Rochambeau en Amérique d’après des documens inédits
Jusserand

Revue des Deux Mondes tome 19, 1914


ROCHAMBEAU EN AMÉRIQUE
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

II[1]
YORKTOWN


I

Deux inconnues dominaient le problème : que déciderait de Grasse ? que ferait Clinton ? L’ancien blessé de Johannisberg, le vainqueur de Charleston, sir Henry Clinton, lieutenant général et ancien membre du Parlement, d’excellent renom militaire, s’était enfermé dans New York, qui n’était pas encore la deuxième ville du monde, ni même la première des États-Unis et qui, au lieu de la riche et immense cité d’aujourd’hui dont les vertigineuses constructions étalent sous le ciel, à la nuit tombante, et reflètent dans la rivière leurs damiers lumineux, n’était qu’une agglomération de maisons modestes et de jardinets, n’occupant que le bas de l’île de Manhattan, et n’ayant gardé, à cause de la guerre, que dix mille habitans. Mais solidement fortifiée, avec libre accès à la mer pour une flotte puissante, elle menaçait la route des deux armées et Clinton y disposait d’approvisionnemens considérables et de troupes nombreuses aussi aguerries que les nôtres.

Il est des périodes dans l’histoire des nations où, après une série continue de malheurs, alors que le désespoir semblerait excusable, brusquement le ciel s’éclaircit et tout leur vient à souhait. Dans la guerre de l’indépendance américaine, une période de ce genre avait commencé. Les armées de Washington et de Rochambeau, encombrées de leurs chariots, caissons et bagages, avaient à passer des rivières, traverser des régions montueuses, suivre des pistes défoncées par les pluies : le moindre effort sérieux contre elles eût été fatal ; rien ne fut tenté. Il était de la plus grande importance que Clinton ne comprît que le plus tard possible le plan réel des alliés ; tout servit à le tromper, ses dispositions naturelles et les circonstances. Sa conviction inébranlable était que la clef de la situation était New York, et que le pouvoir royal en Amérique, — et lui-même Henry Clinton, — tiendrait ou tomberait avec cette cité. De là son peu d’inclination à la quitter et à essayer quoi que ce fût en dehors de ses lignes de défense. Ses instructions lui prescrivaient d’aider Cornwallis dans la plus large mesure, le plan de la Cour britannique étant de ressaisir d’abord les Etats du Sud, puis de continuer la conquête en remontant vers le Nord. Mais lui, au contraire, ne se lassait pas d’enjoindre à Cornwallis de lui renvoyer une partie de ses troupes. Et, s’il ne manquait pas d’ajouter, comme il ne cessa de le rappeler par la suite : « Dans le cas du moins où vous pourriez vous en passer, » il lui disait aussi, dans les mêmes lettres : « Je n’aurais jamais cru, je l’avoue, qu’il vous faudrait quatre mille hommes pour un point où, d’après ce que le général Arnold m’a dit, sur un rapport du colonel Simcoe, deux mille seraient amplement suffisans. » (8 juillet 1781.)

Une source de lumières et, comme l’événement le prouva, de ténèbres aussi, consistait dans les lettres interceptées. Ces captures étaient incessantes sur terre et sur mer, et on en était, des deux parts, constamment éclairé ou égaré. Mais la chance avait décidément tourné et les astres favorisaient les alliés. Ils capturaient des lettres utiles et Clinton de trompeuses, juste châtiment pour tout le mal qu’il avait si souvent tâché de faire avec de telles prises : comme lorsque, ayant mis la main sur une lettre intime de Washington, dont un passage pouvait donner ombrage à Rochambeau, il la publia dans les gazettes. Mais les deux commandans n’étaient pas gens à se laisser brouiller pour si peu et tout ce qui se produisit fut une franche explication. Agissant spontanément dans le même esprit, tant était réelle l’unité de vues et de sentimens, La Luzerne avait écrit à Rochambeau, à propos de Washington et de sa lettre : « J’ai dit à ceux qui m’en ont parlé que je n’y trouvais que le zèle d’un bon patriote et qu’il fallait qu’un citoyen fût bien vertueux quand on ne pouvait lui trouver d’autre crime[2]. »

De nouveaux trésors venaient de tomber aux mains de Clinton : une lettre de Chastellux à La Luzerne parlant fort dédaigneusement de son chef et de ses « bourrasques » et s’y vantant, conte Rochambeau, « d’avoir eu l’art de m’engager à rapprocher mon opinion de celle du général Washington, » avec cette conséquence « que le siège de l’île de New York était enfin déterminé… Il se plaignait du peu de ressource que peut avoir un homme d’esprit sur le caractère impératif d’un général qui veut toujours commander. » Clinton fit porter la lettre à Rochambeau avec le charitable avis « qu’il devrait se méfier de ses alentours. Ce n’était pas assurément, remarquait celui-ci, dans le dessein de mettre la paix dans mon ménage. » Le général fit venir son chef d’état-major, lui montra la lettre qu’il reconnut en rougissant, la jeta au feu et le laissa « en proie à tous ses remords. » On juge, conclut Rochambeau, « que je ne cherchai pas à le détromper. »

Un texte des décisions arrêtées aux conférences de Weathersfield ne fut pas moins heureusement capturé par Clinton, et, nous avons vu combien Washington s’y était montré peu enclin à diriger vers le Sud le grand effort des deux armées. Une lettre de Barras à La Luzerne du 27 mai fut aussi interceptée et, par bonheur aussi, le marin y révélait son projet de conduire la flotte encore plus au Nord qu’elle n’était, c’est-à-dire à Boston : projet réel, mais abandonné aussitôt que formé et remplacé par un autre tout contraire. Une lettre, révélatrice celle-là, de Rochambeau à La Luzerne, fut encore prise ; elle était chiffrée, et les Anglais purent la traduire ; mais, comme les astres favorisaient décidément les alliés, ce furent les Anglais de Londres qui le purent, et non ceux de New York, et, quand le déchiffrement fut enfin mis sous les yeux de Clinton, il n’avait plus depuis longtemps, et pour bonnes raisons, aucun doute sur les projets réels de Washington et de Rochambeau.

Le secrétaire colonial britannique était maintenu, entre temps, dans un état de jubilation persistante par les nouvelles qui lui arrivaient de si précieuses trouvailles : « Les copies, écrivait-il à Clinton, de la très importante correspondance qui est si heureusement tombée entre vos mains montrent que la cause des Rebelles est presque désespérée, et que rien que le succès d’une entreprise extraordinaire ne pourrait lui rendre vigueur et activité. Je confesse que je suis charmé qu’ils aient choisi New York comme objet de leur effort. » (14 juillet 1781.) Clinton accusait réception peu après à lord Germain d’un renfort de 2400 recrues allemandes qu’il prenait bien soin de garder à New York jusqu’à la fin, sans en rien aventurer au dehors.

Les alliés n’avaient rien omis, de leur côté, pour confirmer le commandant anglais dans sa croyance. Ils avaient fait construire de solides fours de briques, à proximité de New York, comme pour cuire le pain de toute une armée pendant un long siège. Puis ç’avaient été des reconnaissances, des marches et contremarches, un envoi de bateaux vers Long Island, « sans entrer toutefois dans la baie d’Oyster, » des escarmouches qui semblaient le préliminaire d’opérations plus sérieuses et au cours de l’une desquelles, en compagnie des deux Berthier et du comte de Vauban, Closen manqua de perdre la vie pour sauver son chapeau. « Uni faux amour-propre me fit rappeler, dit-il, la plaisanterie militaire : Ah ! il a perdu son chapeau ! Sans autre réflexion au danger, je mets pied à terre au milieu des coups de fusil. » Il sauva sa coiffure ; les généraux le blâmèrent au retour pour ce risque inutile, « et le bon Washington me frappant sur l’épaule ajouta : Mon cher baron, ce proverbe français n’est pas connu dans notre armée, mais votre sang-froid pendant le danger le sera. » Ces mots sont cités en anglais, comme étant (sauf une faute de grammaire que Washington n’a pu commettre) les propres paroles du grand homme au jeune aide de camp.

Brusquement, le 18 août, les deux armées lèvent le camp, remontent de trois marches vers le Nord, passent, au milieu de grandes difficultés, par une chaleur torride, avec un lourd bagage, le large cours de l’Hudson à King’s Ferry ; mais sans être plus inquiétées que devant. Comment expliquer cette inaction de Clinton ? « Elle est pour moi, écrit le comte Guillaume de Deux-Ponts dans son journal (dont le manuscrit, retrouvé à Paris sur les quais, a été publié en Amérique), une énigme indéchiffrable, et j’espère qu’on n’aura jamais à me reprocher d’en donner à deviner de pareilles- » Le fleuve franchi, la double armée prit, à marches forcées, la direction du Sud. Rochambeau fait abandonner quantité d’effets pour hâter le mouvement, ce qui, dit Closen, « fit beaucoup crier la ligne, » qui cria, mais marcha. La nouvelle d’un mouvement si important vint naturellement à Clinton, mais, comme les astres ne lui souriaient plus, il conclut, ainsi qu’il l’écrivait encore le 7 septembre à lord Germain, que tout cela « était une feinte. » Quand il découvrit que ce n’était pas une feinte, l’armée alliée était hors d’atteinte. « Que dire à cela ? écrit gaiment Closen ; tâchez d’y mieux voir une autre fois, » et il dessine en marge de son journal une paire de lunettes.

La marche vers le Sud put ainsi continuer sans encombre. On traverse d’abord les Jerseys, « pays de cocagne en gibier, poisson, végétaux, volailles. » Closen a le bonheur « d’entendre de la bouche du général Washington et sur le terrain même, les dispositions, les mouvemens et les différentes autres circonstances relatives aux fameuses actions de Trenton et Princeton. » Le jeune homme, qui s’était grandement perfectionné en anglais, servait maintenant d’interprète aux deux commandans, de sorte que rien ne lui échappait. L’entrée à Philadelphie fut triomphale ; le Congrès fit un charmant accueil ; il y eut des toasts à n’en plus finir. C’est une ville immense avec « 72 rues tirées au cordeau… Les boutiques y abondent en marchandises de toute espèce, et il y en a qui ne le cèdent pas au Petit Dunkerque à Paris, pour la richesse et le goût. » Où est aujourd’hui le Petit Dunkerque ? — « Mais où sont les neiges d’antan ? » Les femmes sont très jolies, « d’un très bon ton et très bien mises, même à la française. » Bénezet, le quaker français, une des célébrités du lieu, est jugé plein de sagesse, et La Luzerne, qui « tient un état digne de son souverain, » donne un dîner de 180 couverts.

De Philadelphie à Chester, Rochambeau et ses aides de camp descendirent la Delaware en bateau. Comme ils approchaient, « nous vîmes de loin sur le rivage, dit Closen, le général Washington qui tournait son chapeau et un mouchoir blanc, paraissant faire beaucoup de démonstrations de joie. » Rochambeau avait à peine mis pied à terre que l’Américain, si calme et réservé d’ordinaire, se jeta dans ses bras : la grande nouvelle était arrivée, de Grasse était sur rade, et, tandis que Cornwallis se tenait sur la défensive à Yorktown, la flotte française barrait la Chesapeake.

Au reçu des lettres de La Luzerne, Washington et Rochambeau, lui disant à quel point le sort des Etats-Unis dépendait de lui, le marin, comprenant, avait-il écrit à La Luzerne, « avec bien du chagrin la détresse où se trouvait le continent et la nécessité d’un prompt secours, » avait décidé de participer aussitôt, avec tous ses moyens, au suprême effort qui, sans lui, bien évidemment, serait tenté en vain. Parti le 5 août de Cap-Français (aujourd’hui Cap-Haïtien), à Saint-Domingue, il avait joint à sa flotte tout ce qu’il avait pu trouver de navires français aux Antilles, même quelques-uns qui, ayant été des années absens, avaient ordre de rentrer pour se faire réparer. Il avait eu la plus grande difficulté à se procurer l’argent demandé, bien qu’il eût offert d’hypothéquer en garantie son propre château de Tilly pendant que le chevalier de Charitte, commandant la Bourgogne, faisait de même pour le sien ; il avait obtenu enfin les douze cent mille francs requis, grâce à l’obligeance du gouverneur espagnol de La Havane. Il amenait aussi avec lui le marquis de Saint-Simon et les 3 000 hommes de troupes sous ses ordres. Il demandait seulement que les opérations fussent poussées en hâte, puisqu’il était obligé d’être de retour aux Iles à date fixe. Nul personnage ne risqua ni ne fit davantage, à lui seul, pour les Etats-Unis que de Grasse, le seul des chefs à qui aucun monument n’ait été élevé.

La nouvelle se répandit en un instant ; le camp retentissait de chants et de cris de joie. « Les soldats parlèrent de Cornwallis, dit Closeri, comme s’ils le tenaient déjà à la garde du camp ; mais il ne faut cependant pas encore vendre la peau de l’ours ; il est vrai qu’il est bien près d’être pris. » A Philadelphie, la joie était indescriptible ; la foule s’était portée devant la maison du ministre de France, La Luzerne, et l’acclamait. « Des plaisans, rapporte l’abbé Robin, montent sur des tréteaux, prononcent l’oraison funèbre de Cornwallis, et débitent des lamentations sur la douleur des tories. » Vous avez, écrivait Rochambeau à l’amiral, le 7 septembre, « répandu une joie universelle dans toute l’Amérique, dont elle est enivrée. »

L’inquiétude toutefois fut grande à nouveau quand on apprit, peu après, que les bâtimens français avaient quitté la Chesapeake dont l’entrée maintenant était libre. La flotte anglaise comptant vingt vaisseaux et sept frégates, sous les ordres de Hood et de Graves, le même Graves qui n’avait pu intercepter le convoi de Rochambeau, avait été signalée le 5 septembre, et de Grasse, laissant derrière lui pour aller plus vite quelques-uns de ses bâtimens et pas mal de marins occupés à terre, avait levé l’ancre trois quarts d’heure après la vue des signaux, pour livrer le combat d’où l’issue de la campagne allait dépendre. C’est là, écrivait dans ses mémoires le commandant de la Légion anglaise Tarleton, « un fait digne d’admiration. » Six jours après, il était de retour, il avait eu 21 officiers et 200 marins tués ou blessés, mais il n’avait perdu aucun navire, et la flotte ennemie, sérieusement endommagée, avec 336 hommes hors de combat, et le Terrible de 74 canons, abandonné et incendié, avait dû se retirer à New York. Malgré l’arrivée de l’amiral Digby et de ses renforts, « on ne tentera pas cependant, écrivait La Luzerne à Rochambeau, un second engagement ; en tout cas, je ne suis pas inquiet du succès » Rien ne fut tenté. « Cette domination de la mer, notait là-dessus Tarleton, prouva la force des ennemis de la Grande-Bretagne, dérangea les plans de ses généraux, découragea ses amis, et finalement confirma l’indépendance américaine. »

En revenant prendre sa garde à l’entrée de la baie, de Grasse eut la joie d’y trouver une autre escadre française, celle de Barras. Comme lieutenant général, de Grasse avait rang sur lui, mais comme chef d’escadre Barras était son ancien, ce qui faisait une situation difficile, et ce dernier pouvait être tenté, comme il le fut, de faire campagne à part avec chance que la gloire des succès possibles lui revînt : « Je te laisse le maître, mon cher Barras, lui avait écrit de Grasse, le 28 juillet, de venir me joindre ou d’agir de ton côté pour le bien de la cause commune. Donne-m’en avis seulement, afin que nous ne nous nuisions pas sans le vouloir. » Subordonnant son intérêt à la cause commune, Barras avait quitté Newport gagnant la haute mer, puis, tournant au Sud à grande distance des côtes, avait évité les Anglais et atteint la Chesapeake avec la grosse artillerie, indispensable pour les dernières opérations. Les astres demeuraient propices.

Le double siège, dont les récits abondent, commença alors, celui de Yorktown par Washington et Rochambeau, sur la rive droite de la rivière d’York et celui de Gloucester sur la rive opposée où les Français étaient commandés par Choisy et Lauzun. On prit soin de conduire les opérations suivant les règles, à cause, dit Closen, « de la réputation de Cornwallis et de la force de la garnison. » L’expérience de Rochambeau fut là d’un grand secours : c’était son quinzième siège. Cornwallis était, de jour en jour, plus étroitement pressé. Le 29 septembre, il était encore plein d’espoir. « Je me suis risqué, ces deux derniers jours, écrivait-il à Clinton, à regarder bien en face l’ensemble des forces du général Washington sur la position qu’elles occupent de l’autre côté de mes retranchemens, et j’ai le plaisir d’assurer Votre Excellence qu’il n’y avait qu’un désir dans toute l’armée, c’est que l’ennemi avançât. » Une douzaine de jours plus tard, le ton était tout différent : « Je peux seulement répéter que rien autre qu’une intervention directe sur la rivière d’York, ce qui suppose une action navale heureuse, ne peut me sauver… Beaucoup de nos défenses sont gravement endommagées. » Lord Germain, plus radieux que jamais, se félicitait dans le même temps et complimentait Clinton des combinaisons qu’ils avaient si heureusement adoptées tous deux : « C’est une bien grande satisfaction pour moi, lui disait-il le 12 octobre, de trouver… que le plan concerté par vous pour la conduite des opérations militaires dans cette région (la Chesapeake) cadre avec ce que j’avais moi-même suggéré. » La Cour qui, comme lord Germain, ne doutait de rien, avait fait embarquer sur l’escadre de renfort de Digby un non moindre personnage que le prince Guillaume, l’un des quinze enfans de George III et par la suite l’un de ses successeurs sous le nom de Guillaume IV. Ce ne fut qu’un encombrement, et non pas un encouragement de plus.

Après les incidens bien connus du siège, la nuit vint où l’attaque décisive sur les deux redoutes avancées devait être tentée ; l’une par La Fayette et les Américains ; l’autre par Viomesnil et les Français. Rochambeau s’en fut trouver les grenadiers du régiment de Gâtinais, dédoublé de son ancien régiment d’Auvergne, et leur dit : « Mes enfans, si j’ai besoin de vous cette nuit, j’espère que vous n’avez pas oublié que nous avons servi ensemble dans ce brave régiment d’Auvergne sans tache, surnom honorable, qu’il a mérité depuis sa création. » Ils lui répondirent que, s’il voulait promettre de leur faire rendre leur ancien nom, il les trouverait prêts à se faire tuer jusqu’au dernier. Ils tinrent parole, perdant à l’assaut un tiers de leur effectif. Rochambeau tint aussi parole et un de ses premiers soins, a son retour en France, fut de réclamer le changement de nom qui lui fut accordé : Gâtinais devint ainsi Royal-Auvergne et est aujourd’hui le 18e d’infanterie.

Le 19 octobre, après des pertes qui ne dépassèrent pas trois à quatre cents hommes pour chacune des deux armées assiégeantes, un acte fut signé aussi grand par ses conséquences qu’aucun de ceux qui mirent jamais terme aux guerres et aux batailles les plus sanglantes, la capitulation de Yorktown., C’était, en un sens, la ratification de cet autre acte, signé cinq ans plus tôt à Philadelphie, par les délégués de ce peuple dont la cause avait si souvent depuis semblé perdue, l’Acte d’Indépendance.

Le même jour, écrit Closen, « la garnison d’York défila, à 2 heures, devant l’armée combinée qui était formée sur deux lignes, les Français vis-à-vis des Américains et dans la plus grande tenue… En passant entre les deux armées, ils (les Anglais) marquèrent le plus grand mépris pour les Américains qui, à dire la vérité, faisaient l’ombre au tableau, vis-à-vis de notre armée, pour la beauté et pour l’habillement, car la plus grande partie de ces malheureux étaient en petits habits-vestes de toile blanche, sales et déguenillés, et un grand nombre étaient presque nu-pieds. Les Anglais leur avaient donné le sobriquet (nickname) de Janckey-Dudle. Qu’importe, dit l’homme sensé ; ces gens en sont d’autant plus louables et braves de se battre comme ils le font, si mal entretenus en tout. » En « homme sensé, » Rochambeau écrit dans ses Mémoires : « On doit rendre aux Américains la justice de dire qu’ils se comportèrent avec un zèle, un courage et une émulation qui ne les laissèrent jamais en retard dans toute la partie dont ils furent chargés, quoique les opérations d’un siège leur fussent étrangères. »

La ville offrait un tableau lamentable. « Je n’oublierai jamais, écrit Closen, combien l’aspect de la ville d’York… était affreux et faisait peine à voir ; on ne pouvait faire trois pas sans rencontrer de grands trous de bombes, des éclats, des boulets, des fosses mal couvertes, des bras ou des jambes épars de blancs ou de nègres, des morceaux d’uniformes ; la plupart des maisons criblées de coups de canon… Nous trouvâmes lord Cornwallis chez lui ; son abord était marqué au coin de la noblesse d’âme, de la magnanimité et de la fermeté de caractère. Il avait l’air de dire : Je n’ai rien à me reprocher, j’ai fait mon devoir et je me suis défendu autant qu’il a été possible. » Dans tous les journaux d’officiers français, Cornwallis est jugé de même.

Sur l’état de la petite ville si tranquille aujourd’hui et comme endormie au pied de la grande colonne de marbre érigée par ordre du Congrès, « avec les emblèmes de l’alliance, » au bord de l’eau bleue, parmi les dunes de sable[3] que bouleversèrent à nouveau, depuis, les sanglans combats de la guerre de Sécession, les témoignages concordent aussi. L’abbé Robin note la quantité de cadavres, « de membres épars qui infectaient l’air, » mais de plus, en abbé lettré qu’il était, le nombre de « livres amoncelés, semés dans ces ruines, » livres « de piété et de controverse, » les « œuvres du célèbre Pope, les traductions des Essais de Montaigne, de Gil Blas de Santillane, l’Essai sur les Femmes, de M. Thomas, » ce sévère Essai, si goûté alors en Amérique, où les mondaines étaient invitées à se pénétrer des « sentimens de la nature qui naissent dans la retraite et qui croissent dans le silence. »

Rien ne montre mieux que ce qui se passa dans cette occasion solennelle la vraie nature du sentiment qui avait animé les Français pendant la campagne et comment, avec leur nouvel enthousiasme pour les droits des peuples et la liberté, ils avaient combattu comme pro-américains plus encore qu’anti-anglais. Rien de blessant dans leurs dires, de triomphant dans leur attitude vis-à-vis d’un adversaire vaincu. Par une attention généreuse, quand les Anglais déposèrent leurs armes, « on eut soin, rapporte l’aumônier, d’en éloigner les spectateurs pour diminuer leur humiliation. » Les vainqueurs avaient pitié de Cornwallis et l’entourèrent d’égards. Rochambeau ayant appris qu’il manquait d’argent lui offrit tout ce qu’il souhaita. Il l’invita à dîner avec ses officiers, le 2 novembre. « Lord Cornwallis, écrit Closen, se distingua particulièrement par son maintien réfléchi, doux et noble. Il parla beaucoup de ses campagnes dans les Carolines, et, quoiqu’il eût remporté plusieurs victoires, il convînt cependant lui-même qu’elles étaient la source des malheurs actuels. Tous, à l’exception de Tarleton, parlaient français, O’Hara surtout, dans la perfection. Il nous parut un peu hâbleur… Quant au fameux Tarleton, toute sa personne n’annonce rien d’extraordinaire, ni pour l’esprit, ni pour l’éducation. A en juger d’après sa conduite dans les Carolines, il est brave et heureux, voilà tout, mais il s’est fait détester généralement par ses déprédations. » Une correspondance amicale s’établit entre Cornwallis et plusieurs officiers français, le vicomte de Noailles entre autres, celui qui avait fait toute la route à pied et qui lui prêt à l’Essai général sur la tactique du comte de Guibert, alors sujet de discussions passionnées en Europe, à cause de quantité d’idées audacieuses avancées, non seulement sur les armées, mais sur la limitation nécessaire du pouvoir des rois, et portant, à la première page, cette dédicace : « A ma Patrie. » Napoléon en devait dire plus tard qu’il « était propre à former des grands hommes ; » mais son auteur lui-même qui, général et académicien, attendait une renommée durable de ses services militaires et de ses livres, est surtout connu de la postérité, — ironie du sort, — par la place qu’il tient dans les lettres de Mlle de Lespinasse.

Cornwallis eut, de son côté, la perception très nette que la masse des Français avaient lutté pour une cause qui leur était chère et consistait en autre chose que de l’humilier lui et les siens. Il rendit publiquement justice à ses vainqueurs, reconnaissant qu’il avait reçu d’eux le meilleur traitement. Relativement aux Français, il s’exprima ainsi dans son, rapport final sur la catastrophe, imprimé par ses soins dès son retour : « La bonté et les attentions qui nous ont été manifestées par les officiers français… la délicatesse avec laquelle ils se sont montrés sensibles à notre situation, l’empressement et la générosité avec lesquels, officiellement ou à titre privé, ils nous offrirent tout l’argent nécessaire à nos besoins, ont été véritablement au-delà de ce que je saurais décrire, et laisseront, j’espère, dans le cœur de tout officier anglais, un souvenir qu’il se rappellera, si jamais la fortune de la guerre met quelqu’un d’eux en notre pouvoir. »

L’attitude des Français dans le Nouveau Monde se trouva d’accord avec les sentimens des Français dans l’Ancien. A la nouvelle apportée par Lauzun et le comte de Deux-Ponts embarqués, crainte de prise, sur deux frégates différentes, de la capture de Cornwallis, de ses 8 000 soldats, 800 matelots, 214 canons et 22 drapeaux, le Roi écrivit à Rochambeau : « Monsieur le comte de Rochambeau, — Les succès de mes armes ne me flatteront jamais que comme étant un acheminement vers la paix, » et, remerciant « l’Auteur de toute prospérité, » il annonçait l’envoi de lettres aux archevêques et évêques pour qu’un Te Deum fût chanté dans toutes les églises de leurs diocèses.

Il y avait longtemps que les vieux coqs des clochers de France n’avaient frémi sur la pointe des flèches aux carillons des Te Deum pour une victoire conduisant à une paix glorieuse. ! La victoire était sur ces mêmes adversaires qui nous avaient imposé, après leurs propres succès, les conditions du traité de Paris et la perte du Canada. Rien de plus caractéristique que la lettre pastorale de « Louis-Apollinaire de La Tour du Pin-Montauban… premier évêque de Nancy, primat de Lorraine, » dont un exemplaire se trouve dans les papiers de Rochambeau. L’évêque fixe la date pour la cérémonie d’actions de grâces et ajoute : « Cet avantage si important a été le fruit des plus sages mesures : la raison et l’humanité l’ont apprécié et l’ont placé bien au-dessus de ces victoires mémorables, mais sanglantes, dont l’éclat a été couvert par un deuil presque universel. Ici le sang de nos alliés et de nos généreux concitoyens a été épargné ; et pourquoi ne remarquerions-nous pas avec satisfaction que les forces de nos ennemis ont été considérablement affaiblies, leurs efforts déconcertés, le fruit de leurs dépenses immenses anéanti, sans avoir fait couler des ruisseaux de leur sang, sans avoir rempli leur patrie de veuves et de mères infortunées. » Pour cela aussi, en même temps que pour la victoire, des actions de grâces doivent être offertes ; et pour cela aussi, pour des sentimens si humains et si rares, le nom de l’évêque de La Tour du Pin-Montauban mérite de n’être pas oublié.

Quant aux officiers partis près de deux ans plus tôt pour la nouvelle croisade, ils eurent, dès le premier moment, la conviction qu’ils avaient assisté, en effet, à quelque chose de grand et qui compterait dans l’histoire. Ils éprouvèrent presque tous le sentiment qu’exprime aux dernières lignes de son journal le comte Guillaume de Deux-Ponts, blessé à l’assaut : « Avec des troupes aussi bonnes, aussi braves, aussi disciplinées que celles que j’ai eu l’honneur de conduire à l’ennemi, on peut tout entreprendre… Je leur dois les plus beaux jours de ma vie et le souvenir ne s’en effacera certainement jamais de ma mémoire… La vie de l’homme est mêlée de peines, mais on ne peut plus s’en plaindre quand on a joui des momens délicieux qui en sont le prix ; un seul instant les fait oublier, et cet instant bien senti en fait même désirer de nouvelles, pour jouir encore une fois de leur récompense. »


II

Pendant une année encore dont il passa la première partie à Williamsburg, non loin de Yorktown et où son ami La Luzerne vint le voir en mars 1782, Rochambeau resta en Amérique. La paix était une possibilité, non une certitude. A Londres où, le 20 novembre précédent, on continuait de recevoir les nouvelles les plus encourageantes, mais où celle de la catastrophe apportée par le Rattlesnake, arriva le 25, George III et ses ministres résistaient à l’évidence, lord Germain surtout pour qui la déception avait été forte, et qui disait au Parlement : « Il faut continuer la guerre vigoureusement et empêcher que jamais les Français puissent dire aux Américains que ce sont eux qui ont assuré leur indépendance et qu’ils ont droit à des faveurs commerciales, sinon même au monopole des échanges. » Ce n’était guère bien nous connaître, comme en témoignait notre traité de commerce de 1778, qui n’avait réservé à la France aucun avantage particulier, comme on a pu voir par la lettre de Franklin citée plus haut. Le roi George, tout aussi peu disposé à céder, prescrivit qu’un jeûne public serait observé, le 8 février 1782, par tout le pays, comme acte de contrition pour les péchés nationaux et appel à la protection divine en vue de la reprise des hostilités. « Le Roi, écrivait Franklin, le 4 mars, nous hait cordialement et rien ne le satisfera que notre destruction. » Avec ses admiratrices françaises, il échangeait des lettres comme celles-ci : lettre de Mme Brillon, Nice, 11 décembre, 1781. — « Mon cher papa, je vous boude… oui, monsieur papa, je vous boude. Comment ! vous prenez des armées entières en Amérique, vous burgoinisez Cornwallis, vous prenez canons, vaisseaux, munitions, hommes, chevaux, etc., etc. ; vous prenez tout et de tout et la gazette seule l’apprend à vos amis qui se grisent en buvant à votre santé, à celle de Washington, de l’indépendance, du roi de France, du marquis de la Fayette, de MM. de Rochambeau, Chastellux, etc. et vous ne leur donnez pas signe de vie !… »

De sa vaillante plume qui n’avait peur de rien, pas même de notre grammaire, Franklin répondait : « Passy, 25 décembre, 1781. — Vous me boudés, ma chère amie, que je n’avois pas vous envoyé tout de suite l’histoire de notre grande victoire. Je suis bien sensible de la magnitude de notre avantage et de ses possibles bonnes conséquences, mais je ne triomphe pas. Sçachant que la guerre est pleine de variétés et d’incertitudes, dans la mauvaise fortune, j’espère la bonne, et dans la bonne, je crains la mauvaise. »

L’avenir demeurait incertain ; les régimens français et américains attendirent donc l’arme au pied, mais ne firent presque rien qu’attendre. Car, si George III voulait encore la guerre, son peuple n’en voulait plus. Rochambeau profita de ce loisir pour visiter à son tour les parties accessibles du pays, offrir des dîners et des bals à ses voisins, étudier les mœurs et les ressources des habitans, « courir les bois avec une vingtaine d’amateurs à sa suite. Nous avons forcé plus de trente renards. Les équipages de chiens des gentlemen des environs sont parfaits, » rapporte Closen. Les usages différens des Français et des Américaines amusent réciproquement les uns et les autres. Au premier de l’an, « la coutume des Français de s’embrasser, même en pleine rue, ce jour-là, fit beaucoup rire les Américans ; » mais, observe, avec un peu d’humeur, le jeune aide de camp, « en revanche, leurs shake hands, tiraillemens de mains plus ou moins longs et souvent très forts, valent bien les embrassades européennes. »

Rochambeau note de son côté foule de traits que reprendra plus tard Tocqueville, la diffusion des idées de tolérance religieuse, l’absence de privilèges, l’égalité mise en pratique : « Le colon, dans son habitation, n’est ni un seigneur de château, ni un fermier, c’est un propriétaire. » Il met trente à quarante ans pour s’élever de la maison de « rondins soutenus par des piquets, » en passant par la maison « en planches bien jointes, » à la « maison de briques : c’est le complément de leur architecture. » La main-d’œuvre est rare, on la paye un dollar par jour. Il y a trois millions d’habitans ; ce pays « en pourra comporter un peu plus de trente millions sans se gêner. » Ce n’était pas trop mal calculer, les treize Etats que connut Rochambeau en font aujourd’hui trente-sept. Les hommes recherchent les mobiliers anglais et les femmes sont « fort curieuses des modes françaises ; » partout où le ravage de la guerre ne s’est pas fait sentir, on vit bien, « et le petit nègre est continuellement occupé à défaire et remettre le couvert. »

Le fidèle Closen, qui avait été proposé pour un avancement à cause de sa brillante conduite au siège, accompagnait partout le général et explorait aussi pour son compte, ne négligeant rien, pas même les animaux et en formant « une petite collection de vivans et d’empaillés, heureux s’ils peuvent plaire aux personnes à qui je les destine. » Il prend des notes sur les racoons, les opossums et va visiter un marais « rempli d’habitations souterraines de castors, » qu’il voit travailler. Il assiste aussi par curiosité à un de ces combats de coqs qui faisaient fureur dans la région, « mais le spectacle est un peu trop cruel pour qu’on puisse le voir avec plaisir. »

Rochambeau, son fils et deux aides de camp, dont Closen, partent pour visiter à Monticello le fameux Jefferson, ancien et futur ministre en France et futur président des Etats-Unis ; ils emmènent quatorze chevaux, couchent comme ils peuvent chez l’habitant parfois gêné, on peut le croire, de recevoir une telle troupe, mais habitué alors à héberger tout venant. L’hospitalité est, au hasard du lieu, brillante ou misérable avec « un lit garni comme un dais de procession, » pour le général, ou avec « des rats qui viennent nous chatouiller les oreilles. » On atteint la belle demeure du « philosophe, » ornée d’une colonnade et dont « la plate-forme est fort joliment garnie avec toute sorte de scènes tirées de la fable. » Le seigneur du lieu éblouit les voyageurs par son savoir encyclopédique. Closen le dépeint « fort instruit dans les belles-lettres, dans l’histoire, dans la géographie, etc., etc., connaissant mieux que personne la statistique de l’Amérique en général et les intérêts respectifs de chaque province en particulier, commerce, agriculture, sol, produits, enfin tout ce qu’il y a de plus intéressant à savoir. Il sait jusqu’aux moindres particularités de ces guerres depuis le commencement des troubles. Il parle toutes les belles langues en perfection et sa bibliothèque est très bien choisie, même assez considérable encore, malgré la visite qu’un détachement de Tarleton lui a faîte, qui lui a coûté cher et qui a fort effrayé sa famille. »

Quantité d’adresses exprimant la plus fervente gratitude étaient reçues par Rochambeau, du Congrès, de la législature des divers Etats, des Universités, du maire et des habitans de Williamsburg, toutes louant l’exemplaire discipline de nos troupes. L’assemblée du Maryland rappelait les extraordinaires préventions existant naguère en Amérique contre les Français : « Il était réservé à vous seul de maintenir dans des forces éloignées de leur propre pays la discipline la plus stricte et de convertir en estime et affection des préjugés anciens et profonds[4]. »

Les « président et professeurs de l’Université de Guillaume et Marie » à Williamsburg font en style grandiloquent l’éloge de la simplicité, décidés à employer, disent-ils, non « le langage prostitué des flatteries à la mode, mais les termes qui conviennent à la Vérité et à la sincérité républicaine. » Après des remerciemens pour les services rendus et en particulier le paiement des dégâts causés par la présence de nos troupes, ils ajoutent, ce qui est digne d’attention : « Parmi les sérieux avantages que ce pays a déjà tirés et doit continuer a jamais de tirer de ses relations avec la France, nous sommes persuadés que la diffusion des connaissances utiles ne sera pas des moindres. La présence, dans votre armée, de personnages distingués nous est d’un heureux présage que la science, comme la liberté, acquerront de nouvelles forces, grâce au bienfaisant concours de votre nation[5]. » Le général, qui s’était mis à apprendre l’anglais, se donnait ces documens pour sujets de versions et plusieurs traductions de sa main figurent dans ses papiers. Closen, chargé de porter au Congrès la réponse de Rochambeau, faisait bride abattue plus de cent milles par jour, couchait « quelques heures dans un lit fait pour ne pas laisser dormir trop longtemps par sa bonté et société nombreuse et mordante, » rencontrait à Alexandria Mme Curtis, la « jeune, charmante et aimable belle-fille du général Washington, » et désormais ce sont à son sujet des louanges sans fin : « J’en avais déjà entendu faire un éloge pompeux, mais j’avoue qu’on ne m’en avait pas trop dit. Cette dame est d’un caractère si gai, si prévenant en sa faveur, joint à une éducation si accomplie, qu’elle est vraiment faite pour plaire à tout le monde. » Il remet ses dépêches au Congrès, d’autres à Washington, repart toujours bride abattue, guidé par un tisserand qui a si peur (car on avait déjà tué deux exprès) qu’il va d’un train d’enfer. Il rentre à Williamsburg, le 11 mai, ayant fait, arrêts obligatoires défalqués, « 980 milles en moins de neuf fois vingt-quatre heures. »

Comme l’été de 1782 approchait, l’armée française, qui avait hiverné en Virginie, remonta vers le Nord en vue d’opérations possibles. Ce fut pour Closen l’occasion de s’arrêter à Mount Vernon, aujourd’hui lieu de pèlerinage que visitent annuellement d’innombrables Américains et quantité de nos compatriotes, où se voient beaucoup de souvenirs rappelant l’ancienne alliance et entre autres, comme symbole des libertés françaises, la grande clef de la Bastille envoyée à Washington par La Fayette. « La maison, dit l’aide de camp, est très vaste et parfaitement distribuée, très joliment meublée et tenue à merveille, sans qu’il y paraisse de luxe. Il y a deux pavillons attenant, et beaucoup d’autres bâtimens appartenant à la ferme… Il y a un jardin immense derrière le pavillon de droite et qui est parfaitement bien entretenu. On y trouve les fruits les plus exquis du pays. » Mme Washington reçoit gracieusement le visiteur, ainsi que le comte de Custine, le même qui devait gagner et perdre des batailles et mourir guillotiné sous la Révolution, et une dizaine d’officiers du régiment de Saintonge qui se trouvait à proximité. « M. de Bellegarde devança M. de Custine et apporta de sa part un service de porcelaine de sa propre manufacture de Niderviller près Phalsbourg, de toute beauté et du plus nouveau goût, aux armes du général Washington, et avec son chiffre surmonté d’une couronne de lauriers[6]. Mme Washington fut enchantée de l’attention de M. de Custine et lui en témoigna sa reconnaissance de la manière la plus gracieuse. » Tous partirent le même soir, sauf Closen qui avait retrouvé là l’incomparable Mme Custis et « resta encore le lendemain, étant traité avec toute l’affabilité possible, de la part de ces dames dont la société était, dit-il, on ne peut plus douce et agréable pour moi. » Il prit congé enfin, « séparation assez triste. »

En continuant vers le Nord, avec marches de nuit comme à l’aller, à cause de la chaleur (on se met derechef en route à deux heures du matin), nos officiers notent combien le pays se relève vite. A Wilmington, dit Closen, « on a bâti cinquante maisons de briques, très belles et vastes, depuis notre passage et qui rendent la grande rue charmante. » A Philadelphie, La Luzerne prépare une nouvelle fête plus brillante encore que l’autre : un dauphin est né à la France et le ministre a fait construire exprès une salle très belle par L’Enfant, « officier français, au service du corps du génie, » le même qui devait dresser plus tard le plan de la capitale fédérale et qui repose aujourd’hui au cimetière militaire d’Arlington, sur la colline boisée dominant la ville devenue, grâce à lui, la plus belle des États-Unis.

Le 14 août, Washington et Rochambeau se trouvaient de nouveau tous deux sur la Rivière du Nord et, de nouveau, les troupes américaines étaient passées en revue par le général français ; elles ne sont plus en haillons, mais bien habillées de neuf et ont fort bonne apparence ; leur tenue, leurs manœuvres sont parfaites ; le commandant en chef qui « fait battre par ses tambours, rapporte Rochambeau, la marche française pendant toute cette revue, » est enchanté de montrer ses soldats ainsi à leur avantage ; tout le monde le complimente.


III

A l’automne eut lieu la séparation générale. Rochambeau rentrait en France, et l’armée était envoyée aux Iles sur lesquelles on craignait que ne se portât maintenant l’effort des Anglais. Car, si la guerre était virtuellement finie sur le continent, il en allait différemment ailleurs et Suffren, en particulier, poursuivait dans le même temps aux Indes sa fameuse campagne qui, faute de moyens de communication, devait se prolonger longtemps après la paix. Tant d’amitiés avaient été formées que bien des cœurs furent émus au départ. Le 19 octobre, anniversaire de Yorktown, Washington offrit un dîner aux officiers français, qui ce même jour le quittèrent pour ne plus le revoir. « Le soir, écrit Closen nous primes congé du général Washington et des autres officiers de notre connaissance de l’armée américaine, le départ de nos troupes étant fixé au 22. Il n’y a pas d’honnêtetés et de bontés que le général Washington ne nous ait témoignées, et l’idée de devoir se séparer de l’armée française, vraisemblablement pour toujours, paraissait le peiner réellement, ayant d’ailleurs reçu les preuves les plus convaincantes du respect, de la vénération, de l’estime et même de l’attachement que chaque individu de notre armée lui portait. »

Après avoir échangé avec le commandant en chef américain « les plus tendres adieux » et reçu de lui et de ses officiers « les assurances d’une confraternité éternelle, » Rochambeau à qui le Congrès avait donné deux canons de bronze, pris à Yorktown et ornés d’inscriptions qu’avait rédigées Washington, s’embarqua pour la France, sur l’Émeraude, au commencement de janvier 1783. Un navire de guerre anglais, qui croisait à l’entrée de la Chesapeake, faillit le prendre, et ce fut seulement en jetant par-dessus bord ses mâts de rechange et une partie de son artillerie que l’Émeraude, allégée et plus rapide, put s’échapper. Le général apprit au débarqué la nouvelle de la paix que, dès le premier moment, Vergennes avait envisagée comme une conséquence certaine, mais non immédiate, de la prise de Yorktown. Il avait écrit au général, le 1er décembre 1781, pour lui offrir « l’hommage de reconnaissance de tous les bons Français, » ajoutant : « Vous avez rendu, monsieur le comte, à nos armes le plus grand éclat, et vous avez posé une pierre d’attente sur laquelle j’espère que nous élèverons un édifice honorable de paix. » L’heure maintenant en était venue, et, pendant que Suffren avait encore à gagner la bataille de Goudelour, les préliminaires avaient été signés à Versailles le 20 janvier 1783.

Le Roi, les ministres, le pays entier firent à Rochambeau le grand accueil qu’il méritait. Il avait adressé à Louis XVI, pour principale demande, et son audience de retour, la permission de partager les éloges reçus avec le malheureux de Grasse, maintenant prisonnier des Anglais après le combat des Saintes où, luttant à trente contre trente-sept, il avait perdu sept vaisseaux dont la Ville-de-Paris (qui eut 400 morts et 600 blessés), tous si endommagés, toutefois, par la plus furieuse résistance que, incendié, échoué ou coulé, pas un ne vit jamais les eaux anglaises. Rochambeau reçut le ruban bleu du Saint-Esprit, le gouvernement de la Picardie et, peu d’années après, le bâton de maréchal de France. La proximité de son gouvernement lui permit deux visites en Angleterre, où son ancien ennemi, l’amiral Hood, le reçut à bras ouverts et où il retrouva son cher La Luzerne devenu ambassadeur à Londres. Les attentions qui lui causèrent le plus de plaisir lui vinrent des officiers de l’armée de Cornwallis. « Ils manquèrent, écrit-il, par les démonstrations les plus publiques, leur reconnaissance pour l’humanité avec laquelle ils avaient été traités par l’armée française après leur reddition. »

Il entretenait avec Washington une affectueuse correspondance, pour partie inédite, le grand Américain lui rappelant souvent « son amitié et sa tendresse pour ses compagnons de guerre, » discutant un projet de visite en France, décrivant sa vie remplie maintenant « par des occupations champêtres et la contemplation de ces amitiés que la Révolution (américaine) m’a permis de former avec tant de dignes personnages de votre nation. C’est grâce à leur assistance que je peux vivre en repos maintenant dans ma calme retraite. » Rêvant d’une humanité moins agitée que celle qu’il avait connue, rêvant des rêves dont l’accomplissement n’était pas prochain, il écrivait encore à Rochambeau, de Mount-Vernon, le 7 septembre 1785 : « Bien que ce soit contre la profession des armes, je souhaite voir le monde entier en paix. » Au moment de quitter l’Amérique à son tour, La Luzerne avait écrit à Vergennes : « Washington aura beau vouloir se cacher et vivre en simple particulier, il sera toujours le premier citoyen des Etats-Unis. » Il le devint, en effet, de droit comme de fait quand une élection unanime fit de lui le premier président de la République américaine, l’année même où s’ouvraient en France les Etats généraux et où commençait notre Révolution.

Connaissant les dispositions amicales gardées par Rochambeau pour les Américains, Washington donnait volontiers les lettres d’introduction pour lui à ceux de ses compatriotes qui s’en allaient déjà, en grand nombre, voyager en Europe ; tantôt c’était un homme politique qui apportait un mot de lui, comme Gouverneur Morris, si connu par la suite ; tantôt, c’était un poète célèbre alors et jamais depuis. Moins sûr de son fait quand il s’agissait du Parnasse que des champs de guerre, Washington avait décrit à La Fayette, pour qui il donnait souvent aussi des lettres, le même voyageur comme « étant tenu, par les gens capables d’en bien juger, pour un génie de première grandeur. » A Rochambeau, il le signalait comme « l’auteur d’un admirable poème où il a dignement célébré la gloire de votre nation en général et la vôtre en particulier. » (28 mai 1788.) Le poète était ce Joël Barlow, de Hartford, qui, devenu plus tard ministre des États-Unis en France, mourut dans un village de Pologne au cours d’un voyage entrepris pour remettre ses lettres de créance au souverain français d’alors, lequel, pour d’importantes raisons, n’avait pu lui assigner audience ailleurs qu’en Russie. On était en 1812. Le poème auquel Washington faisait allusion était une œuvre épique, intitulée la Vision de Colomb, où l’on voyait un ange apparaître au navigateur dans sa légendaire prison, lui annonçant, selon la formule virgilienne, l’avenir du Nouveau Monde. Washington, Wayne, Green lui sont ainsi montrés, avec « le brave Rochambeau vêtu d’étincelant acier :


Brave Rochambeau in gleamy steel array’d, »


description qui, si le brave Rochambeau la vit jamais, dut le faire sourire.

La guerre de la succession d’Autriche l’avait trouvé officier dans l’armée française ; la Révolution le trouva encore en activité, défendant la frontière comme maréchal et commandant en chef de l’armée du Nord. En 1792, il se retira définitivement à Rochambeau, en grand danger de l’échafaud pendant la Terreur. Prisonnier dans « ces horribles tombeaux » qu’étaient les prisons révolutionnaires, il obtint sa libération après un appel au Président du Tribunal où il invoquait, pour sa protection, les campagnes où il avait combattu pour la liberté, « comme l’ami et le collègue de Washington. »

Il vécut assez vieux pour voir s’élever à une renommée inouïe ce jeune officier qui admirait tant le livre de Guibert sur la tactique, mais en avait su perfectionner les préceptes. Le Premier Consul reçut en 1803 le vieux maréchal qu’il tenait en sincère estime et lui donna audience entouré de ses généraux. Quand le soldat de Clostercamp et de Yorktown s’avança, Bonaparte lui dit : « Monsieur le maréchal, voici vos élèves. » Rochambeau répondit : « Ils ont surpassé leur maître. »

Après avoir failli mourir de ses blessures en 1747, Rochambeau vécut jusqu’en 1807 et dort maintenant dans le petit cimetière de Thoré en Vendômois, sous un sépulcre de marbre où une inscription, dictée par sa veuve, retrace, au soir d’une très longue vie, le tableau de ces qualités qui avaient gagné son cœur de jeune fille plus d’un demi-siècle auparavant : « Modèle aussi admirable dans sa famille que dans les armées, juge éclairé, indulgent, toujours occupé de l’intérêt des autres… une vieillesse heureuse et honorable a couronné une vie sans tache. Ceux qui furent ses vassaux sont devenus ses enfans… Sa tombe m’attend. Avant d’y entrer, j’ai voulu y graver la mémoire de tant de mérites et de tant de vertus, en reconnaissance de cinquante années de bonheur. » Sur la plaque à côté se lit : « Ici repose Jeanne-Thérèse Telles d’Acosta, décédée à Rochambeau à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, le 19 mai 1824. » Au château, où un gracieux accueil attend tout voyageur épris de ces souvenirs, se voient le ravissant portrait, par Latour, de celle qui, sur ses vieux jours, s’exprimait ainsi, le portrait dans l’uniforme blanc d’Auvergne du fils de Rochambeau qui mourut à Leipzig, l’épée de Yorktown, l’aigle des Cincinnati américains, à côté de l’étoile du Saint-Esprit, un portrait de Washington donné par le commandant en chef à son ami de France et quantité d’autres précieux objets. Au pied de la terrasse coule à pleins bords, entre les prés et les bois, ce Loir qui tient une si belle place dans la littérature française, grâce à un parent des Rochambeau d’autrefois, Pierre de Ronsard.

On souhaitera peut-être savoir ce que devint Closen. Envoyé aux Iles avec le reste de l’armée, il en éprouva, comme tous ses camarades, une vive déconvenue, plus vive même à cause de sa fiancée que les beautés américaines ne lui avaient pas fait oublier. Il avait inséré dans son journal une page de silhouettes représentant une douzaine de ces dernières, mais avait pris soin d’écrire au-dessous : « Honni soit qui mal y pense. » Au moment d’embarquer, il note : « Je n’ose dire tout ce que j’éprouvai et quel fut le sentiment le plus fort : ou de l’attachement à tout ce que j’aime ou de l’ambition jointe à la délicatesse des principes d’honneur. La raison eut cependant le dessus et la balance se décida bien vite pour le dernier… Prendre patience, faire mon devoir… » Quitter Rochambeau lui était une peine de plus : « Je ne saurais jamais assez répéter et exprimer le chagrin que la séparation de mon digne et respectable général m’a coûté ; j’y perds plus que qui que ce soit dans l’armée… Attentif comme l’étais à tous ses récits de batailles, de marches, de positions choisies, de sièges, enfin en tous genres de matières relatives au métier, j’ai toujours tâché de tirer profit de ses conversations si instructives… Il faut me résigner. »

C’est donc, à nouveau, la vie à bord, sur ces maudits « sabots, » un sabot de grande taille cette fois, le Brave de 74 canons, « doublé en cuivre tout nouvellement, » triste séjour néanmoins par mauvais temps et même en tout temps : « On ne se fait pas idée de la grosseur de la mer, du bruit et de la hauteur des vagues ; le tangage et les roulis étaient d’une force à ne pas pouvoir se tenir debout et les vaisseaux paraissaient quelquefois être engloutis dans la mer, et, l’instant d’après, n’y toucher que par un petit bout de la quille. Quel vilain élément ! combien nous autres, troupes de terre, le détestons tous ! Le bruit lugubre des mats, les crics-cracs du vaisseau, les mouvemens terribles par à-coups, qui soulèvent, et auxquels nous ne sommes pas du tout accoutumés, la gêne perpétuelle que se causent quarante-cinq officiers dont quarante n’ont pas d’autre endroit de refuge qu’une même chambre pour tous, les figures tristes de ceux qui sont malades de la mer… la malpropreté, l’ennui, l’idée d’être enfermés dans un sabot, comme dans une prison d’Etat… tout cela n’est qu’une partie de la fâcheuse existence d’un officier de terre, même à bord d’un vaisseau de guerre… Prenons courage. » (29 décembre 1782.)

Peu de distractions. On rencontre un négrier, sous pavillon autrichien, spectacle « abominable et cruel, » avec « cette chaîne de fer qui traverse d’un bout à l’autre et à laquelle les nègres sont tous attachés deux par deux. » Le capitaine qui est Bordelais salue le pavillon de guerre de son pays « par trois : Vive le Roi ! » On lui fait par signaux une réponse que je n’ose transcrire. Nul ne sait où l’on va : « Voguons, » dit avec philosophie Closen.

Escales à Porto-Rico, à Curaçao, cette dernière attristée par le désastre de la Bourgogne, à Porto-Cabello (Venezuela) où l’on fait quelque séjour et où Closen recommence avec ardeur à observer les habitans, gens et bêtes, tatous, singes, caïmans, « lézards énormes tout différens des nôtres. » La « compagnie de la Carraque (Caracas) tient le peuple dans un esclavage et dans une gêne incroyable. Les impôts sont énormes. » L’intolérance religieuse est d’un autre temps : « Quoique l’Inquisition n’y soit pas aussi rigoureuse dans ses informations qu’en Europe, n’y ayant qu’un commissaire à Carraque, il y a cependant trop de fanatisme, trop de préjugés absurdes, en un mot trop d’ignorance parmi les habitans qui ne disent pas un mot et ne font pas un pas sans dire un Ave et sans faire vingt signes de croix, ou baiser un chapelet qu’ils ont toujours pendu au col avec une garniture assez considérable de reliques et de croix. Nos MM. voulant me jouer une niche dans les maisons particulières où je m’étais fait introduire pour satisfaire ma curiosité et mon désir d’instruction, dirent à quelques personnes que j’étais protestant. Voilà des signes de croix ! s’écriant sans fin : Malacce christiano, mauvais chrétien ! »

Le 24 mars (1783), émouvante nouvelle : l’Andromaque arrive « avec le grand pavillon blanc au mât de misaine, comme signal de paix. La minute d’après, tous les vaisseaux de guerre furent pavoises. » On eut encore quelques petits incidens comme la capture de plusieurs de nos officiers par « l’Albermale de 28 canons, commandé par le capitaine Nelson, dont ces messieurs disent tout le bien possible, » et qui furent aussitôt remis en liberté, à la nouvelle de la paix, par le futur ennemi de Napoléon.

C’était donc enfin le retour. Il fut retardé par quelques calmes plats et quelques tempêtes, avec les « criiiiicks craaaaks » habituels des mâtures ; occupé par la mise au net des « journaux et notes sur les deux Amériques, » égayé par le sauvetage de la perruche d’une dame espagnole admise à bord avec sa famille. La « petite perruche s’effraye de quelque chose, s’envole et tombe dans la mer. Le nègre de cette dame, se trouvant par bonheur du même côté, s’y jette sans autre réflexion, tel quel, plonge et reparait de suite ; crie : cato ! cato ! la rejoint, la place sur sa tête crépue, regagne le vaisseau. » Ravie, la dame « permet à ce noir sauveur de lui baiser la main, distinction unique pour un esclave et lui assura une pension viagère de cent francs. Beaucoup de matelots auraient voulu en avoir pu faire autant à ce prix-là. »

Enfin on arrive ; on revoit le paysage du départ, ces « côtes si peuplées d’êtres vivans et de beaux arbres fruitiers et autres objets ravissans. » Tout est ravissant, on est dans la joie ; on s’organise pour gagner Paris, Closen en magnifique équipage : « Et moi, dit-il, après avoir acheté une bonne voiture où je pus placer, — devant, derrière, et dessus, — mes domestiques (un blanc et mon superbe et fidèle nègre Peter), trois singes, quatre perroquets, six perruches, je partis en poste avec cet étalage bruyant et difficile à maintenir en ordre et propreté… Je fus coucher (22 juin) à Saint-Pol-de-Léon, notre dernier quartier avant l’embarquement pour l’Amérique. J’y revis avec une réjouissance cordiale la respectable famille de Kersabiec qui m’avait si bien soigné… J’y laissai une perruche en souvenir d’amitié et de reconnaissance. »

A Guingamp, il retrouve les Du Dresnay, autre famille amie, et arrive à Paris le 30, avec, dit-il, « tous mes êtres vivans de toutes les couleurs, moi-même ayant l’air d’un Indien, tant ma figure était hâlée et brûlée du soleil, à l’exception du front que le chapeau avait conservé très blanc. » La famille de Rochambeau lui fit quitter son auberge pour venir habiter chez elle ; le ministre de la Guerre, maréchal de Ségur, à qui le général le présenta lui accorda le plus flatteur accueil, et le journal se termine comme se terminaient jadis les romans, et comme continuent de se terminer les jeunesses heureuses. Quittant Paris avec la promesse, — « bouquet ministériel très éventuel, » — d’une place de colonel en second, Closen gagna Deux-Ponts. « Là je retrouvai, dit-il, ma belle fiancée, ma chère, ma divine Doris, qui avait eu la constance de me conserver son cœur et sa main, pendant les quatre années de mon absence en Amérique et pendant laquelle il s’était présenté plusieurs partis, même beaucoup plus importans pour la fortune que celle que j’apportais en mariage, qui ne consistait que dans le bouquet ministériel susmentionné et dans la réputation d’honnête homme et de bon militaire. »

J’ajouterai seulement que le ministre tint parole et que ce fut comme colonel et chevalier de Saint-Louis que Closen se retrouva aide de camp de son ancien chef Rochambeau, maintenant maréchal de France, et chargé de défendre la frontière du Nord au début de la Révolution.

Encres jaunies, voix éteintes. Le souvenir de l’œuvre accomplie demeure toutefois et ne saurait s’effacer, car d’année en année la grandeur en est plus apparente. En moins d’un siècle et demi, New York a passé des 10 000 habitans qu’il avait sous Clinton aux cinq millions d’aujourd’hui. Philadelphie, l’ancienne capitale, « ville immense » aux yeux de Closen, a dix fois plus de maisons à présent qu’elle n’avait alors d’habitans. En partie encore grâce à la France, cédant volontairement la Louisiane en 1803, la frontière de ce pays que l’Hudson jadis divisait en son milieu a été poussée jusqu’au Pacifique ; les trois millions d’Américains de Washington et Rochambeau sont devenus les cent millions de maintenant ; le commerce extérieur des quarante-huit États qui ont succédé aux treize de jadis, dépasse annuellement vingt milliards de francs. Du jour où les drapeaux des deux pays flottèrent sur les ruines de Yorktown, l’équilibre du monde fut changé. Il n’est guère de cas où, avec l’inévitable mélange d’intérêts humains, aucune lutte ait été, plus nettement que celle-ci, engagée pour une idée. On le vit à la paix, où la France victorieuse s’interdit, comme elle l’avait déclaré d’avance, tout profit matériel, et nul en notre pays n’y trouva à reprendre ; le peuple illumina. La cause était juste, et même les adversaires ne tardèrent pas à le reconnaître. Peu à peu, et en dépit des réveils de haines, avec la deuxième guerre de l’Indépendance dans le Nouveau Monde et les campagnes de Napoléon dans l’Ancien, les animosités d’autrefois se sont effacées. Les trois nations qui s’étaient rencontrées en armes à Yorktown, les trois dont les ancêtres avaient connu une Guerre de Cent ans, pourront bientôt commémorer une Paix de Cent ans. « Je souhaite voir le monde entier en paix, » avait écrit Washington à Rochambeau. Depuis bientôt un siècle, les trois nations qui combattirent à Yorktown, sont demeurées amies et, dans cette mesure du moins, le vœu du grand Américain a été rempli.


JUSSERAND.


  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. 13 avril 1781.
  3. Dès 1796, époque de la visite de La Rochefoucauld-Liancourt, la ville, jadis prospère, était une bourgade morte de huit cents habitans dont les deux tiers, gens de couleur : « les habitans, dit-il, y sont sans occupation. Les uns vendent en détail des liqueurs spiritueuses et quelques étoffes ; d’autres s’appellent avocats, d’autres juges de paix. La plupart ont, à quelque distance de la ville, une petite ferme qu’ils vont visiter tous les matins ; mais tout cela n’occupe beaucoup ni la tête, ni le temps ; et les habitans d’York, qui vivent en très bonne intelligence, occupent l’un et l’autre bien plus assidûment en dînant ensemble, en buvant du punch, en jouant au billard ; pour donner un peu plus de piquant à cette vie habituelle, ils changent souvent le lieu de leurs assemblées… Le nom de M. le maréchal de Rochambeau y est en grande vénération. » (Voyage dans les États-Unis. Paris, an VII, t. VI, p. 283.)
    La colonne, votée dès octobre 1781, ne fut érigée qu’un siècle plus tard, la première pierre fut posée en 1881, lors des fêtes du centenaire, en présence des représentans de l’ancienne alliée et des descendans des officiers de Washington, Rochambeau, d’Estaing, de Grasse.
  4. Au moment où Rochambeau rentrait en France, La Luzerne lui confirmait cet important résultat : « Votre sage et brave armée a, non seulement, contribué à mettre un terme aux succès des Anglais dans ce pays, elle a encore détruit en trois ans des préjugés enracinés depuis des siècles. » (8 octobre 1782.)
  5. Pour encourager de tels sentimens chez les signataires, Louis XVI, fit cadeau à cette université, peu après la guerre, de « 200 volumes des plus beaux et des meilleurs ouvrages français ; » mais, rapporte La Rochefoucauld-Liancourt qui les vit en 1796, ils arrivèrent fort endommagés, parce que « le négociant de Richmond qui était chargé de les faire passer au collège, les oublia assez longtemps dans sa cave, au milieu des barils de sucre et d’huile. »
  6. Il en subsiste quelques pièces ; une notamment est conservée au Musée National à Washington.