clairon[20] : « Mlle Gaussin avait la plus belle tête, le son de voix le plus touchant possible ; son ensemble était noble, tous ses mouvements avaient une grâce enfantine à laquelle il était impossible de résister ; mais elle était Mlle Gaussin dans tout… Rodogune demandant à ses amants la tête de leur mère est assurément une femme très-altière, très-décidée… Il est vrai que Corneille a placé dans ce rôle quatre vers d’un genre plus pastoral que tragique :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer[21].

Rodogune aime, et l’actrice, sans se ressouvenir que l’expression du sentiment se modifie d’après le caractère, et non d’après les mots, disait ces vers avec une grâce, une naïveté voluptueuse, plus faite, suivant moi, pour Lucinde dans l’Oracle[22] que pour Rodogune. Le public, routiné à cette manière, attendait ce couplet avec impatience et l’applaudissait avec transport.

Quelque danger que je craignisse en m’éloignant de cette route, j’eus le courage de ne pas me mentir à moi-même. Je dis ces vers avec le dépit d’une femme fière, qui se voit contrainte d’avouer qu’elle est sensible. Je n’eus pas un dégoût ; mais je n’eus pas un coup de main… J’eus le plus grand succès dans le reste du rôle ; et, suivant ma coutume, je vins, entre les deux pièces, écouter aux portes du foyer les critiques qu’on pouvait faire. J’entendis M. Duclos, de l’Académie française, dire, avec son ton de voix élevé et positif, que la tragédie avait été bien jouée ; que j’avais eu de fort bonnes choses ; mais que je ne devais pas penser à jouer les rôles tendres, après Mlle Gaussin.

« Étonnée d’un jugement si peu réfléchi, craignant l’impression qu’il pouvait faire sur tous ceux qui l’écoutaient, et maîtrisée par un mouvement de colère, je fus à lui et lui dis : « Rodogune un rôle tendre, Monsieur ? Une Parthe, une furie qui demande à ses amants la tête de leur mère et de leur reine, un rôle tendre ? Voilà certes un beau jugement !… » Effrayée moi-même de ma démarche, les larmes me gagnèrent, et je m’enfuis au milieu des applaudissements. »

Il est inutile de dire que dans les Mémoires pour Marie-Françoise Dumesnil en réponse aux Mémoires d’Hippolyte Clairon[23], cette dernière est entièrement sacrifiée à Mlle Gaussin.


  1. Les frères Parfait placent Marguerite en 1640 et Philoclée en 1642 ; cette dernière pièce, qui contient, dit-on, quelques vers de Richelieu, a inspiré à la Chapelle un Téléphonte, à la Grange-Chancel un Amasis, et à Voltaire sa Mérope. Plus habile à choisir ses sujets qu’à les bien traiter, Gabriel Gilbert fit représenter en 1646 Hippolyte ou le Garçon insensible, et eut l’honneur de fournir à Racine l’hémistiche célèbre :
    C’est toi qui l’as nommé,
    heureusement traduit d’Euripide.

    Auteur de beaucoup d’autres ouvrages, nommé secrétaire des commandements de la reine Christine, et devenu son résident en France en 1657, c’est-à-dire après son abdication, il ne trouva la fortune ni dans ses occupations littéraires, ni dans ses fonctions officielles, et mourut, suivant toute apparence, vers 1675, recueilli par la famille d’Hervart, si bienveillante pour les gens de lettres pauvres, si célèbre par les soins délicats dont elle sut plus tard entourer la Fontaine.

  2. Mouhy, dans le Journal du Théâtre françois manuscrit que nous avons déjà cité plus d’une fois, mais auquel nous n’ajoutons qu’une confiance fort limitée, dit que les deux ouvrages furent représentés par « la troupe royale, » et que la pièce de Corneille fut jouée « deux mois » après celle de Gilbert (tome II, fol. 864 verso et 869 recto). Au reste, bien qu’ils diffèrent sur quelques points de détail, tous les historiens du théâtre s’accordent à mettre les deux pièces dans l’année 1644, et par conséquent à regarder la Rodogune de Corneille comme antérieure à Théodore, représentée incontestablement en 1645. Dans son édition, Voltaire dit d’une part que la Rodogune de Gilbert a été jouée à la fin de 1645, et de l’autre il place, suivi en cela par M. Lefèvre, la Rodogune de Corneille en 1646, après Théodore. Il ne fait pas connaître le motif qui l’a porté à un classement si contraire au témoignage unanime de tous ceux qui se sont occupés de notre théâtre ; mais ce motif est facile à deviner, et, au premier abord, il ne manque pas d’une certaine force. Théodore a été imprimée avant Rodogune, et dans tous les recueils, si l’on en excepte celui de 1663, elle passe la première*. C’est pour ne pas changer cet arrangement que Voltaire a modifié les dates données partout ; mais il aurait dû remarquer qu’une courte notice quasi officielle sur Corneille, publiée moins de dix ans après la représentation de Rodogune, intervertit cet ordre. Dans sa Relation contenant l’histoire de l’Académie françoise, publiée en 1653, Pellisson s’exprime ainsi (p. 553 et 554) à l’égard de notre poëte :

    « Corneille. Pierre Corneille, avocat général à la table de marbre de Rouen, né au même lieu. Il a composé jusques ici vingt-deux pièces de théâtre, qui sont Mélite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, Médée, l’Illusion comique, le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, la Mort de Pompée, le Menteur, la Suite du Menteur, Rodogune, Théodore, Héraclius, Don Sanche d’Arragon, Andromède, Nicoméde, Pertharite. Il a fait imprimer aussi deux livres de l’Imitation de Jésus-Christ en vers, et travaille aux deux autres. »

    Fontenelle n’est pas moins explicite à cet égard : « À la Suite du Menteur succéda Rodogune, » dit-il dans sa Vie de Corneille (Œuvres, tome III, p. 105). On doit donc penser, suivant nous, que Théodore n’ayant nullement réussi, Corneille, qui n’avait point intérêt à en retarder l’impression afin de conserver aux comédiens qui l’avaient montée un privilège dont ils se montraient fort peu jaloux, eut hâte d’en appeler aux lecteurs du jugement des spectateurs, et publia Théodore, tandis que Rodogune poursuivait le cours de son succès. Plus tard, dans les recueils, on adopta sans doute l’ordre de l’impression plutôt que celui de la représentation.

    * Dans l’édition de 1660, Théodore vient immédiatement après Pompée et précède le Menteur et la suite du Menteur ; Rodogune suit ces deux comédies. Dans l’impression de 1692, le Menteur et la Suite du Menteur sont placés après Pompée, et terminent le tome II ; Théodore et Rodogune commencent le tome III.

  3. Œuvres, tome III, p. 106.
  4. Pages 62 et 63.
  5. Nous donnons en appendice, à la suite de la tragédie, l’analyse de cette pièce de Gilbert par les frères Parfait.
  6. Œuvres, tome III, p. 53 et 54.
  7. Page 67.
  8. Mercure de mai 1740, p. 845.
  9. Galerie des acteurs du Théâtre français, tome II, p. 4.
  10. Folio 869 recto.
  11. Voyez ci-dessus, p. 5 et 6.
  12. Tome II, p. 9.
  13. Tome II, p. 275.
  14. Tome II, p. 12.
  15. Acte V, scène iii, vers 1559.
  16. Lettre à milord*** sur Baron, p. 5 et 6 ; et Lemazurier, tome I, p. 99.
  17. On sait qu’en ce temps-là on se tenait debout au parterre.
  18. Acte V, scène iv, vers 1826.
  19. Galerie des acteurs du Théâtre français, tome II, p. 195 et 196.
  20. Mémoires… Anecdote sur Rodogune, p. 227 et suivantes.
  21. Acte I, scène v, vers 359-362.
  22. « L’Oracle, comédie en un acte, en prose, par M. de Saint-Foix, donnée pour la première fois sur le Théâtre françois le 22 mars 1740, avec beaucoup de succès, et souvent revue depuis avec plaisir. Cette pièce offre un tableau charmant du langage de la nature, rendu avec toutes les grâces et la naïveté possible par l’aimable actrice qui fait le rôle de Lucinde, c’est-à-dire Mlle Gaussin. » (Dictionnaire portatif des théâtres. Paris, 1754.)
  23. Pages 323 et suivantes.