Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 337-344).

Rencontre du Canonnier.



andis que nous étions mouillés là, allant souvent à terre me récréer, un jour vint à moi un Anglais, second canonnier, si je ne me trompe, à bord d’un navire de la compagnie des Indes Orientales, à l’ancre plus haut dans la même rivière près de la ville de Camboge ou à Camboge même. Qui l’avait amené en ce lieu ? Je ne sais ; mais il vint à moi, et, m’adressant la parole en anglais : — « Sir, dit-il, vous m’êtes étranger et je vous le suis également ; cependant j’ai à vous dire quelque chose qui vous touche de très-près. »

Je le regardai long-temps fixement, et je crus d’abord le reconnaître ; mais je me trompais. — « Si cela me touche de très-près, lui dis-je, et ne vous touche point vous-même, qui vous porte à me le communiquer ? » — « Ce qui m’y porte c’est le danger imminent où vous êtes, et dont je vois que vous n’avez aucune connaissance. » — « Tout le danger où je suis, que je sache, c’est que mon navire a fait une voie d’eau que je ne puis trouver ; mais je me propose de le mettre à terre demain pour tâcher de la découvrir. » — « Mais, sir, répliqua-t-il, qu’il ait fait ou non une voie, que vous l’ayez trouvée ou non, vous ne serez pas si fou que de le mettre à terre demain quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire. Savez-vous, sir, que la ville de Camboge n’est guère qu’à quinze lieues plus haut sur cette rivière et qu’environ à cinq lieues de ce côté il y a deux gros bâtiments anglais et trois hollandais ? » — « Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait, à moi ? repartis-je. » — « Quoi ! SIR, reprit-il, appartient-il à un homme qui cherche certaine aventure comme vous faites d’entrer dans un port sans examiner auparavant quels vaisseaux s’y trouvent, et s’il est de force à se mesurer avec eux ? Je ne suppose pas que vous pensiez la partie égale. » — Ce discours m’avait fort amusé, mais pas effrayé le moins du monde, car je ne savais ce qu’il signifiait. Et me tournant brusquement vers notre inconnu, je lui dis : — « Sir, je vous en prie, expliquez-vous ; je n’imagine pas quelle raison je puis avoir de redouter les navires de la Compagnie, ou des bâtiments hollandais : je ne suis point interlope. Que peuvent-ils avoir à me dire ? »

Il prit un air moitié colère, moitié plaisant, garda un instant le silence, puis souriant : — « Fort bien, Sir, me dit-il, si vous vous croyez en sûreté, à vos souhaits ! je suis pourtant fâché que votre destinée vous rende sourd à un bon avis ; sur l’honneur, je vous l’assure, si vous ne regagnez pas la mer immédiatement vous serez attaqué à la prochaine marée par cinq chaloupes bien équipées, et peut-être, si l’on vous prend, serez-vous pendus comme pirates, sauf à informer après. Sir, je pensais trouver un meilleur accueil en vous rendant un service d’une telle importance. » — « Je ne saurais être méconnaissant d’aucun service, ni envers aucun homme qui me témoigne de l’intérêt ; mais cela passe ma compréhension, qu’on puisse avoir un tel dessein contre moi. Quoi qu’il en soit, puisque vous me dites qu’il n’y a point de temps à perdre, et qu’on ourdit contre moi quelque odieuse trame, je retourne à bord sur-le-champ et je remets immédiatement à la voile, si mes hommes peuvent étancher la voie d’eau ou si malgré cela nous pouvons tenir la mer. Mais, sir, partirai-je sans savoir la raison de tout ceci ? Ne pourriez-vous me donner là-dessus quelques lumières ? »

« — Je ne puis vous conter qu’une partie de l’affaire, sir, me dit-il ; mais j’ai là avec moi un matelot hollandais qui à ma prière, je pense, vous dirait le reste si le temps le permettait. Or le gros de l’histoire, dont la première partie, je suppose, vous est parfaitement connue, c’est que vous êtes allés avec ce navire à Sumatra ; que là votre capitaine a été massacré par les Malais avec trois de ces gens, et que vous et quelques-uns de ceux qui se trouvaient à bord avec vous, vous vous êtes enfui avec le bâtiment, et depuis vous vous êtes faits pirates. Voilà le fait en substance, et vous allez être touts saisis comme écumeurs, je vous l’assure, et exécutés sans autre forme de procès ; car, vous le savez, les navires marchands font peu de cérémonies avec les forbans quand ils tombent en leur pouvoir. »

— « Maintenant vous parlez bon anglais, lui dis-je, et je vous remercie ; et quoique je ne sache pas que nous ayons rien fait de semblable, quoique je sois sûr d’avoir acquis honnêtement et légitimement ce vaisseau[1], cependant, puisqu’un pareil coup se prépare, comme vous dites, et que vous me semblez sincère, je me tiendrai sur mes gardes. » — « Non, sir, reprit-il, je ne vous dis pas de vous mettre sur vos gardes : la meilleure précaution est d’être hors de danger. Si vous faites quelque cas de votre vie et de celle de vos gens, regagnez la mer sans délai à la marée haute ; comme vous aurez toute une marée devant vous, vous serez déjà bien loin avant que les cinq chaloupes puissent descendre, car elles ne viendront qu’avec le flux, et comme elles sont à vingt milles plus haut, vous aurez l’avance de près de deux heures sur elles par la différence de la marée, sans compter la longueur du chemin. En outre, comme ce sont des chaloupes seulement, et non point des navires, elles n’oseront vous suivre au large, surtout s’il fait du vent. »

— « Bien, lui dis-je, vous avez été on ne peut plus obligeant en cette rencontre : que puis-je faire pour votre récompense ? » — « Sir, répondit-il, vous ne pouvez avoir grande envie de me récompenser, vous n’êtes pas assez convaincu de la vérité de tout ceci : je vous ferai seulement une proposition : il m’est dû dix-neuf mois de paie à bord du navire le…, sur lequel je suis venu d’Angleterre, et il en est dû sept au Hollandais qui est avec moi ; voulez-vous nous en tenir compte ? nous partirons avec vous. Si la chose en reste là, nous ne demanderons rien de plus ; mais s’il advient que vous soyez convaincu que nous avons sauvé, et votre vie, et le navire, et la vie de tout l’équipage, nous laisserons le reste à votre discrétion. »

J’y tôpai sur-le-champ, et je m’en allai immédiatement à bord, et les deux hommes avec moi. Aussitôt que j’approchai du navire, mon partner, qui ne l’avait point quitté, accourut sur le gaillard d’arrière et tout joyeux me cria : — « O ho ! O ho ! nous avons bouché la voie » — « Tout de bon ? lui dis-je ; béni soit Dieu ! mais qu’on lève l’ancre en toute hâte. » — « Qu’on lève l’ancre ! répéta-t-il, qu’entendez-vous par là ? Qu’y a-t-il ? » « Point de questions, répliquai-je ; mais tout le monde à l’œuvre, et qu’on lève l’ancre sans perdre une minute. » — Frappé d’étonnement, il ne laissa pas d’appeler le capitaine, et de lui ordonner incontinent de lever l’ancre, et quoique la marée ne fût pas entièrement montée, une petite brise de terre soufflant, nous fîmes route vers la mer. Alors j’appelai mon partner dans la cabine et je lui contai en détail mon aventure, puis nous fîmes venir les deux hommes pour nous donner le reste de l’histoire. Mais comme ce récit demandait beaucoup de temps, il n’était pas terminé qu’un matelot vint crier à la porte de la cabine, de la part du capitaine, que nous étions chassés. — « Chassés ! m’écriai-je ; comment et par qui ? » — « Par cinq sloops, ou chaloupes, pleines de monde. » — « Très-bien ! dis-je ; il paraît qu’il y a du vrai là-dedans. » — Sur-le-champ je fis assembler touts nos hommes, et je leur déclarai qu’on avait dessein de se saisir du navire pour nous traiter comme des pirates ; puis je leur demandai s’ils voulaient nous assister et se défendre. Ils répondirent joyeusement, unanimement, qu’ils voulaient vivre et mourir avec nous. Sur ce, je demandai au capitaine quel était à son sens la meilleure marche à suivre dans le combat, car j’étais résolu à résister jusqu’à la dernière goutte de mon sang. — « Il faut, dit-il, tenir l’ennemi à distance avec notre canon, aussi long-temps que possible, puis faire pleuvoir sur lui notre mousqueterie pour l’empêcher de nous aborder ; puis, ces ressources épuisées, se retirer dans nos quartiers ; peut-être n’auront-ils point d’instruments pour briser nos cloisons et ne pourront-ils pénétrer jusqu’à nous. »

Là-dessus notre canonnier reçut l’ordre de transporter deux pièces à la timonerie, pour balayer le pont de l’avant à l’arrière, et de les charger de balles, de morceaux de ferraille, et de tout ce qui tomberait sous la main. Tandis que nous nous préparions au combat, nous gagnions toujours le large avec assez de vent, et nous appercevions dans l’éloignement les embarcations, les cinq grandes chaloupes qui nous suivaient avec toute la voile qu’elles pouvaient faire.

Deux de ces chaloupes, qu’à l’aide de nos longues-vues nous reconnûmes pour anglaises, avaient dépassé les autres de près de deux lieues, et gagnaient considérablement sur nous ; à n’en pas douter, elles voulaient nous joindre ; nous tirâmes donc un coup de canon à poudre pour leur intimer l’ordre de mettre en panne et nous arborâmes un pavillon blanc, comme pour demander à parlementer ; mais elles continuèrent de forcer de voiles jusqu’à ce qu’elles vinssent à portée de canon. Alors nous amenâmes le pavillon blanc auquel elles n’avaient point fait réponse, et, déployant le pavillon rouge, nous tirâmes sur elles à boulets. Sans en tenir aucun compte elles poursuivirent. Quand elles furent assez près pour être hélées avec le porte-voix que nous avions à bord nous les arraisonnâmes, et leur enjoignîmes de s’éloigner, que sinon mal leur en prendrait.

Ce fut peine perdue, elles n’en démordirent point, et s’efforcèrent d’arriver sous notre poupe comme pour nous aborder par l’arrière. Voyant qu’elles étaient résolues à tenter un mauvais coup, et se fiaient sur les forces qui les suivaient, je donnai l’ordre de mettre en panne afin de leur présenter le travers, et immédiatement on leur tira cinq coups de canon, dont un avait été pointé si juste qu’il emporta la poupe de la chaloupe la plus éloignée, ce qui mit l’équipage dans la nécessité d’amener toutes les voiles et de se jeter sur l’avant pour empêcher qu’elle ne coulât ; elle s’en tint là, elle en eut assez ; mais la plus avancée n’en poursuivant pas moins sa course, nous nous préparâmes à faire feu sur elle en particulier.

Dans ces entrefaites, une des trois qui suivaient, ayant devancé les deux autres, s’approcha de celle que nous avions désemparée pour la secourir, et nous la vîmes ensuite en recueillir l’équipage. Nous hélâmes de nouveau la chaloupe la plus proche, et lui offrîmes de nouveau une trêve pour parlementer, afin de savoir ce qu’elle nous voulait : pour toute réponse elle s’avança sous notre poupe. Alors notre canonnier, qui était un adroit compagnon, braqua ses deux canons de chasse et fit feu sur elle ; mais il manqua son coup, et les hommes de la chaloupe, faisant des acclamations et agitant leurs bonnets, poussèrent en avant. Le canonnier, s’étant de nouveau promptement apprêté, fit feu sur eux une seconde fois. Un boulet, bien qu’il n’atteignît pas l’embarcation elle-même, tomba au milieu des matelots, et fit, nous pûmes le voir aisément, un grand ravage parmi eux. Incontinent nous virâmes lof pour lof ; nous leur présentâmes la hanche, et, leur ayant lâché trois coups de canon nous nous apperçûmes que la chaloupe était presque mise en pièces ; le gouvernail entre autres et un morceau de la poupe avaient été emportés ; ils serrèrent donc leurs voiles immédiatement, jetés qu’ils étaient dans une grande confusion.


  1. But I am sure we came honestly and fairly by the ship. — Ici, dans la traduction contemporaine, toujours indigne du beau nom de madame Tastu, on a confondu le verbe to come, venir, et to come by, qui a le sens d’acquérir, et l’on a fait ce joli non-sens et contre-sens : et que je sois sûr d’être venu très-paisiblement et très-honnêtement sur ce navire. — Nous citons ceci entre mille comme memento seulement. P. B.