Texte établi par Édouard ChartonLibrairie Hachette et Cie (Volume 63p. 401-416).


ROCAMADOUR.
PAR M. GASTON VUILLIER.
1891. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
Les dessins de cette livraison ont été exécutés d’après nature par l’auteur.




31 octobre. — Je viens de quitter de froides hauteurs balayées par le vent du nord, une région de granit humide et pauvre, des landes désolées où rampent les nuées, et je suis arrivé en Quercy, pays de soleil.

Vers les monts limousins, j’avais vu s’avancer l’hiver rude. Là-haut, sous un ciel noir, une végétation hérissée se tordait sous les rafales, et des torrents grossis par l’orage se précipitaient, écumants et pleins de clameurs.

Ce dernier jour d’octobre, veille des Morts, est ici rayonnant de lumière ; aux plus légers souffles, des frissons mélodieux s’éveillent dans la feuillée ; à travers la transparente vapeur qui baigne les espaces les rayons du soleil allument, par endroits, comme des fourmillements d’or.

Ici, les arbres pâlis par l’automne sont verdoyants encore, des parfums subtils s’exhalent des buissons, les brises sont caressantes et quelques fleurs sèment des sourires dans les sentiers.

Je vais sous l’enchantement d’un ciel diaphane, à travers des vallées charmantes, originales et pourtant bien peu connues.

Le voyageur qui passe sur le causse[1] de Gramat ne voit s’allonger sous ses yeux qu’une terre rocailleuse livrée aux vents brusques et à la chaleur, parsemée de bouquets d’arbres chétifs, divisée par des enclos innombrables bordés de murs en pierre sèche. Il ne soupçonne pas les gorges et les vallées profondes taillées dans le roc vif, qui serpentent toutes fraîches à travers la sécheresse et l’aridité de ce singulier plateau.

Ce plateau, rongé par les météores et criblé de fissures, étale des abîmes, ouvre des antres où s’engloutissent des cours d’eau. Si l’ouïe avait assez de puissance, on pourrait, en collant son oreille contre la table de pierre, entendre le bruissement des sources qui circulent et s’enchevêtrent dans les mystérieuses entrailles du sol.

Çà et là bâillent les soupiraux fumants de ces rivières souterraines ; les étroits orifices d’abîmes s’ouvrent parfois sous les pas, et longtemps les pierres jetées dans ces ouvertures retentissent de rocher en rocher.

Quelquefois, à la suite de fortes pluies, le sol s’effondre, et l’on voit des gouffres se creuser subitement.

Un seul homme, Martel, a eu le courage de pénétrer dans ces bouches du Ténare, d’en explorer les profondeurs, de suivre le cours de ces rivières obscures. On sait quel succès a accueilli ses étonnantes révélations.

Les eaux du ciel, bues avidement, sur les causses altérés, par les puits béants de la pierre, par les cavernes, par les crevasses, par les trous, cloups ou igues, comme on dit dans le pays, ne sont pas perdues pour le Quercy. Là-bas vous les verrez, sous les hautes falaises de la Dordogne, dans la fissure gigantesque de l’Alzou, à l’Ouysse et ailleurs encore, s’échapper joyeusement de leurs sombres antres, apportant la fraîcheur et l’abondance, égayant des villages, faisant tourner les roues des moulins, arrosant des vallons, jasant doucement en des paradis ombreux.

Quelques sources surgissent bouillonnantes au fond même du lit de la Dordogne, et leur force est telle qu’elles peuvent soutenir un instant des cailloux à leur surface.

Sur une haute paroi rocheuse, dans le beau cirque de Montvalent, à Briance, est une ouverture d’où un flot jaillit comme si une artère de ce géant de pierre qui est le causse venait d’être subitement tranchée. À certains jours d’hiver il s’élance avec fureur et va se briser au loin contre le talus de la route. Lorsque les grandes pluies ont flagellé la terre ardente du plateau, les eaux s’échappent de cette caverne rouges comme du sang.

La source de Briance.

En été, par les longs mois de sécheresse, Briance est une cascatelle charmante qui laisse glisser du cristal dans une coupe d’émeraude où se penchent et se mirent des arbustes en fleur.

J’ai vu des pigeons d’une blancheur de neige se poser sur les pierres veloutées de mousses, au milieu du bassin, sous la chute même, et faire miroiter la nappe transparente de reflets chatoyants. Au crépuscule les oiseaux d’alentour s’y blottissent sous les feuilles, et leur gazouillement contenu, qui se mêle aux murmures de la source, m’a maintes fois charmé.

Un moulin s’appuie au roc tout contre l’ouverture ; les eaux vont rejoindre la Dordogne après avoir baigné les murailles d’un castel.

Tandis que je dessinais un jour la cascatelle, je fus invité par un châtelain à me reposer dans son manoir.

Le visiteur était fort courtois, la chaleur grande : je le suivis.

Le souvenir de la courte apparition que je fis dans cette demeure me restera toujours.

Une Caussenarde.

Je traversai à sa suite de grandes salles froides. Dans le vestibule, des chevaliers bardés de fer nous regardèrent passer d’un air hautain du haut de leurs cadres d’or noircis.

Dans un antique salon où nous pénétrâmes, une jeune fille d’une singulière beauté apparut. Sa chevelure était d’or bruni, ses yeux noirs. Son visage pâle. Je crus voir l’altière châtelaine de quelque vieux burg allemand. Ses mouvements même avaient un peu de la raideur majestueuse que j’imagine à ces souveraines des castels d’autrefois.

Je me souviens de l’impression que me faisaient dans cette salle vaguement éclairée nos paroles lentes qu’un écho étouffé répétait tout bas.

Je quittai le manoir et je repris le chemin du village encore assez éloigné. Le soleil se couchait, le croissant de la lune se délinéait tout mince dans le ciel, et son reflet semblait se débattre comme un noyé dans un remous de la rivière. Sous la lueur crépusculaire du soir qui tombait les silhouettes des choses prenaient des apparences bizarres : on eût dit que les troncs des arbres se mouvaient, et que des chuchotements confus passaient dans les branches. Le souvenir du castel, de la demoiselle d’or, du grave châtelain, ne quittait pas ma pensée, et je me demandais si une hallucination me hantait ou si je n’étais point imprégné du souvenir de quelque fantastique conte d’Hoffmann.

Au retour du Limousin j’ai suivi la route ombreuse de Briance, j’ai écouté un instant le chant de la cascade que j’avais contemplée autrefois, j’ai souri au manoir dont je fus l’hôte d’un jour, j’ai élevé mes yeux jusqu’au château de Mirandol, nid d’aigle juché sur une falaise vertigineuse, à pic sur la Dordogne.

Mirandol.

Cette Dordogne si calme et si pure, je l’ai revue, étalée comme un miroir sans fin, reflétant les arbres de ses rives, les castels, les roches claires ; j’ai revu Gluges, hameau ignoré, nid humain blotti dans un pli de falaise devant un merveilleux décor. Là dans une auberge je passai jadis quelques saisons. Que de récits me revenaient, entendus le soir aux veillées d’automne, devant la braise, et combien ces souvenirs sont lointains déjà !

Les années s’enfuient et l’on voudrait se reposer encore dans ces coins ignorés où se sont écoulées des heures si calmes, mais la vie commande maintenant de sa voix dure : on n’a plus le temps de s’arrêter.

Et l’on passe à regret, regardant encore par-dessus son épaule jusqu’au détour du chemin, songeur et aussi un peu attristé.

Le Quercy s’honore d’une fière noblesse. Sur le causse, sur les rives de la Dordogne, se dressent des manoirs qu’illustrent les grands noms des Saint-Cyr, des Lamberterie, des Conquans, des Montmaur, des Valon, des Dufour, des Blaviel, des Maynard, etc. D’autres noms d’origine plus récente, mais faits de gloire, ont eu du retentissement : ce sont ceux de Murat, roi de Naples, de Bessières, duc d’Istrie, de Gambetta, de Canrobert.

Dans les manoirs, les antiques traditions sont respectées. Du reste, certaines conditions de l’existence s’y sont peu modifiées depuis des siècles.

Dans les vastes cuisines, auprès du grand âtre aux vieux landiers luisants, brûlent encore, en hiver, des troncs d’arbre entiers.

Deux bancs anciens en garnissent les côtés : l’un est réservé aux châtelains, l’autre est pour les pauvres.

Le pauvre arrive, salue et va s’asseoir.

Les serviteurs, sans mot dire, lui apportent un plat de soupe fumante.

Lorsque le pauvre s’est chauffé et restauré, il se lève, remercie et s’en va.

Quelle grandeur, n’est-ce pas, dans cette hospitalité traditionnelle donnée aux humbles !

Ces plateaux arides, brûlés par le soleil et les vents, subirent longtemps les fureurs de la guerre.

Les Sarrasins et les Normands les ont ravagés, et les soldats de Pépin en massacrèrent les habitants réfugiés dans les cavernes.

Plus tard, à la voix de Pierre l’Ermite, les châtelains s’armèrent et partirent aux croisades. Les guerres religieuses ensanglantèrent cette terre, qui devint le théâtre de combats glorieux pendant la guerre de Cent Ans.

Que de souvenirs éveillent les donjons qui s’écroulent partout, fiers encore sous leurs ruines !

Castelnau, forteresse rouge dont l’origine remonterait à la reine Brunehaut et qui date sûrement des premiers fiefs, vit passer dans ses murailles toute une lignée de hauts et fiers seigneurs. Vassaux des comtes de Toulouse et des vicomtes de Turenne, ils se tenaient aussi souvent debout qu’à genoux devant leurs suzerains.

Au xiie siècle, le vieux repaire, réduit par la famine, fut obligé d’ouvrir ses portes à Henri II, roi d’Angleterre. Pendant la guerre des Albigeois, son existence fut gravement menacée. Là expira, après une douloureuse captivité, la veuve du comte d’Armagnac, victime de la politique de Louis XI.

En 1705, le dernier des Guillem de Castelnau mourut à Versailles après avoir abandonné sa noble demeure, dont les salles avaient été revêtues de lambris d’or et dont les balcons aux balustres blancs ornaient d’une fraîche dentelle les lourds remparts.

La révolution respecta le colosse.

La maison de Luynes, à laquelle il était revenu par la suite, le vendit.

On vit alors un acquéreur errer comme épouvanté dans les ruines de cette forteresse solitaire, et dans son affolement songer à la détruire.

Plus tard un incendie l’éclaira de sinistres lueurs et ne fit que l’entamer.

En dépit de l’abandon, des ravages exercés par le temps et par le feu, l’antique manoir élève encore sur trois vallées sa masse imposante et son superbe donjon.

Le souvenir des anciens seigneurs de Castelnau est maudit dans la contrée : aux soirées d’hiver, les paysans racontent sur eux de sombres légendes et leur nom seul frappe de terreur les enfants.

Le Montal, magnifique château du xvie siècle, qu’une spéculation a mutilé, vit la mort tragique d’une amante délaissée. Sur le rebord de la fenêtre d’où l’infortunée Rose de Montal se précipita pour mourir, on peut lire encore les mots : « Plus d’espoir », les derniers qu’elle prononça, et qui furent gravés là en mémoire de sa triste fin.

Une merveille du Quercy, dont on peut contempler les ruines, est le château d’Assier, bâti par Galhot de Ginouillac, grand maître d’artillerie de François Ier, la plus somptueuse demeure de France, au dire de Brantôme. Hélas ! cette merveille d’art se détruit de jour en jour ; aucun descendant de ce héros de Marignan et de Pavie n’est là pour préserver les derniers débris de sa beauté.

Le château d’Assier.

Et pourtant que de richesses encore dans ces ruines ! Des frises y courent en arabesques capricieuses, en trophées d’armes, en attributs d’amour. Certains pilastres en grès sont sculptés avec une finesse incomparable. Hercule est représenté sur l’un d’eux, étouffant le lion de Némée et terrassant le géant Antée.

Une devise est répétée sans cesse tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’édifice, sur des cartouches suspendus à des trophées ou à des guirlandes, ou portés par Cupidon : J’aime fort une, souvenir de la passion violente dont Galliot fut possédé pour la duchesse d’Angoulême, mère de François Ier, passion qu’il emporta dans la tombe.

Maintenant, ô cruelle ironie ! le lierre symbolique couvre à demi et ronge chaque jour les devises d’amour et de constance, et la nature, qui a repris ses droits, élève à travers les ruines des bosquets de feuillage qui abritent, chaque printemps, des nids d’oiseaux.

Là, tout auprès, dans l’église qu’il fit bâtir, repose sur un sarcophage l’image du héros, les mains croisées sur la poitrine, les pieds appuyés sur un lion. On lit sur la pierre :


Ci dort qui n’eut jamais propos
De reposer en la vie mortelle ;
Ses longs travaux lui ont donné repos,
Car pour ses faits sa vie est immortelle.


Au milieu de cet aride causse de Gramat, auprès de ces châteaux forts, pleins de souvenirs du passé, le plus vénéré des anciens pèlerinages, Rocamadour, élève sa basilique.

À des époques déjà lointaines, par deux fois j’avais visité cet étrange lieu, et le souvenir m’en poursuivait toujours. Un gracieux ami de Gluges me l’avait révélé. Une journée entière nous avions erré dans les sanctuaires, et, vers le soir, chacun sur notre âne, nous avions pris des chemins raboteux, et, comme les pèlerins du moyen âge, nous étions allés frapper à la porte d’un castel qui s’ouvrit pour nous donner une généreuse hospitalité.

Que de beaux jours évanouis et de combien de deuils se voilent les sentiers que l’on foule une seconde fois ! J’ai suivi les chemins de jadis, sur le causse, à travers des ondulations qu’égayent les murailles blanches de quelques villages ombragés de noyers. Au loin s’enfuient des plateaux et encore des plateaux. Çà et là paissent des moutons ; leur laine a emprunté au sol sa couleur sanglante, et ils demeurent si longtemps immobiles, les dents sur l’herbe, qu’ils paraissent endormis.

Puis Rocamadour, dans son étrange décor, a subitement frappé mes yeux, et sa vue m’a aussi fortement impressionné que lorsqu’il m’apparut pour la première fois.

Quelle vision saisissante !

Sur le plateau une profonde déchirure s’enfonce tout à coup dans les entrailles de la pierre. Des falaises à pic, des talus rapides, des roches monumentales supportent le causse et accompagnent l’immense gorge dans ses sinuosités.

Des brouillards en voilent le fond aujourd’hui, et il m’a semblé qu’un abîme venait de s’ouvrir sous mes pas.

Sur un flanc de la falaise, contre un rocher à pic, Rocamadour accroche ses sanctuaires, que le soleil illumine, et plus bas ses habitations.

Rocamadour.

Tout étincelle, la pierre qui se penche, les clochers, les antiques forteresses, les pauvres maisons accroupies contre les parois. On croirait que ces basiliques, ce village et cette roche ardente voguent au-dessus d’un abîme. Car tout cela est à mes pieds et cette vision tient du rêve autant que de la réalité. Et puis j’ai comme la sensation de choses qui ne seraient pas en place, il semble que le village et les chapelles manquant d’une base solide vont glisser dans un gouffre. Dans cette déchirure béante sur laquelle je plane, à travers l’éblouissante lumière, dans ce chaos de brouillards qui font la profondeur vertigineuse, avec des criailleries incessantes, rôdent des nuées de corneilles.

Vieux paladins, lorsque, au retour des croisades, l’accomplissement d’un vœu guidait vos pas vers Rocamadour, quels devaient être votre ravissement et votre extase en présence de cette apparition subite !

Et vous, pèlerins qui accouriez en foule des parties les plus lointaines de la France naissante, combien ce décor merveilleux devait donner d’élan à votre foi ! Sa vue vous faisait oublier les fatigues et les périls qui avaient accompagné votre route…

Devant ce sanctuaire apparu, dans les vapeurs matinales ; comme une lumineuse vision, j’évoquais les époques lointaines où, déjà célèbre, il voyait accourir des visiteurs des contrées les plus éloignées. Les Languedociens et les Auvergnats le vénéraient, et des caravanes s’organisaient en Bretagne, en Espagne même, pour venir le visiter.

Sur les montagnes que les pèlerins devaient traverser, dans les lieux déserts, des hospices s’élevaient pour les recevoir, des feux allumés sur des édicules guidaient leur marche nocturne. Car les routes n’étaient pas sûres, et c’est seulement au prix de dures fatigues et de dangers qu’ils pouvaient atteindre le but de leur voyage.

Dans les monts solitaires d’Aubrac, beaucoup succombaient d’épuisement ou étaient égorgés par des bandits.

Alard, vicomte de Flandre, y fut assailli par des voleurs tandis qu’il se rendait à Saint-Jacques de Compostelle. Mais au retour de son pèlerinage il fit construire au sommet de la montagne un hôpital fortifié où il s’établit lui-même pour assurer la sécurité des nombreux pèlerins qui traversaient la région pour aller visiter le Puy, Saint-Dominique d’Estramadure, Saint-Jacques de Compostelle ou la Palestine.

Les chemins suivis par les pèlerins étaient appelés camis Roumiou, et aujourd’hui encore, en certains pays, cette dénomination leur est restée.

En Quercy ce chemin s’engageait aux environs de Figeac, dans une étroite et dangereuse vallée. Deux pyramides en pierre qui subsistent et où des feux étaient allumés pendant la nuit guidaient leurs pas. On dit même qu’une sorte de phare s’élevait sur le mont du Candal (de la chandelle).

Entre Figeac et Gramat l’église fortifiée de Rudelle leur offrait une protection assurée.

Au reste les dangers que couraient les pèlerins étaient tels que, dans son traité de paix avec les Flamands, en 1304, Philippe le Bel, roi de France, se réserva le droit de punir par voyages ou pèlerinages les personnes les plus coupables de la ville et du terroir de Bruges.

En 1316, Philippe le Long, régent du royaume de France, modifiant les clauses du traité, stipule que Robert de Castel, le plus jeune des fils du comte de Flandre, fera un pèlerinage à Saint-Jacques en Galice, un à Notre-Dame de Rocamadour, un à Notre-Dame de Vaubert, un à Saint-Gilles en Provence. Si une année ne suffisait pas pour effectuer ces pèlerinages, il en mettrait deux.

Lorsqu’un pèlerin était prêt à se mettre en route, un prêtre lui présentait, avec l’escarcelle et le bourdon, peram et baculum peregrinationis, des langes marqués de la croix, ses vêtements étaient aspergés d’eau sainte et le clergé l’accompagnait en procession jusqu’à la prochaine paroisse. Nos rois eux-mêmes ne partaient pas pour la croisade ou n’entreprenaient pas un pèlerinage sans se rendre à Saint-Denis pour recevoir de la main d’un prélat l’escarcelle ou l’écharpe et le bourdon.

Aux xe et xie siècles beaucoup d’entre eux se dirigeaient vers la Palestine. On les voyait arriver par la porte d’Ephraïm et, pareils à des fantômes, pénétrer dans l’église du Saint-Sépulcre, recouverts d’un suaire dans lequel on les ensevelissait après leur mort.

Fréquemment, à ces époques, un père vouait au pèlerinage son enfant au berceau,

La tradition fait remonter la création de l’oratoire de Rocamadour aux temps apostoliques.

Il a été raconté que Zachée, persécuté, abandonna la Palestine avec sa femme Véronique, et se livra à la merci des flots, qui conduisirent la barque sur laquelle il avait pris la mer jusqu’aux rivages de Gascogne.

À la suite d’incidents et d’événements divers, Zachée vint en Quercy et résolut de finir ses jours dans la solitude. Il se réfugia dans des cavernes de rochers qui dominaient une vallée ténébreuse et horrible (vallis tenebrosa horrendaque). Ce lieu, peuplé de bêtes féroces, qu’il éloigna par ses prières, était Rocamadour.

Le pèlerinage acquit un tel renom, dans la suite des âges, que les états de la province, convoqués pour demander au ciel l’extinction des Albigeois, s’y réunirent.

Rocamadour a connu longtemps des jours de splendeur. Des richesses considérables s’y entassaient autrefois, et il fut à tel point exposé au pillage que des forteresses, qu’on voit encore et qui ajoutent à son aspect grandiose, s’élevèrent pour l’abriter des coups de main.

Aujourd’hui les pèlerins font vivre le village. Sans les cohortes pieuses qui se pressent tous les ans dans ses murailles, les habitants, très misérables, l’auraient déserté. En dehors des auberges, la plupart des maisons reçoivent des pèlerins. C’est surtout en mai, mois de Marie, que les fervents y affluent. Du printemps à la fin de l’automne les voyageurs, les pèlerins, les touristes ne cessent de le visiter.

Rocamadour, qui fut une des dix-huit villes basses du Quercy et qui était représenté par son abbé dans les états de la province, montre encore des portes fortifiées, des restes de mur d’enceinte qui témoignent de son importance passée.

Dans la rue de la Couronnerie, une vieille demeure seigneuriale du xvie siècle attire l’attention par la beauté de son style et la sévérité de sa couleur. La porte à arc surbaissé est flanquée de deux ouvertures ogivales, des fenêtres en croix s’ouvrent sur la façade et trois frontons en mansarde terminent cet édifice, propriété de l’évêque de Cahors.

Les Frères de la Doctrine chrétienne l’utilisent comme maison d’école au profit des enfants de la paroisse.

Le village, avec ses ruelles capricieuses, ses maisons pittoresques aux fenêtres garnies de fleurs et dans lesquelles on entre quelquefois en descendant du toit, est plein d’attraits pour un artiste. Toujours en haut, droit au zénith, des roches menaçantes semblent se mettre en fusion sous l’ardente lumière, les murailles du sanctuaire se dressent hautes, sévères, et les nuées de sombres corneilles éternellement tournoient.

1er novembre. — Ce soir, tandis que j’errais par les rues, mes yeux se sont arrêtés sur une patte velue clouée sur un antique portail. Un vieillard qui passait m’a dit que c’était une patte de loup.

Son père en remontant au plus loin dans ses souvenirs, ajoute-t-il, l’avait vue toujours ainsi.

J’ai bravement frappé à la porte, une vieille femme m’a ouvert et a répondu avec empressement à mes questions.

« Au dire de nos anciens, m’a-t-elle conté, cette demeure, beaucoup plus vaste qu’elle ne paraît, fut habitée par le percepteur des dimes avant la Révolution. Plus tard, le grand louvetier en fit son domicile, et, pour indiquer ses fonctions, il cloua cette patte sur la façade. Elle y est restée depuis ; nous autres, pauvres gens de ce village, nous respectons les choses de l’ancien temps. »

À deux reprises, tandis que je causais avec la bonne vieille, j’entendis un triste son de cloches.

Lorsque je la quittai, elles tintaient lentement pour la troisième fois.

Je m’engageai dans une rue et j’arrivai bientôt au pied de l’escalier des pèlerins.

Une foule recueillie s’y trouvait rassemblée. Pour honorer les morts elle allait, suivant une antique coutume, gravir à genoux les deux cent trente-six marches dont il est composé, en récitant les litanies, en psalmodiant des chants pieux.

Tous les regards étaient dirigés vers le sanctuaire d’où le clergé sortait. Je le vis descendre les degrés avec lenteur, puis se prosterner à la première marche.

Alors la pieuse ascension commença.

Le soleil venait de se coucher, un crépuscule clair baignait la terre, et, à travers des brouillards venus du fond de la vallée, le disque de la lune était apparu, énorme et très pâle, comme si quelque astre inconnu avait surgi tout à coup du mystère de l’espace.

L’escalier des pèlerins la veille des Morts.

Un profond silence régnait, on eût dit le village désert, la terre morte.

L’immense escalier, coupant d’une ligne rigide les hautes roches, allait, comme l’échelle de Jacob, tout droit vers un ciel aux lueurs idéales.

Les pèlerins continuaient leur marche lente ; et bientôt je ne distinguai qu’à peine leurs formes effacées qui se mouvaient confusément, montant, montant toujours à la suite des prêtres dont les blancs surplis ondoyaient.

Le clergé murmurait ses prières ou psalmodiait ses chants sur un mode grave, les voix de la foule qui répondaient à chaque verset étaient frêles et contenues et se traînaient comme des échos attardés.

Inoubliable soir que celui où j’ai vu ces larves humaines ramper sur un flanc de ce mont, sous un ciel d’apocalypse, au pied d’une basilique légendaire !

J’eus l’hallucination d’un rêve, je vis, tant la scène avait de grandeur, l’humanité entière essayant d’échapper aux ténèbres qui l’enveloppent pour s’élever dans un élan de foi vers des clartés nouvelles, vers ce ciel pâlissant où des mondes lointains, meilleurs peut-être, doucement s’allumaient.

La créature, pleine de misère, fuyait l’ombre terrestre et montait, montait encore, en son espoir, vers les régions sereines de l’infini.

Et ces voix graves ou plaintives, ce vent nocturne aux haleines froides et pleines de frissons, ces silhouettes hautes de monuments d’un autre âge, ces étoiles tremblantes, cet astre formidable qui planait solitaire, m’emplirent d’un vague effroi.

Puis les derniers chants sacrés s’éteignirent au tournant de l’escalier et l’ombre enveloppa Rocamadour silencieux.

Longtemps je demeurai-là, pensif.

Dans les ténèbres qui s’épaississaient, les formes des choses s’étaient évanouies. La lune avait disparu. Quelques lueurs de foyer toutes rouges, perdues au fond d’un abîme noir, me rappelèrent seulement qu’il y avait un village au-dessous de moi.

Je gagnai l’hôtellerie. Ah ! le bon chien au poil : fauve assis devant le feu qui flambe joyeusement !

« Ici, Lion ! »

Et le chien s’est approché. C’est l’ami des voyageurs. Il vous adopte dès l’arrivée, vous promène à travers le village et semble un guide qui sait vous conduire.

Toute la journée il m’avait escorté ainsi ; mais, vers le soir, il s’était esquivé. Sans doute il avait à surveiller la broche, à présider à la cuisson du lièvre qui tournait tout saignant devant le foyer, car il se tenait là d’un air important et entendu. Lion n’aime pas les pauvres, qu’il chasse par ses grognements, et si cette démonstration ne suffit pas, une double rangée de crocs acérés grince d’une façon menaçante. Ses caresses sont réservées à ses maîtres et aux amis de la maison.

Le lendemain à la première heure, le chien était à la porte de ma chambre, il avait hâte de m’accompagner ; je marchais bientôt derrière le fauve panache qu’il agitait dans le chemin. Par moments il s’asseyait pour m’attendre lorsque dans les rudes montées je ralentissais la marche.

C’est ainsi escorté que je parcourus les ruines de l’hôpital Saint-Jean, au sommet d’un coteau, en face de Rocamadour. C’était autrefois la dernière halte des pèlerins. Là ils réparaient leurs forces épuisées, et des mains pieuses lavaient leurs pieds meurtris ou ensanglantés par la route rocailleuse.

J’ai gravi le haut escalier dont les fidèles avaient fait l’ascension la veille, mais le soleil dardait et la sombre poésie des choses du soir s’était envolée. Je suis arrivé sur un plateau, dans l’enceinte sacrée, devant la chapelle Saint-Michel.

Le parvis dans l’enceinte sacrée.

On remarque devant la porte un coffre monumental, bardé de fer, où les pèlerins déposent leurs offrandes.

Au-dessus s’enfonce dans la muraille l’épée dite de Roland, informe copie de la fameuse Durandal.

Roland, qui allait rejoindre son oncle Charlemagne guerroyant en Espagne, vint offrir son épée à Notre-Dame de Rocamadour. Mais comme il ne pouvait se priver de son arme dans les combats où il était appelé, il se réserva de la déposer au pèlerinage à son retour.

On sait qu’il succomba avec les douze pairs à la suite d’une trahison.

« Lors, dit la chronique de Turpin, demeura parmi le champ de bataille, las et travaillé des grands coups qu’il avait donnés et reçus, et dolent de la mort de tant de nobles barons qu’il voyait devant lui occis et détranchés. Menant grande douleur, il vint parmi les bois, jusqu’au pied de la montagne de Césaire, et descendit de son cheval, dessous un arbre, auprès d’un grand perron de marbre, qui était là dressé en un moult beau pré, au-dessus du val de Roncevaux. Il tenait encore Durandal, son épée. Cette épée était éprouvée sur toutes autres, claire et resplendissante et de belle façon, tranchante et affilée si fort, qu’elle ne pouvait ni casser ni briser. Quand il l’eut longtemps tenue et regardée, il la commença à regretter comme en pleurant, et dit en telle manière : « Ô épée très belle, claire et resplendissante, qu’il n’est pas besoin de fourbir comme toute autre, de belle grandeur et large à l’avenant, forte et ferme, blanche comme ivoire par la poignée, entresignée de croix d’or, sacrée et bénie par les lettres du saint nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et environnée de sa force, qui usera désormais de ta bonté ? Qui l’aura ? Qui te portera ?… Autant de fois j’ai par toi occis ou Sarrasins ou déloyaux Juifs, autant de fois pensais-je avoir vengé le sang de Jésus-Christ. J’ai trop grand deuil, si mauvais chevalier paresseux t’a après moi ; j’ai trop grande douleur, si Sarrasin ou autre mécréant te tient et te manie après ma mort. » Quand il eut ainsi son épée regrettée, il la leva en haut et en frappa trois merveilleux coups au perron de marbre qui était devant lui ; car il la pensait briser, parce qu’il avait peur qu’elle ne vînt aux mains des Sarrasins. Que vous conterait-on de plus ? Le perron fut coupé d’en haut jusqu’en terre, et l’épée demeura saine et sans nulle brisure ; et quand il vit qu’il ne la pouvait dépecer en aucune manière, il fut trop dolent. »

C’est alors que Roland jeta son épée dans un précipice plutôt que de la voir tomber aux mains des ennemis.

On rapporte que son cadavre, sur lequel Charlemagne ne put que pleurer, fut embaumé et transporté à Blaye, où il fut inhumé, son oliphant à ses pieds, son épée au-dessus de sa tête. Plus tard, à la suite d’un vœu rappelé par ses fidèles, le cor fut transféré à l’église Saint-Seurin à Bordeaux et son épée à Rocamadour.

C’est là que Henry au Court-Mantel, qui pilla la basilique en 1183 et se fit proclamer souverain d’Aquitaine, s’empara de la Durandal, à laquelle il substitua la grossière copie que les visiteurs ont sous les yeux.

Une figure d’énormes proportions dégradée par le temps est peinte sur la muraille dans laquelle cette singulière épée est plantée. Elle représente saint Christophe portant sur ses épaules l’enfant Jésus.

Nos ancêtres aimaient beaucoup saint Christophe, qu’ils représentaient si souvent sur les murs des églises. Le merveilleux de son histoire les charmait.

D’après la légende dorée, c’était un naïf géant d’une force surhumaine, qu’un ermite instruisit dans la foi chrétienne.

Mais, comme il ne pouvait se plier au jeûne et aux longues oraisons, il s’inquiéta de trouver un genre de vie plus conforme à sa nature.

D’après la légende, l’ermite lui dit :

« Ne connais-tu pas tel fleuve, où périssent beaucoup de ceux qui essayent de le passer ? » Et Christophe dit : « Je le connais. » Et l’ermite lui dit : « Comme tu es grand de taille et robuste, si tu te tenais près du bord de ce fleuve, et si tu passais les voyageurs, tu ferais une chose fort agréable à Jésus-Christ, que tu désires servir, et j’espère qu’il se manifesterait à toi. » Et Christophe lui répondit : « Voilà un service auquel je puis me consacrer, et je te promets de faire ce que tu me dis là. » Il alla donc près de ce fleuve, et il s’y construisit une demeure, et il se mit à passer sans relâche tous les voyageurs, s’étant muni d’un bâton avec lequel il se soutenait dans l’eau. Et bien des jours s’étant passés, tandis qu’il se reposait dans sa demeure, il entendit comme la voix d’un enfant qui l’appelait et qui disait : « Christophe, sors et passe-moi. » Et Christophe sortit, mais il ne trouva personne ; et, rentré dans sa demeure, il lui arriva la même chose une seconde fois. Appelé une troisième fois, il trouva au bord de l’eau un enfant, qui le pria de lui faire passer la rivière. Et Christophe, ayant mis l’enfant sur ses épaules et s’étant muni d’un bâton, entra dans l’eau. Et l’eau s’élevait peu à peu, et l’enfant pesait sur les épaules de Christophe d’une manière excessive, et son poids augmentait toujours, de sorte que Christophe commença à avoir peur. Et quand enfin il eut passé la rivière et qu’il eut déposé l’enfant sur la rive, il lui dit : « Tu m’as mis dans un grand péril, enfant, et tu m’as surchargé d’un si grand poids, qu’il me semblait que si j’avais le monde entier sur mes épaules, je n’aurais pas un plus lourd fardeau. » Et l’enfant répondit : « Ne t’en étonne pas, Christophe ; car non seulement tu as eu sur tes épaules le monde entier, mais encore celui qui a créé le monde ; car je suis le Christ, celui pour l’amour de qui tu as entrepris cette œuvre, »

Entre la chapelle miraculeuse et la petite église Saint-Michel, sur le plateau, dans l’enceinte sacrée, s’ouvre une grotte taillée dans le roc qui abrita, dit-on, saint Amadour et lui servit de sépulture.

La chapelle miraculeuse élevée par les mains pieuses du saint n’existe plus : un bloc de rocher, détaché de la falaise, l’écrasa dans sa chute. Elle fut reconstruite au xve siècle par Mgr de Bar, évêque et seigneur de Tulle. Une inscription gravée sur le mur extérieur du chevet fixe la date de cette reconstruction.

En 1562, les huguenots s’étant emparés de Rocamadour y portèrent la mort, le ravage et l’incendie. Toutes les richesses que la piété y avait amoncelées pendant des siècles furent anéanties.

L’oratoire fut encore relevé, mais son caractère architectural n’eut plus de beauté. Il ne subsiste de l’œuvre du xve siècle qu’une fenêtre aux meneaux flamboyants finement découpés et un portail aux délicates moulures.

Dans cette modeste chapelle apparaît l’antique Vierge noire de Rocamadour tant vénérée depuis des siècles. Elle échappa heureusement au sac des huguenots.

La Vierge noire de Rocamadour.

Dans le vestibule, contre la roche qui tient lieu de muraille, toute noircie par la fumée des cierges, sont accrochées des chaînes et des menottes offertes autrefois par des captifs délivrés par l’intercession de la Vierge.

Un ex-voto du plus vif intérêt représente M. et Mme de Salignac de Lamothe-Fénelon aux pieds de la Vierge, lui présentant, dans son berceau, l’enfant qui devint plus tard l’illustre archevêque de Cambrai.

L’enfant, gravement malade, avait été apporté à Rocamadour par ses parents, qui professaient pour le pèlerinage une dévotion particulière. L’ex-voto perpétue le souvenir de leur reconnaissance à la Vierge à la suite de la guérison de leur enfant. Mme de Fénelon désira être enterrée dans la chapelle Notre-Dame et fit un legs important aux chanoines.

D’après Bertrand de Latour, les murs de la basilique étaient couverts de richesses. Des lampes d’argent et d’or d’un grand poids, des colliers, des boucles d’oreilles, des joyaux de tout genre enrichis de perles et de diamants, pendaient de la voûte devant l’image de la Vierge. On y contemplait des calices magnifiques, des burettes, des vases, des chasubles, des dalmatiques, des chapes, des tapisseries offertes par des rois, des princes, des nobles et des fidèles de toute condition.

Des richesses du passé on ne voit que des reliquaires brisés, une croix processionnelle du xiiie siècle faite de plaques d’argent repoussées et une monstrance du xve, également en argent.

À la voûte est pendue une cloche en fer forgé d’aspect fruste. D’ vient-elle ? Nul ne sait.

Mais on n’ignore pas que cette cloche sonna toute seule alors que des fidèles invoquèrent, dans la tempête, le secours de Notre-Dame de Rocamadour.

Aussi la Vierge noire, vénérée sous le nom d’Étoile de la mer, fut-elle l’objet d’un culte fervent sur les grèves de l’Océan et aux rivages de la Méditerranée.

Odo de Gissey, dans son histoire de Rocamadour, dit que, les 10 et 13 février de l’an 1385, la petite cloche sonna d’elle-même. Acte fut pris de ce fait miraculeux et serment solennel prêté par-devant notaire apostolique, qui exprime dans son écrit le nombre de ceux qui déposèrent de cette merveille,

D’autres miracles de ce genre étaient relatés en marge d’un ancien missel en parchemin.

« La clochette de Notre-Dame se fit entendre, tintant et sonnant fort clair, le 5 mars 1542. Les chanoines qui l’entendirent, en signe d’allégresse et d’actions de grâces, firent mettre en branle les autres cloches de l’église, et puis prirent acte public de ce qui s’était passé.

« L’année suivante, 1543, le 11 du mois d’octobre, la cloche retentit encore en l’honneur de sa Maîtresse, la Mère de Dieu : et, afin que la chose ne fût mise en oubli, le sieur Antoine Laydé, prêtre et sacristain de la chapelle Notre-Dame, et plusieurs habitants de Rocamadour, attestèrent le fait, dont actions de grâces furent rendues par une messe chantée et par une procession générale au son de toutes les cloches. »

La cloche merveilleuse a tinté ainsi pendant deux siècles. Cette antique croyance reposerait sur des faits très circonstanciés et appuyés de sérieux témoignages.

La chapelle Notre-Dame est le but principal du pèlerinage. Elle fut en grande réputation dès les premiers siècles de l’Église et attire encore aujourd’hui un grand nombre de fidèles.

Une porte de cette chapelle est en communication avec l’église Saint-Sauveur, vaste et massif édifice d’une architecture simple. Les retombées des voûtes viennent s’appuyer sur deux piliers flanqués de colonnes qui divisent le vaisseau en deux nefs. Un antique crucifix en bois placé entre les deux grands piliers ornait autrefois le chœur des moines.

Les pèlerins, après avoir monté le grand escalier à genoux, vont honorer la Vierge dans son sanctuaire et terminent leurs dévotions devant ce crucifix.

Des travaux considérables ont consolidé l’église, dont les murailles menaçaient ruine. L’intérieur a été décoré de peintures ; les personnages les plus célèbres que la dévotion a conduits à Rocamadour y sont représentés en pied, et des trophées de bannières donnent constamment à la nef un air de fête.

On sort de cette église par un large portail orné d’une triple arcature à colonnettes, encadré par une archivolte à billettes, et l’on se retrouve sur le parvis de l’enceinte sacrée.

De là on peut pénétrer dans le sanctuaire souterrain, qui ne forme, pour ainsi dire, qu’un seul édifice avec l’église Saint-Sauveur. Sa construction est attribuée à Bernard III, évêque de Cahors au xie siècle[2].

Un large pilier carré se courbant en double arceau ogival partage la nef en deux travées. Ici la restauration a été complète. Elle était nécessaire, du reste, dans cet édifice sur lequel reposent d’énormes constructions.

Les murs ont été revêtus de boiseries en chêne à arcatures romanes.

Dans l’épaisseur du grand arceau s’ouvre une cellule où furent déposées les reliques de saint Amadour. Son corps, retrouvé intact dans son tombeau, se conservait sans corruption depuis quinze cents ans.

Les huguenots, après avoir pillé la basilique, tentèrent de détruire le saint corps par le feu. Mais il résista aux flammes. Les hallebardes et un marteau de forgeron dont on le frappa à coups redoublés le brisèrent, et un sang vermeil s’en échappa.

Les chanoines, après le départ des sacrilèges, recueillirent les ossements du saint patron et les exposèrent dans un reliquaire en bois doré, où ils sont encore.

D’autres sanctuaires méritent d’être visités dans l’enceinte du pèlerinage, mais leur importance est moindre à tous égards. La chapelle Sainte-Anne et Saint-Joachim a été entièrement reconstruite dans le style du xve siècle. Son portail a été pris dans les ruines d’une magnifique abbaye fondée par les seigneurs de Themines.

La chapelle de Saint-Blaise, d’architecture romane, la chapelle Saint-Jean-Baptiste, fondée en 1516 par Jean de Valon, chevalier de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem et entièrement reconstruite, n’offrent qu’un intérêt secondaire.

Nous ne les décrirons pas ; et, suivant un chemin de croix sur les flancs de la ravine, nous arriverons au château, antique forteresse crénelée, ceinte de remparts, construite aux xiie, xive et xve siècles pour servir de citadelle au bourg et protéger soit les églises, soit les couvents.

Cette fière construction couronne le rocher contre lequel s’accrochent les sanctuaires et le village. Un château gracieux et de formes élégantes a été bâti à l’abri des remparts par le R. P. Caillau, de la Société des missionnaires de France, en témoignage de reconnaissance. pour la guérison miraculeuse d’une maladie dont il fut atteint.

De cette hauteur, la vue est superbe. L’œil plonge jusqu’au fond d’une étroite vallée de 150 mètres de profondeur, enserrée de chaque côté par une muraille de rochers à pic blancs ou livides. C’est le long de la muraille de la rive droite, sous mes pieds, que semblent grimper les uns au-dessus des autres les divers sanctuaires et les habitations.

— Les deux journées que je consacrai à visiter Rocamadour, les sanctuaires et la vallée furent, malgré la saison tardive, favorisés par le soleil. Puis l’apparition des gelées blanches refroidit subitement le temps. L’hiver annonçait son retour prochain, et, malgré l’éclat du ciel, on frissonnait déjà un peu, matin et soir, sous son manteau.

Il fallait se hâter et profiter des derniers beaux jours pour parcourir les environs. J’acceptai donc avec empressement l’offre que me fit l’excellent maître de l’hôtel de m’emmener dans ses propriétés, où sont enclavés les gouffres de l’Ouysse, qui vomissent deux sources considérables, ou plutôt deux véritables rivières.

Aux premières heures du jour nous allons sur la route à travers l’aride plateau dont les bois maigres et quelques demeures perdues rompent l’uniformité. Nous suivons la crête de la falaise qui abrite Rocamadour, longeant ainsi la profonde déchirure où serpente le lit altéré de l’Alzou, qu’enserre toujours la double muraille rocheuse.

Sur le causse ardent, sous le ciel bleu, la lumière rayonne ; en bas, au fond du ravin, s’étendent des prés blanchis par la gelée et tout fumants au soleil matinal.

Nous quittons bientôt la route pour prendre un sentier, nous traversons l’Alzou, dont les remparts de pierre se sont abaissés. Les eaux du ruisseau, bues par la rocaille bien avant Rocamadour, se sont montrées après un long voyage souterrain pour se mêler aussitôt à l’Ouysse, rivière herbeuse et verte dont nous nous mettons à remonter les bords.

Dans ce doux vallon, où s’exhalent des vapeurs légères qui vont flottant mollement sur les eaux, la gelée a poudré à blanc les prés et les feuilles rougissantes des arbustes. Dans cette gelée fondante, le soleil fait scintiller de capricieuses arabesques, allume des lueurs diamantées, des scintillements d’or et de feu.

Le paysage est adorable tout au long de cette rive, dans ce vallon où se trouvent confondues à la fois des douceurs de printemps, des colorations d’automne et les premières pâleurs de l’hiver. Sans cesse à travers la feuillée frissonnante poudroie une falaise de roches grises accompagnant la nappe tranquille, tandis que des échappées sur des horizons bleus ajoutent une séduction nouvelle aux tableaux charmants qu’on découvre à chaque pas.

Les bords de l’Ouysse.

Un instant une écluse versant à flots de l’argent liquide dans le sombre chatoiement des eaux réveille la rivière endormie, et un tictac de moulin anime la solitude. La rivière, reprise ensuite par son sommeil, va s’allongeant et s’étalant comme pâmée sous l’étreinte de ses gracieuses rives.

Arrivés au confluent des sources qui jaillissent des gouffres de Cabouy et de Saint-Sauveur, nous attendons la barque qui doit nous permettre de continuer notre excursion. Comme elle tarde à venir, nous tentons une chasse aux poules d’eau, nombreuses dans ces parages. Lion, qui n’a pas perdu l’occasion de m’escorter, nous suit avec des airs de prudence divertissants. Nous avançons lentement, en silence, au milieu des vapeurs qu’exhalent les prés, à travers les joncs de la rive, dardant nos regards sur la rivière où les poules risquent curieusement leur tête pour replonger aussitôt.

Où sont-elles ensuite ? Souvent derrière une feuille de nénuphar, épiant pour disparaître dès qu’on met en joue.

La barque arrive, le gibier effarouché ne se montre plus.

Maintenant, bercés par la cadence des rames, nous voguons sur l’Ouysse montant au gouffre de Saint-Sauveur, à travers une sorte de longue prairie mouvante, faite de joncs, d’iris, de cresson et de nénuphars, sous les criailleries de corneilles dont nous avons troublé la quiétude.

Nous sommes bientôt à la surface du gouffre, qui forme un lac autour duquel les flancs de la montagne boisée s’arrondissent en majestueux hémicycle.

L’onde sommeille. Par endroits seulement quelques bouillonnements silencieux montent de profondeurs que jamais personne n’a sondées. Lorsqu’on se penche, le regard s’égare dans les mystères d’un monde étrange et nouveau ; il y pénètre vaguement comme à travers une émeraude un peu trouble. Des formes indécises s’y meuvent, s’y transforment, ondoient et s’évanouissent lentement pour renaître et ondoyer encore à des distances qu’on ne peut apprécier.

Autrefois des arbres centenaires couvraient l’endroit d’une voûte obscure. On allait, dans une nuit profonde, sur un cristal noir dont le mystère infernal saisissait. Ces colosses, victimes de la cognée, sont tombés, et aujourd’hui la surface du gouffre voit le soleil.

Mais encore, malgré la nudité relative du lieu, lorsqu’on flotte au-dessus de ces abîmes vaguement entrevus, que l’on suit la rivière herbeuse qui distille la fièvre, où serpentent et frissonnent de longues chevelures de plantes, où le brochet féroce se dissimule, où rôde l’anguille sournoise, un sentiment d’inquiétude indéfini ne cesse de vous hanter.

Il me restait encore à voir les gorges de l’Alzou, si belles vers le moulin du Sault, et assez rapprochées de Rocamadour. Quant aux autres curiosités naturelles du causse de Gramat, telles que le puits de Padirac, le Reveillon, etc., mon ami Martel en a dévoilé les superbes horreurs.

À 1 kilomètre à peine des sanctuaires, près du hameau des Alysses, M. Ph. Lalande signale un de ces avens en miniature qu’on peut explorer sans danger. Nous allons donc un jour à travers le causse tout imprégné des senteurs du thym et du serpolet, par les massifs de chênes, sur des dalles de pierre entre lesquelles pousse une herbe fine et savoureuse. Çà et là les baies noires des genévriers s’égrènent sur le sol, et des truffières s’étalent comme des blessures saignantes. Bientôt, vers la fin de novembre, des hommes passeront, tenant en laisse quelque truie famélique ou un petit chien, qui déterreront le champignon odorant. Les maraudeurs déjà errent par là ; une mouche dorée leur indique la place où sont les truffes assez mûres.

Un chercheur de truffes.

L’Alzou, dont nous côtoyons la ravine, a taillé son lit dans la roche vive. Sa profondeur épouvante lorsqu’on se penche sur la prodigieuse fissure qui court en sombre sillon tortueux sur la lumineuse table de pierre.

Aux jours où les vents hurlent par le causse, hérissant les genévriers, affolant les arbres, la gorge sommeille dans un doux mystère, berçant sa solitude aux murmures du ruisseau, au gazouillement des oiseaux chanteurs.

Nous suivons donc le bord de la capricieuse découpure. En face, sur l’autre falaise, moutonnent les bois de la Pannonie qu’on dirait faits de duvet. La brume, qui ajoute tant de charme aux paysages des derniers beaux jours, les enveloppe d’une gaze légère.

La déchirure de l’Alzou.

Nous prenons un sentier qui descend jusqu’au lit de l’Alzou, sentier charmant voilé de demi-teinte, baigné de fraîcheur. Les arbres, des noyers autant qu’il me souvient, élèvent leurs troncs comme des fûts de nacre plaqués de mousses d’or et de mousses vertes. Le ruisseau se devine, il court vivement dans l’ombre, gazouillant et joueur. Il se glisse entre des rocs d’un gris perle très clair, tigrés de mousses d’une fraîcheur incomparable qui font miroiter de vagues lueurs d’émeraude dans les mystères du défilé.

Voici, contre une paroi de la falaise, le moulin du Sault.

La gorge est resserrée entre une double muraille qui monte haut vers le ciel. Le moulin est taillé en partie dans la roche. Nous entrons dans cette maison obscure et nous descendons par des marches faites de dalles glissantes au milieu d’un bruit infernal, secoués par la trépidation des meules qui tournent furieusement dans l’escalier humide et noir.

Mais nous revoyons bientôt la lumière, nous sommes arrivés au lit du torrent, encore une roche à franchir comme on pourra, une planche à mettre en travers de l’Alzou et nous voilà sur l’autre bord : nous pouvons respirer et contempler.

Et vraiment le site est grandiose !

La gorge de l’Alzou au moulin du Sault.

Dans le profond couloir, entre les hautes falaises qui supportent le causse, une cascade se précipite et se brise écumante après un bond de 10 mètres ; le flot scintillant circule sur des dalles lisses et retombe à côté de nous en mugissant dans un gouffre. Le moulin, là-bas, s’appuie tout humble à la paroi.

Partout la feuillée frissonne, les eaux clament et courent : devant nos yeux s’élèvent des rochers à pic, à nos pieds s’ouvre un abîme grondant. Et du milieu de la fraîcheur de ce coin sauvage, à travers la sombre fissure, je vois le soleil sourire là-haut sur les falaises d’or et un coin du ciel bleu trembler dans une chaude vibration.

Nous avons repris l’escalier noir du moulin, gravi le sentier, et regagné le causse. D’une haute corniche qui s’avance sur l’abîme nous nous sommes penchés sur l’affreuse et belle déchirure où passe ce ruisseau dont les eaux vont disparaître sous terre avant d’arriver à Rocamadour pour revoir un instant la lumière au moment de se mêler à l’Ouysse.

Le soir vient. Le soleil comme un grand disque d’or va s’enfoncer à l’horizon, dans un chaos de brumes violacées. L’astre est sans rayons, la froidure du causse nous gagne. C’est l’heure mystérieuse où, par les sentiers, les pâtres vêtus de l’antique camiaou vont chassant leur troupeau devant eux. Sur le ciel rougi de novembre les arbres dépouillés cisèlent en arabesques leurs enchevêtrements de branches et découpent sur le ciel leurs troncs obscurs et les feuilles que l’automne a épargnées.

« Le couchant, me dit mon guide, indique du froid prochain, l’hiver arrive. »

Un berger du causse.

Nous poursuivons silencieusement la route.

Lorsque Rocamadour a montré, en silhouette sur un ciel plein de lueurs de fournaise, ses monuments guerriers, ses édifices sacrés et ses hautes falaises, je me suis arrêté pour contempler encore.

Perdu dans une longue rêverie, j’ai vécu un instant de lointaines journées passées dans ce pays.

J’ai revu, cheminant dans la rocaille comme aux jours derniers, toute l’étrangeté du causse.

La scène fantastique de l’escalier des pèlerins sous la lune monstrueuse m’est apparue comme un rêve et j’ai suivi les bords de l’Ouysse au charme suggestif et puissant.

Les ardeurs du couchant se sont maintenant éteintes, la gorge béante s’est emplie d’ombre et une étoile a frissonné doucement dans le ciel pâli au-dessus des antiques sanctuaires.

Nous descendons à travers une nuit profonde par la route blanchissante dont les rubans indécis serpentent vers l’abîme et vont s’évanouir dans le ténébreux mystère où Rocamadour s’est endormi.


Gaston Vuillier
  1. Les causses (du lalin calx, chaux) sont des plateaux calcaires extrêmement curieux qui s’étendent au sud et à l’ouest de la France.
  2. Pour les parties techniques je me suis reporté à l’intéressante brochure de l’abbé Cheval : Guide du pèlerin à Rocamadour.