NOTICE.


tez à quelques îles de la Polynésie ou du grand océan cette poésie d’un jour, qu’elles ont empruntée à une légende presque fabuleuse ; enlevez à l’île de France sa Virginie, à Modère son Anna d’Arfet, à Tonga son Christian, et voilà ces belles contrées privées de leurs souvenirs ; elles n’ont de traditions que celles qui leur ont été léguées par quelque voyageur inconnu ou par le poète qui ne devait jamais visiter leurs rivages s’il est un coin du monde auquel on puisse appliquer ces paroles, c’est bien ce rocher moitié verdoyant, moitié stérile, que Juan Fernandez découvrit dès 1563, et qui resta à peu près ignoré de l’Europe, jusqu’à ce qu’un pauvre matelot écossais, qui vécut dans la solitude près de cinq ans, eût servi de type au héros d’un livre admirable

Mais si l’ouvrage de Daniel de Foë a exercé une assez grande influence pour que toutes les nations ne se soient hâtées de le reproduire dans leurs langues ; si l’on a mis avec juste raison au nombre de ces livres qui agrandissent la pensée et qui initient les jeunes intelligences aux vérités morales les plus élevées, il n’est pas sans intérêt peut-être de retrouver la tradition primitive qui a inspiré l’auteur de Robinson.

L’oubli de certaines données géographiques qu’on remarque chez cet écrivain, et qui devait être volontaire, son dédain évident pour quelques vérités de détails, qu’il a abandonnées sans doute à dessein, la manière dont il confond les coutumes de certains peuples, son ignorance plus marquée de certaines lois d’histoire naturelle, touts ces défauts qu’un seul coup d’œil peut faire reconnaître, sont là comme une ombre bien faible sans doute à la composition admirable du maître : disons plus, ils font ressortir encore mieux peut-être cet instinct puissant de vérité supérieure toujours indépendant de vérité vulgaire, comme le travail l’est du génie.

Les siècles cependant ont leurs exigences. Daniel de Foë ne pourrait aujourd’hui négliger certains détails trop connus. Rétablissons quelques faits purement historiques, rassemblons quelques plusieurs documents épars et qu’il a peut-être trop dédaignés : il y a toujours charme à remonter aux sources, l’œuvre elle-même s’en agrandit

Il n’en est pas de l’île de Juan-Fernandez comme de certaines contrées de l’Amérique : vers la fin du dix-septième siècle, au commencement du dix-huitième, elle était plus célèbre parmi les marins qu’elle ne l’est devenue depuis. On en parlait du moins dans les ports comme d’un lieu abondant pour les relâches, comme d’une île où ceux qui convoitaient les galions de la Nouvelle-Espagne pouvaient aller se réfugier. Les changements arrivés dans la politique du Nouveau-Monde la firent bientôt oublier.

Mais à partir de cette époque rien n’est plus différent sans doute que les diverses relations qui nous sont données par les navigateurs : pour les uns, Juan-Fernandez est un séjour de délices faciles, un lieu de repos ; pour les autres, c’est un rocher aride battu par la tempête, une terre désolée et qui n’offre aucun avantage en compensation des dangers qu’elle fait courir ; cependant ces contradictions apparentes n’ont rien qui doive faire suspecter la vérité de ceux qui les ont répandues selon les années, selon les saisons, selon même la volonté des gouverneurs du Chili, Juan-Fernandez a mérité les diverses épithètes que lui donnent les navigateurs, quelques mots vont tout expliquer.

Le groupe de Juan-Fernandez se compose de deux îles situées à trente-cinq lieues l’une de l’autre ; toutes deux portent, sur les anciennes cartes, le nom dit navigateur par lequel elles furent découvertes et le capitaine Moss, qui les a explorées avec une sagacité remarquable, dit qu’on peut aisément les confondre, parce qu’elles sont sous la même latitude. Elles ont reçu, des caboteurs errants dans ces parages, deux dénominations qui attestent leur position en mer. La première, qui a environ quarante-deux milles de circonférence, est désignée sous le nom de Mas-a-Tierra, pour indiquer son voisinage du continent, dont elle n’est qu’à cent cinquante lieues. Mas-a-Fuera n’a qu’une lieue de longueur et elle est plus éloignée des côtes. Sa solitude perpétuelle, ses forêts à peu près semblables à celles du Chili, et que l’on n’aperçoit pas en mer parce qu’elles sont environnées de roches escarpées qui sortent Presque perpendiculairement de l’Océan ; ses vastes citernes naturelles, où viennent se baigner des lions de mer ; tout lui donne un caractère à part et qui empêche qu’on ne la confonde avec l’île plus importante de Mas-a-Tierra, dont nous allons nous occuper.

La grande île de Juan-Fernandez, celle qui servit d’asile à Selkirk, git par 33° 4′ de latitude Sud et par 80° 30′[1] de longitude à l’Ouest de Greenwich. C’est par erreur que Dampier, d’ordinaire si exact, la place par 34° de latitude Sud. Si l’on s’en rapporte à un navigateur anglais qui l’a bien observée, Mas-a-Fuera, vue dans l’éloignement, se présente sous la forme d’un rocher plein de crevasses ; mais à mesure que l’on en approche l’aspect change d’une manière remarquable, et l’on découvre des forêts profondes qui forment un admirable paysage. Vue du côté de l’Ouest, l’île paraît plus haute à son extrémité septentrionale, elle s’abaisse vers le Sud, où elle se termine, à une demi-lieue marine, par un gros rocher qu’on appelle l’île au Cabris.

Si le commandant Laplace, dont nous avons déjà invoqué le témoignage, fut frappé de la nudité extrême des roches qui avoisinent Mas-a-Fuera, la véritable île de Juan-Fernandez lui sembla au premier aspect, d’une extrême fertilité. Toutes les portions du sol ne jouissent pas cependant de cet avantage et certains cantons de la côte sont désolés par d’affreux ouragans.

Il s’en faut bien que l’île de Juan-Fernandez offre maintenant l’aspect inculte qu’elle avait à l’époque où Dampier, Scharp et Cowley venaient de la visiter et où Daniel de Foë allait écrire son livre. Non-seulement les jardin, qui environnent la bourgade qu’on y fonda en 1799, renferment presque toutes les herbes potagères cultivées au Chili, mais on s’y procure encore des figues, des cerises, des pommes de diverses espèces, des amandes, et quelques autres fruits d’Europe. Cette herbe aromatique dont l’usage est si répandu dans une partie de l’Amérique méridionale, et qui remplace le thé au Chili et au Paraguay, le maté vous est offert dans toutes les maisons où vous vous présentez. Les bestiaux transportés du continent se sont multiplies, et l’on aperçoit, dit-on, quelques troupeaux de bœufs et de moutons où l’on ne voyait jadis que des chèvres sauvages. En un mot, une certaine culture, une faible industrie se montre dans un lieu où rien de semblable n’existait encore, il y a près de quatre-vingts ans : cela ne vont pas dire sans doute que cette île exposée, de l’avis de touts les navigateurs, à de perpétuels orages, soit un séjour bien désirable, et que sa population, sans cesse sur le qui vive, doive jamais s’élever à un chiffre bien important. Mais certaines portions abritées peuvent devenir un point utile de relâche, et il est probable que le tableau énergique qui nous a été tracé récemment par un exilé et que nous allons reproduire ici ne peut pas s’appliquer au voisinage de la grande haie, où le mouillage est à l’abri des vents.

« Nous sommes arrivés enfin à Juan-Fernandez, écrivait il y a quelques années D. Juan Egana ; je ne vous parlerai pas des misères qui nous y attendent loin de tout secours humains. Rappelez-vous cette île, qui est le produit de quelque éruption volcanique, et dont on pourrait croire que l’intérieur est encore en combustion, tant est fatigante la chaleur que l’on y éprouve. Lorsque le calme s’y maintient, il semble que ce ne soit qu’une nuée épaisse où nous nom sommes plongé, et où l’on peut regarder comme un prodige d’appercevoir une heure le ciel serein. En effet, les pluies sont si constantes et si répétées que sans compter l’hivernage j’ai vu pleuvoir à vingt-quatre reprises différentes en un seul jour d’été. Jamais il ne nous est arrivé de pouvoir nous éloigner avec quelque sécurité de nos misérables cabanes, seulement à quelques pas ; encore bien moins pouvons-nous y trouver le repos. L’eau tombant à travers leur faible toiture nous fait souffrir une inondation perpétuelle ; l’humidité constante de notre linge, de notre lit, produit en nous une lassitude extrême ; rarement pouvons-nous faire un moment d’exercice ; les ouragans, l’inondation du sol, les eaux du ciel enfin ne le sauraient permettre.

» Les vents sont si continuels et si tempétueux, que soit inexpérience, soit préjugé, je ne crois pas que la nature puisse être autre part si constante en ses horreurs. J’ai observé des effets de la tempête qui passeraient pour rares partout ailleurs. D’un seul coup de vent je vis voter le toit de l’hôpital qu’on peut considérer comme l’édifice le plus solide du lieu. Plusieurs de nos cabanes ont été renversées. Une malle énorme, le matelas et la garniture de lit d’un de nos compagnons, furent enlevés comme une plume. Il y a deux jours l’embarcation de transport qui se trouvait à terre, mais sur une surface plane et sans aucune inclinaison, a été emportée jusqu’à l’Océan. Il est très-fréquent de voir se résoudre en pluie les eaux de la mer, lorsquelles ont été suspendues au-dessus de l’île par les ouragans : plus d’une fois un espace étendu du rivage a été inondé ainsi. On voit en même temps se dégager des montagnes une pluie de sable et de petites pierres, et c’est le fléau de ceux qu’elle surprend. Dans le principe, il nous arrivait sans cesse de fuir hors de nos cabanes, craignant de les voir tomber en ruine à chaque effort de l’ouragan. Le bruit que fait l’orage et le grondement de la tempête, se prolongeant durant la nuit, s’opposent presque toujours à ce que l’on puisse dormir, les navires ne peuvent guère aborder ces plages sans grand péril, parce qu’ils courent risque d’être mis en pièces par les vents. Et il est arrivé fréquemment à ceux qu’on envoyait avec des vivres, de ne pas avoir le temps de sauver leurs ancres et d’être emportés par la tempête ; aussi est-ce chose presque incroyable, que la précipitation avec laquelle les pilotes se hâtent d’opérer leur déchargement afin de s’enfuir du port. Ces tempêtes habituelles produisent à la longue, sur l’économie animale, une irritation qui n’est que trop propre à enfanter des discordes toujours renaissantes et à conduire au suicide. » Voilà sans doute des expressions d’angoisse bien vives ; une peinture sincère et énergique des misères de l’exilé, qui rappellent involontairement ce surnom d’île du Désespoir que Robinson donnait à sa solitude. Je me hâte de le répéter, le climat de l’île n’est pas partout le même, et il suffit d’une chaîne de collines plus élevée, d’une forêt qui s’oppose aux orages, pour qu’on retrouve dans certaines vallées le climat tempéré du Chili.

Mais voyons ce que devait être cette île au dix-septième siècle, envisageons-la sous son premier aspect, et telle qu’elle apparut aux premiers navigateurs qui y abordèrent. En 1503, et comme il se rendait de Lima à Valdivia, le marin castillan eut connaissance de ce groupe, et son nom lui fut Imposé. Il aborda Mas-a-Tierra et il y séjourna, dit-on, quelques mois avec plusieurs colons du Chili. Mais les premiers essais de culture qu’ils y font sont probablement bien incomplets, car les navigateurs qui leur succèdent retrouvent partout ce caractère de solitude primitive que le séjour des hommes a bientôt fait disparaître. Ce qui les frappe surtout, c’est cette teinte enflammée du sol, qui fait croire à la présence de quelque volcan[2], ce sont ces grands cèdres rouges qui croissent en abondance sur le revers des collines, ces arbres à piment dont la tête est si verdoyante et dont le bois est si recherché déjà en Europe ; ils admirent comment les autres arbres se ploient et se contournent pour résister aux orages. En avançant ils découvrent des citernes profondes environnées de fleur, de sources abondâmes, et qui réunissent leurs eaux limpides pour retomber en cascades. Nulle part ces animaux nuisibles, mais des phoques indolents qui se traînent sur le rivage, et d’innombrable troupeaux de chèvres qui errent dans les vallées. Ces sources abondantes, ces lions marins, les troupeaux sauvages, voilà ce qui durant un demi-siècle amènera tour à tour à Juan-Fernandez ces pirates que l’Espagne voulait détruire, et ces navires armés en guerre qui rodent dans la mer du Sud pour arrêter les gallons. Qu’on lise en effet Scharp, Dampier, Cowley, Woode-Rogers, C’est Juan-Fernandes qu’ils nous vantent, Juan-Fernandez où ils ont été se ravitailler avant de poursuivre leurs courses aventureuses.

Mais ces marins ne prolongeaient leur relâche, toujours momentanée, que de quelques semaines. Ce qu’il y a de curieux sans doute pour l’histoire de Robinson, et ce qui n’a peut-être pas été remarqué, c’est qu’après l’abandon de Mas-a-Tierra par la petite colonie qu’y avait fondée le premier explorateur, cette île devint successivement l’asile d’un ou deux Indiens civilisés et de quelques marins qui y vécurent durant plusieurs années complétement abandonnés à eux-mêmes.

Consultons les anciens voyageurs, voyons en quelques mots, et dans l’ordre chronologique, quelle est l’histoire de ces aventuriers solitaires.

Avant 1680, il est fait mention par Ringrose d’un navire qui périt sur les brisants de cette île ; un seul homme échappe au naufrage, et il vit cinq ans dans la solitude jusqu’à ce qu’un autre navire le reprenne.

Le second habitant de Mas-a-Tierra est un Indien mosquito, que le capitaine Sharp y laisse en 1680, lorsqu’il vient relâcher dans cette île, à laquelle il lui plaît d’imposer le nom de la reine Catherine. Cet homme y vit seul, et il est dans l’île de Juan-Fernandez sans doute de son plein gré, car le capitaine Cowley nous apprend qu’à l’approche de ses navires, il tua deux chèvres et les tint prêtes pour servir aux équipages.

C’est le même individu qui s’est plu dans cette solitude, sans doute ; mais il y a erreur de date dans le journal de Dampier, Ce marin parle d’un Mosquito qu’il retrouva en 1684 dans l’île, et qui avait été déposé en 1681, lorsqu’il était à bord du capitaine Watting ; il entre dans les détails les plus curieux sur la vie solitaire de cet homme et sur son admirable Industrie.

Voilà ce que dit son tour Wafer, et son récit date de 1687. « Trois ou quatre de nos compagnons de fortune, chagrins d’avoir perdu tout ce qu’ils avaient au jeu, et de sortir de ces mers aussi pauvres qu’ils y étaient venus, se décidèrent à rester sur l’île de Juan-Fernandez ; nous leur donnâmes un petit canot, une marmite, des haches, de grands couteaux, du maïs, et les provisions dont ils avaient le plus de besoin. J’ai appris dans la suite qu’ils avaient planté de ce mais, apprivoisé quelques chèvres et vécu de poisson et d’oiseaux. »

Ces trois désespérés eurent le temps de faire de sérieuses réflexions sur le jeu et sur ses hasards : ils vécurent un ou deux ans dans la solitude qu’ils s’étaient choisie.

Enfin plus tard Alexandre Selkirk lui-même, le prototype de Robinson, parle de deux hommes qui avaient été laissés à Juan-Fernandez dans une relâche qu’il y fit, et qui y vécurent durant six mois.

Tous les détails de ces existences solitaires n’étaient pas complètement perdus à l’époque où Daniel de Foë vivait ; l’homme qu’il dut consulter avant touts les autres voyageurs, les avait peut-être lui-même recueillis. Notre auteur enfin les tenait peut-être directement de Dampier, de Sharp et de Woode-Rogers. Il en serait alors du Robinson comme de ces épopées dues primitivement aux rapsodes ; le poète leur a donné leur forme durable, mais elles se composent de mille traits épars.

Venons au personnage plus connu que l’on est accoutumé à voir figurer dans cette histoire, examinons le type réel de Robinson.

Le 1er février 1709, comme le capitaine Woode-Rogers croisait sur les côtes du Chili, de conserve avec ce navire qui devait naviguer plus tard vers la Californie, sous le commandement de Dampier, les vents du Sud-Ouest le portèrent vers Juan-Fernandez, et il résolut d’y débarquer ; vers le soir des feux s’élevèrent sur le rivage. Nos flibustiers crurent à la présence de quelques pêcheurs ou tout au moins de quelques navires armés, et ils se tinrent sur leurs gardes, sans pour cela quitter la partie. Or, le lendemain vers midi, comme la pinace que l’on avait envoyée à terre sous les ordres du capitaine Dower, revenait en faisant force de rames vers les deux navires, on apperçut au milieu des six matelots dont se composait l’équipage, une figure bizarre, étrange, un homme vêtu de peaux de chèvres enfin, et paraissant, comme le dit Woode-Rogers lui-même, « plus sauvage que ces animaux. »

Toutefois cet homme n’avait de farouche que l’aspect et le capitaine s’empressa de nous le dire. C’était un honnête maître d’équipage nommé Alexandre Selkirk, natif de Lasgo dans le comte de Fife, en Écosse. Il avait été embarqué jadis, à bord du navire les Cinq Ports, où M. Dampier, qui se trouvait présent, l’avait connu beaucoup, l’estimant, ainsi qu’il l’affirma lui-même, un des meilleurs hommes du bord, et engageant fort Woode-Rogers à le prendre. Voilà ce qu’Alexandre Selkirk raconta :

Il y avait déjà quatre ans et trois mois, et il ne devait pas avoir oublié la date malheureuse, car il l’avait gravée plus d’une fois sur les grands arbres de son île ; il y avait plus de quatre ans, dis-Je, que lui Alexandre Selkirk avait débarqué sur cette plage déserte de bonne et franche volonté, comme il l’avoue lui-même à la suite d’une querelle qui s’était élevée entre lui et le capitaine Stradling. Cependant le dégoût du bord et l’ardeur pour la solitude ne lui avaient pas duré long-temps ; après sans doute l’examen préalable du lien qu’il devait habiter, et les réflexions plus mûres que cette visite devait faire naître, il avait désiré revenir à bord, mais le capitaine n’avait pas voulu y consentir. Quelques mois plus tard Stradling faisait naufrage et une partie de l’équipage périssait.

Selkirk n’avait pas été abandonné sans ressources dans son île ; il est probable même qu’il était infiniment plus riche que le Mosquito ou les Européens qui l’avaient précédé voire même que les colons qui avaient accompagné Juan Fernandez. De son propre aveu, on lui remit des vêtements, son lit, un fusil, une livre de poudre, des balles, du tabac, une hache, un couteau, un chaudron, une bible, quelques livres de piété, et ses instruments de marine.

Si l’on excepte de cette liste la provision de poudre, qui aurait dû être plus considérable, avec l’arme et les ustensiles qui lui avaient été remis, Selkirk pouvait facilement subvenir à ses besoins les plus impérieux ; mais, pour ma part, je crois que notre matelot écossais, que Steele a connu et dont il nous cite l’esprit réfléchi et la gravité un peu mélancolique, était un de ces hommes plus propres aux spéculations mystiques, aux effusions ardentes de la prière, qu’aux combinaisons de l’industrie. C’est ce que Daniel de Foë a senti admirablement, et Robinson est bien plutôt un esprit contemplateur, un poète religieux désolé et consolé tour à tour dans la solitude, qu’un homme énergique et habile, tirant partie de sa position. Ses irrésolutions perpétuelles, ses tâtonnements, ses maladresses naïves, son manque de réflexion dans les choses les plus simples de la vie, ne sont pas un des traits les moins intéressants de son caractère ; à la persévérance près, un enfant ferait presque ainsi, c’est ce qui le rend si cher aux enfants.

Dans la réalité, Selkirk fut certainement moins inventif que le personnage qui a été créé d’après lui. Selon son propre récit, qui nous a été transmis avec naïveté, il paraît que le manque de sel fut une des privations les plus vives qu’il eut à subir au commencement de son exil. Le manque absolu de sel l’empêche de manger sans dégoût le poisson qu’il se procure si aisément et avec tant d’abondance : c’est encore ce qui s’oppose à ce qu’il fasse des provisions un peu considérables de gibier. Si le récit de Woode-Rogers est exact, et Foë ne saurait en douter, on ne conçoit pas comment l’industrie de Selkirk ne va pas jusqu’à user du moyen si simple qu’emploie lui-même Robinson. Il paraît étrange qu’ayant navigué dans ces parages, il ignore les procédés des Sauvages auxquels l’usage du sel est inconnu, mais qui conservent leur venaison en l’exposant au feu du boucan. Les exemples de cette nature pourraient être multipliés.

En revanche, et s’il ne sait tirer qu’un faible parti des ressources que lui offre la nature, cette nature sauvage elle-même le touche profondément. Jamais il n’a été si bon chrétien et il désespère même de l’être autant à l’avenir. Il s’est construit deux huttes à quelque distance l’une de l’autre. La première est réservée aux choses vulgaires, l’autre pour ainsi dire est son temple ; il y prie, il y dort en présence de Dieu, c’est là qu’il va chanter ses psaumes. Dans les horreurs de son affreuse solitude, je le vois d’abord tout ému de son abandon, plein d’amertume, ayant besoin de la prière pour ne point succomber ; peu à peu il se console en contemplant ses beaux cèdres, ou bien en respirant l’air embaumé qu’exale le piment gigantesque de la Jamaïque. Après avoir gravé son nom sur ces arbres qui lui fournissent à la fois le temple et l’encens, il s’en va chercher les hôtes que le ciel lui a donnés ; ne riez pas, car ce sont les propres paroles du pauvre exilé. Il a apprivoisé de jeunes chats, il a dressé de jeunes chevreaux, il s’en va bondir avec eux, puis le soir, rentré dans sa cabane, il allume un feu de piment, dont l’odeur le recrée ; il ouvre le livre saint, il entonne de nouveau les psaumes, et il peut dire les paroles de l’Écriture. J’ai appelé, j’ai été consolé.

Voilà pour la vie de l’âme, voyons pour celle du corps. Il n’a plus de poudre, et, à l’exception des grandes crevettes de rivière, manne abondante qu’il se procure à toute heure dans les ruisseaux de son île, et dont la saveur est exquise, c’est de sa poudre dont il a tiré jusqu’à présent la plus grande partie de sa subsistance. Sa poudre usée, il lui reste sa hache. Il a une vue perçante, ses jambes sont agiles, car il est jeune ; comme au premier homme dans son Eden, toutes les créatures vivantes de cette île semblent lui appartenir ; il va choisir dans son troupeau sauvage, qui pâture sur la colline. Je me représente quelquefois Selkirk bondissant de rocher en rocher, franchissant les gorges étroites de l’île, passant comme une bête fauve à travers les arbres, saisissant une liane pour gravir un piton, puis, arrivé près de l’animal, l’abattant d’un seul coup de sa hache, ou, si ce n’est qu’un jeu, l’arrêtant par les cornes et se débattant avec lui. Il est probable que cette chasse étrange n’était pas sans charme pour Selkirk, et qu’elle allait à son esprit ardent, car ce n’est pas seulement le besoin qui la lui fait entreprendre. Si près de cinq cents chèvres succombent dans cette lutte bizarre, il en laisse retourner dans leurs montagnes un nombre égal qu’il se contente de marquer à quelque partie de la tête. Comme woode-Rogers s’en assura, Selkirk a la longue était parvenu à dépasser en vitesse le lévrier le plus agile, la plante de ses pieds s’était si bien endurcie qu’il courait partout sans peine. Mais cette chasse, qu’il renouvelait souvent, ne se faisait pas sans dangers ; il tomba une fois dans un profond abîme, et quand il revint à lui, il s’apperçut qu’une chèvre qu’il poursuivait, et qu’il avait entraînée dans sa chute, l’avait préservé de la mort ; il la trouva écrasée sous lui.

Le séjour de Selkirk à Juan-Fernandez devait durer près de cinq ans, mais sa vie ne fut pas si uniforme qu’on aurait pu le supposer. Il n’eut pas à combattre, il est vrai, les Sauvages, encore moins trouva-t-il un Vendredi pour partager sa solitude, mais souvent des navires passaient devant son île. Il se sentait mille désirs de les voir débarquer. Il formait mille projets de délivrance, et puis s’abstenait de tout signal par terreur des Espagnols. Deux fois des Européens débarquèrent dans la grande baie, il ne put résister au désir de revoir enfin une figure humaine ; il en fut cruellement puni : des coups de fusil l’accueillirent, et il fut contraint de fuir dans ses forêts.

Comme il l’avoua par la suite, il se fut livré aux Français, et cela volontairement. La terreur d’être envoyé aux présidions espagnols prolongea de beaucoup son séjour dans la solitude ; et puis, il en faisait encore l’aveu à Steele, sa pauvreté indépendante lui était devenue chère. Esprit croyant, il avait deviné la sécurité toute religieuse qu’il y avait pour lui au milieu de ces rochers battus pas la mer. Les épisodes d’ailleurs ne lui manquaient pas, et ils venaient interrompre la monotonie d’une vie trop simple. Un jour c’était des myriades de rats qu’il fallait éloigner de son habitation, et il appelait contre ces légions incommodes des chats sauvages des bois environnants. Ses vêtements usés, il fallait remédier à cette nouvelle misère ; l’invention originale des vêtements n’appartient pas à de Foë. « Il se fit un justaucorps et un bonnet de peaux de chèvres, qu’il cousut ensemble avec de petites courroies qu’il en ôta et un clou qui lui servit d’aiguille ; il se fit aussi des chemises de quelque toile qu’il avait, et il les cousut de même avec un clou et le fil d’estame qu’il tira de ses vieux bas : il en était à sa dernière lorsque nous le rencontrâmes sur cette île. »

Dans ces résultats d’une industrie assez grossière, il n’y a rien sans doute qu’un homme doué de quelque intelligence n’ait pu faire. Ce qu’il y a de curieux à observer, c’est l’influence de cette longue solitude sur l’homme lui-même et sur ses habitudes morales. Selkirk, dont on nous vante le sens naturel, avait en partie oublié sa langue ; il ne prononçait plus les mots qu’à demi, et les marins qui l’accueillirent eurent d’abord quelque peine à l’entendre. D’abord les liqueurs fortes lui parurent trop violentes pour son palais, et il se passa quelque temps avant qu’il pût manger certains mets apprêtés selon l’usage.

Recueilli par Woode-Rogers à la recommandation de Dampier, il se montra bon, obligeant, serviable. Comme le Robinson imaginaire, il accomplit sans doute encore de longues navigations ; il est probable que le titre de gouverneur qu’on lui avait donné en riant, rappela plus d’une fois à ses compagnons ses mémorables aventures et ses réflexions ; il leur fit sans doute des révélations curieuses. Regrettons que Woode-Rogers, si judicieux du reste, ait regardé de telles de telles choses « comme étant bien davantage du ressort des théologiens et des philosophes que d’un homme de mer. » L’écrivain plein de sagacité qui partagea souvent les travaux d’Adisson, Steele comprit tout ce qu’il y avait là de précieux à recueillir pour le moraliste intelligent ; plus d’une fois il interrogea Selkirk, et il fut frappée du sens remarquable qu’il y avait en cet homme : il nous apprend que son regard était sérieux quoique serein, et qu’il semblait accorder peu d’attention aux objets extérieurs. Il déplorait aussi son retour au monde, qui ne pouvait avec tous ses plaisirs lui rendre le calme de la solitude.

Ce que nous avons à dire maintenant sur l’île de Juan-Fernandez, cesse naturellement d’avoir le même intérêt. Aucun des flibustiers qui parcouraient encore l’Océan-Pacifique, vers le milieu du dix-huitième siècle, n’ignorait l’immense parti que l’on pouvait tirer de ces innombrables troupeaux de chèvres et des lions marins que renfermait surtout Mas-a-Fuera Huera. Ce lieu désert, où il était facile de se procurer en tout temps des provisions abondantes, devint le refuge d’une foule de pirates, qui s’en allaient croisant ensuite sur les côtes, et qui s’emparaient des navires richement chargés qu’on expédiait pour l’Espagne. Le gouverneur du Chili résolut de mettre fin à ces déprédations, en employant un moyen fort simple : il fit débarquer à diverses reprises des chiens de chasse habilement dressés, qui détruisirent en peu de mois les nombreux troupeaux qu’on y voyait depuis la fin du seizième siècle. Peu à peu les pirates cessèrent de fréquenter un lieu qui leur offrait moins d’avantages, et dont l’abord présentait en certaines saisons, des difficultés presque insurmontables. Quelques chèvres fugitives, et qui avaient échappé aux meutes envoyées du Chili en gravissant jusqu’au sommet des roches dont il est parsemée, descendirent bientôt dans les vallées avec une postérité nombreuse, et leurs troupeaux ne tardèrent pas d’offrir aux navigateurs à peu près les mêmes avantages que par le passé ; mais les pirates avaient cessé de se montrer dans ces parages, et il n’était plus nécessaire de les détruire : on les laissa errer en paix. Vers 1792 le gouvernement espagnol comprit que les îles de Juan-Fernandez pouvaient être deux points assez importants à conserver. Mas-a-Tierra surtout occupa son attention : une bourgade composée d’une quarantaine d’habitations fut fondée, diverses maisons isolées furent construites dans l’île. On renversa quelques forêts, on multiplia les arbres utiles, et des champs d’une certaine étendue furent cultivés, tandis que des troupeaux de vaches envoyées du Chili multiplièrent dans les vallées[3].

Ce qui eût dû être fait un siècle auparavant fut fait alors. Ces fortifications s’élevèrent, une batterie de cinq canons se trouva bientôt établie à la pointe occidentale de Plie, et elle put commander la rade. Une autre batterie, construite en briques avec ses deux flancs chacune de quatorze embrasures, s’éleva sur une autre éminence de manière à dominer le bourg et le mouillage. Le premier flanc fut muni de cinq pièces d’artillerie, tandis que l’autre ne reçut qu’un seul canon. Woode-Rogers regardait jadis la position de Juan-Fernandez comme imprenable, pour qu’on en fit construire quelques ouvrages. Mais il est probable que toutes les conditions requises ne furent pas remplies lorsqu’on éleva ces fortifications, car le capitaine Mosse, qui les visita en 1792, nie qu’elles aient jamais pu s’opposer à un débarquement. Il faut convenir aussi, d’ailleurs, qu’à cette époque la garnison n’était pas trop redoutable : elle se composait de six soldats et de quarante colons armés. Don Juan de Calvo de la Canleza était le gouverneur suprême de l’île, et il rappelait passablement pas sa courtoisie l’hidalgo que Robinson établit dans son île en l’investissant de ses pouvoirs.

On a vu ce que Juan-Fernandez est devenu durant les troubles qui ont précédé l’émancipation américaine. À cette époque, un bien petit nombre de colons s’y étaient fixés, et les déportés qu’on y envoyait n’aspiraient qu’à en sortir. Il y a trois au quatre ans, l’amour ardent de la botanique confinait un savant sur ces plages, et comme cela était arrivé jadis à celui qu’entraînait sans cesse sa soif des voyages, la science avait son martyr solitaire[4].

En 1832, et comme il venait d’accomplir glorieusement son voyage autour du monde, un de nos navigateurs les plus habiles, le commandant Laplace, a apperçu Mas-a-Fuera et a séjourné dans Juan-Fernandez. À cette époque chaque parti, lorsqu’il parvenait au pouvoir, y confinait encore les principaux adhérents du parti vaincu. Cependant le séjour fréquent que les navires de guerre des diverses stations européennes font à Juan-Fernandez, a contribué à lui donner une certaine Importance, et, comme le dit le commandant Laplace, « cette importance augmentera à mesure que le commerce et la population du Chili prendront de l’accroissement ; » alors si parmi cette population si nouvelle il se trouve quelque curieux aimant à s’enquérir de vieux vestiges, peut-être parcourra-t-il religieusement les forêts un de Foë à la main, peut-être rencontrera-t-il quelque vieux cèdre portant encore une date et nom, Alexandre Selkirk et Robinson Crusoé s’associeront intimement dans sa mémoire, et il rendra grâce sans doute au poète qui aura donné de si touchants souvenirs à cette île qu’il n’avait point vue.

Après avoir examiné le lieu de la scène, examinons quelques-uns des personnages du drame. Ici il faut bien le dire, de Foë a agi tout aussi librement que dans le reste de son ouvrage. Sa fantaisie indépendante n’a pas cru devoir se soumettre davantage aux exigences de l’histoire qu’à celles de la géographie.. Peu importe sans doute, puisque le livre est admirable ; nous rétablirons cependant quelques faits.

Certes, en lisant avec attention la description qui nous est donnée de l’île imaginaire qu’habita Robinson Crusoé, on reconnaît facilement à quelques traits généraux le groupe de Juan-Fernandez et son climat ; et si l’on met de côté plusieurs inexactitudes assez fortes, telles que la réunion par exemple de certains végétaux qui ne conviennent qu’à des zones fort différentes, on retrouve Jusqu’à un certain point la vérité locale. C’est bien là la disposition du sol, et même l’aspect d’une nature qui ne doit appartenir qu’aux régions voulues du Chili. Mais une fois la donnée primitive acceptée par Daniel de Foë, le choix des personnages qu’il allait mettre en scène semblait ne pas pouvoir être douteux, c’était aux côtes du Chili, à l’archipel de Chiloé, à la Mocha, au même aux terres du Pérou, qu’ils devaient nécessairement appartenir. Dans le cas où cela eût été ainsi sans être à coup sûr moins pittoresques dans leurs habitudes que les Caraïbes, moins remarquables dans leurs mœurs, les Sauvages que Daniel de Foë eût eu à mettre en scène n’eussent pas offert en réalité les conditions nécessaires à la combinaison du drame. Les Puelches et les Araucans ne sont pas anthropophages.

Étudiés avec attention sans doute, il y a peu de peuples dans le Nouveau-Monde qui présentait autant de coutumes curieuses, autant de traditions poétiques à mettre en œuvre. Mais il est évident qu’il suffisait à Daniel de Foë d’avoir à sa disposition un nom connu de peuplade indienne et quelques traits caractéristiques essentiellement propres aux nations sauvages pour faire marcher sa fable, le siècle n’en exigeait pas davantage ; de Foë nous paraît avoir inventé, avec une retenue fort louable du reste, jusqu’aux idées religieuses et jusqu’aux mots caraïbes qu’il met dans la bouche de ses personnages.

Ce n’eût pas été pour la première fois néanmoins que ces peuples eussent figuré dans une œuvre d’imagination. Ercilla, qui les avait étudiés sur le champ de bataille, leur avait déjà emprunté les traits les plus saillants de son poème de l’Auracana ; Lope de Vega les avait introduits sur la scène espagnole, en demandant sans soute aux relations contemporaines plus de couleur locale qu’il n’en et d’ordinaire dans ses drames. Parmi les poètes, nous ne citons que les plus remarquables ; on devrait leur réunir les noms d’une foule de voyageurs ; et dès le dix-huitième siècle les documents sont si nombreux, qu’ils pourraient mettre dans l’embarras un érudit plus attentif que ne le fut Daniel de Foë. Examinons, en suivant la donnée première, les peuples qu’il avait à peindre.

On commettrait une erreur assez grave si l’on regardait les Chiliens primitifs comme des peuples aussi sauvages que les Caraïbes. Leur religion, les formes compliquées de leur gouvernement, la perfection remarquable de leur langue, tout prouve jusqu’à l’évidence, qu’à l’arrivée des Espagnols ils étaient déjà en voie de civilisation, et que si la conquête ne les eut pas heurtés d’un coup trop rude, cette civilisation eût un caractère original, comme celle des Péruviens, des Mexicains et des Muyscas.

Le bas Chilli ou le Chilli proprement dit s’étend entre les Andes et l’Océan-Pacifique, et se divise en deux parties, le Chili araucanien, et le Chili qui fut conquis dès l’origine par les Espagnols. Toute cette vaste étendue du territoire qui s’étend du Bio-Bio à l’archipel de Chiloé, c’est-à-dire entre les 36° 44’ et 41° 20’ de latitude méridionale, pouvait sans doute envoyer ses pirogues de guerre jusqu’à Juan-Fernandez, et ce que raconte Ulloa de l’audacieux voyage des trois Indiens qui s’en revinrent en 1759 de notre île à Valparaiso, prouve que cette navigation n’était pas impossible. Eh bien, tout ce territoire était occupé par les Araucans[5], les Cunchos et les Huilliches, tribus remarquables, qui parlent un même langage et auxquelles s’associèrent plus tard les Puelches, cette nation nomade qui partage les idées religieuses des Araucans, et qui, errant sans cesse des bords de la mer aux montagnes, s’est rendue célèbre surtout dans ces derniers temps. Si l’on ajoute donc aux peuples que nous venons de nommer Pehuenches, qui habitent les Andes chiliennes, entre les 34° et 37° de latitude, si on se rappelle les tribus pacifiques de Chiloé, et mieux encore les insulaires de la petite île de Pasqua, que cite Molina en les considérant comme étant d’une race un peu différente, on aura une idée des peuplades qui pouvaient au dix-huitième siècle figurer dans Robinson.

Toutes ces tribus, qui forment la grande famille chilienne, gardent dans leur religion, dans leur langage et jusque dans leurs coutumes, l’empreinte du caractère araucan. Il est donc indispensable de faire connaître en quelques mots ce peuple qui domine les autres par son intelligence et par les formes de son gouvernement.

De même que les Caraïbes sont accoutumés à se nommer entre eux le peuple par excellence, de même les Araucans ou Molouches prennent le titre d’Aucas, de peuple libre. De bonne heure les Espagnols justifièrent ce titre en désignant sous le nom destado indomito, pays indomtable, le territoire qu’ils habitaient. Les Araucans sont en général robustes et très-bien proportionnés ; ils paraissent différer, sous certains rapports, de quelques nations américaines plus voisines de la ligne : ils ont la peau rougeâtre ou de teinte cuivrée, et ne présentent aucun des caractères physiologiques que Daniel de Foë attribue à Vendredi. Leur visage est large et plus arrondi que celui des Européens. Leur expression pleine d’énergie offre aussi quelque chose de farouche. Leurs yeux sont petits, ternes, noirs et enfoncés ; ils ont fréquemment le nez court et épaté, les pommettes saillantes, la bouche assez grande et le menton peu prononcé.

Tout le territoire occupé par les Aucas est partagé entre quatre gouvernements ou pour mieux dire entre quatre tétrarchies, désignées sous le nom d’Uthalmapus, et gouvernés par des espèces de tétrarques qui prennent le titre de Toquis ; ces chefs sont héréditaires, indépendants l’un de l’autre dans l’administration civile de leur district, mais ils doivent se réunir quand il s’agit de l’intérêt général ; ils ont sous eux des chefs secondaires que l’on désigne sous le nom d’Ulmènes. Ainsi que l’a fait observer déjà un savant géographe, le gouvernement de ce pays offre la plus grande ressemblance avec l’aristocratie militaire des ducs, des comtes et des barons du nord de l’ancien continent, quoique son existence semble de beaucoup antérieure à l’arrivée des Espagnols.

Le système adopté par les Aucas est assez compliqué ; ils reconnaissent un être suprême, auteur de toute chose, qu’ils désignent sous le nom de Pillan. Pilli ou Pulli signifie dans leur langue âme ou esprit par excellence. Eutagen, le grand être, Thalcave, le tonnant, Vivennvoe, le créateur de toutes choses, Vilpelvilvoe, le tout-puissant, Molghele, l’Éternel, Aunonolli, l’infini, sont d’autant de dénominations qui le distinguent. Cela ne veut pas dire que la religion des Aucas soit une espèce de monothéisme. Dans leur pensée, le gouvernement du Ciel est semblable à celui d’ici-bas, et ils ont une foule de dieux secondaires, ulmènes célestes, qui remplissent au firmament les fonctions des ulmènes de la terre. Parmi ces dieux il en est un plus audacieux que les autres, c’est Guecebu le terrible, cause première de touts les maux, et que les ulmènes de la hiérarchie céleste, d’accord avec Meoulen, doivent s’occuper sans cesse à combattre.

Comme plusieurs peuplades américaines, moins avancées qu’eux en civilisation, les Araucans ainsi que les Puelches ont le souvenir d’un cataclysme universel, pendant lequel le monde aurait été inondé. Une foule de traditions poétiques animent les récits de leurs bardes, qu’ils nomment Gempir. Mais ce qu’il y a de plus remarquable sans doute, c’est qu’ils ne sont pas étrangers aux sciences positives. Ils savent déterminer par le moyen de l’ombre les solstices, et, comme on l’a déjà fait remarquer, leur année offre encore plus d’analogie avec l’année égyptienne que celle des Aztèques. Ils divisent le jour naturel comme les Chinois, les Japonais, les Taïtiens. Ainsi que quelques autres tribus, ils distinguent les planètes des étoiles, et, ce qui est si rare chez les peuples de l’Amérique, ils ont dans leur langue des mots pour désigner les différentes espèces de quantités, comme le point, la ligne, le triangle, le cône, la sphère et le cube. Un peuple a cessé depuis long-temps d’être sauvage quand il s’est élevé à ces idées abstraites.

Leur langue est sans contredit une des plus remarquables de toute l’Amérique méridionale, si ce n’est même la plus parfaite : on la désigne sous le nom de chilidugu. Ainsi que nous l’apprend Molina, qui avait eu occasion de l’étudier, elle est douce, expressive, harmonieuse et régulière, aucun terme ne lui manque pour exprimer les idées morales. Quoiqu’elle ne soit pas fixée par l’écriture, la tradition l’a conservée ; les chefs s’efforcent surtout de la parler dans toute sa pureté, et c’est bien d’eux qu’on peut dire ce que disait jadis un vieux missionnaire de la plupart des chefs des tribus américaines : « Ils sont puissants autant qu’ils sont éloquents. »

Voici pour l’organisation sociale et religieuse, pour l’état intellectuel, pour le développement moral de l’individu ; voyons maintenant quelques usages.

Les Araucans et les Puelches sont plutôt des peuples guerriers et nomades que des peuples agriculteurs ; cependant, si les Puelches errent dans leur contrée montueuse comme les Tartares, les Araucans possèdent maintenant une ville assez considérable. En général ils ne forment point bourgades, leurs habitations sont éparses ; dans les endroits propres à l’agriculture, les hommes bèchent la terre et les femmes l’ensemencent.

Le vêtement des Araucans est simple, mais il offre quelque chose d’assez pittoresque. Ceux qui résident dans le voisinage des Européens portent une veste qui leur descend jusqu’à la ceinture, une culotte courte, et le poncho, pièce d’étoffe de laine d’environ trois aunes de long sur deux de large, qui affecte la forme d’un scapulaire, et qui sert à la fois de manteau et de couverture.

Comme chez la plupart des nations peu avancées dans la civilisation, ce sont les femmes qui exécutent la plupart des travaux pénibles. Leurs traits sont peu agréables, mais on vante en général leur propreté. Leur costume n’est pas dénué de grâce ; leur habillement est tout en laine, dit un voyageur espagnol qui les a visitées, la couleur bleu turquin est la couleur qu’elles affectionnent ; elles portent une tunique et un mantelet court, appelé ichella, qu’elles serrent par devant la taille avec une boucle d’argent. Cet habillement, consacré par l’usage, ne varie jamais ; un bandeau ceint quelquefois leur front ; elles y joignent une foule d’ornements en verroterie et même en argent : cette dernière portion de leur toilette s’élève souvent à des sommes considérables.

La polygamie est en usage parmi les Puelches et Araucans, et ils élèvent autant de cabanes qu’ils ont de femmes. Il serait inconvenant de demander à un guerrier combien il a de femmes, mais on demande combien il a de feux.

Les Puelches et les Araucans sont des peuples essentiellement guerriers, et c’est surtout dans leur gouvernement militaire qu’ils font preuve d’une sagacité remarquable. En droit reconnu, bien que l’élection du généralissime doive tomber sur un des quatre toquis que l’on regarde comme les chefs nés de la république, si aucune n’est jugé digne de cette dignité, on donne le grade de général à celui qu’on croit le plus habile parmi les ulmènes, ou chefs du second rang. Il prend alors le titre de toqui et reçoit la hache de pierre, symbole de la dignité suprême. Plus qu’une fois les Espagnols ont éprouvé ce que valait un tel choix.

Rien n’égale, dit-on, l’espèce de fureur guerrière qui s’empare de ces Indiens au commencement de l’action. Comme ils le disent eux-mêmes, ils s’enivrent de l’esprit de carnage. Il y a quelques années le savant Lesson, se trouvant au Chili, interrogeait des officiers de la république sur leur manière de combattre, et il n’en reçut pour réponse que ces mots significatifs : terribles, señor, oh ! ils sont terribles !

Un ancien voyageur, qui paraît avoir fort bien observé ces peuples, dit que les dépouilles de l’ennemi appartiennent à celui qui s’en empare, et que si la prise est faite par plusieurs guerriers, on la divise en plusieurs parties égales. Les prisonniers ne sont pas immolés pour servir à un festin de guerre, comme cela arrivait infailliblement chez les Tupis et même chez les Aztèques ; on se contente de les condamner à un esclavage perpétuel. Le code de la nation, désigné sous le nom d’Adamapu, ordonne cependant qu’un de ces malheureux soit immolé aux mânes des soldats morts sur le champ de bataille ; cette loi cruelle n’a été exécutée qu’une ou deux fois dans l’espace de deux cents ans.

Maintenant, si on examine ce que la nature a fait pour les Araucans, on pourra se convaincre aisément qu’ils doivent être plutôt pasteurs et nomades que navigateurs. La Pérouse a dit avec beaucoup de justesse : « La multiplication des chevaux qui se sont répandus dans l’intérieur des déserts, et en même temps celle des bœufs et des moutons, qui n’a pas été moins rapide, a fait de ces peuples de vrais Arabes, que l’on peut comparer en tout à ceux de l’Arabie. » Les Puelches habitent surtout les montagnes de la partie orientale ; ils se portent jusqu’aux plaines de la Patagonie, où leur taille athlétique les a fait remarquer ; les autres tribus d’Aucas ne s’aventurent guère sur l’Océan Pacifique, et s’ils le font c’est bien plutôt, comme les Péruviens, sur des espèces de radeaux connus sous le nom de Balzas que dans des pirogues. Les habitants des îles Chiloé, qui conservent encore les traditions primitives des tribus, s’occupent davantage de la navigation ; mais le trajet qu’il faudrait faire pour se rendre au groupe de Juan-Fernandez est trop considérable sans doute pour qu’ils aient osé l’entreprendre. On le comprend donc, si, ayant égard à la position géographique, Daniel de Foë se voyait contraint de mettre en scène les tribus guerrières de ces contrées, il ne trouvait plus aucun des traits distinctifs de race et de caractère qu’il avait l’intention de reproduire, il a tourné ses regards vers une autre partie de l’Amérique : voyons s’il a mieux réussi.

Au temps où vivait l’auteur de Robinson Crusoé, on s’occupait encore beaucoup des Caraïbes des îles ; une foule de missionnaires partaient pour les catéchiser, et les meilleures relations qui nous les aient fait connaître datent précisément de cette époque. En changeant jusqu’à la dénomination des mers où l’action devait se passer, en avançant de plusieurs degrés vers la ligne, Daniel de Foë se trouva tout-à-coup dans les parages occupés par les Caraïbes, mais ce fut le seul effort qu’il crut devoir faire, le reste l’occupa peu.

Les Caraïbes des îles différaient d’abord assez essentiellement du type Daniel de Foë accepte pour Vendredi. Non-seulement ils avaient la peau cuivrée et non pas olivâtre, mais un usage que citent tous les voyageurs donnait à leur physionomie un caractère bizarre qu’on ne pouvait pas oublier une fois que l’on avait vu quelques uns de leurs guerriers. Tandis que les anciens habitants des grandes Antilles se comprimaient le front de manière à lui donner légèrement la forme pyramidale, les Caraïbes imprimaient à celui de leurs enfants une direction toute opposée ; deux planchettes légères mais solides étaient attachées de chaque côté de la tête avec des lianes de mahot, et ajustés au moyen de coussinets de coton, de manière à ne pas blesser celui qui devait subir cette longue opération. Tel était au bout de quelques jours le résultat de cette compression répétée, que, si l’on s’en rapporte au père Labat, un Caraïbe des îles pouvait voir presque perpendiculairement au-dessus de lui, sans avoir besoin de hausser la tête. Laissons au vieux voyageur le soin de terminer le portrait ; « Leur taille, dit-il, est au-dessus de la médiocre ; ils sont touts bien faits et proportionnés. Ceux que j’eus l’occasion de voir avaient des dents fort belles, blanches et bien rangées, les cheveux plats, noirs et luisants. Cette couleur de leurs cheveux est naturelle, mais le lustre vient d’une huile dont ils ne manquent pas de se frotter le matin. » Labat continue sa description naïve en affirmant qu’il est difficile de juger de leur teint, parce qu’ils se peignent touts les jours avec du rocou détrempé dans de l’huile de palma-christi, qui les fait ressembler, dit-il, à des escrevisses cuites. Selon lui, cette peinture leur tient lieu d’habit, et il a raison ; car M. de Humboldt, en rappelant une coutume semblable qui existe encore chez la plupart des indigènes du continent, ajoute que les hommes et les femmes seraient peut-être moins honteux de se présenter sans le guayuco ou la pagne, que s’ils étaient dépourvus de peinture.

De même que chez les Tupinambas et les Galibis, le rocou n’était pas la seule peinture que l’on employât. S’il s’agissait d’une grande fête, et surtout d’une expédition guerrière, les femmes auxquelles cet emploi était dévolu, se servaient pour orner leurs maris de ce suc limpide qui déroule du genipa, et qui marque durant neuf jours de sa teinte indélébile chaque partie du corps qu’il a touchée. L’alliance bizarre de ces deux couleurs, ces raies d’un noir bleuâtre qui se détachent d’une manière lugubre sur la teinte de vermillon, tout contribuait à imprimer à la figure du sauvage quelque chose de vraiment terrible. Donnez encore au Caraïbe des îles son caracoli éclatant, espèce de haussecol de métal qu’il a suspendu à son cou ; armez-le de son arc gigantesque, mettez-lui à la main cette courte massue de bois de fer qu’on désigne sous le nom de bouton, et vous aurez le portrait fidèle que tracent les vieux voyageurs.

Les femmes, à ce qu’il paraît, ne se déprimaient pas le front d’une manière aussi prononcée ; c’est pour cela sans doute que les missionnaires du dix-septième siècle se plaisent à rappeler leur physionomie agréable : « Elles sont assez bien faites, dit l’un d’entre eux, mais un peu grasse ; elles ont les cheveux et les yeux noirs comme leurs maris, le tour du visage rond, la bouche petite, les dents fort blanches, l’air plus gai, plus ouvert et plus riant que les hommes, ce qui ne les empêche pas d’être fort réservées et fort modestes ; elles sont rocouées, c’est-à-dire peintes de rouge comme l’autre sexe, mais sans moustaches et sans lignes noires. Leurs cheveux sont liés par derrière la tête d’un petit cordon. Une pagne ondée de petits grains de rassade de différentes couleurs, et garnie par le bas d’une frange de rassade d’environ trois pouces de hauteur, couvre leur nudité. »

Nais d’où venait ce peuple qui s’était fait redouter dans tout l’archipel, et qui s’étendait sur 18 à 19 degrés de latitude, depuis les îles Vierges à l’est de Porto Rico jusqu’aux bouches de l’Orénoque. Sans avoir égard aux difficultés de la navigation, Rochefort et quelques autres écrivains du dix-huitième siècle veulent qu’il arrive de l’Amérique du Nord, derrière les Apalachites, où il existait, disait-on, une nation portant le nom de Caraïbe.

Cependant, si l’on compare ces tribus insulaires à celles du continent voisin, on ne tarde pas à se persuader que les Caraïbes n’ont pas fait un si long trajet, et que plus d’un point de ressemblance les unit aux grandes nations, qui peuplèrent jadis la Guyane et le Brésil.

Quoi qu’il en soit, les Caraïbes avaient jadis une telle importance, leur ardeur guerrière et leur activité les avaient si bien mis en évidence aux yeux des Européens, qu’un célèbre voyageur ne pouvait s’empêcher de les comparer, au commencement du siècle, à un peuple célèbre de l’Asie, et qu’il leur imposait le nom de Boukhares du Nouveau-Monde. La famille caraïbe tamanaque comprend encore plusieurs nations, mais elle a vu diminuer déjà son influence sur le continent, et elle s’est complètement éteinte dans les Antilles, où elle dominait. À la Guyane ainsi que dans la Colombie, on rencontre encore des tribus nombreuse de Caraïbes, et c’est surtout sur les bords de l’Orénoque qu’elles ont fixé leur séjour. Dans les îles de l’Amérique, quelques misérables débris de cette nation se sont alliés avec des nègres fugitifs ; ces sauvages ont été rejetés au commencement du siècle dans les montagnes de Saint-Vincent, c’est là où le docteur Leblond les visita ; à cette époque ils se transmettaient quelques coutumes de leurs ancêtres. On affirme que de nos jours ils ont complétement disparu.

Pour trouver des Caraïbes dans toute leur pureté aux îles, il faut rétrograder de bien des années, alors que l’on envoyait des missionnaires pour les convertir, et que ceux-ci composaient des cantiques sacrés dans leur langue, afin de les leur faire répéter en chœur, et de les substituer aux chants qu’ils adressaient à Mayoba, le génie du mal ; mais ces vers étranges, composés par de pauvres prêtres dans une langue sauvage, sont restés comme un monument curieux de zèle, et le peuple qu’ils devaient instruire s’est éteint : il en est ainsi de bien des nations américaines.[6]

Les Caraïbes des îles venaient donc du peuple puissant qui habite le continent, et dont on retrouve la langue chez tant de hordes diverses qui ont changé de nom. Ces tribus étaient célèbres entre les autres nations américaines, par l’habileté de leurs jongleurs et par la férocité des initiations qu’elles imposaient aux guerriers. En passant la mer, en vivant au sein d’îles fertiles, les idées des émigrants ne changèrent pas beaucoup, mais elles durent se modifier. Il y eut chez les insulaires quelque chose de plus naïf et de plus rêveur. L’excellent père du Tertre[7] nous les peint comme « étant habituellement plongés dans la mélancolie, s’asséyant des journées entières sur le sommet d’un rocher et contemplant les flots de l’Océan. » C’était à ce bon missionnaire surtout qu’ils essayaient de faire comprendre la différence existant entre les deux races et les deux pays. Le dieu de la France, et le dieu des îles a fait celui des îles. Rochefort et le sieur Delaborde,[8] deux voyageurs employés à des époques différentes à leurs conversions, rapportent de leur théogonie des idées toutes poétiques ; j’en citerai quelques-unes. Lors l’être suprême eut créé la Terre, bientôt il créa la lune ; elle était belle, mais après avoir vu le soleil elle alla se cacher de honte, et ne voulut point se montrer que la nuit. Les étoiles étaient considérées par eux comme des génies ; de même que dans la mythologie antique, l’Iris était une divinité ; elle avait reçu le nom de Jalouca, et se nourrissait de ramiers ou de colibris ; c’étaient sans doute la couleur éphémères de ces oiseaux qui ranimaient ses couleurs éternelles.

Comme certaines nations de l’Amérique du Nord, les Caraïbes pensaient qu’ils avaient plusieurs âmes. La première et la plus noble, sans doute, était placée au cœur, à elle seule le privilége de s’élancer vers les plaines de Jalouca. La tête renfermait la seconde âme, et chaque artère en avait une : mais par une étrange bizarrerie ces intelligences secondaires pouvaient animer un jour les oiseaux du ciel et les bêtes des forêts. C’était, comme on voit, donner à l’homme un double privilége : celui de l’immortalité, et celui de la création. Cette pensée religieuse convenait bien sans doute au Sauvage qui s’élève quelquefois jusqu’aux idées les plus abstraites d’une métaphysique rêveuse, et qui ne peut jamais se décider à abandonner pour toujours les délices[9] de ses forêts.

Le Caraïbe des îles avait conservé dans sa conversation ces formes polies, admirées par Biet et par Barrère sur le continent. Un vieux voyageur nous en donne la preuve, quand il dit avec sa naïveté habituelle ; « Ils s’écoutent patiemment les uns les autres, et ne s’interrompent point dans leurs discours, mais ils ont accoutumé de pousser un petit ton de voix au bout de trois ou quatre périodes de celui qui parle, pour témoigner la satisfaction qu’ils ont de l’ouïr. »

Chose bien étrange, mais qui surprend moins quand on connaît les analogies que présentent certaines tribus sauvages étrangères les unes aux autres : les guerriers étaient dans l’usage de changer de nom avec l’ami de leur choix ; ils renouvelaient ainsi dans leurs îles la coutume la plus touchante des insulaires de la mer du Sud.[10]

Quoique les formes de la conversation n’aient qu’un rapport indirect avec la poésie d’un peuple et avec les inspirations de l’éloquence, quelques formules consacrées, quelques expressions transmises par d’anciens voyageurs nous prouvent que les Caraï devaient avoir, malgré leurs coutumes terribles, une poésie ingénieuse et tendre, des discours heureusement inspirés. Mon cœur était le nom qu’un guerrier donnait à sa femme, un frère était la moitié de son frère, un lieutenant la trace du capitaine ; l’arc-en-ciel se nommait le panache de Dieu, les épines les yeux de l’arbre, les doigts les enfants de la main.[11]

Ce peuple, si habile à trouver des mots expressif, n’avait point de parole pour signifier la pudeur et il allait nu : sans la connaître, il la sentait. Mon ami, disait un chef à un Européen, « c’est entre les deux yeux qu’il faut nous regarder. » C’est ce sentiment profond de la dignité de l’homme qui leur faisait rappeler en peu de mots, et avec une sorte de fierté, qu’ils ne se jugeaient pas inférieurs à leurs conquérants ; ils s’irritaient au seul nom des Sauvages, et disaient à ceux qui les appelaient ainsi : « Tu es Français et moi je suis Caraïbe. »[12] Cette nation qui avait des idées poétiques, ce peuple qui vivait au milieu des terres fertiles dont on nous vante, avec un peu d’exagération peut-être, la prodigieuse abondance, ces Caraïbes des iles, en un mot, que l’on a vantés et calomnies tour jusqu’à l’exagération, étaient aussi anthropophages, et telle fut l’horreur dont ils frappèrent les premiers conquérants, qu’à partir du seizième siècle, leur nom successivement altéré passa dans les langues de l’Europe et servit à désigner toutes les tribus sauvages qui se livrent ainsi à un esprit de vengeance implacable.

On a affirmé d’une manière un peu positive peut-être, que les Caraïbes du continent n’étaient pas anthropophages, tandis que ceux des îles l’étaient au plus haut degré. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Galibis, leurs voisins et leurs alliés, avec lesquels on a voulu quelquefois les confondre, exterminaient leurs ennemis et les dévoraient en conservant des cérémonies plus terribles encore que celles qui étaient usitées au Brésil parmi les Tupinambas. Il est difficile que les Caraïbes des bords de l’Orénoque aient résisté à une coutume générale, et qu’on retrouve chez la plupart des grandes nations de l’Amérique méridionale. Il est probable aussi que l’habitude d’aller chasser aux esclaves pour les vendre aux Européens, succéda chez eux aux cérémonies de l’anthropophagie quand ils y trouvèrent leur avantage. Quant aux Caraïbes des petites Antilles, et à ceux qui dominaient jadis Saint-Domingue, mais qui furent promptement exterminés, il est infiniment probable que le massacre des prisonniers était chez eux l’objet d’une cérémonie solennelle, d’une espèce d’initiation guerrière, comme chez les Tupinambas. mais que par la suite le guerrier fugitif oublia les rites religieux, ne songea plus qu’à assouvir sa vengeance. En 1732, Labat disait : « Un Caraïbe des îles ne pardonne jamais. Ces sauvages n’ont jamais perdu l’usage de manger la chair de leurs ennemis, et lorsqu’on leur en fait un reproche, ils répondent qu’il n’y a point de honte à se venger. »

Plusieurs expéditions furent dirigées contre les Caraïbes, mais nous ne saurions point entrer dans aucun détail à ce sujet, parce qu’ils nous entraîneraient trop loin. Ces sauvages furent enfin repoussés dans les îles les moins fertiles, puis traqués au milieu de leurs forêts. Dès l’origine ils avaient prévu l’issue de la lutte ; un souffle invisible nous poursuit et nous abat, disaient-ils. La mélancolie, qui de tout temps a été l’apanage de la race américaine, fut augmentée encore par cette certitude d’une destruction inévitable quoique lente. Une grande tristesse se manifestait dans leurs hymnes, et ceux qui allaient pour les détruire ne pouvaient s’empêcher de les plaindre toutes les fois qu’ils les écoutaient ; c’est ce qui nous est attesté par cette phrase d’un ancien officier qui servait dans la milice organisée contre leurs tribus : « Les femmes Caraïbes des îles, dit-il, chantent lugubrement et jettent des cris vers le ciel, si touchants, que l’on ne peut s’empêcher d’en être attendri. »

Rochefort dit avoir entendu quelques paroles énergiques qui peignent encore mieux le désespoir de la nation cherchant en vain un asile. « Que deviendra le misérable Caraïbe ? lui disait ces infortunés ; faudra-t-il qu’il aille habiter la mer ? Il faut que la terre que tu habites soit bien mauvaise, puisque tu viens t’emparer ainsi de celle que nous habitons. » Le P. du Tertre ajoute de son côté : Le seul nom de Chrétien les fait bondir, rien qu’à l’entendre on leur voit grincer les dents.

La haine n’était pas sans motif, et la prévision s’est accomplie ; il ne reste pas aujourd’hui un seul Caraïbe des îles.

Selkirk et le capitaine Dower.

  1. D’après les calculs positifs de M. Laplace, qui commandait la Favorite en 1832, et qui visita ce groupe, la longitude du milieu de l’île de Mas-a-Fuera est de 83° 3′ 27″ 25.
  2. Le capitaine Shilliberg compare cette teinte rougeâtre à celle de la brique ; son éclat a été exagéré par Anson, le même navigateur s’est assuré qu’il n’y avait à Juan-Fernandez aucune trace de volcan.
  3. Le consciencieux Alcedo affirme que les chiens de chasse envoyés du Chili multiplièrent à leur tour comme on les a vus multiplier à l’état sauvage dans les plaines de la Patagonie ; ils avaient perdus la faculté d’aboyer, et se réunissaient en troupes nombreuses. Les voyageur modernes se taisent sur ces nouveaux hôtes.
  4. M. Bertero est mort, et l’on va publier, dit-on, sa Flore de Juan-Fernandez.
  5. Les Puelches sont en quelque sorte les Araucans de la partie orientale.
  6. Voyez le Breton, Dict. Caraïbe, cantique à l’usage de ces peuples ; Dictionnaire Caraïbe français, MS. de la B. R. sous le No 299.
  7. Voyez du Tertre, t. 2, p. 358.
  8. Le sieur de la Borde, employé à la conversion des Caraïbes des Antilles, 1 vol. in-4o.
  9. Histoire morale des Antilles, p. 393
  10. Voy. Rochefort, Péron, Cook, etc.
  11. Les Indiens des bords de l’Orénoque se servent également de cette expression. V. Salvador Gigli, Storia Americana.
  12. Caraïbe veut dire guerrier. Carina, qui a la même racine et dont ces peuples se servaient pour se désigner entre eux a formé plus tard le mot Cannibale. Quant à la prononciation du mot Caraïbe, dont on fait de nos jours Caribe, les vieux missionnaires affirment l’avoir entendu prononcer toujours ainsi que nous l’écrivons.