Hetzel (p. 119-127).

XI


dans lequel la colère de uncle prudent croît comme le carré de la vitesse.

Si jamais Uncle Prudent et Phil Evans durent renoncer à tout espoir de s’échapper, ce fut bien pendant les cinquante heures qui suivirent. Robur redoutait-il que la garde de ses prisonniers fût moins facile durant cette traversée de l’Europe ? C’est possible. Il savait, d’ailleurs, qu’ils étaient décidés à tout pour s’enfuir.

Quoi qu’il en soit, toute tentative eût alors été un suicide. Que l’on saute d’un express, marchant avec une vitesse de cent kilomètres à l’heure, ce n’est peut-être que risquer sa vie, mais, d’un rapide, lancé à raison de deux cents kilomètres, ce serait vouloir la mort.

Or, c’est précisément cette vitesse, ― le maximum dont il pût disposer, ― qui fut imprimée à l’Albatros. Elle dépassait le vol de l’hirondelle, soit cent quatre-vingts kilomètres à l’heure.

Depuis quelque temps, on a dû le remarquer, les vents du nord-est dominaient avec une persistance très favorable à la direction de l’Albatros, puisqu’il marchait dans le même sens, c’est-à-dire, d’une façon générale vers l’ouest. Mais, ces vents commençant à se calmer, il devint bientôt impossible de se tenir sur la plate-forme, sans avoir la respiration coupée par la rapidité du déplacement. Les deux collègues, à un certain moment, eussent même été jetés par-dessus le bord, s’ils n’avaient été acculés contre leur roufle par la pression de l’air.

Heureusement, à travers les hublots de sa cage, le timonier les aperçut, et une sonnerie électrique prévint les hommes, renfermés dans le poste de l’avant.

Quatre d’entre eux se glissèrent aussitôt vers l’arrière, en rampant sur la plate-forme.

Que ceux qui se sont trouvés en mer sur un navire debout au vent, pendant quelque tempête, rappellent leur souvenir, et ils comprendront ce que devait être la violence d’une pareille pression. Seulement, ici, c’était l’Albatros qui la créait par son incomparable vitesse.

En somme, il fallut ralentir la marche ― ce qui permit à Uncle Prudent et à Phil Evans de regagner leur cabine. À l’intérieur de ses roufles, ainsi que l’avait dit l’ingénieur, l’Albatros emportait avec lui une atmosphère parfaitement respirable.

Mais quelle solidité avait donc cet appareil, pour qu’il pût résister à un pareil déplacement ! C’était prodigieux. Quant aux propulseurs de l’avant et de l’arrière, on ne les voyait même plus tourner. C’était avec une infinie puissance de pénétration qu’ils se vissaient dans la couche d’air.

La dernière ville, observée du bord, avait été Astrakan, située presque à l’extrémité nord de la Caspienne.

L’Étoile du Désert, ― sans doute quelque poète russe l’a appelée ainsi, ― est maintenant descendue de la première à la cinquième ou sixième grandeur. Ce simple chef-lieu de gouvernement avait un instant montré ses vieilles murailles couronnées de créneaux inutiles, ses antiques tours au centre de la cité, ses mosquées contiguës à des églises de style moderne, sa cathédrale dont les cinq dômes, dorés et semés d’étoiles bleues, semblaient découpés dans un morceau de firmament, ― le tout presque au niveau de cette embouchure du Volga qui mesure deux kilomètres.

Puis, à partir de ce point, le vol de l’Albatros ne fut plus qu’une sorte de chevauchée à travers les hauteurs du ciel, comme s’il eût été attelé de ces fabuleux hippogriffes qui franchissent une lieue d’un seul coup d’aile.

Il était dix heures du matin, le 4 juillet, lorsque l’aéronef pointa dans le nord-ouest en suivant à peu près la vallée du Volga. Les steppes du Don et de l’Oural filaient de chaque côté du fleuve. S’il eût été possible de plonger un regard sur ces vastes territoires, à peine aurait-on eu le temps d’en compter les villes et villages. Enfin, le soir venu, l’aéronef dépassait Moscou, sans même saluer le drapeau du Kremlin. En dix heures, il avait enlevé les deux mille kilomètres qui séparent Astrakan de l’ancienne capitale de toutes les Russies.

De Moscou à Pétersbourg, la ligue du chemin de fer ne compte pas plus de douze cents kilomètres. C’était donc l’affaire d’une demi-journée. Aussi, l’Albatros, exact comme un express, atteignit-il Pétersbourg et les bords de la Neva vers deux heures du matin. La clarté de la nuit, sous cette haute latitude qu’abandonne si peu le soleil de juin, permit d’embrasser un instant l’ensemble de cette vaste capitale.

Puis, ce furent le golfe de Finlande, l’archipel d’Abo, la Baltique, la Suède à la latitude de Stockholm, la Norvège à la latitude de Christiania. Dix heures seulement pour ces deux mille kilomètres ! En vérité, on aurait pu le croire, aucune puissance humaine n’eût été capable désormais d’enrayer la vitesse de l’Albatros, comme si la résultante de sa force de projection et de l’attraction terrestre l’eût maintenu dans une trajectoire immuable autour du globe.

Il s’arrêta, cependant, et précisément au-dessus de la fameuse chute de Rjukanfos, en Norvège. Le Gousta, dont la cime domine cette admirable région du Telemark, fut comme une borne gigantesque qu’il ne devait pas dépasser dans l’ouest.

Aussi, à partir de ce point, l’Albatros revint-il franchement vers le sud, sans modérer sa vitesse.

Et, pendant ce vol invraisemblable, que faisait Frycollin ? Frycollin demeurait muet au fond de sa cabine, dormant du mieux qu’il pouvait, sauf aux heures des repas.

François Tapage lui tenait alors compagnie et se jouait volontiers de ses terreurs.

« Eh ! eh ! mon garçon, disait-il, tu ne cries donc plus !… Faut pas te gêner pourtant !… Tu en serais quitte pour deux heures de suspension !… Hein !… avec la vitesse que nous avons maintenant, quel excellent bain d’air pour les rhumatismes !

― Il me semble que tout se disloque ! répétait Frycollin.

― Peut-être bien, mon brave Fry ! Mais nous allons si rapidement que nous ne pourrions même plus tomber !… Voilà qui est rassurant !

― Vous croyez ?

― Foi de Gascon ! »

Pour dire le vrai, et sans rien exagérer comme François Tapage, il était certain que, grâce à cette rapidité, le travail des hélices suspensives était quelque peu amoindri. L’Albatros glissait sur la couche d’air à la manière d’une fusée à la Congrève.

« Et ça durera longtemps comme cela ? demandait Frycollin.

― Longtemps ?… Oh non ! répondait le maître-coq. Simplement toute la vie !

― Ah ! faisait le nègre en recommençant ses lamentations.

― Prends garde, Fry, prends garde ! s’écriait alors François Tapage, car, comme on dit dans mon pays, le maître pourrait bien t’envoyer à la balançoire ! »

Et Frycollin, en même temps que les morceaux qu’il mettait en double dans sa bouche, ravalait ses soupirs.

Pendant ce temps, Uncle Prudent et Phil Evans, qui n’étaient point gens à récriminer inutilement, venaient de prendre un parti. Il était évident que la fuite ne pouvait plus s’effectuer. Toutefois, s’il n’était pas possible de remettre le pied sur le globe terrestre, ne pouvait-on faire savoir à ses habitants ce qu’étaient devenus, depuis leur disparition, le président et le secrétaire du Weldon-Institute, par qui ils avaient été enlevés, à bord de quelle machine volante ils étaient détenus, et provoquer peut-être, ― de quelle façon, grand Dieu ! ― une audacieuse tentative de leurs amis pour les arracher aux mains de ce Robur ?

Correspondre ?… Et comment ? Suffirait-il donc d’imiter les marins en détresse qui enferment dans une bouteille un document indiquant le lieu du naufrage et le jettent à la mer ?

Mais ici, la mer, c’était l’atmosphère. La bouteille n’y surnagerait pas. À moins de tomber juste sur un passant, dont elle pourrait bien fracasser le crâne, elle risquerait de n’être jamais retrouvée.

En somme, les deux collègues n’avaient que ce moyen à leur disposition, et ils allaient sacrifier une des bouteilles du bord, quand Uncle Prudent eut une autre idée. Il prisait, on le sait, et on peut pardonner ce léger défaut à un Américain, qui pourrait faire pis. Or, en sa qualité de priseur, il possédait une tabatière, ― vide maintenant. Cette tabatière était en aluminium. Une fois lancée au dehors, si quelque honnête citoyen la trouvait, il la ramasserait ; s’il la ramassait, il la porterait à un bureau de police, et, là, on prendrait connaissance du document destiné à faire connaître la situation des deux victimes de Robur-le-Conquérant.

C’est ce qui fut fait. La note était courte, mais elle disait tout et donnait l’adresse du Weldon-Institute, avec prière de faire parvenir.

Puis, Uncle Prudent, après y avoir glissé la note, entoura la tabatière d’une épaisse bande de laine solidement ficelée, autant pour l’empêcher de s’ouvrir pendant la chute que de se briser sur le sol. Il n’y avait plus qu’à attendre une occasion favorable.

En réalité, la manœuvre la plus difficile, pendant cette prodigieuse traversée de l’Europe, c’était de sortir du roufle, de ramper sur la plate-forme, au risque d’être emporté, et cela secrètement. D’autre part, il ne fallait pas que la tabatière tombât en quelque mer, golfe, lac ou tout autre cours d’eau. Elle eût été perdue.

Toutefois, il n’était pas impossible que les deux collègues réussissent par ce moyen à rentrer en communication avec le monde habité.

Mais il faisait jour en ce moment. Or, mieux valait attendre la nuit et profiter, soit d’une diminution de la vitesse, soit d’une halte, pour sortir du roufle. Peut-être pourrait-on alors gagner le bord de la plate-forme et ne laisser tomber la précieuse tabatière que sur une ville.

D’ailleurs, quand bien même toutes ces conditions se fussent alors rencontrées, le projet n’aurait pas pu être mis à exécution, ― ce jour là du moins.

L’Albatros, en effet, après avoir quitté la terre norvégienne à la hauteur du Gousta, avait appuyé vers le sud. Il suivait précisément le zéro de longitude qui n’est autre, en Europe, que le méridien de Paris. Il passa donc au-dessus de la mer du Nord, non sans provoquer une stupéfaction bien naturelle à bord de ces milliers de bâtiments qui font le cabotage entre l’Angleterre, la Hollande, la France et la Belgique. Si la tabatière ne tombait pas sur le pont même de l’un de ces navires, il y avait bien des chances pour qu’elle s’en allât par le fond.

Uncle Prudent et Phil Evans furent donc obligés d’attendre un moment plus favorable. Du reste, ainsi qu’on va le voir, une excellente occasion devait bientôt s’offrir à eux.

À dix heures du soir, l’Albatros venait d’atteindre les côtes de France, à peu près à la hauteur de Dunkerque. La nuit était assez sombre. Un instant, on put voir le phare de Gris-Nez croiser ses feux électriques avec ceux de Douvres, d’une rive à l’autre du détroit du Pas-de-Calais. Puis l’Albatros s’avança au-dessus du territoire français, en se maintenant à une moyenne altitude de mille mètres.

Sa vitesse n’avait point été modérée. Il passait comme une bombe au-dessus des villes, des bourgs, des villages, si nombreux en ces riches provinces de la France septentrionale. C’étaient, sur ce méridien de Paris, après Dunkerque, Doullens, Amiens, Creil, Saint-Denis. Rien ne le fit dévier de la ligne droite. C’est ainsi que, vers minuit, il arriva au-dessus de la « Ville Lumière », qui mérite ce nom même quand ses habitants sont couchés ― ou devraient l’être.

Par quelle étrange fantaisie l’ingénieur fut-il porté à faire halte au-dessus de la cité parisienne ? on ne sait. Ce qui est certain, c’est que l’Albatros s’abaissa de manière à ne la dominer que de quelques centaines de pieds seulement. Robur sortit alors de sa cabine, et tout son personnel vint respirer un peu de l’air ambiant sur la plate-forme.

Uncle Prudent et Phil Evans n’eurent garde de manquer l’excellente occasion qui leur était offerte. Tous deux, après avoir quitté leur roufle, cherchèrent à s’isoler, afin de pouvoir choisir l’instant le plus propice. Il fallait surtout éviter d’être vu.

L’Albatros, semblable à un gigantesque scarabée, allait doucement au-dessus de la grande ville. Il parcourut la ligne des boulevards, si brillamment éclairés alors par les appareils Edison. Jusqu’à lui montait le bruit des voitures circulant encore dans les rues, et le roulement des trains sur les railways multiples qui rayonnent vers Paris. Puis, il vint planer à la hauteur des plus hauts monuments, comme s’il eût voulu heurter la boule du Panthéon ou la croix des Invalides. Il voleta depuis les deux minarets du Trocadéro jusqu’à la tour métallique du Champ-de-Mars, dont l’énorme réflecteur inondait toute la capitale de lueurs électriques.

Cette promenade aérienne, cette flânerie de noctambule, dura une heure environ. C’était comme une halte dans les airs, avant la reprise de l’interminable voyage.

Et même l’ingénieur Robur voulut, sans doute, donner aux Parisiens le spectacle d’un météore que n’avaient point prévu ses astronomes. Les fanaux de l’Albatros furent mis en activité. Deux gerbes brillantes se promenèrent sur les places, les squares, les jardins, les palais, sur les soixante mille maisons de la ville, en jetant d’immenses houppes de lumière d’un horizon à l’autre.

Certes, l’Albatros avait été vu, cette fois, ― non seulement bien vu, mais entendu aussi, car Tom Turner, embouchant sa trompette, envoya sur la cité une éclatante fanfare. À ce moment, Uncle Prudent, se penchant au-dessus de la rambarde, ouvrit la main et laissa tomber la tabatière…

Presque aussitôt l’Albatros s’éleva rapidement.

Alors, à travers les hauteurs du ciel parisien, monta un immense hurrah de la foule, grande encore sur les boulevards, ― hurrah de stupéfaction qui s’adressait au fantaisiste météore.

Soudain, les fanaux de l’aéronef s’éteignirent, l’ombre se refit autour de lui en même temps que le silence, et la route fut reprise avec une vitesse de deux cents kilomètres à l’heure.

C’était tout ce qu’on devait voir de la capitale de la France.

À quatre heures du matin, l’Albatros avait traversé obliquement tout le territoire. Puis, afin de ne pas perdre de temps à franchir les Pyrénées ou les Alpes, il se glissa à la surface de la Provence jusqu’à la pointe du Cap d’Antibes. À neuf heures, les San-Pietrini, assemblés sur la terrasse de Saint-Pierre de Rome, restaient ébahis en le voyant passer au-dessus de la Ville Éternelle. Deux heures après, dominant la baie de Naples, il se balançait un instant au milieu des volutes fuligineuses du Vésuve. Enfin, après avoir coupé la Méditerranée d’un vol oblique, dès la première heure de l’après midi, il était signalé par les vigies de la Goulette, sur la côte tunisienne.

Après l’Amérique, l’Asie ! Après l’Asie, l’Europe ! C’étaient plus de trente mille kilomètres que le prodigieux appareil venait de faire en moins de vingt-trois jours !

Et maintenant, le voilà qui s’engage au-dessus des régions connues ou inconnues de la terre d’Afrique !

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Peut-être veut-on savoir ce qu’était devenue la fameuse tabatière, après sa chute ?

La tabatière était tombée rue de Rivoli, en face du numéro 210, au moment où cette rue se trouvait déserte. Le lendemain, elle fut ramassée par une honnête balayeuse qui s’empressa de la porter à la Préfecture de Police.

Là, prise tout d’abord pour un engin explosif, elle fut déficelée, développée, ouverte avec une extrême prudence.

Soudain une sorte d’explosion se fit… Un éternuement formidable que n’avait pu retenir le Chef de la Sûreté.

Le document fut alors tiré de la tabatière, et, à la surprise générale, on y lut ce qui suit :

« Uncle Prudent et Phil Evans, président et secrétaire du Weldon-Institute de Philadelphie, enlevés dans l’aéronef Albatros de l’ingénieur Robur.

« Faire part aux amis et connaissances.

« U. P. et P. E. »

C’était l’inexplicable phénomène enfin expliqué aux habitants des Deux Mondes. C’était le calme rendu aux savants des nombreux observatoires qui fonctionnent à la surface du globe terrestre.