Robinson Crusoé (Borel)/100

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 369-376).

Arrivée à Quinchang.



e sentiment qui grossit le danger ne manqua pas son effet ordinaire sur notre imagination en nous représentant les capitaines anglais et hollandais comme des gens incapables d’entendre raison, de distinguer l’honnête homme d’avec le coquin, de discerner une histoire en l’air, calculée pour nous nuire et dans le dessein de tromper, d’avec le récit simple et vrai de tout notre voyage, de nos opérations et de nos projets ; car nous avions cent moyens de convaincre toute créature raisonnable que nous n’étions pas des pirates : notre cargaison, la route que nous tenions, la franchise avec laquelle nous nous montrions et nous étions entrés dans tel et tel port, la forme et la faiblesse de notre bâtiment, le nombre de nos hommes, la paucité[1] de nos armes, la petite quantité de nos munitions, la rareté de nos vivres, n’était-ce pas là tout autant de témoignages irrécusables ? L’opium et les autres marchandises que nous avions à bord auraient prouvé que le navire était allé au Bengale ; les Hollandais, qui, disait-on, avaient touts les noms des hommes de son ancien équipage, auraient vu aisément que nous étions un mélange d’Anglais, de Portugais et d’Indiens, et qu’il n’y avait parmi nous que deux Hollandais. Toutes ces circonstances et bien d’autres encore auraient suffi et au-delà pour rendre évident à tout capitaine entre les mains de qui nous serions tombés que nous n’étions pas des pirates.

Mais la peur, cette aveugle et vaine passion, nous troublait et nous jetait dans les vapeurs : elle brouillait notre cervelle, et notre imagination abusée enfantait mille terribles choses moralement impossibles. Nous nous figurions, comme on nous l’avait rapporté, que les marins des navires anglais et hollandais, que ces derniers particulièrement, étaient si enragés au seul nom de pirate, surtout si furieux de la déconfiture de leurs chaloupes et de notre fuite que, sans se donner le temps de s’informer si nous étions ou non des écumeurs et sans vouloir rien entendre, ils nous exécuteraient sur-le-champ. Pour qu’ils daignassent faire plus de cérémonie nous réfléchissions que la chose avait à leurs yeux de trop grandes apparences de vérité : le vaisseau n’était-il pas le même, quelques-uns de leurs matelots ne le connaissaient-ils pas, n’avaient-ils pas fait partie de son équipage, et dans la rivière de Camboge, lorsque nous avions eu vent qu’ils devaient descendre pour nous examiner, n’avions-nous pas battu leurs chaloupes et levé le pied ? Nous ne mettions donc pas en doute qu’ils ne fussent aussi pleinement assurés que nous étions pirates que nous nous étions convaincus du contraire ; et souvent je disais que je ne savais si, nos rôles changés, notre cas devenu le leur, je n’eusse pas considéré tout ceci comme de la dernière évidence, et me fusse fait aucun scrupule de tailler en pièces l’équipage sans croire et peut-être même sans écouter ce qu’il aurait pu alléguer pour sa défense.

Quoi qu’il en fût, telles avaient été nos appréhensions ; et mon partner et moi nous avions rarement fermé l’œil sans rêver corde et grande vergue, c’est-à-dire potence ; sans rêver que nous combattions, que nous étions pris, que nous tuions et que nous étions tués. Une nuit entre autres, dans mon songe j’entrai dans une telle fureur, m’imaginant que les Hollandais nous abordaient et que j’assommais un de leurs matelots, que je frappai du poing contre le côté de la cabine où je couchais et avec une telle force que je me blessai très-grièvement la main, que je me foulai les jointures, que je me meurtris et déchirai la chair : à ce coup non-seulement je me réveillai en sursaut, mais encore je fus en transe un moment d’avoir perdu deux doigts.

Une autre crainte dont j’avais été possédé, c’était le traitement cruel que nous feraient les Hollandais si nous tombions entre leurs mains. Alors l’histoire d’Amboyne me revenait dans l’esprit, et je pensais qu’ils pourraient nous appliquer à la question, comme en cette île ils y avaient appliqué nos compatriotes, et forcer par la violence de la torture quelques-uns de nos hommes à confesser des crimes dont jamais ils ne s’étaient rendus coupables, à s’avouer eux et nous touts pirates, afin de pouvoir nous mettre à mort avec quelques apparences de justice ; poussés qu’ils seraient à cela par l’appât du gain : notre vaisseau et sa cargaison valant en somme quatre ou cinq mille livres sterling.

Toutes ces appréhensions nous avaient tourmentés mon partner et moi nuit et jour. Nous ne prenions point en considération que les capitaines de navire n’avaient aucune autorité pour agir ainsi, et que si nous nous constituions leurs prisonniers ils ne pourraient se permettre de nous torturer, de nous mettre à mort sans en être responsables quand ils retourneraient dans leur patrie : au fait ceci n’avait rien de bien rassurant ; car s’ils eussent mal agi à notre égard, le bel avantage pour nous qu’ils fussent appelés à en rendre compte, car si nous avions été occis tout d’abord, la belle satisfaction pour nous qu’ils en fussent punis quand ils rentreraient chez eux.

Je ne puis m’empêcher de consigner ici quelques réflexions que je faisais alors sur mes nombreuses vicissitudes passées. Oh ! combien je trouvais cruel que moi, qui avais dépensé quarante années de ma vie dans de continuelles traverses, qui avais enfin touché en quelque sorte au port vers lequel tendent touts les hommes, le repos et l’abondance, je me fusse volontairement jeté dans de nouveaux chagrins, par mon choix funeste, et que moi qui avais échappé à tant de périls dans ma jeunesse j’en fusse venu sur le déclin de l’âge, dans une contrée lointaine, en lieu et circonstance où mon innocence ne pouvait m’être d’aucune protection, à me faire pendre pour un crime que, bien loin d’en être coupable, j’exécrais.

À ces pensées succédait un élan religieux, et je me prenais à considérer que c’était là sans doute une disposition immédiate de la Providence ; que je devais le regarder comme tel et m’y soumettre ; que, bien que je fusse innocent devant les hommes, tant s’en fallait que je le fusse devant mon Créateur ; que je devais songer aux fautes signalées dont ma vie était pleine et pour lesquelles la Providence pouvait m’infliger ce châtiment, comme une juste rétribution ; enfin, que je devais m’y résigner comme je me serais résigné à un naufrage s’il eût plu à Dieu de me frapper d’un pareil désastre.

À son tour mon courage naturel quelquefois reparaissait, je formais de vigoureuses résolutions, je jurais de ne jamais me laisser prendre, de jamais me laisser torturer par une poignée de barbares froidement impitoyables ; je me disais qu’il aurait mieux valu pour moi tomber entre les mains des Sauvages, des Cannibales, qui, s’ils m’eussent fait prisonnier, m’eussent à coup sûr dévoré, que de tomber entre les mains de ces messieurs, dont peut-être la rage s’assouvirait sur moi par des cruautés inouïes, des atrocités. Je me disais, quand autrefois j’en venais aux mains avec les Sauvages, n’étais-je pas résolu à combattre jusqu’au dernier soupir ? et je me demandais pourquoi je ne ferais pas de même alors, puisque être pris par ces messieurs était pour moi une idée plus terrible que ne l’avait jamais été celle d’être mangé par les Sauvages. Les Caraïbes, à leur rendre justice, ne mangeaient pas un prisonnier qu’il n’eût rendu l’âme, ils le tuaient d’abord comme nous tuons un bœuf ; tandis que ces messieurs possédaient une multitude de raffinements ingénieux pour enchérir sur la cruauté de la mort. — Toutes les fois que ces pensées prenaient le dessus, je tombais immanquablement dans une sorte de fièvre, allumée par les agitations d’un combat supposé : mon sang bouillait, mes yeux étincelaient comme si j’eusse été dans la mêlée, puis je jurais de ne point accepter de quartier, et quand je ne pourrais plus résister, de faire sauter le navire et tout ce qui s’y trouvait pour ne laisser à l’ennemi qu’un chétif butin dont il pût faire trophée.

Mais aussi lourd qu’avait été le poids de ces anxiétés et de ces perplexités tandis que nous étions à bord, aussi grande fut notre joie quand nous nous vîmes à terre, et mon partner me conta qu’il avait rêvé que ses épaules étaient chargées d’un fardeau très-pesant qu’il devait porter au sommet d’une montagne : il sentait qu’il ne pourrait le soutenir long-temps ; mais était survenu le pilote portugais qui l’en avait débarrassé, la montagne avait disparu et il n’avait plus apperçu devant lui qu’une plaine douce et unie. Vraiment il en était ainsi, nous étions comme des hommes qu’on a délivrés d’un pesant fardeau.

Pour ma part j’avais le cœur débarrassé d’un poids sous lequel je faiblissais ; et, comme je l’ai dit, je fis serment de ne jamais retourner en mer sur ce navire. — Quand nous fûmes à terre, le vieux pilote, devenu alors notre ami, nous procura un logement et un magasin pour nos marchandises, qui dans le fond ne faisaient à peu près qu’un : c’était une hutte contiguë à une maison spacieuse, le tout construit en cannes et environné d’une palissade de gros roseaux pour garder des pilleries des voleurs, qui, à ce qu’il paraît, pullulent dans le pays. Néanmoins, les magistrats nous octroyèrent une petite garde : nous avions un soldat qui, avec une espèce de hallebarde ou de demi-pique, faisait sentinelle à notre porte et auquel nous donnions une mesure de riz et une petite pièce de monnaie, environ la valeur de trois pennys par jour. Grâce à tout cela, nos marchandises étaient en sûreté.

La foire habituellement tenue dans ce lieu était terminée depuis quelque temps ; cependant nous trouvâmes encore trois ou quatre jonques dans la rivière et deux japoniers, j’entends deux vaisseaux du Japon, chargés de marchandises chinoises attendant pour faire voile les négociants japonais qui étaient encore à terre.

La première chose que fit pour nous notre vieux pilote portugais, ce fut de nous ménager la connaissance de trois missionnaires catholiques qui se trouvaient dans la ville et qui s’y étaient arrêtés depuis assez long-temps pour convertir les habitants au Christianisme ; mais nous crûmes voir qu’ils ne faisaient que de piteuse besogne et que les Chrétiens qu’ils faisaient ne faisaient que de tristes Chrétiens. Quoiqu’il en fût, ce n’était pas notre affaire. Un de ces prêtres était un Français qu’on appelait Père Simon, homme de bonne et joyeuse humeur, franc dans ses propos et n’ayant pas la mine si sérieuse et si grave que les deux autres, l’un Portugais, l’autre Génois. Père Simon était courtois, aisé dans ses manières et d’un commerce fort aimable ; ses deux compagnons, plus réservés, paraissaient rigides et austères, et s’appliquaient tout de bon à l’œuvre pour laquelle ils étaient venus, c’est-à-dire à s’entretenir avec les habitants et à s’insinuer parmi eux toutes les fois que l’occasion s’en présentait. Souvent nous prenions nos repas avec ces révérends ; et quoique à vrai dire ce qu’ils appellent la conversion des Chinois au Christianisme soit fort éloignée de la vraie conversion requise pour amener un peuple à la Foi du Christ, et ne semble guère consister qu’à leur apprendre le nom de Jésus, à réciter quelques prières à la Vierge Marie et à son Fils dans une langue qu’ils ne comprennent pas, à faire le signe de la croix et autres choses semblables, cependant il me faut l’avouer, ces religieux qu’on appelle Missionnaires, ont une ferme croyance que ces gens seront sauvés et qu’ils sont l’instrument de leur salut ; dans cette persuasion, ils subissent non-seulement les fatigues du voyage, les dangers d’une pareille vie, mais souvent la mort même avec les tortures les plus violentes pour l’accomplissement de cette œuvre ; et ce serait de notre part un grand manque de charité, quelque opinion que nous ayons de leur besogne en elle-même et de leur manière de l’expédier, si nous n’avions pas une haute opinion du zèle qui la leur fait entreprendre à travers tant de dangers, sans avoir en vue pour eux-mêmes le moindre avantage temporel[2].


  1. Note de Wikisource : La paucité est une petite quantité, petit nombre.
  2. On a supprimé toute la fin de ce paragraphe, ainsi que la fin de trois ou quatre paragraphes précédents et suivants, dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de madame Tastu, où, soi-disant, on s’est borné au rôle de traducteur fidèle. P. B.