Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 129-136).

Le Songe.



e 3. — Je commençai par scier un bau qui maintenait la partie supérieure proche le gaillard d’arrière, et, quand je l’eus coupé, j’ôtai tout ce que je pus du sable qui embarrassait la portion la plus élevée ; mais, la marée venant à monter, je fus obligé de m’en tenir là pour cette fois.

Le 4. — J’allai à la pêche, mais je ne pris aucun poisson que j’osasse manger ; ennuyé de ce passe-temps, j’étais sur le point de me retirer, quand j’attrapai un petit dauphin. Je m’étais fait une grande ligne avec du fil de caret, mais je n’avais point d’hameçons ; néanmoins je prenais assez de poisson et tout autant que je m’en souciais. Je l’exposais au soleil et je le mangeais sec.

Le 5. — Je travaillai sur la carcasse ; je coupai un second bau, et je tirai des ponts trois grandes planches de sapin ; je les liai ensemble, et les fis flotter vers le rivage quand vint le flot de la marée.

Le 6. — Je travaillai sur la carcasse ; j’en arrachai quantité de chevilles et autres ferrures ; ce fut une rude besogne. Je rentrai chez moi très fatigué, et j’eus envie de renoncer à ce sauvetage.

Le 7. — Je retournai à la carcasse, mais non dans l’intention d’y travailler ; je trouvai que par son propre poids elle s’était affaissée depuis que les baux étaient sciés, et que plusieurs pièces du bâtiment semblaient se détacher. Le fond de la cale était tellement entrouvert, que je pouvais voir dedans : elle était presque emplie de sable et d’eau.

Le 8. — J’allai à la carcasse, et je portais avec moi une pince pour démanteler le pont, qui pour lors était entièrement débarrassé d’eau et de sable ; j’enfonçai deux planches que j’amenai aussi à terre avec la marée. Je laissai là ma pince pour le lendemain.

Le 9. — J’allai à la carcasse, et avec mon levier je pratiquai une ouverture dans la coque du bâtiment ; je sentis plusieurs tonneaux, que j’ébranlai avec la pince sans pouvoir les défoncer. Je sentis également le rouleau de plomb d’Angleterre ; je le remuai, mais il était trop lourd pour que je pusse le transporter.

Les 10, 11, 12, 13 et 14. — J’allai chaque jour à la carcasse, et j’en tirai beaucoup de pièces de charpente, des bordages, des planches et deux ou trois cents livres de fer.

Le 15. — Je portai deux haches, pour essayer si je ne pourrais point couper un morceau du rouleau de plomb en y appliquant le taillant de l’une, que j’enfoncerais avec l’autre ; mais, comme il était recouvert d’un pied et demi d’eau environ, je ne pus frapper aucun coup qui portât.

Le 16. — Il avait fait un grand vent durant la nuit, la carcasse paraissait avoir beaucoup souffert de la violence des eaux ; mais je restai si longtemps dans les bois à attraper des pigeons pour ma nourriture, que la marée m’empêcha d’aller au bâtiment ce jour-là.

Le 17. — J’aperçus quelques morceaux de débris jetés sur le rivage, à deux milles de moi environ ; je m’assurai de ce que ce pouvait être, et je trouvai que c’était une pièce de l’éperon, trop pesante pour que je l’emportasse.

Le 24. — Chaque jour jusqu’à celui-ci je travaillai sur la carcasse, et j’en ébranlai si fortement plusieurs parties à l’aide de ma pince, qu’à la première grande marée flottèrent plusieurs futailles et deux coffres de matelot ; mais, comme le vent soufflait de la côte, rien ne vint à terre ce jour-là, si ce n’est quelques membrures et une barrique pleine de porc du Brésil que l’eau et le sable avaient gâté.

Je continuai ce travail jusqu’au 15 juin, en en exceptant le temps nécessaire pour me procurer des aliments, que je fixai toujours, durant cette occupation, à la marée haute, afin que je pusse être prêt pour le jusant. Alors j’avais assez amassé de charpentes, de planches et de ferrures pour construire un bon bateau si j’eusse su comment. Je parvins aussi à recueillir, en différentes fois et en différents morceaux, près de cent livres de plomb laminé.

JUIN.

Le 16. — En descendant sur le rivage je trouvai un grand chélone ou tortue de mer, le premier que je vis. C’était assurément pure mauvaise chance, car ils n’étaient pas rares sur cette terre ; et s’il m’était arrivé d’être sur le côté opposé de l’île, j’aurais pu en avoir par centaines tous les jours, comme je le fis plus tard ; mais peut-être les aurais-je payés assez cher.

Le 17. — J’employai ce jour à faire cuire ma tortue : je trouvai dedans soixante œufs, et sa chair me parut la plus agréable et la plus savoureuse que j’eusse goûtée de ma vie, n’ayant eu d’autre viande que celle de chèvre ou d’oiseau depuis que j’avais abordé à cet horrible séjour.

Le 18. — Il plut toute la journée, et je ne sortis pas. La pluie me semblait froide, j’étais transi, chose extraordinaire dans cette latitude.

Le 19. — J’étais fort mal, et je grelottais comme si le temps eût été froid.

Le 20. — Je n’eus pas de repos de toute la nuit, mais la fièvre et de violentes douleurs dans la tête.

Le 21. — Je fus très-mal, et effrayé presque à la mort par l’appréhension d’être en ma triste situation, malade et sans secours. Je priai Dieu pour la première fois depuis la tourmente essuyée au large de Hull ; mais je savais à peine ce que je disais ou pourquoi je le disais : toutes mes pensées étaient confuses.

Le 22. — J’étais un peu mieux, mais dans l’affreuse transe de faire une maladie.

Le 23. — Je fus derechef fort mal ; j’étais glacé et frissonnant et j’avais une violente migraine.

Le 24. — Beaucoup de mieux.

Le 25. — Fièvre violente ; l’accès, qui me dura sept heures, était alternativement froid et chaud et accompagné de sueurs affaiblissantes.

Le 26. — Il y eut du mieux ; et, comme je n’avais point de vivres, je pris mon fusil, mais je me sentis très-faible. Cependant je tuai une chèvre, que je traînai jusque chez moi avec beaucoup de difficulté ; j’en grillai quelques morceaux, que je mangeai. J’aurais désiré les faire bouillir pour avoir du consommé, mais je n’avais point de pot.

Le 27. — La fièvre redevint si aiguë que je restai au lit tout le jour, sans boire ni manger. Je mourais de soif, mais j’étais si affaibli que je n’eus pas la force de me lever pour aller chercher de l’eau. J’invoquai Dieu de nouveau, mais j’étais dans le délire ; et quand il fut passé, j’étais si ignorant que je ne savais que dire ; seulement j’étais étendu et je criai : — « Seigneur, jette un regard sur moi ! Seigneur, aie pitié de moi ! Seigneur, fais-moi miséricorde ! » — Je suppose que je ne fis rien autre chose pendant deux ou trois heures, jusqu’à ce que, l’accès ayant cessé, je m’endormis pour ne me réveiller que fort avant dans la nuit. À mon réveil, je me sentis soulagé, mais faible et excessivement altéré. Néanmoins, comme je n’avais point d’eau dans toute mon habitation, je fus forcé de rester couché jusqu’au matin, et je me rendormis. Dans ce second sommeil, j’eus ce terrible songe :

Il me semblait que j’étais étendu sur la terre, en dehors de ma muraille, à la place où je me trouvais quand après le tremblement de terre éclata l’ouragan, et que je voyais un homme qui, d’une nuée épaisse et noire, descendait à terre au milieu d’un tourbillon éclatant de lumière et de feu. Il était de pied en cap resplendissant comme une flamme, tellement que je ne pouvais le fixer du regard. Sa contenance était vraiment effroyable : la dépeindre par des mots serait impossible. Quand il posa le pied sur le sol, la terre me parut s’ébranler, juste comme elle avait fait lors du tremblement, et tout l’air sembla, en mon imagination, sillonné de traits de feu.

À peine était-il descendu sur la terre qu’il s’avança pour me tuer avec une longue pique qu’il tenait à la main ; et, quand il fut parvenu vers une éminence peu éloignée, il me parla, et j’ouïs une voix si terrible qu’il me serait impossible d’exprimer la terreur qui s’empara de moi ; tout ce que je puis dire, c’est que j’entendis ceci : — « Puisque toutes ces choses ne t’ont point porté au repentir, tu mourras ! » — À ces mots il me sembla qu’il levait sa lance pour me tuer.

Que nul de ceux qui liront jamais cette relation ne s’attende à ce que je puisse dépeindre les angoisses de mon âme lors de cette terrible vision, qui me fit souffrir même durant mon rêve ; et il ne me serait pas plus possible de rendre l’impression qui resta gravée dans mon esprit après mon réveil, après que j’eus reconnu que ce n’était qu’un songe.

J’avais, hélas ! perdu toute connaissance de Dieu ; ce que je devais aux bonnes instructions de mon père avait été effacé par huit années successives de cette vie licencieuse que mènent les gens de mer, et par la constante et seule fréquentation de tout ce qui était, comme moi, pervers et libertin au plus haut degré. Je ne me souviens pas d’avoir eu pendant tout ce temps une seule pensée qui tendit à m’élever à Dieu ou à me faire descendre en moi-même pour réfléchir sur ma conduite.

Sans désir du bien, sans conscience du mal, j’étais plongé dans une sorte de stupidité d’âme. Je valais tout au juste ce qu’on pourrait supposer valoir le plus endurci, le plus insouciant, le plus impie d’entre tous nos marins, n’ayant pas le moindre sentiment, ni de crainte de Dieu dans les dangers, ni de gratitude après la délivrance.

En se remémorant la portion déjà passée de mon histoire, on répugnera moins à me croire lorsque j’ajouterai qu’à travers la foule de misères qui jusqu’à ce jour m’étaient advenues je n’avais pas eu une seule fois la pensée que c’était la main de Dieu qui me frappait, que c’était un juste châtiment pour ma faute, pour ma conduite rebelle à mon père, toute l’énormité de mes péchés présents, ou pour le cours général de ma coupable vie. Lors de mon expédition désespérée sur la côte déserte d’Afrique, je n’avais jamais songé à ce qu’il adviendrait de moi, ni souhaité que Dieu me dirigeât dans ma course, ni qu’il me gardât des dangers qui vraisemblablement m’environnaient, soit de la voracité des bêtes, soit de la cruauté des sauvages. Je ne prenais aucun souci de Dieu ou de la Providence ; j’obéissais purement, comme la brute, aux mouvements de ma nature, et c’était tout au plus si je suivais les principes du sens commun.

Quand je fus délivré et recueilli en mer par le capitaine portugais, qui en usa si bien avec moi et me traita avec tant d’équité et de bienveillance, je n’eus pas le moindre sentiment de gratitude. Après mon second naufrage, après que j’eus été ruiné et en danger de périr et l’abord de cette île, bien loin d’avoir quelques remords et de regarder ceci comme un châtiment du Ciel, seulement je me disais souvent que j’étais un malheureux chien, né pour être toujours misérable.