Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 201-208).

Conférence.



ur l’honneur, mille hommes, s’ils n’eussent su qu’elle existât ou ne l’eussent cherchée à dessein, auraient pu sans la trouver battre l’île pendant un mois : car les arbres avaient cru si épais et si serrés, et s’étaient tellement entrelacés les uns dans les autres, que pour découvrir la place il eût fallu d’abord les abattre, à moins qu’on n’eût trouvé les deux petits passages servant d’entrée et d’issue, ce qui n’était pas fort aisé. L’un était juste au bord de l’eau, sur la rive de la crique, et à plus de deux cents verges du château ; l’autre se trouvait au haut de la double escalade, que j’ai déjà exactement décrite. Sur le sommet de la colline il y avait aussi un gros bois, planté serré, de plus d’un acre d’étendue, lequel avait cru promptement, et garantissait la place de toute atteinte de ce côté, où l’on ne pouvait pénétrer que par une ouverture étroite réservée entre deux arbres, et peu facile à découvrir.

L’autre colonie était celle de Will Atkins, où se trouvaient quatre familles anglaises, je veux dire les Anglais que j’avais laissés dans l’île, leurs femmes, leurs enfants, trois Sauvages esclaves, la veuve et les enfants de celui qui avait été tué, le jeune homme et la servante, dont, par parenthèse, nous fîmes une femme avant notre départ. Là habitaient aussi les deux charpentiers et le tailleur que je leur avais amenés, ainsi que le forgeron, artisan fort utile, surtout comme arquebusier, pour prendre soin de leurs armes ; enfin, mon autre homme, que j’appelais — « Jack-bon-à-tout », et qui à lui seul valait presque vingt hommes ; car c’était non-seulement un garçon fort ingénieux, mais encore un joyeux compagnon. Avant de partir nous le mariâmes à l’honnête servante venue avec le jeune homme à bord du navire, ce dont j’ai déjà fait mention.

Maintenant que j’en suis arrivé à parler de mariage, je me vois naturellement entraîné à dire quelques mots de l’ecclésiastique français, qui pour me suivre avait quitté l’équipage que je recueillis en mer. Cet homme, cela est vrai, était catholique romain, et peut-être choquerais-je par-là quelques personnes si je rapportais rien d’extraordinaire au sujet d’un personnage que je dois, avant de commencer, — pour le dépeindre fidèlement, — en des termes fort à son désavantage aux yeux des Protestants, représenter d’abord comme Papiste, secondement comme prêtre papiste et troisièmement comme prêtre papiste français[1].

Mais la justice exige de moi que je lui donne son vrai caractère ; et je dirai donc que c’était un homme grave, sobre, pieux, plein de ferveur, d’une vie régulière, d’une ardente charité, et presque en toutes choses d’une conduite exemplaire. Qui pourrait me blâmer d’apprécier, nonobstant sa communion, la valeur d’un tel homme, quoique mon opinion soit, peut-être ainsi que l’opinion de ceux qui liront ceci, qu’il était dans l’erreur ?[2]

Tout d’abord que je m’entretins avec lui, après qu’il eut consenti à aller avec moi aux Indes-Orientales, je trouvai, non sans raison, un charme extrême dans sa conversation. Ce fut de la manière la plus obligeante qu’il entama notre première causerie sur la religion.

— « Sir, dit-il, non-seulement, grâce à Dieu, — à ce nom il se signa la poitrine, — vous m’avez sauvé la vie, mais vous m’avez admis à faire ce voyage dans votre navire, et par votre civilité pleine de déférence vous m’avez reçu dans votre familiarité, en donnant champ libre à mes discours. Or, Sir, vous voyez à mon vêtement quelle est ma communion, et je devine, moi, par votre nation, quelle est la vôtre. Je puis penser qu’il est de mon devoir, et cela n’est pas douteux, d’employer touts mes efforts, en toute occasion, pour amener le plus d’âmes que je puis et à la connaissance de la vérité et à embrasser la doctrine catholique ; mais, comme je suis ici sous votre bon vouloir et dans votre famille, vos amitiés m’obligent, aussi bien que la décence et les convenances, à me ranger sous votre obéissance. Je n’entrerai donc pas plus avant que vous ne m’y autoriserez dans aucun débat sur des points de religion touchant lesquels nous pourrions différer de sentiments.

Je lui dis que sa conduite était si pleine de modestie, que je ne pouvais ne pas en être pénétré ; qu’à la vérité nous étions de ces gens qu’ils appelaient hérétiques, mais qu’il n’était pas le premier catholique avec lequel j’eusse conversé sans tomber dans quelques difficultés ou sans porter la question un peu haut dans le débat ; qu’il ne s’en trouverait pas plus mal traité pour avoir une autre opinion que nous, et que si nous ne nous entretenions pas sur cette matière sans quelque aigreur d’un côté ou de l’autre, ce serait sa faute et non la nôtre.

Il répliqua qu’il lui semblait facile d’éloigner toute dispute de nos entretiens ; que ce n’était point son affaire de convertir les principes de chaque homme avec qui il discourait, et qu’il désirait converser avec moi plutôt en homme du monde qu’en religieux ; que si je voulais lui permettre de discourir quelquefois sur des sujets de religion, il le ferait très-volontiers ; qu’alors il ne doutait point que je ne le laissasse défendre ses propres opinions aussi bien qu’il le pourrait, mais que sans mon agrément il n’ouvrirait jamais la bouche sur pareille matière.

Il me dit encore que, pour le bien du navire et le salut de tout ce qui s’y trouvait, il ne cesserait de faire tout ce qui seyait à sa double mission de prêtre et de Chrétien ; et que, nonobstant que nous ne voulussions pas peut-être nous réunir à lui, et qu’il ne pût joindre ses prières aux nôtres, il espérait pouvoir prier pour nous, ce qu’il ferait en toute occasion. Telle était l’allure de nos conversations ; et, de même qu’il était d’une conduite obligeante et noble, il était, s’il peut m’être permis de le dire, homme de bon sens, et, je crois, d’un grand savoir.

Il me fit un fort agréable récit de sa vie et des événements extraordinaires dont elle était semée. Parmi les nombreuses aventures qui lui étaient advenues depuis le peu d’années qu’il courait le monde, celle-ci était surtout très-remarquable. Durant le voyage qu’il poursuivait encore, il avait eu la disgrâce d’être embarqué et débarqué cinq fois, sans que jamais aucun des vaisseaux où il se trouvait fût parvenu à sa destination. Son premier dessein était d’aller à la Martinique, et il avait pris passage à Saint-Malo sur un navire chargé pour cette île ; mais, contraint par le mauvais temps de faire relâche à Lisbonne, le bâtiment avait éprouvé quelque avarie en échouant dans l’embouchure du Tage, et on avait été obligé de décharger sa cargaison. Là, trouvant un vaisseau portugais nolisé pour Madère prêt à mettre à la voile, et supposant rencontrer facilement dans ce parage un navire destiné pour la Martinique, il s’était donc rembarqué. Mais le capitaine de ce bâtiment portugais, lequel était un marin négligent, s’étant trompé dans son estime, avait dérivé jusqu’à Fayal, où toutefois il avait eu la chance de trouver un excellent débit de son chargement, qui consistait en grains. En conséquence, il avait résolu de ne point aller à Madère, mais de charger du sel à l’île de May, et de faire route de là pour Terre-Neuve. — Notre jeune ecclésiastique dans cette occurrence n’avait pu que suivre la fortune du navire, et le voyage avait été assez heureux jusqu’aux Bancs, — on appelle ainsi le lieu où se fait la pêche. Ayant rencontré là un bâtiment français parti de France pour Québec, sur la rivière du Canada, puis devant porter des vivres à la Martinique, il avait cru tenir une bonne occasion d’accomplir son premier dessein ; mais, arrivé à Québec, le capitaine était mort, et le vaisseau n’avait pas poussé plus loin. Il s’était donc résigné à retourner en France sur le navire qui avait brûlé en mer, et dont nous avions recueilli l’équipage, et finalement il s’était embarqué avec nous pour les Indes-Orientales, comme je l’ai déjà dit. — C’est ainsi qu’il avait été désappointé dans cinq voyages, qui touts, pour ainsi dire, n’en étaient qu’un seul : cela soit dit sans préjudice de ce que j’aurai occasion de raconter de lui par la suite.

Mais je ne ferai point de digression sur les aventures d’autrui étrangères à ma propre histoire. — Je retourne à ce qui concerne nos affaires de l’île. Notre religieux, — car il passa avec nous tout le temps que nous séjournâmes à terre, — vint me trouver un matin, comme je me disposais à aller visiter la colonie des Anglais, dans la partie la plus éloignée de l’île ; il vint à moi, dis-je, et me déclara d’un air fort grave qu’il aurait désiré depuis deux ou trois jours trouver le moment opportun de me faire une ouverture qui, espérait-il, ne me serait point désagréable, parce qu’elle lui semblait tendre sous certains rapports à mon dessein général, le bonheur de ma nouvelle colonie, et pouvoir sans doute la placer, au moins plus avant qu’elle ne l’était selon lui, dans la voie des bénédictions de Dieu.

Je restai un peu surpris à ces dernières paroles ; et l’interrompant assez brusquement : — « Comment, sir, m’écriai-je, peut-on dire que nous ne sommes pas dans la voie des bénédictions de Dieu, après l’assistance si palpable et les délivrances si merveilleuses que nous avons vues ici, et dont je vous ai donné un long détail ? »

— S’il vous avait plu de m’écouter, sir, répliqua-t-il avec beaucoup de modération et cependant avec une grande vivacité, vous n’auriez pas eu lieu d’être fâché, et encore moins de me croire assez dénué de sens pour insinuer que vous n’avez pas eu d’assistances et de délivrances miraculeuses. J’espère, quant à vous-même, que vous êtes dans la voie des bénédictions de Dieu, et que votre dessein est bon, et qu’il prospérera. Mais, sir, vos desseins fussent-ils encore meilleurs, au-delà même de ce qui vous est possible, il peut y en avoir parmi vous dont les actions ne sont pas aussi irréprochables ; or, dans l’histoire des enfants d’Israël, qu’il vous souvienne d’Haghan, qui, lui seul, suffit, dans le camp, pour détourner la bénédiction de Dieu de tout le peuple et lui rendre son bras si redoutable, que trente-six d’entre les Hébreux, quoiqu’ils n’eussent point trempé dans le crime, devinrent l’objet de la vengeance céleste, et portèrent le poids du châtiment. »

Je lui dis, vivement touché de ce discours, que sa conclusion était si juste, que ses intentions me paraissaient si sincères et qu’elles étaient de leur nature réellement si religieuses, que j’étais fort contrit de l’avoir interrompu, et que je le suppliais de poursuivre. Cependant, comme il semblait que ce que nous avions à nous dire dût prendre quelque temps, je l’informai que j’allais visiter la plantation des Anglais, et lui demandai s’il voulait venir avec moi, que nous pourrions causer de cela chemin faisant. Il me répondit qu’il m’y accompagnerait d’autant plus volontiers que c’était là qu’en partie s’était passée la chose dont il désirait m’entretenir. Nous partîmes donc, et je le pressai de s’expliquer franchement et ouvertement sur ce qu’il avait à me dire.

— « Eh bien, sir, me dit-il, veuillez me permettre d’établir quelques propositions comme base de ce que j’ai à dire, afin que nous ne différions pas sur les principes généraux, quoique nous puissions être d’opinion différente sur la pratique des détails. D’abord, sir, malgré que nous divergions sur quelques points de doctrine religieuse, — et il est très-malheureux qu’il en soit ainsi, surtout dans le cas présent, comme je le démontrerai ensuite, — il est cependant quelques principes généraux sur lesquels nous sommes d’accord : nommément qu’il y a un Dieu, et que Dieu nous ayant donné des lois générales et fixes de devoir et d’obéissance, nous ne devons pas volontairement et sciemment l’offenser, soit en négligeant de faire ce qu’il a commandé, soit en faisant ce qu’il a expressément défendu. Quelles que soient nos différentes religions, ce principe général est spontanément avoué par nous touts, que la bénédiction de Dieu ne suit pas ordinairement une présomptueuse transgression de sa Loi.


  1. Voir à la Dissertation religieuse.
  2. Voir à la même Dissertation.