Robert Lozé/L’Ouvrier
CHAPITRE VIII
L’Ouvrier.
Sur le territoire si populeux et si riche de la république des États-Unis, il est deux points qui, comme des aimants irrésistibles, semblent attirer les énergies, les activités et les richesses presque tout entières de ce grand pays.
New-York domine dans la région qui s’étend du Mississippi à l’Atlantique. C’est ce qu’on pourrait appeler la vieille Amérique, une Amérique industrielle et, par comparaison, conservatrice.
Cérès, reine de l’Occident, voilà Chicago. Couronnée d’épis d’or, elle verse au monde l’abondance. Cent villes magnifiques lui font cortège : ce sont ses greniers. Elle tient dans un réseau d’acier les plaines qui s’épandent en ondulations fertiles jusqu’aux Rocheuses et qui sont son royaume. Nanties de ses trésors, des flottes innombrables, des mers intérieures gagnant l’océan, vont nourrir l’Europe armée en guerre qui lui demande du pain.
Les hommes sont ses esclaves. Elle les soumet à un travail incessant, et ce travail finit par les ennoblir. Ils grandissent. Leur esprit prend l’ampleur du milieu où ils vivent. Mais leurs visées plus hautes que celles des chefs d’empire, ne dédaignent pas les humbles débuts et les efforts patients qui préparent le succès.
Dans une de ces villes satellites de la ville soleil, une quinzaine d’années avant que commence cette histoire, vivait un ouvrier modèle. Quoiqu’il eut à peine dix-huit ans, il prenait rarement part aux amusements des jeunes gens de son âge et de sa condition. Le temps que ne réclamait pas l’atelier, il le passait à lire ou à observer, c’est-à-dire à penser. L’homme qui pense est une lentille qui concentre les rayons ; il finit par en jaillir une étincelle. La pensée qui s’obstine, c’est le levier d’Archimède.
La pensée germait confuse chez ce jeune homme ; il lui fallait l’éloignement des autres hommes, le silence et la retraite pour s’étudier et se comprendre. Hardi et habile autant que réfléchi, il s’aventurait souvent dans son léger canot sur la mer du Michigan, et loin des rives, bercé par le flot, il mûrissait des projets d’avenir. Parfois aussi, remontant le cours de quelque rivière ombreuse, il rêvait de choses moins austères. C’est ainsi qu’il passait les jours de chômage.
À force donc d’appliquer les résultats de ses études et de ses réflexions aux choses de son travail journalier, ce jeune homme était devenu l’ouvrier le plus considéré de la fabrique où il travaillait, et il y avait conquis la position de contre-maître.
La région où il s’était fixé, est, nous le savons, la grande distributrice des richesses agricoles de l’Amérique septentrionale. Elle est aussi un centre important de ces fabrications dont les essences forestières forment la base. Industrie prospère encore en ces lieux, mais qui n’y vivra pas longtemps, par suite de la rareté croissante de la matière première.
C’était dans une fabrique de ce genre que le jeune homme avait voulu commencer sa carrière, et cela pour des raisons que la suite de ce récit fera voir. Les procédés connus de ces productions : pâtes, papiers, tentures, bois fabriqués, boiseries artificielles, tout cela, nous l’avons dit n’eut bientôt plus de secrets pour lui. Mais dans cette industrie relativement nouvelle, le génie de l’homme n’a pas dit son dernier mot ; loin de là. Il restait alors, il reste encore un vaste champ aux inventeurs de l’avenir.
Or, il vint un jour où le jeune homme ouvrier put se croire le maître d’un procédé de fabrication nouveau et important. L’étincelle avait jailli. Il pouvait maintenant dominer le destin. C’est en cette circonstance que son caractère et son jugement vinrent donner à son intelligence un appui important.
« J’aurai, pensa-t-il, la constance de garder sur ma découverte le secret le plus absolu, non seulement jusqu’au jour où je me serai assuré, par des expériences concluantes, de sa valeur et de sa perfection mécanique, mais encore jusqu’à ce que je puisse acquérir les connaissances générales et les notions scientifiques qui me permettront d’exploiter moi-même le fruit de mon génie. »
Dans ces pays, l’instruction est à la portée de tous et l’entreprise de s’instruire n’offre pas des difficultés insurmontables. Tous ont libre accès à la source des connaissances, mais tous n’y puisent pas. Chose admirable, cet homme qui aurait pu tout de suite acquérir une certaine somme de richesse, sût rester pauvre ; libre de changer de condition sociale, il sût rester humble ouvrier ; humble de condition, mais l’âme fière. Et c’est ainsi que, pendant plusieurs années, il persévéra dans les études qu’il s’était imposées. Le génie a de ces patiences héroïques lorsqu’il est servi par un jugement sain et un grand caractère. Le jeune homme jugeait du reste avec raison que personne ne pourrait le supplanter dans l’exploitation de sa découverte qu’il perfectionnait sans cesse.
Ce ne fut qu’après ces nombreuses précautions préliminaires, qu’il se procura des brevets d’inventeur dans tous les pays du monde, en y consacrant tout entier et sans crainte, son maigre pécule d’ouvrier économe.
Dès lors, la publicité s’empara de son nom. Il avait maintenant intérêt à répandre au loin ce que jusqu’à ce jour il avait si soigneusement caché. Les offres d’achat et d’assistance furent nombreuses. Il les recevait sans empressement, attendant, ayant son idée, tenant son invention comme une menace au-dessus de toute l’industrie du bois.
Cette politique simple, mais profonde, lui réussit. Comme il l’avait prévu, la société puissante à laquelle il était attaché en qualité de contre maître, finit par s’émouvoir d’une situation qui pouvait, suivant le cas, ruiner ses affaires ou tripler ses profits. Les intéressés se réunirent. On manda le jeune ouvrier. C’était le moment qu’il avait longtemps et patiemment attendu. Il entra dans la salle des directeurs simple ouvrier. Il en sortit actionnaire et directeur d’usine.
Qu’on ne s’étonne pas de cette fortune rapide, dont on trouve aux États-Unis une multitude d’exemples. La plupart des inventeurs sont les victimes de leur tempérament. Ne sachant pas allier au génie le sens pratique que requiert l’application de leurs découvertes, ils deviennent la proie des exploiteurs. Ici, l’inventeur était tout autre. Intelligence originale, mais cultivée et pratique, chez lui, à l’instruction et au jugement, s’alliaient la sagesse, l’intégrité et la persévérance, fruits des patientes études d’un fils de ses œuvres.
Ce jeune homme s’appelait Jean Lozé. Il était le frère de notre ami Robert. Jean avait quitté sa famille et son pays à l’âge de quatorze ans, poussé par cette mystérieuse impatience, ce besoin impérieux d’élargir ses horizons qu’éprouvent souvent les hommes auxquels la Providence réserve une grande destinée. Il était d’abord passé dans les fabriques de la Nouvelle-Angleterre où les compatriotes ne manquent pas, puis, s’y trouvant encore trop à l’étroit, il s’était graduellement dirigé vers l’ouest, où les industriels du bois avaient fini par concentrer ses efforts et son travail.
Là, du reste, il rencontrait encore, parfois, les noms familiers de son pays. Ceux qui les portaient formaient l’aristocratie intellectuelle et financière de villes nées d’hier, plus florissantes que bien des vieilles capitales. Ces noms, reste unique, à la surface du moins, qui rappelait les origines, étaient quelque peu altérés. Bayard se prononçait Bayarde, Berthelet, Berthlett. C’est ainsi que les fils des pionniers d’antan, qui, dans ces régions éloignées, ont dû laisser quelque chose « aux ronces du chemin, » rentrent dans l’héritage conquis par leurs pères, ainsi les générations qui savent repousser la désespérance, renaissent agrandies et tournent vers nous des regards fraternels. Signes encourageants et qui font comprendre que les démarcations politiques ne limitent pas toujours la patrie.
Tandis que Jean, à la tête d’une exploitation chaque jour plus considérable, amassait par un travail éminemment utile, une belle fortune. Robert, à Montréal, vivait de chicane, se figurant son frère toujours simple manœuvre, se croyant encore lui-même le grand homme de la famille. C’est que l’avocat ne s’intéressait guère à son frère, ne lui écrivait pas et correspondait peu avec sa famille. Jean, d’autre part, très attaché aux siens, aimant sa mère avec passion, parlait peu, dans ses fréquentes lettres, de ses travaux et de ses espérances. Il craignait de n’être pas compris, et redoutait peut-être d’avoir un jour à faire l’aveu d’un insuccès toujours possible. La fortune vaincue, il avait encore évité de faire connaître à sa mère toute l’étendue de son triomphe, lui réservant une joyeuse surprise. En pensant à cette tendre mère, il redevenait enfant. Le peu qu’il lui en avait dit était sous le sceau du secret, que cette bonne mère avait scrupuleusement respecté.
Le temps approchait, en effet, où Jean allait pouvoir réaliser son projet le plus cher, celui d’établir une exploitation au sein de la forêt canadienne, et dans cette partie de son pays à laquelle se rattachaient les souvenirs de son enfance. Le capital n’est d’aucun pays, et les co-actionnaires du jeune industriel, pas plus que Jean lui-même, d’ailleurs, ne se seraient laissés séduire par des considérations de sentiment. Ils appréciaient tout simplement les avantages commerciaux que la réalisation d’une pareille idée pouvait produire et, vu l’abondance des bois, le caractère de permanence qu’ils pourraient ainsi donner à leur placement, permanence qui manquait à leur présent local. Jean avait donc obtenu carte blanche. Il avait acquis de vastes terrains et des coupes de bois formant, par l’étendue, un royaume. Les édifices étaient construits. Il ne restait plus qu’à installer les machines et à aller de l’avant.
Enfin, son ancien directeur de fabrique, un homme dont les bons procédés avaient beaucoup fait pour l’avancement de Jean et qui maintenant était son égal et son ami, lui avait permis d’emporter dans son nouveau domaine un trésor qui valait bien ceux de Golconde.
Dès les premiers jours de Jean dans la fabrique, une enfant avait distingué le jeune ouvrier au front pensif et serein. Plus tard, l’enfant devenue fillette, tapageuse et rieuse, mais poussée quand même par le sentiment de la belle dans la légende de batelier, s’était plus d’une fois embarquée dans son canot. Et puisque l’homme est ainsi fait qu’il ne peut vivre sans s’épancher, c’était à cette enfant que le jeune ouvrier avait ouvert son cœur. Il lui avait raconté ses aspirations vagues d’abord, puis ses espérances. Le jour de son triomphe ils s’en étaient réjoui ensemble, car l’enfant, plus précoce que son âge, le comprenait, l’encourageait, parfois le consolait. Aujourd’hui, la fillette devenue jeune fille allait partager le triomphe dont elle avait été un peu l’inspiratrice.
« Je vous la donne, avait dit son père. C’est mon bien le plus précieux, mais je vous en crois digne. Vous êtes français là-bas, vous croyez encore un peu à la chevalerie. Vous rentrerez donc dans votre pays comme un preux d’antan, couronne par la royne de la beaulté et des amours.