Robinson Crusoé (Borel)/35

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 273-280).

Festin.



evenu alors de mon trouble, je commençai à regarder autour de moi et je trouvai cette caverne fort petite : elle pouvait avoir environ douze pieds ; mais elle était sans figure régulière, ni ronde ni carrée, car la main de la nature y avait seule travaillé. Je remarquai aussi sur le côté le plus profond une ouverture qui s’enfonçait plus avant, mais si basse, que je fus obligé de me traîner sur les mains et sur les genoux pour y passer. Où aboutissait-elle, je l’ignorais. N’ayant point de flambeau, je remis la partie à une autre fois, et je résolus de revenir le lendemain pourvu de chandelles, et d’un briquet que j’avais fait avec une batterie de mousquet dans le bassinet de laquelle je mettais une pièce d’artifice.

En conséquence, le jour suivant je revins muni de six grosses chandelles de ma façon, — car alors je m’en fabriquais de très-bonnes avec du suif de chèvre ; — j’allai à l’ouverture étroite, et je fus obligé de ramper à quatre pieds, comme je l’ai dit, à peu près l’espace de dix verges : ce qui, je pense, était une tentative assez téméraire, puisque je ne savais pas jusqu’où ce souterrain pouvait aller, ni ce qu’il y avait au bout. Quand j’eus passé ce défilé je me trouvai sous une voûte d’environ vingt pieds de hauteur. Je puis affirmer que dans toute l’île il n’y avait pas un spectacle plus magnifique à voir que les parois et le berceau de cette voûte ou de cette caverne. Ils réfléchissaient mes deux chandelles de cent mille manières. Qu’y avait-il dans le roc ? Étaient-ce des diamants ou d’autres pierreries, ou de l’or, — ce que je suppose plus volontiers ? — je l’ignorais.

Bien que tout-à-fait sombre, c’était la plus délicieuse grotte qu’on puisse se figurer. L’aire en était unie et sèche et couverte d’une sorte de gravier fin et mouvant. On n’y voyait point d’animaux immondes, et il n’y avait ni eau ni humidité sur les parois de la voûte. La seule difficulté, c’était l’entrée ; difficulté que toutefois je considérais comme un avantage, puisqu’elle en faisait une place forte, un abri sûr dont j’avais besoin. Je fus vraiment ravi de ma découverte, et je résolus de transporter sans délai dans cette retraite tout ce dont la conservation m’importait le plus, surtout ma poudre et toutes mes armes de réserve, c’est-à-dire deux de mes trois fusils de chasse et trois de mes mousquets : j’en avais huit. À mon château je n’en laissai donc que cinq, qui sur ma redoute extérieure demeuraient toujours braqués comme des pièces de canon, et que je pouvais également prendre en cas d’expédition.

Pour ce transport de mes munitions je fus obligé d’ouvrir le baril de poudre que j’avais retiré de la mer et qui avait été mouillé. Je trouvai que l’eau avait pénétré de touts côtés à la profondeur de trois ou quatre pouces, et que la poudre détrempée avait en se séchant formé une croûte qui avait conservé l’intérieur comme un fruit dans sa coque ; de sorte qu’il y avait bien au centre du tonneau soixante livres de bonne poudre : ce fut une agréable découverte pour moi en ce moment. Je l’emportai toute à ma caverne, sauf deux ou trois livres que je gardai dans mon château, de peur de n’importe quelle surprise. J’y portai aussi tout le plomb que j’avais réservé pour me faire des balles.

Je me croyais alors semblable à ces anciens géants qui vivaient, dit-on, dans des cavernes et des trous de rocher inaccessibles ; car j’étais persuadé que, réfugié en ce lieu, je ne pourrais être dépisté par les Sauvages, fussent-ils cinq cents à me pourchasser ; ou que, s’ils le faisaient, ils ne voudraient point se hasarder à m’y donner l’attaque.

Le vieux bouc que j’avais trouvé expirant mourut à l’entrée de la caverne le lendemain du jour où j’en fis la découverte. Il me parut plus commode, au lieu de le tirer dehors, de creuser un grand trou, de l’y jeter et de le recouvrir de terre. Je l’enterrai ainsi pour me préserver de toute odeur infecte.

J’étais alors dans la vingt-troisième année de ma résidence dans cette île, et si accoutumé à ce séjour et à mon genre de vie, que si j’eusse eu l’assurance que les Sauvages ne viendraient point me troubler, j’aurais volontiers signé la capitulation de passer là le reste de mes jours jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce que je fusse gisant, et que je mourusse comme le vieux bouc dans la caverne. Je m’étais ménagé quelques distractions et quelques amusements qui faisaient passer le temps plus vite et plus agréablement qu’autrefois. J’avais, comme je l’ai déjà dit, appris à parler à mon Poll ; et il le faisait si familièrement, et il articulait si distinctement, si pleinement, que c’était pour moi un grand plaisir de l’entendre. Il vécut avec moi non moins de vingt-six ans : combien vécut-il ensuite ? je l’ignore. On prétend au Brésil que ces animaux peuvent vivre cent ans. Peut-être quelques-uns de mes perroquets existent-ils encore et appellent-ils encore en ce moment le pauvre Robin Crusoé. Je ne souhaite pas qu’un Anglais ait le malheur d’aborder mon île et de les y entendre jaser ; mais si cela advenait, assurément il croirait que c’est le diable. Mon chien me fut un très-agréable et très-fidèle compagnon pendant seize ans : il mourut de pure vieillesse. Quant à mes chats, ils multiplièrent, comme je l’ai dit, et à un tel point que je fus d’abord obligé d’en tuer plusieurs pour les empêcher de me dévorer moi et tout ce que j’avais. Mais enfin, après la mort des deux vieux que j’avais apportés du navire, les ayant pendant quelque temps continuellement chassés et laissés sans nourriture, ils s’enfuirent touts dans les bois et devinrent sauvages, excepté deux ou trois favoris que je gardai auprès de moi. Ils faisaient partie de ma famille ; mais j’eus toujours grand soin quand ils mettaient bas de noyer touts leurs petits. En outre je gardai toujours autour de moi deux ou trois chevreaux domestiques que j’avais accoutumés à manger dans ma main, et deux autres perroquets qui jasaient assez bien pour dire Robin Crusoé, pas aussi bien toutefois que le premier : à la vérité, pour eux je ne m’étais pas donné autant de peine. J’avais aussi quelques oiseaux de mer apprivoisés dont je ne sais pas les noms ; je les avais attrapés sur le rivage et leur avais coupé les ailes. Les petits pieux que j’avais plantés en avant de la muraille de mon château étant devenus un bocage épais et touffu, ces oiseaux y nichaient et y pondaient parmi les arbrisseaux, ce qui était fort agréable pour moi. En résumé, comme je le disais tantôt, j’aurais été fort content de la vie que je menais si elle n’avait point été troublée par la crainte des Sauvages.

Mais il en était ordonné autrement. Pour touts ceux qui liront mon histoire il ne saurait être hors de propos de faire cette juste observation : Que de fois n’arrive-t-il pas, dans le cours de notre vie, que le mal que nous cherchons le plus à éviter, et qui nous paraît le plus terrible quand nous y sommes tombés, soit la porte de notre délivrance, l’unique moyen de sortir de notre affliction ! Je pourrais en trouver beaucoup d’exemples dans le cours de mon étrange vie ; mais jamais cela n’a été plus remarquable que dans les dernières années de ma résidence solitaire dans cette île.

Ce fut au mois de décembre de la vingt-troisième année de mon séjour, comme je l’ai dit, à l’époque du solstice méridional, — car je ne puis l’appeler solstice d’hiver, — temps particulier de ma moisson, qui m’appelai presque toujours aux champs, qu’un matin, sortant de très-bonne heure avant même le point du jour, je fus surpris de voir la lueur d’un feu sur le rivage, à la distance d’environ deux milles, vers l’extrémité de l’île où j’avais déjà observé que les Sauvages étaient venus ; mais ce n’était point cette fois sur l’autre côté, mais bien, à ma grande affliction, sur le côté que j’habitais.

À cette vue, horriblement effrayé, je m’arrêtai court, et n’osai pas sortir de mon bocage, de peur d’être surpris ; encore n’y étais-je pas tranquille : car j’étais plein de l’appréhension que, si les Sauvages en rôdant venaient à trouver ma moisson pendante ou coupée, ou n’importe quels travaux et quelles cultures, ils en concluraient immédiatement que l’île était habitée et ne s’arrêteraient point qu’ils ne m’eussent découvert. Dans cette angoisse je retournai droit à mon château ; et, ayant donné à toutes les choses extérieures un aspect aussi sauvage, aussi naturel que possible, je retirai mon échelle après moi.

Alors je m’armai et me mis en état de défense. Je chargeai toute mon artillerie, comme je l’appelais, c’est-à-dire mes mousquets montés sur mon nouveau retranchement, et touts mes pistolets, bien résolu à combattre jusqu’au dernier soupir. Je n’oubliai pas de me recommander avec ferveur à la protection divine et de supplier Dieu de me délivrer des mains des barbares. Dans cette situation, ayant attendu deux heures, je commençai à être fort impatient de savoir ce qui se passait au dehors : je n’avais point d’espion à envoyer à la découverte.

Après être demeuré là encore quelque temps, et après avoir songé à ce que j’avais à faire en cette occasion, il me fut impossible de supporter davantage l’ignorance où j’étais. Appliquant donc mon échelle sur le flanc du rocher où se trouvait une plate-forme, puis la retirant après moi et la replaçant de nouveau, je parvins au sommet de la colline. Là, couché à plat-ventre sur la terre, je pris ma longue-vue, que j’avais apportée à dessein et je la braquai. Je vis aussitôt qu’il n’y avait pas moins de neuf Sauvages assis en rond autour d’un petit feu, non pas pour se chauffer, car la chaleur était extrême, mais, comme je le supposai, pour apprêter quelque atroce mets de chair humaine qu’ils avaient apportée avec eux, ou morte ou vive, c’est ce que je ne pus savoir.

Ils avaient avec eux deux pirogues halées sur le rivage ; et, comme c’était alors le temps du jusant, ils me semblèrent attendre le retour du flot pour s’en retourner. Il n’est pas facile de se figurer le trouble où me jeta ce spectacle, et surtout leur venue si proche de moi et sur mon côté de l’île. Mais quand je considérai que leur débarquement devait toujours avoir lieu au jusant, je commençai à retrouver un peu de calme, certain de pouvoir sortir en toute sûreté pendant le temps du flot, si personne n’avait abordé au rivage auparavant. Cette observation faite, je me remis à travailler à ma moisson avec plus de tranquillité.

La chose arriva comme je l’avais prévue ; car aussitôt que la marée porta à l’Ouest je les vis touts monter dans leurs pirogues et touts ramer ou pagayer, comme cela s’appelle. J’aurais dû faire remarquer qu’une heure environ avant de partir ils s’étaient mis à danser, et qu’à l’aide de ma longue-vue j’avais pu appercevoir leurs postures et leurs gesticulations. Je reconnus, par la plus minutieuse observation, qu’ils étaient entièrement nus, sans le moindre vêtement sur le corps ; mais étaient-ce des hommes ou des femmes ? il me fut impossible de le distinguer.

Sitôt qu’ils furent embarqués et partis, je sortis avec deux mousquets sur mes épaules, deux pistolets à ma ceinture, mon grand sabre sans fourreau à mon côté, et avec toute la diligence dont j’étais capable je me rendis à la colline où j’avais découvert la première de toutes les traces. Dès que j’y fus arrivé, ce qui ne fut qu’au bout de deux heures, — car je ne pouvais aller vite chargé d’armes comme je l’étais, — je vis qu’il y avait eu en ce lieu trois autres pirogues de Sauvages ; et, regardant au loin, je les apperçus toutes ensemble faisant route pour le continent.

Ce fut surtout pour moi un terrible spectacle quand en descendant au rivage je vis les traces de leur affreux festin, du sang, des os, des tronçons de chair humaine qu’ils avaient mangée et dévorée, avec joie. Je fus si rempli d’indignation à cette vue, que je recommençai à méditer, le massacre des premiers que je rencontrerais, quels qu’ils pussent être et quelque nombreux qu’ils fussent.