Robinson Crusoé (Borel)/Vie de Daniel de Foë

Borel et Varenne (tome 1p. iii-xviii).


VIE
DE
DANIEL DE FOË.


’était le 30 juin 1703. Un échafaud peint en rouge s’élevait en dehors de Temple-Bar. Temple-Bar, ou la Barrière du Temple, était, comme on sait, une des portes de la Cité de Londres.

Les rues étroites, fangeuses, mal pavées, regorgeaient de peuple ; on se pressait pour arriver au lieu de l’exécution. La place au milieu de laquelle se trouvaient l’échafaud, les gens de justice et le coupable, était silencieuse ; le soleil d’Angleterre projetait sa lumière mate et lourde sur des milliers de têtes attentives, solennelles ; — étrange spectacle !

Gravité et respect sur beaucoup de figures ; enthousiasme ardent empreint sur d’autres physionomies ; curiosité chez la plupart, mécontentement comprimé chez d’autres ; partout le bon ordre.

Sur une pancarte au-dessus de la tête du patient, on lisait ces mots :

DANIEL DE FOË.

Oui, l’auteur de Robinson Crusoé, l’ami de votre enfance, le père de ce roman, plus historique que l’histoire, et aussi connu que la Bible, était au pilori !

Des fleurs nouvelles étaient semées sur l’esplanade de l’échafaud : des guirlandes de laurier couraient autour des poteaux qui soutenaient l’instrument de supplice. On voyait aux fenêtres de jeunes et fraîches figures, aux renards pleins de larmes, et, dans les rangs du peuple, de vieux prêtres presbytériens qui murmuraient des prières, et bénissaient la victime. Les portefaix, les charbonniers (colliers), les gens du bas peuple, mettant à contribution les tavernes environnantes, se passaient de main en main les brocs pleins d’ale et les pots d’étain. On entendait ce cri, répété par mille voix d’Hercule : Longue vie à Daniel ! Quand les officiers de Justice firent jouer la machine infâme, et dégagèrent le patient, les acclamations devinrent plus violentes : des rafraîchissements furent offerts à de Foë, et pendant tout le cours de son voyage de Temple-Bar à Newgate, les mêmes gardes d’honneur volontaires l’accompagnèrent avec ordre, maudissant le pouvoir.

Tout concourait à augmenter l’intérêt de cette scène, dont les détails paraîtront romanesques à ceux qui connaissent mal cette époque. Pas un trait de ce tableau qui ne se trouve chez les auteurs et dans les journaux contemporains. De Foë souriait au peuple, calmait sa colère et modérait ses cris. Dans les rues que de Foë traversait pour retourner à sa prison, les colporteurs écriaient : « Achetez l’Hymne au Pilori, par le célèbre Daniel de Foë ; achetez, messieurs, l’Hymne au Pilori, son dernier ouvrage ! »

Quand ce monstrueux accouplement, le pilori et Daniel de Foë, le supplice des voleurs et l’auteur de Robinson, eut frappé ma pensée, il y a environ deux ans, combien je fus étonné ! Je parcourais assez négligemment quelques journaux de l’époque ; j’y rencontrai de Foë traité de banqueroutier, de voleur, d’infâme. Avez-vous éprouvé ce dégoût qui nous saisit le cœur quand nos illusions sont détruites tout-à-coup ? Telle fut la sensation qui me domina. Je croyais que l’auteur de Robinson avait dû mener une vie de ministre protestant, sous un petit toit d’ardoise, couronné de houblon grimpant et de chèvrefeuilles bien taillés, sans ambition comme sans orages.

J’eus recours aux Biographies ; je n’y trouvai que de maigres documents. Il y a deux ou trois Vies de Daniel, toutes incomplètes. Wilson a étouffé la sienne sous tant de détails oiseux, sous tant de discussions théologiques et d’explications à la louange des Dissidents, dont il fait partie, que je ne retrouvai pas plus mon de Foë, le grand homme au pilori, dans ses pages diffuses, que dans la notice du docteur Chalmers, ou dans la préface du Robinson de Cadell, ou dans la notice du docteur Towers. Alors je me mis à la recherche des ouvrages de de Foë, persuadé que le miroir de la vie d’un écrivain, ce sont ses œuvres.

Quand j’eus établi la liste complète de ce qu’il a écrit, et trouvé que les titres seuls de ses ouvrages remplissaient vingt-huit pages in-folio, ce résultat, plus gigantesque que le total des écrits de Voltaire, ne me rebuta pas. Cette énorme fécondité, suivie d’une obscurité profonde, compliquait le problème. Peu à peu l’énigme de ce caractère et de ce talent se dévoilait cependant à mes regards. Faut-il le dire ? trop de modestie, trop de grandeur, trop de dévouement, nul désir de gloire, le besoin de servir les hommes, la manie de dire la vérité, et de se sacrifier à elle, le désintéressement poussé jusqu’à la niaiserie la plus sublime : voilà l’explication de cette énigme. Il meurt sans gloire, après avoir fait pour le progrès de l’humanité plus que rousseau et Locke, ainsi qu’il me sera facile de le prouver. Moins modeste, moins bon, moins parfait, il eût réussi peut-être.

De Foë est, dans son siècle, le représentant d’une caste persécutée, et par conséquent tolérante. Toutes ses idées justes et sages se sont développées du sein des doctrines dissidentes ; il n’a rejeté que leurs petitesses, leurs puérilités et leurs chimères. Fils des Dissenters, il leur appartient par la trempe et le caractère spécial de son génie.

De Jacques II au règne de George 1er , on nous montre un roi expulsé, parce qu’il penche vers le catholicisme ; un prince protestant appelé au trône et sa dynastie a’établissant. Mais la véritable histoire de cette époque serait celle des factions qui la déchiraient. Le trône n’avait de véritable appui dans la nation que la crainte du papisme, la superstitieuse horreur du catholicisme ; sa puissance, toute de nécessité, toute négative, se débattait contre des forces vives, celles des partis qui avaient tour à tour triomphé pendant les époques précédentes. Le premier en date, appuyé sur l’égoïsme ecclésiastique, sur l’intérêt des grands dignitaires et sur le Jacobitisme, le parti du pouvoir absolu, semblait servir le trône, et le desservait. On voyait, à la tête de cette masse violente et redoutable, les chefs de l’église anglicane ; leurs principes étaient l’obéissance passive, la légitimité, établie par Dieu, la nécessité d’extirper l’hérésie et de ramener toutes les croyances à la Conformité, c’est-à-dire à la religion protestante et anglicane. À ces hommes, connus sous le nom de Haut-Volants (High-Flyers), des gens de la Haute-Église (High-Churchmen), se ralliaient, moins par goût que par nécessité les Jacobites, qui espéraient le retour du Prétendant, et voyaient avec horreur le règne de Guillaume.

Les objets principaux de leurs attaques, les ennemis qu’ils redoutaient et persécutaient, c’étaient les restes des sectes dissidentes qui, sous Charles 1er  et sous Cromwell, avaient battu le trône en ruines ; qui, par un dernier effort, sous Jacques II, avaient rejeté ce faible prince hors du royaume, et qui, survivant à toutes les persécutions dont on les avait accablés, terrifiaient le gouvernement même auquel ils avaient frayé la route.

Ces Dissidents (Dissenters) étaient d’autant plus à craindre que leur foi partait du principe même du Protestantisme. Le Protestantime avait mis en usage le droit d’examen, et s’était éloigné du catholicisme de Rome. Les Dissidents examinaient à leur tour la religion anglicane, et, profitant du même privilège, ils ne s’écartaient pas moins de la foi qu’on voulait établir, À eux n’appartenaient pas les ridicules et les vices dont la foi aveugle est entachée ; mois en général ils avaient peu de largeur dans les vues ; leur obstination invincible s’attachait à d’inutiles minuties ; leur habitude d’analyse détaillée, d’examen scrupuleux mais quelquefois puéril, de pruderie souffrante et de piété mélancolique, a laissé trace sur les produits de l’intelligence anglaise, depuis Cromwell, et même sur toute la société britannique. C’est leur entêtement, leur amour des arguties, leur esprit borné et subtil ; que Butler, dans son Hudibras, a caractérisés avec une verve si mordante. Ces défauts prêtaient à la satire… oui ; mais leurs ennemis avaient en partage la cruauté, l’intolérance, le pédantisme, la bassesse, le dévouement honteux à toute tyrannie vivante pourvu qu’elle reconnût leurs privilèges, et surtout qu’elle écrasât leurs ennemis.

La grande lutte religieuse et politique était entre ces deux partis, tous deux tenus en bride par le pouvoir, mais qui se trouvaient dans une position bien différente. Les Dissidents étaient victimes, parce qu’une partie de leurs droits leur était enlevée ; les hommes de la Haute-Église, ou du Haut-Vol, se disaient victimes, parce qu’on ne leur permettait ni de dresser les bûchers ni de faire pendre les Dissenters. Aux yeux du gouvernement, les High-Flyers, vieux soutiens du pouvoir absolu, vieux partisans de Charles II et de Jacques Ier, étaient des alliés dangereux ; les Dissenters, nés des cendres de la république, héritiers de Vane et de Pym, haïssaient sans doute les doctrines absolues, mais leur loyauté pour tous les trônes était suspecte. La masse des Tories, réunie sous l’étendard des High-Flyers, vouait exécration aux Dissidents, contre lesquels les Jacobites nourrissaient une haine assez méritée. De leur côté, les Whigs, ou partisans de la révolution nouvelle, ne se laissaient point confondre avec les Dissidents, qu’ils repoussaient, dont ils dédaignaient la sévérité minutieuse, et sur lesquels la tache sanglante échappée des veines de Charles Ier semblait encore empreinte.

Au milieu de tout ce chaos, un homme sortit des rangs des Dissidents, personnifia le génie de leur caste, les défendit, éclaira ses contemporains, et fut martyr de sa supériorité : Daniel de Foe.

Daniel était, selon toute apparente, descendant d’une vieille famille française, dont le nom véritable, de Fol ou Foix, s’est transformé avec le temps. La particule nobiliaire n’a été ajoutée à ce nom que par de Foë lui-même, dont les affaires n’avaient pas été bonnes, et qui, en se jetant dans la carrière polémique, se donna le baptême d’une nouvelle désignation. Sa famille, assez obscure, avait embrassé le puritanisme. Les idées républicaines de la Communauté sous Cromwell, les idées sévères d’une religion toute puissante, d’un Dieu toujours présent, d’une foi et d’une vérité à conserver toute la vie, le pénétrèrent dès son enfance. C’était une de ces maisons bibliques où la vie se passait comme une longue prière. Que mon ame soit avec les puritains anglais ! disait Érasme. En effet rien de plus pur et de plus vertueux que ces hommes ; ce sont eux qui ont fondé les États-Unis de l’Amérique septentrionale ; ce sont les pères de Franklin et de Washington. Dans la famille de de Foë, on se levait à quatre heures du matin pour prier ; avant, après le repas, on priait encore. Le jeûne observé religieusement à certaines époques de l’année, la simplicité des vêtements, l’horreur de touts les amusements frivoles, l’intimité de la conviction, la croyance à une inspiration divine et immédiate, séparaient et séparent encore cette race étonnante du reste de la population anglaise.

De Foë, né en 1661, avait vu périr Algernon-Sydney, Cornish, Armstrong, College, sur un échafaud glorieux ; il partageait toutes les idées des Dissenters. On l’avait élevé pour faire de lui un ministre de cette église ; mais sa famille, effrayée du danger que couraient alors ceux qui professaient les opinions dissidentes, renonça bientôt à ce dessein. Autour de lui bouillonnaient les controverses les terreurs politiques, les haines cachées et ardentes, la licence des Cavaliers la rancune des Presbytériens. La cour était achetée, le roi vendu à la France, la nation écrasée et muette. De Foë, au milieu de cette société en souffrance, fit son éducation d’homme. Aucune prétention d’écrivain ne se montre dans sa jeunesse.

Cependant les pamphlets pleuvaient de toutes parts. À vingt-un ans, l’envie prend à de Foë de mêler sa voix à tous les cris des factions. Il débute par une plaisanterie, une caricature, une saillie de jeune homme spirituel. C’est un pamphlet qui offre les germes de son talent futur ; livre aujourd’hui fort rare, et qui porte ce titre singulier : Speculum chape-gownorum. Un second pamphlet, sur les guerres de Hongrie et sur les persécutions auxquelles les Protestants hongrois étaient exposés, sortit de la plume du jeune auteur. Ce sont des essais plus remarquables par le nom qu’ils portent, et par le talent qu’ils promettent, que par leur valeur intrinsèque.

Charles II mourut, laissant le trésor épuisé, des germes de dissension dans toutes les classes de la société anglaise, l’état obéré et une mémoire avilie. Jacques II lui succéda. Le duc de Monmouth, fils naturel de Charles, voulut profiter du mécontentement qui couvait en Angleterre, et fit une descente à Lymes, à la tête d’une petite année. C’était surtout aux sectes dissidentes qu’il s’adressait ; c’était à l’intérêt blessé de la masse protestante qu’il avait recours. Le jeune de Foë, qui avait vingt-quatre ans alors, quitta Londres en secret, et courut s’enrôler dans l’armée de Monmouth. Cette entreprise folle et mal conçue, que ce prince aventurier dirigea avec étourderie, se termina par la défaite complète de ses troupes.

De Foë, que son obscurité et sa jeunesse protégeaient sans doute, revint à Londres, où il put voir les débris mutilés de ses complices suspendus aux gibets de la ville. Son père avait fait le commerce de bonneterie. De Foë essaya d’agrandir cet établissement : la plupart de ses contemporains le désignent, avec une sotte ironie, sous le titre de facteur ou d’agent commercial pour cette branche de commerce.

Sous Jacques II, sous la protection spéciale de ce roi hypocrite et maladroit, les dogmes du pouvoir absolu, de la légitimité, du droit divin, de l’obéissance passive, s’élevèrent menaçants dans toutes les églises, dans les pamphlets, dans les journaux, à la cour. Deux pamphlets, qui parurent à cette époque, et qui ne portent pas de nom d’auteur, sont attribués à de Foë ; leur but est de mettre les Dissidents en garde contre les promesses qu’on leur fait et les séductions que l’on tente pour les convertir à la doctrine du pouvoir absolu. Le style de ces pamphlets est vigoureux, la dialectique en est puissante, les principes, alors nouveaux, de la tolérance y sont soutenus avec talent, long-temps avant que Locke les eut consacrés. La politique, dont le pivot actuel est l’esprit d’égalité, avait du vivant de de Foë un mobile et un centre tout différents : la religion.

« Au lieu de se renfermer dans son obstination, dans sa morosité, dans sa dévotion étroite, dit Bollongbroke, si Jacques II avait renvoyé ses mauvais conseillers, assemblé un parlement, eu recours à un système constitutionnel, il aurait conservé la couronne, et même l’exercice libre de sa religion. Mais ce monarque insensé, que des conseillers absurdes poussaient à sa perte, aima mieux être le partisan obscur et la victime d’une opinion idéologique, que le roi d’une nation libre et puissante. »

Les Tories eux-mêmes étaient las de Jacques II. Ses évêques le trompaient ses courtisans se détachaient de lui, Guillaume, prince d’Orange, saisit le moment, débarque, est reçu avec enthousiasme, voit les plus intimes amis de Jacques l’abandonner, grossit son camp de ces déserteur ! qui, la veille, dit de Foë, « ne parlaient que de sauver leur roi aux dépens de leur propre vie », et qui le laissent en butte aux insultes de la canaille ; offre une protection et une sauve-garde à ce prince maladroit et entêté ; l’aide à quitter le royaume, et finit par recevoir des mains du parlement la couronne qu’il n’a pas voulu prendre, et qu’on ne peut donner qu’à lui.

De Foë prit une part active dans ce mouvement ; il quitta Londres, alla au-devant du roi Guillaume et resta constamment un de ses plus fidèles serviteurs.

Heureux de voir s’accomplir la révolution qui promettait aux membres de toutes les sectes le libre exercice de leur religion et la tolérance complète, de Foë continuait à se livrer au commerce avec plus de persévérance que de succès. Il était cependant un des principaux membres de la Cité ; en octobre 1089, son nom figure dans le récit de la procession solennelle et du dîner splendide que les corporations de Londres donnèrent à Guillaume et à Marie.

À peine le règne de Guillaume avait-il commencé, les partis qui avaient cru voir dans son accession une certitude de triomphe pour eux-mêmes, commencèrent à s’agiter. Tomes ces passions discordantes qui avaient concouru à porter Guillaume sur le trône, se séparèrent avec éclat et se livrèrent une guerre acharnée, De Foë pensa que le roi avait besoin de lui, et dans plusieurs ouvrages polémiques, remarquables par la vigueur de la diction, il attaqua les non-jureurs, les Jacobites d’Irlande et les ecclésiastiques intolérants. De Foë crut devoir défendre à outrance ce roi, que personne ne défendait, qui n’avait rien fait pour lui, et dont la situation était critique.

Le seul véritable champion de ce roi, qui disait qu’on lui avait mis sur la tête une couronne d’épines le seul athlète désintéressé qui luttât contre l’opinion publique pour le défendre, sans récompense et sans Intérêt, ce fut Daniel de Foë. Il était jeune, spirituel, hardi, consciencieux. Il avait suivi attentivement toutes les variations de la politique depuis vingt années ; Il s’était battu sous Monmouth ; Il n’avait voulu s’inféoder à aucun parti théologique ; il avait admiré surtout l’indépendance, la force d’âme, le désintéressement, la sincérité de Guillaume. Garder ses convictions sans les exprimer par des actes, et se contenter d’une faible adhérence aux opinions qu’il préférait, n’était pas dans les Habitudes de Daniel. Dire la vérité utile, donner l’exemple d’un dévouement nécessaire, étaient dès lors les règles de sa conduite. Chez de Foë, la pensée, la parole, les écrits, les actes, ont toujours été identiques, moulés par la même volonté, commandés par une conscience souveraine et héroïque. Sa jeunesse d’ailleurs n’offre que la préparation de ce caractère que nous verrons se développer si simple et si haut, si fort et si complet.

Cependant les spéculations commerciales de de Foë avaient échoué ; sa confiance aveugle lui avait fait perdre des sommes considérables. Il y avait alors à Londres plusieurs quartiers privilégiés, semblables à cette Alsace dont Walter Scott a fait le tableau, et où les fripons pouvaient, sans crainte de la justice, porter et conserver les objets qu’ils avaient acquis par fraude. Plusieurs fois ces gentilshommes-voleurs achetèrent dans les magasins de de Foë des ballots de marchandises qu’ils promirent de payer comptant dès que ces ballots seraient rendus à domicile ; ils Indiquaient pour lieu de paiement un endroit voisin de l’un de ces repaires, nommé the Mint ; là se trouvaient postés d’avance, des affidés qui s’emparaient des ballots, les lançaient entre les mains d’autres hommes, placés dans l’intérieur de la rue privilégiée : la police ne pouvait intervenir dans ce brigandage. Si l’on ajoute à ces imprudences les banqueroutes de deux commerçants qui s’enfuirent en Espagne, et la puérile confiance avec laquelle de Foë souscrivit des lettres de change pour un Dissenter qui le trompa, on aura peu de peine à comprendre comment naquit et s’aggrava l’embarras de ses affaires.

Il essaya de se relever en étendant son commerce ; il visita l’Espagne, l’Angleterre, la France, l’Allemagne. Les remarques que contiennent ses écrits prouvent qu’il songeait bien plus à voir les hommes en philosophe qu’à faire ses affaires en marchand. La lecture des romans Picaresques lui donna la première idée de ces créations populaires et naïves, à la tête desquelles se place Robinson Crusoë. Il fit quelque temps le commerce du musc, et s’embarqua dans plusieurs spéculations, qui toutes échouèrent. De Foë a raison de le dire : « Le talent ne sert pas aux usages ordinaires de la vie. Le vif-argent ne peut se transformer en monnaie courante ; excellent pour séparer l’or de l’alliage, il devient inutile dès que vous voulez le changer en quelque chose de compacte et de solide. » La ruine de de Foë fut complète ; déclaré banqueroutier, il ne trouva plus autour de lui que figures ennemies, gens impitoyables. Le bénéfice de la loi lui accordait l’extinction de toutes ses dettes, ses meubles ayant été saisis et vendus, et tous les objets de son commerce livrés ses créanciers. Il prit la fuite, craignant la prison.

Chargé d’une famille nombreuse, et libéré, comme nous l’avons dit, par sa banqueroute même, de Foë passa le reste de sa vie à payer la dette qu’il avait contractée et dont la loi le déclarait libre. Il y a de ces traits qui révèlent tout le caractère d’un homme ; de ces lueurs qui éclairent toute son âme : tel que celui-ci. Payer ses dettes est chose très-commune et très-naturelle ; les payer aux dépens de son repos, de sa santé, de sa vie, lorsque rien n’y oblige, c’est le dernier terme de la probité.

Lorsque de Foë languissait dans la misère et la retraite, lorsqu’il manquait de vêtements et de nourriture, ce grand et honnête homme ne trouva pas même de secours auprès de son fils. Fuyant les recors, il visita plusieurs provinces de l’Angleterre, et résida fort long-temps à Bristol, couvert de la plus profonde obscurité.

Dans les murs de Bristol, on voyait, vers 1700, se promener, touts les dimanches, un gentilhomme vêtu de noir, portant la large perruque de l’époque, une épée selon la mode du temps, et de longues manchettes de dentelles. Ce jour était pour lui un jour de fête. On le voyait dans touts les quartiers ; son air de bonhomie plaisait ; il causait avec les gens du peuple, observait leurs jeux et leurs amusements s’arrêtait dans les tavernes et conversait de préférence avec les ouvriers et les matelots. Nul ne pouvait deviner son nom ; dès que le dimanche expirait, il s’évanouissait à tous les yeux, pour reparaître le dimanche suivant ; aussi le nommait-on dans toute la ville le Gentilhomme-Dimanche. C’était à l’auberge du Lion Rouge, dans Castle-Street, que le Gentilhomme-Dimanche prenait ses repas. On y fumait ; le maître de l’auberge, nommé Mark Walkins, homme assez riche, et qui a laissé une réputation de jovialité brillante dans la ville de Bristol aimait surtout à recevoir dans sa taverne les personnages remarquables par quelques originalités de caractère.

Un jour on vit entrer dans la taverne de Watkins un homme dont tout le costume se composait de peaux de chèvres, dont le bonnet et les bottes étaient fabriqués avec les mêmes matériaux, grossièrement cousus ; il parlait mal anglais et son style ressemblait à celui des sauvages et des nègres, qui se contentent de former leurs phrases avec les mots qui se présentent à leur pensée sans jamais les soumettre aux règles de la syntaxe. Une espèce d’intimité s’établit entre le Gentilhomme-Dimanche et le Sauvage couvert de peaux de chèvres. Le gentilhomme ne tarda à le comprendre, et toujours on les voyait ensemble assister, en sortant dee la taverne, à la prédicatlun du soir, le Gentilhomme-Dimanche était de Foë, qui ruiné par la mauvaise foi de ses associés, fuyait les créanciers et les exempts ; le Sauvage était Alexandre Seleraig ou Selkirk, le modèle primitif de Robinson Crusoë.

De Foë avait quarante-huit ans lorsque l’original de Robinson parut devant lui. Il en avait cinquante-huit quand il écrivit cette œuvre dont la bonhomie et la simplicité ont survécu à tant de prétentieux travaux. Ce fut quelques années après son séjour à Bristol, lorsque de Foë, vieilli, chercha des ressources contre la pauvreté, qu’il se souvint d’Alexandre Selcraig, dont les discours avaient germé dans sa pensée, et dont il fit le populaire, l’immortel Robinson.

Les réflexions de de Foë pendant sa retraite furent tristes et sages, comme on peut bien le penser ; il n’avait écrit jusqu’alors que des pamphlets éphémères. Sa vocation se révéla enfin à lui : il sentit que jamais il ne ferait un marchand passable, un respectable commettant. Une traduction du Voyage dans le monde de Descartes, ouvrage savant et spirituel du père Daniel fut l’amusement de ses loisirs.

Un mémoire manuscrit sur la situation des affaires en Europe, mémoire qu’il fit remettre entre les mains de Guillaume, et dont le bon sens frappa l’esprit du roi, lui valut la protection du monarque. On le nomma membre d’une commission qui devait organiser l’impôt sur le verre. Quand cette commission fut dissoute, un de ses amis lui fit obtenir la surintendance de la tuilerie de Tilbury ; les gains économisés par de Foë furent employés à l’achat d’actions dans cette entreprise, qui, toute patriotique qu’elle fût échoua.

Comme Guillaume, il opposait à la fortune un front toujours ferme. Un mois après la chute de l’entreprise de laquelle dépendait toute son existence, Il fit paraître, en 1697, le premier ouvrage important qu’il ait publié, et qui a pour titre Essai sur les Projets ; œuvre aujourd’hui si obscure que le libraire de Londres le plus riche en vieux trésors de littérature oubliée ne vous le donnerait pas. Cet Essai n’est qu’une appréciation des vices du corps politique à cette époque et un plan détaillé d’amélioration sociale. Toute la révolution française, moins ses folies, est dans ce livre, qui a précédé Locke, Jean-Jacques et Franklin.

On ne comprendrait pas le titre de l’Essai sur les projets, si l’on ignorait que les contemporains de Daniel de Foë, un peu plus modestes que les nôtres, appelaient projets ce que nous appelons progrès. Il n’y a pas plus de déclamation dans ce livre de notre auteur que dans tout ce qu’il a écrit. Daniel n’a pas le génie des mots, la monnaie courante du talent et de la phrase. Il a le génie sterling, celui des idées ; Il faut des siècles pour le réduire en monnaie de billon, le répandre dans la circulation générale, et le faire accepter du peuple. Ce dernier ouvrage, le plus riche de pensées que l’on ait publié depuis le chancelier Bacon, passa tout-à-fait inapperçu.

Les Dissidents, qui, d’après les anciennes lois, non encore abrogées, ne pouvaient occuper de magistrature tant qu’ils restaient fidèles à leur secte, cherchaient à concilier leur ambition temporelle et leur amour du pouvoir avec leur foi religieuse, en se montrant à l’église protestante, sans cesser de professer les opinions de leurs pères et de visiter les chapelles dissidentes. De Foë, trop sévère et trop honnête homme pour se prêter à cette escobarderie si bien d’accord avec l’état moral d’une nation qui n’avait plus foi au serment, et qui ne croyait à rien, écrivit deux pamphlets pour l’attaquer.

La France devenait chaque jour plus menaçante, Guillaume demandait une année ; on la lui refusait : les factions, avec leur logique accoutumée, disaient au roi : « Vous nous défendrez ; mais nous vous refuserons les moyens de nous défendre. » De Foë, toujours maltraité de la fortune et ne désirant que l’indépendance, reprit la plume, et fit ressortir ces absurdités.

Déterminé à ne pas laisser échapper une seule occasion de dire la vérité aux hommes, et de continuer sa folle croisade en faveur de toutes les vérités, de Foë, dans La Plainte du pauvre homme, excellent pamphlet qui rappelle La Bonhomme Richard de Franklin, et qui nous semble l’avoir inspiré, quitte sa polémique habituelle, et se détachant tout-à-fait du ministère qu’on aurait pu le croire disposé à servir, fait retentir les gémissements du peuple contre les dilapidations des grands.

Cependant l’influence de Guillaume ne cessait pas de décroître. Menacé à l’étranger, humilié par son parlement, trahi par ses ministres, il était, dans son palais même, à peu près le seul de son parti. Deux pamphlets éloquents, écrits par de Foë, donnèrent le cri d’alarme, et appelèrent touts les protestants à la défense du pays.

Quand il fut question de reconstituer le parlement, et que les nouvelles élections approchèrent, de Foë publia Les Six Caractéristiques d’un non Membre au Parlement, petit livre populaire qui serait assurément fort bon à publier aujourd’hui, et deux autres Traités dans lesquels il attaque vivement ces marchés, ces achats et ces ventes de siéges parlementaires, dès lors aussi commune qu’ils l’ont été de nos jours.

Guillaume était plus tolérant, plus philosophe, Guillaume était plus libéral que ses sujets : lui seul il défendait la liberté ; il prenait parti pour la raison. On voulait qu’il sanctionnât un billet d’après lequel les Catholiques étaient chassés du royaume, privés de tout emploi, et leurs têtes mises à prix. On lui força la main. Les deux chambres, à la presque unanimité, votèrent ce bill absurde, inhumain et exécrable. Un pauvre moine franciscain, le père Paul Atkenson, fut arrêté, emprisonné, et, après trente années de détention, mourut dans son cachot. La majorité des Protestants anglais applaudissait à ces barbaries, que le roi Guillaume abhorrait, contre lesquelles sont dirigés les pamphlets de Daniel. Jamais roi ne se trouva dans une situation plus affreuse. Il ne rencontrait d’affection sincère chez personne, excepté chez cet obscur écrivain, Daniel de Foë qui le défendit aux dépens de sa fortune et de sa réputation. Les caricatures contre le roi couvraient toutes les murailles ; les théâtres retentissaient d’injures contre la Hollande et les Hollandais. Pour se distinguer, les légitimistes, l’opposition, c’est-à-dire presque toute la masse du peuple, tous les partis combinés se décoraient du nom de véritables Anglais. Alors de Foë, qui n’avait jamais écrit de vers, trouva dans son indignation la verve poétique. Il écrivit Le Véritable Anglais, excellente satire dans laquelle il prouve qu’un véritable Anglais n’est rien, et que ce prétendu patriotisme de localité est la plus absurde des niaiseries, Le Véritable Anglais eut quarante éditions.

Les efforts de Daniel de Foë ne furent pas stériles. Peu de temps avant la mort du roi Guillaume, un accès de raison et de bon sens parut s’emparer du peuple anglais mais cela ne dura pas long-temps. Bientôt le parlement devint plus hostile que jamais, ne traitant le roi qu’avec mépris, refusant les subsides, et armant d’épines cette couronne royale que Guillaume tenait de lui. Un Jour, seize hommes bien vêtus entrèrent dans la salle des séances où siégeaient les membres des communes ; c’était le 14 mai 1701 ; les seize gentilshommes ouvrirent leurs rangs. Au milieu d’eux se trouvait un homme grave qui présenta une pétition au speaker, ou président ; leurs rangs se refermèrent, et la procession des seize gentilshommes sortit paisiblement de Saint-Étienne ; Cette pétition était signée Légion ; l’homme qui l’avait présentée était de Foë. Les gentilshommes qui l’avaient escorté étaient ses amis, qui, sachant le péril auquel il s’exposait, avaient caché des poignards et des pistolets sous leurs vêtements, prêts à le défendre. La pétition demandait au parlement de s’occuper enfin des intérêts du peuple ; de ne pas abreuver de chagrin le roi choisi par les Protestants, de lui accorder les subsides dont il avait besoin, et de ne pas le laisser sans armée et sans marine au moment où Louis XIV, devenu maître de l’Espagne, menaçait le Protestantisme d’une destruction complète. Présenter cette pétition, c’était braver la mort. Cinq gentilshommes du comté de Kent, qui, huit jours auparavant, en avaient présenté une beaucoup moins énergique, se trouvaient enfermés par l’ordre des communes, et attendaient leur jugement L’audace de de Foë les sauva et peut-être sauva Guillaume. L’assemblée, hostile au roi, fut effrayée de cette action si fière, si noble et en même temps si légale ; elle baissa le ton, elle ouvrit les portes de la prison aux premiers pétitionnaires, accorda les subsides, et se tut. Un historien de l’époque raconte que, trois jours après la présentation de cette pétition qui ne fut nommée désormais que la remontrance de la légion, tous les bancs de la chambre des communes se trouvèrent dégarnis.

Alors Guillaume appela auprès de lui son noble défenseur et, comme s’il eût bien connu le caractère de Daniel, il se contenta de lui demander des conseils, sans lui offrir de situation officielle ni lucrative. Il mourut peu de temps après, et sur sa tombe les mêmes calomnies se déchaînèrent. De Foë passa toute sa vie à défendre sa mémoire, en prose et en vers, par la satire, par le raisonnement. Jamais gratitude ne fut plus durable, plus ardente, et ne se révéla sous plus de formes différentes. On la retrouve dans touts les écrits de Daniel, dans ses romans, dans ses poèmes, dans sa Revue, vingt ans après la mort de Guillaume.

L’idolâtrie que de Foë professait pour la mémoire de Guillaume fut un titre de proscription pour lui sous le nouveau règne. Toujours un roi ou un ministre, dès leur début, s’attachent à renverser les plans, à contrarier les projets de leurs prédécesseurs ; il leur semble qu’il y aurait bassesse à faire ce qu’a déjà fait un autre. Guillaume avait reconnu que les Tories, malgré, leurs protestations, étaient ses ennemis mortels ; la reine donna le pouvoir aux Tories. Il avait repoussé les prétentions du haut clergé et tenté de faire prévaloir la tolérance. Anne prit la route contraire, et encouragea le fanatisme. Alors parut un petit ouvrage caustique, intitulé : Le plus court Chemin à prendre avec les Dissidents. De Foë, comme Pascal, avait imité le langage et prêché la théorie de ses adversaires ; c’étaient les paroles, c’étaient les dogmes, c’étaient les idées et les projets du haut clergé ; tout le monde y fut trompé. Le haut clergé avoua l’ouvrage, qu’il regarda comme un résumé complet de ses opinions. Pendant huit jours, l’illusion que de Foë avait voulu produire fut entière ; mais après ce succès, il eut l’imprudence de proclamer la véritable intention, le but ironique de l’ouvrage, et de s’en déclarer l’auteur. Alors le haut clergé, furieux d’avoir été trompé, traina de Foë devant les tribunaux ; de Foë, qui ne trouva pas un défenseur, et que d’indignes juges condamnèrent au supplice du pilori, où nous l’avons vu au commencement de cet article. Nous citerons quelques fragments de son admirable Hymne au Pilori, remarquable, non par l’élégance et la grâce poétique, mais par l’énergique accent d’une conscience vertueuse et de l’innocence opprimée.


FRAGMENTS DE L’HYMNE AU PILORI.

Salut ! Hiéroglyphe de honte, symbole d’ignominie et de vengeance, salut ! Les gouvernements t’emploient à punir la pensée ; mais tu es insignifiante et les hommes qui sont hommes ne souffrent pas du supplice que tu leur infliges ; tu appelles sur eux le mépris : mais qu’est-ce que le mépris sans le crime ? C’est un mot, ce n’est rien ; un vain épouvantail, dont un esprit sain, une âme forte se jouent ; la vertu méprise le mépris des hommes et le châtiment non mérité est une preuve pour l’innocence

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Moi, j’aurais peur de toi ! Pry, Paxton, Bastwick, ces hommes purs et nobles, n’ont-ils pas été au pilori comme moi ? Le savant Seldon lui-même, à travers les viraux de son cabinet, sanctuaire de la science, ne l’a-t-il pas apperçu ? Il était l’honneur de son siècle, et si jamais il se fût assis près du pilier infâme, quel homme de cœur eût refusé de prendre place sur un échafaud consacré et glorieux !

Tu n’es rien de honteux pour l’honnête homme et pour l’homme véridique ; tu ne peux rien, ni sur la réputation, ni sur le bonheur. Souffrir un châtiment d’opprobre pour une cause vertueuse, c’est un martyre désirable. Ainsi s’élèvent du sein des marais des exhalaisons impures ; elles obscurcissent le jour, mais sans l’éteindre ; elles retombent bientôt au lieu même d’où elles ont émané. Ainsi l’ignominie leur restera, à moi sera la gloire ; et s’ils ont attaché sur mon front l’inscription qui déshonore le faussaire et le voleur, leur front, que la postérité flétrira sera couvert de honte à jamais !

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Les juges et le jury avaient condamné Daniel de Foë, non-seulement à être exposé trois fois en place publique, mais à payer une amende considérable et à la prison illimitée. Il fut ruiné ; sa famille resta sans ressources ; on le conduisit à Newgate.

Or savez-vous combien de temps il passa sous les verrous de Newgate, ce pauvre de Foë ? Quatre années entières au milieu des voleurs, des assassins et des filous de Londres, travaillant, composant, étudiant, écrivant des pamphlets, pour nourrir sa famille ne faisant pas au pouvoir une seule concession, ne s’abaissant pas d’un pouce ou d’une ligne, ne pliant pas sous la grêle d’invectives qui le harcelait, sous la misère qui l’accablait. Dites ce que vous avez vu de plus beau dans l’histoire moderne ; et si cet homme est un fou, montrez-moi vos sages !

« Des murs de pierre, dit-il, ne sont pas une prison des barreaux de fer ne sont pas une cage ; sous les grilles et sous les pierres de taille, une âme innocente et libre, et trouve un paisible ermitage. » En effet, les huit pamphlets et les deux poèmes qui sortirent de sa plume, pendant son emprisonnement, sont dignes d’être classés parmi ses meilleurs ouvrages.

Quelque chose de plus extraordinaire devait sortir de la prison de Daniel ; la première Revue qui ait été publiée ; neuf volumes in-4o, rédigés par lui seul, dont les deux premiers et le dernier furent écrits à Newgate.

L’Hymne à la Victoire, l’Élégie sur moi-même, composées après sa sortie de prison, rappellent, par l’énergie épigrammatique, le True-Born Englishman et l’Hymne au Pilori. — Giving alms no charity (faire l’aumône, ce n’est pas faire la charité) est ce qu’on a écrit de plus complet et de plus profond sur la charité publique. Il est merveilleux que l’Angleterre, avertie par de Foë, n’ait pas dès lors opposé, comme il le voulait, un obstacle à l’accroissement de ce paupérisme dont il prophétisa le développement gigantesque et l’usurpation prochaine.

En 1706, les colons de la Caroline anglaise, soumis à des règlements arbitraires, vinrent présenter leurs humbles remontrances aux communes de la Grande-Bretagne, et trouvèrent pour défenseur dévoué, éloquent et véhément, de leurs libertés envahies, Daniel de Foë. Sous ce dire bizarre La Diète de Pologne, une satire en vers, il fit l’histoire allégorique des partis et dans le Consolidateur, manuscrit tombé de la lune, il donna la première idée de ces royaumes de Laputa et de Lilliput, que Swift, dénué d’imagination, mais pétillant d’ironie et de bile amère, développa et perfectionna plus tard.

Le pouvoir, forcé de se rapprocher des opinions professées par de Foë, flatta et encouragea de nouveau l’homme qui lui était devenu nécessaire. Jusqu’à la fin du règne d’Anne, de Foë, pauvre, sans intérêt et sans ambition, défendit le même pouvoir qui l’avait frappé. Loin de trouver une source de fortune et de paix dans cette nouvelle situation, de Foë se vit en butte à des persécutions plus cruelles que jamais. On le menaçait d’assassinat ; les lettres anonymes pleuvaient sur lui ; on rachetait de vieilles créances dont le paiement partiel était chose convenue, et l’on accablait le malheureux en le sommant de payer à l’instant même ; on lui supposait des crimes. On le rendait odieux au peuple, on soudoyait ceux qui le servaient, on interceptait sa correspondance. Le détail de ces misères, de ces méchancetés, de ces bassesses, a quelque chose d’ignoble et de hideux.

Le plus remarquable ouvrage qu’il ait publié vers cette époque est un poème satirique contre la légitimité de droit divin. Ce poème a pour titre : Jure divino. Réimprimé en 1821, c’est-à-dire cent dix années après l’époque originelle de sa publication, il a obtenu un second succès. Il est dédié à Sa Majesté le Bon Sens, le bon sens, l’inspiration constante de Daniel. Pendant un séjour qu’il lit en Écosse, il publia aussi La Calédonie, poème dont le but politique était de réconcilier l’Écosse et l’Angleterre, et de faciliter l’union des deux pays. À ce propos encore, il fut étrangement calomnié.

C’était Harley, homme clairvoyant, qui avait compris le mérite et l’utilité, de de Foë ; qui l’avait sinon protégé, du moins encouragé ; qui lui avait donné champ libre et l’avait tiré de prison. Le plus intrigant et le plus astucieux des ministres, mais un des plus habiles diplomates de son temps, Harley sut se maintenir en équilibre en donnant pour double contre-poids au balancier de sa fortune les deux partis contraires. Une femme, lady Marlborough, le renversa ; de Foë perdit son dernier et faible appui. Il retourna en Écosse, où il s’était fait des amis sincères et où ses ouvrages contribuèrent singulièrement à la fusion des deux races, que le gouvernement voulait réunir. Son Histoire de l’Union est un excellent document, impartial et bien écrit. Ces services gratuits n’empêchèrent pas de Foë d’être cité devant le grand-jury, et sur le point de subir une seconde condamnation mais d’autres événements détournèrent l’attention générale. Sacheverell recommençait ses prédications fanatiques ; Londres était livrée aux émeutes populaires, et la reine Anne fut une seconde fois épouvantée des suites que devait avoir sa folle prédilection pour les Tories. On laissa de Foë respirer.

Suivre de Foë dans cette carrière, examiner chacun de ses mouvements, chacune de ses attaques, touts les coups portés ou parés par lui dans cette longue lutte, serait impossible. Depuis le commencement du règne d’Anne jusqu’à celui de George, il publia cent trente-trois ouvrages politiques, sans comprendre sa Revue. Une histoire complète, détaillée, non-seulement de cette époque, mais des mœurs et des habitudes de la cour, serait nécessaire à l’intelligence de chacun de ces pamphlets, dignes de Milton, de Burke ou de Junius. Encore une fois, il n’y gagnait rien que d’être traité d’ignorant par Swift, de niais par Pope, d’espion par Oldmixon, de libelliste par Prior, d’homme vendu par Toland, de boute-feu par Leslie, et de passer en même temps pour un esclave des ministres et un démagogue, pour un esprit turbulent et un mercenaire, pour un fanatique et un athée : c’était tout bonnement un honnête homme. Ces diverses accusations riaient difficiles à concilier ; mais les partis n’y regardent pas de si près, et tandis que tous les journaux parlaient avec mépris de sa vénalité de sa servilité, le gouvernement, influencé par tes Tories, lui ouvrait une seconde fois les portes de Newgate, où il composa le dernier volume de sa Revue. Elles ne s’ouvrirent qu’à la voix de la reine, qui prit pitié du pauvre homme, et lui fit grâce ; car les juges l’avaient condamné.

De Foë publia en 1718 un dernier Essai dans lequel il résumait avec beaucoup de noblesse sa vie d’écrivain politique, et quitta pour toujours ce théâtre d’ingratitude, de mensonge, d’ambition et de fausseté.

Il avait cinquante-huit ans. Nul de ses contemporains n’avait étudié les hommes, les livres, les idées, les passions les partis, avec plus de détail d’attention scrupuleuse, de conscience et de netteté que lui. Sans doute il avait payé cher cette grande étude ; comme Cervantes, il avait voyagé, souffert, gémi en prison, supporté l’injustice des puissants, l’aveugle colère des masses, et l’envie active de ses rivaux. Que de souvenirs dans cette tête si forte, après une vie si remplie ! Il se rappela l’histoire d’Alexandre Selcraig, qu’il avait vu à Bristol, et fit Robinson Crusoe.

Robinson Crusoe fut refusé par touts les libraires de Londres, et il n’aurait pas trouvé d’éditeur si un ami de Daniel n’eût intercédé pour que William Taylor voulût bien payer 10 livres sterling ce manuscrit méprisé. Dix louis Robinson ! dix louis ce livre qui a valu des millions à ses éditeurs, traducteurs et copistes ! Si chaque ouvrage renommé se présentait, suivi de toutes les imitations qu’il a fait naître, de toutes les pensées qu’il a éveillées, de toutes les intelligences qu’il a enflammées, de toutes les créations qu’il a inspirées, comme ces étoiles qui courent dans le ciel, suivies d’une longue traînée de flammes, quel cortége lumineux que celui de Robinson !

Le prototype de Crusoé, Alexandre Selcraig, qui changea son nom en celui de Selkirk, était né à Largo, dans le comté de Fife, en 1676. Son père, cordonnier, le traitait avec une sévérité que l’irrégularité de sa conduite justifiait. C’est la coutume, en Écosse, d’admonester publiquement à l’église les jeunes gens qui se conduisent mal. Un jour que le prône du ministre avait humilié le jeune Selcraig, il disparut, s’achemina vers un port de mer, et s’embarqua. Le même esprit d’indiscipline dont on s’était plaint pendant sa jeunesse l’empêcha de faire son chemin dans la marine. Il déserta, s’enrôla dans une troupe de boucaniers des mers des Indes, et revint en Écosse six ans après sa fuite. Le délit de Selcraig avait été oublié, et, comme nous l’avons dit, il avait changé de nom ; il fut bientôt las de vivre sur terre où son caractère intraitable lui faisait des ennemis de tout ce qui l’approchait et il repartit avec Dampler pour les mers du Sud. Le capitaine Stralding, commandant du vaisseau à bord duquel se trouvait Selkirk, était obligé de le châtier fréquemment ; le matelot réfractaire résolut d’échapper à toute discipline. Pendant une relâche du navire à l’île de Juan Fernandes, il se cacha dans les bois, laissa partir le vaisseau, et vécut seul dans son île. Il y passa quatre années et quatre mois. En 1709, le capitaine Rogers le trouva dans cette île, devenue son domaine et son royaume, le prit à son bord, et le ramena en Angleterre, où non-seulement Daniel de Foë, mais Steele et la plupart des hommes remarquables de ce temps s’empressèrent de l’interroger sur sa vie sauvage.

Tels furent les détails que Selcraig, ou Selkirk, communiqua au gentilhomme-Dimanche lorsque touts deux se trouvaient à Bristol ; il était possesseur d’environ 800 livres sterling, résultant de plusieurs captures auxquelles il avait pris part. « Je puis m’estimer riche, lui disait-il dans son jargon sauvage, et je ne me sens pas heureux ; je ne serai jamais aussi pleinement satisfait que je l’étais quand je ne possédais pas un denier. »

Les aventures de Selcraig avaient fourni à Steele un article du Tatler. On avait publié déjà cinq narrations différentes de son séjour dans l’île de Juan Fernandez, lorsque de Foë, couvant, pour ainsi dire, ces matériaux grossiers, et les échauffant de sa verve créatrice, en fit Robinson Crusoé, œuvre épique et populaire. Une idée philosophique vit au fond du livre : ce sont les immenses ressources de l’homme jeté seul dans la création ; c’est le retour nécessaire de l’ame vers la pensée religieuse quand elle se trouve en face de la nature, c’est-à-dire en face de Dieu. Quel sermon fut jamais aussi admirablement moral que Robinson Crusoé ! Quel livre, en dramatisant les angoisses de la solitude, a mieux fait ressortir les nécessités de l’état social, a mieux prouvé la beauté et la grandeur de ces arts mécaniques que l’on méprise, et qui sont le plus éclatant témoignage du génie humain ! Beau et simple roman, plein de bienveillance et de véritable philanthropie, exempt à la fois d’invraisemblance, de puérilité, d’affectation sentimentale. On y voit les facultés de l’homme se développer naturellement dans une situation désespérée, sous les inspirations du bon sens ; et ce qui ajoute au mérite immortel de l’œuvre, ce qui la complette, c’est son caractères d’inimitable vérité.

Jamais roman ne fut moins roman.

Tout paraît vrai : incidents, conversations, personnages : rien n’est fardé, rien ne joue faux ; c’est une illusion, un trompe-l’œil parfait. Où est la vanité de l’auteur ? Qu’est devenu le romancier ? Il nous force à la croyance aveugle, il nous enchaîne à la foi implicite, Un Livre de Lock n’est pas plus minutieux ; l’inventaire est exact ; rien n’y manque. Vous avez toutes les dates, toutes les redites ; si un homme du peuple, dans son ignorance ou son embarras, s’est servi trois fois du même mot ; s’il a exprimé la même pensée de trois manières, de Foë répète ces trois manières et ces trois mots ; il faut bien que vous y croyiez ; vous ne pouvez échapper à l’évidence qui vous presse. La phraséologie de Robinson est précisément celle d’un homme de la campagne qui ne ferait pas de fautes de grammaire.

Aussi cet ouvrage, que Jean-Jacques a loué avec tant d’enthousiasme, a-t-il été lu avec délices dans les écuries, sur le pont des navires, dans les cuisines, dans les granges du fermier, sous la meule de foin embaumée, dans les plantations de l’Amérique, dans les déserts de Botany-Bay. Un des colons qui ont défriché les bords de l’Ohio rend compte, de la manière la plus intéressante, du courage qu’il puisait dans le livre de de Foë. « Souvent, dit-il, après avoir été vingt mois sans appercevoir figure humaine ; n’ayant pour pain que de mauvaise orge bouillie, harcelé par les Indiens et par les animaux des bois ; forcé de lutter pied à pied contre une nature sauvage, je rentrais, épuisé, et, à la lueur de ma bougie de jonc trempée dans de la graisse de castor, je parcourais ce divin volume ; ce fut, avec ma Bible, ma consolation et mon soutien. Je sentais que tout ce qu’avait fait Crusoé, je pouvais le faire ; la simplicité de son récit portait la conviction dans ma pensée et le courage dans mon âme. Je m’endormais paisible, ayant à côté de moi mon chien, que j’avais appelé Vendredi ; et le lendemain dès quatre heures, après avoir serré ce volume, plus précieux que l’or, je reprenais ma cognée je me remettais à l’ouvrage, et je bénissais Dieu d’avoir donné à un homme tant de puissance sur ses semblables, tant de force consolatrice ! »

Quel auteur peut se parer d’une telle couronne ? et que sont touts les succès d’académie et de théâtre auprès de ce merveilleux succès ? L’impression que le colon décrit si bien, nous l’avons touts ressentie dans notre enfance.

Lorsque de Foë eut publie ce Robinson qui lui valut dix louis, ses ennemis se réveillèrent. Les uns prétendirent que c’était le journal de Selkirk acheté par notre auteur, les autres que l’ouvrage était une fiction indigne de toute croyance. Les débris de cette rage licencieuse qui avait fleuri en Angleterre sous le règne de Charles II, les imitateurs des anciens Cavaliers, crièrent au puritanisme et au pédantisme ; quelques-uns d’entre eux accusèrent Robinson Crusoé de don-quichottisme. De Foë, qui toute sa vie avait été le second tome du chevalier de la Manche, accepta cette accusation et s’en réjouit. « Qu’ils apprennent, dit-il dans Ses Réflexions sérieuses, que cette critique est pour moi le plus grand des panégyriques ! » Si les écrivains de profession s’élevaient contre l’auteur de Crusoé, le peuple vengeait bien l’auteur de l’ouvrage. « Il n’y a pas, dit Gildon, une pauvre femme qui ne mette de côté quelques pennys dans l’espérance d’acheter au bout du mois l’admirable Robinson Crusoé  ! » Remarquez que ce Gildon était un satirique acharné, un homme qui vivait de ses attaques contre tous les talents, et non un admirateur de de Foë. Les Espagnols ont fait un Radisson catholique ; les Allemands et les Français l’ont accepté sans l’altérer. Les Arabes l’ont placé sur le même niveau que leurs plus merveilleux contes ; et sous le titre de Dour-el-Bakoul (la Perle de l’Océan), Crusoé est devenu le rival de Sinbad et la joie du désert.

Parmi les romans nombreux que publia de Foë dans sa vieillesse, on ne connaît guère en Europe, et même en Angleterre ! que Robinson Crusoé : c’est encore là une des injustices de cette étrange destinée. Qui a lu l’Histoire de Moll Flanders, les Mémoires du Capotaine Carleton, la Vie de Roxanne, l’Histoire d’un cavalier, Le Colonel Jacques, et Le Colonel Singleton, ouvrages qui, pour la puissance dramatique, l’intense réalité des tableaux et la vigueur de l’intérêt, égalent au moins Robinson ? C’est la courtisane, c’est le pirate, c’est l’escroc de Londres, c’est le gentilhomme royaliste, c’est l’aventurière de 1710, touts dépeints avec autant de fidélité, de vérité, de conscience, que Robinson et Vendredi. Pas un de ces ouvrages qui ne soit digne d’attention, pas un qui ne soit empreint de génie. Il y a dans la Vie du Colonel Jacques des traits que Rousseau aurait nommés sublimes. L’analyse métaphysique du progrès fait par le colonel dans les voies du vol et du crime est d’autant plus admirable que tout y est simple, que l’on comprend admirablement cette pente qui l’entraîne, qu’on s’y associe malgré soi.

Le caractère des romans de Daniel de Foë, c’est de n’être pas romanesques. On l’a vu tromper les politiques de son temps et se déguiser tour à tour en Puritain et en Jacobite. Il impose à son lecteur la même mystification non-seulement dans les fictions que nous venons de citer et que l’étendue de cet essai ne nous permet pas d’étudier et d’examiner comme elles le méritent, mais dans l’Histoire de la Peste de Londres, en 1665, livre que la plupart des critiques et un médecin, le docteur Mead, ont regardé comme un document authentique. De Foë avait quatre ans lorsque la peste dépeupla Londres ; ce ne sont donc pas ses propres sensations qu’il peut reproduire : c’est un drame qu’il crée. Il met en scène un sellier de Whitechapel, qui fait le tableau de la ville pestiférée ; des rues que le gazon envahit ; des catacombes où s’entassent des cadavres : des crieurs publics répétant dans la solitude « Apportez vos morts ! » des fanatiques et des criminels qui mêlent leurs orgies, leurs extravagances et leurs fureurs à ce drame terrible. Et tout cela est si vrai, si naïf, si bien appuyé de chiffres et de calculs de mortalité, si précis enfin que le lecteur ne se doute Jamais que ce soit une fiction.

Arrêtons-nous ici, bien que notre tâche soit imparfaitement remplie. Un triste spectacle nous reste à découvrir le lit de mort de de Foë.

Entrez dans cette misérable chaumière, espèce d’auberge sur la grande route, un des plus affreux asiles du comté de Kent, vous y trouverez de Foë à l’agonie. De Foë, mis au pilori, ruine, long-temps prisonnier à Newgate, reçoit le dernier coup de la main de son fils. Nous nous contenterons de citer la lettre déchirante qu’il écrivit alors à M. Baker, son gendre.


« Mon cher monsieur Baker, votre douce lettre, pleine de pensées bienveillantes, m’a causé la plus vive satisfaction ; car je vous crois sincère et sans détour, ce qui est rare dans le temps où nous sommes. Votre lettre du 1er  ne m’est parvenue que le 10 ; il m’est impossible de soupçonner la cause de ce retard, et je le regrette d’autant plus que mon ame, accablée sous le poids d’une affliction trop pesante pour ma force, avait besoin de ce cordial. Je suis, dans ma vieillesse, privé de tout plaisir, abandonné de touts mes amis et de touts mes parents.

» Pourquoi vous a-t-on, comme vous me le dites, refusé ma porte ? Certes, ce n’était pas mon intention. Au contraire, c’est la seule espérance qui me reste, et je ne désire que vous voir, ainsi que ma chère Sophie (sa fille), si cependant elle n’est pas trop douloureusement affectée de voir son père in tenebris et courbé sous le poids de chagrins insupportables. Hélas ! je suis réduit à me plaindre ce que je n’ai jamais fait de ma vie, au milieu de toutes les afflictions. Qu’un méprisable et perfide ennemi m’eût jeté en prison, cela se conçoit et je ne m’en étonnerais pas ; ma fille sait bien que j’ai soutenu de plus grandes calamités sans que mon ame se soit brisée ; c’est l’injustice l’ingratitude, l’inhumanité de mon propre fils qui me navre le cœur ; je ne puis guérir cette blessure. Non-seulement il a ruiné ma famille, mais il tue son père. Je commence une maladie que je crois fort grave ; j’ai la fièvre et peut-être ne vivrai-je pas long-temps. Je ne puis m’empêcher de verser ma douleur dans des cœurs qui n’en abuseront pas. Rien, depuis que j’existe, n’a domté mon courage, il fallait cela pour me vaincre,

Et tu, Brute !

Je comptais sur lui ; je me fiais à lui. J’ai laissé entre ses mains mes deux pauvres enfants sans fortune ; il n’a pas de pitié. Il laisse leur mère mourante demander l’aumône à sa porte ! Il est riche. Il s’est engagé devant la loi à fournir à leurs besoins ; non-seulement les promesses les plus sacrées non-seulement sa signature l’y obligent, mais l’être le plus cruel le ferait. Lui, il est sans cœur et sans compassion. C’est trop, ah ! c’est trop ! Excusez ma faiblesse ; je ne peux rien dire de plus ; mon cœur est trop plein. Je ne vous demande en mourant qu’une seule chose quand je serai parti, protégez-les ; qu’ils ne souffrent pas davantage de son injustice et de son avarice ; devenez leur frère ; et, si vous croyez me devoir quelque chose, à moi qui vous ai livré le bien le plus précieux que j’eusse au monde, ne permettez pas qu’on foule aux pieds mes enfants. J’espère qu’ils n’auront besoin que d’avis et de conseils dans peu de temps : mais ils en auront besoin, car ils sont trop faciles à séduire par des promesses ; ils ont trop de foi à la probité des hommes.

Ma solitude est profonde ; les gens de loi me poursuivent ; de vous seul me vient un peu de consolation.

Je suis si près de la fin de mon voyage que je me soutiens par la pensée d’un prochain repos. Je marche à pas rapides vers un lieu où les méchants ne nous troublent plus, et où les âmes fatiguées se reposent. Je ne sais si le passage sera orageux et la traversée pénible. Que Dieu me soutienne ! que je termine ma vie avec cette résignation, mon seul bien actuel ! J’aurai beaucoup souffert, et il y a justice là-haut…

Une de mes douleurs est de ne pas connaître mon petit-fils et de ne pas lui donner encore ma bénédiction. Qu’il soit votre joie dans la jeunesse et votre appui dans l’âge mûr ; qu’il ne vous cause jamais un soupir. Hélas ! c’est un bonheur auquel on ne doit guère s’attendre ; Embrassez ma chère Sophie, que sans doute je ne verrai plus, et lisez-lui cette lettre d’un père qui l’a aimée par-dessus tout jusqu’au dernier moment

Votre malheureux,
Daniel de Foë.
À deux milles de Greenwich,
comté de Kent, 12 août 1730. »

Quelle scène ! bon Dieu ! l’auteur de Robinson dans une retraite obscure, âgé de soixante-neuf ans, mourut dans ta pauvreté, et trahi par son fils, auquel il a confié les débris de sa fortune avec une imprudence si généreuse et si mal placée. À quoi sert donc le talent ? à quoi sert la vertu dans son héroïsme ? Hélas ! y aura-t-il toujours chez l’homme de génie quelque chose de romanesque et d’imprudent, une espèce d’enfantillage inévitable ? Il fait naufrage là où un homme ordinaire ne trouverait pas de danger. Cette vulgaire prudence a quelque chose d’étroit qui déplaît aux ames d’élite. Voyez un peu la destinée de Cervantes, de Jean-Jacques Rousseau, de Daniel de Foë. Avec un peu de circonspection, ils auraient échappé à ce qui a fait le désespoir de leur vie, à la prison, à la pauvreté, à la calomnie ! Mais toujours des dévouements inutiles, toujours une manière fausse et poétique de contempler le monde. De Foë cède sa fortune à son fils. Un paysan du Northumberland lui aurait dit que ce n’était pas chose sage, et qu’il ne faut jamais mettre les hommes, si faibles de leur nature, en opposition avec leurs intérêts, lutte d’où ils sortent

rarement vainqueurs.

Oui, ces génies rares ont leur folie de la croix, quelque grande et haute idée qu’ils ne veulent pas abandonner, et à laquelle ils sacrifient tout ; ils essayent en vain de la faire prévaloir, ils se brisent contre les réalités ; ils trouvent partout des limites contre lesquelles ils se révoltent en vain. Jean-Jacques veut réformer la société ; Cervantes et Camoëns ne se contentent pas de chanter l’héroïsme, ils sont héros. Sublimes fous ! Lorsque Cervantes eut bien reconnu l’insanité de cette conduite, il écrivit son immortelle satire, et se moqua de lui-même.

De Foë s’est dévoué au bon sens. Il a bu la ciguë, mais lentement, mais plus douloureusement que Socrate, Dès qu’il appercevait une injustice, une absurdité politique, une sottise populaire, il se fâchait, il marchait au combat. Son temps était un temps de factions, où tout le monde avait tort, où toutes les ambitions se heurtaient dans l’obscurité, toutes également coupables ; époque d’injustice. Une habitude de mensonge intéressé s’était répandue parmi le peuple. Et voilà, au milieu de ce tumulte, un grand homme, un niais, un homme de génie, un sot qui s’avise de se faire le martyr de la vérité méprisée et du bon sens foulé aux pieds, comme si la vérité était quelque chose pour touts les hommes qui l’entourent, comme s’ils s’embarrassaient d’avoir raison, pourvu que leurs ennemis soient pendus ou brûlés !

Il se trouvait, nous l’avons dit, dans le talent de de Foë un mélange singulier de simplicité et de profondeur. Lorsque nous lisons les logomachies de nos écrivains politiques, nous savons à merveille ce qu’il y a de sérieux la-dedans. Nous laissons à la crédulité bourgeoise de quelques rares abonnés la religion du Premier Paris. Nous nous gardons bien de prendre au sérieux et à la lettre ces injures, ces colères, ces théories, ces récriminations ; pourvu que les maîtres d’escrime soient adroits, nous voilà contents. Nous ne prenons guère ces duellistes pour rire, ces professeurs de politique belligérante pour gens animés d’un véritable courroux et d’une réelle conviction. Mais de Foë n’était pas ainsi : il avait une foi profonde ; son époque était religieuse, c’était sur des matières théologiques que les discussions roulaient. Il y allait du salut de son ame et du salut de sa patrie. Dès que l’on manquait à la vérité, dès que l’on manquait à la vertu, toute sa colère se soulevait. Il bravait le pilori, la prison, l’ire des rois, la vengeance des hommes de faction et la haine du peuple.

C’est ainsi qu’il a passé sa vie, assez malheureux pour avoir toujours raison, assez obstiné pour ne céder jamais, assez héroïque pour ne pas se rebuter d’un tel combat. Vous l’avez vu ne prétendre ni à la gloire ni à la fortune ; sacrifier son argent et sa position à son incurable manie ; publier la plupart de ses œuvres sous le voile de l’anonyme et à ses frais. Il appartenait à une secte persécutée ; il la défendait, elle le reniait. Il était personnellement attaché à Guillaume, et ne tira pas le moindre parti de la confiance que ce roi avait en lui. Généreux envers ses enfants, il mourut dans un grenier, obscur, privé de tout et seul, comme s’il n’eut pas eu de famille. Enfin, l’un des premiers romanciers de l’Angleterre, il donna tant de soin et imprima un tel caractère de vérité à ses fictions que personne ne voulut croire qu’elles fussent l’œuvre de son cerveau ; et comme sa vertu l’avait privé de bonheur, son talent le priva de gloire.

Voilà le comble de l’étrangeté. Robinson, notre livre bien-aimé, a eu tant de succès qu’il a fait oublier son auteur.

Ô bizarrerie d’une gloire sans gloire, d’un homme de génie qui se sacrifie à sa création et qui s’absorbe dans son œuvre ! Cette fiction devenue réalité efface au lieu de conserver le nom de Daniel de Foë. À peine mort, on l’oublie ; On ne se souvient que de Robinson et de Vendredi. Vous n’avez aucune gratitude pour leur père ; ce sont eux que vous aimez, eux seuls. Eux seuls existent, de Foë n’a rien à prétendre : cela est convenu.

Dans toute l’histoire des littératures, ce miracle n’est arrivé qu’une fois. De Foë est moins célèbre que Rochester, que le marquis de Saint-Aulaire, qui fait cinq petits vers, et que Boyer, qui a fait un dictionnaire ; on ne sait pas même s’il s’appelait Foë, de Foë, de Fooë ou de Foy. Il n’y a plus de de Foë ; Robinson vit à sa place ; l’auteur a voulu créer ; il a prétendu faire de la vérité et sa création est restée si forte qu’elle l’a englouti. Je le répète, c’est merveilleux.

Et quelle vie ! que de douleurs ! que de services à l’humanité ! et quelle récompense !

Daniel de Foë a précédé dans la carrière des réformes tout ce que le dix-huitième siècle a de plus brillant parmi ses réformateurs. — Daniel de Foë a éclairé touts les points de l’économie politique, de la police intérieure, de la théorie gouvernementale, des théories religieuses, de l’histoire et de l’esthétique. — De Foë a devancé Richardson dans la peinture détaillée des mœurs : il a marché de pair avec Locke pour la clarté des disquisitions, ouvert la route à Steele et Addison pour la forme dramatique donnée aux journaux ; fondé la première Revue, modèle de toute littérature périodique, dont l’Angleterre a raison d’être fière. — De Foë a été grand philosophe, poète énergique, écrivain éloquent, homme vertueux. De Foë a été l’ami de Guillaume, l’inspirateur de Franklin le précurseur de Jean-Jacques l’instituteur de toute la jeunesse d’Europe depuis un siècle. Que lui a-t-il manqué pour être célèbre ? peut-être la virulence et la mauvaise foi de Swift la vénalité et la versatilité de Dryden, la vanité et la versatilité de Pope, la morgue et l’égoïsme d’Addison. Il avait de trop la superstition de la vertu et le fanatisme du bon sens. Il se battait, don Quichotte de la justice, contre touts les partis qui vivaient d’iniquité. Il s’épuisait, apôtre des idées saines, à lutter contre toutes les idées folles qui germaient et venaient à poindre. Pauvre grand homme ! Il réunissait la bonhomie de l’abbé de Saint-Pierre, l’ironie de Cervantes, la raison claire et calme de Locke, la résolution d’un martyr et d’un apôtre. Tolérant, il avait pour ennemis les intolérants ; éclairé, il étonnait son siècle, qui se riait de lui. Invincible, il irritait les sots et les hommes du pouvoir. Soyez donc en avant de votre siècle ! servez donc l’humanité !

Sur le tombeau même de Daniel la gloire ne s’est pas assise. On ne connaît pas une édition complète de ses œuvres ; et s’il n’avait fait Robinson, livre populaire, adoré des enfants, je ne sais trop si les biographies le mentionneraient.

Les hommes d’état l’ont livré au bourreau ; les sectaires l’ont persécuté ; ses amis l’ont trahi ; son fils l’a tué ; sa rivaux l’ont noirci ; les gens d’esprit l’ont raillé ; les enfants le protégeront.