Robinson Crusoé (Saint-Hyacinthe)/Quatrième partie

Traduction par Thémiseul de Saint-Hyacinthe.
Texte établi par Charles-Georges-Thomas Garnier (2p. 243-498).


QUATRIÈME PARTIE.

Atkins nous dit qu’il étoit rempli d’horreur, en disant à sa femme que dieu voit & entend tous, & qu’il connoît nos pensées les plus secrettes ; en songeant que, malgré cette vérité, il avoit osé faire un si grand nombre de mauvaises actions.

La F. Miséricordieux ! que voulez-vous dire par-là ?

G. At. Il est notre créateur & notre père. Il a pitié de nous & nous épargne.

La F. Quoi ! il n’est pas en colère contre vous ; il ne vous tue pas quand vous faites du mal ? Il n’est donc pas bon lui-même ; ou il n’a pas beaucoup de force.

G. At. Il est infiniment bon, ma chère femme, infiniment grand & capable de nous punir. Fort souvent même il donne des exemples de sa justice & de sa vengeance, en faisant périr les pécheurs au milieu de leurs crimes.

La F. Il ne vous a pas tué pourtant ; il faut donc qu’il vous ait averti qu’il ne vous tueroit pas, & que vous ayez fait un accord avec lui, de pouvoir faire du mal, sans qu’il soit en colère contre vous, comme contre les autres hommes.

G. At. Bien loin de-là, mon cœur, j’ai péché hardiment par une fausse confiance en sa bonté ; & il auroit été infiniment juste, en me détruisant, comme il a souvent détruit d’autres pécheurs.

La F. Il est donc bien bon à votre égard : qu’est-ce que vous lui avez dit pour l’en remercier ?

G. At. Rien, ma pauvre femme ; je suis un indigne scélérat, rempli de la plus noire ingratitude.

La F. Mais vous dites qu’il vous a fait : que ne vous a-t-il fait meilleur ?

G. At. Il m’a fait comme il a fait tous les autres hommes ; mais je me suis corrompu moi-même ; j’ai abusé de sa bonté ; & je suis parvenu à ce comble de scélératesse par ma propre faute.

La F. Je voudrois que vous fissiez en sorte que Dieu me connût ; je ne le fâcherois pas, je ne ferois point de mauvaises choses.

G. At. Vous voulez dire, ma chère, que vous souhaiteriez que je vous fisse connoître Dieu, car Dieu vous connoît déjà, & il n’y a pas une seule de vos pensées qui lui soit inconnue.

La F. Il sait donc aussi ce que je vous dis à présent ? Il sait que je souhaite de le connoître ? Hélas ! qui pourra faire en sorte que je connoisse celui qui m’a faite ?

G. At. Ma chère, je suis au désespoir de n’être pas en état de vous éclairer là-dessus : c’est lui seul qui doit se faire connoître à vous : je m’en vais le prier de vous enseigner lui-même, & de me pardonner de m’être rendu indigne & incapable de vous instruire.

C’est là-dessus qu’Atkins, pénétré de douleur de ne pouvoir pas satisfaire le desir ardent qu’avoit sa femme de connoître Dieu, s’étoit jeté à genoux, pour prier l’esprit saint d’illuminer cet esprit ténébreux par la connoissance salutaire de l’évangile ; de lui pardonner ses péchés à lui-même ; & de vouloir bien se servir d’un aussi indigne instrument pour la conversion de cette malheureuse payenne. Après avoir été prosterné en terre pendant quelques momens, il s’étoit remis auprès de sa femme, & la conversation recommença de la manière suivante.

La F. Pourquoi vous êtes-vous mis à genoux ? Pourquoi avez-vous parlé ? Que signifie tout cela ?

G. At. Je me suis mis à genoux, ma chère femme, pour m’humilier devant celui qui m’a fait : je lui ait dit Oh ! comme vos vieillards font au faux dieu Benamuchée ; je veux dire que, je lui ai adressé mes prières.

La F. Et pourquoi avez-vous dit : Oh ?

G. At. Je l’ai prié d’ouvrir les yeux de votre entendement, afin que vous puissiez le connoître & lui être agréable.

La F. Peut-il faire cela encore ?

G. At. Sans doute, il peut faire tout ; rien ne lui est impossible.

La F. Et il entend tout ce que vous lui dites ?

G. At. Certainement. Il nous a ordonné de le prier, avec promesse de nous écouter, & de nous accorder ce que nous lui demanderions.

La F. Il vous a ordonné de le prier ! Quand vous l’a-t-il ordonné ? Où vous l’a-t-il ordonné ? Il vous a donc parlé lui-même ?

G. At. Non, ma chère, il ne nous a point parlé lui-même ; mais il s’est révélé à nous de différentes manières. Il a parlé autrefois à quelques saints hommes, en termes fort clairs ; & il les a dirigés par son esprit, pour rassembler toutes ses loix dans un livre.

La F. Je ne vous comprends pas. Où est ce livre ?

G. At. Hélas ! ma pauvre femme, je n’ai pas ce livre ; mais j’espère que je le trouverai un jour, & que je vous enseignerai à le lire.

(C’est dans cette occasion que nous l’avions vu embrasser sa femme avec beaucoup de tendresse, mais en même tems avec beaucoup de chagrin de se voir sans bible).

La F. Mais comment me ferez-vous comprendre que Dieu lui-même a enseigné à ces hommes à faire ce livre ?

{sc|G. At.}} Par la même règle par laquelle nous savons qu’il est Dieu.

La F. Hé bien ! par quelle règle, par quel moyen savez-vous qu’il est Dieu ?

G. At. Parce qu’il nous ordonne & ne nous commande rien qui ne soit bon & juste, rien qui ne tendre à nous rendre parfaitement bons & parfaitement heureux, & par ce qu’il nous défend tout ce qui est mauvais en soi-même, ou mauvais dans ses conséquences.

La F. Ah ! je voudrois bien comprendre tout cela ; je voudrois bien voir tout ce que vous venez de dire. Il enseigne tout ce qui est bon, il défend tout ce qui est mauvais, il récompense le bien & il punit le mal ; il a fait tout, il donne tout, il m’entend quand je lui fis Oh, il ne me tuera pas si je souhaite d’être bonne : si je veux faire du mal il peut me tuer, mais il peut m’épargner aussi, & il est pourtant le grand Dieu. Eh bien ! je crois qu’il est le grand Dieu ; je veux lui dire Oh avec vous, mon cher.

C’est ce discours qui sur-tout avoit touché le cœur d’Atkins. Il s’étoit mis à genoux avec sa femme pour prier Dieu tout haut de l’illuminer de son saint esprit ; & de faire en sorte par sa providence, qu’il pût trouver une bible, afin de la lire avec sa femme, & de la faire parvenir par-là à la connoissance de la véritable religion.

Parmi les autres discours qu’ils tinrent ensuite de cette prière, sa femme lui fit promettre, puisque, de son propre aveu, toute sa vie n’avoit été qu’une suite de péchés propres à provoquer la colère de Dieu, de la réformer, & de ne plus irriter Dieu de peur qu’il ne fût ôté du monde, & qu’elle ne perdît par-là le moyen de connoître mieux la Divinité ; enfin de peur qu’il ne fût éternellement misérable lui-même, comme il lui avoit dit que les méchans seroient après leur mort.

Ce récit nous toucha beaucoup l’un & l’autre, mais sur-tout le jeune religieux. D’un côté il étoit extasié de joie ; mais de l’autre, il étoit cruellement mortifié de n’entendre pas l’anglois, pour pouvoir parler lui-même à cette femme qui avoit de si excellentes dispositions. Revenu de ses réflexions, il se tourna vers moi en me disant qu’il y avoit plus à faire avec cette femme que de la marier. Je ne le compris pas d’abord ; mais il s’expliqua, en me disant qu’il croyoit qu’il falloit la baptiser.

J’y consentis, & lui, voyant que je me hâtois d’en ordonner les préparatifs : Patience, monsieur, me dit-il, mon sentiment est qu’il faut la baptiser absolument ; son mari l’a fait résoudre à embrasser le christianisme, il lui a donné des idées justes de l’existence d’un Dieu, de son pouvoir, de sa justice & de sa clémence ; mais il faut que je sache, avant que d’aller plus loin, s’il lui a dit quelque chose de Jesus-Christ, du salut qu’il nous a procuré par sa mort, de la foi, du saint-esprit, de sa résurrection, du jugement dernier & de la vie à venir.

J’appelai là-dessus Atkins, & je le lui demandai. Il se mit à pleurer en disant qu’il en avoit dit quelque chose, mais fort superficiellement ; qu’il étoit un homme si criminel, & que sa conscience lui reprochoit avec tant de force sa conduite impie, qu’il trembloit à la seule idée que la connoissance que sa femme avoit de sa mauvaise vie ne lu donnât du mépris pour tous ces dogmes sacrés & importans ; mais qu’il étoit sûr que son esprit étoit tellement disposé à recevoir les impressions de toutes ces vérités, que si je voulois bien lui en parler, je viendrois facilement à bout de l’en persuader, & que je n’y perdrois pas mon tems ni mes peines.

Là-dessus je la fis venir, & m’étant placé entr’elle & le prêtre, pour servir de truchement, je le priai d’entrer en matière. Il le fit, & je suis persuadé que dans ces derniers siecles, jamais prêtre papiste ne fit un pareil sermon : aussi lui dis-je que je lui trouvois toutes les lumières, tout le zèle, & toute la sincérité d’un vrai chrétien, sans aucun mélange des erreurs de son église, & qu’il me paroissoit semblable aux évêques de Rome, avant que l’église Romaine eût usurpé la souveraineté sur les consciences.

Pour abréger, il réussit à porter cette pauvre femme à embrasser la connoissance du sauveur, & de la rédemption, non-seulement avec surprise & avec étonnement, comme elle avoit reçu d’abord les notions de Dieu, & de ses attributs ; mais encore avec joie, avec foi, & avec un degré de lumière qu’on auroit de la peine à s’imaginer, bien loin de pouvoir en donner une idée juste.

Quand il se prépara à la baptiser, je le priai de s’acquitter de cette cérémonie avec quelques précautions, afin qu’on ne remarquât pas qu’il fût catholique ; ce qui auroit pu avoir de mauvaises conséquences, & causer des divisions parmi tous ces gens, qui n’avoient encore que de foibles idées sur ces sortes de matières. Il me répondit

que, comme il n’avoit point là de chapelle consacrée,
ni les autres choses nécessaires aux formalités

de son église, il s’y prendroit d’une telle manière que je ne remarquerois pas moi-même qu’il étoit catholique, si je n’en avois pas été instruit auparavant. Il tint sa parole, & après avoir prononcé assez bas quelques paroles latines, il jeta tout un plat d’eau sur la tête de la femme, en disant tout haut, en françois : Marie, (car en qualité de son parrain je lui donnai ce nom-là, à la prière de son mari, ) je te baptise au nom du Père, du Fils & du Saint-Esprit.

Il n’étoit pas possible de deviner par-là de quelle religion il étoit. Il est vrai qu’il lui donna ensuite la bénédiction en latin ; mais Atkins s’imagina que c’étoit du français, ou bien il n’y prit pas garde du tout.

Cette cérémonie étant achevée, il la maria, & se tournant ensuite du côté d’Atkins, il l’exhorta d’une manière très-pathétique, non-seulement à persévérer dans ses bonnes dispositions, mais encore à répondre par une sainte vie, aux lumières qui venoient d’être répandues dans sa conscience. Il lui dit qu’il feroit en vain profession de se repentir, si actuellement il ne renonçoit à tous ses crimes. Il lui représentoit que, puisque Dieu lui avoit fait la grace de se servir de lui, comme d’un instrument pour la conversion de sa femme, il devoit bien prendre garde de ne pas deshonorer cette faveur du ciel ; & que s’il se négligeoit là-dessus, il pourroit voir une payenne se sauver, & l’instrument de son salut rejeté.

Il y ajouta un grand nombre d’autres excellentes leçons, & les recommandant l’un & l’autre à la bonté divine, il leur donna sa bénédiction de nouveau ; se servant toujours de moi comme de son interprète ; c’est ainsi que finit toute la cérémonie. Je puis dire que ce jour-là a été le plus agréable que j’aie passé de ma vie.

Pour mon religieux, il n’étoit pas encore à bout de tous ses pieux desseins ; ses pensées continuoient toujours à rouler sur la conversion des trente-sept sauvages, & il seroit resté de tout son cœur dans l’île pour y travailler ; mais je lui fis voir que son entreprise étoit impraticable, & que je trouverois peut-être un moyen de la faire réussir sans qu’il fût besoin qu’il s’en mêlât.

Ayant ainsi réglé les affaires de mon île, je me préparois à retourner à bord du vaisseau, quand le jeune Anglois que j’avois tiré du bâtiment affamé, vint me dire qu’il avoit appris que j’avois un ecclésiastique avec moi ; que, par son moyen, j’avois marié les Anglois formellement avec les femmes sauvages ; il ajouta qu’il savoit un autre mariage à faire entre deux chrétiens, qui pourroit bien ne m’être pas désagréable.

Je vis d’abord qu’il s’agissoit de la servant de sa défunte mère, qui étoit la seule femme chrétienne qui fût dans l’île. Là-dessus je l’exhortai à ne pas faire une chose de cette importance précipitamment, & seulement pour adoucir la solitude où il devoit se trouver dans l’île. Je lui dis que j’avois su de lui-même, & de la servant, qu’il avoit du bien considérablement, & des amis capables de le pousser dans le monde ; que d’ailleurs cette fille n’étoit pas seulement une pauvre servante, mais que son âge n’étoit pas proportionné au sien, puisqu’elle pouvoit bien avoir vingt-sept à vingt-huit ans, au lieu qu’il en avoit à peine dix-huit ; que par mes soins il pouvoit bien-tôt sortir de ce désert, & revenir dans sa patrie, où certainement il se repentiroit de son choix précipité ; ce qui les rendroit dans la suite malheureux l’un & l’autre.

J’allois en dire d’avantage, quand il m’interrompit en souriant, pour me dire avec modestie, que je me trompois dans ma conjecture, & qu’il n’avoit rien de tel dans l’esprit, se trouvant dans des circonstances assez tristes, pour n’y pas mettre encore le comble par un mariage mal assorti ; qu’il étoit charmé de mon dessein de le faire retourner dans sa patrie ; mais que mon voyage devant être de longue haleine, selon toutes les apparences, & très-hasardeux, il ne me demandoit, pour toute grace, par rapport à lui, que de lui donner quelques esclaves, & tout ce qui étoit nécessaire pour établir une plantation ; que de cette manière-là il attendroit avec patience l’occasion de retourner en Angleterre, persuadé que, quand j’y serois revenu, je ne l’oublierois pas. Enfin il me dit qu’il avoit envie de me donner des lettres pour les parens, afin de les informer des bontés que j’avois eues pour lui, & de l’endroit où je l’avois laissé, & il me promit que dès que je le ferois sortir de l’île, il me céderoit sa plantation, de quelque valeur qu’elle pût être.

Ce petit discourc étoit fort bien arrangé, pour un garçon de cet âge, & il m’étoit d’autant plus agréable qu’il m’assuroit positivement que le mariage en question ne le regardoit pas lui-même. Je lui donnai toutes les assurances possibles de rendre ses lettres, si je revenois sain & sauf en Angleterre, de n’oublier jamais la fâcheuse situation dans laquelle je le laissois, & d’employer tous les moyens possibles pour l’en tirer.

J’étois fort impatient cependant de savoir de quel mariage il avoit voulu parler, & il m’apprit qu’il s’agissoit de Suzanne, (c’étoit le nom de la servante), & de mon artisan universel.

J’en fus charmé au pied de la lettre, parce que le parti me parroissoit très-bon de côté & d’autre. J’ai déjà donné le caractère du jeune homme. Pour la fille, elle étoit modeste, douce & pieuse ; elle avoit du bon sens, & assez d’agrément ; elle parloit bien, & à propos, d’une manière décente & polie, toujours prête à répondre quand il falloit, & jamais elle n’étoit précipitée à se mêler de ce qui ne la regardoit pas ; elle avoit beaucoup d’adresse pour faire toutes sortes d’ouvrages, & elle étoit si bonne ménagère, qu’elle auroit pu être la femme de charge de toute la colonie. Elle savoit parfaitement bien se conduire avec des personnes d’un certain rang, & par conséquent il ne lui étoit pas mal-aisé de plaire à tous les habitans de l’île.

Nous les mariâmes ce même jour, & comme je lui tenois lieu de père dans cette cérémonie, je lui donnai aussi sa dot ; car je lui assignai à elle-même & à son époux un espace de terre assez considérable pour en faire une plantation. Ce mariage, & la proposition que le jeune homme m’avoit faite de lui donner en propre une petite étendue de terrein, me firent penser à partager toute l’île aux habitans, afin de leur ôter toute occasion de querelles.

J’en donnai la commission à Atkins, qui étoit devenu grave, modéré, bon ménager ; en un mot qui étoit alors un parfaitement honnête-homme, très-pieux, fort attaché à la religion, & si j’ose décider d’une affaire de cette nature, véritablement converti.

Il s’acquitta de cette commission avec tant de prudence, que tout le monde en fut satisfait, & qu’ils me prièrent tous de ratifier le partage par un écrit de ma main. Je le fis dresser tout aussi-tôt, & en spécifiant les limites de chaque plantation, je leur donnai à chacun un droit de possession pour eux, & pour leurs héritiers, ne me réservant que le haut domaine de toute l’île, & une redevance pour chaque plantation, payable en onze ans, à moi, ou à celui de mes héritier qui, venant la demander, produiroit une copie authentique du présent écrit.

À l’égard de la forme du gouvernement & des loix, je leur dis qu’ils étoient aussi capables que moi de prendre des mesures utiles là-dessus, & que je souhaitois seulement qu’ils me promissent de nouveau de vivre ensemble comme bons amis & bons voisins.

Il y a encore une particularité que j’aurois tort de passer sous silence. Comme tous les habitans de mon île vivoient dans une espèce de république, & qu’ils avoient beaucoup à faire, il paroissoit ridicule qu’il y eût trente-sept sauvages relégués dans un coin de l’île, à peine capables de gagner leur vie, bien loin de contribuer à l’utilité générale. Cette considération me fit proposer au gouverneur Espagnol, d’y aller avec le père de Vendredi, & de leur offrir de se joindre aux autres habitans, afin de planter pour eux-mêmes, ou bien de servir les autres, pour la nourriture & l’entretien, en qualité de domestiques, & non pas en qualité d’esclaves. Car je ne voulois pas absolument permettre qu’on les réduisît à l’esclavage ; ce qui auroit été contraire à la capitulation qu’ils avoient faite en se rendant.

Ils acceptèrent la proposition de grand cœur, & quittèrent leurs habitations dans le moment même. Il n’y en eut que trois ou quatre qui prirent le partie de cultiver leurs propres terres ; tous les autres aimèrent mieux être distribués dans les différentes familles que nous avions établies.

Toutes les colonies se réduisoient alors à deux. Il y avoit celle des Espagnols qui demeuroient dans mon château, & qui étendoient leur plantation, du côté de l’est, tout le long de la petite baie, jusqu’à ma maison de campagne. Les Anglois vivoient dans le nord-est de l’île, où Atkins & ses camarades s’étoient établis dès le commencement, & ils s’étendoient du côté du sud & sud-ouest, derrière la plantation des Espagnols. Chaque colonie avoit encore à sa disposition une assez grande étendue de terre en friche, qu’elle pouvoit cultiver en cas de besoin, en sorte que, de ce côté il n’y avoit aucun sujet de jalousie & de discorde.

On avoit laissé déserte la partie orientale de l’île, afin que les sauvages pussent y aller & venir à leur ordinaire ; & on avoit résolu de ne se point mêler de leurs affaires, s’ils ne se mêloient pas de celles des habitans. Il ne faut pas douter qu’ils n’y vinssent souvent, comme ils avoient fait autrefois ; mais je n’ai jamais entendu dire qu’ils aient entrepris la moindes chose contre mes colonie.

Il me vint alors dans l’esprit, que j’avois fait espérer à mon religieux que la conversion des trente-sept sauvages pouvoit se faire sans lui, d’un manière dont il seroit satisfait. Je lui fis sentir que cette affaire étoit en bon train, & que ces gens étant ainsi distribués parmi les chrétiens, il seroit facile de leur faire goûter les principes de notre religion, pourvu que chacun de leurs maître voulût bien faire tous ses efforts pour y réussir.

Il en convint ; mais, dit-il, comment les porterons-nous à y travailler avec application ? Je lui répondis qu’il falloit les y engager, en les assemblant tous, ou bien en leur allant parler à chacun en particulier. Ce second parti lui parut le plus convenable ; & là-dessus nous partageâmes l’ouvrage entre nous. Il entreprit d’aller voir les Espagnols, qui étoient tous papistes, dans le tems que j’irois adresser mes exhortations aux Anglois, qui étoient tous protestans. Nous leur recommandâmes aux uns & aux autres, très-fort, de ne point faire entrer, dans les instructions qu’ils donneroient aux sauvages, aucune distinction entre les catholiques & les protestans, & de se contenter de leur apprendre les principes généraux de la religion chrétienne, comme l’existance de Dieu, le mérite de Jesus-Christ, &c. Ils nous le promirent, & ils s’engagèrent même à ne parler jamais ensemble de controverse.

En venant à la maison, ou à la ruche d’Atkins, je vis, avec plaisir, que la jeune femme de mon machiniste, & l’épouse d’Atkins, étoient devenues amies intimes, & que cette personne pieuse avoit perfectionné l’ouvrage que l’époux avoit commencé. Quoiqu’il n’y eût que quatre jours d’écoulée depuis le baptême de la femme d’Atkins, elle étoit déjà devenue si bonne chrétienne, que je n’ai de ma vie entendu parler d’une conversion si subite, & poussée si loin en si peu de tems.

Il m’étoit venu justement dans l’esprit, le même matin que je méditois cette visite, qu’en leur laissant tout ce qui leur étoit nécessaire, j’avois oublié de leur donner une bible ; en quoi je conteste que j’avois moins de soins pour eux, que ma bonne veuve n’avoit eu autrefois pour moi, en m’envoyant trois bibles & un livre de communes prières, avec la cargaison de cent livres sterling, qu’elle eut le soin de me faire tenir dans le Brésil.

La charité de cette pauvre femme eut un effet plus étendu qu’elle n’avoit prévu ; car ces bibles servirent alors d’instruction & de consolation à des gens qui en faisoient un meilleur usage que je n’en avoit fait alors moi-même.

J’avois une des ces bibles dans ma poche, en arrivant à la maison d’Atkins, où je remarquai que les deux femmes venoient de parler ensemble, sur des matières de religion. Ah ! monsieur, dit Atkins dès qu’il me vit, quand dieu veut se réconcilier avec des pécheurs, il en sait bien trouver les moyens. Voilà ma femme qui a trouvé un prédicateur nouveau ; je sais que j’étois aussi indigne qu’incapable de mettre la main à un pareil ouvrage ; & voilà cette jeune femme qui paroît nous être envoyée du ciel. Elle est en état de convertir toute une île pleine de sauvages.

La jeune femme rougit à ces mots, & se leva pour s’en aller ; mais en la priant de demeurer, je lui dis qu’elle avoit entrepris un dessein excellent, & que je souhaitois de tout mon cœur que le ciel voulût bénir ses soins.

Nous continuâmes sur ce sujet, pendant quelques tems, & ne voyant pas qu’ils eussent aucun livre, je tirai ma bible de ma poche. « Voici du secours que je vous apporte, Atkins, dis-je, & je ne doute point que vous le receviez avec plaisir ». Le pauvre homme étoit si surpris de ce présent, que, pendant quelques minutes, il fut incapable de prononcer un seul mot. Mais s’étant remis de son trouble, il prit le livre avec respect, & se tournant du côté de sa femme : Ne vous ai-je pas dit, ma chère, lui dit-il, que quoique dieu soit là-haut, dans le ciel, il peut entendre nos prières ? Voici le livre que je lui ai demandé, quand nous nous sommes mis à genoux ensemble dans le bosquet ; dieu nous a entendus, il nous l’a envoyé. Après avoir fini ce discours, il tomba dans de si grands transports de joie, qu’au milieu des actions de graces qu’il adressoit au ciel, il versoit un ruisseau de larmes.

Sa femme étoit dans une surprise extraordinaire, & elle étoit prête à tomber dans une erreur, où personne de nous ne s’étoit attendu. Elle croyoit fermement que dieu avoit envoyé ce livre directement du ciel, à la prière de son mari, & elle prenoit pour un présent immédiat ce qui n’étoit qu’un effet équivalent de la providence. Il ne tenoit qu’à nous de la confirmer dans cette pensée ; mais la matière me parut trop sérieuse pour permettre que la bonne personne tombât dans une illusion semblable. Je m’adressai donc à la jeune femme, en lui disant, qu’il n’en falloit point imposer là-dessus à notre nouvelle convertie, & je la priai de faire sentir à son amie, qu’on peut dire avec vérité que dieu répond à nos prières, quand nous recevons de sa providence, d’une manière naturelle, ce que nous lui avons demandé, & que nos prières ne rendent jamais à exiger de dieu des miracles.

La jeune femme s’acquitta parfaitement bien, & avec un heureux succès, de cette commission ; par conséquent il n’y eut aucune fraude pieuse dans toute cette affaire ; & dans le fond, en employer dans une telle occasion, me paroîtroit la chose du monde la plus inexcusable.

J’en reviens à la joie d’Atkins, qui étoit inexprimable ; certainement jamais homme ne fut plus reconnoissant de quelque présent que ce puisse être, qu’il l’étoit du don que je lui fis de cette bible, & jamais homme ne se réjouit d’un don pareil, par un meilleur principe. Après avoir été un des plus grands scélérats de l’univers, il établit par son changement cette maxime certaine ; que les pères ne doivent jamais désespérer du succès des instructions qu’ils donnent à leurs enfans, quelqu’insensibles qu’il y paroissent être. Si jamais dieu trouve bon dans la suite de toucher le cœur de ces sortes de gens, la force de l’éducation se saisit de nouveau de leur ame, & les instructions qu’ils ont reçues, dans leur première jeunesse, opèrent sur eux avec tout le succès imaginable. Les préceptes qui ont été endormis, pour ainsi dire, pendant long-tems se réveillent alors, & produisent des effets merveilleux.

Il en étoit ainsi du pauvre Atkins. Il n’étoit pas des plus éclairés ; mais voyant qu’il étoit appelé à instruire une personne plus ignorante que lui, il ramassoit toutes les leçons de son père qu’il pouvoit se rappeler, & il s’en servit avec beaucoup de fruit.

Il se ressouvenoit sur-tout avec force de ce que son père lui avoit dit sur l’excellence de la bible, qui répandit sur des familles & sur des nations entières les bénédictions du ciel ; vérité dont il n’avoit jamais compris l’évidence que dans cette occasion, où voulant instruire des payens & des sauvages, il ne pouvoit se passer du secours des oracles divins.

La jeune femme étoit bien aise aussi de voir cette bible, pour le grand besoin qu’elle en avoit alors. Elle en avoit une, comme aussi son jeune maître, à bord du vaisseau, parmi les autres hardes qu’on n’avoit pas encore portées à terre ; mais il lui en falloit une pour s’en servir d’abord.

J’ai déjà tant dit de choses touchant cette jeune femme, que je saurois m’empêcher d’en rapporter encore une particularité remarquable & fort instructive.

J’ai raconté ci-dessus à quelle extrémité elle avoit été réduite quand sa maîtresse mourut de faim, dans le malheureux vaisseau que nous avions rencontré en pleine mer.

Causant un jour avec elle sur la fâcheuse situation où elle s’étoit trouvée alors, je lui demandai si elle pouvoit me donner une idée de ce qu’elle avoit senti dans cette occasion, & me faire comprendre ce que c’est que mourir de fail. Elle me dit qu’elle croiyoit qu’oui ; & voici comme elle me détailla toute cette description.

Après avoir souffert beaucoup pendant presque tout le voyage, par la disette des vivres, il ne nous resta rien à la fin qu’un peu de sucre, un peu de vin & un peu d’eau. Le premier jour que je n’avois pris aucune nourriture, je me trouvai, vers le soir, un grand vide dans l’estomach, avec de grandes douleurs ; & à l’approche de la nuit, je me sentis fort endormie, & je ne cessai de bâiller ; ayant pris un verre de vin, je me mis sur un lit, & ayant dormi environ trois heures, je me trouvai un peu rafraîchie. Après avoir veillé trois autres heures, environ les cinq heures du matin, je sentis les mêmes douleur d’estomach, & je voulus dormir de nouveau : mais il me fut impossible de fermer les yeux, étant fort foible & ayant de grands maux de cœur ; ce qui continua pendant le second jour avec beaucoup de variété ; tantôt j’avois faim, & tantôt j’avois mal au cœur, avec des nausées, comme une personne qui a pris un vomitif. Je me remis sur le lit vers le soir, ayant pris un verre d’eau pour toute nourriture ; m’étant endormie, je rêvois que j’étois dans les Barbades, que j’y trouvois le marché rempli de toutes sortes de vivres, que j’en achetois copieusement, & que je dînois avec ma maîtresse avec un très-grand appétit. À la fin de ce rêve, je crus mon estomach aussi rempli que si j’avois dîné réellement ; mais quand je fus réveillée, je me trouvai dans une extrême inanition, & comme sur le point de rendre l’ame. Je pris alors notre dernier verre de vin, j’y mis du sucre, parce qu’ils y a quelque chose de nourrissant ; mais n’ayant rien dans mon estomach sur quoi le vin pût opérer, tout l’effet que j’en tirois consistoit dans quelques fumées désagréables, qu’il m’envoyoit au cerveau ; & l’on m’a dit qu’après avoir vidé ce verre, j’avois été pendant long-tems comme une personne qui ne sent rien, par un excès d’ivresse.

Le troisieme jour, après avoir passé toute la nuit dans des songes sans liaison, en sommeillant, plutôt qu’en dormant, je m’éveillai, en sentant une faim enragée ; & je ne sais pas, si j’avois été mère, & que j’eusse un de mes enfans avec moi, si j’aurois eu assez de force d’esprit pour n’y pas mettre les dents.

Cette rage dura environ trois heures, pendant lesquelles j’étois aussi furieuse, à ce que m’a dit ensuite mon jeune maître, que ceux qui le sont le plus dans l’hôpital des fous.

Dans un des ces accès de frénésie, soit par un mouvement extraordinaire du vaisseau, ou que le pied me glissât, je tombai à terre, & je me heurtait le visage contre le lit de ma maîtresse, ce qui me fit sortir le sang abondamment du nez ; à mesure que le sang couloit, ma rage diminuoit, aussi-bien que la faim qui en étoit la cause.

Mes maux de cœur & mes nausées revinrent ensuite ; mais il me fut impossible de rendre, puisque je n’avois rien du tout dans l’estomach. Affoiblie par la perte du sang, je m’évanouis, & l’on me crut morte ; mais je revins bientôt à moi, souffrant des douleurs d’estomach, dont il m’est impossible de vous donner une idée. À l’approche de la nuit je ne sentis qu’une faim terrible, avec des desirs de manger, que je m’imagine avoir été semblable aux envies d’une femme grosse.

Je pris encore un verre d’eau avec du sucre ; mais mon estomach incapable de retenir cette douceur, rendit le tout dans le moment même ; ce qui me fit prendre de l’eau pure qui me resta dans le corps. Là-dessus je me mis au lit, en priant dieu de toute mon ame, qu’il lui plût de me délivrer d’une vie si malheureuse ; & me tranquillisant par l’espérance d’être bientôt exaucée, je parvins à sommeiller pendant quelque tems. M’étant réveillée, je me crus mourante, ayant la tête toute accablée par les vapeurs qui s’élevoient de mon estomach vide. Je recommandai alors mon ame à dieu, en souhaitant fort que quelqu’un abrégeât mes souffrances, & me jetât dans la mer.

Pendant tout ce tems, ma maîtresse étoit couchée auprès de moi, comme une personne expirante ; mais elle soutint sa misère avec plus de courage & de patience que moi ; &, dans cet état, elle donna sa dernière bouchée de pain à son fils, qui ne voulut la prendre qu’après des ordres redoublés de sa mère, & je suis persuadée que ce peu de nourriture lui a sauvé la vie.

Vers le matin, je me rendormis, & mon sommeil étant dissipé de nouveau, je sentis une envie extraordinaire de pleurer, qui fut suivie par un autre violent accès de faim. Je me levai toute furieuse, & dans le plus déplorable état qu’on puisse s’imaginer : si j’avois trouvé ma maîtresse morte, je crois fort que j’aurois mangé un morceau de sa chair avec autant d’appétit que la viande de quelque animal destiné à nous servir de nourriture. Deux ou trois fois je voulus arracher un morceau de mon propre bras ; & voyant le bassin dans lequel j’avois saigné le jour d’auparavant, je me jetai dessus, & j’avalai le sang avec précipitation, comme si j’avois craint qu’on ne me l’arrachât des mains.

Cependant dès que je l’eus dans l’estomach, la seule pensée m’en remplit d’horreur, & elle bannit ma faim pour quelques momens. Je pris alors un autre verre d’eau qui me rafraîchit & me tranquillisa pendant quelques heures. C’étoit-là le quatrième jour, & je restai dans cet état jusques à la nuit ; alors dans l’espace de quatre heures je fus sujette successivement à tous les différens accès que la faim m’avoit déjà causés ; j’étois tantôt foible, tantôt accablée d’envie de dormir, tantôt tourmentée de violents maux d’estomach, tantôt pleurant, tantôt enragée, & mes forces diminuèrent cependant d’une manière extraordinaire. Je me couchai de nouveau, n’ayant d’autre espérance que de mourir avant la fin de la nuit.

Je ne fermai pas l’œil pendant toute cette nuit, & ma faim étoit changée en une maladie continuelle ; c’étoit une affreuse colique causée par les vents, qui s’étoient fait un passage dans mes boyaux vides, & qui me donnoient des tranchées insupportables. Je demeurai dans ce triste état jusqu’au lendemain matin, que je fus surprise & troublée par les cris & les lamentations de mon jeune maître, qui m’apprit que sa mère étoit morte. N’ayant pas la force de sortir du lit, je levai un peu la tête, & je m’apperçus que madame respiroit encore, quoiqu’elle donnât fort peu de signes de vie.

J’avois alors des convulsions d’estomach épouvantables, avec un appétit furieux, & des douleurs que celles de la mort seule peuvent égaler. Dans cette affreuse situation j’entendis les matelots crier de toutes leurs forces, une voile, une voile ! Ils sautoient, & couroient partout le vaisseau comme des gens qui avoient perdu l’esprit.

J’étois incapable de me lever du lit : ma pauvre maîtresse l’étoit encore plus, & mon jeune maître étoit si malade, que je m’attendois à la voir expirer dans le moment. Ainsi il nous fut impossible d’ouvrir la porte de notre chambre, & de nous informer au juste ce que vouloit dire tout ce vacarme. Il y avoit deux jours que nous n’avions parlé à qui que ce fût de l’équipage. La dernière fois qu’on nous étoit venu voir, on nous avoit dit qu’il n’y avoit plus un morceau de pain dans tout le vaisseau, & les matelots nous ont avoué dans la suite qu’ils nous avoient crus tous morts.

Nous étions dans cet état affreux, quand vous nous envoyâtes des gens pour nous sauver la vie, & vous savez mieux que moi-même quelle étoit notre situation quand vous vîntes nous voir.

C’étoient-là à-peu-près les propres paroles de cette femme, & il me semble qu’il n’est pas possible de donner une description plus exacte de toutes les circonstances où se trouve une personne prête à mourir de faim. J’en suis d’autant plus persuadé, que le jeune homme me rapporta à-peu-près les mêmes particularités de l’état où il s’étoit trouvé. Il est vrai que son récit étoit moins détaillé & moins touchant, aussi y a-t-il de l’apparence qu’il avoit moins souffert, puisque sa bonne mère avoit prolongé sa vie aux dépens de la sienne, & que tout ce que la servante avoit eu de plus que la dame pour soutenir une misère si affreuse, avoit été la force de son âge & de sa constitution.

De la manière que ce fait me fut rapporté, il est certain que si ces pauvres gens n’avoient pas rencontré notre vaisseau ; ou quelqu’autre, ils auroient tous péri en peu de jours, à moins que de s’être mangés les uns les autres. Ce triste expédient même n’auroit pas servi de grand’chose, puisqu’ils étoient éloignés de terre de plus de cinq cents lieues. Il est tems de finir cette digression, & d’en revenir à la manière dont je réglois toutes les affaires dans mon île.

Il faut observer ici que, pour plusieurs raisons, je ne jugeai point à propos de parler à mes gens de la chaloupe que j’avois eu soin d’embarquer par piéces détachées, dans l’intention de les faire joindre ensemble dans l’île.

J’en fus détourné d’abord en y arrivant, par les semences de discorde qui étoient répandues parmi les différentes colonies, persuadé qu’au moindre mécontentement on se serviroit de la chaloupe pour se séparer les uns des autres ; peut-être aussi en auroient-ils fait usage pour pirater, & de cette manière, mon île seroit devenue un nid de brigands, au lieu que j’en voulois faire une colonie de gens modérés & pieux. Je ne voulus pas leur laisser non plus les deux pièces de canon de bronze, ni les deux petites pièces de tillac, dont mon neveu avoit chargé le vaisseau, outre le nombre ordinaire. Je les crus sans cela assez forts & assez bien armés pour soutenir une guerre défensive, & mon but n’étoit nullement de les mettre en état d’entreprendre des conquêtes ; ce qui ne pouvoit que les précipiter à la fin dans les derniers malheurs. Pour toutes ces raisons, je laissai dans le vaisseau, & la chaloupe, & l’artillerie, dans le dessein de les leur rendre utiles d’une autre manière.

Voilà tout ce que j’avois à dire de mes colonies que je quittai dans un état florissant, & je revins à bord le… de… après avoit été vingt-cinq jours dans l’île, & promis à mes gens, qui avoient pris la résolution d’y rester jusqu’à ce que je les en tirasse, de leur envoyer du Brésil de nouveaux secours, si j’en trouvois quelque occasion. Je m’étois engagé sur-tout à leur faire avoir quelque bétail, vaches, moutons, cochons, &c. ; car pour les deux vaches & le veau que j’avois fait embarquer en Angleterre, la longueur de notre voyage nous avoit obligés de les tuer au milieu de la mer, n’ayant plus de quoi les nourrir.

Le jour suivant nous fîmes voile après avoir salué les colonies de cinq coups de canon, & nous vînmes dans la Baye de Tous-les-Saints, dans le Brésil, en vingt-deux jours de tems, sans rencontrer rien qui fût digne de remarque, excepté une seule particularité.

Le troisième jour, après avoir mis à la voile, la mer étant calme, & le courant allant avec force vers l’est-nord-est, nous fûmes quelque peu entraînés hors de notre cours, & nos gens crièrent jusqu’à trois fois : Terre du côté de l’est ; sans qu’il nous fût possible de savoir si c’étoit le continent ou des îles. Vers le soir nous vîmes la mer, du côté de la terre, toute couverte de quelque chose de noir, que nous ne pûmes pas distinguer ; mais notre contre-maître étant monté dans le grand mât, avec une lunette d’approche, se mit à crier que c’étoit toute une armée. Je ne savois pas ce qu’il vouloit dire avec son armée, & je le traitai d’extravagant. « Ne vous fâcher pas, Monsieur, dit-il, c’est une armée navale, je vous en réponds. Il y a plus de mille canots, & je les vois distinctement venir tout droit à nous. »

Je fus un peu surpris de cette nouvelle, aussi-bien que mon neveu le capitaine, qui avoit entendu raconter dans l’île de si terribles choses de ces sauvages, & qui n’ayant jamais été dans ces mers, ne savoit qu’en penser. Il s’écria deux ou trois fois, que nous devions nous attendre à être dévorés. J’avoue que voyant la mer calme, & le courant qui nous portoit vers le rivage, je n’étois pas sans frayeur. Je l’encourageai pourtant, en lui conseillant de laisser tomber l’ancre aussi-tôt qu’il verroit inévitable d’en venir aux mains avec ces Barbares.

Le calme continuant, & cette flotte étant fort proche de nous, je commandai qu’on jetât l’ancre, & qu’on ferlât les voiles ; j’assurai en même-tems l’équipage qu’on ne devoit rien craindre, sinon qu’ils ne missent le feu au vaisseau, & que pour les en empêcher, il falloit remplir les deux chaloupes d’hommes bien armés, & les attacher de bien près, l’une à la poupe, & l’autre à la proue. Cet expédient ayant été approuvé, je fis prendre à ceux des chaloupes un bon nombe de seaux, pour éteindre le feu que les Barbares pourroient s’efforcer de mettre au-dehors du navire.

Nous attendîmes les ennemis dans cette posture, & bientôt nous les vîmes de près ; je ne crois pas que jamais un plus terrible spectacle se soit offert aux yeux d’un chrétien. Il est vrai que le contre-maître s’étoit fort trompé dans son calcul : au lieu de mille canots, il n’y en avoit à-peu-près que cent vingt-six ; mais ils étoient tellement chargés, que quelques-uns contenoient jusqu’à dix-sept personnes, & que les plus petits étoient montés de sept hommes tout au moins.

Ils s’avançoient hardiment, & paroissoient avoir le dessein d’environner le vaisseau de tous côtés : mais nous ordonnâmes à nos chaloupes de ne pas permettre qu’ils approchassent trop.

Cet ordre même nous engagea, contre notre intention, dans un combat avec des Sauvages. Cinq ou six de leur plus grands canots approchèrent tellement de la plus grande de nos chaloupes, que nos gens leur firent signe de la main de se retirer, ils le comprirent fort bien, & ils le firent ; mais tout en se retirant, ils lancèrent une cinquantaine de javelots contre nous & blessèrent dangereusement un de nos hommes.

Je criai pourtant à ceux des chaloupes de ne point faire feu, & je leur fis jeter un bon nombre de planches pour se couvrir contre les flèches des sauvages, en cas qu’ils vinssent à en tirer de nouveau.

Environ une demi-heure après, ils avancèrent sur nous en corps du côté de la poupe, sans que nous pussions d’abord deviner leur dessein. Ils approchèrent assez pour que je visse sans peine que c’étoient de mes vieux amis, je veux dire de ces Sauvages avec lesquels j’avois été souvent aux mains.

Un moment après ils s’éloignèrent de nouveau, jusqu’à ce qu’ils fussent tous ensemble directement opposés à un des côtés de notre Navire, & alors ils firent force de rames pour venir à nous. Ils approchèrent si fort, effectivement, qu’ils pouvoient nous entendre parler ; & là-dessus je commandai à tout l’équipage de se tenir en repos, jusqu’à ce qu’ils tirassent leurs flèches une seconde fois ; mais qu’on tînt le canon tout prêt.

En même-tems j’ordonnai à Vendredi de se mettre sur le tillac, pour les arraisonner, & pour demander quel étoit leur dessein. Je ne sais pas s’ils l’entendirent ; mais je sais bien que cinq ou six de ceux qui étoient dans les canots les plus avancés, nous montrèrent leur derrière tout nud, comme s’ils nous vouloient prier gracieusement de le leur baiser. Si c’étoit seulement une marque de mépris, ou si par-là ils nous défioient, & donnoient le signal aux autres, c’est ce que j’ignore ; mais immédiatement après, Vendredi s’écria qu’ils alloient tirer ; & malheureusement pour le pauvre garçon, ils firent voler dans le vaisseau plus de trois cent flèches, dont personne ne fut blessé que mon fidèle valet lui-même, qui à mes yeux eut le corps percé de trois flèches, ayant été le seul qui fût exposé à leur vue.

La douleur que me causoit la perte de ce vieux compagnon de tous mes travaux, me porta à un violent desir de vengeance. J’ordonnai d’abord qu’on chargeât cinq canons à cartouches & quatre à boulets, & nous leur donnâmes un telle bordée, que le souvenir leur en est resté certainement pendant toute leur vie.

Ils n’étoient éloignés de nous que de la moitié de la longueur d’un cable, & nos canonniers visèrent si juste, que quatre de leurs canots furent renversés, selon toutes les apparences, d’un seul & même coup de canon.

Ce n’étoit pas le sot compliment qu’ils nous avoient fait, qui avoit excité ma colère & mon ressentiment, & tout ce que j’avois résolu de faire, pour les punir de leur impolitesse, c’étoit de les effrayer, en tirant quatre ou cinq canons chargés seulement de poudre. Mais voyant la décharge furieuse qu’ils nous faisoient sans raison, & la mort du pauvre Vendredi qui méritoit si bien toute mon estime & toute ma tendresse, je crus être en droit devant Dieu & devant les hommes, de repousser la force par la force, & j’aurois été charmé même d’abîmer tous leurs canots.

Quoi qu’il en soit, notre bordée fit une exécution terrible ; je ne saurois dire précisément combien nous en tuâmes ; mais il est certain que jamais il n’y eut dans une multitude de gens une pareille frayeur &une consternation semblable. Il y avoit treize ou quatorze de leurs canots tant brisés que renversés, & coulés à fond, & ceux qui les avoient montés étoient tués en partie, & en partie ils tâchoient de se sauver à la nage.

Les autres étoient hors de sens, à force d’être effrayés, & ne songeoient qu’à s’éloigner, sans se mettre en peine de leurs camarades, dont les canots avoient été coulés à fond, ou ruinés par notre canon. Leur perte, par conséquent, doit avoir été considérable. Nous n’en prîmes qu’un seul, qui nâgeoit encore dans la mer une heure après le combat.

Leur fuite fut si précipitée, que dans trois heures ils furent absolument hors de la portée de nos yeux, excepté trois ou quatre canots qui faisoient eau, selon toute apparence, & qui ne pouvoient pas suivre le gros avec la même rapidité.

Notre prisonnier étoit tellement étourdi de son malheur, qu’il ne vouloit ni parler, ni manger, & nous crûmes tous qu’il se vouloit laisser mourir de faim. Je trouvai pourtant un moyen de lui faire revenir la parole, en faisant semblant de le faire rejeter dans la mer, & de le remettre dans l’état où on l’avoit trouvé, s’il vouloit s’obstiner à garder le silence. On fit plus, on le jeta effectivement dans la mer, & l’on s’éloigna de lui. Il suivit la chaloupe en nageant, & y étant rentré à la fin, il devint plus traitable, & commença à parler, mais dans un langage dont personne de nous ne pouvoit pas entendre un seul mot.

Un vent frais s’étant levé, nous remîmes à la voile, tout le monde étant charmé de s’être tiré de cette affaire, hormis moi, qui étois au désespoir de la perte de Vendredi, & qui aurois souhaité de retourner à l’île pour en tirer quelqu’autre propre à me servir ; mais c’étoit une chose impossible, & il falloit suivre notre route. Notre prisonnier cependant commençoit à comprendre quelques mots anglois, & à s’apprivoiser avec nous. Nous lui demandâmes alors de quel pays il étoit venu avec ses compagnons ; mais il nous fut impossible d’entendre un mot de sa réponse. Il parloit du gosier d’une manière si creuse & si étrange, qu’il ne paroissoit pas seulement former de sons articulés, & nous crûmes tous qu’on pouvoit parfaitement bien parler cette langue-là avec un bâillon dans la bouche. Nous ne pûmes pas remarquer qu’il se servît des dents, des lévres, de la langue, ni du palais : ses paroles ressembloient aux différens tons qui sortent d’un cor de chasse. Il ne laissa pas à quelque-tems de-là d’apprendre un peu d’anglois, & alors il nous fit entendre que la flotte qui nous avoit attaqués, avoit été destinées par leurs rois pour donner une grande bataille. Nous lui demandâmes combien de rois ils avoient donc ? Il dit qu’ils étoient cinq nations, qu’ils avoient cinq rois, & que leur dessein avoit été d’aller combattre deux nations ennemies. Nous lui demandâmes encore par quelle raison ils s’étoient approchés de nous ? Et nous sûmes de lui que leur intention n’avoit été d’abord que de contempler une chose aussi merveilleuse que notre vaisseau le leur avoit paru. Tout cela fut exprimé dans un langage plus mauvais encore que ne l’avoit été celui de Vendredi, quand il commença à s’énoncer en anglois.

Il faut que je dise encore un mot ici du pauvre garçon, du fidèle Vendredi. Nous lui rendîmes les derniers honneurs, avec toute la solemnité possible , nous le mîmes dans un cercueil, & après l’avoir jeté dans la mer, nous prîmes congé de lui par onze coups de canon. C’est ainsi que finit la vie du meilleur & du plus estimable de tous les domestiques.

Continuant notre voyage avec un bon vent, nous découvrîmes la terre, le douzième jour après cette aventure, au cinquième degré de latitude méridionale : c’étoit la partie de toute l’Amérique qui s’avance le plus vers le nord-est. Nous fîmes cours vers le sud quart à l’est, en ne perdant point le rivage de vue pendant quatre jours, à la fin desquels nous doublâmes le cap Saint-Augustin, & trois jours après nous laissâmes tomber l’ancre dans la baye de Tous-les-Saints, l’endroit d’où étoit venue toute ma bonne & ma mauvaise fortune.

Jamais il n’y étoit venu de vaisseau qui y eût moins d’affaires, & cependant nous n’obtîmes qu’avec beaucoup de peine d’avoir la moindre correspondance avec les habitans du pays ; ni mon associé, qui faisoit dans ce pays une très-belle figure, ni mes deux facteurs, ni le bruit de la manière miraculeuse dont j’avois été tiré de mon désert, ne me purent obtenir cette faveur. Mon associé, à la fin, se souvenant que j’avois donné autrefois cinq-cents moldores au prieur du monastère des Augustins, & deux cents aux pauvres, obligea ce religieux d’aller parler au gouverneur, & de lui demander la permission d’aller à terre, pour moi, le capitaine, & huit autres hommes. On nous l’accorda, mais à condition que nous ne débarquerions aucune denrée, & que nous n’emmenerions personne de-là, sans une permission expresse.

Ils nous firent observer ces conditions avec tant de sévérité, que j’eus toutes les peines du monde à faire venir à terre trois balles de draps fins, d’étoffes & de toiles que j’avois apportés exprès pour en faire présent à mon associé.

C’étoit un homme très-généreux, & qui avoit de fort beaux sentimens, quoique, tout comme moi, il eût d’abord peu de chose. Sans savoir que j’eusse le moindre dessein de lui faire un présent, il m’envoya à bord, du vin & des confitures, pour plus de trente moidores, & il y ajouta du tabac, & quelques belles médailles d’or. Mon présent n’étoit pas de moindre valeur que le sien, & lui devoit être très-agréable ; j’y joignis la valeur de cent livres sterling en mêmes marchandises ; mais dans une autre vue, & je le priai de faire dresser ma chaloupe, afin de l’employer pour envoyer à ma colonie ce que je lui avois promis.

L’affaire fut faite en fort peu de jours, & quand ma barque fut toute équipée, je donnai au pilote de telles instructions pour trouver mon île, qu’il étoit absolument impossible qu’il la manquât ; aussi la trouva-t-il, comme j’ai appris dans la suite, par les lettres de mon associé.

En moins de rien, elle fut chargée de la cargaison que je destinois à mes gens, & un de nos matelots, qui avoit été à terre avec moi dans l’île, s’offrit d’aller avec la chaloupe, & de s’établir dans ma colonie, pourvu que j’ordonnasse, par une lettre, au gouverneur Espagnol, de lui donner des habits, du terrein, & des outils nécessaires pour commencer une plantation : ce qu’il entendoit fort bien, ayant été planteur autrefois à Mary-Land, & aussi boucanier.

Je l’encourageai dans ce dessein, en lui accordant tout ce qu’il me demandoit, & en lui faisant présent de l’esclave que nous avions pris dans la dernière rencontre ; & je donnai ordre au gouverneur Espagnol de lui donner une portion de tout ce qui lui étoit nécessaire, égale à celle qui avoit été distribuée aux autres.

Quand la chaloupe fut prête à mettre en mer, mon associé me dit, qu’il y avoit là un planteur de sa connoissance, fort brave homme, mais qui avoit eu le malheur de s’attirer la disgrace de l’église. Je n’en sais pas trop bien la raison, me dit-il ; mais je le crois hérétique dans le fond du cœur, & il a été obligé de se cacher pour ne pas tomber entre les mains de l’inquisition. Il seroit charmé de trouver cette occasion d’échapper avec sa femme & avec ses deux filles, & si vous voulez lui donner le moyen de se faire une plantation dans votre île, je lui donnerai quelque argent pour la commencer, car les officier de l’inquisition ont saisi tous ses effets, & il ne lui reste rien, que quelques meubles & deux esclaves. Quoique je haisse ses principes, ajouta-t-il, je serois fâché qu’il tombât entre leurs mains ; car il est certain qu’il seroit brûlé tout vif.

J’y consentis dans le moment, & nous cachâmes ce pauvre homme avec toute sa famille dans notre vaisseau, jusqu’à ce que la chaloupe fût prête à partir, & alors nous y mîmes toutes ses hardes, & nous l’y menâmes lui-même dès qu’elle fut sortie de la baye.

Le matelot qui avoit pris le même parti, fut charmé de se voir un pareil compagnon. Ils étoient à-peu-près également riches, ils avoient les principaux outils nécessaires pour commencer une plantation, & voilà tout. Néanmoins ils avoient avec eux quelques plantes de cannes de sucre, avec les matériaux pour en tirer de l’utilité, & l’on m’assuroit que le planteur Portugais, prétendu hérétique, entendoit parfaitement tout ce qui concerne cette sorte de plantation.

Ce que j’envoyois de plus considérable à mes sujets, consistoit en trois vaches à lait, cinq veaux, vingt-deux porcs, trois truies pleines, deux cavales, & un cheval entier.

Outre cela, pour faire plaisir à mes Espagnols, je leur envoyois trois femmes Portugaises, en les priant de leur donner des époux, & de les traiter avec douceur. J’aurois pu leur en faire avoir un plus grand nombre ; mais je savois que mon Portugais persécuté avoit avec lui deux filles en état de se marier, puisque les autres avoient des femmes dans leur patrie.

Toute cette cargaison arriva en bon état dans l’île, & l’on croira sans peine qu’elle y fut reçue avec plaisir par mes sujets, qui, avec cette addition, se trouvoient alors au nombre de soixante ou soixante-dix, sans les petits enfans, qui étoient en grande quantité, comme j’appris ensuite au retour de mes voyages, par des lettres que je reçus à Londres, par la voie du Portugal.

Il ne me reste pas un mot à dire à présent de mon île, & quiconque lira le reste de mes mémoires fera fort bien de n’y songer plus, & de s’attacher entièrement aux folies d’un vieillard qui ne devient pas plus sage, ni par ses propres malheurs, ni par les malheurs mêmes d’autrui ; d’un vieux imbécille, dont les passions ne sont pas amorties par quarante ans de misère & de disgraces, ni satisfaites par un prospérité qui surpasse ses espérances mêmes.

Je n’étois non plus obligé d’aller aux Indes, qu’un homme qui est en liberté, & qui n’est pas coupable d’un crime, n’est obligé d’aller au géolier de Neuwgate, pour le prier de l’enfermer parmi les autres prisonniers, & de le laisser mourir de faim.

Puisque j’avois une si grande tendresse pour mon île, j’aurois pu prendre un petit vaisseau pour y aller directement ; j’aurois pu encore le charger de tout ce que j’avois embarqué dans le vaisseau de mon neveu le capitaine, & j’aurois pu prendre avec moi une patente du gouvernement, pour m’assurer la propriété de mon île, en la soumettant au haut-domaine de la Grande-Bretagne. J’aurois pû y transporter du canon, des munitions, des esclaves, des planteurs ; j’aurois pu y faire une citadelle au nom de l’Angleterre, & y établir une colonie stable & florissante. Ensuite, pour agir par principe, & en homme sage, je devrois m’y fixer moi-même, renvoyer mon petit navire bien chargé de bon riz, comme il m’étoit aisé de le faire en six mois de tems, & prier mes correspondans de le charger de nouveau de tout ce qui pourroit être utile & agréable à mes sujets. Malheureusement je n’avois pas des vues si raisonnables, je n’étois pas touché des avantages considérables que j’aurois pu trouver dans un pareil établissement ; j’étois possédé seulement par un démon aventurier, qui me forçoit à courir le monde, simplement pour courir. Il est vrai que je me plaisois fort à être le bienfaiteur de mes sujets, à leur faire du bien par ma propre autorité, sans dépendre d’aucun souverain ; enfin à représenter ces anciens patriarches, qui étoient les rois de leurs familles. Je n’avois pas des desseins plus étendus ; je ne songeois pas même à donner un nom à l’île ; mais je l’abandonnai comme je l’avois trouvée, n’appartenant proprement à personne, & sans établir aucune forme de gouvernement parmi mes gens. Quoique, en qualité de père & de bienfaiteur, j’eusse quelque influence sur leur conduite, je n’avois pourtant sur eux qu’une autorité précaire, & ils n’étoient obligés de m’obéir que par les règles de la bienséance. Passe encore, si j’étois resté avec eux ; les affaires auroient pu prendre un bon train : mais comme ke les plantois-là pour reverdir, sans remettre jamais le pied dans l’île, tout devoit tomber nécessairement dans le désordre. C’est ce qui arriva précisément, à ce que j’appris dans la suite, par une lettre de mon associé, qui y avoit envoyé de nouveau une chaloupe. Je ne reçus cette lettre que cinq ans après qu’elle avoit été écrite, & je vis que les affaires de ma colonie ne faisoient que des progrès très-chétifs ; que mes gens étoient fort las de rester dans cet endroit ; qu’Atkins étoit mort ; que cinq Espagnols s’en étoient allés ; que quoiqu’ils n’eussent pas reçu de grandes insultes de la part des Sauvages, ils ne laissoient pas d’avoir eu quelques petits combats avec eux. Enfin, qu’ils l’avoient conjuré de m’écrire que je me souvinsse de ma promesse de les tirer de là ; & de leur procurer le plaisir d’aller mourir dans leur patrie.

Mes courses & mes nouvelles disgraces ne me laissèrent pas le loisir de me souvenir de cet engagement, ni de toute autre chose qui concernât l’île ; & ceux qui veulent savoir le reste de mes aventures, n’ont qu’à me suivre dans une nouvelle carrières de folies & de malheurs : ils pourront du moins apprendre par-là, que bien souvent le ciel nous punit en exauçant nos desirs, & qu’il nous fait trouver les plus grandes afflictions en satisfaisant nos vœux les plus ardens.

Que par conséquent aucun homme sage ne se flatte de la force de la raison, quand il s’agit de choisir un genre de vie. L’homme est un animal qui a la vue bien courte. Les passions ne sont pas ses meilleurs amis, & ses penchans les plus vifs sont d’ordinaire ses plus mauvais conseillers.

Je dis tout ceci en réfléchissant sur le desir impétueux que je m’étois senti dès ma plus tendre jeunesse, de courir tout le monde, & sur les malheurs où m’a précipité ce penchant si naturel qui paroissoit être né avec moi. Il m’est aisé de vous rapporter d’une manière historique, & de vous faire comprendre les effets de ce penchant avec les circonstances qui l’ont, pour ainsi dire, animé & fait agir ; mais les vues secrètes de la providence, en permettant de suivre aveuglément des penchans si bizarres, ne sauroient être comprises que pas ceux qui ont pris l’habitude de considérer avec attention les voies de cette providence, & de tirer des conséquences pieuses de la justice de Dieu, & de nos propres égaremens.

Mais je me suis assez étendu sur le ridicule de ma conduite ; il est tems d’en revenir à mon histoire. Je m’étois embarqué pour les Indes, & j’y fus. Il faut pourtant que j’avertisse ici, qu’avant de continuer ma course, je fus obligé de me séparer de mon jeune ecclésiastique, qui m’avoit donné de si fortes preuves de sa piété. Trouvant là un navire prêt à faire voile pour Lisbonne, il me demanda permission de s’y embarquer ; c’est ainsi qu’il paroissoit prédestiné à n’achever jamais ses voyages. J’y consentis, & j’aurois fait sagement, de prendre le même parti.

Mais j’en avois pris un autre, & le ciel fait tout pour le mieux. Si j’avois suivi ce prêtre, je n’aurois pas eu un si grand nombre de sujets d’être reconnoissant envers Dieu, & l’on n’auroit jamais entendu parler de la seconde partie des Voyages & Aventures de Robinson Crusoé.

Du Brésil, nous allâmes tout droit, par la mer Atlantique, au cap de Bonne-Espérance : notre voyage, jusques-là, fut passablement heureux, quoique de tems en tems nous eussions les vents contraires, & quelques tempêtes ; mais mes grands malheurs sur mer étoient finis ; mes disgraces futures devoient m’arriver par terre, afin qu’il parût qu’elle peut nous servir de châtiment aussi-bien que la mer, quand il plaît au ciel, qui dirige à ses fins les circonstances de toutes les choses.

Comme notre vaisseau étoit uniquement destiné au commerce, nous avions à bord un Inspecteur, ou Super-Cargo, qui en devoit régler tous les mouvemens, après que nous serions arrivés au cap de Bonne-Espérance. Tout avoit été confié à ses soins & à sa prudence, & il n’étoit limité que dans le nombre de jours qu’il falloit rester dans chaque port. Ainsi je n’avois que faire de m’en mêler ; ce Super-Cargo & mon neveu, le capitaine, délibéroient entr’eux sur les différens partis qu’il y avoit à prendre.

Nous ne nous arrêtâmes pas plus long-tems au cap, qu’il le falloit pour prendre de l’eau fraîche & les autres choses qui nous étoient nécessaires, & nous nous hâtâmes, autant qu’il fut possible, pour arriver à la côte de Coromandel, parce que nous étions informés qu’un vaisseau de guerre françois de cinquante pièces, avec deux grands vaisseaux marchands, avoient pris la route des Indes. Je savois que nous étions en guerre avec les François, & par conséquent je n’étois pas sans appréhension : heureusement ils allèrent leur chemin, sans que nous en ayions entendu parler dans la suite.

Je n’embarrasserai pas ma narration de la description des lieux, du journal du voyage, des variations de la boussole, des latitudes, des moussons, de la situation des ports, & d’autres particularités qui rendent si ennuyeuses les relations des voyages de long cours, & qui sont si inutiles à ceux qui n’ont pas dessein de faire les mêmes courses.

Il suffira de nommer les pays & les ports où nous nous sommes arrêtés, & de dire ce qui nous y est arrivé de remarquable. Nous touchâmes d’abord à l’île de Madagascar ; le peuple y étoit féroce & traître, très-bien armé d’arcs & de lances, dont il se sert avec beaucoup de dextérité. Cependant nous y fûmes fort bien ; pendant quelque tems les habitans nous traitèrent avec civilité, & pour des babioles que nous leur donnâmes, comme des coûteaux, des ciseaux, &c. ils nous apportèrent onze jeunes bœufs, assez petits, mais gras & bons : nous en destinâmes une partie pour notre nourriture, pendant le tems que nous devions nous arrêter-là, & nous fîmes saler le reste pour la provision du vaisseau.

Nous fûmes obligés de demeurer là quelque tems, après nous être fournis de vivre ; & moi, qui étois curieux de voir de mes propres yeux ce qui se passoit dans tous les coins de l’univers où la providence me menoit, je vins à terre aussi-tôt qu’il me fut possible. Un soir nous débarquâmes dans la partie orientale de l’île, & les habitans, qui y sont en grand nombre, se pressèrent autour de nous, & d’une certaine distance ils nous considérèrent avec attention. Toutefois, étant traités d’eux jusques-là fort honnêtement, nous ne nous crûmes pas en danger : nous coupâmes seulement trois branches d’arbres que nous plantâmes en terre à quelques pas de nous ; ce qui non-seulement dans ce pays-là est une marque de paix & d’amitié, mais qui porte encore les insulaires à faire la même chose de leur côté, pour indiquer qu’ils acceptent la paix. Dès que cette cérémonie est faite, il ne leur est pas permis de passer vos branches, & vous ne sauriez passer les leurs, sans leur déclarer la guerre. De cette manière, chacun est en sûreté derrière ses limites, & la place qui est entre deux sert de marché, & de côté & d’autre on y trafique librement. En y allant, il n’est pas permis de porter des armes, & les gens du pays même, avant que d’avancer jusques-là, fichent leurs lances en terre ; mais si on rompt la convention, en leur faisant quelque violence, ils sautent d’abord sur leurs armes, & tâchent de repousser la force par la force.

Il arriva un soir que nous étions venus à terre, que les insulaires s’assemblèrent en plus grand nombre que de coutume ; mais tout ce passa avec la civilité ordinaire. Ils nous apportèrent plusieurs provisions qu’ils troquèrent contre quelques bagatelles, & leurs femmes mêmes nous fournirent du lait & quelques racines, que nous reçûmes avec plaisir ; en un mot tout étoit paisible, & nous résolûmes même de passer la nuit à terre dans une hutte que nous nous étions faite de quelques rameaux.

Je ne sais par quel pressentiment je n’étois pas si content que les autres de rester toute la nuit à terre ; & sachant que notre chaloupe étoit à l’ancre à un jet de pierre du rivage, avec deux hommes pour la garder, j’en fis venir un à terre pour couper quelques branches, pour nous en couvrir dans la chaloupe ; & ayant étendu la voile, je me couchai dessus, à l’abri de cette verdure.

Environ à deux heures après minuit, nous entendîmes des cris terribles d’un des mariniers, qui nous prioit au nom de Dieu de faire approcher la chaloupe, si nous ne voulions pas que tous nos gens fussent massacrés ; en même tems j’entendis cinq coups de fusil, qui furent répétés deux fois immédiatement après ; je dis cinq coups, car c’étoit-là le nombre de toutes les armes à feu qu’ils avoient. On voit assez, par la nécessité où ils furent de tirer si souvent que ces barbares ne sont pas si effrayés de ce bruit, que ceux avec qui j’avois eu affaire dans mon île.

M’étant réveillé en sursaut par tout ce tumulte, je fis avancer la chaloupe, & voyant trois fusils devant moi, je pris la résolution d’aller à terre avec mes deux matelots, & d’assister nos gens attaqués.

Nous fûmes près du rivage en moins de rien, mais il nous fut impossible d’exécuter notre dessein ; car nos matelots, poursuivis par trois ou quatre cents de ces barbares, se jetèrent dans la mer avec précipitation pour venir à nous. Ils n’étoient que neuf en tout, n’ayant que cinq fusils ; il est vrai que les autres étoient armés de pistolets & de sabres, mais ces armes leur avoient été d’un fort petit usage.

Nous en sauvâmes sept avec bien de la peine, parmi lesquels il y en avoit trois bien blessés. Pendant que nous étions occupés à les faire entrer, nous étions aussi exposés qu’eux ; car ils nous jetèrent une grêle de dards ; & nous fûmes obligés de barricader ce côté de la chaloupe avec nos bancs & quelques planches qui s’y trouvoient par un pur hasard, ou, pour mieux dire, par un effet de la providence divine.

Cependant, si l’affaire étoit arrivée en plein jour, ces gens visent si juste, qu’ils nous auroient percés de leurs flèches, à moins de nous tenir entièrement à couvert. La lumière de la lune nous les faisoit voir peu distinctement, pendant qu’ils faisoient voler une quantité de dards dans notre barque. Cependant, ayant tous rechargé nos fusils, nous fîmes feu dessus, & leurs cris nous firent assez comprendre que nous en avions blessé plusieurs. Cela ne les empêcha pas de rester sur le rivage en ordre de bataille jusqu’au matin, sans doute dans la vue d’avoir meilleur marché de nous, dès qu’ils pourroient nous voir.

Pour nous, nous fûmes forcés de rester dans cet état, sans savoir comment faire pour lever l’ancre & pour faire voile, ne pouvant pas y réussir sans nous tenir debout ; ce qui leur auroit donné autant de facilité pour nous tuer, que nous en avons d’abattre un oiseau qui est sur une branche.

Tout ce que nous pûmes faire, ce fut de donner au vaisseau des signaux que nous étions en danger, & quoiqu’il fût à une lieue de-là, mon neveu entendant nos coups de fusil, & voyant par sa lunette d’approche que nous faisions feu du côté du rivage, comprit d’abord toute l’affaire, & levant l’ancre au plus vîte, il vint aussi près de nous qu’il fut possible. Il nous envoya de-là l’autre chaloupe, avec dix hommes ; mais nous leur criâmes de ne pas approcher, en leur apprenant notre situation. Alors un de nos matelots prenant le bout d’une corde, & nageant entre les deux chaloupes, de manière qu’il étoit difficile aux Sauvages de l’appercevoir, vint à bord de ceux qui étoient envoyés pour nous tirer de ce danger. Là-dessus nous coupâmes notre petite cable, & laissant l’ancre, nous fûmes tirés par l’autre chaloupe, jusqu’à ce que nous fussions hors de la portée des flèches. Pendant tout ce tems nous nous étions tenus couchés derrière notre barricade.

Dès que nous ne fûmes plus entre le vaisseau & le rivage, le capitaine donna une bordée terrible aux barbares, ayant fait charger plusieurs canons à cartouche, & l’exécution en fut affreuse.

Quand nous fûmes revenus à bord, & hors de danger, nous eûmes tout le loisir nécessaire pour examiner la cause de tout ce tintamarre, & de cette rupture subite de la part des sauvages. Notre Super-Cargo, qui avoit été souvent de ce côté-là, nous assura qu’il falloit absolument qu’on eût fait quelque chose pour irriter les Sauvages, qui, sans cela, ne nous auroient jamais attaqué, après nous avoir reçûs comme amis. La méche fut à la fin découverte, & l’on apprit qu’une vieille femme s’étant avancée au-delà de nos branches, pour nous vendre du lait, avoit eu avec elle une jeune fille qui nous apportoit aussi des herbes & des racines ; un des matelots avoit voulu faire quelque violence à la jeune fille ; ce qui avoit fait faire un terrible bruit à la vieille, qui en étoit peut-être la mère, ou la parente. Le matelot néanmoins n’avoit pas voulu lâcher prise ; mais il avoit tâché de mener la fille au milieu d’un bocage, hors de la vue de la vieille ; celle-là s’étoit retirée là-dessus, pour aller instruire de cet affront ses compatriotes, qui dans l’espace de trois heures avoient assemblé toute cette armée.

Un de nos gens avoit été tué d’un coup de javelot dès la commencement, dans le tems qu’il sortoit de la hutte faite de branches. Tous les autres s’étoient tirés d’affaire, excepté celui qui avoit été la cause de tout ce malheur, & qui paya bien cher le plaisir qu’il avoit goûté avec sa noire maîtresse.

Nous fûmes assez long-tems à savoir ce qu’il étoit devenu ; cependant nous voguâmes deux jours le long du rivage avec notre chaloupe, quoique le vent nous exhortât à partir, & nous fîmes toutes sortes de signaux pour lui faire connoître que nous l’attendions ; mais toute cette peine fut inutile ; nous le crûmes perdu ; & s’il avoit souffert lui seul de sa sottise, le mal n’auroit pas été fort considérable.

Je ne pus cependant me satisfaire là-dessus, sans hasarder d’aller une seconde fois à terre, pour voir si je ne pourrois rien découvrir touchant le sort de ce malheureux. Je résolus de le faire pendant la nuit, de peur d’essuyer une seconde attaque des noirs. Mais je fus fort imprudent en me hasardant de mener avec moi une troupe de mariniers féroces, sans m’en être fait donner le commandement ; ce qui m’engagea, malgré moi, dans une entreprise aussi malheureuse que criminelle.

Nous choisîmes, le Super-Cargo & moi, vingt des plus déterminés garçons de tout l’équipage, & nous débarquâmes dans le même endroit où les Indiens s’étoient assemblés, quand ils nous avoient attaqués avec tant de fureur. Mon dessein étoit de voir s’ils avoient quitté le champ de bataille, & d’en surprendre quelques-uns, s’il étoit possible, afin de les échanger contre le matelot en question, si par hasard il vivoit encore.

Étant venus à terre, sans aucun bruit, à dix heures du soir, nous partageâmes nos gens en deux pelotons, dont je commandai l’un, & le bosseman l’autre. Nous ne vîmes ni n’entendîmes personne d’abord, & nous nous avançâmes, en laissant quelque distance entre nos deux petits corps. Vers l’endroit où l’action s’étoit passée nous ne découvrîmes rien, à cause des ténèbres ; mais quelques momens après notre bosseman tomba à terre, ayant donné du pied contre un cadavre. Là-dessus il fit halte jusqu’à ce que je l’eusse joint, & nous résolûmes de nous arrêter-là en attendant le lever de la lune qui devoit venir sur l’horison en moins d’une heure de tems. C’est alors que nous découvrîmes distinctement le carnage que nous avions fait parmi les Indiens ; nous en vîmes trente-deux à terre, parmi lesquels il y en avoit deux qui respiroient encore. Les uns avoient le bras emporté, les autres la jambe, & les autres la tête, & nous supposâmes qu’on avoit emporté ceux qui avoient été blessés, & qu’on avoit espéré de pouvoir guérir.

Après avoir fait cette découverte, j’étois d’avis de retourner à bord ; mais le bosseman me fit dire qu’il étoit résolu, avec ses gens, d’aller rendre visite à la ville où ces chiens d’Indiens demeuroient, & me fit prier de l’y accompagner, ne doutant point que nous n’y pussions faire un butin considérable, & avoir des nouvelles de Thomas Jeffery ; c’étoit-là le nom du matelot que nous avions perdu.

S’ils m’avoient demandé permission de tenter cette entreprise, je sais bien que je leur aurois ordonné positivement de se rembarquer ; mais ils se contentèrent de me faire savoir leur intention, & de me prier d’être de la partie. Quoique je susse combien un tel dessein, où l’on pouvoit perdre beaucoup de monde, étoit préjudiciable à un vaisseau dont l’unique but étoit d’aller négocier, je n’avois pas l’autorité nécessaire pour détourner le coup ; je me contentai de leur refuser de les accompagner, & j’ordonnai à ceux qui me suivoient de rentrer dans la chaloupe. Deux ou trois de ces derniers commencèrent d’abord à murmurer contre cet ordre, à dire qu’ils vouloient y aller, en dépit de moi, & que je n’avois aucun commandement sur eux. Allons Jean, s’écria l’un, veux-tu y venir ? pour moi j’y vais certainement. Jean répondit qu’il le vouloit bien. Il fut suivi d’un autre, & celui-là d’un autre encore ; en sorte qu’ils m’abandonnèrent tous, hormis un seul que je priai instamment de rester. Il n’étoit demeuré dans la chaloupe qu’un seul mousse ; ainsi il n’y avoit que ce matelot, le Super-Cargo & moi, qui retournâmes vers la chaloupe, où nous avertîmes les autres, que nous resterions pour la garder, & pour en sauver autant qu’il nous seroit possible. Je leur répétai encore, qu’ils entreprenoient le dessein du monde le plus extravagant, & qu’ils pourroient bien avoir la même destinée que Jeffery.

Ils me répondirent en vrais mariniers, qu’ils agiroient prudemment, & qu’ils me garantissoient qu’ils en viendroient à bout à leur honneur. J’avois beau leur mettre devant les yeux les intérêts du vaisseau, & que leur conduite étoit inexcusable devant Dieu & devant les hommes, c’étoit comme si j’avois parlé au grand mât du navire ; ils me donnèrent seulement de bonnes paroles, & m’assurèrent qu’ils seroient de retour dans une heure au plus tard. La ville des Indiens n’étoit, à ce qu’ils me dirent, qu’à un demi-mille du rivage ; mais ils trouvèrent qu’elle étoit éloignée de plus de deux grands milles.

C’est ainsi qu’ils s’en allèrent tous, & quoique leur entreprise fût extravagante au suprême degré, il faut avouer pourtant qu’ils s’y prirent avec toute la précaution possible. Ils étoient tous parfaitement bien armés ; car, outre un fusil ou un mousquet, ils avoient chacun un pistolet & une baïonnette : quelques-uns s’étoient munis avec cela de sabres, & le bosseman & deux autres avoient des haches d’armes. D’ailleurs ils étoient pourvus tous ensemble de treize grenades ; en un mot jamais gens plus hardis & mieux armés n’entreprirent un dessein plus abominable & plus extravagant.

Quand ils s’en allèrent, ils n’étoient animés que par le desir du butin, & par l’espérance de trouver de l’or ; mais une circonstance où ils ne s’attendoient pas, les remplit de l’esprit de vengeance, & les changea tous en autant de diables incarnés. Étant arrivés à un petit nombre de maisons indiennes, qu’ils avoient prises pour la ville même, ils se virent fort éloignés de leur compte, puisqu’il n’y avoit-là que treize huttes, & qu’il leur étoit impossible de savoir la situation & la grandeur de la ville qu’ils avoient dessein de saccager.

Ils délibérèrent long-tems sans savoir quel parti prendre. S’ils attaquoient ce hameau, il falloit égorger tous les habitans sans qu’il en échappât un seul, pour donner l’alarme à la ville, ce qui leur attireroit toute une armée ; & s’ils laissoient ces gens-là en repos, il étoit absolument impossible de trouver le chemin de la ville, & d’exécuter leur beau projet.

Ils choisirent pourtant ce dernier parti, résolus de chercher la ville le mieux qu’il leur seroit possible. Après avoir marché quelques momens, ils trouvèrent une vache attachés à un arbre, & ils résolurent d’abord de s’en faire un guide. Voici comme ils raisonnèrent ; la vache appartient ou au hameau, ou à la ville. Si elle est déliée, elle cherchera son étable sans doute. Si elle retourne en arrière, nous n’avons rien à lui dire, elle nous est inutile absolument ; mais si elle va en avant, nous n’avons qu’à la suivre ; elle nous menera indubitablement où nous voulons être. Là-dessus ils coupèrent la corde, & virent avec plaisir la vache marcher devant eux. Pour abréger, elle les mena tout droit vers la ville, qu’ils virent composée à-peu-près de deux cents cabanes, dont quelques-uns contenoient plusieurs familles.

Ils y trouvèrent un profond silence, & tout le monde endormi tranquillement comme dans un endroit qui n’avoit jamais été exposé aux attaques de quelques ennemis. Ils tinrent alors un nouveau conseil de guerre, & ils résolurent de se partager en trois corps, de mettre le feu à trois maisons, dans les trois différentes parties du bourg, & de saisir & garotter les gens à mesure qu’ils sortiroient de leurs maisons embrasées. Si quelqu’un leur résistoit, leur parti étoit tout pris. Au reste le pillage étoit leur grand but, & ils étoient bien résolus de s’en acquitter avec toute l’ardeur imaginable. Ils trouvèrent bon cependant de commencer par visiter toute la ville, sans faire le moindre bruit, afin d’en examiner l’étendue, & de juger de-là si leur dessein étoit praticable ou non.

Après cette précaution, ils se déterminèrent hardiment à tenter fortune ; mais tandis qu’ils s’animoient les uns & les autres, les trois qui s’étoient le plus avancés, se mirent à crier tout haut, qu’ils avoient trouvé Thomas Jeffery ; ce qui fit courir tous les autres de ce côté-là. Ils trouvèrent effectivement ce malheureux, à qui on avoit coupé la gorge ; il étoit nud & pendu par un bras. Il y avoit près de-là une maison indienne, où se trouvoient plusieurs des principaux de la ville, qui avoient été dans le combat, & dont quelques-uns avoient été blessés. Nos gens virent qu’ils étoient éveillés, puisqu’ils parloient ensemble ; mais il étoit impossible d’en savoir le nombre.

Le spectacle de leur camarade égorgé donna aux Anglois une telle fureur, qu’ils jurèrent de se venger, & de ne donner quartier à aucun Indien qui tomberoit entre leurs mains : dans le moment même ils mirent la main à l’œuvre. Comme les maisons étoient basses & toutes couvertes de chaume, il ne leur fut pas difficile d’y mettre le feu, & en moins d’un quart d’heure toute la ville brûloit en quatre ou cinq différens endroits. Ils n’oublièrent pas sur-tout la cabane où se trouvoient les Indiens éveillés, dont je viens de faire mention. Dès que le feu commença à y prendre, ces pauvres gens effrayés cherchèrent la porte pour se sauver ; mais ils y rencontrèrent un danger qui n’étoit pas moindre, & le bosseman en tua deux de sa propre main avec sa hache d’armes. La maison étant grande, & remplie de gens, il ne voulut pas y entrer pour en achever le massacre ; mais il y jeta une grenade, qui les effraya d’abord, & qui, en crevant ensuite, leur fit pousser les cris les plus lamentables.

La plupart des Indiens qui se trouvoient dans cette maison furent tués ou blessés par la grenade, excepté deux ou trois, qui voulurent de nouveau sortir par la porte, où ils furent reçus par le bosseman, & par deux autres la baïonnette au bout du fusil, & misérablement massacrés. Il y avoit dans la maison un autre appartement plus reculé où se trouvoit le roi, ou le capitaine général de cette ville, avec quelques autres. Nos gens les forcèrent d’y rester jusqu’à ce que la maison consumée par les flammes, leur tombât sur la tête, & les écrasât.

Pendant toute cette exécution, ils ne tirèrent pas un seul coup de fusil, ne voulant éveiller le peuple qu’à mesure qu’ils étoient en état de le dépêcher ; mais le feu fit sortir les Indiens du sommeil assez vîte ; ce qui força les Anglois à se tenir ensemble en petit corps ; l’incendie ne trouvant que des matières extrêmement combustibles, se répandit en moins de rien au long & au large, & rendit les rues entre les maisons presque impraticables. Il falloit pourtant suivre le feu, pour exécuter cet affreux dessein, avec plus de sûreté, & dès que la flamme faisoit sortir les habitans hors de leurs maisons, ils étoient d’abord assommés par ces furieux, qui, pour tenir leur rage en haleine, ne faisoient que crier les uns aux autres de se souvenir du pauvre Jeffery.

Pendant tout ce tems-là j’étois dans de fort grandes inquiétudes ; particulièrement quand je vis l’incendie, que l’obscurité de la nuit me faisoit paroître, comme s’il n’étoit qu’à quelques pas de moi.

D’un autre côté mon neveu, le capitaine, qui avoit été éveillé par ses gens, voyant ces flammes, en fut dans une surprise extraordinaire ; il n’en pouvoit pas deviner la cause, & il craignit fort que je ne fusse dans quelque grand danger, aussi-bien que le Super-Cargo. Mille pensées lui rouloient dans l’esprit, & enfin, quoiqu’il ne pût qu’à peine tirer plus de monde du vaisseau, il résolut de se jeter dans l’autre chaloupe, & de venir à notre secours lui-même avec treize hommes.

Il fut fort étonné de me trouver avec le Super-Cargo dans la chaloupe, accompagnés seulement d’un seul matelot & du mousse. Quoiqu’il fût fort aise de nous voir sains & saufs, il étoit très-impatient de savoir de qui se passoit à l’égard des autres. La flamme s’augmentoit de moment à autre, & nos gens ayant commencé à se servir de leurs armes à feu, les fréquens coups de fusil que nous entendions ne pouvoient que nous donner la plus grande curiosité pour une affaire où nous étions si fort intéressés.

Le capitaine ayant pris sa résolution, me dit qu’il vouloit aller donner du secours à ses gens, quelque chose qui en pût arriver. Je tâchai de l’en détourner par les mêmes raisons que j’avois employées contre les autres ; je lui alléguai le soin qu’il devoit avoir de son vaisseau, l’intérêt des propriétaires, la longueur du voyage, &c. & je m’offrois d’aller reconnoître avec les deux hommes qui m’étoient restés, pour découvrir, de quelque distance, quel devroit être probablement l’événement de cette affaire, & pour l’en venir informer au plus vîte.

C’étoit parler à un sourd ; mon neveu étoit aussi incapable d’entendre raison que toute la reste. Il vouloit y aller, me dit-il, & il étoit fâché d’avoir laissé plus de dix hommes dans le vaisseau. Il n’étoit pas homme à laisser périr ses gens, faute se secourd ; il étoit résolu de leur en donner quand il devroit perdre le vaisseau, & la vie même.

Dans ces circonstances, bien loin de persuader le capitaine de rester-là, je fus obligé de le suivre. Il ordonna à deux hommes de s’en retourner à bord avec la pinasse, & d’aller chercher encore douze de leurs camarades, dont six devoient garder les chaloupes, pendant que les six autres marcheroient vers la ville. De cette manière il ne devoit rester que seize hommes dans le vaisseau, dont tout l’équipage ne consistoit qu’en soixante-cinq hommes, desquels deux avoient été tués dans la première action.

Ces ordres étant donnés, nous nous mîmes en marche ; & guidés par le feu, nous allâmes tout droit vers la ville. Si les coups de fusil nous avoient étonnés de loin, nous fûmes remplis d’horreur quand nous fûmes près de-là par les cris des malheureux habitans, qu’on traitoit d’une manière si affreuse.

Je n’avois jamais été présent au sac d’une ville ; j’avois bien entendu parler de Drogheda en Irlande, où Olivier Cromwel avoit fait massacrer tout le peuple, hommes, femmes & enfans. J’avois vu la description de la prise de Magdebourg par le comte de Tilly, & du massacre de plus de vingt-deux mille personnes de tout sexe, & de tout âge ; mais je n’avois vu rien de pareil de mes propres yeux ; & il m’est impossible d’en donner une idée, ni d’exprimer les terribles impressions que cette action abominable fit sur mon esprit.

Parvenu jusqu’à la ville, nous ne vîmes aucun moyen d’entrer dans les rues ; nous fûmes donc obligés de la côtoyer, & les premiers objets qui s’offrirent à nos yeux, étoient les ruines, ou plutôt les cendres d’une cabane, devant laquelle nous vîmes, à la lumière du feu, les cadavres de quatre hommes, & de trois femmes ; & nous crûmes en découvrir quelques autres au milieu des flammes. En un mot nous apperçumes d’abord les traces d’une action si barbare, & si éloignée de l’humanité, que nous crumes impossible que nos gens en fussent les auteurs ; nous les jugeâmes tous dignes de la mort la plus cruelle, s’ils en étoient effectivement coupables.

L’incendie cependant alloit toujours en avant, & les cris suivoient le même chemin que le feu ; ce qui nous mit dans la plus grande consternation ; quand nous vîmes, à notre grand étonnement, trois femmes nues, poussant les cris les plus affreux, s’enfuir de notre côté, comme si elles avoient eu des ailes : seize ou dix-sept hommes du pays suivoient la même route, ayant à leurs trousses trois ou quatre de nos bouchers Anglois, qui ne pouvant pas les atteindre firent feu sur eux, & en renversèrent un tout près de nous. Quand les pauvres fuyards nous découvrirent, ils nous prirent pour un autre corps de leurs ennemis, & firent des hurlemens épouvantables, sur-tout les femmes, persuadées que nous allions les massacrer dans le moment.

Mon sang se glaça dans mes veines, quand je vis cet affreux spectacle, & je crois que si nos quatre matelots étoient venus jusqu’à nous, j’aurois fait tirer dessus. Cependant nous nous mîmes un peu à l’écart, pour faire comprendre aux pauvres Indiens qu’ils n’avoient rien à craindre de nous.

Là-dessus ils s’approchèrent, se jetèrent à terre, & en levant les yeux au ciel, ils sembloient nous demander, par les tons les plus lamentables, de vouloir bien leur sauver la vie.

Nous leur fîmes comprendre que c’étoit-là notre dessein ; sur quoi ils se mirent tous dans un petit peloton derrière un retranchement. Dans ces entrefaites j’ordonnai à mes gens de se tenir tous ensemble, & de n’attaquer personne, mais de tâcher de saisir quelqu’un des Anglois, pour apprendre de quel diable ils étoient possédés, & quelle étoit leur intention. Je leur dis encore, que s’ils rencontroient leurs camarades engagés, ils tâchassent de les faire retirer, en les assurant que s’ils restoient là jusqu’au jour, ils se verroient environnés de cent mille Indiens. Là-dessus je les quittai, & suivi seulement de deux hommes, je me mis parmi les pauvres fuyards que nous avions sauvés. C’étoit la chose du monde la plus triste à voir ; quelques-uns avoient les pieds tout grillés à force de courir par le feu. Une des femmes étant tombée en passant par les flammes avoit le corps à moitié rôti, & deux ou trois hommes avoient plusieurs coups de sabre sur le dos & sur les cuisses ; un quatrième, percé de part en part d’un coup de fusil, rendit l’ame à mes yeux.

J’aurois fort souhaité d’apprendre les motifs de cet abominable massacre ; mais il me fut impossible d’entendre un mot de ce qu’ils me disoient ; tout ce que je pus comprendre par leurs signes, c’étoit qu’ils étoient aussi ignorans là-dessus, que je l’étois moi-même. Cette horrible entreprise m’effraya tellement que je résolus à la fin de retourner vers mes gens, de pénétrer dans la ville au travers des flammes, & de mettre fin à cette boucherie, à quelque pris que ce fût.

Dans le tems que je communiquois ma résolution à mes gens, que je leur ordonnois de me suivre, nous vîmes quatre de nos Anglois, avec le bosseman à leur tête, courir comme des furieux par-dessus les corps de ceux qu’ils avoient tués. Ils étoient tout couverts de sang & de poussière ; nous leur criâmes de toutes nos forces de venir à nous ; ce qu’ils firent dans le moment.

Dès que le bosseman nous apperçut, il poussa un cri de triomphe, charmé de voir arriver du secours. Ah ! mon brave capitaine, s’écria-t-il, je suis ravi de vous voir ; nous n’avons pas encore à moitié fait avec ces diables, avec ces chiens d’enfer ; j’en tuerai autant que le pauvre Jeffery avoit de cheveux à la tête ; nous avons juré de n’en épargner pas un seul ; nous voulons exterminer toute cette abominable nation. Là-dessus il se remit à courir tout échauffé & tout hors d’haleine, sans nous donner le tems de lui dire un mot.

Enfin, criant de toutes mes forces ; arrête, barbare, lui dis-je ; je te défends, sous peine de la vie, de toucher davantage à un seul de ces pauvres gens ; si tu ne t’arrêtes, tu es mort dans le moment.

Comment donc ! monsieur, répondit-il, savez-vous ce qu’ils ont fait ? Si vous voulez voir la raison de notre conduite, vous n’avez qu’à approcher. Là-dessus il nous montra le malheureux Jeffery égorgé & pendu à un arbre.

J’avoue que ce spectacle étoit capable de me porter à approuver leur vengeance, s’ils ne l’avoient pas poussée si loin, & je me remis dans l’esprit ces paroles que Jacob adressa autrefois à ses fils Siméon & Lévi : maudite soit leur colère, car elle a été féroce ; & leur vengeance, car elle a été cruelle.

Le triste objet que nous venions de voir me donna dans le moment de nouvelles affaires ; car mon neveu & ceux qui me suivoient, en conçurent une rage aussi difficile à modérer que celle du bosseman & de ses camarades. Mon neveu me dit qu’ils craignoit seulement que ses gens ne fussent pas les plus forts, & qu’au reste il croyoit qu’il ne falloit pas faire quartier à un seul de ces Indiens, qui tous avoient trempé dans un si abominable meurtre, & qui avoient mérité la mort, comme des assassins. Sur ce discours, huit des derniers venus volèrent sur les pas du bosseman, pour mettre la dernière main à ce cruel attentat ; & moi, voyant inutile tout ce que je faisois pour les modérer, je m’en revins triste & pensif, ne pouvant plus soutenir la vue de ce meurtre, ni des malheureux qui tomboient entre les mains de nos barbares matelots.

J’en étois accompagné que du Super-Cargo, & de deux autres hommes, & j’avoue qu’il y avoit bien de l’imprudence à moi de retourner vers nos chaloupes avec si peu de monde. Le jour approchoit, & l’alarme qui s’étoit répandue par tout le pays, avoit rassemblé près du petit hameau une quarantaine d’Indiens armés de lances, d’arcs & de flèches. Heureusement j’évitai cet endroit en allant tout droit au rivage, quand nous y arrivâmes, il étoit déjà plein jour ; nous nous mîmes aussi-tôt dans la pinasse ; &, après être venus à bord, nous la renvoyâmes, dans la pensée que nos gens pourroient bien en avoir besoin pour se sauver.

Je vis alors que le feu commençoit à s’éteindre & que le bruit cessoit ; mais une demi-heure après j’entendis une salve de fusils ; j’appris dans la suite, que nos gens l’avoient faite sur les Indiens qui s’étoient attroupés près du petit hameau. Ils en tuèrent seize ou dix-sept, & mirent le feu à leurs cabanes ; mais ils épargnèrent les femmes & les enfans. Lorsque mes gens s’approchoient du rivage avec la pinasse, ceux qui venoient de faire cette affreuse expédition commençoient à paroître, sans aucun ordre, répandus çà & là ; en un mot dans une telle confusion, qu’ils auroient pu être défaits facilement par un très-petit nombre de gens déterminés.

Heureusement pour eux ils avoient jeté la terreur dans tout le pays, & les Indiens étoient si effrayés par une attaque peu attendue, qu’une centaine de leurs braves gens n’auroient pas attendu de pied ferme six de nos matelots. Aussi, dans toute l’action, il n’y en avoit pas un seul qui se défendît. Ils étoient tellement étonnés du feu d’un côté, & de l’attaque de nos gens de l’autre, que dans l’obscurité de la nuit ils ne savoient de quel côté se tourner. S’ils fuyoient d’un côté, ils tomboient dans un de nos petits corps : & s’ils retournoient sur leurs pas, ils en rencontroient un autre : la mort se présentoit à eux de toutes parts. Aussi dans toute cette affaire aucun de nos gens ne reçut le moindre mal, excepté deux, dont l’un s’étoit brûlé la main, & dont l’autre s’étoit fait une entorse au pied.

J’étois fort en colère contre tout l’équipage, mais sur-tout contre mon neveu le capitaine, qui avoit non-seulement négligé son devoir, en hasardant le succès de tout le voyage, dont le soin lui avoit été commis, mais encore en animant la fureur de ses gens plutôt que de la calmer. Il répondit à mes reproches avec beaucoup de respect, en disant que la vue de Jeffery égorgé d’une manière si cruelle, l’avoit furieusement passionné ; qu’il n’auroit pas dû s’y laisser entraîner en qualité de commandant du vaisseau, mais qu’en qualité d’homme, il avoit été incapable de raisonner dans cette occasion. Pour les matelots, comme ils n’étoient pas soumis à mes ordres, ils se soucioient fort peu si leur expédition me déplaisoit ou non.

Le lendemain nous remîmes à la voile, & par conséquent nous ne sûmes rien de l’effet qu’avoit produit dans ce peuple l’action barbare de notre équipage. Nos gens différoient dans le calcul qu’ils faisoient de ceux qu’ils avoient tués ; mais on pouvoit juger à-peu-près par leurs différens rapports, qu’ils avoient fait périr environ cinquante personnes, hommes, femmes & enfans. Pour ce qui regarde les maisons, il n’en étoit pas échappé une seule de l’incendie.

Ils avoient laissé-là le pauvre Jeffery, parce qu’il étoit inutile de l’emporter avec eux ; ils l’avoient seulement détaché de l’arbre, où il avoit été pendu par un bras.

Quoique nos gens crussent leur action fort juste, je n’étois rien moins que de leur sentiment, & je leur dis naturellement que Dieu ne béniroit point notre voyage, & qu’il les puniroit du sang qu’ils avoient répandu, comme d’un massacre exécrable ; que véritablement les Indiens avoient tué Jeffery ; mais qu’il avoit été l’aggresseur, qu’il avoit violé la paix, en abusant d’une fille qui étoit venue dans notre quartier sur la foi du traité.

Le bosseman défendit sa cause, en disant que, quoique les nôtres semblassent avoir violé la paix, il étoit pourtant certain que les Indiens avoient commencé la guerre, en tirant leurs flèches sur nous, & en tuant de nos gens, sans aucune cause raisonnable ; que, trouvant l’occasion d’en tirer raison, il nous avoit été permis de le faire, & que les petites libertés que Jeffery avoit prises avec la jeune Indienne, n’avoient pas mérité qu’on l’égorgeât d’une si cruelle manière ; que par conséquent ils n’avoient rien fait que punir des meurtriers ; ce qui étoit permis par les loix divines & humaines.

Qui ne croiroit qu’une pareille aventure nous eût detournés de nous hasarder encore à terre parmi des payens & des barbares ? Malheureusement les hommes ne deviennent sages que par leurs propres disgraces, & jamais leur expérience ne leur est d’un si grand usage, que quand elle leur coûte cher.

Nous étions destinés pour le golfe de Perse, & de-là pour la côte de Coromandel ; & notre but n’étois que d’aller en passant à Suratte.

Le principal dessein du Super-Cargo regardoit la baye de Bengale, & s’il ne trouvoit pas occasion d’y faire ses affaires, il devoit aller à la Chine & revenir à Bengale à son retour.

Le premier désastre qui nous arriva fut dans le golfe de Perse, où cinq de nos gens étant allés à terre sur la côte qui appartient à l’Arabie, furent tués ou emmenés comme esclaves par les gens du pays. Leurs compagnons ne furent point en état de les délivrer, ayant assez à faire eux-mêmes pour se sauver dans la chaloupe. Je leur dis naturellement, que je regardois ce malheur comme une punition du Ciel. Mais le bosseman me répondit avec chaleur, que j’aurois bien de la peine à justifier mes censures & mes reproches par des passages formels de l’écriture, & il m’allégua celui où il est dit, que ceux sur qui étoit tombée la tour de Silé, n’avoient pas été plus grands pécheurs que les autres Galiléens. Je confesse que je ne trouvai rien de solide à lui répliquer, sur-tout parce que, parmi ceux que nous venions de perdre, il n’y en avoit pas un seul qui eût trempé dans le massacre de Madagascar, je me servois toujours de cette expression, quelque choquante qu’elle fût pour tout l’équipage.

Les sermons fréquens que je leur faisois sur ce sujet, eurent de plus mauvaises conséquences, pour moi que je n’avois cru. Le bosseman, qui avoit été le chef de cette entreprise, m’étant venu joindre un jour, me dit d’un ton fort résolu, que j’avois grand tort de remettre toujours cette affaire sur le tapis, & de m’étendre en reproches mal fondés & injurieux ; que l’équipage en étoit fort mécontent ; & lui sur-tout, sur lequel j’avois le plus tiré ; qu’étant seulement un passager, sans aucun commandement dans le vaisseau, je ne devois pas m’imaginer que j’eusse le moindre droit de les insulter, comme je faisois continuellement. Que savons-nous, continua-t-il, si vous n’avez pas quelque dessein contre nous dans l’esprit, & si un jour, quand nous serons de retour en Angleterre, vous ne nous appelerez pas en justice pour cette action ? Je vous prie, monsieur, plus de discours sur cette matière ; si vous vous mêlez encore de ce qui ne vous regarde point, je quitte le vaisseau, plutôt que de souffrir vos censures perpétuelles.

Après l’avoir écouté avec patience, je lui dis, qu’à la vérité le massacre de Madagascar, que je n’appelerois pas autrement, m’avoit toujours souverainement déplu, & que j’en avois parlé librement, sans pourtant appuyer davantage sur lui que sur un autre ; qu’il étoit vrai que je n’avois aucun commandement dans le vaisseau, mais aussi que je n’avois jamais prétendu y exercer la moindre autorité, & que je n’avois fait seulement que dire mon sentiment avec franchise sur les choses qui nous concernoient tous également ; que je voulois pourtant qu’il fût que j’avois une part considérable dans la charge du navire, & qu’en cette qualité j’avois un droit incontestable de parler encore avec plus de liberté que je n’avois fait jusqu’alors, sans être obligé de rendre compte de ma conduite, ni à lui, ni à qui que ce fût. Je lui tins ce discours avec assez de fermeté ; & comme il n’y repliqua pas grand chose, je crus que c’étoit une affaire finie.

Nous étions alors dans le port de Bengale ; & ayant envie de voir le pays, je m’étois fait mettre à terre, quelques jours après notre arrivée, avec le Super-Cargo, pour nous divertir pendant quelques heures. Vers le soir, dans le tems que je me préparois à retourner à bord, un de nos mariniers vint me dire de ne pas prendre la peine d’aller jusqu’au rivage, puisque les gens de la chaloupe avoient ordre de ne point ramener.

Surpris de ce compliment insolent, comme d’un coup de foudre ; je demandai à cet homme qui lui avoit donné ordre de me dire une pareille sottise ? Et ayant appris que c’étoit le bosseman, je dis au messager qu’il n’avoit qu’à rapporter à celui qui l’avoit envoyé, qu’il s’étoit acquitté de sa commission, & que je n’y avois rien repondu.

J’allai d’abord trouver le Super-Cargo, & lui racontant toute l’histoire, je lui dis que je prévoyois quelque mutinerie dans le vaisseau, & je le priai de s’y transporter dans quelque barque indienne, pour informer le capitaine de ce qui venoit de m’arriver. J’aurois bien pu m’épargner cette peine ; car l’affaire étoit déjà faite à bord du navire. Le bosseman, le canonnier, & le charpentier, en un mot tous les officiers subalternes, dès qu’ils m’avoient vu dans la chaloupe, étoient montés sur le tillac, & avoient demandé à parler au capitaine. Comme le bosseman étoit un homme qui parloit fort-bien, c’étoit lui qu’on avoit chargé du soin de faire la harangue. Après avoir répété toute la conversation que nous avions eue ensemble, il dit en peu de mots au capitaine, qu’ils étoient bien aises que j’eusse pris, de mon propre mouvement, le parti d’aller à terre, puisque, sans cela, ils m’y auroient obligé ; qu’ils s’étoient engagés à servir dans le vaisseau sous son commandement, & qu’ils étoient dans l’intention de continuer à le faire avec la plus exacte fidélité ; mais que, si je ne voulois pas quitter le vaisseau de bon gré, & si, en ce cas, il ne vouloit pas m’y forcer, ils n’étoient pas d’avis d’aller plus loin avec lui, & qu’ils abandonneroient tous le vaisseau.

En prononçant ce dernier mot, il se tourna du côté du grand mât, où tous les matelots étoient assemblés, qui se mirent aussi-tôt à crier d’une seule voix, oui tous, tous.

Mon neveu étoit un homme de courage, & d’une grande présence d’esprit ; quoiqu’il fût très-surpris d’un discours si peu attendu, il répondit d’une manière calme, qu’il prendroit l’affaire en considération ; mais qu’il ne pouvoit rien résoudre là-dessus, avant de m’avoir parlé.

Il se servit alors de plusieurs raisonnemens pour leur faire voir l’injustice de leur proposition, mais en vain ; ils se donnèrent tous la main en sa présence, en jurant qu’ils iroient tous à terre, à moins qu’il ne leur promît positivement qu’il ne souffriroit pas que je remisse le pied dans le vaisseau.

C’étoit quelque chose de bien dur pour lui, qui m’avoit de si grandes obligations, & qui ignoroit de quelle manière je prendrois cette affaire-là. Il crut pouvoir détourner le coup d’une autre manière ; & le prenant sur un ton fort haut, il leur dit, avec beaucoup de fermeté, que j’étois un des principaux intéressés dans le vaisseau, & qu’il étoit ridicule de vouloir me chasser, pour ainsi dire, de ma propre maison ; que s’ils quittoient le navire, ils payeroient cher cette désertion, s’ils étoient jamais assez hardis pour remettre le pied en Angleterre ; que, pour lui, il aimeroit mieux risquer tout le fruit du voyage, & perdre le vaisseau, que de me faire un pareil affront, & qu’ainsi ils n’avoient qu’à prendre le parti qu’ils jugeroient à propos. Il leur proposa ensuite d’aller à terre lui-même avec le bosseman, pour voir de quelle manière on pourroit accommoder toute cette affaire.

Ils rejetèrent unanimement cette proposition, en disant qu’ils ne vouloient plus avoir rien à faire avec moi, ni à terre, ni à bord du vaisseau, & que si j’y rentrois, ils étoient tous résolus d’abandonner le navire. Eh bien ! répliqua le capitaine, si vous êtes tous dans cette intention ; j’irai parler à mon oncle tout seul. Il le fit, & il vint justement dans le tems qu’on venoit de me faire le compliment ridicule dont j’ai parlé.

J’étois ravi de le voir ; car j’avois craint qu’ils ne l’emprisonnassent, & qu’ils ne s’en allassent avec le navire : ce qui m’auroit forcé à demeurer-là seul, sans argent, sans hardes, & dans une situation plus terrible que celle je m’étois trouvé autrefois dans mon île.

Heureusement ils n’avoient pas poussé leur insolence jusques-là & lorsque mon neveu me raconta qu’ils avoient juré de s’en aller tous si je rentrois dans le vaisseau, je lui dis de ne s’en point embarrasser, & que j’étois résolu de rester à terre ; qu’il eût soin seulement de me faire apporter mes hardes & une bonne somme d’argent, & que je trouverois bien le moyen de revenir en Angleterre.

Quoique mon neveu fût au désespoir de me laisser-là, il vit bien qu’il n’y avoit pas d’autre parti à prendre. Il retourna à bord & dit à ces gens, que son oncle avoit cédé à leur importunité, & qu’on n’avoit qu’à m’envoyer mes hardes. Ce discours calma tout cet orage ; l’équipage se rangea à son devoir ; il n’y eut que moi d’embarrassé, ne sachant quel parti prendre.

Je me trouvois tout seul dans l’endroit le plus reculé du monde, étoit éloigné de l’Angleterre de plus de trois mille lieues, que quand j’étois dans mon île. Il est vrai que je pouvois revenir par terre, en passant par le pays du Grand-Mogol jusqu’à Suratte ; de-là je pouvois aller par mer jusqu’à Balsora, dans le golfe persique, d’où je pouvois venir avec les caravanes par les déserts de l’Arabie, jusqu’à Alep & à Sanderon. De-là il m’étoit facile de me transporter en France par l’Italie : toutes ces courses mises ensemble, faisoient le diamètre entier du globe, & peut-être davantage.

Il y avoit encore un autre parti à prendre, c’étoit d’attendre quelques vaisseaux anglois qui, venant d’Achin dans l’île de Sumatra, devoient passer à Bengale ; mais comme j’étois venu là sans avoit rien à démêler avec la compagnie angloise des Indes orientales, il m’auroit été difficile d’en sortir sans son consentement, qu’il m’étoit impossible d’obtenir, sinon par une grande faveru des capitaines de ses vaisseaux, ou des facteurs de la compagnie, & je n’avois pas la moindre relation, ni avec les uns, ni avec les autres.

Pendant que j’étois dans cet embarras, j’eus le plaisir charmant de voir partir le vaisseau sans moi ; ce qui peut-être n’étoit jamais arrivé auparavant à un homme qui fût dans une situation comme la mienne, à moins que l’équipage ne se fût révolté, & n’eût mis à terre ceux qui ne vouloient pas consentir à leur mauvais dessein.

Ce qui me consoloit un peu, c’est que mon neveu m’avoit laissé deux domestiques, ou pour mieux dire, un domestique & un compagnon. Ce dernoer étoit le clerc du boursier du vaisseau, & l’autre étoit le propre valet du capitaine. Je pris un bon appartement chez une femme Angloise, où logeoient plusieurs autres marchands Anglois, François & Juifs Italiens. J’y fus parfaitement bien accommodé ; & pour qu’on ne pût pas dire que je prenois mon parti trop précipitamment, j’y restai pendant neuf mois pour considérer mûrement par quel moyen je pourrois m’en revenir chez moi le plus commodément, & avec le plus de sûreté.

J’avois avec moi des marchandises d’Angleterre d’une assez grande valeur ; outre une bonne somme d’argent, mon neveu m’avoit laissé mille pièces de huit, & une lettre de crédit d’une somme beaucoup plus considérable, que j’étois le maître de tirer, si j’en avois besoin ; en sorte que je ne courois pas le moindre risque de manquer d’argent.

Je me défis d’abord de mes marchandises très-avantageusement, &, suivant l’intention que j’avois déjà eue en commençant le voyage, j’achetai une belle partie de diamans ; ce qui réduisit mon bien dans un petit volume, qui ne pouvoit point m’embarrasser pendant le voyage.

Après avoir demeuré-là assez long-tems, sans goûter aucune des propositions qu’on m’avoit faites touchant les moyens de retourner en Angleterre, un marchand Anglois, qui logeoit dans la même maison, & avec qui j’avois lié une amitié étroite, vint un matin dans ma chambre. Mon cher pays, me dit-il, je viens vous communiquer un projet qui me plaît fort, & qui pourroit bien vous plaire aussi, quand vous l’aurez considéré avec attention. Nous sommes placés, continua-t-il, vous par accident, & moi par mon propre choix, dans un endroit du monde fort éloigné de notre patrie ; mais c’est dans un pays où il y a beaucoup à gagner pour des gens comme vous & moi qui entendons le commerce. Si vous voulez joindre mille livres sterling à mille autres que je fournirai, nous louerons ici le premier vaisseau qui nous accommodera : vous serez capitaine & moi marchand, & nous ferons le voyage de la Chine. Pourquoi, monsieur, resterions-nous ici les bras croisés ? Toute roule, tout s’agite dans le monde : tous les corps terrestres & célestes sont occupés ; par quelle raison demeurerions-nous dans une lâche oisiveté ? Il n’y a, pour ainsi-dire, des fainéans que parmi les hommes, & je ne vois pas qu’il soit nécessaire que nous soyons de cette méprisable classe.

Je goûtai fort cette proposition, d’autant plus qu’elle me fut faite avec beaucoup de marques d’amitié & de franchise. L’incertitude de ma situation contribua beaucoup à m’engager dans le commerce, qui n’étoit pas naturellement l’élément qui me fût le plus prore : en récompense, le projet de voyager touchoit la véritable corde de mes inclinations, & jamais une proposition d’aller voir une partie du monde qui m’étoit inconnue, ne pouvoit m’être faite mal-à-propos.

Quelque tems s’écoula avant que nous pussions trouver un navire qui nou agréât, & quand nous l’eûmes trouvé, il nous fut fort difficile d’avoir des matelots Anglois, autant qu’il nous en falloit pour diriger ceux du pays que nous pouvions trouver sans peine. Bientôt pourtant nous engageâmes un contre-maître, un bosseman & un canonnier, tous Anglois, un charpentier Hollandois, & trois matelots Portugais, qui suffisoient pour avoir l’œil sur nos mariniers Indiens.

Il y a tant de relations de voyages qui ont été faits de ce côté-là que ce seroit une chose fort ennuyeuse pour le lecteur, de trouver ici une description exacte des pays où nous relâchâmes, & des peuples qui les habitent. Il suffira de dire que nous allâmes d’abord à Achin, dans l’île de Sumatra, & de-là à Siam, où nous troquâmes quelques-unes de nos marchandises contre de l’opium & contre de l’arac ; sachant que la première de ces marchandises sur-tout est d’un grand prix dans la Chine, particulièrement dans ce tems-là, où ce royaume en manquoit. En un mot, dans cette première course, nous fûmes jusqu’à Juskan ; nous fîmes un très-bon voyage, où nous employâmes neuf mois, & nous retournâmes à Bengale, fort contens de ce coup d’essai.

J’ai observé que mes compatriotes sont fort surpris des fortunes prodigieuses que font dans ces pays-là les officiers que la compagnie y envoie, & qui y gagnent, en peu de tems, soixante, soixante-dix, & quelquefois jusqu’à cent mille livres sterling.

Mais la chose n’est pas surprenante pour ceux qui considèrent le grand nombre de ports où nous avons un libre commerce où les habitans cherchent, avec la plus grande ardeur, tout ce qui vient des pays étrangers, &, qui plus est, où l’on peut acheter un si grand nombre de choses qu’on peut vendre ailleurs, en y faisant un profit très-considérable.

Quoi qu’il en soit, je gagnai beaucoup dans ce premier voyage ; j’y acquis des lumières pour faire de plus gros gains ; & si j’avois eu quelque vingtaine d’années de moins, j’y serois resté avec plaisir, bien sûr d’y faire ma fortune : mais j’étois plus que sexagenaire ; j’avois des richesses suffisamment, & j’étois sorti de ma patrie moins pour acquérir des trésors, que pour satisfaire à un desir inquiet de roder par tout le monde. C’est avec bien de la justice que j’appelle ce desir inquiet ; car quand j’étois chez moi, je n’avois point de repos que je ne fusse dans quelque course ; & quand je courois j’étois impatient de revoir mon pays. Ainsi le gain me touchoit fort peu, puisque j’étois riche, & que naturellement je n’étois pas avare ; je crus donc n’avoir guères profité par ma course, & rien ne pouvoit me déterminer à en entreprendre d’autres, que le desir de voir de nouveaux pays ; mon œil étoit semblable à celui dont parle Salomon, qui n’étoit jamais rassasié de voir ; & mes voyages, bien loin de me contenter, ne faisoient qu’animer ma curiosité pour d’autres voyages. J’étois venu dans une partie du monde, dont j’avois entendu parler beaucoup, & j’étois résolu d’y voir tout ce qu’il y avoit de plus remarquable, pour pouvoir dire que j’avois vu tout ce qui méritoit d’être vu dans le monde.

Mon compagnon de voyage avoit des idées toutes différentes des miennes. Je ne le dis pas pour faire comprendre que les siennes étoient les moins raisonnables ; au contraire, je conviens qu’elles étoient plus justes & mieux assorties aux vues d’un marchand, dont la sagesse consiste à s’attacher aux objets les plus lucratifs.

Cet honnête-homme ne songeoit qu’au solide, & il auroit été content d’aller & de venir toujours par les mêmes chemins & de loger dans les mêmes gîtes, comme un cheval de poste, pourvu qu’il y eût trouvé son compte, selon la phrase marchande ; au lieu que j’étois un vrai aventurier, à qui une chose déplaisoit dès que je la voyois pour la seconde fois.

D’ailleurs, j’avois une impatience extraordinaire de me voir plus près de ma patrie, & je ne savois comment faire pour me procurer cette satisfaction. Dans le tems que mes délibérations ne faisoient que me rendre plus irrésolu, mon ami, qui cherchoit toujours des occupations nouvelles, me proposa un autre voyage vers les îles d’où l’on tire les épiceries, afin d’y charger une cargaison de clous de girofle. Son intention étoit d’aller aux îles Manilles, où les Hollandois font le principal commerce, quoiqu’elles appartiennent en partie aux Espagnols.

Nous ne trouvâmes pas à propos cependant d’aller si loin, n’ayant pas grande envie de nous hasarder dans des endroits où les Hollandois ont un pouvoir absolu, comme dans l’île de Java, dans celle de Céylan, &c. Tout ce qui retarda le plus notre course, c’étoit mon irrésolution ; mais, dès que mon ami m’eut gagné, les préparatifs furent bientôt faits. N’ayant rien de meilleur à faire, je trouvois dans le fond que courir çà & là, dans l’attente d’un profit aussi grand que fût, donnoit plus de satisfaction que de rester dans l’inaction ; qui étoit, selon mon penchant naturel, l’état le plus triste & le plus malheureux de la vie. Je m’y résolus donc ; nous touchâmes à l’île de Bornéo, & à plusieurs autres dont j’ai oublié le nom ; & notre voyage, qui ne réussit pas moins bien que le premier, ne dura en tout que cinq mois.

Nous vendîmes nos épiceries, qui consistoient principalement en clous de girofle, & en noix de muscade, à des marchands de Perse, qui vouloient les emporter avec eux dans le Golfe Persique ; nous y gagnâmes cinq pour un, & par conséquent nous y fîmes un profit extraordinaire.

Quand nous fîmes nos comptes, mon ami me regarda avec un sourire : Eh bien ! me dit-il, en insultant à mon indolence naturelle, ceci ne vaut-il pas mieux que d’aller courir de côté & d’autre, comme un fainéant, & d’ouvrir de grands yeux pour voir les extravagances des payens ? « Pour dire la vérité, mon ami, lui répondis-je, je commence à être un prosélite du commerce ; mais permettez-moi de vous dire, continuai-je, que si un jour je puis me rendre maître de mon indolence, tout vieux que je suis, je vous lasserai, à force de vous faire courir le monde avec moi ; vous n’aurez pas un moment de repos, je vous en réponds. »

Peu de tems après notre retour, un vaisseau Hollandois de deux cents tonneaux, à-peu-près, arriva à Bengale ; il étoit destiné à aller visiter les côtes, & non pas à passer & repasser d’Europe en Asie, & d’Asie en Europe. On nous débita que tout l’équipage étant devenu malade, & le capitaine n’ayant pas assez de gens pour tenir la mer, le navire avoit été forcé de relâcher à Bengale ; que le capitaine ayant gagné assez d’argent, avoit envie de retourner en Europe, & qu’il avoit fait connoître qu’il vouloit vendre son vaisseau.

J’eus le vent de cette affaire plutôt que mon associé, & ayant grande envie de faire cet achat, je courus au logis pour l’en informer. Il y osngea pendant quelque tems ; car il n’étoit nullement homme à précipiter ses résolutions. Ce bâtiment est un peu trop gros, me dit-il ; mais cependant il faut que nous l’ayons.

Là-dessus nous achetâmes le vaisseau, nous le payâmes, & nous en prîmes possession ; nous nous résolûmes à en garder les matelots pour les joindre à ceux que nous avions déjà ; mais tout d’un coup ayant reçu chacun, non leurs gages, mais leur portion de l’argent qui avoit été donné pour le navire, ils s’en allèrent. Nous ne sûmes pas, pendant quelque tems, ce qu’ils étoient devenus, & nous apprîmes à la fin qu’ils avoient pris tous la route d’Agra, lieu de la résidence du Grand-Mogol ; que de-là ils avoient dessein d’aller à Surate, afin de s’y embarquer pour le Golfe Persique.

Rien ne m’avoit si fort chagriné depuis long-tems, que de ne les avoir pas suivis ; une telle course, dans une grande compagnie, qui m’auroit procuré en même tems & du divertissement & de la sûreté, auroit été mon vrai balot. D’ailleurs, j’aurois vu le monde, & en même tems j’aurois approché de ma partie : mais ce chagrin passa peu de jours après, que je sus quelle sorte de Messieurs c’étoient que ces Hollandois. L’homme qu’ils appeloient capitaine n’étoit que le canonnier. Ils avoient été attaqués à terre par des Indiens qui avoient tué le véritable commandant du vaisseau, avec trois matelots. Là-dessus ces drôles, au nombre de onze, avoient pris la résolution de s’en aller avec le vaisseau. Ils l’avoient fait, après avoir laissé en effet à terre le contre-maître & cinq hommes, dont nous aurons occasion de parler dans la suite.

Quoi qu’il en soit, nous crûmes avoir un bon droit pour la possession du vaisseau, quoique nous sentissions bien que nous ne nous étions pas informés assez exactement du titre de ces malheureux, avant que de faire le marché. Si nous les avions questionnés comme il falloit, ils se seroient coupés, selon toutes les apparences ; ils seroient tombés en contradiction les uns avec les autres, & peut-être chacun avec soi-même. Il est vrai qu’ils nous montrèrent un transport, où étoit nommé un Emmanuel Cloosterhoover ; mais je m’imagine que tout cela étoit supposé : cependant, dans le tems que nous fîmes le marché, nous n’avions aucune raison de les soupçonner.

Nous voyant maîtres d’un si grand bâtiment, nous engageâmes un plus grand nombre de matelots Anglois & Hollandois, & nous nous déterminâmes à un second voyage du côté du sud vers les îles Philippines & Molucques, pour chercher des clous de girofle.

Pour ne pas arrêter long-tems le lecteur sur des choses peu dignes d’attention, ayant encore tant de choses remarquables à lui raconter, je dirai en peu de mots que je passai six ans dans ce pays à négocier avec beaucoup de succès, & que la dernière année je pris, avec mon associé, le parti d’aller dans notre vaisseau faire un tour vers la Chine, après avoir acheté du riz dans le royaume de Siam.

Dans cette course, étant forcés par les vents contraire d’aller & de venir pendant quelque tems dans les détroits qui séparent les îles Molucques, nous ne nous en fûmes pas plutôt débarrassés ; que nous apperçûmes que notre navire s’étoit fait une voie d’eau, & quelque peine que nous prissions, il nous fut impossible de découvrir où c’étoit. Cet inconvénient nous obligea de chercher quelque port, & mon associé, qui connoissoit ces pays mieux que moi, conseilla au capitaine d’entrer dans la rivière de Cambodia. Je dis le capitaine ; car ne voulant pas me charger du commandement de deux vaisseaux, j’avois établi pour mon capitaine de celui-ci notre contre-maître M. Thomson. La rivière dont je viens de parler est au Nord du golfe qui va du côté de Siam.

Pendant que nous étions là, & que nous allions tous les jours à terre pour avoir des raffraîchissemens, il arriva un matin qu’un homme vint me parler avec empressement. C’étoit un second canonnier d’un vaisseau des Indes anglois, qui étoit à l’ancre dans la même rivière, près de la ville de Cambodia. Il me parla anglois : monsieur, me dit-il, vous ne me connoissez pas, & cependant j’ai quelque chose à vous dire qui vous touche de près.

Le regardant attentivement, je crus d’abord ke connoître ; mais je me trompois. « Si cette affaire me regarde de près, lui repondis-je, sans que vous y soyez intéressé, qu’est-ce qui vous porte à me la communiquer ? » J’y suis porté, répartit-il, par le grand danger qui vous pend sur la tête, sans que vous en ayez la moindre connoissance.

» Tout le danger où je crois être, lui répliquai-je, c’est que mon vaisseau a fait une voie d’eau ; mais j’ai dessein de le mettre sur le côté pour tâcher de la découvrir ». Monsieur, monsieur me dit-il, si vous êtes sage, vous ne songerez point à tout cela, quand vous saurez ce que j’ai à vous dire. Savez-vous que la ville de Cambodia n’est pas fort loin d’ici, & qu’il y a près de-là deux gros vaisseaux anglois & trois hollandois ? Eh bien ! « qu’est-ce que cela me fait, lui répondis-je ? » Comment ! Monsieur, répartit-il, est-il de la prudence d’un homme qui cherche des aventures, comme vous, d’entrer dans un port sans examiner auparavant quels vaisseaux peuvent être à l’ancre, & s’il est en état de leur faire tête ? Vous savez bien, je m’imagine, que la partie n’est pas égale.

Ce discours ne m’étonna point du tout, parce que je n’y comprenois rien ; je dis à mon homme qu’il s’expliquât plus clairement ; & que je ne voyois aucune raison pour moi de craindre les vaisseaux des compagnies angloise & hollandoise, puisque je ne fraudois point les droits, & que je ne faisois aucun commerce d&fendu. Fort bien, monsieur, me dit-il, en souriant d’un petit air aigre-doux, si vous vous croyez en sûreté, vous n’avez qu’à rester ici ; je suis mortifié pourtant de voir que votre sécurité vous fait rejeter un avis salutaire. Soyez persuadé que, si vous ne levez l’ancre dans le moment, vous allez être attaqué par cinq chaloupes remplies de monde, & que si l’on vous prend, on commencera par vous pendre comme un pirate, quitte à vous faire votre procès après. J’aurois cru, monsieur, qu’un avis de cette importante m’auroit procuré une meilleure réception que celle que vous me faites. « Je n’ai jamais été ingrat, lui dis-je, pour ceux qui m’ont rendu service ; mais il est absolument impossible de comprendre le motif du dessein que, selon vous, on a pris contre moi. Cependant je veux profiter de vos conseils, & puisqu’on a formé un projet si abominable contre moi, je m’en vais dans le moment, & je donnerai ordre qu’on mette à la voile, si on a bouché la voie d’eau, ou si elle ne nous empêche pas de tenir la mer. Mais, monsieur, faudra-t-il que je prenne ce parti-là sans savoir cette affaire à fond, & ne pourriez-vous pas me donner quelques lumières là-dessus ?

Je n’en sais qu’une partie, me dit-il ; mais j’ai avec moi un marinier Hollandois, qui pourroit vous en instruire, si le tems le permettoit. Vous ne sauriez l’ignorer entièrement vous-même ; car voici ce dont il s’agit. Vous êtes allé avec le vaisseau à Sumatra, où le capitaine a été tué avec trois de ses gens par les insulaires, & vous vous en êtes allé avec le vaisseau pour exercer la piraterie. Voilà la base de toute cette affaire, & l’on vous exécutera en qualité de pirate, sans beaucoup de façon. Vous savez bien que les vaisseaux marchands n’en font pas beaucoup avec les écumeurs de mer, quand ils les ont en leur pouvoir.

« Vous parlez bon anglois à présent, lui dis-je, & je vous remercie. Quoique nous n’ayons aucune part dans le crime dont vous venez de parler, & que nous ayons acquis la propriété du vaisseau par les voies les plus légitimes, je veux pourtant prendre mes précautions pour éviter le malheur dont votre discours me menace. » Prendre vos précautions, monsieur, me répondit-il brusquement ! vous vous servez d’une expression bien foible. La meilleure précaution ici, est de se mettre au plus vîte à l’abri du danger. Si vous vous intéressez à votre propre vie, & à celle de tous vos gens, vous leverez l’ancre sans délai, dès que l’eau sera haute ; vous profiterez alors de toute la marée, & vous serez déjà bien loin en mer, avant qu’ils puissent descendre jusqu’ici. Ils doivent se servir de la marée comme vous ; & comme ils sont à vingt milles d’ici, vous les devancerez de deux bonnes heures, & s’il fait un vent un peu gaillard, leurs chaloupes n’oseront par vous donner la chasse en pleine mer.

« Monsieur, lui dis-je, vous me rendez un service très-important ; que voulez-vous que je fasse pour vous en témoigner ma reconnoissance » ? Vous n’êtes pas peut-être assez convaincu de la vérité de mon avis, me répondit-il, pour avoir réellement envie de m’en récompenser. Cependant, si vous parlez sérieusement, j’ai une proposition à vous faire. On me doit dix-neuf mois de paye dans le vaisseau, avec lequel je suis venu d’Angleterre, & il en est dû sept à mon camarade le Hollandois ; si vous voulez nous les payer, nous suivrons votre fortune sans vous rien demander de plus, si rien ne s’offre qui soit capable de vous convaincre de la vérité de mon avis ; & si le contraire arrive, nous vous laisserons le maître de nous récompenser comme vous le trouverez à propos.

J’y topai d’abord, & dans le moment même je me fis mener au vaisseau avec eux. À peine en étois-je approché que mon associé, qui étoit resté à bord, monta sur le tillac, & me cria que la voie d’eau venoit d’être bouchée. Dieu en soit loué, lui dis-je ; mais qu’on lève l’ancre au plut vîte. « Et pourquoi donc, me répondit-il ? que voulez-vous dire par-là ? » Point de questions, lui répliquai-je ; que tout l’équipage mette la main à l’œuvre, & qu’on lève l’ancre dans le moment, sans perdre une seule minute.

Quoiqu’il fût extrêmement surpris de cet ordre, il ne laissa pas d’appeler le capitaine, & de le lui communiquer ; & quoique la marée ne fût pas encore tout-à-fait haute, favorisés d’un vent frais qui venoit de terre, nous ne laissâmes pas de mettre à la voile. Je fis venir ensuite mon associé dans la hutte ; je lui dis tout ce que je savois de cette histoire, & les deux nouveaux venus en racontèrent le reste.

Comme ce récit demandoit du tems, un des matelots vint dire, de la part du capitaine, que cinq chaloupes fort chargées de monde nous donnoient la chasse ; ce qui nous fit voir évidemment que l’avis que nous avions reçu n’étoit que trop bien fondé. Là-dessus je fis assembler tout l’équipage, & je l’instruisis du dessein qu’on avoit formé de prendre notre vaisseau, & de nous traiter tous comme des pirates ; & je leur demandai s’ils étoient résolus à se défendre. Ils répondirent tous avec allégresse, qu’ils vouloient vivre & mourir avec nous.

Comme j’étois du sentiment qu’il falloit se battre jusqu’à notre dernier soupir, je voulus savoir du capitaine ce qu’il falloit faire pour nous défendre avec succès. Il me dit qu’il seroit bon de tenir les ennemis en respect avec notre artillerie, tant que nous pourrions ; qu’ensuite il falloit leur donner des bonnes salves de mousqueterie, & si, malgré tout cela, ils approchoient du vaisseau, le meilleur parti seroit de nous retirer sous le tillac, qu’il leur seroit peut-être impossible de mettre en pièces, faute d’outils nécessaires.

Nous donnâmes en même tems ordre au canonnier de placer près du gouvernail deux pièces chargées à cartouche, pour nettoyer le tillac en cas de besoin ; & dans cette posture nous attendîmes les chaloupes, gagnant toujours la haute mer à l’aide d’un vent favorable. Nous voyions distinctement les chaloupes à quelque distance de nous ; elles étoient extrêmement grandes, montées d’un nombre de gens, & elles faisoient force de voiles pour nous atteindre.

Il y en avoit deux, que, par nos lunettes d’approche, nous reconnûmes pour angloises, qui devançoient de beaucoup les autres, & gagnoient sur nous considérablement. Quand nous les vîmes sur le point de nous atteindre, nous tirâmes un coup de canon sans boulet pour leur donner le signal que nous voulions entrer en conférence avec eux, & en même tems nous mîmes pavillon blanc. Ils continuoient toujours à nous suivre, en mettant au vent toutes les voiles qu’ils avoient ; & quand nous les vîmes à portée, nous mîmes pavillon rouge, & leur tirâmes un coup de canon à boulet.

Ils ne laissèrent pas pour cela de pousser leur pointe, & les voyant assez près de nous pour leur parler avec une trompette parlante, nous les arraisonnâmes, en les avertissant qu’il leur en prendroit mal s’ils approchoient davantage.

C’étoit parler à des sourds ; nous remarquâmes qu’ils faisoient tous leur efforts pour venir sous notre poupe, & pour attaquer le vaisseau par-là. Là-dessus, persuadé qu’ils se fioient sur les forces qui les suivoient, je fis pointer sur eux, & les voyant vis-à-vis de notre bord, je leur fis tirer cinq coups de canon, un desquels emporta toute la poupe de la chaloupe la plus éloignée, ce qui força les matelots à baisser toutes les voiles, & à se jeter tous du côté de la proue de peur d’aller à fond. Ce mauvais succès n’empêcha pas ceux de la chaloupe la plus avancée d’aller toujours leur chemin.

Dans le tems que nous nous préparions à donner à celle-là son fait à part, une des trois qui suivoient, s’en fut tout droit à celle qui venoit d’être mise dans un si pitoyable état, & en tira tous les hommes. Cependant nous arraisonnâmes pour la seconde fois la chaloupe la plus avancée, en lui offrant une trève pour parlementer & pour être informés de la raison de leur procédé. Point de réponse encore ; elle tâcha seulement de gagner notre poupe ; sur quoi notre canonnier, qui entendoit son métier à merveille, lui tira encore deux coups de canon ; ils manquèrent l’un & l’autre, ce qui porta ceux de la chaloupe à pousser un grand cri en tournant leurs bonnets à l’entour de la tête. Le canonnier s’étant préparé de nouveau, en moins de rien fit feu sur eux avec plus de succès, & quoiqu’il manquât le corps de la chaloupe, un des coups donna au beau milieu des matelots, & fit un effet terrible. Trois autres coups que nous leur tirâmes immédiatement après, mirent presque tout en pièces, & leur emportèrent le gouvernail avec une pièce de l’arrière, ce qui les mit dans un grand désordre. Pour les achever, notre canonnier fit encore feu sur eux de deux autres pièces qui les accommodèrent si bien, que nous vîmes la chaloupe sur le point d’aller à fond, & plusieurs matelots déjà dans l’eau.

Là-dessus je fis d’abord armer la pinasse que nous avions tenue, jusques-là, tout près du vaisseau, & je donnai ordre à nos gens d’empêcher nos ennemis de se noyer, d’en prendre autant qu’ils pourroient, & de revenir avec eux à bord dans le moment ; car nous voyions déjà les autres chaloupes avancer sur nous avec toute la vîtesse possible.

Nos gens suivirent ponctuellement mes ordres. Ils en prirent trois, parmi lesquels il y en avoit un sur le point de se noyer, que nous eûmes bien de la peine à faire revenir à lui. Dès que nous les eûmes à bord, nous fîmes force de voiles pour gagner la haute mer, & nous vîmes que, quand les trois dernières chaloupes avoient joint les deux autres, elles avoient trouvé à propos d’abandonner la chasse.

Délivré d’un si grand danger, où je n’avois pas le moindre lieu de m’attendre, je résolus de changer de cours, & d’ôter par-là le moyen à qui que ce fût, de deviner où nous avions dessein d’aller. Nous courûmes donc du côté de l’est, hors de la route de tous les vaisseaux européens.

N’ayant plus rien à craindre alors, nous questionâmes nos deux nouveaux venus sur les motifs de toute cette entreprise qu’on avoit faite contre nous, & le Hollandois nous en découvrit tout le mystère. Il nous dit que celui qui nous avoit vendu le vaisseau n’étoit qu’un scélérat qui s’en étoit empaté, après que le capitaine (dont il nous dit le nom, sans que je m’en puisse souvenir à présent) eut été tué par les insulaires avec trois de ses gens. Il avoit été lui-même de cet équipage-là & s’étoit échappé des mains des barbares, s’étant jeté dans un bois avec trois autres, & il avoit été obligé de s’y cacher quelque tems. Ensuite il s’étoit sauvé lui seul d’une manière miraculeuse, en abordant à la nage la chaloupe d’un vaisseau hollandois qui revenoit de la Chine, & qui s’étoit mis à l’ancre sur cette côte pour faire aiguade.

Quand il eut été quelque tems à Batavia, il y arriva deux hommes de ce vaisseau qui avoient abandonné leurs compagnons pendant le voyage : ils avoient rapporté que le canonnier qui s’en étoit enfui avec le navire, l’avoit vendu à Bengale à une troupe de pirates qui, s’étant mis à croiser, avoient déjà pris un bâtiment anglois & deux hollandois très-richement chargés.

Cette dernière partie du discours nous embarrassa fort, quoique nous en connussions toute la fausseté ; nous vîmes évidemment que, si nous étions tombés entre les mains de ceux qui venoient de nous donner la chasse si chaudement, c’auroit été fait de nous. En vain aurions-nous défendu notre innocence contre des gens si terriblement prévenus, qui auroient été nos accusateurs & en même tems nos juges ; & dont nous n’aurions dû attendre que tout ce que la rage peut inspirer & faire exécuter à des hommes qui ne sont pas maîtres de leurs passions.

Cette considération fit croire à mon associé, que le meilleur part pour nous étoit celui de retourner à Bengale, sans toucher à aucun port. Nous pouvions nous justifier là sans peine, en faisont voir où nous avons été quand le navire en question y étoit entré, de qui nous l’avions, & de quelle manière ; & si l’affaire avoit été débattue devant les juges, nous étions sûrs de n’être pas pendus sur la champ, & de recevoir ensuite notre sentence.

Je fus d’abord de l’opinion de mon associé, mais je la rejetai, après y avoir songé plus mûrement ; puisque nous nous trouvions de l’autre côté du détroit de Malacca, nous ne pouvions retourner à Bengale, sans courir les plus grands dangers. Le bruit de notre crime prétendu & de la mauvaise réception que nous avions faite à nos aggresseurs, devoit avoir donné l’alarme par tout ; & nous devions être guetés en chemin par tous les vaisseaux anglois & hollandois. D’ailleurs, notre retour auroit eu tout l’air d’une fuite, & il n’en falloit pas davantage pour nous condamner sur l’étiquette du sac. Je communiquai ces réflexions à l’Anglois qui nous avoit découvert la conspiration contre nous, & il ne les trouva que trop solides.

Là-dessus nous résolûmes d’aller chercher la côte de Tunquin, & de-là celle de la Chine, en poursuivant notre dessein de négocier, de vendre quelque part notre vaisseau, & de nous en retourner avec quelques bâtimens du pays. Ces mesures nous parurent les meilleures pour notre sûreté, & nous fîmes cours nord nord-est, en nous mettant plus au large de cinquante lieues, que n’étoit la route ordinaire.

Ce parti nous jeta dans quelques inconvéniens. À cette hauteur nous trouvâmes les vents plus constamment contraires, venant d’ordinaire de l’est nord-est, ce qui devoit faire dure très-long tems notre voyage ; & malheureusement nous étions assez mal pourvus de vivres. D’ailleurs il y avoit à craindre que quelques-uns des vaisseaux dont les chaloupes nous avoient attaqués, & qui étoient destinés pour les mêmes endroits, n’entrassent dans ces ports avant nous, ou que quelqu’autre navire, informé de tout ce qui venoit de se passer, ne nous poursuivît avec toute l’opiniâtreté possible.

J’avoue que j’étois dans une très-fâcheuse situation, & que je me croyois dans les circonstances les plus désagréables où je me fusse trouvé. Je n’avois jamais commis le moindre acte frauduleux, bien loin de mériter le titre de voleur ou de pirate. Toute ma mauvaise conduite, depuis ma jeunesse, avoit consisté à être mon propre ennemi, & c’étoit la première fois de ma vie que j’avois couru risque d’être traité comme un criminel du plus bas ordre. J’étois parfaitement innocent ; mais il ne m’étoit pas possible de donner des preuves convaincantes de mon innocence.

Mon associé me voyant abîmé dans une profonde mélancolie, quoiqu’il eût été d’abord aussi embarrassé que moi, commença à me donner courage ; & me faisant une exacte description des différens ports de cette côté, il me dit qu’il étoit d’avis de chercher un asyle dans la Cochinchine, ou dans la baie de Tunquin, d’où nous pouvions gagner Macao, ville qui avoit autrefois appartenu aux Portugais, & où il y avoit encore une bon nombre de familles européennes, & sur-tout des missionnaires qui y étoit venus dans l’intention de se transporter de-là dans la Chine.

Nous nous en tînmes à cette résolution ; & après un voyage fort ennuyeux, dans lequel nous souffrîmes beaucoup par la disette des vivres, nous découvrîmes la côte de Cochinchine, & nous prîmes le parti d’entrer dans une petite rivière où il y avoit pourtant assez d’eau pour notre bâtiment, résolus de nous informer ou par terre, ou par le moyen de notre pinasse, s’il y avoit quelques vaisseaux dans les ports d’alentour.

La précaution que nous avions prise d’entrer dans cette petite rivière, nous tira d’affaire fort heureusement. Quoique nous ne vissions pas d’abord de vaisseaux dans la baie de Tunquin, cependant le lendemain matin nous y vîmes entrer deux vaisseaux hollandois, & un autre sans couleurs, que nous prîmes pourtant pour hollandois aussi, passa à deux lieues de nous, faisant cours vers la côte de la Chine. L’après-dînée nous apperçûmes encore deux bâtimens anglois qui prenoient la même route. Ainsi nous étions bien-heureux d’être cachés dans cet asyle, dans le tems que nous étions environnés de tous côtés, par un si grand nombre d’ennemis.

Nous n’étions pas pourtant tout-à-fait à notre aise ; le pays où nous étions entrés, étoit habité par les gens les plus barbares qui étoient voleurs, non-seulement de naturel, mais encore de profession. Dans le fond, nous n’avions rien à faire avec eux, excepté le soin de chercher quelques provisions. nous ne souhaitions pas d’avoir avec eux le moindre commerce ; néanmoins nous eûmes bien de la peine à nous défendre de leurs insultes.

La rivière où nous étions, n’étoit distante que de quelques lieues des dernières bornes septentrionales de tout le pays, & en côtoyant avec notre chaloupe, nous découvrîmes la pointe de tout le royaume au nord-est, où s’ouvre la grande baie de Tunquin. C’est en suivant les côtes de cette manière, que nous avions découvert les vaisseaux ennemis, dont nous étions environnés de tous côtés. Les habitans de l’endroit où nous nous trouvions, étoient précisément, comme je l’ai déjà dit, les plus barbares de toute cette côte, n’ayant aucun commerce avec aucun autre peuple, & ne vivant que de poisson, d’huile & de vivres les plus grossiers. Une marque évidente de leur barbarie excessive, étoit l’abominable coutume qu’ils avoient de réduir ene esclavage tous ceux qui avoient le malheur de faire naufrage sur leur territoire, & nous en vîmes bientôt un échantillon de la manière suivante.

J’ai observé ci-dessus que notre navire s’étoit fait une voie d’eau au milieu de la mer, sans qu’il nous eût été possible de la découvrir. Quoiqu’elle eût été bouchée d’une manière aussi peu attendue qu’heureuse, dans l’instant même que nous allions être assaillis par les chaloupes angloises & hollandoises, cependant n’ayant pas trouvé le bâtiment aussi sain que nous l’aurions bien voulu, nous résolûmes d’en tirer tout ce qu’il avoit de plus pesant, & de le mettre sur le côté pour le nettoyer, & pour trouver la voie d’eau, s’il étoit possible.

Conformément à cette résolution, ayant mis d’un seul côté les canons & tout ce qu’il y avoit de plus pesant dans le vaisseau, nous fîmes de notre mieux pour le renverser, afin de pouvoir venir jusqu’à la quille.

Les habitans qui n’avoient jamais remarqué rien de pareil, descendirent aussi-tôt vers les rivage, & voyant le vaisseau renversé de ce côté-là, sans appercevoir nos gens qui travailloient dans les chaloupes & sur des échafaudages du côté qui leur étoit opposé, ils s’imaginèrent d’abord que le bâtiment avoir fait naufrage, & qu’en échouant, il étoit tombé sur le côté de cette manière.

Dans cette supposition, ils vinrent, environ trois heures après, ramer vers nous avec dix ou douze grandes barques montées chacune de huit hommes, résolus, selon toutes les apparences, de piller le vaisseau, & de mener ceux de l’équipage qu’ils trouveroient vers leur roi, ou capitaine ; car nous n’avons pu rien apprendre de la forme de leur gouvernement : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’en ce cas-là l’esclavage étoit une chose à laquelle nous devions nous attendre.

Étant avancés du côté du vaisseau, ils se mirent à ramer tout autour, & ils nous découvrirent travaillant de toutes nos forces à la quille & au côté du navire pour le nettoyer, pour le boucher & pour lui donner le suif.

Au commencement, ils ne firent que nous contempler avec attention, sans qu’il nous fût possible de deviner leur dessein. Cependant, à tout hasard, nous nous servîmes de cet intervalle pour faire entrer quelques-uns de nos gens dans le vaisseau, afin que de-là ils donnassent des armes & des munitions à ceux qui travailloient pour se défendre en cas de besoin.

Il fut bientôt tems de s’en servir ; car après avoir consulté ensemble pendant un quart-d’heure, & conclu apparemment que le vaisseau devoit avoir échoué, & que nous ne travaillions que pour le sauver, ou pour nous sauver nous-mêmes, par le moyen de nos chaloupes, dans lesquelles ils nous voyoient porter nos armes, ils avancèrent sur nous comme sur une proie certaine.

Nos gens les voyant approcher en si grand nombre, commencèrent à s’effrayer ; ils étoient dans une assez mauvaise posture pour se défendre, & ils nous crièrent de leur ordonner ce qu’ils devoient faire. Je commandai d’abord à ceux qui étoient sur l’échafaudage de tâcher de se mettre dans le vaisseau au plus vîte, & à ceux qui étoient dans les chaloupes, d’en faire le tour & d’y entrer aussi. Pour nous qui étions à bord, nous fîmes tous nos efforts pour redresser le bâtiment. Cependant ni ceux de l’échafaudage, ni ceux des chaloupes ne purent exécuter nos ordres, parce qu’un moment après, ils eurent les barbares sur les bras : déjà deux de leurs barques avoient abordé notre pinasse, & se saisissoient de nos gens comme de leurs prisonniers.

Le premier sur qui ils mirent la main étoit un Anglois, garçon aussi brave que robuste : il avoit un mousquet à la main ; mais au lieu de s’en servir, il le jeta dans la chaloupe ; ce que je pris d’abord pour une imprudence, qui alloit jusqu’à la stupidité : mais il me désabusa bientôt ; car il prit le drôle qui l’avoit saisi, par les cheveux, & l’ayant tiré de sa barque dans la nôtre, il lui coigna la tête contre un des bords de la chaloupe, d’une telle force, qu’il lui en fit sortir la cervelle dans le moment.

En même tems un Hollandois, qui étoit à côté de lui, ayant pris le mousquet par le canon, en fit le moulinet de si bonne grace, qu’il terrassa cinq ou six des ennemis qui vouloient se jeter dans la chaloupe.

Ce n’en étoit pas assez pour repousser trente ou quarante hommes, qui se jetoient avec précipitation dans la pinasse, où ils ne s’attendoient à aucun danger, & où il n’y avoit que cinq hommes pour la défendre. Mais un accident des plus burlesques nous donna une victoire complette.

Notre charpentier se préparant à suivre[1] & à goudronner le dehors du vaisseau : venoit de faire descendre dans la pinasse deux chaudrons, l’un plein de poix bouillante, & l’autre de poix-resine, de suif, d’huile, & d’autres matières semblables. L’aide du charpentier avoit encore dans la main une grande cuiller de fer, avec laquelle il fournissoit aux autres cette liqueur chaude, & voyant deux de nos Cochinchinois entrer du côté où il étoit, il les arrosa d’une cuillerée de cette matière, qui les força à se jeter à la mer, mugissant comme deux taureaux.

C’est bien fait, Jean, s’écria là-dessus le charpentier ; ils trouvent la soupe bonne, donne-leur encore une écuellée : en même tems il court de ce côté-là avec un de ces torchons qu’on attache à un bâton pour laver le vaisseau, & le trempant dans la poix, il en jette une si grande quantité sur ces voleurs, dans le tems que Jean avec sa cuiller la leur prodigue libéralement, qu’il n’y eut pas un seul homme dans les trois barques ennemies, qui ne fût misérablement grillé. L’effet en étoit d’autant plus grand & plus prompt, que ces malheureux étoient presque tout nuds, & je puis dire que de mes jours je n’ai entendu de cris plus affreux, que ceux que poussèrent alors ces pauvres Cochinchinois.

C’est une chose digne de remarque, que, quoique la douleur fasse pousser des cris à tous les peuples du monde, cependant ces cris sour tout aussi différens que leurs différends langages. Je ne saurois mieux nommer le son qui frappa pour lors nos oreilles, qu’un hurlement, & je n’ai jamais rien entendu qui en approchât davantage, que le bruit affreux que firent ces loups qui vinrent m’attaquer autrefois dans le Languedoc.

Jamais victoire ne me fit plus de plaisir ; non-seulement parce qu’elle nous délivra d’un danger qui, sans cet expédient, auroit été très-grand ; mais sur-tout parce qu’elle fut remportée sans répandre de sang, & sans tuer personne, excepté celui à qui notre Anglois avoit cassé la tête contre le bord de la chaloupe. J’aurois été au désespoir de faire périr ces malheureux, quoiqu’en défendant ma propre vie ; parce que je savoir qu’ils n’avoient pas la moindre notion de l’injustice qu’ils commettoient en nous attaquant. Je sais que la chose, étant nécessaire, auroit été juste, parce qu’il ne peut pas y avoir de crime à se défendre : mais je crois que la vie a bien de l’amertume, quand on s’est vengé en tuant son prochain, & j’aimerois mieux souffrir d’assez grandes insultes, que de faire périr mon aggresseur. Je pense même que tous ceux qui réfléchissent & qui connoissent le prix de l’humanité, sont de mon sentiment. J’en reviens à mon histoire.

Pendant cette bataille comique, nous avions, mon associé & moi, si bien employé les gens que nous avions à bord, que le vaisseau fut enfin redressé. Les canons étoient déjà remis dans leurs places, & le canonnier me pria d’ordonner à ceux de nos chaloupes de se retirer, parce qu’il vouloit faire feu sur les ennemis.

Je lui dis de n’en rien faire, & que le charpentier nous en délivreroit bien sans le secours du canon ; j’ordonnai seulement au cuisinier de faire chauffer une autre chaudronnée de poix. Mais heureusement nous n’en eûmes que faire ; les pauvres diables étoient si mécontens de leur premier assaut, qu’ils n’avoient garde d’en tenter un second. D’ailleurs, ceux qui étoient le plus éloignés de nous, voyant le vaisseau redressé & à flot, commençoient apparemment à sentir leur méprise, &, par conséquent, ils ne trouvoient pas à propos de pousser plus loin leur dessein.

C’est ainsi que nous nous tirâmes d’affaire d’une manière divertissante, & ayant porté à bord, quelques jours auparavant, seize bons cochons gras, du riz, des racines, & du pain, nous résolûmes de remettre en mer à quelque prix que ce fût, persuadés que, le jour d’après, nous nous trouverions environnés d’un si grand nombre de Cochinchinois, que nos chaudrons auroient de la peine à fournir à tous leurs besoins.

Le même soir donc nous reportâmes toutes nos affaires dans le vaisseau, & le lendemain matin nous fûmes en état de faire voile. Nous trouvâmes bon néanmoins de nous tenir à l’ancre à quelque distance, ne craignant pas les ennemis, parce que nous étions en bonne posture pour les attendre. Le jour suivant, ayant achevé tout ce que nous avions à faire à bord, & voyant que nos voies d’eau étoient parfaitement bouchées, nous mîmes à la voile. Nous aurions fort souhaité d’enter dans la baie de Tunquin, pour savoir ce qu’étoient devenus les vaisseaux hollandois qui y avoient été ; mais nous y avions vu entrer plusieurs autres bâtimens depuis peu, & par conséquent nous n’osâmes pas nous y hasarder. Nous fîmes donc cours du côté du nord-est, vers l’île Formosa, ayant aussi grand peur de rencontrer quelque vaisseau anglois ou hollandois, qu’un vaisseau marchand européen voguant dans la Méditerrannée, a peur de rencontrer un vaisseau de guerre d’Alger.

Nous fîmes d’abord cours nord-est, comme si nous voulions aller aux îles Manilles, ou aux îles Philippines, afin d’être hors de route des vaisseaux européens, & ensuite nous tournâmes vers le nord jusqu’à ce que nous vinssions au vingt-deuxième degré trois minutes de latitude, & de cette manière nous arrivâmes à l’île Formosa. Nous y mîmes à l’ancre pour prendre de l’eau fraîche & d’autres provisions ; nous en fûmes fournis abondamment par le peuple, qui nous fit voir beaucoup d’intégrité dans tout le commerce que nous fîmes avec lui. Peut être ces bonnes manières & cette probité sont-elles dues au christianisme qui a été autrefois planté dans cette île par des missionnaires Hollandois. Ce qui confirme une remarque que j’ai toujours faite, touchant la religion chrétienne, par-tout où elle est reçue ; qu’elle y produise des effets sanctifians, ou non, elle civilise les nations, & du moins elle réforme leurs manières.

De là nous continuâmes à faire cours du côté du nord, en nous tenant toujours à une distance égale des côtes de la Chine ; & de cette manière nous passâmes pardevant tous les ports où les vaisseaux européens sont accoutumés de relâcher, bien résolus de faire tous nos efforts pour ne pas tomber entre leurs mains. Il est sûr que si ce malheur nous étoit arrivé, sur-tout dans ce pays-là, nous étions perdu, & j’en avois tellement peur, en mon particulier, que j’aurois mieux aimé me trouver entre les griffes de l’inquisition.

Étant parvenus alors à la latitude de trente-trois degrés, nous résolûmes d’entrer dans le premier port que nous trouverions, & pour cet effet nous avançâmes du côté du rivage. Nous n’en étions qu’à deux lieues quand une barque vint à notre rencontre, avec un vieux pilote Portugais, qui voyant que notre vaisseau étoit européen, venoit pour nous offrir ses services. Cette offre nous fit plaisir, & nous le prîmes à bord. Sur quoi, sans demander où nous avions envie d’aller, il renvoya sa barque.

Nous étions alors les maîtres de nous faire mener où nous le trouvions bon, & je proposai au bon vieillard de nous conduire au golfe de Nanquin, qui est dans la partie la plus septentrionale de la côte de la Chine. Il nous répondit qu’il connoissoit fort bien ce golfe ; mais qu’il étoit fort curieux de savoir ce que nous y voulions faire.

Je lui dis que nous avions envie d’y vendre notre cargaison, & d’acheter à la place des porcelaines, des toiles peintes, des soies crues & des soies travaillées, &c. Il nous répondit, qu’à ce compte, le meilleur port pour nous auroit été celui de Macao, où nous aurions pu nous défaire de notre opium très-avantageusement, & acheter des denrées de la Chine à aussi bon marché qu’à Nanquin.

Pour mettre fin au discours de notre pilote, qui étoit fort circonstancié, nous lui dîmes que nous n’étions pas seulement marchands, mais encore voyageurs ; & que notre but étoit d’aller voir la grande ville de Pekin, & la cour du fameux monarque de la Chine. Vous feriez donc fort bien, répondit-il, d’aller vers Ningpo, d’où par la rivière qui se jette là dans la mer, vous pouvez gagner en peu d’heures le grand canal. Ce canal qui est par-tout navigable, passe par le cœur de tout le vaste empire chinois, croise toutes les rivières, & traverse plusieurs collines par le moyen de portes & d’échelles, & s’avance jusqu’à Pekin, parcourant une étendue de deux cent soixante-douze lieues.

« Voilà qui est fort bien, seigneur Portugais, lui répondis-je ; mais ce n’est pas cela dont il s’agit : nous vous demandons seulement si vous pouvez nous conduire à Nanquin, d’où nous puissions ensuite aller facilement à la cour du roi de la Chine ». Il me dit qu’il le pourroit faire fort aisément, & que depuis peu un vaisseau hollandois avoit pris précisément la même route. Cette circonstance n’étoit guères propre à me plaire, & j’aurois autant aimé rencontrer le diable, pourvu qu’il ne fût pas venu dans une figure trop effrayante, que des vaisseaux hollandois qui, négociant dans ces pays, sont beaucoup plus gros & mieux équipé que n’étoit le nôtre.

Le vieillard me trouvant consterné au seul nom d’un vaisseau hollandois, me dit que nous ne devions pas être alarmés de ce qu’il venoit de nous dire, puisque les Hollandois n’étoient point en guerre avec notre nation. « Il est vrai, lui répondis-je ; mais on ne sais pas de quelle manière ces gens-là nous traiteroient, dans un pays où ils sont hors de la justice ». Il n’y a rien à craindre ; répartit-il ; vous n’êtes point pirates, & ils n’attaqueront point des marchands qui ne cherchent qu’à faire paisiblement leurs affaires.

Si, à ce discours tout mon sang ne me monta pas au visage, c’est apparemment parce que la nature avoit ménagé quelque obstruction dans quelque vaisseau pour en arrêter le cours. J’étois dans un si grand désordre, qu’il n’étoit pas possible que notre Portugais ne s’en apperçût.

Monsieur, me dit-il, il semble que mon discours vous fait de la peine ; vous irez où vous le trouverez à propos, & soyez sûr que je vous rendrai tous les services dont je suis capable. « Il est vrai, seigneur Portugais, lui répondis-je ; je suis dans une assez grande irrésolution touchant la route qu’il faudra prendre, parce que vous venez de parler de pirates ; je souhaite qu’il n’y en ait point dans ces mers-ci. Nous ne sommes guères en état de leur faire tête ; vous voyez que notre navire n’est pas des plus gros, & que l’équipage en est assez foible ».

Vous pouvez dormir en repos là-dessus, me dit-il ; aucun pirate n’a paru dans ces mers depuis quinze ans, excepté un seul qu’on a vu il y a environ un mois, dans la baie de Siam ; mais il est sûr qu’il a tiré du côté du sud ; d’ailleurs ce n’est point un vaisseau fort considérable & propre à ce métier. C’est un vaisseau marchand avec lequel l’équipage s’est enfui, après la mort du capitaine qui a été tué dans l’île de Sumatra.

« Comment, dis-je, faisant semblant de ne rien savoir de cette affaire, ces coquins ont-ils tué leur propre capitaine ? » Je ne peux pas dire, répondit-il, qu’ils l’ont massacré eux-mêmes : mais comme dans la suite ils se sont rendus maîtres du vaisseau, il y a beaucoup d’apparence qu’ils l’ont trahi, & qu’ils l’ont livré à la cruauté des Indiens. « À ce compte-là, dis-je, ils ont autant mérité la mort, que s’ils l’avoient massacré de leurs propres mains ». Sans doute, répartir le bon vieillard ; aussi seront-ils punis selon leur mérité, s’ils sont rencontrés par les Anglois, ou par les Hollandois ; car ils sont tous convenus ensemble de ne leur point donner de quartier, s’ils tombent entre leurs mains.

Je lui demandai là-dessus comment ils pouvoient espérer de rencontrer ce pirate, puisqu’il n’étoit plus dans ces mers. On l’assure, reprit-il ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il a été dans la rivière de Cambodia, & qu’il a été découvert par quelque Hollandois qu’il avoit laissés à terre en se rendant maître du vaisseau. Il est certain encore que quelques marchands Anglois & Hollandois qui se trouvoient alors dans la même rivière, ont été sur le point de le prendre. Si leurs premières chaloupes, continua-t-il, avoient été secondées comme il faut par les autres, il auroit été pris indubitablement ; mais ne voyant que deux chaloupes à portée, il fit feu dessus, & les mit hors d’état, avant que les autres fussent à portée ; il gagne ensuite la haute mer, & il ne fut pas possible aux chaloupes de continuer à le poursuivre. Mais on a une description si exacte de ce bâtiment, qu’on le reconnoîtra si exacte de ce bâtiment, qu’on le reconnoîtra sans peine par-tout où on le trouvera, & l’on a résolu unanimement de faire pendre à la grande vergue, le capitaine, & l’équipage, si jamais on peut s’en rendre maître.

« Comment dis-je, ils les exécuteront sans aucune formalité ? Ils commenceront par les faire pendre, & ensuite ils leur feront leur procès » ? Bon ! Monsieur, me répondit-il ; de quelle formalité voulez-vous qu’on se serve avec de pareils scélérats ? Il suffit de les jeter dans la mer, pour s’épargner la peine de la pendaison : ces coquins-là n’auront que ce qu’ils méritent.

Voyant que le vieux Portugais ne pouvoit pas quitter notre bord, & nous faire le moindre mal, je lui dis vivement : « Voilà justement la raison pourquoi je veux que vous nous meniez à Nanquin, & non pas à Macao, ou à quelque autre port fréquenté par les Anglois & par les Hollandois. Sachez que ces capitaines dont vous venez de parler, sont des insolens & des étourdis qui ne savent pas ce que c’est que la justice, & qui ne se conduisent, ni selon la loi divine, ni selon la loi naturelle. Ils sont assez inconsidérés pour se hasarder à devenir meurtriers, sous prétexte de punir des voleurs, puisqu’ils veulent faire exécuter des gens faussement accusés ; & pour les traiter en criminels, sans se donner la peine de les examiner & d’entendre leur défense. Dieu me fera la grace peut-être de vivre assez long-tems pour en rencontrer quelques-uns dans des endroits où l’on pourra leur apprendre de quelle manière il faut administrer la justice. »

Là-dessus je lui déclarai naturellement, que le vaisseau où il se trouvoit, étoit justement celui qu’ils avoient attaqué avec cinq chaloupes, d’une manière aussi lâche que mal conduite. Je lui contai en détail comment nous avions acheté notre navire de certains Hollandois, & comment nous avions appris dans la suite que c’étoient des coquins qui s’étoient enfuis avec le vaisseau, après que leur capitaine avoit été assassiné par les Indiens de Sumatra ; mais je l’assurai que, de dire que cet équipage s’étoit mis à pirater, c’étoit débiter une fable inventée à plaisir ; que nos ennemis auroient sagement fait de creuser cette affaire, avant que de nous attaquer ; & qu’ils répondroient devant Dieu du sang qu’ils nous avoient forcés de répandre.

Le bon vieillard fut extrêmement surpris de ce récit, & nous dit que nous avions raison de ne pas vouloir aller du côté du nord. Il nous conseilla de vendre notre navire dans la Chine, & d’en acheter ou d’un bâtir un autre. Vous n’en trouverez pas un si bon que le vôtre, ajouta-t-il ; mais il vous sera aisé d’en avoir un capable de vous ramener à Bengale avec vos gens & avec vos marchandises.

Je lui dis que je profiterois de son conseil de tout mon cœur, dès que je pourrois trouver un bâtiment à ma fantaisie, & un marchand pour le mien. Il m’assura qu’il y auroit à Nanquin des gens de reste, qui seroient ravis d’acheter notre vaisseau ; qu’une jonque chinoise suffiroit pour m’en retourner, & qu’il me trouveroit sans peine des gens qui m’acheteroient l’un, & qui me vendroient l’autre.

« Mais, lui dis-je, vous dites que notre vaisseau sera indubitablement reconnu, & par conséquent si je prends les mesures que vous me conseillez, je puis jeter par-là d’honnêtes gens dans un terrible péril, & être la cause de leur mort. Il suffira à ces capitaines de trouver le vaisseau, pour qu’ils se mettent dans l’esprit qu’ils ont trouvé aussi les criminels, & qu’ils massacrent de sang-froid des gens qui n’ont jamais songé à les offenser ».

Je sais le moyen de prévenir cet inconvénient, me répondit le bon vieillard ; je connois les commandans de tous ces vaisseaux, & je les verrai quand ils passeront par ici ; je ne manquerai pas de leur faire connoître leur erreur, & de leur dire que, quoiqu’il soit vrai que le premier équipage s’en est allé avec le navire, il est faux pourtant qu’il s’en soit jamais servi pour exercer la piraterie. Je leur apprendrai sur-tout, que ceux qu’ils ont attaqués dans la baie de Siam, ne sont pas les mêmes gens ; mais que ce sont d’honnêtes marchands qui ont acheté le vaisseau de quelques scélérats, qu’ils en croyoient les propriétaires. Je suis persuadé que du moins ils s’en fieront assez à moi, pour agir avec plus de précaution qu’ils n’avoient d’abord projeté. Eh bien, lui dis-je, si vous les rencontrez, voulez-vous bien vous acquitter d’une commission que je vous donnerai pour eux ?

Oui-da, me répondit-il, pourvu que vous me la donniez par écrit, afin qu’ils voient clairement qu’elle vient de vous, & que je ne l’ai pas forgée de mon chef. Là-dessus je me mis à leur écrire, & après avoir détaillé toute l’histoire de l’attaque des chaloupes que j’avois été obligé de soutenir, & développé la fausseté des raisons qui les avoient poussés à me faire cette insulte, dans le dessein de me traiter avec toute l’humanité possible, je finis en les assurant que, si j’avois le bonheur de les reconnoître jamais en Angleterre, je les en payerois avec usure, à moins que les loix de la patrie n’eussent perdu toute autorité pendant mon absence.

Le vieux pilote lut & relit cet écrit à différentes reprises, & me demanda si j’étois prêt à soutenir tout ce que j’y avançois. Je lui dis que je le soutiendrois tant qu’il me resteroit un sol

de bien, & que j’étois très-sûr de trouver une

occasion de faire repentir ces Messieurs de la précipitation de leur cruel dessein. Mais je n’eus point occasion d’envoyer le Portugais avec cette lettre ; car il ne nous quitta point, comme on le verra dans la suite.

Pendant ces conversations, nous avançions toujours du côté de Nankin, & après treize jours de navigation, nous mîmes à l’ancre au sud-ouest du grand golfe, où par hasard nous apprîmes que deux vaisseaux hollandois venoient de passer, & nous en conclûmes qu’en continuant notre route, nous tomberions infailliblement entre leurs mains.

Après avois consulté sur ce terrible inconvénient avec mon associé, qui étoit aussi embarrassé que moi, & aussi résolu sur le parti qu’il falloit prendre, je m’adressai au vieux pilote pour lui demander s’il n’y avoit pas près de-là quelque baie ou quelque rade où nous pussions entrer, pour faire notre commerce particulier avec les Chinois, sans être en danger. Il me dit que si je voulois aller du côté du sud, l’espace d’environ quarante-deux lieues, j’y trouverois un petit port nomm& Quinchang, où les missionnaires débarquoient d’ordinaire en venant de Macao, pour aller prêcher dans la chine la religion chrétienne, & où jamais les vaisseaux européens n’entroient : qu’étant là, je pourrois prendre des mesures pour le reste du voyage ; que dans le fond ce n’étoit pas un endroit fréquenté par les marchands, excepté dans certains tems de l’année qu’il y avoit une foire, où les marchands Japonois venoient se pourvoir de denrées de la Chine.

Nous convînmes tous de faire cours vers ce port, dont peut-être j’orthographie mal le nom. Je l’avois écrit avec ceux de plusieurs autres endroits, dans un petit mémoire que l’eau a gâté malheureusement par un accident ; je me souviens fort bien que les Chinois & les Japonois donnoient à ce petit port un nom tout différent de celui que lui donnoit notre pilote Portugais, & qu’il le prononçoit Quinchang.

Le jour après que nous fûmes fixés à cette résolution, nous levâmes l’ancre, n’ayant été que deux fois à terre pour prendre de l’eau fraiche, & des provisions, comme racines, thé, riz, quelques oiseaux, &c. Les gens du pays nous en avoient apporté en abondance, pour notre argent, d’une manière fort civile & fort intègre.

Les vents étant contraires, nous voguâmes cinq jours entiers avant que de surgir à ce port ; nous y entrâmes avec toute la satisfaction imaginable. Pour moi, quand je me sentis sur terre, j’étois plein de joie & de reconnoisance envers le ciel, & je résolus, aussi-bien que mon associé, de ne jamais remettre le pied dans ce malheureux navire, s’il nous étoit possible de nous défaire de nos marchandises, quand ce seroit d’une manière peu avantageuse.

Je ne saurois m’empêcher de remarquer ici que de toutes les conditions de la vie, il n’y en a aucune qui rende un homme si complettement misérable, qu’une crainte continuelle. L’écriture sainte nous dit, avec beaucoup de raison, que la peur sert de piége à l’homme. C’est une mort perpétuelle, & elle accable tellement l’esprit, qu’il est inaccessible au moindre soulagement ; elle étouffe nos esprits animaux, & abat toute cette vigueur naturelle, qui nous soutient dans des afflictions d’une autre nature.

Mon imagination, qui en étoit saisie d’une manière affreuse, ne manquoit pas de me représenter le danger bien plus grand qu’il n’étoit réellement ; elle me dépeignoit les capitaines Anglois & Hollandois comme des gens absolument incapables d’entendre raison, & de distinguer entre des scélérats & d’honnêtes gens, entre une fable inventée pour les tromper, & entre l’histoire véritable & suivie de nos voyages & de nos projets. Rien n’étoit plus facile pour nous, dans le fond, que de faire voir clairement à toute personne un peu sensée, que nous n’étions rien moins que des pirates. L’opium & les autres marchandises que nous avions à bord, prouvoient clairement que nous avions été à Bengale, & les Hollandois, à ce qu’on disoit, avoient les noms de tous ceux de l’autre équipage, devoient remarquer, du premier coup-d’œil, que nous étions un mélange d’Anglois, de Portugais & d’Indiens, parmi lesquels il ne se trouvoit que deux Hollandois. En voilà plus qu’il ne me falloit pour convaincre le premier capitaine qui nous auroit rencontré, de notre innocence & de son erreur.

Mais la peur, cette passion aussi aveugle qu’inutile, nous remplit le cerveau de trop de vapeurs, pour y laisser une place à la plus grande vraisemblance. Nous regardions toute cette affaire du mauvais côté ; nous savions que les gens de mer Anglois & Hollandois, & particulièrement les derniers, étoient si animés au seul nom des pirates qui s’étoient échappés de leurs mains, en ruinant une partie des chaloupes qu’on avoit envoyées pour les prendre, que nous étions persuadés qu’ils ne voudroient pas seulement nous entendre parler, & qu’ils prendroient pour une preuve convaincante de notre crime prétendu, la figure du vaisseau qu’ils connoissoient parfaitement bien, & notre fuite de la rivière de Cambodia. Pour moi, j’étois assez ma propre dupe, pour m’imaginer que, si j’étois dans leur cas, j’agirois tout de même, & que je taillerois tout l’équipage en pièces, sans daigner écouter sa défense.

Pendant que nous avions été dans ces inquiétudes, mon associé & moi, nous n’avions pas pu fermer l’œil sans rêver à des cordes & à des grandes vergues : une nuit, entr’autres, songeant qu’un vaisseau hollandois nous avoit abordés, je fus dans une telle fureur que, croyant assommer un matelot ennemi, je donnai une coup de poing contre un pilier de mon lit, d’une telle force, que je m’écrasai les jointures ; ce qui me fit courir risque de perdre deux de mes doigts. Une chose qui me confirma encore davantage dans l’idée que nous serions maltraités par les Hollandois, si nous étions dans leur pouvoir, c’est ce que j’avois entendu dire des cruautés qu’ils avoient fait essuyer à mes compatriotes à Amboine, en leur donnant la torture avec toute l’inhumanité possible : je craignois qu’en faisant souffrir les douleurs les plus cruelles à quelques-uns de nos gens, ils ne leur fissent confesser des crimes dont ils n’étoient pas coupables, & ne nous punissent comme pirates, avec quelqu’apparence de justice. La charge de notre vaisseau pouvoit leur fournir un puissant motif pour prendre des mesures si inhumaines, puisqu’elle valoit cinq mille livres sterling.

Pendant tout le tems que durèrent nos frayeurs, nous fûmes agités sans relâche par de pareilles réflexions, sans considérer seulement que les capitaines de vaisseaux n’ont pas l’autorité de faire de telles exécutions. Il est certain que, si nous nous étions rendus à quelqu’un d’entr’eux, & s’il avoit été assez hardi pour nous donner la torture, ou pour nous mettre à mort, il en auroit été puni rigoureusement dans sa patrie. Mais cette vérité n’étoit pas fort consolante pour nous : un homme qu’on massacre, ne tire pas de grands avantages du supplice qu’on fera souffrir à son meurtrier.

Ces frayeurs ne pouvoient que me livrer à de mortifiantes réflexions sur les différentes particularités de ma vie passée. Après avoir passé quarante ans dans des travaux & des dangers continuels, je m’étois vu dans le port vers lequel tous les hommes tendent, une opulente tranquillité ; & j’avois été assez malheureux pour me plonger de nouveau, par mon propre choix, dans des inquiétudes plus grandes que celles dont je m’étois tiré d’une manière si peu attendue. Quel chagrin pour moi, qui, pendant ma jeunesse, avois échappé à tant de périls, de me voir dans ma vieillesse exposé, par mon génie aventurier, à perdre la vie sur une potence, pour un crime pour lequel je n’avois jamais eu le moin-penchant, bien loin d’en être coupable !

Quelquefois des pensées pieuses succédoient à ces considérations chagrinantes ; je me mettois dans l’esprit, que si je tombois dans ce malheur que je craignois si fort, je devois considérer ce désastre comme un effet de la Providence, qui, malgré mon innocence dans le cas présent, pouvoit me punir pour d’autres crimes, & que j’étois obligé de m’y soumettre avec humilité, de la même manière que si elle avoit trouvé à propos de me châtier par un naufrage, ou par quelqu’autre malheur qui eût du rapport avec ma vie errante.

Il m’arrivoit encore assez souvent d’être excité par ma crainte, à prendre des résolutions vigoureuses ; je ne songeois alors qu’à combattre jusqu’à la dernière goutte de mon sang, plutôt que de me laisser prendre par des gens capables de me massacrer de sang froid.

Il vaudroit encore mieux pour moi, disois-je en moi-même, d’être pris par des sauvages, & leur servir de nourriture, que de tomber entre les mains de ces gens, qui peut-être seront ingénieux dans leur cruauté, & qui ne me ferons mourir, qu’après m’avoir déchiré par la torture la plus violente. Quand j’ai été aux mains avec les Anthropophages, c’étoit toujours dans le dessein de me battre jusqu’à mon dernier soupir ; par quelle raison serois-je plus lâcher, quand il s’agit d’éviter un malheur plus terrible ?

Quand ces sortes de pensées avoient le dessus dans mon imagination, j’étois dans une espèce de fièvre, & dans une agitation, comme si j’étois réellement engagé dans un combat opiniâtre ; mes yeux brilloient, & le sang me bouillonnoit dans les veines ; je résolvois alors fermement, si j’étois obligé d’en venir là, de ne jamais demander quartier, & de faire sauter le vaisseau en l’air quand je ne pourrois plus résister, afin de laisser à mes persécuteurs si peu de butin, qu’ils n’auroient garde de s’en vantes.

Plus nos inquiétudes avoient été grandes pendant que nous étions encore en mer, & plus nous fûmes charmés quand nous nous vîmes à terre. À cette occasion mon associé me raconta, que la nuit d’auparavant, il avoit rêvé qu’il avoit un grand fardeau sur les épaules, & qu’il le devoit porter au haut d’une colline ; mais que le pilote Portugais l’avoit levé de dessus son dos, & qu’en même tems, au lieu d’une colline, il n’avoit trouvé qu’un terrein uni & agréable. Ce songe-là étoit plus significatif que les rêves ne le sont d’ordinaire ; nous étions véritablement comme des gens qu’on venoit de décharger d’un pesant fardeau.

Dès que nous fûmes à terre, notre vieux pilote, qui avoit conçu beaucoup d’amitié pour nous, nous trouva un logement & un magasin, qui dans le fond ne faisoient ensemble que le même bâtiment. C’étoit une petite cabane jointe à une hutte spacieuse, le tout fait de cannes & environné d’une palissade de ces grandes cannes, appelées bambous dans les Indes. Cette palissade nous servoit beaucoup pour mettre nos marchandises à l’abri de la subtilité des voleurs, dont il y a une assez grande quantité dans ce pays-là. D’ailleurs, le magistrat du lieu nous accorda, pour plus grande sûreté, une sentinelle qui faisoit la garde devant notre magasin, avec une espèce de demi-pique à la main. Nous en étions quittes, en donnant à cette sentinelle un peu de riz & une petite pièce d’argent ; ce qui ne montoit, tout ensemble, qu’à la valeur de trois sols par jour.

Il y avoit déjà du tems que la foire dont j’ai parlé étoit finie : cependant il y avoit encore dans la rivière trois ou quatre jonques chinoises, avec deux bâtimens japonois, chargés de denrées, qu’ils avoient achetées dans la Chine ; & ils n’avoient pas fait voile jusqu’alors, parce que les marchands étoient encore à terre.

Le premier service que nous rendit notre pilote, ce fut de nous faire connoissance avec trois missionnaires, qui s’étoient arrêtés là quelque tems pour convertir les habitans du lieu. Il est vrai qu’ils avoient fait de leurs prosélytes une assez plaisante sorte de chrétiens ; mais c’étoit-là leur affaire, & non pas la nôtre. Parmi ces messieurs il y avoit un prêtre François, fort joli homme, de bonne humeur, d’une conversation fort aisée. Il s’appeloit le père Simon, & ses manières étoient bien éloignées de la gravité de ses deux compagnons, qui étoient, l’un Portugais, & l’autre Génois. Ils étoient d’une grande austérité, & sembloient prendre extrêmement à cœur l’ouvrage pour lequel on les avoit envoyés, occupés continuellement à s’insinuer dans l’esprit des habitans, & à trouver moyen de lier conversation avec eux.

Nous avions le plaisir de manger souvent avec ces religieux, & d’apprendre par-là leur manière de prêcher l’évangile aux payens. Il est certain que ce qu’ils appeloient la conversion des Chinois, étoit fort éloigné de mériter un titre si magnifique ; tout le christianisme de ces pauvres gens ne consiste guères qu’à savoir prononcer le nom de Jésus-Christ, à dire quelques prières adressées à la Vierge & à son Fils, dans un langage qui leur est inconnu, & à faire le signe de la croix. Cette crasse ignorance de ces prétendus convertis, n’empêcher pas les missionnaires de croire fermement que ces gens iront tout droit en paradis, & qu’ils sont eux-mêmes les glorieux instrumens du salut de leurs prosélytes ; c’est dans l’espérance d’un succès si merveilleux, qu’ils hasardent de grands voyages, qu’ils subissent le triste sort de faire un long séjour parmi ces barbares, & qu’ils s’exposent à une mort accompagnée des tourmens les plus cruels. Pour moi, quelque mauvaise opinion que j’aie de leur manière de convertir les payens, je croirois pourtant manquer de charité, si je n’avois pas une haute idée du zèle qui les porte à entreprendre un pareil ouvrage, au milieu de mille dangers & sans la moindre vue d’un intérêt temporel.

Le religieux François nommé le père Simon, avoit ordre de s’en aller à Pékin, où réside le grand empereur de la Chine, & il n’étoit dans cette petite ville que pour attendre un compagnon, qui devoit venir de Macao pour faire ce voyage avec lui. Je ne le rencontrois jamais qu’il ne me pressât d’aller avec lui, en m’assurant qu’il me montreroit tout ce qu’il y a de grand & de beau dans tout ce fameux empire, & sur-tout la plus grande ville de l’univers ; une ville, selon lui, que Londres & Paris mis ensemble ne pourroient égaler.

Cette ville est effectivement grande, peuplée : mais comme je regarde ces sortes de choses d’un autre œil que ces gens qui se jettent d’abord à corps perdu dans l’admiration, je dirai dans la suite quelle est mon opinion de ce célèbre Pékin. Je reviens au père Simon.

Un jour que nous dînions ensemble ; & que nous étions tous de fort bonne humeur, je lui fis voir quelque penchant à l’accompagner dans son voyage, & il nous pressa fort, mon associé & moi, de prendre cette résolution. D’où vient donc, père Simin, lui répondit mon associé, que vous souhaitez si fort notre compagnie ? Vous savez que nous sommes hérétiques, & par conséquent vous ne sauriez nous fréquenter ni trouver le moindre plaisir dans notre commerce. « Bon, répondit-il, vous pouvez devenir catholiques avec le tems ; mon occupation ici est de convertir les payens ; que sait-on si je ne réussirai pas à vous convertir aussi » ? Oui-dà, mon père, lui dis-je ! donc garre les sermons pendant tous le chemin. « N’ayez pas peur, répliqua-t-il, je ne vous fatiguerai pas par mes sermons : notre religion n’est pas incompatible avec la politesse : d’ailleurs, nous nous regardons, dans un pays si éloigné, comme compatriotes, quoique vous soyez Anglois & moi François ; pourquoi ne pourrions-nous pas nous considérer mutuellement comme chrétien, quoique vous soyez huguenots & moi catholique ? Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, nous sommes tous honnêtes gens, & sur ce pied-là nous pouvons parler ensemble, sans embarrasser nos conversations de disputes sur la religion ».

La fin de son discours me parut fort sensée ; & me rappela dans l’esprit ce bon religieux duquel je m’étois séparé dans le Brésil.

Il est certain pourtant que le caractère du père Simon n’approchoit pas de celui de mon jeune prêtre. Il est vrai que dans ses manières il n’avoit rien qui deshonorât sa profession ; mais on ne lui remarquoit pas ce fond de zèle, cette piété exacte, ni cette affection pour le christianisme, qui éclatoient si fort dans la conduite de l’autre.

Quelques pressantes que fussent ses sollicitations, il ne nous étoit pas possible de nous y laisser aller si-tôt ; il falloit premièrement disposer de notre vaisseau & de nos marchandises ; ce qui étoit assez difficile dans un endroit où il y avoit si peu de commerce : un jour même je fus tenté de faire voile pour la rivière de Kilam, & de monter jusqu’à la ville de Nanquin ; mais j’en fus détourné par un coup inattendu de la providence, qui sembloit commencer à s’intéresser à nos affaires. J’en conclus que je pouvois espérer de revenir un jour dans ma patrie, quoique je n’eusse pas la moindre idée des moyens dont je pouvois me servir pour l’entreprendre. Il me suffisoit, pour me promettre cette satisfaction, de remarquer que quelque lueur de la bonté divine se répandit sur nos entreprises. Voici ce que c’étoit.

Un jour notre vieux pilote nous amena un marchand Japonois, pour voir quelles sortes de marchandises nous avions. Il nous acheta d’abord notre opium, & le paya fort bien, & sur le champ, partie en or, que nous prenions selon le poids, partie en petites pièces monnoyées du coin de son pays, & partie en lingots d’argent de dix onces à peu près. Pendant que nous faisions ce négoce avec lui, il me vint dans l’esprit que ce même marchand pourroit bien encore nous acheter notre vaisseau, & j’ordonnai à notre interprète de lui en faire la proposition. Il ne la reçut qu’en haussant les épaules ; mais il nous revint voir quelques jours après, amenant avec lui un des missionnaires, pour lui servir d’interprète, & pour nous communiquer la proposition qu’il avoit à nous faire. Il nous dit qu’il nous avoit payé une grande quantité de marchandises, avant que d’avoir la moindre pensée de nous acheter notre vaisseau, & qu’il ne lui restoir pas assez d’argent pour nous en donner le prix ; que si je voulois y laisser les matelots. Il le loueroit pour un voyage du Japon ; que là il le chargeroit de nouveau pour l’envoyer aux îles Philippines, après en avoir payé le fret, & qu’après le retour il l’acheteroit. Non-seulement je prêtai l’oreille à cette proposition, mais mon humeur aventurière me mit encore dans l’esprit d’être moi-même de la partie, de m’en aller aux îles Philippines, & de-là vers la mer du sud. Là-dessus je demandai au marchand s’il avoit envie de louer le vaisseau jusqu’aux îles Philippines & de le décharger là. Il me dit que la chose n’étoit pas possible, mais qu’il le déchargeroit dans le Japon, quand il seroit de retour avec sa cargaison. J’y aurois topé, si mon associé, plus sage que moi, ne m’en avoit pas détourné, en me représentant les dangers de la mer, l’humeur perfide & traîtresse des Japonois & celle des Espagnols des îles Philippines, plus perfide & plus traîtresse encore.

La première chose qu’il falloit faire avant que de conclure notre marché avec le Japonois, c’étoit de demander au capitaine & à l’équipage, s’ils avoient envie d’entreprendre cette course. Dans le tems que nous en étions occupés, je reçus une visite du jeune homme, que mon neveu m’avoit donné pour compagnon de voyage. Il me dit que cette course promettoit des avantages très-considérables, & me conseilloit fort de l’entreprendre ; mais que, si je n’en avois pas envie, il me prioit de le placer dans le vaisseau comme marchand, ou en telle autre qualité que je le trouverois à propos ; que s’il me trouvoit encore en vie à son retour en Angleterre, il me rendroit un compte exact de son gain, & que je ne lui donnerais que la part que je voudrois.

Je n’avois pas grande envie de me séparer de lui, mais prévoyant le grand avantage où ce parti devoit me conduire naturellement, & le connoissant pour un jeune homme aussi propre à y réussir, que qui que ce fût, j’avois du penchant à lui accorder sa demande. Je lui dis pourtant que je voulois consulter mon associé sur sa proposition, & que je lui donnerois une réponse positive le lendemain.

Mon associé, à qui j’en parlai d’abord, s’y prêta très-généreusement ; il me dit que je savois bien que nous regardions tous deux notre navire comme acheté sous de mauvais auspices, & que nous n’avions pas envie de nous y rembarquer ; que nous ferions bien de le céder au jeune homme, à condition que, si nous le revoyions en Angleterre, il nous donneroit la moitié des profits de ses voyages, & qu’il garderoit l’autre moitié pour lui.

Je n’avois garde d’être moins généreux que mon associé, qui n’étant pas, comme moi, intéressé dans la fortune de mon compagnon de voyage, n’étoit porté par aucun motif particulier à lui faire du bien, & voyant que tout l’équipage étoit résolu de faire cette nouvelle caravane, nous donnâmes à mon jeune homme la moitié du vaisseau en propriété, en tirant de lui une promesse écrite qu’il nous rendroit compte de la moitié des profits du voyage.

Le marchand Japonois, à ce que nous avons appris dans la suite, se montra un parfaitement honnête homme. Il protégea mon jeune homme dans le Japon, & lui obtint la permission de venir à terre, qui a été rarement accorée aux étrangers depuis plusieurs années. Il lui paya le fret avec beaucoup de ponctualité, & l’envoya aux îles Philippines, chargé de marchandises du Japon & de la Chine, avec un Super-Cargo du pays, qui trafiquant là avec les Espagnols, revint avec des marchandises de l’Europe, & avec une grande quantité d’épicerie. Le jeune homme fut parfaitement bien payé de tous ses voyages, & n’ayant point envie de se défaire du vaisseau, il le chargea de marchandises pour son propre compte, lesquelles il vendit d’une manière avantageuse aux Espagnols dans les îles Manilles. Par le moyen des amis qu’il s’y fit, il y eut le bonheur de faire déclarer son navire libre, & fut loué par le gouverneur, pour aller à Acapulco, sur la côte du Mexique, avec la permission de débarquer là, d’aller à la ville du Mexique, & d’entrer dans un vaisseau espagnol avec tout son monde, pour s’en retourner en Europe.

Il fit ce voyage avec beaucoup de succès ; il vendit son vaisseau à Acapulco, & ayant obtenu là la permission d’aller par terre jusqu’à Porto-Bello ; il y trouva le moyen de passer, avec tout ce qu’il y avoit gagné, dans la Jamaïque, d’où il retourna en Angleterre huit ans après, avec des richesses immenses. J’en dirai davantage dans son lieu. Il est tems d’en venir à mes propres affaires.

Le vaisseau étant prêt de mettre en mer, nous commençâmes à songer à récompenser les deux hommes qui nous avoient rendu un service si considérable, en nous avertissant à tems de la conspiration qu’on avoit faite contre nous dans la rivière de Cambodia. Nous savions de reste, dans le fond, que ce n’étoit pas pour l’amour de nous qu’ils nous avoient donné un avis si important, & qu’ils nous avoient plutôt obligés par scélératesse, que par charité. Ils nous croyoient réellement pirates, & cependant ils nous découvrirent un dessein qu’ils avoient toutes les raisons imaginables de croire parfaitement juste, uniquement dans la vue d’écumer la mer avec nous, & d’avoir part au butin. Néanmoins, ils nous avoient réellement sauvés d’un danger extrême, & je leur avois promis de leur en témoigner ma reconnoissance. Je commençai d’abord par leur faire payer les gages, qui, selon eux, leur étoient dûs dans les vaisseaux qu’ils avoient quittés pour nous suivre ; c’est-à-dire, dix-neuf mois à l’Anglois, & sept au Hollandois. Je leur donnai encore à chacun une petite somme d’argent, en or, dont ils furent très-contens, & je fis l’Anglois canonnier de vaisseau, à la place du nôtre, qui en étoit devenu second contre-maître & boursier : je donnai au Hollandois l’emploi de bosseman. Ils se crurent par-là parfaitement bien récompensés, & ils rendirent de très-grands services dans le vaisseau, étant gens de courage, & fort entendus dans la marine.

Pour nous, nous restâmes à terre dans la Chine, & si je m’étois cru loin de ma patrie à Bengale, où pour mon argent il m’étoit facile de revenir chez moi, que ne devois-je pas penser alors, que j’étois de plus de mille lieues plus éloigné de l’Angleterre, sans savoir absolument comment y retourner ?

Tout ce qui pouvoit en quelque sorte balancer ce chagrin, c’est que dans quelques mois de-là il devoit y avoir une autre foire dans la ville où nous étions, & que nous aurions l’occasion de nous fournir de toutes sortes de denrées du pays ; sans compter que peut-être y trouverions-nous quelque jonque chinoise, ou quelque bâtiment de Tunquin, pour nous ramener avec tout ce qui nous appartenoit. Charmé de cette nouvelle, je pris la résolution d’y attendre cette occasion, & comme j’étois sûr qu’on n’en vouloit point à nos personnes, qui ne pouvoient pas être suspectes hors du vaisseau, nous pouvions espérer même de trouver là quelque vaisseau anglois ou hollandois, qui voudroit bien nous mener dans quelqu’autre endroit des Indes, plus proche de notre patrie.

En attendant, nous trouvâmes bon de nous divertir un peu, en faisant trois ou quatre petits voyages dans le pays. Nous en fîmes un, entr’autres, long de dix journées, pour aller voir Nanquin ; c’est une ville qui mérite bien la peine d’être vue. On dit qu’il y a un million d’ames, ce que j’ai bien de la peine à croire. Elle est bâtie fort régulièrement, toutes les rues en sont tirées au cordeau, & se croisent les unes les autres, ce qui en augmente extrêmement la beauté.

Mais quand je compare les peuples de ce pays-là, leur manière de vivre, leur gouvernement, leur religion, leur magnificence, à ce qu’on voit de plus remarquable dans l’Europe, je dois avouer que tout cela ne vaut pas la peine d’en parler, bien loin de mériter les pompeuses descriptions que certaines relations nous en donnent.

Si nous admirons la grandeur des Chinois, leurs richesses, leurs cérémonies pompeuses, leur commerce, leurs forces, ce n’est pas parce que ces choses sont admirables en elles-mêmes, mais parce que l’idée que nous avons des gens qui habitent cette partie du monde, ne nous permet pas de nous attendre à rien de grand & d’extraordinaire.

Sans cela, qu’est-ce que leurs bâtimens, en comparaison de tant de magnifiques palais qu’on admire dans l’Europe ? Qu’est-ce que leur commerce à proportion de celui de l’Angleterre, de la Hollande, de la France & de l’Espagne ? Leurs villes ne sont rien au prix des nôtres, pour la magnificence, la force, la richesse, l’agrément & la variété. Rien n’est plus ridicule que de mettre en parallèle leurs ports, où se trouve un petit nombre de jonques & d’autres vils bâtimens, avec nos flottes marchandes & notre armées navales. On peut dire même avec vérité, qu’il y a plus de commerce dans notre seule ville de Londres, que dans tout ce vaste Empire ; & qu’un seul vaisseau de guerre du premier rang, anglois, hollandois ou françois, est capable de faire tête à toutes leurs forces de mer, & même de les abîmer : encore un coup, il n’y a que l’idée que nous avons de la barbarie des peuples de ce pays, qui nous représente d’une manière si avantageuse tout ce qu’on rencontre de plus remarquable dans la Chine ; tout nous y parut surprenant, parce que nous ne nous attendions à rien qui fût capable de donner de la surprise.

Ce que j’ai dit de leurs flottes peut être appliqué à leurs armées. Quand ils mettroient deux millions de soldats ensemble, une puissance si formidable en apparence ne feroit que ruiner le pays, & réduire les habitans à mourir de faim. S’il s’agissoit d’assiéger une ville forte, comme il s’en trouve quantité en Flandre, ou de se battre en bataille rangée, une seule ligne de cuirassiers Allemands ou de gendarmes François, renverseroit toute la cavalerie Chinoise. Un million de leurs fantassins ne viendroit pas à bout d’un seul corps de notre infanterie, placé à ne pouvoir pas être environné de tous côtés. Je crois même pouvoir dire, sans gasconnade, que trente mille fantassins Allemands ou Anglois, & dix mille cavaliers François, abîmeroient toutes les forces de la Chine. Il en est de même de l’art d’attaquer & de défendre les villes. Il n’y a pas une ville fortifiée dans toute la Chine, qui soutînt pendant un mois les efforts d’une armée européenne ; toutes les armées chinoises ensemble attaqueroient en vain une place forte comme Dunkerque, pourvu qu’elle ne fût pas réduite à se rendre par la famine. Ils ont des armes à feu, il est vrai ; mais elles sont grossières, & sont sujettes à prendre un rat, comme on dit : ils ont de la poudre à canon, mais elle est sans force. Ils sont sans discipline, ignorans dans l’exercice, & dans la manière de se ranger en bataille, ne sachant ce que c’est que d’attaquer avec ordre, & de faire la retraite sans confusion. Toutes ces vérités, dont je suis très-convaincu, me font rire de tout mon cœur, quand j’entends raconter de si belles choses de ces fameux Chinois, qui, dans le fond, ne sont que des ignorans & de vils esclaves, sujets à un gouvernement despotique, proportionnée à leur génie & à leurs inclinations.

Si ce bel empire n’étoit pas si éloigné de la Moscovie, & si les Moscovites eux-mêmes n’étoient des esclaves aussi méprisables que les Chinois, rien ne seroit plus aisé pour un Empereur de Moscovie, que de le conquérir dans une seule campagne ; & si le Czar Pierre, qui est, à ce qu’on dit, un jeune prince de grande espérance, & qui commence à se rendre formidable dans le monde, avoit poussé ses desseins ambitieux de ce côté-là, au lieu de les tourner du côté des belliqueux Suédois, il seroit peut-être, à l’heure qu’il est, empereur de Chine, au lieu qu’il a été battu à Nerva par l’intrépide Charles, quoique les Moscovites fussent six contre un.

On a tort d’avoir meilleure opinion du savoir des Chinois, & de leurs progrès dans les sciences. Ils ont des globes, des sphères & quelques foibles notions de mathématiques : mais si vous creusez un peu avant dans leur habileté, vous en voyez d’abord le foible ; ils ne connoissent rien dans le mouvement des corps célestes, & leur ignorance va jusqu’à un tel degré de ridicule, que, lorsque le soleil est éclipsé, ils s’imaginent qu’il est attaqué par un grand dragon qui veut le dévorer, & ils font un bruit terrible en frappant sur des tambours & sur des timbales, pour faire peur au monstre, & pour le détourner de sa proie.

Voilà la seule digression de cette nature qu’on trouvera dans mon histoire ; je ne m’attacherai désormais qu’aux aventures de ma vie errante, sans parler des villes que j’ai vues, ni des vastes déserts que j’ai traversés, qu’autant qu’il le faudra pour répandre du jour sur ce qui m’est arrivé de remarquable dans mes courses.

Étant de retour à Nanquin, j’étois, selon mon calcul, dans le cœur de la Chine, puisque ce petit port est situé au trentième degré de latitude septentrionale. J’avois grande envie de voir la ville de Pékin, & de me rendre aux importunités du Père Simon. Son compagnon étoit arrivé de Macao, le tems de son départ étoit fixé, & par conséquent il falloit prendre ma résolution. Je m’en rapportai entièrement à mon associé, qui à la fin se détermina ; & nous préparâmes tout pour le voyage. Nous trouvâmes une heureuse occasion de faire ce chemin d’une manière sûre & commode, en obtenant d’un mandarin la permission de voyager en sa compagnie, & comme ses domestiques. Ces mandarins sont comme une espèce de vicerois ou gouverneurs de provinces, qui font une grosse figure, & qui sont extrêmement respectés par les peuples, auxquels, en récompense, ils sont fort à charge, puisqu’ils sont défrayés par le chemin avec toute leur suite, & tout leur équipage.

Les vivres & le fourrage ne nous manquèrent pas dans le voyage, parce que les Chinois étoient obligés de nous les fournir gratis ; ce qui étoit fort commode pour nous, quoique nous n’y profitassions de rien. Nous étions forcés à les payer au prix courant, & l’intendant ou maître d’hôtel du mandarin venoit nous en demander le paiement avec beaucoup d’exactitude. Ainsi la permission que le seigneur nous avoit donnée de voyager à sa suite étoit très-commode pour nous, sans qu’elle dût passer pour une grande faveur. Il y gagnoit beaucoup au contraire ; car il y avoit une trentaine de gens qui le suivoient de cette manière, & qui lui payoient tout ce que le peuple lui fournissoit pour rien.

Nous fûmes vingt-cinq jours en chemin avant que d’arriver à Pékin. Le pays que nous traversâmes est à la vérité extrêmement peuple, quoiqu’assez mal cultivé. L’économie de ces gens est fort peu de chose, & leur manière de vivre misérable, comparée à la nôtre. Il est vrai que ces malheureux, dont on vante tant l’industrie, ne sentent pas leur misère, & se croient assez heureux, parce qu’ils n’ont pas seulement l’idée du bonheur dont jouissent les sujets chez les nations bien policées de notre Europe. L’orgueil des Chinois est extraordinaire, & n’est surpassé que par leur pauvreté, à laquelle ils mettent le comble. À mon avis, les sauvages de l’Amérique sont plus heureux que ces gens-ci. Ils n’ont rien, mais ils ne desirent rien, au lieu que les Chinois sont superbes & insolens au milieu de leur gueuserie. Il n’est pas possible d’exprimer leur ostentation, qu’on remarque sur-tout dans leurs habits, dans leurs bâtimens, dans le nombre de leurs esclaves ; & ce qu’il y a de plus ridicule, dans le mépris qu’ils affectent pour toutes les autres nations.

J’avoue que dans la suite j’ai voyage avec plus d’agrément dans les affreux déserts de la grande Tartatie, que je ne faisois dans la Chine, malgré la bonté des chemins, qui y sont parfaitement bien entretenus. Rien ne me choquoit davantage, que de voir ce peuple hautain, impérieux, insolent, au milieu de la misère, & de la plus grossière ignorance, que ceux qui n’en jugent que superficiellement, traitent d’esprit & d’industrie. Quoique leurs manières me rebutassent au suprême degré, je ne laissois pas de m’en divertir souvent avec le père Simon. Un jour en approchant du château prétendu d’une espèce de gentilhomme campagnard, nous eûmes d’abord l’honneur d’être en compagnie du maître, pendant une grande demi-lieue. Son équipage étoit un don-Quichotisme parfait, un vrai mélange de pompe & de pauvreté : l’habillement de ce don-Chinois auroit convenu à merveille à un Trivelin, ou à un Jean Potage. C’étoit une toile des Indes, richement brodée de graisse ; on y voyoit briller tout l’ornement nécessaire pour le rendre ridicule ; de grandes machines pendantes, des falbalas, &c. Cette robe magnifique couvroit une veste de taffetas noir, aussi grasse que celle d’un boucher, preuve convaincante que celui qui la portoit étoit un salop insigne.

Son cheval étoit une noble copie du fameux Rossinante. Il étoit vieux, maigre, & à moitié mort de faim : on en acheteroit un meilleur en Angleterre pour la somme d’une guinée & demie ; aussi n’auroit-il pas pris la peine de marcher, si deux esclaves qui suivoient le chevalier à pied, armés de bons fouets, n’avoient donné courage à cette aridelle. Il avoit encore un fouet à la main lui-même, qui ne lui étoit pas inutile, & il travailloit du côté de la tête & des épaules du noble animal, dans le tems que ces palfreniers exerçoient leurs forces sur les parties postérieures.

Pour comble de pompe, il étoit encore accompagné de dix ou douze esclaves ; on peut juger de la magnificence de leur livrée, par la description que j’ai faite de l’habit du maître. Nous apprîmes qu’il venoit de la ville pour aller se promener à sa terre, qui étoit à-peu-près à une demi-lieue de nous. Nous marchâmes au petit pas, pour jouir plus long-tems de la brillante figure de ce chevalier, mais enfin il prit les devants, parce que nous trouvâmes à propos de nous arrêter à un village pour nous y rafraîchir. Peu de tems après, étant arrivé à son château, nous l’y trouvâmes qui dînoit dans une petite cour devant sa porte. C’étoit par un pur orgueil qu’il avoit choisi cet endroit exposé aux yeux des passans, & l’on nous dit que plus nous le regarderions & plus nous flatterions sa vanité.

Il étoit assis à l’ombre d’un arbre semblable à un palmier-nain, sous lequel, pour se défendre encore mieux des rayons du soleil, il avoit fait placer un grand parasol, qui ne représentoit pas mal un dais, & par conséquent qui contribuoit beaucoup à rendre ce spectacle pompeux. Il étoit renversé dans un grand fauteuil qui avoit de la peine à contenir le volume de sa grosse corpulence, & il étoit servi par deux esclaves femelles, qui apportoient les plats. Il y en avoit encore deux autres du même sexe, qui s’acquittoient d’un emploi que peu de gentilshommes Européens voudroient exiger de leurs domestiques. L’une qui lui mettoit la soupe dans la bouche avec une cuillier, pendant que l’autre tenoit l’assiette, & ramassoit les bribes qui tomboient de la barbe & de la veste de taffetas de sa seigneurie. Ce noble cochon croyoit au-dessous de lui de se servir de ses propres mains, dont nos Rois font usage dans de pareilles occasions, plutôt que de se laisser approcher par les doigts de leurs domestiques.

Je ne pouvois m’empêcher de réfléchir sur les peines ridicules où l’orgueil des hommes les jette, & sur l’embarras où un homme qui a le sens commun, se doit trouver quand il se sent un penchant malheureux pour la vanité. Fatigué enfin de voir la fatuité de ce pauvre animal qui s’imaginoit que nous étions extasiés d’admiration, dans le tems que nous le regardions d’un œil de pitié & de mépris, nous continuâmes notre voyage : le seul père Simon s’arrêta-là encore quelques momens, curieux de vois de près les mets dont ce gentilhomme se bourroit la bedaine avec tant d’ostentation. Il nous rapporta qu’il y avoit goûté, & que c’étoient des ragoûts dont un dogue anglois voudroit à peine appaiser sa faim. C’étoit un plat de riz bouilli, dans lequel il y avoit une grosse gousse d’ail & un petit sachet rempli de poivre verd, & d’une autre plante qui ressemble à du gingembre, qui a l’odeur du musc & le goût de moutarde : tout cela étoit étuvé avec une petite pièce de mouton fort maigre. Voilà tout le dîner que cet animal offroit en spectacle aux passans, dans le tems qu’outre les quatre servantes, on voyoit encore à une certaine distance de la table, quatre ou cinq esclaves mâles, tout prêts à exécuter les ordres de son excellence. Si leur table étoit plus mauvaise que celle de leur maître, il est certain qu’ils n’étoient pas trop bien nourris.

Pour notre mandarin, il faut avouer qu’il y avoit plus de réalité dans la magnificence dont il faisoit parade. Il étoit respecté comme un roi, & toujours tellement entouré de ses gentilshommes & de ses officier, que je ne pus jamais le voir qu’à une certaine distance.

Il est vrai que dans tout son équipage il n’y avoit pas un seul cheval qui me parût meilleur que nos chevaux de somme ; mais ils étoient si bien cachés de couvertures & de harnois, qu’il ne me fut pas possible de remarquer s’ils étoient gras ou maigres. Tout ce qu’on en voyoit, c’étoit les pieds & la tête.

Débarrassé alors de toutes les inquiétudes qui m’avoient si fort agité, je fis gaiement tout ce voyage, & ce qui augmenta ma belle humeur, c’est que je l’achevai sans essuyer la moindre catastrophe, excepté qu’au passage d’un petite rivière, mon cheval tomba & me jeta au beau milieu de l’eau. Elle n’étoit pas fort profonde, mais je ne laissai pas de me mouiller depuis les pieds jusqu’à la tête, ce qui gâta absolument le petit livre sur lequel j’avois écrit les noms des peuples & des villes dont je voulois me souvenir.

Nous arrivâmes à la fin à Pekin ; je n’avois d’autre domestique que le valet que mon neveu m’avoit donné, & qui étoit un fort bon garçon. Toute la suite de mon associé consistoit aussi dans un seul garçon qui étoit notre compatriote. Nous avions encore avec nous le vieux pilote Portugais qui avoit envie de voir la cour chinoise, & que nous défrayâmes pendant le voyage, pour nous en servir en qualité d’interprête. Il entendoit fort bien la langue du pays, parloit bon françois, & même il savoit assez d’anglois pour se faire entendre.

Ce bon vieillard nous fut d’une grande utilité, & il nous donna mille marques de son affection. À peine avions-nous passé une semaine à Pékin, qu’il nous vint parler en riant de tout son cœur. Ah ! seigneur Anglois, me dit-il, j’ai la meilleure nouvelle du monde à vous donner. Je lui répondis que dans ce pays-là, je ne m’attendois pas à des nouvelles fort bonnes ni fort mauvaises. Je vous assure, reprit-il, qu’elle est fort bonne pour vous, quoiqu’elle soit bien mauvaise pour moi. Vous m’avez défrayé dans un voyage de vingt-cinq journées, & vous me laisserez retourner tout seul, sans vaisseau, sans cheval & sans argent ?

Pour abréger, il nous dit qu’il y avoit dans la ville une grande caravane de marchands Moscovites & Polonois ; qu’ils se préparoient à retourner chez eux par la grande Russie ; qu’ils avoient résolu de partir dans cinq ou six semaines de-là, & qu’il ne doutoit point que nous ne nous servissions d’une occasion si favorable.

J’avoue que cette nouvelle me fit un sensible plaisir. Une joie inexprimable se répandit dans mon ame, & m’empêcha, pendant quelques momens, de répondre un mot au bon vieillard : Enfin étant revenu de cette extase, je lui demandai comment il savoit ce qu’il venoit de rapporter, s’il en étoit bien sûr. Très-sûr, me répondit-il ; j’ai rencontré dans la rue, ce matin, une de mes vieilles connoissances ; c’est un Arménien qui est venu d’Astracan, dans le dessein de s’en aller à Tunquin où je l’ai vu autrefois ; mais ayant changé de sentiment, il veut aller avec cette caravane jusqu’à Moscou, & de-là il a envie de descendre le Volga pour retourner à Astracan. « J’en suis charmé, lui dis-je ; mais je vous prie de ne vous point affliger d’une chose que je regarde comme un grand bonheur pour moi. Si vous vous en retournez tout seul à Macao, ce sera votre propre faute ».

Là-dessus je consultai mon associé sur l’ouverture qu’il venoit de nous donner, & je lui demandai si ce parti l’accommoderoit. Il me dit qu’il feroit tout ce que je trouverois bon ; qu’il avoit si bien établi ses affaires à Bengale, & laissé ses effets en si bonnes mains, que, s’il pouvoit mettre ce qu’il venoit de gagner dans ce second voyage, en soies de la Chine, crues & travaillées, il se feroit un plaisir d’aller en Angleterre, d’où il pourroit retourner aisement à Bengale avec les vaisseaux de la compagnie.

Étant demeurés d’accord là-dessus, nous résolûmes de prendre le vieux pilote avec nous, s’il vouloit, & de le défrayer jusqu’à Moscou, ou jusqu’en Angleterre. Si nous n’avions pas eu envie de lui donner quelqu’autre récompense, nous n’aurions pas mérité par-là de passer pour généreux. Il nous avoit rendu des services considérables, non-seulement sur mer, mais encore à terre, où il s’étoit intéressé dans nos affaires avec toute l’affection imaginable. Le seul plaisir qu’il nous avoit fait, en nous amenant le marchand Japonnois, nous avoit valu un profit de plusieurs centaines de livres sterling. Ainsi, lui faire du bien, n’étoit que lui rendre justice. Nous résolûmes donc de lui faire présent d’une petite somme en or monnoyé, montant, à-peu-près, à la valeur de soixante-quinze livres sterling, & de le défrayer, lui & son cheval, s’il vouloit nous accompagner : nous le souhaitions de tout notre cœur, parce qu’il pouvoit nous être très-nécessaire en plusieurs occasions.

Nous le fîmes venir pour lui communiquer notre résolution. Je lui dis qu’il s’étoit plaint de la nécessité de s’en retourner tout seul, mais que j’étois d’avis qu’il ne retournât point du tout ; que nous avions résolu d’aller en Europe avec la caravane, & de le prendre avec nous, s’il avoit envie de nous suivre. Le bon homme secoua la tête à cette proposition ; il nous dit que ce voyage étoit bien long, qu’il n’avoit point d’argent pour en soutenir les frais, ni pour subsister dans l’endroit où nous le ménerions. Je lui répondis que je le croyois bien, & que c’étoit pour cela même que nous avions résolu de faire quelque chose pour lui, afin de lui faire connoître que nous étions sensibles aux services qu’il nous avoit rendus, & que sa compagnie nous étoit agréable. Là-dessus je l’informai du présent que nous avions dessein de lui faire, & je lui dis que, par rapport aux frais du voyage, nous l’en déchargerions entièrement, & que nous le conduirions à nos dépens, ou en Moscovie ou en Angleterre, selon qu’il le trouveroit bon ; à condition seulement que, s’il mettoit l’argent que nous lui donnerions en marchandises, il les transporteroit à ses propres frais.

Il reçut ma proposition avec des transports de joie, & répondit qu’il nous suivroit au bout du monde, si nous voulions ; & là-dessus nous préparâmes tout pour le voyage, ce qui nous coûta plus de tems que nous ne l’avions d’abord cru. Heureusement la même chose arriva aux autres marchands de la caravane, qui, au lieu d’être prêts en cinq ou six semaines, eurent besoin de plus de quatre mois, avant que d’être en état de partir.

Ce fut au commencement de Février, vieux style, que nous sortîmes de Pékin. Mon associé & le vieux pilote étoient allé faire un tour ensemble, vers le petit port où nous étions entrés, pour disposer de quelques marchandises que nous y avions laissées ; &, dans cet intervalle, j’allai avec un marchand Chinois que j’avois connus à Nanquin, acheter dans cette ville quatre-vingt-dix pièces d’étoffes de soie, parmi lesquelles il y en avoit qui étoient rayées d’or, une assez grande quantité de soies crues, & d’autres denrées du pays. Tout cela étoit déjà arrivé à Pékin avant le retour de mon associé, & cet achat nous coûtoit la somme de trois mille cinq cens livres sterling. Pour charger toutes ces marchandises, jointe à une assez grande quantité de thé & de belles toiles peintes, il nous falloit dix-huit chameaux, outre ceux qui devoient nous porter ; nous avions deux chevaux de main, & trois pour porter nos provisions ; de manière que notre équipage consistoit en vingt-six, tant chameaux que chevaux.

La caravane étoit grande ; elle étoit composée, si je m’en souviens bien, d’à-peu-près trois cens bêtes de charge, & d’environ cent vingt hommes parfaitement bien armés & préparés à tout événement : car comme les caravanes orientales sont sujettes aux attaques des Arabes, celles-ci le sont aux insultes des Tartares, qui ne sont pas pourtant si dangereux que les autres, ni si cruels, quand ils ont le dessous.

Nous étions de plusieurs nations différentes : mais les Moscovites faisoient le plus grand nombre. Il y avoit du moins soixante habitans de la ville de Moscow, parmi lesquels il se trouvoit quelques Livoniens ; &, ce qui nous faisoit grand plaisir, cinq Écossois, gens riches & très-versés dans les affaires qui regardent le commerce & les voyages.

Après que nous eûmes fait la première journée, nos guides, qui étoient au nombre de cinq, appelèrent tous les marchands & tous les passagers, excepté les valets, pour tenir un grand conseil, selon la coutume de toutes les caravanes de ce pays. Dans cette assemblée, chacun donna une petite somme pour en faire une bourse commune, afin de payer le fourrage & d’autres choses dont on pouvoit journellement avoir besoin. On y régla tout le voyage ; on nomma des capitaines & d’autres officiers pour nous commander, en cas que nous fussions attaqués, & tous ces réglemens ne se firent pas par autorité, mais par un consentement unanime de tous les voyageurs, qui étoient tous également intéressés dans le bien commun de la caravane.

La route de ce côté-là est un pays extrêmement peuplé : il y a surtout un grand nombre de potiers habiles, qui préparent la belle terre, dont on fait ces vases si estimés dans tout le monde. Au milieu de la marche, notre vieux Portugais, qui avoit toujours quelque chose à dire pour nous divertir, vint me joindre, en me promettant de me faire voir la plus grande curiosité de toute la Chine, qui me convaincroit, malgré tout le mal que je disois tous les jours de ce pays, qu’on y voyoit ce qu’il étoit impossible de voir dans tout le reste de l’univers. Après s’être long-tems laissé tirer l’oreille pour s’expliquer plus clairement, il me dit que c’étoit une maison de campagne toute faire de terre de Chine. « À d’autres, lui dis-je : la chose est aisée à comprendre ; toutes les briques qu’on fait dans ce pays-ci, sont de terre de Chine, & ce n’est pas un grand miracle. Vous n’y êtes pas, répondit-il : de terre de Chine, de véritable porcelaine. Ce se peut, répliquai-je : de quelle grandeur est-elle, cette maison-là ? Si nous pouvons l’emporter avec nous dans une boîte, sur un chameau, nous l’acheterons volontiers, si l’on veut s’en défaire. Sur un chameau ! répartit le vieux pilote, en levant les mains vers le ciel : c’est une maison où demeure une famille de trente personnes.

Voyant qu’il parloit sérieusement, je fus fort curieux d’aller voir cette merveille, & voici ce que c’étoit. Tout le bâtiment étoit fait de charpente & de plâtre ; mais le plâtre étoit réellement de cette même terre dont on fait la porcelaine. Le dehors, qui étoit exposé à la chaleur du soleil, étoit vernissé, d’une blancheur éclatante, peint de figures bleues, comme les grands vases qui viennent de ce pays-là, & aussi dur que si le tout avoit été cuit au four. En dedans, toutes les murailles étoient composées de carreaux durcis au four, & peints, à-peu-près de la même grandeur que ceux qu’on trouve en Angleterre & en Hollande, & ils étoient tous de la plus belle porcelaine qu’on puisse voir ; la peinture en étoit charmante, variée par différentes couleurs mêlées d’or ; plusieurs de ces carreaux ne faisoient qu’une même figure ; mais ils étoient joints ensemble par du mortier de la même terre, avec tant d’art, qu’il étoit difficile de ne les pas prendre pour une seule & même pièce. Les pavés étoient de la même matière, & aussi drus que les pavés de pierre qu’on trouve en plusieurs provinces d’Angleterre, sur-tout en Lincolnshire, Nottinghamshire & Leicestershire ; cependant ils n’étoient ni peints, ni durcis au four, excepté dans quelques cabinets, où ils étoient de ces même petits carreaux qui couvroient les murailles. Les caves, en un mot toute la maison étoit faite de la même terre ; & le toît étoit couvert de carreaux de porcelaine d’un noir fort lustré & brillant.

C’étoit à la lettre une maison de porcelaine, & si je n’avois pas été en marche ; j’étois homme à m’arrêter là plusieurs jours, pour en examiner toutes les particularités. On me dit que dans le jardin il y avoit des viviers dont le fond & les côtés étoient couverts de la même sorte de carreaux ; & que, dans les allées, il y avoit de parfaitement belles statues de porcelaine.

On feroit une grande injustice aux Chinois, si on n’avouoit pas qu’ils excellent dans ces sortes d’ouvrages ; mais il est sûr, en même tems, qu’ils excellent dans les contes borgnes qu’ils débitent sur leur industrie à cet égard. Ils m’en ont dit des choses si peu vraisemblables, que je ne veux pas me donner la peine de les rapporter. J’en donnerai pourtant ici un échantillon. Ils m’ont assuré qu’un de leurs artisans avoit fait tout un vaisseau de porcelaine, avec tous ses agrès, mâts, voiles, cordages, & que ce navire fragile étoit assez grand pour contenir cinquante personnes. Pour rendre la chose plus touchante, ils n’avoient qu’à ajouter qu’on avoit fait le voyage du Japon avec ce vaisseau ; j’y aurois ajouté foi tout de même qu’au reste ; car, je crois fort qu’ils en ont menti bien serré.

Ce spectacle extraordinaire me retint là, deux heures après que la caravane étoit déjà passée ; ce qui porta celui qui commandoit ce jour-là, à me condamner à une amende de trois schellings à-peu-près ; & il me dit que, si la même chose m’étoit arrivée à trois journées au-delà de la muraille, au lieu que nous étions à trois journées en deçà, il m’en auroit coûté quatre fois autant, & que j’aurois été obligé d’en demander pardon le premier jour de conseil général. Je promis d’être désormais plus exact, & j’eus lieu dans la suite d’observer que l’ordre de ne se pas éloigner les uns des autres, est d’une nécessité absolue pour les caravanes.

Deux jours après, nous vîmes la fameuse muraille qu’on a faite pour servir de boulevart aux Chinois, contre les irruptions des Tartares. C’est assurément un ouvrage d’un travail immense ; cette muraille va même, sans aucune nécessité, par-dessus des montagnes & des rochers qui sont impraticables d’eux-mêmes, & beaucoup plus difficiles à forcer que la muraille même, dans les autres endroits.

Elle a un millier de milles d’Angleterre d’étendue, à ce qu’on prétend ; mais le pays qu’elle couvre n’en a que cinq cens, à le compter sans les détours qu’on a été obligé de faire en bâtissant la muraille ; elle a vingt-quatre pieds de hauteur, & autant d’épaisseur en quelques endroits.

Pendant que la caravane passoit par une des portes de cette espèce de fortification, je pouvois examiner ce monument si fameux pendant une bonne heure, sans pécher contre nos réglemens ; j’eus le loisir, par conséquent, de le contempler de tous côtés, autant que pouvoit porter ma vue. Notre guide Chinois, qui nous en avoit parlé comme d’un des prodiges de l’univers, marqua beaucoup de curiosité pour savoir mon opinion. Je lui dis que c’étoit la meilleure chose du monde contre les Tartares. Il n’y entendit point de malice, & prit cette expression pour un compliment fort gracieux ; mais note vieux pilote n’étoit pas si simple. Il y a du caméléon dans vos discours, me dit-il. « Du caméléon ! lui répondis-je ; qu’entendez-vous par-là ? » Je veux dire, reprit-il, que le discours que vous venez de tenir au guide paroit blanc quand on le considère d’ici, & noir quand on le considère de-là : que c’est un compliment d’une manière, & une satyre d’une autre. Vous dites que cette muraille est bonne contre les Tartares ; vous me dites par-là à moi, qu’elle n’est bonne que contre les Tartares seuls. Le seigneur Chinois vous entend à sa manière, & il est content ; & moi je vous entends à la mienne, & je suis content aussi. « Mais ai-je grand tort, dans votre sens, lui dis-je ? Croyez-vous que cette belle muraille soutiendroit les attaques d’une bonne artillerie, & de bons ingénieurs ? N’y feroit-elle pas, en dix jours de tems, une brèche assez grande pour y entrer en bataille rangée, ou bien ne la feroit-elle pas sauter en l’air avec ses fondemens, d’une manière à faire douter qu’il y eût jamais eu une muraille dans cet endroit » ?

Nos Chinois étoient fort curieux de savoir ce que j’avois dit au pilote, & je lui permis de les en instruire quatre ou cinq jours après, étant alors, à-peu-près, hors de leurs frontières, & sur le point de nous séparer de nos guides. Dès qu’ils furent informés de l’opinion que j’avois de leur belle muraille, ils furent muets pendant tout le reste du chemin qu’ils avoient encore à faire avec nous, & nous fûmes quittes de toutes leurs belles histoires touchant la grandeur & la puissance chinoise.

Après avoir passé ce magnifique rien, appelé la muraille de la Chine, semblable à-peu-près à celle que les Romains ont faite autrefois dans le Northumberland, contre les invasions des Pictes, nous commençâmes à trouver le pays assez mal peuplé ; on peut dire même que les habitans y sont en quelque sorte emprisonnés dans les places fortes, parce qu’ils n’en osent sortir qu’à peine, de peur de devenir la proie des Tartares qui volent sur les grands chemins à main armée, & à qui les habitans ne pourroient résister en rase campagne.

Je commençai alors à remarquer parfaitement bien la nécessité qu’il y avoit à ne se pas éloigner des caravanes, en voyant des troupes entières de Tartares roder autour de nous. Ils approchoient assez de nous pour que je pusse les examiner à mon aise, & j’avoue que je suis surpris qu’un empire comme celui de la Chine, ait pu être conquis par des faquins aussi misérables que l’étoient ceux qui s’offroient à mes yeux ; ce n’étoit que des bandes confuses, sans ordre, sans discipline, & presque sans armes.

Leurs chevaux sont maigres, & à moitié morts de faim, mal dressés ; en un mort, ils ne sont bons à rien. J’eus l’occasion de remarquer ce que je viens de dire, le premier jour, après avoir passé la muraille. Celui qui nous commandoit alors nous permit, au nombre de seize, d’aller à la chasse de certains moutons sauvages qui sont assurément les plus vifs & les plus alertes de toute leur espèce. Ils courent avec une vîtesse étonnante ; mais ils se fatiguent aisément ; & quand on en voit, on est sûr de ne les pas courir en vain : ils paroissent d’ordinaire une quarantaine à la fois ; & comme de véritables moutons, ils se suivent toujours les uns les autres.

Au milieu de cette chasse burlesque nous rencontrâmes plus de quarante Tartares. Si leur but étoit d’aller à la chasse des moutons, comme nous, ou s’ils cherchoient quelque proie, c’est ce que j’ignore ; mais dès qu’ils nous découvrirent, un d’entr’eux se mit à sonner d’une espèce de cor, dont le son étoit affreux. Nous supposâmes tous que c’étoit pour donner le signal à leurs amis de venir à eux, & cette supposition ne se trouva pas fausse ; car, en moins d’un demi-quart d’heure, nous vîmes une autre troupe, tout aussi forte, paroître à un demi-mille de nous.

Heureusement il y avoit parmi nous un marchand Écossois, habitant de Moscow, qui, dès qu’il entendit le cor, nous dit qu’il n’y avoit autre chose à faire que de charger brusquement cette canaille sans aucun délai, & nous rangeant tous sur une même ligne, il nous demanda si nous étions prêts à donner. Comme il vit que nous étions résolus de le suivre, il se mit à notre tête, & s’en fut droit à eux.

Les Tartares nous regardoient d’un œil hagard, ne se mettant point du tout en peine de se ranger dans quelqu’ordre ; mais dès qu’ils nous virent avancer, ils nous lâchèrent une volée de leurs flèches, dont heureusement aucune ne nous toucha. Ce n’est pas qu’ils eussent mal visé ; mais ils avoient tiré d’une trop grande distance ; leurs flèches tombèrent justement devant nous, & si nous avions été plus près d’eux, d’une vingtaine de verges, plusieurs de nous auroient été tuée, ou du moins blessés.

Nous fîmes d’abord hale ; & quoique nous fussions assez éloignés de cette canaille, nous fîmes feu sur eux, & nous leur envoyâmes des balles de plomb, pour leurs flèches de bois. Nous suivîmes notre décharge au grand galop, pour tomber sur nos ennemis le sabre à la main, selon les ordres de notre courageux Écossois. Ce n’étoit qu’un marchand, mais il se conduisit dans cette occasion avec tant de bravoure, & avec une valeur si tranquille, qu’il paroissoit être fait pour les exploits militaires.

Dès que nous fûmes à portée de ces misérables, nous leurs lâchâmes nos pistolets dans la moustache, & immédiatement après nous mîmes flamberge au vent ; mais nous aurions pu nous épargner cette peine, puisque nos faquins s’enfuirent avec toute la confusion imaginable.

C’est ainsi que finit notre combat, où nous n’eûmes d’autre désavantage, que la perte des moutons que nous avions pris à la chasse ; nous n’eûmes ni morts ni blessés ; mais du côté des Tartares, il y en eut cinq de tués ; pour le nombre des blessés je n’en puis parler ; ce qu’il y a de certain, c’est que la seconde troupe qui étoit venue au bruit du cor, effrayée de nos armes à feu, ne fut nullement d’humeur à tenter quelque chose contre nous.

Il faut remarquer que cette action se passa dans le territoire des Chinois ; ce qui empêcha sans doute les Tartares de pousser leur pointe avec la même opiniâtreté que nous leur avons remarquée dans la suite. Cinq jours après, nous entrâmes dans un grand désert que nous traversâmes en trois marches. Nous fûmes obligés de porter notre eau avec nous dans des outres, & de camper pendant les nuits, comme j’ai entendu dire qu’on le fait dans les déserts de l’Arabie.

Je demandai à qui appartenoit ce pays-là, & l’on m’apprit que c’étoit une espèce de lisière qui n’étoit proprement à personne, étant une partie de la Karakathie ou grande Tartarie ; mais que cependant, on la rangeoit en quelque sorte sous les domaines de la Chine ; que les Chinois pourtant ne prenoient pas le moindre soin pour la garantir contre les brigandages, & que par conséquent c’étoit le plus dangereux désert du monde, quoiqu’il y en ait de bien plus étendus.

En le traversant, nous vîmes, à plusieurs reprises, de petites troupes de Tartares ; mais ils sembloient ne songer qu’à leurs propres affaires, sans vouloir se mêler des nôtres ; & pour nous, nous trouvâmes bon d’imiter cet homme qui, rencontrant le diable en son chemin, dit que, si satan n’avoit rien à lui dire, il n’avoit rien à lui dire non plus.

Un jour, néanmoins, une de ces bandes assez forte nous ayant approchés de fort près, nous examina avec beaucoup d’attention, en délibérant apparemment si elle nous attaqueroit ou non. Là-dessus nous fîmes une arrière-garde d’environ quarante hommes tout prêts à étriller ces coquins de la belle manière, & nous nous y arrêtâmes jusqu’à ce que la caravane eût gagné le devant d’une demi-lieue. Mais nous voyant si résolus, ils firent la retraite, se contentant de nous saluer de cinq flèches, une desquelles estropia un de nos chevaux d’une telle manière, que nous fûmes obligés de l’abandonner.

Nous marchâmes ensuite pendant un mois par des routes qui n’étoient pas si dangereuses, & par un pays qui est censé être encore du territoire de la Chine. On n’y voit presque que des villages, excepté quelques petits bourgs fortifiés contre les invasions des Tartares. En arrivant à un de ces bourgs, situé à-peu-près à deux journées de la ville de Naum, j’avois besoin d’un chameau. Il y en a quantité dans cet endroit, aussi-bien que des chevaux, & on les y amène, parce que les caravanes qui passent par)là fréquemment, en achètent d’ordinaire. La personne à qui je m’adressai pour trouver un bon chameau, s’offrit à me l’aller chercher ; mais, comme un vieux fou, je voulus lui tenir compagnie. Il fallut faire deux lieues pour arriver à cet endroit, où ces animaux sont à l’abri des Tartares, parce qu’on y a mis une bonne garnison. Je fis ce chemin à pied, avec mon pilote Portugais, étant bien aise de me divertir par cette petite promenade, & de me délasser de la fatigue d’aller tous les jours à cheval. Nous trouvâmes la petite ville en question située dans un terrein bas & marécageux, environnée d’un rempart de pierres mises les unes sur les autres, sans être jointes par du mortier, comme les murailles de nos parcs en Angleterre : elle étoit défendue par une garnison Chinoise qui faisoit la garde à la porte.

Après y avoir acheté un chameau qui m’agréoit, nous nous en revînmes avec le Chinois qui conduisoit la bête ; c’étoit celui qui l’avoit vendue. Mais bientôt nous vîmes venir à nous cinq Tartares à cheval, deux desquels attaquèrent notre Chinois, & lui ôtèrent mon chameau, dans le tems que les trois autres nous tombèrent sur le corps à mon pilote & à moi, nous voyant pour ainsi dire sans armes, puisque nous n’avions que nos épées qui ne pouvoient pas nous servir beaucoup contre des cavaliers.

Un de ces gens, comme un vrai poltron, arrêta son cheval tout court, dès qu’il me vit tirer mon épée ; mais, en même tems, un second m’attaquant du côté gauche, me porta un coup sur la tête, dont je ne sentis rien du toit, sinon lorsqu’étant revenu à moi, & me trouvant à terre tout étendu, je me trouvai extrêmement étourdi, sans en comprendre la cause. Dès que mon brave Portugais me vit tomber, il tira de sa poche un pistoler dont il s’étoit muni à tout hasard, sans que j’en susse rien, non plus que les Tartares, qui nous auroient laissés en repos s’ils avoient pu le soupçonner. Il s’avança hardiment sur ces marauts, & saisissant le bras de celui qui m’avoit porté le coup, il le fit pancher de son côté & lui fit sauter la cervelle. Dans le même moment tirant un cimeterre qu’il avoit toujours à son côté, il joignit l’autre qui s’étoit arrêté d’abord devant moi, & lui porta un coup de toutes ses forces : il manqua l’homme, mais il blessa la cheval à la tête, & la pauvre bête devenue furieuse par la douleur, emporta à travers champs son maître qui ne pouvoit plus le gouverner, mais qui étoit trop bon cavalier pour ne s’y pas tenir. À la fin pourtant le cheval s’étant cabré, le fit tomber, & se renversa sur lui.

Sur ces entrefaites, le Chinois à qui on avoit arraché le chameau, & qui n’avoir point d’armes, courut de ce côté-là, & voyant que le Tartare renversé avoit à son côté un vilain instrument qui ressembloit assez à une hache d’armes, il s’en saisit, & lui en cassa la tête. Mon brave vieillard cependant avoit encore sur les bras un troisième Tartare, & voyant qu’il ne fuyoit pas, comme il avoit espéré, & qu’il ne l’attaquoit pas non plus, comme il avoit craint, mais qu’il se tenoit immobile à une certaine distance, il se servit de cet intervalle, pour recharger son pistolet. Dès que le brigand apperçut cet instrument, qu’il prit peut-être pour un second pistolet tout chargé, il crut qu’il ne faisoit pas bon là pour lui, s’enfuit au grand galop, & laissa à mon champion une victoire complette.

Dans ce tems-là, je commençai à revenir un peu à moi, & je me trouvai précisément dans l’état d’un homme qui sort d’un profond sommeil, sans pouvoir comprendre pourquoi j’étois à terre, ni qui m’y avoit mis : quelques momens après je sentis des douleurs, mais d’une manière peu distincte ; je portai la main à mon front, & je l’en tirai toute sanglante : ensuite j’eus une grande douleur de tête, & enfin ma mémoire se rétablit, & mon esprit fut dans le même état qu’auparavant.

Je me relevai d’abord avec précipitation, & je me saisis de mon épée, mais je ne trouvai plus d’ennemis : je ne vis qu’un Tartare mort près de moi, & son cheval qui s’arrêtoit tranquillement auprès du cadavre de son maître ; & plus loin j’apperçus mon libérateur, qui, après avoir examiné ce que le Chinois avoit fait avec le Tartare renversé sous son cheval, revenoit vers moi, ayant encore le sabre à la main.

Le bon vieillard me voyant sur pied, courut à moi, & m’embrassa avec des transports de joie ; il m’avoit cru mort ; mais voyant que j’étois seulement blessé, il voulut examiner la plaie, pour voir si elle n’étoit pas dangereuse. Ce n’étoit pas grand’chose heureusement, & je n’en ai jamais senti la moindre suite, après que le coup fût guéri, ce qui se fit en deux ou trois jours de tems.

Nous ne tirâmes pas un gros butin par cette victoire, nous y perdîmes un chameau en y gagnant un cheval ; mais ce qu’il y eut de remarquable, c’est que, quand nous fûmes revenus à la caravane, le Chinois qui m’avoit vendu le chameau, prétendit recevoir le paiement. Je n’en voulus rien faire, & il m’appela devant le juge du village, où la caravane s’étoit arrêtée. C’étoit comme un de nos juges de paix, & pour lui rendre justice, je dois avouer qu’il agit, avec nous, avec beaucoup de prudence & d’impartialité. Après nous avoir écoutés l’un & l’autre, il demanda gravement au Chinois, qui avoit amené le chameau, & de qui il étoit le valet ? « Je ne suis valet de personne ; dit-il, & je n’ai fait qu’accompagner l’étranger qui a acheté le chameau. Qui vous en a prié ? répliqua le Juge. C’est cet étranger lui-même, répartit le Chinois ». Eh bien ! dit-il, vous étiez en ce tems-là le valet de l’étranger, & puisque le chameau a été livré à son valet, il doit être censé avoir été livré au maître, & il est juste qu’il le paye.

Il n’y avoit pas un mot à répondre à cette décision : charmé de voir cet homme établir l’état de la question avec tant de justesse, & raisonner si conséquemment, je payai le chameau sans contester, & j’en fis chercher un autre : on peut bien croire que je m’épargnai la peine d’y aller moi-même ; mon argent perdu & ma tête cassée, étoient deux leçons suffisantes pour m’inspirer plus de précaution.

La ville de Naum couvre les frontières de la Chine ; on l’appelle une fortification, & c’en est une effectivement, selon la manière de fortifier les places dans ce pays-là. J’ose assurer même que plusieurs millions de Tartares qu’on peut ramasser de la grande Tartatie, ne seroient jamais en état d’en abattre les murailles à coups de flèches. Mais appeler cette ville fortifiée, par rapport à notre manière d’attaquer les places, ce seroit se rendre ridicule pour ceux qui entendent un peu le métier.

Nous étions encore à deux journées de cette place, comme j’ai dit, quand nous fûmes joints par des couriers qui étoient envoyés de tous côtés sur les routes, pour avertir tous les voyageurs & toutes les caravanes de s’arrêter, jusqu’à ce qu’on leur eût envoyé des escortes, parce qu’un corps de Tartares de dix mille hommes s’étoit fait voir à trente milles de l’autre côté de la ville.

C’étoit une fort mauvaise nouvelle pour nous ; il faut avouer pourtant que le gouverneur qui nous la fit donner, agissoit noblement, & que nous lui avions de très-grandes obligations, d’autant plus qu’il tint parfaitement bien sa promesse. Deux jours après nous reçûmes de lui trois cens soldats de la ville de Naum, & deux cens d’une autre garnison chinoise, ce qui nous fit pousser hardiment notre voyage. Les trois cens soldats de Naum faisoient notre front, & les deux cens autres l’arrière-garde : pour nous, nous nous mîmes sur les aîles, & tout le bagage de la caravane marchoit dans le centre. Dans cet ordre, prêts à nous battre comme il faut, nous crûmes être en état de partager le péril avec les dix mille Tartares ; mais quand nous les vîmes paroître le lendemain, les affaires changèrent de face d’une étrange manière.

Au sortit d’une petite ville nommée Changu, nous fûmes obligés de très-grand matin de passer une petite rivière, & si les Tartares avoient eu le sens commun, ils auroient eu bon marché de nous, en nous attaquant dans le même tems que la caravane étoit passée, & que l’arrière-garde étoit encore de l’autre côté ; mais nous ne les vîmes pas seulement paroître.

Environ trois heures après, étant entrés dans un désert de quinze ou seize milles d’étendue, nous apperçûmes par un grand nuage de poussière que l’ennemi n’étoit pas loin, & un moment après nous les vîmes venir à nous au grand galop. Là-dessus les Chinois qui faisoient notre avant-garde, & qui, le jour auparavant, avoient fait extrêmement les braves, firent voir une fort mauvaise contenance, en regardant à tout moment derrière eux : ce qui est un signe certain que le soldat branle dans le manche. Mon vieux pilote en avoit fort mauvaise opinion aussi-bien que moi. Seigneur Anglois, il faut encourager ces drôles-là, me dit-il, ou nous sommes perdus ; ils s’enfuiront dès que nous aurons les Tartares sur les bras.

» Je le crois, comme vous, lui répondis-je, mais que faire pour empêcher ce malheur » ? Mon avis seroit, répliqua-t-il, qu’on plaçât cinquante de nos gens sur chaque aîle de ce corps de Chinois ; ce renfort leur donnera du courage, & ils seront braves en compagnies de braves gens. Sans me donner le tems de lui répondre, je fus joindre au grand galop notre commandant du jour, pour lui communiquer ce conseil. Il le goûta fort, & dans le moment même il l’exécuta, & il fit un corps de réserver du reste de nos gens. Dans cette posture, nous continuâmes notre marche, en laissant les deux cens autre Chinois faire un corps à part, pour garder nos chameaux, avec ordre de détacher la moitié de leurs soldats, pour nous donner du secours, s’il étoit nécessaire.

Un moment après, les Tartares furent assez proches de nous pour donner. Ils étoient en très-grand nombre, & je n’outre point, en disant qu’ils étoient dix mille tout au moins. Ils commencèrent par détacher un parti pour nous reconnoître & pour examiner notre contenance. Les voyant passer par devant notre front, à la portée du fusil, notre commandant ordonna à nos deux aîles d’avancer tout d’un coup avec toute la vîtesse possible, & de faire feu dessus. On le fit, sur quoi ces Tartares se retirèrent pour rendre compte apparemment de la réception que nous venions de leur faire, à laquelle le reste devoit s’attendre.

Nous vîmes bien que la manière dont nous les avions salués, n’étoit pas de leur goût. Ils firent halte dans le moment, & après nous avoir considérés attentivement pendant quelques minutes, ils firent demi-tour à gauche, & ils nous quittèrent sans faire la moindre tentative. Nous en fûmes charmés ; car s’ils avoient poussé leur pointe avec vigueur, ils nous auroit été impossible de résister long-tems à toute cette armée.

Étant arrivé deux jours après à la ville de Naum ou Naun, nous remerciâmes le gouverneur du soin qu’il avoit eu la bonté de prendre de nous, & nous fîmes, à nous tous, une somme de deux cens écus, pour en faire présent à notre escorte Chinoise. Nous nous reposâmes là un jour entier.

On peut dire qu’il y a une garnison en forme dans cette ville. Elle est du moins de neuf cens soldats, & on l’y a placée parce qu’autrefois les frontières de l’empire moscovite en étoient beaucoup plus proches ; mais depuis, le Czar a trouvé bon d’abandonner plus de deux cens lieues de pays, comme absolument inutile & indigne d’être conservé, sur-tout à cause de la grande distance où Naum est du cœur du pays, & de la difficulté qu’il y a à envoyer des troupes. Cette distance est en effet très-grande, puisque nous avions encore du moins six cens-soixante-dix lieues à faire, avant que de venir sur les frontières de la Moscovie.

Après avoir quitté Naum, nous eûmes à passer plusieurs grande rivières, & deux terribles déserts, dont l’un nous coûta seize jours de marche. C’est une pays abandonné, comme j’ai dit, & qui n’appartient à personne. Le vingt-trois Mars, nous arrivâmes sur les terres de la Moscovie, & si je m’en souviens bien, la première ville que nous rencontrâmes de jurisdiction du czar, est appelée Argum : elle est située à l’ouest d’une rivière du même nom.

Je me vis arrivé avec toute la satisfaction possible, en si peu de tems, dans un pays chrétien, ou du moins de la domination d’un prince chrétien ; je n’étois pas le maître de mes transports de joie. Il est vrai, selon mon opinion, que si les Moscovites méritent le titre de chrétiens, c’est tout au plus ; mais du moins, ils se font une gloire de porter ce nom, & ils sont même fort dévots, à leur manière.

Je suis persuadé que tout homme qui voyage par le monde, comme moi, & qui seroit capable de quelques réflexions, sentiroit avec force, que c’est une grande bénédiction du ciel, d’être né dans un pays où le nom de Dieu & du Sauveur est connu, & non pas parmi des peuples livrés par malheur aux plus grossières illusions, des peuples qui rendent un culte religieux aux démons, qui se prosternent devant le bois & devant la pierre, & qui adorent les élémens, les monstres & les plus vils animaux, ou du moins, qui en adorent les images. Jusqu’ici nous n’avions passé par aucune ville qui n’eût ses pagodes & ses idoles, & où le peuple insensé ne profanât l’honneur dû à la divinité, en le rendant à l’ouvrage de ses propres mains.

Nous étions arrivés, du moins alors, dans un pays, où l’on voyoit le culte extérieur de la religion chrétienne, où l’on fléchissoit les genoux au nom de Jésus-Christ, & où le christianisme passoit pour la véritable religion, quoiqu’elle y fût déshonorée par la plus crasse ignorance. J’étois charmé d’en remarquer au moins quelques traces, & dans l’extase de ma joie, je fus trouver ce brave marchand Écossois, & dont j’ai fait plusieurs fois mention, pour mêler ma satisfaction avec la sienne ; & le prenant par la main : « le ciel soit béni, lui dis-je : nous avons le bonheur de nous trouver parmi des chrétiens ». Ne vous réjouissez pas si vîte, me répondit-il en souriant : ces Moscovites-ci, sont d’assez étranges chrétiens ; ils en ont le nom tout au plus, & vous n’en trouverez guère la réalité, qu’après un bon mois de marche.

« Tout au moins, repris-je, leur religion vaut mieux que le paganisme, & que le culte qu’on adresse au diable ». Il est vrai, me dit-il, mais vous saurez, qu’excepté les soldats Russiens qui sont dans les garnisons, tout le reste du pays, jusqu’à plus de trois cens lieues d’ici, est habité par les payens les plus ignorans & les plus détestables de l’univers. Il avoit raison, & j’en fus bientôt témoin oculaire.

Nous étions alors dans le plus grand continent qu’il y ait dans le monde entier, si j’ai la moindre idée du globe : du côté de l’est, nous étions éloignés de la mer de plus de douze cens milles ; du côté de l’ouest, il y en avoit plus de deux mille jusqu’à la mer Baltique, & plus de trois mille jusqu’au canal qui est entre la France & la Grande-Bretagne. Vers le sud, la mer de Perse & des Indes étoit distante de nous de plus de cinq milles ; & vers le nord, il y avoit bien huit cens milles jusqu’à la mer Glaciale. Si l’on veut en croire quelques géographes, il n’y a aucune mer du côté du nord-est, & ce continent s’étend jusques dans l’Amérique ; cependant je crois être en état de faire voir par de fortes raisons, que leur opinion manque du vraisemblable.

Quand nous fûmes entrés dans l’empire moscovite, nous n’eûmes, avant que d’arriver à quelque ville considérable, qu’une observation à faire ; savoir que toutes les rivières qui courent vers l’est, se jettent dans le grand fleuve Jamour ou Gamour, qui, selon le cours naturel, doit porter ses eaux dans la mer Orientale ou Océan chinois. On nous débite que l’embouchure de ce fleuve est fermée par une espèce de joncs d’une grandeur terrible, ayant trois pieds de circonférence, & plus de vingt de hauteur. Pour dire mon sentiment là-dessus avec franchise, je crois que c’est-là une fable inventée à plaisir. La navigation de ce côté-là est absolument inutile, puisqu’il n’y a pas le moindre commerce ; tout le pays par où passe ce fleuve est habité par des Tartares, qui ne se mêlent que d’élever du bétail ; il n’est pas apparent par conséquent, que la simple curiosité ait jamais porté quelqu’un à descendre ce fleuve, ou à monter par son embouchure, pour pouvoir nous en apprendre des nouvelles. Il reste donc évident, que courant vers l’est, & entraînant avec lui tant d’autres rivières, il doit se répandre de ce côté-là dans l’Océan.

À quelques lieues du côté du nord de ce fleuve, il y a plusieurs rivières considérables, dont le cours est aussi directement septentrional, que celui de Jamour est oriental. Elles vont toutes porter leurs eaux dans le grand fleuve nommé Tartar, qui a donné son nom aux Tartares les plus septentrionaux, qu’on appelle Tartares Mongul, qui, au sentiment des Chinois, sont les plus anciens de tous les différens peuples qui porent le même nom ; & qui, selon nos géographes, sont les Gogs & Magogs dont il est parlé dans l’écriture sainte.

Toutes ces rivières prenant leur cours du côté du nord, comme j’ai dit, prouvent évidemment que le pays dont je parle, doit encore être borné au nord par l’Océan septentrional, de manière qu’il n’est nullement probable que ce continent puisse s’étendre de ce côté-là jusques dans l’Amérique, & qu’il n’y ait point de communication entre l’Océan du Septentrion, & de l’Orient. Je ne me suis si fort étendu là-dessus, que parce que j’eus alors l’occasion de faire cette observation, qui est trop curieuse pour être passée sous silence.

De la rivière Arguna, nous avançâmes à petites journées vers le cœur de la Moscovie, très-obligés à sa majesté Czarienne du soin qu’elle a pris de faire bêtir dans ces pays autant de villes qu’il a été possible d’y en placer, & d’y mettre des garnisons qu’on peut comparer à ces soldats stationnaires, que les romains postoient autrefois dans les endroits les plus reculés de leur empire, pour la sûreté du commerce, & pour la commodité des voyageurs. Dans toutes ces villes, que nous rencontrâmes en grand nombre sur notre route, nous trouvâmes les gouverneurs & les soldats tous Russiens & chrétiens. Les habitans du pays au contraire étoient des payens qui sacrifioient aux idoles, & qui adoroient le soleil, la lune, les étoiles, & toutes les armées du ciel, comme s’exprime l’écriture-sainte. Je puis dire même, que c’étoient les plus barbares de tous les payens que j’ai rencontrés dans mes voyages, excepté seulement qu’ils ne se nourrissoient point de chair humaine, comme les sauvages de l’Amérique.

Nous vîmes quelques exemples de leur barbarie, entre Arguna & une ville habitée par des Tartares & des Moscovites mêlés ensemble, & nommée Nortsinskoi. Elle est située au milieu d’un vaste désert, que nous ne pûmes traverser qu’en vingt jours de marche. Arrivé à un village voisin de cette ville, j’eus la curiosité d’y entrer : la manière de vivre de ces gens, est d’une brutalité affreuse. Ils devoient faire ce jour-là un grand sacrifice ; il y avoit sur le tronc d’un vieux arbre une idole de bois, de la figure la plus terrible, & si l’on vouloit dépeindre le diable de la manière la plus effrayante & la plus hideuse, on ne pourroit jamais se régler sur un meilleur modèle. La tête de cette belle divinité ne ressembloit à celle d’aucun animal que j’aie jamais vu, ou dont j’aie la moindre idée. Elle avoit des oreilles aussi grandes que des cornes de bouc, des yeux de la grandeur d’un écu, un nez semblable à une corne de bélier, & une gueule comme celle d’un lion, avec des dents crochues, les plus affreuses qu’on puisse s’imaginer. Elle étoit habillée d’une manière proportionnée à son abominable figure. Son corps étoit couvert de peaux de mouton, avec la laine en dehors, & elle avoit sur la tête un bonnet à la Tartare, armé de deux grandes cornes ; sa hauteur étoit environ de huit pieds ; enfin ce n’étoit qu’un buste sans bras & sans jambes.

Cette statue monstrueuse étoit érigée hors du village, & quand j’en approchai, je vis devant elle seize ou dix-sept créatures humaines : je ne pouvois dire si c’étoient des hommes ou des femmes ; car ils ne distinguent point du tout les sexes par l’habillement. Ils étoient tous étendus le visage contre terre, pour rendre leurs hommages à cette hideuse divinité, & ils étoient tellement immobiles, que je les crus d’abord de la même matière, que l’idole. Pour m’en éclaircir, je voulus en approcher davantage ; mais je les vis tout d’un coup de lever avec la plus grande précipitation du monde, en poussant les hurlemens les plus épouvantables, semblables à ceux d’un dogue ; & ils s’en allèrent tous, comme s’ils étoient au désespoir d’avoir été troublés dans leur dévotion.

À une petite distance de l’idole, je vis une espèce de hutte toute faite de peaux de vaches & de moutons déséchées, à la porte de laquelle j’apperçus trois hommes que je ne pouvois prendre que pour des bouchers. Ils avoient de grands coûteaux à la main, & je vis au milieu de cette tentes trois moutons & un jeune taureau égorgés. Il y a de l’apparence que c’étoient des victimes immolées à ces monstres de bois, que ces trois barbares étoient les prêtres & les sacrificateurs, & que les dix-sept que j’avois interrompus dans leur enthousiasme dévot, étoient ceux qui avoient apporté les victimes, pour se rendre leur Dieu favorable.

J’avoue que la grossièreté de leur idolâtrie me choqua plus qu’aucune autre chose de cette nature que j’aie vue de ma vie. J’étois mortifié au suprême degré, de voir la plus excellente créature de Dieu, à qui, par la création, il a donné de si grands avantages sur les autres animaux, à qui il a donné une ame raisonnable, capable d’adorer son créateur, & de s’en attirer les faveurs les plus glorieuses, s’abâtardir assez pour se prosterner devant un rien, qu’il a rendu lui-même terrible. J’étois accablé de douleur en considérant ce culte indigne, comme un pur effet d’ignorance, changé par le démon lui-même en une dévotion infernale, pour s’approprier un hommage, & une adoration qu’il envie à la divinité, à qui seule elle appartient.

Quoique l’illusion de ces pauvres gens fût si basse & si brutale, que la nature même paroît devoir en avoir de l’horreur, elle n’étoit pas moins réelle ; j’en voyois des preuves incontestables de mes propres yeux, & il ne m’étoit pas possible d’en douter en aucune manière. Dans cette situation d’esprit, mon étonnement se tourna en une espèce d’indignation & de rage. Je poussai mon cheval de ce côté-là, & d’un coup de sabre, je coupai en deux le bonnet du monstre, dans le tems qu’un de nos gens saisit la peau de mouton, & l’arracha du corps de cette effroyable idole.

Cet effet de notre zèle fit, dans le moment même, pousser des cris affreux par-tout le village, & bien-tôt je me vis environné de deux ou trois cens de ces habitans, du milieu desquels je me tirai au grand galop, les voyant armés d’arcs & de flèches ; bien résolu pourtant de rendre une seconde visite à l’objet diabolique de leur honteuse adoration.

Notre caravane resta trois jours dans la ville, qui n’étoit éloignée du village en question que de quatre milles. Elle avoit dessein de s’y pourvoir de quelques chevaux, à la place de ceux qui étoient morts, & qui avoient été estropiés par les mauvais chemins, & par les grandes & longues marches que nous avions faites dans le dernier désert.

Ce retardement me donna le loisir d’exécuter mon projet, que je communiquai au marchand Écossois de Moscow, qui m’avoit donné des preuves si convaincantes de son intrépidité. Après l’avoir instruit de ce que j’avois vu, & de l’indignation avec laquelle j’avois considéré un effet si horrible de l’abâtardissement où pouvoit tomber la nature humaine, je lui dis que, si je pouvois seulement trouver quatre ou cinq hommes résolus & bien armés, j’avois dessein d’aller détruire cette abominable idole, pour faire voir clairement à ses adorateurs, qu’incapable de se secourir elle-même, il lui étoit impossible de donner la moindre assistance à ceux qui lui adressoient leurs prières & qui s’en vouloient attirer la protection par leurs sacrifices.

Il se moqua de moi, en me disant, que mon zèle pouvoit venir d’un bon principe ; mais que je n’en pouvois pas attendre raisonnablement de fruit, & qu’il ne pouvoit pas comprendre mon but. « Mon but, lui répondis-je, est de venger l’honneur de Dieu, qui est insulté, pour ainsi dire, par cette idolâtrie infernale ». Mais, répartit-il comment vengerez-vous par-là l’honneur de la divinité, si ces malheureux sont incapables de comprendre votre intention, & si vous n’êtes pas en état de la leur expliquer, faute d’entendre leur langage ; & quand même vous seriez capable de leur en donner quelque idée, vous n’y gagneriez que des coups ; car ce sont des gens déterminés, sur-tout quand il s’agit de défendre les objets de leur superstition.

« Nous pourrions le faire de nuit, lui dis-je, & leur laisser par écrit les raisons de notre procédé » C’est bien dit, me répliqua-t-il ; sachez, mon chez ami, que, parmi cinq peuples entiers de ces Tartares, il n’y a personne qui sache ce que c’est qu’une lettre, ni qui puisse lire un mot dans sa propre langue.

« J’ai pitié de leur ignorance, repris-je ; mais j’ai pourtant très-grande envie de mettre mon projet à exécution ; peut-être la nature elle-même, quelque dégénérée qu’elle soit en eux, leur en fera tirer des conséquences, & leur fera voir jusqu’à quel point ils sont extravagans, en adressant leur culte à un objet si méprisable ».

Écoutez donc, monsieur, me dit-il : si votre zèle vous porte à cette entreprise avec tant d’ardeur, je crois que vous êtes obligé en conscience de l’exécuter : je vous prie pourtant de considérer, que ces nations sauvages ont été assujetties, par la force des armes, à l’empire du Czar de Moscovie. Si vous réussissez dans votre projet, ils ne manqueront point de venir par milliers s’en plaindre au gouverneur de Nortsinskoi, & demander satisfaction. S’il n’est pas en état de la leur donner, il y a à parier deux contre’un, qu’ils exciteront une révolte générale, & qu’ainsi vous serez la cause d’une guerre sanglante, que sa majesté Czarienne sera obligée de soutenir contre tous les Tartares.

Cette considération calma pendant quelques momens le transport de mon zèle ; mais bien-tôt après elle m’anima avec la même force à la destruction de cette idole, &, pendant tout le jour, cette idée me roula dans l’esprit.

Sur le soir, le marchand Écossois me rencontra par hasard, en me promenant hors de la ville ; & m’ayant tiré à l’écart pour me parler : Je ne doute pas, me dit-il, que je ne vous aie détourné de votre pieux dessein ; j’avoue pourtant que je n’ai pas pu m’empêcher d’y rêver, & que je n’ai pas moins ’horreur que vous, pour cette infâme idolâtrie. « À vous parler naturellement, lui répondis-je, vous avez réussi à me détourner mais je l’ai toujours dans l’esprit, & je crois de l’exécution précipitée de mon projet ; fort que, s’il m’est possible ; je le mettrai en œuvre, avant que de quitter cet endroit, quand je devrois être livré à ces barbares, pour appaiser leur fureur ». Non, non, me répliqua-t-il, il n’y a rien à craindre de ce côté-là ; le gouverneur n’auroit garde de vous livrer à leur rage ; ce seroit en quelque sorte être lui-même votre meurtrier. « Eh ! comment croyez-vous que ces malheureux me traiteroient, lui dis-je » ? Je vous dirai, répartit-il, comment ils ont traité un pauvre Russien qui les avoit insultés dans leur culte honteux, comme vous avez envie de faire. Après l’avoir estropié avec une flèche, pour le rendre incapable de s’enfuit, ils le mirent nud comme ma main, le posèrent sur leur idole ; & l’ayant environné de toutes parts, ils tirèrent tant de flèches dans son corps qu’il en fut tout hérissé ; ensuite ils mirent le feu au bois de toutes ces flèches, & de cette manière ils l’offrirent comme un sacrifice à leur divinité. « Étoit-ce la même idole, lui dis-je » ? Oui, me répondit-il, c’étoit justement la même. Là-dessus je lui fis l’histoire de ce qui étoit arrivé à mes Anglois à Madagascar, qui, pour punir le meurtre d’un de leurs compagnons, avoient saccagé toute une ville & exterminé tous les habitans, & je lui dis qu’il seroit juste qu’on fît de même à ceux de cet abominable village, pour venger la mort de ce pauvre chrétien.

Il écouta mon récit fort attentivement : mais quand il entendit parler de traiter de même les gens de ce village, il me dit que je me trompois fort en croyant que le fait fût arrivé là ; que c’étoit à plus de cent milles de ce village, & que les gens du pays étoient accoutumés à porter leur idole par toute la nation. Eh bien ! « lui répondis-je, il faut donc que l’idole soit punie elle-même de ce meurtre, & elle le sera, si le ciel me laisse vivre seulement jusqu’à demain matin ».

Me voyant absolument déterminé à suivre ma résolution, il me dit que je ne l’éxécuterois pas seul, qu’il me suivroit, & qu’il prendroit pour troisième un des ses compatriotes, fort brave homme ; il se nommoit le capitaine Ricardson, & m’assuroit qu’il n’avoit pas moins d’horreur que moi, pour des coutumes aussi diaboliques que celles des Tartares. Il l’amena, & je lui fis un détail de ce que j’avois vu, & de mon projet. Là-dessus nous résolûmes d’y aller seulement nous trois, puisque mon associé, à qui j’en avois fait la proposition, n’avoit pas trouvé à propos d’être de la partie. Il m’avoit dit qu’il seroit toujours prêt à me seconder, quand il s’agiroit de défendre ma vie ; mais qu’une pareille aventure n’étoit nullement de son goût. Nous ne devions donc être que nous trois, & mon valet ; & nous prîmes la résolution de n’exécuter notre entreprise qu’à minuit, & de nous y prendre avec toute la précaution & avec tout le secret imaginables.

Cependant, en y pensant plus mûrement, nous trouvâmes bon d’attendre jusqu’à la nuit suivante, parce que dans ce cas la caravane droit partie le matin même après l’action : ce qui empêcheroit le gouverneur de donner satisfaction à ces barbares à nos dépens, puisque nous serions déjà hors de son pouvoir.

Le marchand Écossois, qui étoit aussi ferme dans sa résolution, qu’il se montra dans la suite brave en l’exécutant, m’apporta une habit de Tratare, fait de peaux de mouton : avec un bonnet, un arc & des flèches. Il s’en pourvut aussi, de même que son compagnon, afin que ceux qui nous verroient, ne pussent jamais savoir quelle sorte de gens nous étions.

Nous passâmes toute cette nuit à faire plusieurs compositions de matières combustibles, de poudre à canon, d’esprit-de-vin & d’autres drogues de cette nature. Nous nous en munîmes pour la nuit destinées à l’entreprise ; nous prîmes avec nous un pot rempli de poix-résine, & nous sortîmes de la ville environ une heure après le soleil couché.

Il étoit à-peu-près onze heures, quand nous arrivâmes à l’endroit en question, sans que nous pussions remarquer que le peuple eût la moindre appréhension touchant leur idole. Le ciel étoit couvert de nuages, néanmoins la lune nous donnoit assez de lumière pour nous faire remarquer que l’idole étoit précisément dans le même endroit, & dans la même posture où je l’avois vue auparavant. Les gens du village dormoient tous, excepté dans la tente où j’avois apperçu les trois prêtres, que j’avois pris d’abord pour des bouchers : nous entendîmes cinq ou six personnes parler ensemble ; nous jugeâmes par-là, que, si nous mettions le feu à cette divinité de bois, on ne manqueroit pas de courir sur nous pour en empêcher la destruction ; ce qui ne pourroit que nous embarrasser extrêmement. Enfin nous prîmes le parti de l’emporter, & de la brûler autre part : mais quand nous commençâmes à vouloir y mettre la main, nous la trouvâmes d’une si grande pesanteur, que force nous fut de songer à un autre expédient.

Le capitaine Ricardson étoit d’avis de mettre le feu à la hutte, & de tuer les Tartares, à mesure qu’ils en sortiroient ; mais je n’en tombai pas d’accord, & j’étois du sentiment qu’il ne falloit tuer personne, si nous pouvions l’éviter. Eh bien ! dit là-dessus le marchand Écossois, je vous dirao ce qu’il faut faire ; nous tâcherons de les faire prisonniers, de leur lier les mains sur le dos, & de les force à être spectateurs de la destruction de leur infâmes Dieu.

Heureusement nous avions sur nous une assez bonne quantité de la même corde, qui nous avoit servi à lier nos feux d’artifice ; ce qui nous détermina à attaquer d’abord les gens de la cabane, avec aussi peu de bruit qu’il nous seroit possible. Nous commençâmes par frapper à la porte, ce qui réussit précisément, comme nous l’avions espéré. Un de leurs prêtres venant pour ouvrir, nous nous en saisîmes d’abord, lui mîmes un bâillon à la bouche, afin qu’il n’appelât point au secours ; nous lui liâmes les mains & le menâmes devant l’idole où nous le couchâmes à terre, après lui avoir encore lié les pieds.

Deux de nous se mirent ensuite à côté de la porte, en attendant que quelqu’autre sortît, pour savoir ce qu’étoit devenu le premier ; & quand ils se virent trompés dans cette attente, ils frappèrent de nouveau tout doucement ; ce qui en fit venir deux autres à la même porte ; & nous les traitâmes précisément de la même manière que leur compagnon ; nous les accompagnâmes tous trois jusqu’auprès de l’idole, où nous les plaçâmes à terre à quelque distance l’un de l’autre.

Quand nous revînmes sur nos pas, nous en vîmes deux autres venir hors de la tente, & un troisième qui s’arrêtoit à la porte ; nous mîmes la main au collet aux deux premiers, sur quoi le troisième s’étant retiré en poussant de grands cris, le marchand Écossois le suivit de près, & prenant une des compositions que nous avions faites, propre à ne répandre que de la fumée, & de la puanteur, il y mit le feu, & la jeta au milieu de ceux qui y restoient encore. En même tems l’autre Écossois & mon valet ayant déjà lié les deux Tartares l’un à l’autre, les conduisirent vers l’idole pour voir si elle leur apporteroit du secours, & ils nous vinrent rejoindre à toutes jambes.

Lorsque l’espèce de fusée que nous avions jetée dans la cabane l’eut tellement remplie de fumée, qu’elle avoit presque suffoqué ces pauvres malheureux, nous y en jetâmes une d’une nature très-différente, qui donnoit de la lumière, comme une chandelle ; nous la suivîmes, & nous n’apperçûmes que quatre personnes, deux hommes, à ce que nous crûmes, & autant de femmes, qui apparemment s’étoient occupés aux préparatifs de quelqu’un de leurs sacrifices diaboliques. Ils nous parurent mortellement effrayés ; ils trembloient comme la feuille, & la fumée les avoit tellement étourdis, qu’ils n’étoient point en état de dire le moindre mot.

Nous les prîmes & les liâmes comme les autres, avec le moins de bruit qu’il fut possible, & nous nous hâtâmes de les faire sortir de la tente, parce qu’il ne nous étoit pas possible de souffrir davantage cette fumée épaisse & puante ; en un mot nous les plaçâmes auprès de leurs camarades, devant leur divinité, & tout aussi-tôt nous mîmes la main à l’œuvre ; nous commençâmes par répandre sur l’idole, & sur ses magnifiques vêtemens, une bonne quantité de poix-résine, & de suif mêlé de soufre ; ensuite nous lui remplîmes la gueule, les yeux & les oreilles de poudre à canon ; nous lui mîmes des fusées dans son bonnte, & nous la couvrîmes toute, pour ainsi dire, de feux d’artifice. Pour faciliter encore davantage notre dessein, mon valet se souvint d’avoir vu auprès de la tente un grand tas de foin & de paille ; il s’en fut de ce côté-là avec le marchand Écossois, & ils en apportèrent autant qu’il leur fut possible. Tout étant préparé de cette manière, nous déliâmes nos prisonniers, leur ôtâmes les bâillons de la bouche, les plaçâmes vis-à-vis de leur dieu monstrueux, & ensuite nous y mîmes le feu.

Un quart-d’heure se passa à-peu-près avant que le feu prit à la poudre que nous lui avions mise dans la bouche, dans les yeux & dans les oreilles ; en s’allumant elle fendit presque toute la statue, la défigura tellement, que ce n’étoit plus qu’une masse informe. Peu contens encore de tout ce succès, nous l’entourâmes de notre paille, & persuadés qu’elle seroit absolument consumée en moins de rien, nous commençâmes à songer à nous retirer ; mais le marchand Écossois nous en détourna, en nous assurant que, si nous nous en allions, tous ces pauvres idolâtres se jeteroient dans le feu, pour y être consumés avec leur idole. Nous résolûmes donc de nous arrêter, jusqu’à ce que la paille fût toute brûlée.

Le lendemain nous fîmes fort les occupés, parmi nos compagnons de voyage, à tout préparer pour la marche, & personne ne pouvoit soupçonner que nous eussions été autre part que dans nos lits, puisqu’il n’est rien moins que naturel de courir la nuit quand on prévoit une journée fatigante.

Mais l’affaire n’en resta pas là ; le jour après une grande multitude de gens vint, non-seulement du village, mais encore de tous les lieux d’alentour aux portes de la ville, pour demander au gouverneur Russien satisfaction de l’outrage qui avoit été fait à leurs prêtres, & au grand Cham-Chi-Thaungu ; c’est-là le terrible nom qu’ils donnoient à la plus difforme divinité qu’on puisse trouver dans tout le paganisme. Le peuple de Norsinskoi fut d’abord dans une grande consternation d’une visite si peu attendue, qui leur étoit faite par plus de trente mille personnes, qu’ils prévoyoient devoir s’augmenter en peu de jours jusqu’au nombre de cent mille ames.

Le gouverneur Russien leur envoya des gens pour tâcher des les appaiser, & leur donna les meilleurs paroles imaginables ; il les assura qu’il ignoroit absolument toute cette affaire, & qu’il étoit sûr qu’aucun soldat de la garnison n’avoit été hors de la ville pendant toute la nuit ; que certainement cette violence n’avoit pas été commise par ses gens, & qu’il puniroit exemplairement les coupables, s’ils pouvoient les lui indiquer. Ils répondirent avec hauteur que tout le pays d’alentour avoit trop de vénération pour le grand Cham-Chi-Thaungu, qui demeure dans le soleil, pour détruire sa statue ; que personne ne pouvoit avoir commis de crime, que quelque mécréant de chrétien, & que pour en tirer raison ils lui annonçoient la guerre aussi-bien qu’à tous les Russiens, qui n’étoient tous que des chrétiens & des mécréans.

Le gouverneur dissimula l’indignation que lui donnoit un discours si insolent, pour n’être pas la cause d’une rupture avec ce peuple conquis, que le Czar lui avoit ordonné de traiter avec douceur & avec honnêteté. Il continua à les traiter d’une manière très-civile ; & pour détourner leur ressentiment de dessus sa garnison, il leur dit que ce matin-là même une caravane étoit sortie de la ville pour s’en aller dans la Russie ; que c’étoit peut-être quelqu’un de ces voyageurs, qui leur avoit fait cet affront, & qu’il enverroit des gens, pour tâcher de le découvrir s’ils vouloient se contenter de ce procédé.

Cette proposition sembla les calmer un peu, & pour leur tenir parole, le gouverneur nous envoya quelques-uns de ses gens, qui nous instruisirent en détail de tout ce qui venoit d’arriver, en nous insinuant que, si quelqu’un de la caravane avoit donné occasion à cette émeute, il feroit bien de s’échapper au plutôt ; & que, coupables ou non, nous agirions prudemment, en poussant notre marche avec toute la vitesse possible, pendant qu’il ne négligeroit rien pour amuser ces barbares, jusqu’à ce que nous fussions hors d’insulte.

Cette conduite du gouverneur étoit certainement des plus obligeantes ; mais quand on en instruisit toute la caravane, il n’y eut personne qui ne fût parfaitement ignorant de toute l’affaire ; & nous fûmes précisément ceux qu’on soupçonna le moins. On ne nous fit pas seulement la moindre question là-dessus. Néanmoins celui qui commandoit alors la caravane profita de l’avis du gouverneur, & nous marchâmes pendant deux jours & deux nuits, sans nous arrêter presque, afin de gagner Jaravena, une autre colonie du Czar de Moscovie, où nous serions en sûreté. Je dois observer que la troisième marche devoit nous faire entrer dans un grand désert, qui n’a point de nom, & dont je parlerai plus au long dans son lieu. Si dans cette circonstance nous nous y étions trouvés, il est vraisemblable, comme on va le voir, que nous aurions été tous détruits.

La seconde journée après la destruction de l’idole, un nuage de poussière, qui parroissoit à une grande distance derrière nous, fit croire à quelques-uns de la caravane, que nous étions poursuivis. Ils ne se trompoient pas. Nous n’étions pas loin du désert & nous avions passé par un grand lac, appelé Schaks-Oser, quand nous apperçuûmes un grand corps de cavalerie de l’autre côté du lac, qui tiroit vers le nord, pendant que nous marchions vers l’ouest. Nous étions ravis qu’ils eussent pris un côté du lac, au lieu que nous avions pris l’autre, fort heureusement pour nous. Deux jours après nous ne les vîmes plus ; car s’imaginant qu’ils nous suivoient toujours comme à la piste, ils avoient poussé jusqu’au fleuve Udda. Il est fort large & fort profond, quand il s’étend plus vers le nord : mais dans l’endroit où nous le vîmes, il est fort étroit & guéable.

Le troisième ils virent leur méprise, ou bien on les intruisit du véritable chemin que nous avions pris, & ils nous poursuivirent avec toute la rapidité imaginable. Nous les découvrîmes environ au coucher du soleil, & nous avions, par hasard, choisi un endroit pour camper, fort propre à nous y défendre. Nous étions à l’entrée d’un désert de cinq cens milles de longueur, & nous ne pouvions pas nous attendre à trouver d’autre ville pour nous servir d’asyle, que Jaravena qui étoit encore à deux journées de nous : nous avions dans le lieu où nous étions plusieurs petits bois, & notre camp étoit pas bonheur dans un passage assez étroit, entre deux bocages peu étendus, mais extrêmement épais, ce qui diminuoit un peu la crainte que nous avions d’être attaqués cette même nuit. Il n’y avoit que nous quatre qui savions au juste pourquoi nous étions poursuivis ; mais comme les Tartares Monguls ont la coutume de parcourir le désert en grandes troupes ; les caravanes se fortifient toujours contre des camps volans de voleurs de grands chemins, & ainsi nos gens ne furent pas surpris de se voir poursuivis par cette cavalerie.

Non-seulement nous étions campés entre deux bois, mais notre front étoit encore couvert par un petit ruisseau, de manière que nous ne pouvions être attaqués qu’à notre arrière-garde. Peu contens encore de tous ces avantages naturels de notre poste, nous nous fîmes un rempart devant nous de tout notre bagage, derrière lequel nous rangeâmes sur une même ligne nos chameaux & nos chevaux, & par derrière, nous nous couvrîmes d’un abattis d’arbres.

Nous n’avions par encore fini cette espèce de fortification, que nous eûmes les Tartares sur les bras. Ils ne nous attaquèrent pas brusquement comme nous l’avions cru, ni en voleurs de grand chemin. Ils commencèrent par nous envoyer trois députés pour nous dire de leur livrer les coupables qui avoient insulté leurs prêtres & détruit par le feu leur dieu Cham-Chi-Thaungu, afin qu’ils fussent brûlés, pour expier leur crime ; & ils nous dirent que, si on leur accordoit leur juste demande, ils se retireroient sans faire le moindre mal au reste de la caravane, sinon qu’ils nous brûleroient tout tant que nous étions.

Nos gens furent fort étourdis de ce compliment ; ils se regardèrent les uns les autres pour examiner si quelqu’un ne découvriroit pas, par sa contenance, qu’il étoit particulièrement intéressé dans cette affaire. Mais celui qui avoit fait le coup s’appeloit Personne. Là-dessus le commandant de la caravane fit assurer aux députés qu’il étoit très persuadé que les coupables n’étoient pas dans notre camp, que nous étions tous des marchands d’une humeur paisible, & que nous ne voyagions que pour les affaires de notre commerce ; que nous n’avions pas songé à leur faire le moindre chagrin ; que par conséquent, ils feroient bien de chercher leurs ennemis autre part, & de ne nous pas troubler dans notre marche, ou bien que nous ferions tous nos efforts pour nous défendre & pour les faire repentir de leur entreprise.

Ils furent si éloignés de croire cette réponse satisfaisante, que le lendemain, au lever du soleil, ils approchèrent de notre camp pour le forcer ; mais quand ils en virent l’assiette, ils n’osèrent pas nous venir voir de plus près, que de l’autre côté du petit ruisseau qui couvroit notre front. Las ils s’arrêtèrent en nous étalant une si terrible multitude, que le plus brave de nous en fut effrayé. Ceux qui en jugèrent le plus modestement, crurent qu’ils étoient dix mille tout au moins. Après nous avoir considérés pendant quelques momens, ils poussèrent des hurlemens épouvantables en couvrant l’air d’un nuage de flèches. Nous nous étions heureusement assez bien précautionnés contre un pareil orage ; nous nous cachâmes derrière nos balots, & si je m’en souviens bien, aucun de nous ne fut blessé.

Quelque tems après nous les vîmes faire un mouvement du côté droit, & nous nous attendîmes à être attaqués par derrière, quand un Cosaque de Jaravena, qui étoit dans le service moscovite, & qui étoit un fin drôle, s’approchant du commandant de la caravane, lui dit que s’il vouloit il se faisoit fort d’envoyer toute cette canaille vers Siheilka ; c’étoit une ville éloignée de nous de plus de cinq journées, du côté du sud. Voyant que le commandant ne demandoit pas mieux, il prend son arc & ses flèches & se met à cheval. S’étant séparé de nous, du côté de notre arrière-garde, il prend un grand détour, & joignant les Tartares en qualité d’exprès, qui leur venoit donner des lumières sur ce qu’ils cherchoient à découvrir, il leur dit que ceux qui avoient détruit Cham-Chi-Thangu, s’en étoient allés du côté de Siheilka, avec une caravane de mécréans, dans la résolution de brûler encore Schal-Isar, le dieu des Tartares Tonguois.

Comme ce garçon étoit une espèce de Tartare lui-même, & qu’il parloit parfaitement bien leur langage, il ménagea si bien son histoire, qu’ils y ajoutèrent foi, sans la moindre difficulté. Dans le moment même, ils s’en allèrent à toute bride, & trois heures après nous n’en vîmes plus un seul, nous n’en entendîmes plus parler & nous n’avons jamais su s’ils poussèrent jusqu’à Siheilka, ou non.

Après nous être tirés de ce danger, nous marchâmes en sûreté jusqu’à la ville de Jaravena, où il y a une garnison moscovite, & nous y restâmes pendant cinq jours pour nous refaire de la fatigue que nous avions essuyée dans nos dernières marches, pendant lesquelles nous n’avions pas eu le loisir de fermer l’œil.

De-là nous entrâmes encore dans un affreux désert, que nous ne pûmes traverser qu’en vingt-trois jours. Nous nous étions fournis de quelques tentes, pour passer les nuits plus commodément, & de seize charriots du pays, pour porter notre eau & nos provisions. Nous en tirions encore un grand service ; pendant la nuit ils nous tenoient lieu de retranchement, étant arrangés tout autour de notre camp ; en sorte que, si les Tartares nous avoient attaqués, sans une supériorité excessive du nombre, nous aurions pu les repousser sans peine.

Dans ce désert, nous vîmes un grand nombre de ces chasseurs qui fournissent tout le monde de ces belles fourrures de sables & d’hermines. Ils sont, pour la plupart Tartares Monguls, & bien souvent ils attaquent de petites caravanes ; mais la nôtre n’étoit pas de leur gibier ; aussi n’en avons-nous jamais vu de troupes entières. J’aurois été fort curieux de voir les animaux dont ils tirent ces peaux précieuses ; mais il me fut impossible de parvenir à mon but ; car ces messieurs n’osèrent pas approcher de nous, & c’auroit été une grande imprudence à moi de me séparer de la caravane pour les aller voir.

Au sortir de ce désert, nous entrâmes dans un pays assez bien peuplé, & rempli, pour ainsi-dire, de villes & de châteaux, où la Cour a établi des garnisons pour la sûreté des caravanes, & pour défendre le pays contre les courses des Tartares, qui, sans cela, rendroient les chemins fort dangereux. Sa majesté Czarienne & donné des ordres fort précis aux gouverneurs de ces places, de ne rien négliger pour mettre les marchands & les voyageurs hors d’insulte, & de leur donner des escortes d’une forteresse à l’autre, au moindre bruit qui se répandroit de quelque invasion des Tartares.

Conformément à ces ordres, le gouverneur d’Adinskoy, à qui j’eus l’honneur de rendre mes devoirs, avec le marchand Écossois qui le connoissoit, nous offrit une escorte de cinquante hommes jusqu’à la garnison prochaine, si nous croyions qu’il y eût le moindre danger dans la route.

Je m’étois imaginé pendant tout le voyage, ue plus nous approcherions de l’Europe, & plus nous trouverions les gens polis, & les pays peuplés ; mais je m’étois fort trompé à ces deux égards, puisque nous avions encore à traverser le pays des Tartares Tonquois, où nous vîmes les mêmes marques d’un paganisme barbare, & même des marques encore plus grossières que celles qui nous avoient si fort choqués auparavant. Il est vrai qu’étant entièrement assujettis par les Moscovites, & mieux tenus en bride que les autres, ils n’étoient ni si insolens, ni si dangereux que les Monguls ; mais, en récompense, nous vîmes très-clairement qu’ils ne le cédoient à aucun peuple barbare de l’univers, en grossièreté de manières, en idolâtrie, & en nombre de divinités. Ils sont tous couverts de peaux de bêtes sauvages, aussi bien que leurs maisons ; & il n’est pas possible de distinguer un homme d’une femme, par l’habit, ni par l’air. En tems d’hiver, quand toute la terre est couverte de neige, ils vivent dans des souterreins distingués en plusieurs différentes cavernes.

Si les Monguls avoient leur Cham-Chi-Thangu pour toute la nation, ceux-ci avoient des idoles en chaque tente & en chaque cave. D’ailleurs ils adoroient le soleil, les étoiles, la neige, l’eau, en un mot tout ce qui offroit à leur esprit quelque chose de merveilleux ; & comme leur crasse ignorance leur fait trouver du surprenant par-tout, il n’y a presque rien qui ne soit honoré de leurs sacrifices.

Il ne m’arriva rien de particulier dans toute cette étendue de pays, dont les bornes étoient éloignées du désert dont j’ai parlé en dernier lieu, de plus de quatre cens milles. La moitié de ce terrein peut bien passer pour un désert aussi, & nous fûmes obligés de voyager pendant douze jours, sans rencontrer ni maison, ni arbre, & de porter avec nous notre eau, & nos autres provisions.

Après nous être tirés de cette solitude, nous parvînmes en deux jours de marche à la ville de Janezay, située près d’un grand fleuve du même nom. On nous dit-là, que ce fleuve sépare l’Europe de l’Asie ; de quoi nos faiseurs de cartes géographiques ne tombent pas d’accord. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il borne vers l’orient l’ancienne Sibérie, qui ne fait qu’une province du vaste empire des Moscovites, quoiqu’elle soit plus grande que toute l’Allemagne.

Je remarquai que dans cette province même, le paganisme & l’ignorance la plus brutale ont par-tout le dessus, excepté dans les garnisons russiennes. Toute l’étendue de terrein entre le fleuve Oby & le fleuve Janezay, est pleuplée de payens, & de payens aussi barbares que les Tartares les plus reculés, & même que les sauvages les plus brutaux de l’Asie & de l’Amérique.

Je pris la liberté de dire à tous les gouverneurs moscovites, que j’eus l’honneur d’entretenir, que ces pauvres payens, pour être sous le gouvernement d’une nation chrétienne, n’en sont pas plus prêts à embrasser le christianisme. Ils me répondirent presque tous que je n’avois pas tort, mais que c’étoit une affaire qui ne les regardoit pas. Si le Czar, disoient-ils, avoit envie de convertir ses sujets sibériens, Tonguois & Monguls, il devroit envoyer pour cet effet des ecclésiastiques, & non pas des soldats, & puisqu’il s’y prend d’une autre manière il est naturel de croire que notre Monarque songe plus à rendre ses peuples soumis à son empire, qu’à en faire des chrétiens.

Depuis le fleuve Janezay, jusqu’à l’Oby, il nous fallut traverser un pays abandonné en quelque sorte : ce n’est pas que le terroir soit ingrat, & incapable d’être cultivé ; il n’y manque que des habitans & de l’industrie. À le considérer en lui-même, c’est un pays très-agréable, & très-fertile ; le peu d’habitans qu’il contient, consiste entièrement en payens, si vous en exceptez ceux qu’on y envoie de la Russie. Je dois observer ici en passant, que c’est justement dans ce pays situé de l’un & de l’autre côté de l’Oby que sont envoyés en exil les criminels Moscovites, qui ne sont point condamnés à mort, & il leur est presque impossible de s’en échapper jamais.

Il ne m’arriva rien qui soit digne d’être rapporté jusqu’à mon arrivée à Tobolski, capitale de la Sibérie où je demeurai pendant un temps considérable, par la raison que voici.

Nous avions mis à-peu-prés sept mois à faire notre voyage, & l’hiver approchoit à grand pas. La caravane devoit aller à Moscow, mais nous n’y avions aucunes affaires, mon associé & moi ; c’étoit notre Patrie que nous avions uniquement en vue, & cette considération méritoit bien que nous tinssions un petit conseil à part. Il est vrai, qu’on nous disoit merveille des traîneaux tirez par des rennes, qui rendent si faciles & si rapides les voyages, qu’on entreprend en temps d’hiver : je sais bien que ce qu’on nous en rapportoit, quelque surprenant qu’il fût, étoit la vérité toute pure. Les Russiens aiment mieux voyager en hiver, qu’en été, parce que dans leurs traîneaux ils passent les jours & les nuits avec toute la commodité imaginable, tandis qu’ils parcourent un espace extraordinaire. Tout le pays est couvert de neige, durcie par le grand froid qui fait une seule surface douce, & égale des plaines, des tivières, des montagnes, & des lacs.

Mais je ne pouvois rien gagner par un voyage de cette nature. Pour aller en Angleterre je ne pouvois prendre que deux chemins. Je pouvois aller avec la caravane jusqu’à Jareflaw, & de là tourner vers l’ouest, pour gagner Nerva & le Golfe de Finlande. Il m’étoit facile de passer de là par mer, ou par terre à Dantzick, où peut-être je pouvois trouver l’occasion de me défaire avantageusement de mes marchandises des Indes. Ou bien je devois quitter la caravane à une petite Ville située sur la Dwina, d’où en six jours de temps je pouvois venir par eau à Archangel, & passer de là par mer à Hambourg, en Hollande ou en Angleterre.

Or il étoit également extravagant de songer à l’un ou à l’autre de ces voyages pendant l’hiver. Il étoit impossible d’aller à Dantzick par mer, parce que la mer Baltique est toujours gelée dans cette saison, & de vouloir voyager par terre dans ce pays-là étoit aussi dangereux que de marcher mal accompagné au travers des Tartares Monguls. D’un autre côté, si j’étois arrivé à Archangel au mois d’Octobre j’aurois trouvé tous les vaisseaux partis, & la ville presque déserte, puisque les marchands qui y sont leur séjour pendant l’été, ont coutume de se retirer pendant l’hiver à Moskow. Ainsi j’aurois dû y essuyer un froid extrême, & peut-être une grande disette de vivres, sans compter une vie triste & désagréable faute de compagnie. Il valoit mieux par conséquent laisser là la caravane, & faire tous les préparatifs nécessaires pour passer l’hiver dans la capitale de la Siberie, où je pouvois faire fond sur trois choses trés-essentiel ; l’abondance des vivres, une maison bonne & chaude, avec du bois en quantité & enfin très-bonne compagnie. Je me trouvois alors dans un climat bien different de celui de mon paradis terrestre, ma chère île, où je ne fentis jamais le froid que pendant les frissons de ma fievre, au contraire j’avois bien de la peine à y souffrir des habits sur mon corps, & je n’y faisois du feu que hors de la maifon, uniquement pour me préparer quelques mets. Ici je commençai par me fournir de trois bonnes camisoles, & de quelques grandes robes, qui me pendoient jufqu’aux pieds, & dont les manches étoient boutonnées jusqu’au poigne. Il faut remarquer même que toutes ces differentes fortes d’habits étoient doublées de bonnes fourrures.

Pour chauffer ma maifon, je me pris d’une autre maniere que celle dont on se sert en Angleterre, où l’on fait du feu dans des cheminées ouvertes, qui font placées dans chaque chambre, ce qui laisse l’air aussi froid qu’il l’étoit auparavant, dès que le feu est éteint. Je fis placer une cheminée semblable à une fournaise, dans un endroit qui étoit le centre de six chambres différentes ; le tuyau par où devoit sortir la fumée, alloit d’un côté, & l’ouverture par laquelle sortoit la chaleur, étoit justement du côté opposé : par là toutes les chambres étoient entretenues dans une chaleur égale, sans qu’on découvrît le feu nulle part, de la même manière que dans les bains d’Angleterre. C’est ainsi que mes appartemens étoient toûjours chauds, quelque froid qu’il fit au dehors, & je n’étois jamais incommodé de la fumée.

Ce qui doit paroitre d’abord fort incroyable, c’est ce que j’ai insinué touchant la bonne compagnie, que je trouvai dans un pays barbare, dans une des provinces les plus septentrionales de la Moscovie ; un pais situé dans le voisinage de la Mer Glaciale, & seulement éloigné de quelques degrés de la Nouvelle Zemble.

Mais on y ajoutera foi sans peine, quand on voudra bien se souvenir que j’ai dit que la Sibérie est le séjour des criminels d’état de la Moscovie. La ville capitale en doit être par conséquent pleine de noblesse, de généraux, de grands seigneurs & de princes mêmes. J’y trouvai le célébre prince Galitzin, le vieux général Robostiski, & plusieurs autres personnes du premier rang parmi lesquelles il y avoit plusieurs dames de distinction.

Par le moyen du marchand Écossois, qui fut obligé de se séparer ici de moi ; je fis connoissance avec plusieurs de ces seigneurs, & même avec quelques-uns du premier ordre ; j’en reçus plusieurs agréables visites, qui contribuèrent beaucoup à me faite trouver courtes les tristes soirées de l’hiver. Ayant lié conversation un jour avec le Prince… qui avoit été autrefois un des ministres d’État de sa majesté Czarienne, je lui entendis raconter les choses les plus merveilleuses de la grandeur, de la magnificence, de la domination étendue, & du pouvoir absolu de son maître, l’empereur de la grande russie. Je l’interrompis, pour lui dire que je m’étois vu autrefois un monarque plus absolu que le Czar de Moscovie, quoique mes sujets ne fussent pas si nombreux, ni mon empire tout-à-fait si grand que celui de cet empereur. Ce discours donna une grande surprise au Prince Russien, qui me regardant avec une attention extraordinaire, me pria très-sérieusement de lui dire, s’il y avoit quelque réalité dans ce que je venois de lui débiter si gravement.

Je lui promis que son étonnement cesseroit, dès que j’aurois eu le loisir de m’expliquer, & là-dessus je lui dis que j’avois eu le pouvoir de disposer absolument de la fortune & de la vie de mes Sujets, & que malgré mon Despotisme il n’y avoit eu personne dans tous mes états, dont je n’eusse été aimé avec une tendresse filiale.

Il me répondit en branlant la tête, qu’effectivement de ce côté-là j’avois surpassé de beaucoup le Czar son maître. Ce n’est pas tout, monseigneur, repris-je, toutes les terres de mon royaume m’apartenoient en propre, tous mes sujets n’étoient que mes fermiers, sans y être contraints, & tous tant qu’ils étoient, ils auroient hasardé leur vie, pour sauver la mienne, jamais prince ne fut plus tendrement aimé, & en même temps si fort respecté & si craint de son Peuple.

Après l’avoir encore amusé pendant quelque temps de ces magnifiques chimères, fondées pourtant sur des réalités, mais trés-minces, je lui fis voir clair dans le fond de cette affaire, & je lui donnai un détail de tout ce qui m’étoit arrivé dans l’île, & de la manière que j’y avois gouverné mes sujets, en un mot je lui fis là-dessus précisément le même récit, que j’ai communiqué au public.

Toute la compagnie fut ravie de cette relation, & sur-tout le prince, qui me dit en poussant un grand soupir, que la véritable grandeur de l’homme consistoit à être son propre maître, & à s’acquérir un empire despotique sur ses propres passions ; qu’il n’auroit pas changé une monarchie comme la mienne, contre toute la domination de son auguste maître ; qu’il trouvoit une félicité plus véritable dans la retraite, à laquelle il avoit été condamné, que dans la grande autorité, dont il avoit autrefois joui à la cour de son empereur, & que selon lui le plus haut degré de la sagesses humaine consistoit à proportionner nos désirs, & nos passions à la situation où la providence trouvoit bon de nous ménager un calme intérieur, au milieu des tempêtes, & orages qui nous environnent exterieurement.

Pendant les premiers jours que je passai ici, continua-t-il, j’étois accablé de mon prétendu malheur ; je m’arrachois les cheveux, je dechirois mes habits, en un mot je m’emportois à toutes les extravagances ordinaires à ceux qui se croient accablés par leurs infortunes ; mais un peu de tems, & quelques réflexions me portèrent à me considérer moi-même, d’une manière tranquille, aussi bien que les objets qui m’environnoient. Je trouvai bientôt que la raison humaine, dès qu’elle a l’occasion d’examiner à loisir tout le détail de la vie, & la nature des secours qu’elle peut emprunter de l’industrie pour la rendre heureuse est parfaitement capable de se procurer une félicité réelle, indépendante des coups du fort & entièrement convenable à nos déesirs les plus naturels & au grand but pour lequel nous sommes créés. Je compris en peu de jours qu’un bon air à respirer, des alimens amples pour soutenir notre vie, des habits propres à nous défendre des injures de l’air & la liberté de prendre autant d’exercice qu’il en faut pour la conservation de la santé sont tout ce qui peut contribuer aux besoins véritables de l’homme. J’avoue que la grandeur l’autorité, la richesse, & les plaisirs qu’elle nous procure, & dont j’ai eu autrefois ma bonne part, sont capables de nous procurer mille agrémens, mais d’un autre côté toutes ces sortes de plaisirs influent terriblement sur les plus mauvaises de nos passions Elles fertilisent pour ainsi dire, notre ambition notre orgueil, notre avarice, & notre sensualité. Ces dispositions de notre cœur criminelles en elles-mêmes, contiennent les latences de tous nos autres crimes. Elles n’ont pas la moindre relation avec ces talens qui sont l’homme sage ni avec ces vertus qui constituent le caractère du chrétien, Privé à présent de tout ce bonheur extérieur, source ordinaire des vices éloigné du faux brillant, je ne le regarde que de son côté ténébreux ; je n’y trouve que de la difformité, & je suis pleinement convaincu vaincu que la vertu seule rend l’homme véritablement sage & grand, riche, & qu’elle seule le prépare à la jouissance d’une félicité éternelle. Dans cette pensée, ajouta-t-il je me trouve plus heureux au milieu de ce désert, que tous mes ennemis, qui sont en pleine possession des richesses & de l’autorité qu’ils m’ont fait perdre, & dont je me sens déchargé, comme d’un fardeau pesant.

Vous penserez peut-être, monsieur, me dit-il encore que je suis uniquement forcé à entrer dans ces vues par la nécessité & que, par une espèce de politique, je fais de pareilles réflexions pour adoucir un état que d’autres pourroient nommer misérable, mais vous vous tromperiez. S’il est possible à l’homme de connoitre quelque chose de ses propres sentimens je puis vous assurer que je ne voudrois pas retourner à la cour, quand le Czar, mon maître, auroit envie de me restaurer dans toute ma grandeur. Si jamais j’en suis capable j’avoue que mon extravagance approchera de celle d’un homme qui, délivré de la prison de cette chair, & ayant déjà un goût de la félicité céleste voudroit revenir sur la terre & se livrer de nouveau aux foiblesses honteuses & aux misères de la vie humaine.

Il prononça ce discours avec tant de chaleur, & avec une action si pathétique qu’on pouvoit lire dans tout son air, qu’il exprimoit les véritables sentimens de son cœur.

Je lui dis que je m’étois cru autrefois une espèce de monarque dans l’état que je lui avois dépeint mais que pour lui, il n’étoit pas seulement un souverain despotique mais encore un grand conquérant puisque celui qui remporte la victoire sur ses désirs rebelles qui s’assujettit soi-même, & qui rend sa volonté absolument dépendante de sa raison mérite mieux ce titre glorieux, que celui qui renverse les murailles de la plus forte place. « Je vous conjure pourtant, monseigneur, ajoutai-je de m’accorder la liberté de vous faire une seule question. S’il vous étoit entièrement libre de sortir de cette solitude, & de mettre fin à votre exil vous en serviriez-vous » ?

Monsieur me répondit-il votre question est subtile,5 & il faut faire quelque distinction très-exacte pour y répondre juste. Je vais pourtant vous satisfaire avec toute la candeur dont je suis capable. Rien au monde ne seroit assez fort pour me tirer de mon exil, que les deux motifs suivans ; la satisfaction de voir mes parens ; & le plaisir de vivre dans un climat un peu plus modéré. Mais je puis vous protester que si mon souverain vouloir me remettre dans la pompe de sa cour, & dans l’embarras qui accompagne l’autorité d’un ministre, je n’abandonnerois pas ces lieux sauvages ces déserts, ces lacs glacés pour le faux brillant de la gloire & de la richesse ni pour les plaisirs, ou, pour mieux dire les folies, du courtisan le plus favorisé du prince. « Mais, monseigneur repris-je peut-être n’êtes-vous pas seulement banni des plaisirs de la cour, de l’autorité & des richesses dont vous avez joui autrefois, il se peut que vos biens soient confisqués, que vous soyez privé de quelque-unes des commodités de la vie, & que vous n’ayez pas assez largement de quoi subvenir aux besoins d’un état médiocre ».

Vous ne devinez pas mal, me répliqua-t-il, si vous me considérez en qualité de prince, comme je le suis réellement mais si vous me regardez simplement comme une créature humaine, confondue avec le reste des hommes, vous comprendrez facilement que je ne saurois tomber dans la disette à moins que d’être attaqué par quelque maladie durable. Vous voyez notre manière de vivre nous sommes ici cinq personnes de qualité, nous vivons, dans la retraite, & d’une manière convenable à des exilés : nous avons sauvé tous quelque chose des débris de notre fortune, ce qui nous exempte, de la fatigue de notre subsistance par la chasse. Cependant les pauvres soldats qui se trouvent ici & qui courent les bois pour prendre des renards & des sables, sont au large autant que nous. Le travail d’un mois leur fournit tout ce qui leur est nécessaire pour une année entière. Comme nous dépensons peu, nos besoins sont petits, & il nous est aisé d’y subvenir abondamment.

Je m’étendrois trop si je voulois rapporter toutes les particularités de l’entretien que j’eus avec cet homme véritablement grand. Il y fit voir un génie supérieur une grande connoissance de la véritable valeur des choses & une sagesse soutenue par une noble piété. Il n’étoit pas difficile de se persuader que le mépris qu’il avoit pour le monde étoit sincère & l’on verra dans la suite de mon histoire que ces apparences n’étoient pas trompeuses.

J’avois déjà été là pendant huit mois dans un hiver extrêmement obscur & d’un froid si excessif que je n’osois pas me hasarder dans les rues sans être enfoncé dais les fourrures & sans même avoir devant le visage un masque qui en fût doublé. Il n’y avoit qu’un trou pour la respiration, & deux autres pour me donner liberté de voir & de distinguer les objets. Pendant trois mois, nous n’eûmes que cinq heures de jour ; ou tout au plus six, & le reste du tems il auroit fait une obscurité absolue si la terre n’avoit pas été couverte de neige. Nos chevaux étoient conservés sous terre, & les trois valets que nous avions loués pour avoir soin de nous & de nos bêtes souffrirent si fort de la saison que, de tems en tems, il fallut leur couper quelque doigt ou quelque orteil de peur que là gangrène ne s’y mît.

Il est vrai que nous étions fort chaudement dans la maison, nos murailles étoient épaisses les fenêtres petites & doubles. Les vivres ne nous manquoient pas ; ils consistoient principalement en viande de renne séchée en biscuit fort bon en poisson sec, en mouton & en chair de buffle qui est un fort bon manger, à peu près du goût du bœuf. Notre boisson étoit de l’eau mêlée d’esprit-de-vin, au lieu d’eau-de-vie quand nous voulions nous régaler, nous avions au lieu de vin, de l’hydromel qui étoit admirable. D’ailleurs, les chaleurs qui ne laissoient pas débattre les bois quelque tems qu’il fît nous apportoient, de tems en tems, du gibier fort gras & d’un goût excellent ; ils nous fournissoient aussi quelquefois de grandes pièces d’ours, qu’on mange là comme une venaison excellente, mais nous n’y trouvions pas grande délicatesse nous autres Anglois. Ce qui nous venoit fort à propos, c’est que nous avions avec nous une grande provision de thé parfaitement bon, dont nous pouvions régaler nos amis. En un mot à tour prendre il ne nous manquoit rien pour vivre agréablement.

Nous étions entrés dans le mois de mars, les jours commençoient à s’allonger, & le froid à devenir supportable ; plusieurs voyageurs faisoient déjà les préparatifs nécessaires, pour partir en traîneau, mais pour moi, qui avois pris une ferme résolution d’aller à Archangel, & non pas vers la Moscovie, & vers la Mer Baltique, je ne fis pas le moindre mouvement, persuadé que les vaisseaux qui viennent du Sud ne partent guères pour cette partie du monde qu’au mois de Mai, ou au commencement de juin, & que par conséquent si j’y arrivois au commencement d’Août, j’y ferois avant qu’aucun vaisseau ne fût prêt pour le retour.

Ainsi je vis partir avant moi tous les voyageurs, & tous les marchands qui avoient dans le fond raison de me devancer. Il arrive toutes les années, qu’ils quittent la Sibérie, pour aller en partie à Moscow, & en partie à Archangel, pour y débiter leur fourrures, & pour acheter à la place tout ce qui leur est nécessaire pour assortir leurs magasins ; ils ont huit cens milles à faire pour revenir chez eux & par conséquent il faut qu’ils se dépêchent.

Je ne commençai à emballer mes hardes & mes marchandises qu’à la fin de Mai & ; pendant que, j’étois dans cette occupation, je me mis à penser à tous ces exilés qu’on laisse en liberté dès qu’ils sont arrivés en Sibérie. Ils peuvent aller par-tout où ils veulent, & j’étois fort surpris de ce qu’ils ne songeoient pas à gagner quelqu’autre partie du monde, où ils pourroient vivre plus à leur aise, & dans un meilleur climat.

Man étonnement cessa dès que j’eus proposé ma difficulté au prince dont j’ai fait déjà plusieurs fois mention. Voici ce qu’il me répondit : Il faut considérer d’abord, monsieur, l’endoit dans lequel nous sommes, & en second lieu, la situation où nous nous trouvons. Nous sommes environnés, ici, nous autres exilés de barrières plus fortes que des grilles & des verroux. Du côte du nord, nous avons une mer innavigable, où jamais vaisseau ni chaloupe ne trouva passage, & quand nous aurions quelque navire en notre possession, nous ne saurions de quel côté faire voile. De toute autre part nous ne saurions nous sauver qu’à travers une étendue de terrein appartenant à sa majesté Czarienne, d’environ trois cent quarante lieus. Il est absolument nécessaire de suivre les grandes routes frayées par les gouverneurs des provinces, & de passer par des villes où il y a garnison russienne en suivant les chemins ordinaires, nous serions découverts indubitablement & en prenant des routes détournées, nous ne saurions manquer de mourir de faim. Par conséquent si est certain qu’on ne sauroit former une pareille entreprise sans se rendre coupable de la plus haute extravagance.

Cette seule réponse me réduisit au silence & me satisfit pleinement. Elle me fit parfaitement bien comprendre que ces exilés étoient aussi-bien emprisonnés dans les vastes campagnes de la Sibérie que s’ils étoient resserrés dans la citadelle de Moscow. Cette conviction ne m’empêcha pas de me mettre dans l’esprit que j’étois en état de tirer ce grand homme de sa triste solitude, ni d’en former le dessein quelque dangereux qu’il pût être pour moi-même. Un soir, je trouvai l’occasion de lui expliquer mes pensées là-dessus, & de lui en faire la proposition. Je lui représentai qu’il m’étoit fort aisé de l’emmener avec moi puisqu’il n’étoit gardé de personne, & que j’avois résolu de m’en aller à Archangel & non à Moscow : que, dans cette route, je pouvois marcher avec mon train en guise d’une petite caravane & qu’ainsi je ne serois pas obligé de chercher des gîtes dans les garnisons russiennes ; mais que je pourrois camper toutes les nuits où je voudrais ; que, de cette manière, je pouvois facilement le conduire à Archangel, le mettre en sûreté à bord d’un vaisseau anglois ou hollandois, & le mener avec moi dans des pays où personne ne songeroit à le poursuivre. Je l’assurai, en même tems, que j’aurois soin de lui fournir, pendant tout le voyage, tout ce dont il auroit besoin, jusqu’à ce qu’il fût en état de subsister par lui-même.

Il m’écouta avec grande attention, & pendant tout le tems que je parlois, il me regarda fixement ; je pus voir même par son air, que ce que je lui disois le mettoit dans la plus violente agitation. Sa couleur changeoit à tout moment, ses yeux paroissoient tantôt vifs, tantôt éteitns, & son cœur sembloit flotter entre plusieurs passions opposées. Il ne fut pas d’abord en état de me répondre. S’étant enfin un peu remis ; état maleheureux ? s’écria-t-il, que celui des pauvres mortels, quand ils ne se précautionnent pas, avec toute l’attention possible, contre tous les dangers qui me nacent leur foible vertu ! Les actes de l’amitié la plus sincère peuvent devenir pour eux des pièges, & avec la meilleure intention du monde ils deviennent les tentateurs les uns des autres. Mon cher ami, continua-t-il, d’un air plus calma, il y a tant de désintéressement dans l’offre que vous me faites, que je connoîtrois fort peu le monde si je ne m’en étonnois pas & que je serois le plus ingrat des hommes ; si je n’en avois toute la reconnoissance possible. Mais parlez-moi naturellement ; avez-vous cru que le mépris que je vous ai fait voir pour le monde étoit sincère, & que je vous ai découvert le fond de mon ame, en vous assurant que dans mon exil, je m’étoîs procuré une félicité supérieure à tous les avantages qu’on peut emprunter de la grandeur & des richesses ? M’avez-vous cru vrai quand je vous ai protesté que je refuserois de rentrer dans la condition brillante où je me suis vu autrefois à la cour de mon maître ? M’avez-vous cru honnête homme, ou m’avez-vous pris pour un de ces hypocrites qui se dédommagent de leur mauvaise fortune, par une fausse ostensation de piété & de sagesse ?

Il s’arrêta-là, non pas pour attendre ma réponse, mais parce que l’agitation de son cœur l’empêchoit de pousuivre. J’étois plein d’admiration pour les sentimens de ce grand homme & cependant je ne négligeai rien pour l’y faire renoncer. Je me servis de quelques argumens pour le porter au dessein de se retirer de sa triste situation ; je tâchai de lui faire considérer ma proposition, comme une porte : que le ciel ouvroit à sa liberté & comme un ordre qu’il recevoit de la Providence, de se mettre dans un état plus agréable, & de se rendre utile aux autres hommes.

Que savez-vous me, répondit-il si au lieu d’un ordre de la Providence, ce n’est pas plutôt une ruse du démon, qui, dans ma délivrance offre à mon ame l’idée d’une grande félicité, uniquement pour me faire tomber dans un piège, & pour me porter à courir moi-même à ma ruine ? Dans mon exil je suis libre de toute tentation, de retourner à ma misérable grandeur ; & si j’étois libre, peut être l’orgueil, l’ambition, l’avarice & la sensualité, dont la source n’est jamais entièrement tarie dans la nature humaine m’entraîneroient de nouveau avec impétuosité. Alors cet heureux prisonnier redeviendrait au milieu des douceurs d’une liberté extérieure, l’esclave de ses sens & de ses passions. Non non mon cher monsieur, il vaut bien mieux que je reste dans mon exil, banni de la cour, & exempt de crimes, que de me délivrer de cette vaste solitude, aux dépens de la liberté de ma raison, aux dépens d’une félicité éternelle sur laquelle je fixe à présent mes yeux, & que je pourrois perdre si j’acceptois Vos offres obligeantes. Je suis un homme foible, naturellement sujet à la tyrannie des passions : ne me tirez pas de mon heureuse défiance ; ne soyez pas en même tems mon ami & mon tentateur.

Si j’étois surpris de son discours précédent, celui-ci me rendit absolument muet. Son ame lutoit d’une telle force contre ses désirs, & contre ce penchant naturel à tout homme, de chercher ses commodités, que, quoiqu’il fît un tems extraordinairement froid, il étoit tout en eau. Voyant qu’il avoit grand besoin de se tranquilliser, je lui dis, en peu de mots, qu’il feroit bien de considérer cette affaire à loisir, & d’une manière calme, & là-dessus je m’en retournai chez moi.

Environ deux heures après, j’entendis quelqu’un à la porte de ma chambre, & lorsque je me levois pour l’ouvrir, il m’en épargna la peine ; c’étoit le prince lui-même. Mon cher ami, me dit-il, vous m’aviez presque persuadé ; mais la réflexion est venue à mon secours, & je me raffermis absolument dans mon opinion, ne le trouvez pas mauvais, je vous en prie. Si je n’accepte pas une offre aussi obligeante & aussi désintéressée que la vôtre, si se la refuse, ce n’est pas faute de reconnoissance ; j’en ai toute la gratitude possible, soyez-en sûr. Mais vous ne voudriez pas que je me rendisse malheureux ; vous avez trop de bon sens pour ne vous pas réjouir de la victoire que j’ai remportée sur moi-même.

« J’espère, monseigneur lui répartis-je, que vous êtes pleinement convaincu qu’en rejetant le parti que je vous propose, vous ne désobéissez pas à la voie du ciel ». Monsieur me dit-il si cette proposition m’avoit été faite ; par une direction particulière de la Providence, une direction toute pareille m’auroit forcé à l’accepter, & par conséquent, j’ai lieu, de croire que c’est par soumission à la voix du ciel que je réfute un parti si avantageux en apparence. Vous allez vous séparer de moi & si vous ne me laissez-pas entièrement libre, du moins vous me laisserez homme de bien & armé contre mes désirs, d’une sage précaution & d’une timidité prudente.

Je ne pouvois que tomber d’accord de la sagesse de sa résolution, en lui protestant néanmoins que mon but avoit été uniquement de lui rendre service. Il m’embrassa là-dessus avec une action tendre & passionnée, & m’assura qu’il étoit convaincu de la pureté de mes intentions, & qu’il seroit charmé de m’en pouvoir témoigner sa reconnoisance. Pour me faire voir que ses protestations étoient sincères, il m’offrit un magnifique présent de sables, & d’autres ferrures de prix. J’avois de la peine à me résoudre à les accepter d’un homme qui étoit dans une malheureuse situation ; mais il ne voulut point être refusé, & pour ne le pas désobliger, force me fut de prendre un présent si magnifique.

Le jour après, je lui envoyai mon valet avec un présent de thé à quoi j’avois joint deux pièces de damas de la Chine, & quelques petites pièces d’or du Japon, qui ne pesoient pas six onces en tout ; par conséquent, il s’en falloit bien que mon présent n’égalât le sien, qu’à mon retour en Angleterre je trouvai de la valeur de plus de 200 l. sterling.

Il accepta le thé, une pièce de damas, & une seule petite pièce d’or marquée du coin du Japon, qu’il ne prit sans doute que comme une curiosité ; & me renvoyant le reste, il me fit dire qu’il seroit bien aise d’avoir une conversation avec moi.

M’étant venu voir là, dessus, il me dit que je savois ce qui s’étoit passé entre nous, & qu’il me conjuroit de ne lui en plus parler ; mais qu’il seroit bien aise de savoir si, lui ayant fait une offre si généreuse, je serois d’humeur à rendre le même service à une personne qu’il me nommerait, & pour laquelle il s’intéressoit de la manière la plus tendre. Je lui répondis naturellement que je parlerois contre ma conscience si je disois que j’étois prêt à faire autant pour un autre que pour lui, pour qui je sentois un profond respect & la plus parfaite estime. Cependant, continuai-je, si vous voulez bien me nommer la personne en question, je vous répondrai avec franchise & si ma réponse vous déplaît, j’ôse espérer que vous ne m’en voudrez point de mal. Il me dit qu’il s’agissoit de son fils unique que je n’avois jamais vu, & qui se trouvoit dans la même condition que lui, éloigné de Tobolski de plus de deux cens milles ; mais qu’il trouveroit le moyen de le faire venirn si j’étois disposé à lui accorder cette grace.

Je n’hésitai pas un moment ; je lui dis que j’y consentois de bon cœur, & que ne pouvant pas lui montrer à lui-même jusqu’à quel point je le considérois, je serois charmé de lui en donner des marques dans la personne de son fils. Le lendemain il envoya des gens pour aller chercher le jeune prince, & il arriva trois semaines après, amenant avec lui six ou sept chevaux chargés des plus riches fourrures dont la valeur montoit à une somme très-considérable,

Ses valets conduisirent les chevaux dans la ville, en laissant leur jeune seigneur à quelque distance de-là : mais il entra la nuit incognito dans la maison, & son père me le présenta. Dans le même : moment nous concertâmes tout pour notre voyage, & nous en réglâmes les préparatifs.

J’avois troqué dans cette ville une partie de mes marchandises des Indes contre une bonne quantité de sables, d’hermines, de renards noirs, & d’autres fourrures de prix. Ce que j’avois donné en échange, consistoit sur-tout en noix muscades, & en cloux de girofle, & dans la suite je me défis de ce qui m’en restoit à Archangel, où j’en tirai un meilleur parti que je n’aurois pu faire à Londres. Ce commerce plut fort à mon associé qui étoit plus avide de gain que moi, & dont le négoce étoit plus le fait y qu’il n’étoit le mien. Il se félicitoit fort du parti que nous avions pris de rester si long-tems dans la Sibérie, à cause des profits considérables que nous y avions faits.

C’étoit au commencement de Juin que je partis de cette ville si éloignée des routes ordinaires du commerce, qu’elle ne doit pas faire grand bruit dans le monde. Notre caravane étoit extrêmement petite puisqu’elle ne consistoit qu’en trente chameau, en tout. Tout cela passoit sous mon nom, quoiqu’il y en eût onze dont le jeune prince étoit propriétaire.

Ayant un si gros équipage, je devois avoir naturellement un bon nombre de domestique ; par conséquent ceux du prince pouvoient bien passer pour les miens. Ce Seigneur, lui-même, prit le titre de mon maître-d’hôtel, ce qui apparemment me fit prendre pour un homme d’importance : mais cette vanité me chatouilla fort peu.

Nous fûmes obligés d’abord de passer le plus grand & le plus désagréable désert que j’aie rencontré dans tout le voyage. Je l’appelle le désert le plus désagréable, parce qu’en plusieurs endroits, le terrein est marécageux, & fort inégal en plusieurs autres. Tout ce qui nous en consoloit, c’étoit la pensée que nous n’avions rien à craindre de ces brigands de Tartares qui ne passent jamais l’Oby, ou du moins très rarement. Cependant nous fûmes fort trompés dans ce calcul-là.

Le jeune grince avoit avec lui un très-fidèle domestique Moscovite, ou plutôt Sibérien, qui, connoissant parfaitement bien tout ce pays, nous conduisit pair des routes particulières, pour éviter, les villes qui sont sur les grands chemins comme Tumen, Soly-Kamskoy, & plusieurs autres : il savoit que les garnisons Russiennes qui s’y trouvent, observent avec une exactitude très-scrupuleuse, l’ordre qu’elles d’examiner les voyageurs, pour voir si quelque exilé de marque ne s’aviseroit pas de se glisser dans le cœur de la Moscovie.

Les mesures que nous prîmes ne nous exposoient pas à de pareilles recherches ; mais d’un autre côté, elles nous forçoient à faire tout notre voyage par le désert, & à camper toutes les nuits sous nos tentes ; au lieu qu’en partant par les villes, nous aurions pu jouir de toutes les commodités imaginables. Le jeune prince sentoit si bien les désagrémens où ma bonté pour lui m’engageoit, qu’il ne vouloit pas consentir de camper toutes les fois que nous nous trouvions près de quelque ville. Il se contentoit de coucher lui-même dans les bois avec son fidèle valet, & il savoit nous rejoindre dans les endroits ou nous étions convenus de l’attendre.

Nous entrâmes dans l’Europe en passant la rivière appelée Kama, qui, dans cet endroit, sépare l’Europe de l’Asie. La première ville européenne qu’on rencontre de ce côté-là s’appelle Soly-Kamskoy, c’est-à-dire la grande ville sur le fleuve Kama. Nous crûmes voir là le peuple mieux poli dans sa manière de vivre, dans ses habillemens, & dans sa religion mais nous nous trompâmes. Dans le désert que nous avions à traverser, & qui, de ce côté-là, n’a que deux cens milles d’étendue, quoiqu’il en ait sept cens dans d’autres endroits nous trouvâmes les habitans peu différens des Tartares Monguls. Ils donnent dans un paganisme tout aussi grossier que les sauvages de l’Amérique. Leurs bourgs & leurs maisons, sont pleines d’idoles, & leur manière de vivre est entièrement barbare, excepté dans les villes & dans les villages qui en sont proches, où l’on trouve des chrétiens qui se disent de l’église grecque, mais qui ont mêlé leur religion de tant de cérémonies superstitieuses qui leur restent de leur ancienne idolâtrie, qu’on prendroit leur culte plutôt pour un sortilège que pour un culte chrétien.

En traversant cette vaste solitude, après avoir banni toute idée de danger de mon esprit, comme je l’ai déjà insinué, je courus risque d’être massacré, avec toute ma suite, par une troupe de brigands ; je n’ai jamais pu savoir quelles-gens c’étoient, si c’étoit une bande d’une espèce deTartares appelés Ostiachi, ou si c’étoient des Monguls répandus au delà des bords de l’Oby, ou bien si c’étoit une troupe de chasseurs de la Sibérie, qui s’étoient assemblés pour prendre une autre proie que des sables & des renards. Ce que je sais parfaitement bien, c’est qu’ils étoient tous à cheval, qu’ils étoient armés d’arcs & de flèches, & que quand nous les rencontrâmes pour la première fois, ils croient à peu près au nombre de quarante-cinq. Ils approchèrent de nous jusqu’à deux différentes reprises, & nous environnant de tous côtés, ils nous examinèrent avec une très-grande attention. Ensuite ils se postèrent justement dans notre chemin, comme s’ils avoient eu envie de nous couper le passage.

Là-dessus n’étant en tout que seize personnes, nous plaçâmes devant nous nos chameaux, tous sur une même ligne ; afin d’être plus en état de repousser cette canaille ; &, ayant fait halte, nous envoyâmes le valet Sibérien du prince pour les reconnaître. Son maître y consentit de bon coeur, d’autant plus qu’il craignoit que ce ne fût une troupe de Sibériens détachée exprès pour l’attraper dans sa fuite & pour le ramener par force.

Ce brave domestique s’avança de leur côté ; & se tenant à une certaine, distance, il leur parla dans tous les différens dialectes de la langue Sibérienne, sans pouvoir entendre un seul mot de ce qu’ils lui répondoieny. Cependant il comprit, par leur action, & par plusieurs signes qu’ils lui faisoient, qu’ils tireroient sur lui s’il avoit la hardiesse d’approcher davantage. Il retourna là-dessus sur ses pas, pour venir faire son rapport, sans avoir grand’chose à nous dire, sinon qu’il les croyoit Kalmucks ou Circassiens par leurs habits, & que, selon toutes les apparences, il devoit y en avoir la plus grande quantité répandue dans le désert, quoiqu’il n’eût jamais entendu dire auparavant que ces barbares se fussent si fort avancés du côté du nord. C’étoit une triste consolation pour nous, mais il n’y avoit point de remède.

Il y avoit à notre gauche, à un quart de mille de nous, & tout près de la route, un petit bosquet où les arbres étoient extrêmement serrés & je considérai d’abord qu’il falloit nous avancer jusques-là, & nous y fortifier le mieux qu’il nous seroit possible. Nous devions nécessairement gagner par-là un double avantage : les branches épaisses & entrelacées nous mettroient à couvert des flèches de nos ennemis, & ils ne pourroient jamais nous attaquer en corps. À parler franchement, c’étoit le vieux pilote Portugais qui m’en fit d’abord venir la pensée. Ce bon-homme avoit cette excellente qualité qu’il conservoit toujours son sang-froid dans le péril, & par-là il étoit toujours le plus propre à nous donner de bons conseils & à nous inspirer du courage.

Nous exécutâmes d’abord ce projet avec toute la diligence possible, & nous gagnâmes le petit bois en question sans que les Tartares ou les brigands fissent le moindre mouvement pour nous en empêcher. Quand nous y fûmes arrivés, nous trouvâmes à notre grande satisfaction, que c’étoit un terrein marécageux, & qu’il y avoit d’un côté une grande source d’eau qui se répandoit dans une espèce de petit lac, & qui à quelque distance de-là, étoit jointe par une autre source de la même grandeur. En un mot, nous nous vîmes justement auprès de la source d’une rivière considérable qu’on appelle Writska.

Les arbres qui croissoient à l’entour de cette source, n’étoient qu’environ au nombre de deux cens ; mais ils étoient fort serrés ; comme j’ai déjà dit, & revêtus d’un branchage extrêmement touffu ; en sorte que, dès que nous nous vîmes les maîtres de ce bocage, nous nous crûmes hors de danger, à moins que nos ennemis ne missent pied à terre pour nous attaquer.

Pour nous rendre encore cette entreprise plus difficile, notre vieux Portugais s’avisa de couper de grandes branches & de les laisser pendre dans les arbres, ce qui nous environna comme d’une fortification suivie.

Nous nous tînmes-là en repos, pour voir ce que les ennemis entreprendroient contre nous : mais ils ne firent pas le moindre mouvement pendant un espace de tems considérable. Enfin a peu- près deux heures avant la nuit, ils vinrent directement à nous, & quoi que nous ne nous en fussions pas apperçus, nous trouvâmes que leur nombre étoit fort augmenté, & qu’ils étoient du moins quatre-vingt cavaliers parmi, lesquels nous crûmes remarquer quelques femmes.

Ils n’étoient éloignés de nous que d’une demi-portée de fusil, quand nous tirâmes un seul coup sans balle, en leur criant en même tems, en langue russienne, ce qu’ils vouloient, & qu’ils eussent à se retirer. Comme ils ne nous entendoient pas, ce coup ne fit que redoubler leur fureur. Ils avancèrent à toute bride du côté du bois, sans s’imaginer que nous nous y fussions si bien barricadés, qu’il étoit absolument impossible de s’y faire un passage. Notre Portugais, qui avoit été notre ingénieur, étoit aussi notre capitaine. Il nous pria de ne faire feu que lorsque nous verrions l’ennemi à la demi-portée du pistolet, afin que nous fussions sûrs de nos coups. Nous lui dîmes de nous en donner le signal, & il tarda si long-tems, que quelques-uns des ennemis n’étoient éloignés de nous que de la longueur de deux piques quand nous fimes notre décharge.

Nous vidâmes si juste, ou pour mieux dire, la providence dirigea si bien nos coups, que nous en tuâmes quatorze, sans compter les chevaux, & ceux qui n’étoient que blessés ; car nous avions tous chargé nos armes de deux ou trois balles tout au moins.

Ils furent terriblement étonnés d’une décharge si peu attendue, & se retirèrent à plus de deux cens verges de nous. Nous eûmes dans cet intervalle non-seulement le tems de recharger nos fusils, mais encore de faire une sortie & de saisir cinq ou six chevaux dont les maîtres avoient apparemment perdu la vie. Nous vîmes facilement que nos ennemis étoient Tartares ; mais il ne nous fut pas possible, de voir de quel pays ils étoient, ni par quel motif extraordinaire ils s’étoient avancés jusques-là.

Environ une heure après ils firent un second mouvement pour nous attaquer, & ils furent reconnoître notre petit bois de toutes parts, pour voir s’ils n’y pouvoient pas trouver un autre passage ; mais remarquant que nous étions prêts à leur tenir tête de tous côtés, ils se retirèrent de nouveau, & pour nous, nous prîmes la résolution de nous tenir là clos & couverts pendant toute la nuit.

Nous dormîmes fort peu, comme on le croira sans peine, & nous passâmes presque toute la nuit à nous fortifier davantage, & à barricader tous les endroits par lesquels les ennemis pouvoient le plus facilement venir à nous, sans négliger de poser par-tout des sentinelles, & de faire une garde exacte.

Dans cette posture nous attendîmes le jour avec impatience ; mais il nous fit faire une découverte fort désagréable. Les ennemis que nous croyions découragés par la réception qu’ils avoient reçue, s’étoient augmentés jusqu’au nombre de plus de trois cens, & ils avoient dressé dix ou douze tentes ou huttes, comme s’ils avoient pris la résolution de nous assiéger. Ils avoient placé ce petit camp dans la plaine, à un quart de lieue de nous. Nous fûmes tous fort concernés de cette vue, & j’avoue que, pour moi, je me crus, perdu avec tout ce que pavois de richesses avec moi. Quoique cette dernière perte eût été considérable, ce n’étoit pas celle-là qui me touchoît le plus ; ce qui m’effrayoit davantage, c’étoit la pensée de tomber entre les mains de ces barbares, à la fin d’un si long voyage, après avoir échappé à tant de dangers, & surmonté des difficultés si grandes & si nombreuses ; de périr à la vue du port, pour ainsi dire, & dans le moment même que je m’étois cru dans une entière sûreté. Pour mon associé, sa douleur alloit jusqu’à la rage ; il protesta que la perte de ses biens, & celle de sa vie, lui étoient égales ; qu’il aimoit mieux périr en combattant que de mourir de faim, & qu’il se défendroit jusqu’à la dernière goutte de son sang.

Le jeune prince, qui étoit aussi brave que le plus vaillant guerrier de l’univers, étoit aussi du sentiment qu’il fallait se battre jusqu’au dernier souffle de vie, & le vieux pilote croyoit que, de la manière que nous étions postés, nous pouvions faire tête à nos ennemis & les repousser. Tout le jour se passa de cette manière sans que nous pussions parvenir à une résolution fixe. Vers le soit nous apperçûmes qu’un nouveau renfort étoit venu aux Tartares : ce qui nous fit croire qu’ils s’étoient séparés en différentes bandes, pour roder par-tout, & pour chercher quelque proie, & que les premiers avoient détaché quelques-uns des leurs, pour donner avis aux autres du butin qu’ils avoient découvert.

Craignant que le lendemain ils ne fussent encore plus forts, je me mis à questionner les gens que nous avions amenés avec nous de Tobolski, pour savoir d’eux, s’il n’y avoit pas quelque route détourné, par laquelle nous pouvions échapper à ces canailles pendant la nuit, & nous retirer vers quelque ville, ou bien trouver quelque part une escorte pour nous conduire à travers le désert.

Le Sibérien, domestique du prince nous dit que, si nous aimions mieux leur échapper que les combattre, il se faisoit fort de nous tirer de là pendant la nuit, par un chemin qui alloit du côté du nord vers Petrou, & de tromper indubitablement les Tartares, qui nous tenoient comme assiégés. Il ajouta que, malheureusement, son seigneur lui avoit protesté qu’il vouloit se battre, & non pas se retirer.

Je lui répondis qu’il avoit mal pris les expressions de son maître, qui étoit trop sage pour vouloir se battre simplement pour avoir le plaisir de se battre, & qui quoiqu’il eût déjà donné de grandes marques de son intrépidité, ne voudroit pas résister avec dix sept ou dix huit hommes, à cinq ou six cens Tartares, sans y être contraint par une nécessité inévitable. Si vous savez réellement, ajoutai-je, un sur moyen de nous tirer d’ici sains & saufs, c’est l’unique parti qu’il y a à prendre. Il me répliqua que, si son seigneur vouloit le lui ordonner, il consentoit à perdre la tête s’il n’exécutoit pas le projet dont il s’agissoit.

Il ne fut pas difficile de porter le jeune prince à une résolution si sensée ; il donna à son domestique les ordres nécessaires, & dans le moment même, nous préparâmes tout pour faire réussir cette entreprise salutaire.

Dès qu’il commença à faire obscur, nous allumâmes du feu dans notre petit camp, en prenant nos mesures pour le faire durer pendant toute la nuit, afin de faire croire aux Tartares que nous y étions encore ; & aussi-tôt que nous vîmes paroître les étoiles que le Sibérien avoit marquées pour notre départ, nos bêtes de charge étant déjà en état de marcher, nous suivîmes notre guide qui ne consultoit que l’étoile polaire pour nous mener par ce pays, dont une grande partie ne consistoit qu’en plaines.

Après avoir marché vigoureusement pendant deux heures, nous vîmes que l’obscurité commençoit à disparoître, & qu’il faisoit plus clair qu’il n’étoit nécessaire pour notre dessein : la lune se levoit, ce qui nous auroit été fort désavantageux, si les Tartares s’étoient apperçus dé notre retraite. Heureusement ils en furent les dupes, & nous arrivâmes le matin à six heures, après avoir fait quarante milles de chemin, & estropié plusieurs de nos bêtes, à un village appelé Kermanzinsky, où nous nous reposâmes, sans entendre dire la moindre chose de nos ennemeis, pendant tout le jour.

Environ deux heures avant la nuit, nous nous remîmes en marche & nous restâmes en chemin jusqu’au lendemain huit heures du matin. Il nous fallut passer une petite rivière appelée Kirza, pour arriver à un grand bourg bien peuplé, habité par des Russiens, & nommé Ozomois. C’est là que nous nous délassâmes pendant quelque tems ; nous y apprimes que plusieurs hordes de Tartares Kalmucs s’étoient répandues dans le désert, mais que nous n’en avions plus rien à craindre, ce qui nous donna une très grande satisfaction.

Nous restâmes là cinq jours entiers, tant pour goûter quelque repos, après des marches si fatigantes, que pour nous y fournir de quelques chevaux, dont nous avions grand besoin. Nous avions les obligations les plus essentielles au brave siberien, qui nous avoit conduits jusques là, & mon associé & moi, nous lui donnâmes la valeur de dix pistoles, pour le récompenser de cet important service.

Une autre marche de cinq jours nous mena à Veussima sur la rivière de Witzogda, qui se jette dans la Dwwina, & de là nous vînmes à Lawrenskoy, le 3 de Juillet. Nous goûtions-là le plaisir de voir la fin de notre voyage par terre, puis que nous étions sur le bord de la Dwina, fleuve navigable, qui nous pouvoit conduire en sept jours à Archangel. Nous y louâmes deux grandes Chaloupes, pour notre bagage, & une espèce de barge fort commode pour nous-mêmes ; nous nous embarquâmes le 7, & nous arrivâmes tous Tains & saufs à Archangel, le 18 ayant été en chemin dans tout notre voyage par terre, y compris notre séjour à Tobolski, un an, cinq mois & trois jours.

Nous fûmes obligés de rester dans cette ville six semaines pour attendre l’arrivée des vaisseaux : nous aurions été forcés d’y rester bien plus long-tems, si un Hambourgeois n’étoit entré dans le port un mois avant le tems ordinaire qu’arrivent les vaisseaux anglois.

Après avoir mûrement délibéré sur le parti que nous devions prendre, nous considérâmes que nous pourrions nous défaire de nos marchandises aussi avantageusement à Hambourg qu’à Londres, & nous résolûmes de nous embarquer tous dans ce navire ; nous convînmes du fret, & dans le moment, je fis embarquer toutes mes denrées. Il étoit fort naturel de faire aller à bord mon maître d’hôtel en même tems pour en avoir soin, & par-là le jeune prince eut toute la commodité imaginable de se tenir à l’écart pendant tout le tems qu’il nous falloit pour faire nos préparatifs. Il ne quitta pas le bord pendant tout ce tems-là, de peur d’être reconnu dans la ville par quelques marchands Moscovites.

Nous partîmes d’Archangel le 20 Août, & sans avoir de grands malheurs dans notre voyage, nous entrâmes dans l’Elbe le 12 de Septembre ; nous trouvâmes à Hambourg mon associé & moi, des occasions très-favorables de vendre nos marchandises, tant celles des Indiens, que les fournitures que nous avions apportées de la Sibérie, en partageant avec lui le produit de tous nos effets, j’eus pour ma part 3475 liv. sterling… 17 schelings & 3 sols, malgré plusieurs pertes que nous avions été obligés de soutenir. Il est vrai que je comprends dans ma portion une partie de diamans que j’avois achetés à Bengale pour mon compte particulier, & qui valoient bien 600 liv. sterling.

Ce fut là que le jeune prince prit congé de nous : il monta l’Elbe, dans le dessein d’aller à la Cour de Vienne, où il espéroit trouver de la protection & d’où il pouvoit entretenir correspondance avec ceux des amis de son père qui étoient encore en vie. Il ne se sépara pas de moi, sans me témoigner, de la manière la plus forte, la reconnoissance qu’il sentiroit toute sa vie, pour le service que je lui avois rendu & pour les tendres marques d’amitié que j’avois données au prince son père.

Après être resté quatre mois à Hambourg je passai par terre en Hollande où, m’étant embarqué dans le paquebot, j’arrivai à Londres le 20 de Janvier 1705, dix ans & neuf mois après mon départ d’Angleterre.

Je me trouve à présent dans ma patrie, bien résolu de ne plus me fatiguer, en cherchant des aventures par le monde ; il est tems que je me prépare à un voyage plus long que tous ceux que je viens de décrire. Pendant une vie de soixante-douze ans, variée par un si grand nombre de différentes révolutions, j’ai appris suffisamment à connoître le prix de la retraite & le bonheur inestimable qu’un homme sage doit trouver à finir ses jours en paix.


Fin du second Volume.
  1. Enduire de suif.