Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 385-392).

Offres de Service.



e me glissai inapperçu aussi près qu’il me fut possible, et avant qu’aucun d’eux m’eût découvert, je leur criai en espagnol : — « Qui êtes-vous, gentlemen ? »

Ils se levèrent à ce bruit ; mais ils furent deux fois plus troublés quand ils me virent, moi et la figure rébarbative que je faisais. Ils restèrent muets et s’apprêtaient à s’enfuir, quand je leur adressai la parole en anglais : — « Gentlemen, dis-je, ne soyez point surpris de ma venue ; peut-être avez-vous auprès de vous un ami, bien que vous ne vous y attendissiez pas. » — « Il faut alors qu’il soit envoyé du Ciel, me répondit l’un d’eux très-gravement, ôtant en même temps son chapeau, car notre condition passe tout secours humain. » — « Tout secours vient du Ciel, sir, répliquai-je. Mais ne pourriez-vous pas mettre un étranger à même de vous secourir, car vous semblez plongé dans quelque grand malheur ? Je vous ai vu débarquer ; et, lorsque vous sembliez faire une supplication à ces brutaux qui sont venus avec vous, — j’ai vu l’un d’eux lever son sabre pour vous tuer. »

Le pauvre homme, tremblant, la figure baignée de larmes, et dans l’ébahissement, s’écria : — « Parlé-je à un Dieu ou à un homme ? En vérité, êtes-vous un homme ou un Ange ? » — « Soyez sans crainte, sir, répondis-je ; si Dieu avait envoyé un Ange pour vous secourir, il serait venu mieux vêtu et armé de toute autre façon que je ne suis. Je vous en prie, mettez de côté vos craintes, je suis un homme, un Anglais prêt à vous secourir ; vous le voyez, j’ai seulement un serviteur, mais nous avons des armes et des munitions ; dites franchement, pouvons-nous vous servir ? Dites quelle est votre infortune ?

— « Notre infortune, sir, serait trop longue à raconter tandis que nos assassins sont si proche. Mais bref, sir, je suis capitaine de ce vaisseau : mon équipage s’est mutiné contre moi, j’ai obtenu à grande peine qu’il ne me tuerait pas, et enfin d’être déposé au rivage, dans ce lieu désert, ainsi que ces deux hommes ; l’un est mon second et l’autre un passager. Ici nous nous attendions à périr, croyant la place inhabitée, et nous ne savons que penser de cela. »

— « Où sont, lui dis-je, ces cruels, vos ennemis ? savez-vous où ils sont allés ? » — « Ils sont là, sir, répondit-il, montrant du doigt un fourré d’arbres ; mon cœur tremble de crainte qu’ils ne nous aient vus et qu’ils ne vous aient entendu parler : si cela était, à coup sûr ils nous massacreraient touts. »

— « Ont-ils des armes à feu ? » lui demandai-je. — « Deux mousquets seulement et un qu’ils ont laissé dans la chaloupe, » répondit-il. — « Fort bien, dis-je, je me charge du reste ; je vois qu’ils sont touts endormis, c’est chose facile que de les tuer touts. Mais ne vaudrait-il pas mieux les faire prisonniers ? » — Il me dit alors que parmi eux il y avait deux désespérés coquins à qui il ne serait pas trop prudent de faire grâce ; mais que, si on s’en assurait, il pensait que touts les autres retourneraient à leur devoir. Je lui demandai lesquels c’étaient. Il me dit qu’à cette distance il ne pouvait les indiquer, mais qu’il obéirait à mes ordres dans tout ce que je voudrais commander. — « Eh bien, dis-je, retirons-nous hors de leur vue et de leur portée d’entendre, de peur qu’ils ne s’éveillent, et nous délibérerons plus à fond. » — Puis volontiers ils s’éloignèrent avec moi jusqu’à ce que les bois nous eussent cachés.

— « Voyez, sir, lui dis-je, si j’entreprends votre délivrance, êtes-vous prêt à faire deux conditions avec moi ? » Il prévint mes propositions en me déclarant que lui et son vaisseau, s’il le recouvrait, seraient en toutes choses entièrement dirigés et commandés par moi ; et que, si le navire n’était point repris, il vivrait et mourrait avec moi dans quelque partie du monde que je voulusse le conduire ; et les deux autres hommes protestèrent de même.

— « Eh bien, dis-je, mes deux conditions les voici :

» 1o Tant que vous demeurerez dans cette île avec moi, vous ne prétendrez ici à aucune autorité. Si je vous confie des armes, vous en viderez vos mains quand bon me semblera. Vous ne ferez aucun préjudice ni à moi ni aux miens sur cette terre, et vous serez soumis à mes ordres ;

» 2o Si le navire est ou peut être recouvré, vous me transporterez gratuitement, moi et mon serviteur, en Angleterre. »

Il me donna toutes les assurances que l’imagination et la bonne foi humaines puissent inventer qu’il se soumettrait à ces demandes extrêmement raisonnables, et qu’en outre, comme il me devrait la vie, il le reconnaîtrait en toute occasion aussi long-temps qu’il vivrait.

— « Eh bien, dis-je alors, voici trois mousquets pour vous, avec de la poudre et des balles ; dites-moi maintenant ce que vous pensez convenable de faire. » Il me témoigna toute la gratitude dont il était capable, mais il me demanda à se laisser entièrement guider par moi. Je lui dis que je croyais l’affaire très-chanceuse ; que le meilleur parti, selon moi, était de faire feu sur eux tout d’un coup pendant qu’ils étaient couchés ; que, si quelqu’un, échappant à notre première décharge, voulait se rendre, nous pourrions le sauver, et qu’ainsi nous laisserions à la providence de Dieu la direction de nos coups.

Il me répliqua, avec beaucoup de modération, qu’il lui fâchait de les tuer s’il pouvait faire autrement ; mais que pour ces deux incorrigibles vauriens qui avaient été les auteurs de toute la mutinerie dans le bâtiment, s’ils échappaient nous serions perdus ; car ils iraient à bord et ramèneraient tout l’équipage pour nous tuer. — « Cela étant, dis-je, la nécessité confirme mon avis : c’est le seul moyen de sauver notre vie. » — Cependant, lui voyant toujours de l’aversion pour répandre le sang, je lui dis de s’avancer avec ses compagnons et d’agir comme ils le jugeraient convenable.

Au milieu de cet entretien nous en entendîmes quelques-uns se réveiller, et bientôt après nous en vîmes deux sur pieds. Je demandai au capitaine s’ils étaient les chefs de la mutinerie ; il me répondit que non. — « Eh bien ! Laissez-les se retirer, la Providence semble les avoir éveillés à dessein de leur sauver la vie. Maintenant si les autres vous échappent, c’est votre faute. »

Animé par ces paroles, il prit à la main le mousquet que je lui avais donné, un pistolet à sa ceinture, et s’avança avec ses deux compagnons, armés également chacun d’un fusil. Marchant devant, ces deux hommes firent quelque bruit : un des matelots, qui s’était éveillé, se retourna, et les voyant venir, il se mit à appeler les autres ; mais il était trop tard, car au moment où il cria ils firent feu, — j’entends les deux hommes, — le capitaine réservant prudemment son coup. Ils avaient si bien visé les meneurs, qu’ils connaissaient, que l’un d’eux fut tué sur la place, et l’autre grièvement blessé. N’étant point frappé à mort, il se dressa sur ses pieds, et appela vivement à son aide ; mais le capitaine le joignit et lui dit qu’il était trop tard pour crier au secours, qu’il ferait mieux de demander à Dieu le pardon de son infamie ; et à ces mots il lui asséna un coup de crosse qui lui coupa la parole à jamais. De cette troupe il en restait encore trois, dont l’un était légèrement blessé. J’arrivai en ce moment ; et quand ils virent leur danger et qu’il serait inutile de faire de la résistance, ils implorèrent miséricorde. Le capitaine leur dit : — « Je vous accorderai la vie si vous voulez me donner quelque assurance que vous prenez en horreur la trahison dont vous vous êtes rendus coupables, et jurez de m’aider fidèlement à recouvrer le navire et à le ramener à la Jamaïque, d’où il vient. » — Ils lui firent toutes les protestations de sincérité qu’on pouvait désirer ; et, comme il inclinait à les croire et à leur laisser la vie sauve, je n’allai point à l’encontre ; je l’obligeai seulement à les garder pieds et mains liés tant qu’ils seraient dans l’île.

Sur ces entrefaites j’envoyai Vendredi et le second du capitaine vers la chaloupe, avec ordre de s’en assurer, et d’emporter les avirons et la voile ; ce qu’ils firent. Aussitôt trois matelots rôdant, qui fort heureusement pour eux s’étaient écartés des autres, revinrent au bruit des mousquets ; et, voyant leur capitaine, de leur prisonnier qu’il était, devenu leur vainqueur, ils consentirent à se laisser garrotter aussi ; et notre victoire fut complète.

Il ne restait plus alors au capitaine et à moi qu’à nous ouvrir réciproquement sur notre position. Je commençai le premier, et lui contai mon histoire entière, qu’il écouta avec une attention qui allait jusqu’à l’ébahissement, surtout la manière merveilleuse dont j’avais été fourni de vivres et de munitions. Et au fait, comme mon histoire est un tissu de prodiges, elle fit sur lui une profonde impression. Puis, quand il en vint à réfléchir sur lui-même, et que je semblais avoir été préservé en ce lieu à dessein de lui sauver la vie, des larmes coulèrent sur sa face, et il ne put proférer une parole.

Après que cette conversation fut terminée je le conduisis lui et ses deux compagnons dans mon logis, où je les introduisis par mon issue, c’est-à-dire par le haut de la maison. Là, pour se rafraîchir, je leur offris les provisions que je me trouvais avoir, puis je leur montrai toutes les inventions dont je m’étais ingénié pendant mon long séjour, mon bien long séjour en ce lieu.

Tout ce que je leur faisais voir, tout ce que je leur disais excitait leur étonnement. Mais le capitaine admira surtout mes fortifications, et combien j’avais habilement masqué ma retraite par un fourré d’arbres. Il y avait alors près de vingt ans qu’il avait été planté ; et, comme en ces régions la végétation est beaucoup plus prompte qu’en Angleterre, il était devenu une petite forêt si épaisse qu’elle était impénétrable de toutes parts, excepté d’un côté où je m’étais réservé un petit passage tortueux. Je lui dis que c’était là mon château et ma résidence, mais que j’avais aussi, comme la plupart des princes, une maison de plaisance à la campagne, où je pouvais me retirer dans l’occasion, et que je la lui montrerais une autre fois ; mais que pour le présent notre affaire était de songer aux moyens de recouvrer le vaisseau. Il en convint avec moi, mais il m’avoua, qu’il ne savait vraiment quelles mesures prendre. — « Il y a encore à bord, dit-il, vingt-six hommes qui, ayant trempé dans une abominable conspiration, compromettant leur vie vis-à-vis de la loi, s’y opiniâtreront par désespoir et voudront pousser les choses à bout ; car ils n’ignorent pas que s’ils étaient réduits ils seraient pendus en arrivant en Angleterre ou dans quelqu’une de ses colonies. Nous sommes en trop petit nombre pour nous permettre de les attaquer. »

Je réfléchis quelque temps sur cette objection, et j’en trouvai la conclusion très-raisonnable. Il s’agissait donc d’imaginer promptement quelque stratagème, aussi bien pour les faire tomber par surprise dans quelque piége, que pour les empêcher de faire une descente sur nous et de nous exterminer. Il me vint incontinent à l’esprit qu’avant peu les gens du navire, voulant savoir ce qu’étaient devenus leurs camarades et la chaloupe, viendraient assurément à terre dans leur autre embarcation pour les chercher, et qu’ils se présenteraient peut-être armés et en force trop supérieure pour nous. Le capitaine trouva ceci très-plausible.

Là-dessus je lui dis : — « La première chose que nous avons à faire est de nous assurer de la chaloupe qui gît sur la grève, de telle sorte qu’ils ne puissent la remmener ; d’emporter tout ce qu’elle contient, et de la désemparer, si bien qu’elle soit hors d’état de voguer. » En conséquence nous allâmes à la barque ; nous prîmes les armes qui étaient restées à bord, et aussi tout ce que nous y trouvâmes, c’est-à-dire une bouteille d’eau de vie et une autre de rum, quelques biscuits, une corne à poudre et un grandissime morceau de sucre dans une pièce de canevas : il y en avait bien cinq ou six livres. Tout ceci fut le bien-venu pour moi, surtout l’eau-de-vie et le sucre, dont je n’avais pas goûté depuis tant d’années.