Robinson Crusoé (Borel)/47

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 369-376).

Prévoyance.



ais je différai un peu mon projet quand j’eus eu une conversation sérieuse avec l’Espagnol, et que j’eus acquis la certitude qu’il y avait encore seize de ses camarades, tant espagnols que portugais, qui, ayant fait naufrage et s’étant sauvés sur cette côte, y vivaient, à la vérité, en paix avec les Sauvages, mais en fort mauvaise passe quant à leur nécessaire, et au fait quant à leur existence. Je lui demandai toutes les particularités de leur voyage, et j’appris qu’ils avaient appartenu à un vaisseau espagnol venant de Rio de la Plata et allant à la Havane, où il devait débarquer sa cargaison, qui consistait principalement en pelleterie et en argent, et d’où il devait rapporter toutes les marchandises européennes qu’il y pourrait trouver ; qu’il y avait à bord cinq matelots portugais recueillis d’un naufrage : que tout d’abord que le navire s’étant perdu, cinq des leurs s’étaient noyés ; que les autres à travers des dangers et des hasards infinis, avaient abordé mourants de faim à cette côte cannibale, où à tout moment ils s’attendaient à être dévorés.

Il me dit qu’ils avaient quelques armes avec eux, mais qu’elles leur étaient tout-à-fait inutiles, faute de munitions, l’eau de la mer ayant gâté toute leur poudre, sauf une petite quantité qu’ils avaient usée dès leur débarquement pour se procurer quelque nourriture.

Je lui demandai ce qu’il pensait qu’ils deviendraient là, et s’ils n’avaient pas formé quelque dessein de fuite. Il me répondit qu’ils avaient eu plusieurs délibérations à ce sujet ; mais que, n’ayant ni bâtiment, ni outils pour en construire un, ni provisions d’aucune sorte, leurs consultations s’étaient toujours terminées par les larmes et le désespoir.

Je lui demandai s’il pouvait présumer comment ils accueilleraient, venant de moi, une proposition qui tendrait à leur délivrance, et si, étant touts dans mon île, elle ne pourrait pas s’effectuer. Je lui avouai franchement que je redouterais beaucoup leur perfidie et leur trahison si je déposais ma vie entre leurs mains ; car la reconnaissance n’est pas une vertu inhérente à la nature humaine : les hommes souvent mesurent moins leurs procédés aux bons offices qu’ils ont reçus qu’aux avantages qu’ils se promettent. — « Ce serait une chose bien dure pour moi, continuai-je, si j’étais l’instrument de leur délivrance, et qu’ils me fissent ensuite leur prisonnier dans la Nouvelle-Espagne, où un Anglais peut avoir l’assurance d’être sacrifié, quelle que soit la nécessité ou quel que soit l’accident qui l’y ait amené. J’aimerais mieux être livré aux Sauvages et dévoré vivant que de tomber entre les griffes impitoyables des Familiers, et d’être traîné devant l’Inquisition. » J’ajoutai qu’à part cette appréhension, j’étais persuadé, s’ils étaient touts dans mon île, que nous pourrions à l’aide de tant de bras construire une embarcation assez grande pour nous transporter soit au Brésil du côté du Sud, soit aux îles ou à la côte espagnole vers le Nord ; mais que si, en récompense, lorsque je leur aurais mis les armes à la main, ils me traduisaient de force dans leur patrie, je serais mal payé de mes bontés pour eux, et j’aurais fait mon sort pire qu’il n’était auparavant.

Il répondit, avec beaucoup de candeur et de sincérité, que leur condition était si misérable et qu’ils en étaient si pénétrés, qu’assurément ils auraient en horreur la pensée d’en user mal avec un homme qui aurait contribué à leur délivrance ; qu’après tout, si je voulais, il irait vers eux avec le vieux Sauvage, s’entretiendrait de tout cela et reviendrait m’apporter leur réponse ; mais qu’il n’entrerait en traité avec eux que sous le serment solemnel qu’ils reconnaîtraient entièrement mon autorité comme chef et capitaine ; et qu’il leur ferait jurer sur les Saints-Sacrements et l’Évangile d’être loyaux avec moi, d’aller en tel pays chrétien qu’il me conviendrait, et nulle autre part, et d’être soumis totalement et absolument à mes ordres jusqu’à ce qu’ils eussent débarqué sains et saufs dans n’importe quelle contrée je voudrais ; enfin, qu’à cet effet, il m’apporterait un contrat dressé par eux et signé de leur main.

Puis il me dit qu’il voulait d’abord jurer lui-même de ne jamais se séparer de moi tant qu’il vivrait, à moins que je ne lui en donnasse l’ordre, et de verser à mon côté jusqu’à la dernière goutte de son sang s’il arrivait que ses compatriotes violassent en rien leur foi.

Il m’assura qu’ils étaient touts des hommes très-francs et très-honnêtes, qu’ils étaient dans la plus grande détresse imaginable, dénués d’armes et d’habits, et n’ayant d’autre nourriture que celle qu’ils tenaient de la pitié et de la discrétion des Sauvages ; qu’ils avaient perdu tout espoir de retourner jamais dans leur patrie, et qu’il était sûr, si j’entreprenais de les secourir, qu’ils voudraient vivre et mourir pour moi.

Sur ces assurances, je résolus de tenter l’aventure et d’envoyer le vieux Sauvage et l’Espagnol pour traiter avec eux. Mais quand il eut tout préparé pour son départ, l’Espagnol lui-même fit une objection qui décelait tant de prudence d’un côté et tant de sincérité de l’autre, que je ne pus en être que très-satisfait ; et, d’après son avis, je différai de six mois au moins la délivrance de ses camarades. Voici le fait :

Il y avait alors environ un mois qu’il était avec nous ; et durant ce temps je lui avais montré de quelle manière j’avais pourvu à mes besoins, avec l’aide de la Providence. Il connaissait parfaitement ce que j’avais amassé de blé et de riz : c’était assez pour moi-même ; mais ce n’était pas assez, du moins sans une grande économie, pour ma famille, composée alors de quatre personnes ; et, si ses compatriotes, qui étaient, disait-il, seize encore vivants, fussent survenus, cette provision aurait été plus qu’insuffisante, bien loin de pouvoir avitailler notre vaisseau si nous en construisions un afin de passer à l’une des colonies chrétiennes de l’Amérique. Il me dit donc qu’il croyait plus convenable que je permisse à lui et au deux autres de défricher et de cultiver de nouvelles terres, d’y semer tout le grain que je pourrais épargner, et que nous attendissions cette moisson, afin d’avoir un surcroît de blé quand viendraient ses compatriotes ; car la disette pourrait être pour eux une occasion de quereller, ou de ne point se croire délivrés, mais tombés d’une misère dans une autre. — « Vous le savez, dit-il, quoique les enfants d’Israël se réjouirent d’abord de leur sortie de l’Égypte, cependant ils se révoltèrent contre Dieu lui-même, qui les avait délivrés, quand ils vinrent à manquer de pain dans le désert. »

Sa prévoyance était si sage et son avis si bon, que je fus aussi charmé de sa proposition que satisfait de sa fidélité. Nous nous mîmes donc à labourer touts quatre du mieux que nous permettaient les outils de bois dont nous étions pourvus ; et dans l’espace d’un mois environ, au bout duquel venait le temps des semailles, nous eûmes défriché et préparé assez de terre pour semer vingt-deux boisseaux d’orge et seize jarres de riz, ce qui était, en un mot, tout ce que nous pouvions distraire de notre grain ; au fait, à peine nous réservâmes-nous assez d’orge pour notre nourriture durant les six mois que nous avions à attendre notre récolte, j’entends six mois à partir du moment où nous eûmes mis à part notre grain destiné aux semailles ; car on ne doit pas supposer qu’il demeure six mois en terre dans ce pays.

Étant alors en assez nombreuse société pour ne point redouter les Sauvages, à moins qu’ils ne vinssent en foule, nous allions librement dans toute l’île partout où nous en avions l’occasion ; et, comme nous avions touts l’esprit préoccupé de notre fuite ou de notre délivrance, il était impossible, du moins à moi, de ne pas songer aux moyens de l’accomplir. Dans cette vue, je marquai plusieurs arbres qui me paraissaient propres à notre travail. Je chargeai Vendredi et son père de les abattre, et je préposai à la surveillance et à la direction de leur besogne l’Espagnol à qui j’avais communiqué mes projets sur cette affaire. Je leur montrai avec quelles peines infatigables j’avais réduit un gros arbre en simples planches, et je les priai d’en faire de même jusqu’à ce qu’ils eussent fabriqué environ une douzaine de fortes planches de bon chêne, de près de deux pieds de large sur trente-cinq pieds de long et de deux à quatre pouces d’épaisseur. Je laisse à penser quel prodigieux travail cela exigeait.

En même temps je projetai d’accroître autant que possible mon petit troupeau de chèvres apprivoisées, et à cet effet un jour j’envoyais à la chasse Vendredi et l’Espagnol, et le jour suivant j’y allais moi-même avec Vendredi, et ainsi tour à tour. De cette manière nous attrapâmes une vingtaine de jeunes chevreaux pour les élever avec les autres ; car toutes les fois que nous tirions sur une mère, nous sauvions les cabris, et nous les joignions à notre troupeau. Mais la saison de sécher les raisins étant venue, j’en recueillis et suspendis au soleil une quantité tellement prodigieuse, que, si nous avions été à Alicante, où se préparent les passerilles, nous aurions pu, je crois, remplir soixante ou quatre-vingts barils. Ces raisins faisaient avec notre pain une grande partie de notre nourriture, et un fort bon aliment, je vous assure, excessivement succulent.

C’était alors la moisson, et notre récolte était en bon état. Ce ne fut pas la plus abondante que j’aie vue dans l’île, mais cependant elle l’était assez pour répondre à nos fins. J’avais semé vingt-deux boisseaux d’orge, nous engrangeâmes et battîmes environ deux cent vingt boisseaux, et le riz s’accrut dans la même proportion ; ce qui était bien assez pour notre subsistance jusqu’à la moisson prochaine, quand bien même touts les seize Espagnols eussent été à terre avec moi ; et, si nous eussions été prêts pour notre voyage, cela aurait abondamment avitaillé notre navire, pour nous transporter dans toutes les parties du monde, c’est-à-dire de l’Amérique. Quand nous eûmes engrangé et mis en sûreté notre provision de grain, nous nous mîmes à faire de la vannerie, j’entends de grandes corbeilles, dans lesquelles nous la conservâmes. L’Espagnol était très-habile et très-adroit à cela, et souvent il me blâmait de ce que je n’employais pas cette sorte d’ouvrage comme clôture ; mais je n’en voyais pas la nécessité. Ayant alors un grand surcroît de vivres pour touts les hôtes que j’attendais, je permis à l’Espagnol de passer en terre-ferme afin de voir ce qu’il pourrait négocier avec les compagnons qu’il y avait laissés derrière lui. Je lui donnai un ordre formel de ne ramener avec lui aucun homme qui n’eût d’abord juré en sa présence et en celle du vieux Sauvage que jamais il n’offenserait, combattrait ou attaquerait la personne qu’il trouverait dans l’île, personne assez bonne pour envoyer vers eux travailler à leur délivrance ; mais, bien loin de là ! qu’il la soutiendrait et la défendrait contre tout attentat semblable, et que partout où elle irait il se soumettrait sans réserve à son commandement. Ceci devait être écrit et signé de leur main. Comment, sur ce point, pourrions-nous être satisfaits, quand je n’ignorais pas qu’il n’avait ni plume ni encre ? Ce fut une question que nous ne nous adressâmes jamais.

Muni de ces instructions, l’Espagnol et le vieux Sauvage, — le père de Vendredi, — partirent dans un des canots sur lesquels on pourrait dire qu’ils étaient venus, ou mieux, avaient été apportés quand ils arrivèrent comme prisonniers pour être dévorés par les Sauvages.

Je leur donnai à chacun un mousquet à rouet et environ huit charges de poudre et de balles, en leur recommandant d’en être très-ménagers et de n’en user que dans les occasions urgentes.

Tout ceci fut une agréable besogne, car c’étaient les premières mesures que je prenais en vue de ma délivrance depuis vingt-sept ans et quelques jours. — Je leur donnai une provision de pain et de raisins secs suffisante pour eux-mêmes pendant plusieurs jours et pour leurs compatriotes pendant une huitaine environ, puis je les laissai partir, leur souhaitant un bon voyage et convenant avec eux qu’à leur retour ils déploieraient certain signal par lequel, quand ils reviendraient, je les reconnaîtrais de loin, avant qu’ils n’atteignissent au rivage.