Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 217-224).

Arrivée chez les Anglais.



r, vous, sir, vous avez ici une belle occasion de convertir trente-six ou trente-sept pauvres Sauvages idolâtres à la connaissance de Dieu, leur Créateur et Rédempteur, et je trouve très-extraordinaire que vous laissiez échapper une pareille opportunité de faire une bonne œuvre, digne vraiment qu’un homme y consacra son existence tout entière. »

Je restai muet, je n’avais pas un mot à dire. Là devant les yeux j’avais l’ardeur d’un zèle véritablement chrétien pour Dieu et la religion ; quels que fussent d’ailleurs les principes particuliers de ce jeune homme de bien. Quant à moi, jusqu’alors je n’avais pas même eu dans le cœur une pareille pensée, et sans doute je ne l’aurais jamais conçue ; car ces Sauvages étaient pour moi des esclaves, des gens que, si nous eussions eu à les employer à quelques travaux, nous aurions traités comme tels, ou que nous aurions été fort aises de transporter dans toute autre partie du monde. Notre affaire était de nous en débarrasser. Nous aurions touts été satisfaits de les voir partir pour quelque pays, pourvu qu’ils ne revissent jamais le leur. — Mais revenons à notre sujet. J’étais, dis-je, resté confondu à son discours, et je ne savais quelle réponse lui faire. Il me regarda fixement, et, remarquant mon trouble : — « sir, dit-il, je serais désolé si quelqu’une de mes paroles avait pu vous offenser. » — « Non, non, repartis-je, ma colère ne s’adresse qu’à moi-même. Je suis profondément contristé non-seulement de n’avoir pas eu la moindre idée de cela jusqu’à cette heure, mais encore de ne pas savoir à quoi me servira la connaissance que j’en ai maintenant. Vous n’ignorez pas, sir, dans quelles circonstances je me trouve. Je vais aux Indes-Orientales sur un navire frété par des négociants, envers lesquels ce serait commettre une injustice criante que de retenir ici leur bâtiment, l’équipage étant pendant tout ce temps nourri et payé aux frais des armateurs. Il est vrai que j’ai stipulé qu’il me serait loisible de demeurer douze jours ici, et que si j’y stationnais davantage, je paierais trois livres sterling par jour de starie. Toutefois je ne puis prolonger ma starie au-delà de huit jours : en voici déjà treize que je séjourne en ce lieu. Je suis donc tout-à-fait dans l’impossibilité de me mettre à cette œuvre, à moins que je ne me résigne à être de nouveau abandonné sur cette île ; et, dans ce cas, si ce seul navire venait à se perdre sur quelque point de sa course, je retomberais précisément dans le même état où je me suis trouvé une première fois ici, et duquel j’ai été si merveilleusement délivré. »

Il avoua que les clauses de mon voyage étaient onéreuses ; mais il laissa à ma conscience à prononcer si le bonheur de sauver trente-sept âmes ne valait pas la peine que je hasardasse tout ce que j’avais au monde. N’étant pas autant que lui pénétré de cela, je lui répliquai ainsi : — « C’est en effet, sir, chose fort glorieuse que d’être un instrument dans la main de Dieu pour convertir trente-sept payens à la connaissance du Christ. Mais comme vous êtes un ecclésiastique et préposé à cette œuvre, il semble qu’elle entre naturellement dans le domaine de votre profession ; comment se fait-il donc qu’au lieu de m’y exhorter, vous n’offriez pas vous-même de l’entreprendre ? »

À ces mots, comme il marchait à mon côté, il se tourna face à face avec moi, et, m’arrêtant tout court, il me fit une profonde révérence. — « Je rends grâce à Dieu et à vous du fond de mon cœur, sir, dit-il, de m’avoir appelé si manifestement à une si sainte entreprise ; et si vous vous en croyez dispensé et désirez que je m’en charge, je l’accepte avec empressement, et je regarderai comme une heureuse récompense des périls et des peines d’un voyage aussi interrompu et aussi malencontreux que le mien, de vaquer enfin à une œuvre si glorieuse. »

Tandis qu’il parlait ainsi, je découvris sur son visage une sorte de ravissement, ses yeux étincelaient comme le feu, sa face s’embrasait, pâlissait et se renflammait, comme s’il eût été en proie à des accès. En un mot il était rayonnant de joie de se voir embarqué dans une pareille entreprise. Je demeurai fort long-temps sans pouvoir exprimer ce que j’avais à lui dire ; car j’étais réellement surpris de trouver un homme d’une telle sincérité et d’une telle ferveur, et entraîné par son zèle au-delà du cercle ordinaire des hommes, non-seulement de sa communion, mais de quelque communion que ce fût. Or après avoir considéré cela quelques instants, je lui demandai sérieusement, s’il était vrai qu’il voulût s’aventurer dans la vue seule d’une tentative à faire auprès de ces pauvres gens, à rester enfermé dans une île inculte, peut-être pour la vie, et après tout sans savoir même s’il pourrait ou non leur procurer quelque bien.

Il se tourna brusquement vers moi, et s’écria : — « Qu’appelez-vous s’aventurer ! Dans quel but, s’il vous plaît, sir, ajouta-t-il, pensez-vous que j’aie consenti à prendre passage à bord de votre navire pour les Indes-Orientales ? » — « Je ne sais, dis-je, à moins que ce ne fût pour prêcher les Indiens. » — « Sans aucun doute, répondit-il. Et croyez-vous que si je puis convertir ces trente-sept hommes à la Foi du Christ, je n’aurai pas dignement employé mon temps, quand je devrais même n’être jamais retiré de l’île ? Le salut de tant d’âmes n’est-il pas infiniment plus précieux que ne l’est ma vie et même celle de vingt autres de ma profession ? Oui, sir, j’adresserais toute ma vie des actions de grâce au Christ et à la Sainte-Vierge si je pouvais devenir le moindre instrument heureux du salut de l’âme de ces pauvres hommes, dussé-je ne jamais mettre le pied hors de cette île, et ne revoir jamais mon pays natal. Or puisque vous voulez bien me faire l’honneur de me confier cette tâche, — en reconnaissance de quoi je prierai pour vous touts les jours de ma vie, — je vous adresserai une humble requête » — « Qu’est-ce ? lui dis-je. » — « C’est, répondit-il, de laisser avec moi votre serviteur Vendredi, pour me servir d’interprète et me seconder auprès de ces Sauvages ; car sans trucheman je ne saurais en être entendu ni les entendre. »

Je fus profondément ému à cette demande, car je ne pouvais songer à me séparer de Vendredi, et pour maintes raisons. Il avait été le compagnon de mes travaux ; non-seulement il m’était fidèle, mais son dévouement était sans bornes, et j’avais résolu de faire quelque chose de considérable pour lui s’il me survivait, comme c’était probable. D’ailleurs je pensais qu’ayant fait de Vendredi un Protestant, ce serait vouloir l’embrouiller entièrement que de l’inciter à embrasser une autre communion. Il n’eût jamais voulu croire, tant que ses yeux seraient restés ouverts, que son vieux maître fût un hérétique et serait damné. Cela ne pouvait donc avoir pour résultat que de ruiner les principes de ce pauvre garçon et de le rejeter dans son idolâtrie première.

Toutefois, dans cette angoisse, je fus soudainement soulagé par la pensée que voici : je déclarai à mon jeune prêtre qu’en honneur je ne pouvais pas dire que je fusse prêt à me séparer de Vendredi pour quelque motif que ce pût être, quoiqu’une œuvre qu’il estimait plus que sa propre vie dût sembler à mes yeux de beaucoup plus de prix que la possession ou le départ d’un serviteur ; que d’ailleurs j’étais persuadé que Vendredi ne consentirait jamais en aucune façon à se séparer de moi, et que l’y contraindre violemment serait une injustice manifeste, parce que je lui avais promis que je ne le renverrais jamais, et qu’il m’avait promis et juré de ne jamais m’abandonner, à moins que je ne le chassasse.

Là-dessus notre abbé parut fort en peine, car tout accès à l’esprit de ces pauvres gens lui était fermé, puisqu’il ne comprenait pas un seul mot de leur langue, ni eux un seul mot de la sienne. Pour trancher la difficulté, je lui dis que le père de Vendredi avait appris l’espagnol, et que lui-même, le connaissant, il pourrait lui servir d’interprète. Ceci lui remit du baume dans le cœur, et rien n’eût pu le dissuader de rester pour tenter la conversion des Sauvages. Mais la Providence donna à toutes ces choses un tour différent et fort heureux.

Je reviens maintenant à la première partie de ses reproches. — Quand nous fûmes arrivés chez les Anglais, je les mandai touts ensemble, et, après leur avoir rappelé ce que j’avais fait pour eux, c’est-à-dire de quels objets nécessaires je les avais pourvus et de quelle manière ces objets avaient été distribués, ce dont ils étaient pénétrés et reconnaissants, je commençai à leur parler de la vie scandaleuse qu’ils menaient, et je leur répétai toutes les remarques que le prêtre avait déjà faites à cet égard. Puis, leur démontrant combien cette vie était anti-chrétienne et impie, je leur demandai s’ils étaient mariés ou célibataires. Ils m’exposèrent aussitôt leur état, et me déclarèrent que deux d’entre eux étaient veufs et les trois autres simplement garçons. — « Comment, poursuivis-je, avez-vous pu en bonne conscience prendre ces femmes, cohabiter avec elles comme vous l’avez fait, les appeler vos épouses, en avoir un si grand nombre d’enfants, sans être légitimement mariés ? »

Ils me firent touts la réponse à laquelle je m’attendais, qu’il n’y avait eu personne pour les marier ; qu’ils s’étaient engagés devant le gouverneur à les prendre pour épouses et à les garder et à les reconnaître comme telles, et qu’ils pensaient, eu égard à l’état des choses, qu’ils étaient aussi légitimement mariés que s’ils l’eussent été par un recteur et avec toutes les formalités du monde.

Je leur répliquai que sans aucun doute ils étaient unis aux yeux de Dieu et consciencieusement obligés de garder ces femmes pour épouses ; mais que les lois humaines étant touts autres, ils pouvaient prétendre n’être pas liés et délaisser à l’avenir ces malheureuses et leurs enfants ; et qu’alors leurs épouses, pauvres femmes désolées, sans amis et sans argent, n’auraient aucun moyen de se sortir de peine. Aussi, leur dis-je, à moins que je ne fusse assuré de la droiture de leurs intentions, que je ne pouvais rien pour eux ; que j’aurais soin que ce que je ferais fût, à leur exclusion, tout au profit de leurs femmes et de leurs enfants ; et, à moins qu’ils ne me donnassent l’assurance qu’ils épouseraient ces femmes, que je ne pensais pas qu’il fût convenable qu’ils habitassent plus long-temps ensemble conjugalement ; car c’était tout à la fois scandaleux pour les hommes et offensant pour Dieu, dont ils ne pouvaient espérer la bénédiction s’ils continuaient de vivre ainsi.

Tout se passa selon mon attente. Ils me déclarèrent, principalement Atkins, qui semblait alors parler pour les autres, qu’ils aimaient leurs femmes autant que si elles fussent nées dans leur propre pays natal, et qu’ils ne les abandonneraient sous aucun prétexte au monde ; qu’ils avaient l’intime croyance qu’elles étaient tout aussi vertueuses, tout aussi modestes, et qu’elles faisaient tout ce qui dépendait d’elles pour eux et pour leurs enfants tout aussi bien que quelque femme que ce pût être. Enfin que nulle considération ne pourrait les en séparer. William Atkins ajouta, pour son compte, que si quelqu’un voulait l’emmener et lui offrait de le reconduire en Angleterre et de le faire capitaine du meilleur navire de guerre de la Marine, il refuserait de partir s’il ne pouvait transporter avec lui sa femme et ses enfants ; et que, s’il se trouvait un ecclésiastique à bord, il se marierait avec elle sur-le-champ et de tout cœur.

C’était là justement ce que je voulais. Le prêtre n’était pas avec moi en ce moment, mais il n’était pas loin. Je dis donc à Atkins, pour l’éprouver jusqu’au bout, que j’avais avec moi un ecclésiastique, et que, s’il était sincère, je le marierais le lendemain ; puis je l’engageai à y réfléchir et à en causer avec les autres. Il me répondit que, quant à lui-même, il n’avait nullement besoin de réflexion, car il était fort disposé à cela, et fort aise que j’eusse un ministre avec moi. Son opinion était d’ailleurs que touts y consentiraient également. Je lui déclarai alors que mon ami le ministre était Français et ne parlait pas anglais ; mais que je ferais entre eux l’office de clerc. Il ne me demanda seulement pas s’il était papiste ou protestant, ce que vraiment je redoutais. Jamais même il ne fut question de cela. Sur ce nous nous séparâmes. Moi je retournai vers mon ecclésiastique et William Atkins rentra pour s’entretenir avec ses compagnons. — Je recommandai au prêtre français de ne rien leur dire jusqu’à ce que l’affaire fût tout-à-fait mûre, et je lui communiquai leur réponse.