Robinson Crusoé (Borel)/2

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 9-16).

La Tempête.



es sages et sérieuses pensées durèrent tant que dura la tempête, et même quelque temps après ; mais le jour d’ensuite le vent étant abattu et la mer plus calme, je commençai à m’y accoutumer un peu. Toutefois, j’étais encore indisposé du mal de mer, et je demeurai fort triste pendant tout le jour. Mais à l’approche de la nuit le temps s’éclaircit, le vent s’apaisa tout-à-fait, la soirée fut délicieuse, et le soleil se coucha éclatant pour se lever de même le lendemain : une brise légère, un soleil embrasé resplendissant sur une mer unie, ce fut un beau spectacle, le plus beau que j’aie vu de ma vie.

J’avais bien dormi pendant la nuit ; je ne ressentais plus de nausées, j’étais vraiment dispos et je contemplais, émerveillé, l’océan qui, la veille, avait été si courroucé et si terrible, et qui si peu de temps après se montrait si calme et si agréable. Alors, de peur que mes bonnes résolutions ne se soutinssent, mon compagnon, qui m’avait en vérité débauché, vint à moi : — « Eh bien ! Bob, me dit-il en me frappant sur l’épaule, comment ça va-t-il ? Je gage que tu as été effrayé, la nuit dernière, quand il ventait : ce n’était pourtant qu’un plein bonnet de vent ? » — « Vous n’appelez cela qu’un plein bonnet de vent ? C’était une horrible tourmente ! » — « Une tourmente ? tu es fou ! tu appelles cela une tourmente ? Vraiment ce n’était rien du tout. Donne-nous un bon vaisseau et une belle dérive, nous nous moquerons bien d’une pareille rafale ; tu n’es qu’un marin d’eau douce, Bob ; viens que nous fassions un bowl de punch, et que nous oubliions tout cela[1]. Vois quel temps charmant il fait à cette heure ! » — Enfin, pour abréger cette triste portion de mon histoire, nous suivîmes le vieux train des gens de mer : on fit du punch, je m’enivrai, et, dans une nuit de débauches, je noyai toute ma repentance, toutes mes réflexions sur ma conduite passée, et toutes mes résolutions pour l’avenir. De même que l’océan avait rasséréné sa surface et était rentré dans le repos après la tempête abattue, de même, après le trouble de mes pensées évanoui, après la perte de mes craintes et de mes appréhensions, le courant de mes désirs habituels revint, et j’oubliai entièrement les promesses et les vœux que j’avais faits en ma détresse. Pourtant, à la vérité, comme il arrive ordinairement en pareils cas, quelques intervalles de réflexions et de bons sentiments reparaissaient encore ; mais je les chassais et je m’en guérissais comme d’une maladie, en m’adonnant et à la boisson et à l’équipage. Bientôt, j’eus surmonté le retour de ces accès, c’est ainsi que je les appelais, et en cinq ou six jours j’obtins sur ma conscience une victoire aussi complète qu’un jeune libertin résolu à étouffer ses remords le pouvait désirer. Mais il m’était réservé de subir encore une épreuve : la Providence, suivant sa loi ordinaire, avait résolu de me laisser entièrement sans excuse. Puisque je ne voulais pas reconnaître ceci pour une délivrance, la prochaine devait être telle que le plus mauvais bandit d’entre nous confesserait tout à la fois le danger et la miséricorde.

Le sixième jour de notre traversée, nous entrâmes dans la rade d’Yarmouth. Le vent ayant été contraire et le temps calme, nous n’avions fait que peu de chemin depuis la tempête. Là, nous fûmes obligés de jeter l’ancre, et le vent continuant d’être contraire, c’est-à-dire de souffler sud-ouest, nous y demeurâmes sept ou huit jours, durant lesquels beaucoup de vaisseaux de Newcastle vinrent mouiller dans la même rade, refuge commun des bâtiments qui attendent un vent favorable pour gagner la Tamise.

Nous eussions, toutefois, relâché moins longtemps, et nous eussions dû, à la faveur de la marée, remonter la rivière, si le vent n’eût été trop fort, et si au quatrième ou cinquième jour de notre station, il n’eût pas soufflé violemment. Cependant, comme la rade était réputée aussi bonne qu’un port, comme le mouillage était bon, et l’appareil de notre ancre extrêmement solide, nos gens étaient insouciants, et, sans la moindre appréhension du danger, ils passaient le temps dans le repos et dans la joie, comme il est d’usage sur mer. Mais le huitième jour au matin, le vent força ; nous mîmes tous la main à l’œuvre ; nous calâmes nos mâts de hune et tînmes toutes choses closes et serrées, pour donner au vaisseau des mouvements aussi doux que possible. Vers midi, la mer devint très grosse, notre château de proue plongeait ; nous embarquâmes plusieurs vagues, et il nous sembla une ou deux fois que notre ancre labourait le fond. Sur ce, le capitaine fit jeter l’ancre d’espérance, de sorte que nous chassâmes sur deux, après avoir filé nos câbles jusqu’au bout.

Déjà une terrible tempête mugissait, et je commençais à voir la stupéfaction et la terreur sur le visage des matelots eux-mêmes. Quoique veillant sans relâche à la conservation du vaisseau, comme il entrait ou sortait de sa cabine, et passait près de moi, j’entendis plusieurs fois le capitaine proférer tout bas ces paroles et d’autres semblables : — « Seigneur, ayez pitié de nous ! Nous sommes tous perdus, nous sommes tous morts !… » — Durant ces premières confusions, j’étais stupide, étendu dans ma cabine, au logement des matelots, et je ne saurais décrire l’état de mon esprit. Je pouvais difficilement rentrer dans mon premier repentir, que j’avais si manifestement foulé aux pieds, et contre lequel je m’étais endurci. Je pensais que les affres de la mort étaient passées, et que cet orage ne serait rien, comme le premier. Mais quand, près de moi, comme je le disais tantôt, le capitaine lui-même s’écria : — « Nous sommes tous perdus ! » — je fus horriblement effrayé, je sortis de ma cabine et je regardai dehors. Jamais spectacle aussi terrible n’avait frappé mes yeux : l’océan s’élevait comme des montagnes, et à chaque instant fondait contre nous ; quand je pouvais promener un regard aux alentours, je ne voyais que détresse. Deux bâtiments pesamment chargés qui mouillaient non loin de nous avaient coupé leurs mâts rez-pied ; et nos gens s’écrièrent qu’un navire ancré à un mille de nous venait de sancir sur ses amarres. Deux autres vaisseaux, arrachés à leurs ancres, hors de la rade allaient au large à tout hasard, sans voiles ni mâtures. Les bâtiments légers, fatiguant moins, étaient en meilleure passe ; deux ou trois d’entre eux qui dérivaient passèrent tout contre nous, courant vent arrière avec leur civadière seulement.

Vers le soir, le second et le bosseman supplièrent le capitaine, qui s’y opposa fortement, de laisser couper le mât de misaine ; mais le bosseman lui ayant protesté que, s’il ne le faisait pas, le bâtiment coulerait à fond, il y consentit. Quand le mât d’avant fut abattu, le grand mât, ébranlé, secouait si violemment le navire, qu’ils furent obligés de le couper aussi et de faire pont ras.

Chacun peut juger dans quel état je devais être, moi, jeune marin, que précédemment si peu de chose avait jeté en si grand effroi ; mais autant que je puis me rappeler de si loin les pensées qui me préoccupaient alors, j’avais dix fois plus que la mort en horreur d’esprit, mon mépris de mes premiers remords et mon retour aux premières résolutions que j’avais prises si méchamment. Cette horreur, jointe à la terreur de la tempête, me mirent dans un tel état, que je ne puis par des mots la dépeindre. Mais le pis n’était pas encore advenu ; la tempête continua avec tant de furie, que les marins eux-mêmes confessèrent n’en avoir jamais vu de plus violente. Nous avions un bon navire, mais il était lourdement chargé et calait tellement, qu’à chaque instant les matelots s’écriaient qu’il allait couler à fond. Sous un rapport ce fut un bonheur pour moi que je ne comprisse pas ce qu’ils entendaient par ce mot avant que je m’en fusse enquis. La tourmente était si terrible que je vis, chose rare, le capitaine, le contremaître et quelques autres plus judicieux que le reste, faire leurs prières, s’attendant à tout moment que le vaisseau irait au fond. Au milieu de la nuit, pour surcroît de détresse, un des hommes qu’on avait envoyés à la visite, cria qu’une ouverture s’était produite, et un autre dit qu’il y avait quatre pieds d’eau dans la cale. Alors touts[2] les bras furent appelés à la pompe. À ce seul mot, je m’évanouis et je tombai à la renverse sur le bord de mon lit, sur lequel j’étais assis dans ma cabine. Toutefois les matelots me réveillèrent et me dirent que si jusque-là je n’avais été bon à rien, j’étais tout aussi capable de pomper qu’aucun autre. Je me levai ; j’allai à la pompe et je travaillai de tout cœur. Dans cette entrefaite, le capitaine apercevant quelques petits bâtiments charbonniers qui, ne pouvant surmonter la tempête, étaient forcés de glisser et de courir au large, et passeraient près de nous, ordonna de tirer un coup de canon en signal de détresse. Moi qui ne savais ce que cela signifiait, je fus tellement surpris, que je crus le vaisseau brisé ou qu’il était advenu quelque autre chose épouvantable ; en un mot je fus si effrayé que je tombai en défaillance. Comme c’était dans un moment où chacun pensait à sa propre vie, personne ne prit garde à moi, ni à ce que j’étais devenu ; seulement un autre prit ma place à la pompe, et me repoussa du pied à l’écart, pensant que j’étais mort, et ce ne fut que longtemps après que je revins à moi.

On travaillait toujours, mais l’eau augmentant à la cale, il y avait toute apparence que le vaisseau coulerait bas. Et quoique la tourmente commençât à s’abattre un peu, néanmoins il n’était pas possible qu’il surnageât jusqu’à ce que nous atteignissions un port ; aussi le capitaine continua-t-il à faire tirer le canon de détresse. Un petit bâtiment qui venait justement de passer devant nous aventura une barque pour nous secourir. Ce fut avec le plus grand risque qu’elle approcha ; mais il était impossible que nous y allassions ou qu’elle parvînt jusqu’au flanc du vaisseau ; enfin, les rameurs faisant un dernier effort et hasardant leur vie pour sauver la nôtre, nos matelots leur lancèrent de l’avant une corde avec une bouée, et en filèrent une grande longueur. Après beaucoup de peines et de périls, ils la saisirent, nous les halâmes jusque sous notre poupe, et nous descendîmes dans leur barque. Il eût été inutile de prétendre atteindre leur bâtiment : aussi l’avis commun fut-il de laisser aller la barque en dérive, et seulement de ramer le plus qu’on pourrait vers la côte, notre capitaine promettant, si la barque venait à se briser contre le rivage, d’en tenir compte à son patron. Ainsi, partie en ramant, partie en dérivant vers le nord, notre bateau s’en alla obliquement presque jusqu’à Winterton-Ness.

Il n’y avait guère plus d’un quart d’heure que nous avions abandonné notre vaisseau quand nous le vîmes s’abîmer ; alors je compris pour la première fois ce que signifiait couler-bas. Mais, je dois l’avouer, j’avais l’œil trouble et je distinguais fort mal, quand les matelots me dirent qu’il coulait, car, dès le moment que j’allais, ou plutôt, qu’on me mit dans la barque, j’étais anéanti par l’effroi, l’horreur et la crainte de ce qui m’attendait encore.

Nos gens faisaient toujours force de rames pour approcher du rivage. Quand notre bateau s’élevait au haut des vagues, nous l’apercevions, et le long de la rive nous voyions une foule nombreuse accourir pour nous assister lorsque nous serions proche.


  1. Ce passage a été détestablement défiguré dans toutes les éditions passées et actuelles ; nous le citons pour donner une idée parfaite de leur valeur négative. — Il y a dans l’original anglais cette excellente phrase. — But you’re but a fresh-water sailor, Bob ; come let us make a bowl of punch, and we’ll forget all that.Vous n’êtes qu’un marin d’eau douce, Bob ; venez, que nous fassions un bowl de punch, et que nous oubliions tout cela. Voici ce qu’elle est devenue en passant par la plume de nos traducteurs : — Vous n’êtes encore qu’un novice ; mettons-nous à faire du punch, et que les plaisirs de BACCHUS nous fassent entièrement oublier la mauvaise humeur de NEPTUNE. — Daniel de Foë était un homme de goût et de bon sens : cette phrase est une calomnie. P. B.
  2. Note de Wikisource : Le traducteur justifie cette orthographe dans le 7e paragraphe de la préface.