Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 89-96).

Retour dans l’Île.



e regardai, mais je ne pus voir personne, pas même avec ma lunette d’approche, probablement parce que je la braquais mal, car mon serviteur avait raison : comme je l’appris le lendemain, il y avait là cinq ou six hommes arrêtés à regarder le navire, et ne sachant que penser de nous.

Aussitôt que Vendredi m’eut dit qu’il voyait du monde, je fis déployer le pavillon anglais et tirer trois coups de canon, pour donner à entendre que nous étions amis ; et, un demi-quart d’heure après, nous apperçûmes une fumée s’élever du côté de la crique. J’ordonnai immédiatement de mettre la chaloupe à la mer, et, prenant Vendredi avec moi, j’arborai le pavillon blanc ou parlementaire et je me rendis directement à terre, accompagné du jeune religieux dont il a été question. Je lui avais conté l’histoire de mon existence en cette île, le genre de vie que j’y avais mené, toutes les particularités ayant trait et à moi-même et à ceux que j’y avais laissés, et ce récit l’avait rendu extrêmement désireux de me suivre. J’avais en outre avec moi environ seize hommes très-bien armés pour le cas où nous aurions trouvé quelques nouveaux hôtes qui ne nous eussent pas connus ; mais nous n’eûmes pas besoin d’armes.

Comme nous allions à terre durant le flot, presque à marée haute, nous voguâmes droit dans la crique ; et le premier homme sur lequel je fixai mes yeux fut l’Espagnol dont j’avais sauvé la vie, et que je reconnus parfaitement bien à sa figure ; quant à son costume, je le décrirai plus tard. J’ordonnai d’abord que, excepté moi, personne ne mît pied à terre ; mais il n’y eut pas moyen de retenir Vendredi dans la chaloupe : car ce fils affectionné, avait découvert son père par delà les Espagnols, à une grande distance, où je ne le distinguais aucunement ; si on ne l’eût pas laissé descendre au rivage, il aurait sauté à la mer. Il ne fut pas plus tôt débarqué qu’il vola vers son père comme une flèche décochée d’un arc. Malgré la plus ferme résolution, il n’est pas un homme qui eût pu se défendre de verser des larmes en voyant les transports de joie de ce pauvre garçon quand il rejoignit son père ; comment il l’embrassa, le baisa, lui caressa la face, le prit dans ses bras, l’assit sur un arbre abattu et s’étendit près de lui ; puis se dressa et le regarda pendant un quart d’heure comme on regarderait une peinture étrange ; puis se coucha par terre, lui caressa et lui baisa les jambes ; puis enfin se releva et le regarda fixement. On eût dit une fascination ; mais le jour suivant un chien même aurait ri de voir les nouvelles manifestations de son affection. Dans la matinée, durant plusieurs heures il se promena avec son père çà et là le long du rivage, le tenant toujours par la main comme s’il eût été une lady ; et de temps en temps venant lui chercher dans la chaloupe soit un morceau de sucre, soit un verre de liqueur, un biscuit ou quelque autre bonne chose. Dans l’après-midi ses folies se transformèrent encore : alors il asseyait le vieillard, par terre, se mettait à danser autour de lui, faisait mille postures, mille gesticulations bouffonnes, et lui parlait et lui contait en même temps pour le divertir une histoire ou une autre de ses voyages et ce qui lui était advenu dans les contrées lointaines. Bref, si la même affection filiale pour leurs parents se trouvait chez les Chrétiens, dans notre partie du monde, on serait tenté de dire que ç’eût été chose à peu près inutile que le cinquième Commandement.

Mais ceci est une digression ; je retourne à mon débarquement. S’il me fallait relater toutes les cérémonies et toutes les civilités avec lesquelles les Espagnols me reçurent, je n’en aurais jamais fini. Le premier Espagnol qui s’avança, et que je reconnus très-bien, comme je l’ai dit, était celui dont j’avais sauvé la vie. Accompagné d’un des siens, portant un drapeau parlementaire, il s’approcha de la chaloupe. Non-seulement, il ne me remit pas d’abord, mais il n’eut pas même la pensée, l’idée, que ce fût moi qui revenais, jusqu’à ce que je lui eusse parlé. — « Senhor, lui dis-je en portugais, ne me reconnaissez-vous pas ? » — Il ne répondit pas un mot ; mais, donnant son mousquet à l’homme qui était avec lui, il ouvrit les bras, et, disant quelque chose en espagnol que je n’entendis qu’imparfaitement, il s’avança pour m’embrasser ; puis il ajouta qu’il était inexcusable de n’avoir pas reconnu cette figure qui lui avait une fois apparu comme celle d’un Ange envoyé du Ciel pour lui sauver la vie ; et une foule d’autres jolies choses, comme en a toujours à son service un Espagnol bien élevé ; ensuite, faisant signe de la main à la personne qui l’accompagnait, il la pria d’aller appeler ses camarades. Alors il me demanda si je voulais me rendre à mon ancienne habitation, où il me remettrait en possession de ma propre demeure, et où je verrais qu’il ne s’y était fait que de chétives améliorations. Je le suivis donc ; mais, hélas ! il me fut aussi impossible de retrouver les lieux que si je n’y fusse jamais allé ; car on avait planté tant d’arbres, on les avait placés de telle manière, si épais et si près l’un de l’autre, et en dix ans de temps ils étaient devenus si gros, qu’en un mot, la place était inaccessible, excepté par certains détours et chemins dérobés que seulement ceux qui les avaient pratiqués pouvaient reconnaître.

Je lui demandai à quoi bon toutes ces fortifications. Il me répondit que j’en comprendrais assez la nécessité quand il m’aurait conté comment ils avaient passé leur temps depuis leur arrivée dans l’île, après qu’ils eurent eu le malheur de me trouver parti. Il me dit qu’il n’avait pu que participer de cœur à ma bonne fortune lorsqu’il avait appris que je m’en étais allé sur un bon navire, et tout à ma satisfaction, que maintes fois il avait été pris de la ferme persuasion qu’un jour ou l’autre il me reverrait ; mais que jamais il ne lui était rien arrivé dans sa vie de plus consternant et de plus affligeant d’abord que le désappointement où il tomba quand à son retour dans l’île il ne me trouva plus.

Quant aux trois barbares, — comme il les appelait — que nous avions laissés derrière nous et sur lesquels il avait une longue histoire à me conter, s’ils n’eussent été en si petit nombre, les Espagnols se seraient touts crus beaucoup mieux parmi les Sauvages. — « Il y a long-temps que s’ils avaient été assez forts nous serions touts en Purgatoire, me dit-il en se signant sur la poitrine ; mais, sir, j’espère que vous ne vous fâcherez point quand je vous déclarerai que, forcés par la nécessité, nous avons été obligés, pour notre propre conservation, de désarmer et de faire nos sujets ces hommes, qui, ne se contentant point d’être avec modération nos maîtres, voulaient se faire nos meurtriers. » — Je lui répondis que j’avais profondément redouté cela en laissant ces hommes en ces lieux, et que rien ne m’avait plus affecté à mon départ de l’île que de ne pas les voir de retour, pour les mettre d’abord en possession de toutes choses, et laisser les autres dans un état de sujétion selon qu’ils le méritaient ; mais que puisqu’ils les y avaient réduits j’en étais charmé, bien loin d’y trouver aucun mal ; car je savais que c’étaient d’intraitables et d’ingouvernables coquins, propres à toute espèce de crime.

Comme j’achevais ces paroles, l’homme qu’il avait envoyé revint, suivi de onze autres. Dans le costume où ils étaient, il était impossible de deviner à quelle nation ils appartenaient ; mais il posa clairement la question pour eux et pour moi : d’abord il se tourna vers moi et me dit en les montrant : — « Sir, ce sont quelques-uns des gentlemen qui vous sont redevables de la vie. » — Puis, se tournant vers eux et me désignant du doigt, il leur fit connaître qui j’étais. Là-dessus ils s’approchèrent touts un à un, non pas comme s’ils eussent été des marins et du petit monde et moi leur pareil, mais réellement comme s’ils eussent été des ambassadeurs ou de nobles hommes et moi un monarque ou un grand conquérant. Leur conduite fut au plus haut degré obligeante et courtoise, et cependant mêlé d’une mâle et majestueuse gravité qui leur séyait très-bien. Bref, ils avaient tellement plus d’entregent que moi, qu’à peine savais-je comment recevoir leurs civilités, beaucoup moins encore comment leur rendre la réciproque.

L’histoire de leur venue et de leur conduite dans l’île après mon départ est si remarquable, elle est traversée de tant d’incidents que la première partie de ma relation aidera à comprendre, elle a tant de liaison dans la plupart de ses détails avec le récit que j’ai déjà donné, que je ne saurais me défendre de l’offrir avec grand plaisir à la lecture de ceux qui viendront après moi.

Je n’embrouillerai pas plus long-temps le fil de cette histoire par une narration à la première personne, ce qui me mettrait en dépense de dix mille dis-je, dit-il, et il me dit, et je lui dis et autres choses semblables ; mais je rassemblerai les faits historiquement, aussi exactement que me les représentera ma mémoire, suivant qu’ils me les ont contés, et que je les ai recueillis dans mes entretiens avec eux sur le théâtre même.

Pour faire cela succinctement et aussi intelligiblement que possible, il me faut retourner aux circonstances dans lesquelles j’abandonnai l’île et dans lesquelles se trouvaient les personnes dont j’ai à parler. D’abord il est nécessaire de répéter que j’avais envoyé le père de Vendredi et l’Espagnol, touts les deux sauvés, grâce moi, des Sauvages ; que je les avais envoyés, dis-je, dans une grande pirogue à la terre-ferme, comme je le croyais alors, pour chercher les compagnons de l’Espagnol, afin de les tirer du malheur où ils étaient, afin de les secourir pour le présent, et d’inventer ensemble par la suite, si faire se pouvait, quelques moyens de délivrance.

Quand je les envoyai ma délivrance n’avait aucune probabilité, rien ne me donnait lieu de l’espérer, pas plus que vingt ans auparavant ; bien moins encore avais-je quelque prescience de ce qui après arriva, j’entends qu’un navire anglais aborderait là pour les emmener. Aussi quand ils revinrent quelle dut être leur surprise, non-seulement de me trouver parti, mais de trouver trois étrangers abandonnés sur cette terre, en possession de tout ce que j’avais laissé derrière moi, et qui autrement leur serait échu !

La première chose dont toutefois je m’enquis, — pour reprendre où j’en suis resté, — fut ce qui leur était personnel ; et je priai l’Espagnol de me faire un récit particulier de son voyage dans la pirogue à la recherche de ses compatriotes. Il me dit que cette portion de leurs aventures offrait peu de variété, car rien de remarquable ne leur était advenu en route : ils avaient eu un temps fort calme et une mer douce. Quant à ses compatriotes, ils furent, à n’en pas douter, ravis de le revoir. — À ce qu’il paraît, il était le principal d’entre eux, le capitaine du navire sur lequel ils avaient naufragé étant mort depuis quelque temps. — Ils furent d’autant plus surpris de le voir, qu’ils le savaient tombé entre les mains des Sauvages, et le supposaient dévoré comme touts les autres prisonniers. Quand il leur conta l’histoire de sa délivrance et qu’il était à même de les emmener, ce fut comme un songe pour eux. Leur étonnement, selon leur propre expression, fut semblable à celui des frères de Joseph lorsqu’il se découvrit à eux et leur raconta l’histoire de son exaltation à la Cour de Pharaon. Mais quand il leur montra les armes, la poudre, les balles et les provisions qu’il avait apportées pour leur traversée, ils se remirent, ne se livrèrent qu’avec réserve à la joie de leur délivrance et immédiatement se préparèrent à le suivre.

Leur première affaire fut de se procurer des canots ; et en ceci ils se virent obligés de faire violence à leur honneur, de tromper leurs amis les Sauvages, et de leur emprunter deux grands canots ou pirogues, sous prétexte d’aller à la pêche ou en partie de plaisir.

Dans ces embarcations ils partirent le matin suivant. Il est clair qu’il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour leurs préparatifs, n’ayant ni bagages, ni hardes, ni provisions, rien au monde que ce qu’ils avaient sur eux et quelques racines qui leur servaient à faire leur pain.