Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 273-280).

Épisode de la Cabine.



ans un de ces accès de frénésie ou de démence, soit par l’effet du mouvement du vaisseau ou que mon pied eût glissé, je ne sais, je tombai, et mon visage heurta contre le coin du lit de veille où couchait ma maîtresse. À ce coup le sang ruissela de mon nez. Le cabin-boy m’apporta un petit bassin, je m’assis et j’y saignai abondamment. À mesure que le sang coulait je revenais à moi, et la violence du transport ou de la fièvre qui me possédait s’abattait ainsi que la partie vorace de ma faim.

» Alors je me sentis de nouveau malade, et j’eus des soulèvements de cœur ; mais je ne pus vomir, car je n’avais dans l’estomac rien à rejeter. Après avoir saigné quelque temps je m’évanouis : l’on crut que j’étais morte. Je revins bientôt à moi, et j’eus un violent mal à l’estomac impossible à décrire. Ce n’était point des tranchées, mais une douleur d’inanition atroce et déchirante. Vers la nuit elle fit place à une sorte de désir déréglé, à une envie de nourriture, à quelque chose de semblable, je suppose, aux envies d’une femme grosse. Je pris un autre verre d’eau avec du sucre ; mais mon estomac y répugna, et je rendis tout. Alors je bus un verre d’eau sans sucre que je gardai, et je me remis sur le lit, priant du fond du cœur, afin qu’il plût à Dieu de m’appeler à lui ; et après avoir calmé mon esprit par cet espoir, je sommeillai quelque temps. À mon réveil, affaiblie par les vapeurs qui s’élèvent d’un estomac vide, je me crus mourante. Je recommandai mon âme à Dieu, et je souhaitai vivement que quelqu’un voulût me jeter à la mer.

» Durant tout ce temps ma maîtresse était étendue près de moi, et, comme je l’appréhendais, sur le point d’expirer. Toutefois elle supportait son mal avec beaucoup plus de résignation que moi, et donna son dernier morceau de pain à son fils, mon jeune maître, qui ne voulait point le prendre ; mais elle le contraignit à le manger, et c’est, je crois, ce qui lui sauva la vie.

» Vers le matin, je me rendormis, et quand je me réveillai, d’abord j’eus un débordement de pleurs, puis un second accès de faim dévorante, tel que je redevins vorace et retombai dans un affreux état : si ma maîtresse eût été morte, quelle que fût mon affection pour elle, j’ai la conviction que j’aurais mangé un morceau de sa chair avec autant de goût et aussi indifféremment que je le fis jamais de la viande d’aucun animal destiné à la nourriture ; une ou deux fois, je fus tentée de mordre à mon propre bras. Enfin, j’apperçus le bassin dans lequel était le sang que j’avais perdu la veille ; j’y courus, et j’avalai ce sang avec autant de hâte et d’avidité que si j’eusse été étonnée que personne ne s’en fût emparé déjà, et que j’eusse craint qu’on voulût alors me l’arracher.

» Bien qu’une fois faite cette action me remplit d’horreur, cependant cela étourdit ma grosse faim, et, ayant pris un verre d’eau pure, je fus remise et restaurée pour quelques heures. C’était le quatrième jour, et je me soutins ainsi jusque vers la nuit, où, dans l’espace de trois heures, je passai de nouveau, tour à tour, par toutes les circonstances précédentes, c’est-à-dire que je fus malade, assoupie, affamée, souffrante de l’estomac, puis de nouveau vorace, puis de nouveau malade, puis folle, puis éplorée, puis derechef vorace. De quart d’heure en quart d’heure changeant ainsi d’état, mes forces s’épuisèrent totalement. À la nuit, je me couchai, ayant pour toute consolation l’espoir de mourir avant le matin.

» Je ne dormis point de toute cette nuit, ma faim était alors devenue une maladie, et j’eus une terrible colique et des tranchées engendrées par les vents qui, au défaut de nourriture, s’étaient frayé un passage dans mes entrailles. Je restai dans cet état jusqu’au lendemain matin, où je fus quelque peu surprise par les plaintes et les lamentations de mon jeune maître, qui me criait que sa mère était morte. Je me soulevai un peu, n’ayant pas la force de me lever, mais je vis qu’elle respirait encore, quoiqu’elle ne donnât que de faibles signes de vie.

» J’avais alors de telles convulsions d’estomac, provoquées par le manque de nourriture, que je ne saurais en donner une idée ; et de fréquents déchirements, des transes de faim telles que rien n’y peut être comparé, sinon les tortures de la mort. C’est dans cet état que j’étais, quand j’entendis au-dessus de moi les matelots crier : — « Une voile ! une voile ! » — et vociférer et sauter comme s’ils eussent été en démence.

» Je n’étais pas capable de sortir du lit, ma maîtresse encore moins, et mon jeune maître était si malade que je le croyais expirant. Nous ne pûmes donc ouvrir la porte de la cabine ni apprendre ce qui pouvait occasionner un pareil tumulte. Il y avait deux jours que nous n’avions eu aucun rapport avec les gens de l’équipage, qui nous avaient dit n’avoir pas dans le bâtiment une bouchée de quoi que ce soit à manger. Et depuis, ils nous avouèrent qu’ils nous avaient crus morts.

» C’était là l’affreux état où nous étions quand vous fûtes envoyé pour nous sauver la vie. Et comment vous nous trouvâtes, sir, vous le savez aussi bien et même mieux que moi. »

Tel fut son propre récit. C’était une relation tellement exacte de ce qu’on souffre en mourant de faim, que jamais vraiment je n’avais rien ouï de pareil, et qu’elle fut excessivement intéressante pour moi. Je suis d’autant plus disposé à croire que cette peinture est vraie, que le jeune homme m’en toucha lui-même une bonne partie, quoique, à vrai dire, d’une façon moins précise et moins poignante, sans doute parce que sa mère l’avait soutenu aux dépens de sa propre vie. Bien que la pauvre servante fût d’une constitution plus forte que sa maîtresse, déjà sur le retour et délicate, il se peut qu’elle ait eu à lutter plus cruellement contre la faim, je veux dire qu’il peut être présumable que cette infortunée en ait ressenti les horreurs plus tôt que sa maîtresse, qu’on ne saurait blâmer d’avoir gardé les derniers morceaux, sans en rien abandonner pour le soulagement de sa servante. Sans aucun doute d’après cette relation, si notre navire ou quelque autre ne les eût pas si providentiellement rencontrés, quelques jours de plus, et ils étaient touts morts, à moins qu’ils n’eussent prévenu l’événement en se mangeant les uns les autres ; et même, dans leur position, cela ne leur eût que peu servi, vu qu’ils étaient à cinq cents lieues de toute terre et hors de toute possibilité d’être secourus autrement que de la manière miraculeuse dont la chose advint. Mais ceci soit dit en passant. Je retourne à mes dispositions concernant ma colonie.

Et d’abord il faut observer que, pour maintes raisons, je ne jugeai pas à propos de leur parler du sloop que j’avais embarqué en botte, et que j’avais pensé faire assembler dans l’île ; car je trouvai, du moins à mon arrivée, de telles semences de discorde parmi eux, que je vis clairement, si je reconstruisais le sloop et le leur laissais, qu’au moindre mécontentement ils se sépareraient, s’en iraient chacun de son côté, ou peut-être même s’adonneraient à la piraterie et feraient ainsi de l’île un repaire de brigands, au lieu d’une colonie de gens sages et religieux comme je voulais qu’elle fût. Je ne leur laissai pas davantage, pour la même raison, les deux pièces de canon de bronze que j’avais à bord et les deux caronades dont mon neveu s’était chargé par surcroît. Ils me semblaient suffisamment équipés pour une guerre défensive contre quiconque entreprendrait sur eux ; et je n’entendais point les armer pour une guerre offensive ni les encourager à faire des excursions pour attaquer autrui, ce qui, en définitive, n’eût attiré sur eux et leurs desseins que la ruine et la destruction. Je réservai, en conséquence, le sloop et les canons pour leur être utiles d’une autre manière, comme je le consignerai en son lieu.

J’en avais alors fini avec mon île. Laissant touts mes planteurs en bonne passe, et dans une situation florissante, je retournai à bord de mon navire le cinquième jour de mai, après avoir demeuré vingt-cinq jours parmi eux ; comme ils étaient touts résolus à rester dans l’île jusqu’à ce que je vinsse les en tirer, je leur promis de leur envoyer de nouveaux secours du Brésil, si je pouvais en trouver l’occasion, et spécialement je m’engageai à leur envoyer du bétail, tels que moutons, cochons et vaches : car pour les deux vaches et les veaux que j’avais emmenés d’Angleterre, la longueur de la traversée nous avait contraints à les tuer, faute de foin pour les nourrir.

Le lendemain, après les avoir salués de cinq coups de canon de partance, nous fîmes voile, et nous arrivâmes à la Baie de Touts-les-Saints, au Brésil, en vingt-deux jours environ, sans avoir rencontré durant le trajet rien de remarquable que ceci : Après trois jours de navigation, étant abriés et le courant nous portant violemment au Nord-Nord-Est dans une baie ou golfe vers la côte, nous fûmes quelque peu entraînés hors de notre route, et une ou deux fois nos hommes crièrent : — « Terre à l’Est ! » — Mais était-ce le Continent ou des îles ? C’est ce que nous n’aurions su dire aucunement.

Or le troisième jour, vers le soir, la mer étant douce et le temps calme, nous vîmes la surface de l’eau en quelque sorte couverte, du côté de la terre, de quelque chose de très-noir, sans pouvoir distinguer ce que c’était. Mais un instant après, notre second étant monté dans les haubans du grand mât, et ayant braqué une lunette d’approche sur ce point, cria que c’était une armée. Je ne pouvais m’imaginer ce qu’il entendait par une armée, et je lui répondis assez brusquement, l’appelant fou, ou quelque chose semblable. — « Oui-da, sir, dit-il, ne vous fâchez pas, car c’est bien une armée et même une flotte ; car je crois qu’il y a bien mille canots ! Vous pouvez d’ailleurs les voir pagayer ; ils s’avancent en hâte vers nous, et sont pleins de monde. »

Dans le fond je fus alors un peu surpris, ainsi que mon neveu, le capitaine ; comme il avait entendu dans l’île de terribles histoires sur les Sauvages et n’était point encore venu dans ces mers, il ne savait trop que penser de cela ; et deux ou trois fois il s’écria que nous allions touts être dévorés. Je dois l’avouer, vu que nous étions abriés, et que le courant portait avec force vers la terre, je mettais les choses au pire. Cependant je lui recommandai de ne pas s’effrayer, mais de faire mouiller l’ancre aussitôt que nous serions assez près pour savoir s’il nous fallait en venir aux mains avec eux.

Le temps demeurant calme, et les canots nageant rapidement vers nous, je donnai l’ordre de jeter l’ancre et de ferler toutes nos voiles. Quant aux Sauvages, je dis à nos gens que nous n’avions à redouter de leur part que le feu ; que, pour cette raison, il fallait mettre nos embarcations à la mer, les amarrer, l’une à la proue, l’autre à la poupe, les bien équiper toutes deux, et attendre ainsi l’événement. J’eus soin que les hommes des embarcations se tinssent prêts, avec des seaux et des écopes, à éteindre le feu si les Sauvages tentaient de le mettre à l’extérieur du navire.

Dans cette attitude nous les attendîmes, et en peu de temps ils entrèrent dans nos eaux ; mais jamais si horrible spectacle ne s’était offert à des Chrétiens ! Mon lieutenant s’était trompé de beaucoup dans le calcul de leur nombre, — je veux dire en le portant à mille canots, — le plus que nous pûmes en compter quand ils nous eurent atteints étant d’environ cent vingt-six. Ces canots contenaient une multitude d’Indiens ; car quelques-uns portaient seize ou dix-sept hommes, d’autres davantage, et les moindre six ou sept.

Lorsqu’ils se furent approchés de nous, ils semblèrent frappés d’étonnement et d’admiration, comme à l’aspect d’une chose qu’ils n’avaient sans doute jamais vue auparavant, et ils ne surent d’abord, comme nous le comprîmes ensuite, comment s’y prendre avec nous. Cependant, ils s’avancèrent hardiment, et parurent se disposer à nous entourer ; mais nous criâmes à nos hommes qui montaient les chaloupes, de ne pas les laisser venir trop près.