Robinson Crusoé (Borel)/68
près avoir tenu conseil une demi-heure, on les fit entrer, et il s’engagea à leur sujet un long débat : leurs deux compatriotes les accusèrent d’avoir anéanti le fruit de leur travail et formé le dessein de les assassiner : toutes choses qu’ils avaient avouées auparavant et que par conséquent ils ne pouvaient nier actuellement ; alors les Espagnols intervinrent comme modérateurs ; et, de même qu’ils avaient obligé les deux Anglais à ne point faire de mal aux trois autres pendant que ceux-ci étaient nus et désarmés, de même maintenant ils obligèrent ces derniers à aller rebâtir à leurs compatriotes deux huttes, l’une devant être de la même dimension, et l’autre plus vaste que les premières ; comme aussi à rétablir les clôtures qu’ils avaient arrachées, à planter des arbres à la place de ceux qu’ils avaient déracinés, à bêcher le sol pour y semer du blé là où ils avaient endommagé la culture ; en un mot, à rétablir toutes choses en l’état où ils les avaient trouvées, autant du moins que cela se pouvait ; car ce n’était pas complètement possible : on ne pouvait réparer le temps perdu dans la saison du blé, non plus que rendre les arbres et les haies ce qu’ils étaient.
Ils se soumirent à toutes ces conditions ; et, comme pendant ce temps on leur fournit des provisions en abondance, ils devinrent très-paisibles, et la bonne intelligence régna de nouveau dans la société ; seulement on ne put jamais obtenir de ces trois hommes de travailler pour eux-mêmes, si ce n’est un peu par ci, par là, et selon leur caprice. Toutefois les Espagnols leur dirent franchement que, pourvu qu’ils consentissent à vivre avec eux d’une manière sociable et amicale, et à prendre en général le bien de la plantation à cœur, on travaillerait pour eux, en sorte qu’ils pourraient se promener et être oisifs tout à leur aise. Ayant donc vécu en paix pendant un mois ou deux, les Espagnols leur rendirent leurs armes, et leur donnèrent la permission de les porter dans leurs excursions comme par le passé.
Une semaine s’était à peine écoulée depuis qu’ils avaient repris possession de leurs armes et recommencé leurs courses, que ces hommes ingrats se montrèrent aussi insolents et aussi peu supportables qu’auparavant ; mais sur ces entrefaites un incident survint qui mit en péril la vie de tout le monde, et qui les força de déposer tout ressentiment particulier, pour ne songer qu’à la conservation de leur vie.
Il arriva une nuit que le gouverneur espagnol, comme je l’appelle, c’est-à-dire l’Espagnol à qui j’avais sauvé la vie, et qui était maintenant le capitaine, le chef ou le gouverneur de la colonie, se trouva tourmenté d’insomnie et dans l’impossibilité de fermer l’œil : il se portait parfaitement bien de corps, comme il me le dit par la suite en me contant cette histoire ; seulement ses pensées se succédaient tumultueusement, son esprit n’était plein que d’hommes combattant et se tuant les uns les autres ; cependant il était tout-à-fait éveillé et ne pouvait avoir un moment de sommeil. Il resta long-temps couché dans cet état ; mais, se sentant de plus en plus agité, il résolut de se lever. Comme ils étaient en grand nombre, ils ne couchaient pas dans des hamacs comme moi, qui étais seul, mais sur des peaux de chèvres étendues sur des espèces de lits et de paillasses qu’ils s’étaient faits ; en sorte que quand ils voulaient se lever ils n’avaient qu’à se mettre sur leurs jambes, à passer un habit et à chausser leurs souliers, et ils étaient prêts à aller où bon leur semblait.
S’étant donc ainsi levé, il jeta un coup d’œil dehors ; mais il faisait nuit et il ne put rien ou presque rien voir ; d’ailleurs les arbres que j’avais plantés, comme je l’ai dit dans mon premier récit, ayant poussé à une grande hauteur, interceptaient sa vue ; en sorte que tout ce qu’il pût voir en levant les yeux, fut un ciel clair et étoilé. N’entendant aucun bruit, il revint sur ses pas et se recoucha ; mais ce fut inutilement : il ne put dormir ni goûter un instant de repos ; ses pensées continuaient à être agitées et inquiètes sans qu’il sût pourquoi.
Ayant fait quelque bruit en se levant et en allant et venant, l’un de ses compagnons s’éveilla et demanda quel était celui qui se levait. Le gouverneur lui dit ce qu’il éprouvait. — « Vraiment ! dit l’autre espagnol, ces choses-là méritent qu’on s’y arrête, je vous assure : il se prépare en ce moment quelque chose contre nous, j’en ai la certitude » ; — et sur-le champ il lui demanda où étaient les Anglais. — « Ils sont dans leurs huttes, dit-il, tout est en sûreté de ce côté-là. » — Il paraît que les Espagnols avaient pris possession du logement principal, et avaient préparé un endroit où les trois Anglais, depuis leur dernière mutinerie, étaient toujours relégués sans qu’ils pussent communiquer avec les autres. — « Oui, dit l’Espagnol, il doit y avoir quelque chose là-dessous, ma propre expérience me l’assure. Je suis convaincu que nos âmes, dans leur enveloppe charnelle, communiquent avec les esprits incorporels, habitants du monde invisible et en reçoivent des clartés. Cet avertissement, ami, nous est sans doute donné pour notre bien si nous savons le mettre à profit. Venez, dit-il, sortons et voyons ce qui se passe ; et si nous ne trouvons rien qui justifie notre inquiétude, je vous conterai à ce sujet une histoire qui vous convaincra de la vérité de ce que je vous dis. »
En un mot, ils sortirent pour se rendre au sommet de la colline où j’avais coutume d’aller ; mais, étant en force et en bonne compagnie, ils n’employèrent pas la précaution que je prenais, moi qui étais tout seul, de monter au moyen de l’échelle, que je tirais après moi, et replaçais une seconde fois pour gagner le sommet ; mais ils traversèrent le bocage sans précaution et librement, lorsque tout-à-coup ils furent surpris de voir à très-peu de distance la lumière d’un feu et d’entendre, non pas une voix ou deux, mais les voix d’un grand nombre d’hommes.
Toutes les fois que j’avais découvert des débarquements de Sauvages dans l’île, j’avais constamment fait en sorte qu’on ne pût avoir le moindre indice que le lieu était habité ; lorsque les événements le leur apprirent, ce fut d’une manière si efficace, que c’est tout au plus si ceux qui se sauvèrent purent dire ce qu’ils avaient vu, car nous disparûmes aussitôt que possible, et aucun de ceux qui m’avaient vu ne s’échappa pour le dire à d’autres, excepté les trois Sauvages qui, lors de notre dernière rencontre, sautèrent dans la pirogue, et qui, comme je l’ai dit, m’avaient fait craindre qu’ils ne retournassent auprès de leurs compatriotes et n’amenassent du renfort.
Était-ce ce qu’avaient pu dire ces trois hommes qui en amenait maintenant un aussi grand nombre, ou bien était-ce le hasard seul ou l’un de leurs festins sanglants, c’est ce que les Espagnols ne purent comprendre, à ce qu’il paraît ; mais, quoi qu’il en fût, il aurait mieux valu pour eux qu’ils se fussent tenus cachés et qu’ils n’eussent pas vu les Sauvages, que de laisser connaître à ceux-ci que l’île était habitée. Dans ce dernier cas, il fallait tomber sur eux avec vigueur, de manière à n’en pas laisser échapper un seul ; ce qui ne pouvait se faire qu’en se plaçant entre eux et leurs canots : mais la présence d’esprit leur manqua, ce qui détruisit pour long-temps leur tranquillité.
Nous ne devons pas douter que le gouverneur et celui qui l’accompagnait, surpris à cette vue, ne soient retournés précipitamment sur leurs pas et n’aient donné l’alarme à leurs compagnons, en leur faisant part du danger imminent dans lequel ils étaient touts. La frayeur fut grande en effet ; mais il fut impossible de les faire rester où ils étaient : touts voulurent sortir pour juger par eux-mêmes de l’état des choses.
Tant qu’il fit nuit, ils purent pendant plusieurs heures les examiner tout à leur aise à la lueur de trois feux qu’ils avaient allumés à quelque distance l’un de l’autre : ils ne savaient ce que faisaient les Sauvages, ni ce qu’ils devaient faire eux-mêmes ; car d’abord les ennemis étaient trop nombreux, ensuite ils n’étaient point réunis, mais séparés en plusieurs groupes, et occupaient divers endroits du rivage.
Les Espagnols à cet aspect furent dans une grande consternation ; les voyant parcourir le rivage dans touts les sens, ils ne doutèrent pas que tôt ou tard quelques-uns d’entre eux ne découvrissent leur habitation ou quelque autre lieu où ils trouveraient des vestiges d’habitants ; ils éprouvèrent aussi une grande inquiétude à l’égard de leurs troupeaux de chèvres, car leur destruction les eût réduits presque à la famine. La première chose qu’ils firent donc fut de dépêcher trois hommes, deux Espagnols et un Anglais, avant qu’il fût jour, pour emmener toutes les chèvres dans la grande vallée où était située la caverne, et pour les cacher, si cela était nécessaire, dans la caverne même. Ils étaient résolus à attaquer les Sauvages, fussent-ils cent, s’ils les voyaient réunis touts ensemble et à quelque distance de leurs canots ; mais cela n’était pas possible : car ils étaient divisés en deux troupes éloignées de deux milles l’une de l’autre, et, comme on le sut plus tard, il y avait là deux nations différentes.
Après avoir long-temps réfléchi sur ce qu’ils avaient à faire et s’être fatigué le cerveau à examiner leur position actuelle, ils résolurent enfin d’envoyer comme espion, pendant qu’il faisait nuit, le vieux Sauvage, père de Vendredi, afin de découvrir, si cela était possible, quelque chose touchant ces gens, par exemple d’où ils venaient, ce qu’ils se proposaient de faire. Le vieillard y consentit volontiers, et, s’étant mis tout nu, comme étaient la plupart des Sauvages, il partit. Après une heure ou deux d’absence, il revint et rapporta qu’il avait pénétré au milieu d’eux sans avoir été découvert, il avait appris que c’étaient deux expéditions séparées et deux nations différentes en guerre l’une contre l’autre ; elles s’étaient livré une grande bataille dans leur pays, et, un certain nombre de prisonniers ayant été faits de part et d’autre dans le combat, ils étaient par hasard débarqués dans la même île pour manger leurs prisonniers et se réjouir ; mais la circonstance de leur arrivée dans le même lieu avait troublé toute leur joie. Ils étaient furieux les uns contre les autres et si rapprochés qu’on devait s’attendre à les voir combattre aussitôt que le jour paraîtrait. Il ne s’était pas apperçu qu’ils soupçonnassent que d’autres hommes fussent dans l’île. Il avait à peine achevé son récit qu’un grand bruit annonça que les deux petites armées se livraient un combat sanglant.
Le père de Vendredi fit tout ce qu’il put pour engager nos gens à se tenir clos et à ne pas se montrer ; il leur dit que leur salut en dépendait, qu’ils n’avaient d’autre chose à faire qu’à rester tranquilles, que les Sauvages se tueraient les uns les autres et que les survivants, s’il y en avait, s’en iraient ; c’est ce qui arriva ; mais il fut impossible d’obtenir cela, surtout des Anglais : la curiosité l’emporta tellement en eux sur la prudence, qu’ils voulurent absolument sortir et être témoins de la bataille ; toutefois ils usèrent de quelque précaution, c’est-à-dire qu’au lieu de marcher à découvert dans le voisinage de leur habitation, ils s’enfoncèrent plus avant dans les bois, et se placèrent dans une position avantageuse d’où ils pouvaient voir en sûreté le combat sans être découverts, du moins ils le pensaient ; mais il paraît que les Sauvages les apperçurent, comme on verra plus tard.
Le combat fut acharné, et, si je puis en croire les Anglais, quelques-uns des combattants avaient paru à l’un des leurs des hommes d’une grande bravoure et doués d’une énergie invincible, et semblaient mettre beaucoup d’art dans la direction de la bataille. La lutte, dirent-ils, dura deux heures avant qu’on pût deviner à qui resterait l’avantage ; mais alors le parti le plus rapproché de l’habitation de nos gens commença à ployer, et bientôt quelques-uns prirent la fuite. Ceci mit de nouveau les nôtres dans une grande consternation ; ils craignirent que les fuyards n’allassent chercher un abri dans le bocage qui masquait leur habitation, et ne la découvrissent, et que, par conséquent, ceux qui les poursuivaient ne vinssent à faire la même découverte. Sur ce, ils résolurent de se tenir armés dans l’enceinte des retranchements, et si quelques Sauvages pénétraient dans le bocage, de faire une sortie et de les tuer, afin de n’en laisser échapper aucun si cela était possible : ils décidèrent aussi que ce serait à coups de sabre ou de crosse de fusil qu’on les tuerait, et non en faisant feu sur eux, de peur que le bruit ne donnât l’alarme.