Rodogune princesse des Parthes/Acte I

Rodogune princesse des Parthes
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 429-446).
Acte II  ►

ACTE I.


Scène première.

LAONICE, TIMAGÈNE.
LAONICE.

Enfin ce jour pompeux, cet heureux jour nous luit,
Qui d’un trouble si long doit dissiper la nuit,
Ce grand jour où l’hymen, étouffant la vengeance,
Entre le Parthe et nous remet l’intelligence[1],
5Affranchit sa princesse, et nous fait pour jamais
Du motif de la guerre un lien de la paix ;
Ce grand jour est venu, mon frère, où notre reine,
Cessant de plus tenir la couronne incertaine,
Doit rompre aux yeux de tous son silence obstiné,
10De deux princes gémeaux nous déclarer l’aîné,
Et l’avantage seul d’un moment de naissance,
Dont elle a jusqu’ici caché la connoissance,
Mettant au plus heureux le sceptre dans la main,
Va faire l’un sujet, et l’autre souverain.
15Mais n’admirez-vous point que cette même reine

Le donne pour époux à l’objet de sa haine,
Et n’en doit faire un roi qu’afin de couronner
Celle que dans les fers elle aimoit à gêner ?
Rodogune, par elle en esclave traitée,
20Par elle se va voir sur le trône montée,
Puisque celui des deux qu’elle nommera roi
Lui doit donner la main et recevoir sa foi.

TIMAGÈNE.

Pour le mieux admirer, trouvez bon, je vous prie,
Que j’apprenne de vous les troubles de Syrie.
25J’en ai vu les premiers, et me souviens encor
Des malheureux succès du grand roi Nicanor,
Quand, des Parthes vaincus pressant l’adroite fuite[2],
Il tomba dans leurs fers au bout de sa poursuite.
Je n’ai pas oublié que cet événement
30Du perfide Tryphon fit le soulèvement :
Voyant le roi captif, la reine désolée,
Il crut pouvoir saisir la couronne ébranlée ;
Et le sort, favorable à son lâche attentat,
Mit d’abord sous ses lois la moitié de l’État.
35La Reine, craignant tout de ces nouveaux orages[3],
En sut mettre à l’abri ses plus précieux gages ;
Et pour n’exposer pas l’enfance de ses fils,
Me les fit chez son frère[4] enlever à Memphis.
Là, nous n’avons rien su que de la renommée,
40Qui, par un bruit confus diversement semée,

N’a porté jusqu’à nous ces grands renversements[5]
Que sous l’obscurité de cent déguisements.

LAONICE.

Sachez donc que Tryphon, après quatre batailles,
Ayant su nous réduire à ces seules murailles[6],
45En forma tôt le siège ; et pour comble d’effroi,
Un faux bruit s’y coula touchant la mort du Roi.
Le peuple épouvanté, qui déjà dans son âme
Ne suivoit qu’à regret les ordres d’une femme,
Voulut forcer la Reine à choisir un époux[7].
50Que pouvoit-elle faire et seule et contre tous ?
Croyant son mari mort, elle épousa son frère[8].
L’effet montra soudain ce conseil salutaire :
Le prince Antiochus, devenu nouveau roi,
Sembla de tous côtés traîner l’heur avec soi[9] ;
55La victoire attachée au progrès de ses armes
Sur nos fiers ennemis rejeta nos alarmes[10],
Et la mort de Tryphon, dans un dernier combat,
Changeant tout notre sort, lui rendit tout l’État[11].
Quelque promesse alors qu’il eût faite à la mère
60De remettre ses fils au trône de leur père,
Il témoigna si peu de la vouloir tenir

Qu’elle n’osa jamais les faire revenir.
Ayant régné sept ans, son ardeur militaire[12]
Ralluma cette guerre où succomba son frère :
65Il attaqua le Parthe, et se crut assez fort
Pour en venger sur lui la prison et la mort.
Jusque dans ses États il lui porta la guerre ;
Il s’y fit partout craindre à l’égal du tonnerre ;
Il lui donna bataille, où mille beaux exploits…
70Je vous achèverai le reste une autre fois,
Un des princes survient.

(Elle veut se retirer[13].)

Scène II.

ANTIOCHUS, TIMAGÈNE, LAONICE.
ANTIOCHUS.

Un des princes survient.Demeurez, Laonice :
Vous pouvez, comme lui, me rendre un bon office.
Dans l’état où je suis, triste et plein de souci,
Si j’espère beaucoup, je crains beaucoup aussi.
75Un seul mot aujourd’hui, maître de ma fortune,
M’ôte ou donne à jamais le sceptre et Rodogune,
Et, de tous les mortels, ce secret révélé
Me rend le plus content ou le plus désolé.
Je vois dans le hasard tous les biens que j’espère,
80Et ne puis être heureux sans le malheur d’un frère ;

Mais d’un frère si cher, qu’une sainte amitié[14]
Fait sur moi de ses maux rejaillir[15] la moitié.
Donc pour moins hasarder j’aime mieux moins prétendre,
Et pour rompre le coup que mon cœur n’ose attendre,
85Lui cédant de deux biens le plus brillant aux yeux,
M’assurer de celui qui m’est plus précieux.
Heureux si, sans attendre un fâcheux droit d’aînesse,
Pour un trône incertain j’en obtiens la Princesse,
Et puis par ce partage épargner les soupirs
90Qui naîtroient de ma peine ou de ses déplaisirs !
Va le voir de ma part, Timagène, et lui dire
Que pour cette beauté je lui cède l’empire ;
Mais porte-lui si haut la douceur de régner,
Qu’à cet éclat du trône il se laisse gagner ;
95Qu’il s’en laisse éblouir jusqu’à ne pas connoître
À quel prix je consens de l’accepter pour maître.
(Timagène s’en va, et le prince continue à parler à Laonice.)
Et vous, en ma faveur voyez ce cher objet,
Et tâchez d’abaisser ses yeux sur un sujet
Qui peut-être aujourd’hui porteroit la couronne,
100S’il n’attachoit les siens à sa seule personne[16]
Et ne la préféroit à cet illustre rang
Pour qui les plus grands cœurs prodiguent tout leur sang.

(Timagène rentre sur le théâtre[17].)
TIMAGÈNE.

Seigneur, le prince vient, et votre amour lui-même
Lui peut sans interprète offrir le diadème.

ANTIOCHUS.

105Ah ! je tremble, et la peur d’un trop juste refus
Rend ma langue muette et mon esprit confus.


Scène III.

SÉLEUCUS, ANTIOCHUS, TIMAGÈNE, LAONICE.
SÉLEUCUS.

Vous puis-je en confiance expliquer ma pensée[18] ?

ANTIOCHUS.

Parlez : notre amitié par ce doute est blessée.

SÉLEUCUS.

Hélas ! c’est le malheur que je crains aujourd’hui.
110L’égalité, mon frère, en est le ferme appui ;
C’en est le fondement, la liaison, le gage ;
Et voyant d’un côté tomber tout l’avantage,
Avec juste raison je crains qu’entre nous deux
L’égalité rompue en rompe les doux nœuds[19],
115Et que ce jour fatal à l’heur de notre vie
Jette sur l’un de nous trop de honte ou d’envie.

ANTIOCHUS.

Comme nous n’avons eu jamais qu’un sentiment,
Cette peur me touchoit, mon frère, également ;
Mais si vous le voulez, j’en sais bien le remède.

SÉLEUCUS.

120Si je le veux ! bien plus, je l’apporte et vous cède
Tout ce que la couronne a de charmant en soi.
Oui, Seigneur, car je parle à présent à mon roi,
Pour le trône cédé, cédez-moi Rodogune[20],

Et je n’envierai point votre haute fortune.
125Ainsi notre destin n’aura rien de honteux,
Ainsi notre bonheur n’aura rien de douteux ;
Et nous mépriserons ce foible droit d’aînesse,
Vous, satisfait du trône, et moi de la Princesse.

ANTIOCHUS.

Hélas !

SÉLEUCUS.

Hélas !Recevez-vous l’offre avec déplaisir ?

ANTIOCHUS.

130Pouvez-vous nommer offre une ardeur de choisir[21],
Qui, de la même main qui me cède un empire,
M’arrache un bien plus grand, et le seul où j’aspire ?

SÉLEUCUS.

Rodogune ?

ANTIOCHUS.

Rodogune ?Elle-même ; ils en sont les témoins.

SÉLEUCUS.

Quoi ! l’estimez-vous tant ?

ANTIOCHUS.

Quoi ! l’estimez-vous tant ?Quoi ! l’estimez-vous moins ?

SÉLEUCUS.

135Elle vaut bien un trône, il faut que je le die.

ANTIOCHUS.

Elle vaut à mes yeux tout ce qu’en a l’Asie[22].

SÉLEUCUS.

Vous l’aimez donc, mon frère ?

ANTIOCHUS.

Vous l’aimez donc, mon frère ?Et vous l’aimez aussi :
C’est là tout mon malheur, c’est là tout mon souci.

J’espérois que l’éclat dont le trône se pare[23]
140Toucheroit vos desirs plus qu’un objet si rare ;
Mais aussi bien qu’à moi son prix vous est connu,
Et dans ce juste choix vous m’avez prévenu.
Ah, déplorable prince !

SÉLEUCUS.

Ah, déplorable prince !Ah ! destin trop contraire !

ANTIOCHUS.

Que ne ferois-je point contre un autre qu’un frère ?

SÉLEUCUS.

145Ô mon cher frère ! ô nom pour un rival trop doux !
Que ne ferois-je point contre un autre que vous !

ANTIOCHUS.

Où nous vas-tu réduire, amitié fraternelle ?

SÉLEUCUS.

Amour, qui doit ici vaincre de vous ou d’elle ?

ANTIOCHUS.

L’amour, l’amour doit vaincre, et la triste amitié
150Ne doit être à tous deux qu’un objet de pitié.
Un grand cœur cède un trône, et le cède avec gloire[24] :
Cet effort de vertu couronne sa mémoire ;
Mais lorsqu’un digne objet a pu nous enflammer,
Qui le cède est un lâche et ne sait pas aimer.
155De tous deux Rodogune a charmé le courage ;
Cessons par trop d’amour de lui faire un outrage :
Elle doit épouser, non pas vous, non pas moi,
Mais de moi, mais de vous, quiconque sera roi.
La couronne entre nous flotte encore incertaine ;
160Mais sans incertitude elle doit être reine.
Cependant, aveuglés dans notre vain projet[25],

Nous la faisions tous deux la femme d’un sujet !
Régnons : l’ambition ne peut être que belle,
Et pour elle quittée, et reprise pour elle ;
Et ce trône où tous deux nous osions renoncer,
165Souhaitons-le tous deux, afin de l’y placer :
C’est dans notre destin le seul conseil à prendre ;
Nous pouvons nous en plaindre, et nous devons l’attendre.

SÉLEUCUS.

Il faut encor plus faire : il faut qu’en ce grand jour
170Notre amitié triomphe aussi bien que l’amour.
Ces deux sièges fameux de Thèbes et de Troie,
Qui mirent l’une en sang, l’autre aux flammes en proie[26],
N’eurent pour fondements à leurs maux infinis
Que ceux que contre nous le sort a réunis.
175Il sème entre nous deux toute la jalousie
Qui dépeupla la Grèce et saccagea l’Asie :
Un même espoir du sceptre est permis à tous deux[27] ;
Pour la même beauté nous faisons mêmes vœux.
Thèbes périt pour l’un, Troie a brûlé pour l’autre.
180Tout va choir en ma main ou tomber en la vôtre[28].
En vain notre[29] amitié tâchoit à partager ;
Et si j’ose tout dire, un titre assez léger,
Un droit d’aînesse obscur, sur la foi d’une mère,
Va combler l’un de gloire et l’autre de misère.
185Que de sujets de plainte en ce double intérêt
Aura le malheureux contre un si foible arrêt !
Que de sources de haine ! Hélas ! jugez le reste :

Craignez-en avec moi l’événement funeste,
Ou plutôt avec moi faites un digne effort
190Pour armer votre cœur contre un si triste sort.
Malgré l’éclat du trône et l’amour d’une femme,
Faisons si bien régner l’amitié sur notre âme,
Qu’étouffant dans leur perte un regret suborneur[30],
Dans le bonheur d’un frère on trouve son bonheur.
195Ainsi ce qui jadis perdit Thèbes et Troie
Dans nos cœurs mieux unis ne versera que joie ;
Ainsi notre amitié, triomphante à son tour,
Vaincra la jalousie en cédant à l’amour,
Et de notre destin bravant l’ordre barbare,
200Trouvera des douceurs aux maux qu’il nous prépare.

ANTIOCHUS.

Le pourrez-vous, mon frère ?

SÉLEUCUS.

Le pourrez-vous, mon frère ?Ah ! que vous me pressez !
Je le voudrai du moins, mon frère, et c’est assez ;
Et ma raison sur moi gardera tant d’empire,
Que je désavouerai mon cœur s’il en soupire.

ANTIOCHUS.

205J’embrasse comme vous ces nobles sentiments[31] ;
Mais allons leur donner le secours des serments,
Afin qu’étant témoins de l’amitié jurée,
Les Dieux contre un tel coup assurent sa durée.

SÉLEUCUS.

Allons, allons l’étreindre au pied de leurs autels
210Par des liens sacrés et des nœuds immortels.


Scène IV.

LAONICE, TIMAGÈNE.
LAONICE.

Peut-on plus dignement mériter la couronne ?

TIMAGÈNE.

Je ne suis point surpris de ce qui vous étonne :
Confident de tous deux, prévoyant leur douleur,
J’ai prévu leur constance, et j’ai plaint leur malheur ;
215Mais, de grâce, achevez l’histoire commencée[32].

LAONICE.

Pour la reprendre donc où nous l’avons laissée,
Les Parthes, au combat par les nôtres forcés,
Tantôt presque vainqueurs, tantôt presque enfoncés,
Sur l’une et l’autre armée, également heureuse,
220Virent longtemps voler la victoire douteuse ;
Mais la fortune enfin se tourna contre nous,
Si bien qu’Antiochus, percé de mille coups,
Près de tomber aux mains d’une troupe ennemie,
Lui voulut dérober les restes de sa vie,
225Et préférant aux fers la gloire de périr,
Lui-même par sa main acheva de mourir.
La Reine ayant appris cette triste nouvelle,
En reçut tôt après une autre plus cruelle :
Que Nicanor vivoit ; que sur un faux rapport,
230De ce premier époux elle avoit cru la mort ;
Que piqué jusqu’au vif contre son hyménée,
Son âme à l’imiter s’étoit déterminée,
Et que, pour s’affranchir des fers de son vainqueur,
Il alloit épouser la Princesse sa sœur.
235C’est cette Rodogune où l’un et l’autre frère

Trouve encor les appas qu’avoit trouvés[33] leur père[34].
La Reine envoie en vain pour se justifier :
On a beau la défendre, on a beau le prier,
On ne rencontre en lui qu’un juge inexorable ;
240Et son amour nouveau la veut croire coupable[35] :
Son erreur est un crime, et pour l’en punir mieux,
Il veut même épouser Rodogune à ses yeux,
Arracher de son front le sacré diadème,
Pour ceindre une autre tête en sa présence même ;
245Soit qu’ainsi sa vengeance eût plus d’indignité,
Soit qu’ainsi cet hymen eût plus d’autorité,
Et qu’il assurât mieux par cette barbarie
Aux enfants qui naîtroient le trône de Syrie.
Mais tandis qu’animé de colère et d’amour,
250Il vient déshériter ses fils par son retour,
Et qu’un gros escadron de Parthes pleins de joie
Conduit ces deux amants et court comme à la proie,
La Reine, au désespoir de n’en rien obtenir,
Se résout de se perdre ou de le prévenir.
255Elle oublie un mari qui veut cesser de l’être,
Qui ne veut plus la voir qu’en implacable maître[36] ;
Et changeant à regret son amour en horreur,
Elle abandonne tout à sa juste fureur.
Elle-même leur dresse une embûche au passage[37],
260Se mêle dans les coups, porte partout sa rage,
En pousse jusqu’au bout les furieux effets.
Que vous dirai-je enfin ? les Parthes sont défaits ;
Le Roi meurt, et, dit-on, par la main de la Reine ;

Rodogune captive est livrée à sa haine.
265Tous les maux qu’un esclave endure dans les fers,
Alors sans moi, mon frère, elle les eût soufferts.
La Reine, à la gêner prenant mille délices,
Ne commettoit qu’à moi l’ordre de ses supplices ;
Mais quoi que m’ordonnât cette âme toute en feu,
270Je promettois beaucoup et j’exécutois peu.
Le Parthe cependant en jure la vengeance :
Sur nous à main armée il fond en diligence,
Nous surprend, nous assiége, et fait un tel effort,
Que la ville aux abois, on lui parle d’accord.
275Il veut fermer l’oreille, enflé de l’avantage ;
Mais voyant parmi nous Rodogune en otage,
Enfin il craint pour elle et nous daigne écouter ;
Et c’est ce qu’aujourd’hui l’on doit exécuter.
La Reine de l’Égypte a rappelé nos princes
280Pour remettre à l’aîné son trône et ses provinces.
Rodogune a paru, sortant de sa prison,
Comme un soleil levant dessus notre horizon.
Le Parthe a décampé, pressé par d’autres guerres
Contre l’Arménien qui ravage ses terres[38] ;
285D’un ennemi cruel il s’est fait notre appui :
La paix finit la haine, et pour comble aujourd’hui,
Dois-je dire de bonne ou mauvaise fortune ?
Nos deux princes tous deux adorent Rodogune.

TIMAGÈNE.

Sitôt qu’ils ont paru tous deux en cette cour[39],
290Ils ont vu Rodogune, et j’ai vu leur amour ;
Mais comme étant rivaux nous les trouvons à plaindre,
Connoissant leur vertu, je n’en vois rien à craindre.
Pour vous, qui gouvernez cet objet de leurs vœux…

LAONICE.

Et n’ai point encor vu qu’elle aime aucun des deux[40]

TIMAGÈNE.

295Vous me trouvez mal propre à cette confidence,
Et peut-être à dessein je la vois qui s’avance.
Adieu : je dois au rang qu’elle est prête à tenir
Du moins la liberté de vous entretenir.


Scène V.

RODOGUNE, LAONICE.
RODOGUNE.

Je ne sais quel malheur aujourd’hui me menace,
300Et coule dans ma joie une secrète glace :
Je tremble, Laonice, et te voulois parler,
Ou pour chasser ma crainte ou pour m’en consoler.

LAONICE.

Quoi ? Madame, en ce jour pour vous si plein de gloire ?

RODOGUNE.

Ce jour m’en promet tant que j’ai peine à tout croire :
305La fortune me traite avec trop de respect,
Et le trône et l’hymen, tout me devient suspect.
L’hymen semble à mes yeux cacher quelque supplice,
Le trône sous mes pas creuser un précipice ;
Je vois de nouveaux fers après les miens brisés,
310Et je prends tous ces biens pour des maux déguisés :
En un mot, je crains tout de l’esprit de la Reine.

LAONICE.

La paix qu’elle a jurée en a calmé la haine.

RODOGUNE.

La haine entre les grands se calme rarement :
La paix souvent n’y sert que d’un amusement ;
315Et dans l’État où j’entre, à te parler sans feinte,
Elle a lieu de me craindre, et je crains cette crainte.
Non qu’enfin je ne donne au bien des deux États[41]
Ce que j’ai dû de haine à de tels attentats :
J’oublie, et pleinement, toute mon aventure ;
320Mais une grande offense est de cette nature,
Que toujours son auteur impute à l’offensé
Un vif ressentiment dont il le croit blessé ;
Et quoiqu’en apparence on les réconcilie,
Il le craint, il le hait, et jamais ne s’y fie ;
325Et toujours alarmé de cette illusion,
Sitôt qu’il peut le perdre, il prend l’occasion :
Telle est pour moi la Reine.

LAONICE.

Telle est pour moi la Reine.Ah ! Madame, je jure,
Que par ce faux soupçon vous lui faites injure :
Vous devez oublier un désespoir jaloux
330Où força son courage un infidèle époux.
Si teinte de son sang et toute furieuse
Elle vous traita lors en rivale odieuse,
L’impétuosité d’un premier mouvement
Engageoit sa vengeance à ce dur traitement ;
335Il falloit un prétexte à vaincre sa colère[42],
Il y falloit du temps ; et pour ne vous rien taire,
Quand je me dispensois à lui mal obéir[43],

Quand en votre faveur je semblois la trahir,
Peut-être qu’en son cœur plus douce et repentie
340Elle en dissimuloit la meilleure partie ;
Que se voyant tromper elle fermoit les yeux,
Et qu’un peu de pitié la satisfaisoit mieux[44].
À présent que l’amour succède à la colère,
Elle ne vous voit plus qu’avec des yeux de mère ;
345Et si de cet amour je la voyois sortir,
Je jure de nouveau de vous en avertir :
Vous savez comme quoi je vous suis tout acquise.
Le Roi souffriroit-il d’ailleurs quelque surprise ?

RODOGUNE.

Qui que ce soit des deux qu’on couronne aujourd’hui,
350Elle sera sa mère, et pourra tout sur lui.

LAONICE.

Qui que ce soit des deux, je sais qu’il vous adore :
Connoissant leur amour, pouvez-vous craindre encore ?

RODOGUNE.

Oui, je crains leur hymen, et d’être à l’un des deux.

LAONICE.

Quoi ? sont-ils des sujets indignes de vos feux ?

RODOGUNE.

355Comme ils ont même sang avec pareil mérite[45],
Un avantage égal pour eux me sollicite ;
Mais il est malaisé, dans cette égalité[46],
Qu’un esprit combattu ne penche d’un côté.
Il est des nœuds secrets, il est des sympathies
360Dont par le doux rapport les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer[47].

C’est par là que l’un d’eux obtient la préférence :
Je crois voir l’autre encore avec indifférence ;
365Mais cette indifférence est une aversion
Lorsque je la compare avec ma passion.
Étrange effet d’amour ! incroyable chimère !
Je voudrois être à lui si je n’aimois son frère ;
Et le plus grand des maux toutefois que je crains,
370C’est que mon triste sort me livre entre ses mains.

LAONICE.

Ne pourrai-je servir une si belle flamme ?

RODOGUNE.

Ne crois pas en tirer le secret de mon âme :
Quelque époux que le ciel veuille me destiner[48],
C’est à lui pleinement que je veux me donner[49].
375De celui que je crains si je suis le partage[50],
Je saurai l’accepter avec même visage ;
L’hymen me le rendra précieux à son tour,
Et le devoir fera ce qu’auroit fait l’amour,
Sans crainte qu’on reproche à mon humeur forcée
380Qu’un autre qu’un mari règne sur ma pensée[51].

LAONICE.

Vous craignez que ma foi vous l’ose reprocher ?

RODOGUNE.

Que ne puis-je à moi-même aussi bien le cacher !

LAONICE.

Quoi que vous me cachiez, aisément je devine ;
Et, pour vous dire enfin ce que je m’imagine,
Le Prince…

RODOGUNE.

385Le Prince…Garde-toi de nommer mon vainqueur :

Ma rougeur trahiroit les secrets de mon cœur,
Et je te voudrois mal de cette violence
Que ta dextérité feroit à mon silence ;
Même de peur qu’un mot par hasard échappé
390Te fasse voir ce cœur et quels traits l’ont frappé,
Je romps un entretien dont la suite me blesse.
Adieu ; mais souviens-toi que c’est sur ta promesse
Que mon esprit reprend quelque tranquillité.

LAONICE.

Madame, assurez-vous sur ma fidélité.

FIN DU PREMIER ACTE.
  1. Var. Des Parthes avec nous remet l’intelligence.
    Affranchit leur princesse, et nous fait pour jamais. (1647-56)
  2. Var. Quand poursuivant le Parthe, et ravageant sa terre,
    Il fut, de son vainqueur, son prisonnier de guerre. (1647-56)
  3. Var. La reine, succombant sous de si prompts orages,
    En voulut à l’abri mettre ses plus chers gages,
    Ses fils encore enfants, qui par un sage avis
    Passèrent en Égypte, où je les ai suivis. (1647-56)
  4. Cléopatre était fille de Ptolémée Philométor. Au temps dont il est ici parlé, ce n’était pas son frère, mais son oncle Ptolémée Évergète II qui régnait en Égypte.
  5. Var. Changeant de bouche en bouche, au lieu de vérités,
    N’a porté jusqu’à nous que des obscurités.
    LAONICE. Sachez donc qu’en trois ans gagnant quatre batailles,
    Tryphon nous réduisit à ces seules murailles,
    Les assiège, les bat ; et pour dernier effroi,
    Il s’y coule un faux bruit touchant la mort du Roi. (1647-56)
  6. De Séleucie.
  7. Var. Presse et force la Reine à choisir un époux, (1647-56)
  8. Var. Croyant son mari mort, elle épouse son frère (a) (1647-56)

    (a) Antiochus Sidétès, frère de son premier mari, Démétrius Nicanor.
  9. Var. Semble de tous côtés traîner l’heur avec soi :
    La victoire le suit avec tant de furie,
    Qu’il se voit en deux ans maître de la Syrie. (1647-56)
  10. Var, Dessus nos ennemis rejeta nos alarmes. (1660-64)
  11. Var. Termine enfin la guerre, et lui rend tout l’État. (1647-56)
  12. Var. Ayant régné sept ans sans trouble et sans alarmes,
    La soif de s’agrandir lui fait prendre les armes :
    Il attaque le Parthe, et se croit assez fort
    Pour venger de son frère et la prise et la mort.
    Jusque dans ses États il lui porte la guerre ;
    Il s’y fait partout craindre à l’égal du tonnerre ;
    Il lui donne bataille, où mille beaux exploits…. (1647-56)
  13. Les éditions de 1682 et de 1692 donnent : Il se veut retirer ; mais les premiers mots de la scène suivante montrent que c’est une faute.
  14. Var. Mais d’un frère si cher, que les nœuds d’amitié
    Font sur moi de ses maux rejaillir la moitié. (1647-64)
  15. Les éditions de 1654 et de 1664 donnent seules rejaillir ; toutes les autres portent rejallir.
  16. Var. S’il ne la préféroit à tout ce qu’elle donne,
    Qui renonçant pour elle à cet illustre rang,
    La voudroit acheter encorde tout son sang… (1647-56)
  17. Var. TIMAGÈNE, rentrant sur le théâtre. (1647-60)
  18. Var. Vous oserois-je ici découvrir ma pensée ?
    ANTIOCH. Notre étroite amitié par ce doute est blessée. (1647-56)
  19. Var. L’égalité rompue en rompe les beaux nœuds. (1647-56)
  20. Var. Pour le trône cédé, donnez-moi Rodogune. (1647-63)
  21. Var. Vous l’appelez une offre : en effet, c’est choisir ;
    Et cette même main qui me cède un empire. (1647-56)
  22. Var. Elle vaut à mes yeux tous les trônes d’Asie. (1647-56)
  23. Var. J’espérois que l’éclat qui sort d’une couronne
    Vous laisseroit peu voir celui de sa personne. (1647-56)
  24. Voyez ci-après l’Appendice, p. 510.
  25. Var. Cependant, aveuglés dedans notre projet. (1647-56)
  26. Var. Qui mirent l’un en sang, l’autre aux flammes en proie. (1647-56)
  27. Var. Nous avons même droit sur un trône douteux ;
    Pour la même beauté nous soupirons tous deux. (1647-56)
  28. Var. Et tout tombe en ma main, ou tout tombe en la vôtre.
    En vain notre amitié les vouloit partager. (1647-56)
  29. Les éditions de 1682 et de 1692 sont les seules qui, au lieu de votre, donnent ici notre, leçon adoptée par Voltaire ; l’impression de 1682 porte votre au vers 161, où c’est une faute encore plus évidente.
  30. C’est-à-dire un regret séducteur, mauvais conseiller. Comparez le vers 835 du Cid, tome III, p. 152.
  31. Var. J’embrasse avecque vous ces nobles sentiments. (1647-56)
  32. Var. Mais, de grâce, achevons l’histoire commencée. (1647-56)
  33. Toutes les éditions, jusqu’en 1660 inclusivement, portent trouvé ou treuvé, invariable.
  34. Var. Trouve encor les appas qu’avoit treuvé le père. (1667 et 52)
    Var. Trouve encor les appas qu’avoit trouvé le père. (1654-56)
  35. Var. Et son nouvel amour la veut croire coupable. (1647-56)
  36. Var. Qui ne la veut plus voir qu’en implacable maître. (1647-56)
  37. Var. Elle-même leur dresse un embûche au passage. (1647 in-12 et 52-60)
  38. Var. Contre l’Arménien qui court dessus ses terres. (1647-56)
  39. Var. D’abord qu’ils ont paru tous deux en cette cour, (1647-56)
  40. Var. Je n’ai point encor vu qu’elle aime aucun des deux (a), (1647-56)

    (a) Cette leçon est aussi celle qu’a donnée Thomas Corneille dans l’édition de 1692.
  41. Var. Non pas que mon esprit, justement irrité,
    Conserve à son sujet quelque animosité :
    Au bien des deux États je donne mon injure, (1647-56)
  42. Var. Il falloit un prétexte à s’en pouvoir dédire,
    La paix le vient de faire ; et s’il vous faut tout dire. (1647-56)
  43. C’est-à-dire : Quand je me permettois de lui mal obéir. Dispenser à… accorder la dispense, la permission nécessaire pour faire quelque chose, autoriser à…
  44. Var. Et qu’ainsi ma pitié la satisfaisoit mieux. (1647-56)
  45. Var. Quoique égaux en naissance et pareils en mérite. (1647-56)
  46. Var. Il est bien malaisé, dans cette égalité, (1647-56)
  47. Voyez tome II, p. 308 et 309, et ci-dessus, p. 409.
  48. Var. Quelque époux que le ciel me veuille destiner. (1647-56)
  49. Var. C’est à lui pleinement que je me veux donner. (1647-54 et 56)
  50. Var. Et si du malheureux je deviens le partage. (1647-56)
  51. Var. Qu’un autre qu’un mari règne dans ma pensée. (1647-56)