Robert Lozé/François Dampierre

A. P. Pigeon (p. 125-134).

CHAPITRE XVIII

françois dampierre.


Ainsi nos argonautes prolongeant leur croisière, recueillaient les trésors du souvenir, plus précieux que ceux que recherchait Jason.

Un jour, ils avaient quitté le yacht pour le canot. Ils remontaient une rivière profondément enclavée dans les côtes du nord, et dont l’ombre reposait leurs yeux de la vive lumière du large, lorsqu’ils se trouvèrent en présence d’un de ces personnages que la plupart d’entre nous ne connaissent que par la légende.

Sur un plateau de faible étendue et en partie déboisé, s’élevait, entourée d’une culture très primitive, une maisonnette basse, en bois rond. Sur le seuil de cette demeure, se tenait un homme de haute taille, maigre et élancé. À la vue des voyageurs, il descendit à leur rencontre. L’hospitalité est toujours la première pensée de ceux qui vivent habituellement loin des autres hommes. D’une voix très douce, il leur souhaita la bienvenue. Le timbre de sa voix rappelait celle de l’indien, où l’on retrouve souvent, comme un écho des harmonies de la nature sauvage. Rien de plus rude que le parler des « voyageurs » et des hommes de cages, qui vont dans la forêt par bandes pour abattre les pins. L’indien et le chasseur vivent isolés.

Cet homme avait quelque chose de la voix de l’indien, quelque chose de son geste lent et grave, de sa démarche souple, de son pas silencieux. Mais la charpente était plus forte, le regard beaucoup plus franc et assuré. Ses yeux non plus n’étaient pas noirs, mais d’un brun ardoise comme les eaux de nos rivières. La peau n’était point cuivrée et les traits réguliers sous le hâle n’indiquaient pas son âge.

Seule sa chevelure retombant en boucles d’argent avec des reflets de bronze, sur ses épaules légèrement voûtées, portait la trace des neiges de soixante hivers. Sa chemise de laine grise et son pantalon de ratine serrés à la taille par une ceinture de cuir, ses longues bottes et son feutre à larges bords, venaient de Québec. Ce n’est pas là le costume du chasseur de convention. Et cependant, à le voir, chacun se fût écrié : voilà le coureur des bois.

François Dampierre était en effet un vieux chasseur. L’arrivée des voyageurs était pour lui une fête, un incident, qui venait interrompre la monotonie de son existence. Sa seule pensée fut de leur faire bon accueil. Il fit aux dames les honneurs de sa maison et de son domaine, sans embarras, et avec une délicatesse intuitive qui remplaçait avec avantage les banalités de convention. La vraie politesse en effet n’est que la charité et le désir de faire plaisir dans les petites choses.

Alice, qui avait lu Fenimore Cooper, crut voir un des personnages de ses romans. Dans l’espoir d’entendre le récit de ses aventures, elle accepta avec empressement l’invitation qu’il leur fit de souper en plein air et à la manière des chasseurs d’autrefois. Bientôt un feu pétillait en avant de la maisonnette. Une baguette de fer, dont les extrémités s’appuyaient sur deux branches fourchues piquées en terre, soutenait un chaudron de formidable dimension, où cuisaient pêle-mêle lièvres et perdrix. Des bluets et autres fruits sauvages furent le dessert, et la civilisation était représentée au festin par quelques bouteilles de vin de champagne.

Le chasseur avait disposé sur le sol les fourrures dont sa demeure était garnie. Puis, le repas terminé, il se prêta de bonne grâce à la curiosité évidente de ces dames. Auprès du feu que la fraîcheur du soir rendait agréable, ils causèrent d’aventures variées.

Dampierre avait été chasseur, toute sa vie. Dès l’âge de douze ans, il avait suivi son père qui faisait la traite des fourrures pour le compte de la compagnie de la baie d’Hudson. Plus tard, le fils avait abandonné cette manière de disposer des produits de sa chasse. À Québec, on commençait à préparer les fourrures pour le commerce. Il trouvait là des prix meilleurs, il y rencontrait des sportsmen qui retenaient ses services en qualité de guide. De cette façon, il s’était amassé un petit avoir qui suffisait à ses modestes besoins. Il avait bien alors songé à s’établir, à prendre femme, mais le séjour des villes ne lui plaisait guère. Pour quelques jours, pour quelques semaines, passe encore. Mais y demeurer en permanence, non. Il ne savait trop quel parti prendre, lorsqu’un club de sportsmen qui avait acquis des droits de chasse et de pêche sur un territoire assez étendu, lui proposa d’en devenir le gardien, avec les titres d’associé et de juge de paix, et plusieurs aides sous ses ordres. C’était précisément ce que Dampierre désirait. Il accepta avec empressement et s’installa sur-le-champ dans son nouveau domaine

Peu à peu sa demeure était devenue un point de repère dans la contrée et même quelquefois un lieu de réunion. Il faisait rarement maintenant de grandes chasses, mais les chasseurs venaient à lui, et il jouissait périodiquement de la société d’hommes cultivés.

Souvent aussi, le petit plateau se couvrait de wigwams montagnais. Un peu de traite lui était profitable et empêchait l’ennui de le gagner.

— Oui, dit-il en réponse aux questions que lui posait Alice, j’ai été guide et explorateur en même temps que chasseur. Souvent j’ai conduit des missionnaires, des savants et des commerçants jusqu’au cercle polaire. J’ai parcouru également le Nord-Ouest et l’Alaska. J’ai connu Juneau, j’ai accompagné Mercier, et j’ai recueilli des pépites au Klondike, bien avant la fièvre de l’or.

— Vous avez manqué là une belle occasion de vous enrichir.

— Peut-être. Mais vous devez comprendre que nous ne connaissions rien en fait de mines, que nous n’avions ni provisions ni outils. Du reste, le travail du mineur est bien pénible et nous n’y étions pas habitués. J’ai dû, dans le cours de ma vie passer à côté de bien d’autres richesses. Mais que voulez-vous, lorsqu’on n’a pas l’avantage de l’instruction, on ne comprend pas aussi bien les choses. D’autres ont depuis amassé des trésors, là où je n’avais vu, comme les Indiens, que des lacs et des grands bois, où se cachaient les animaux dont nous vendions la fourrure pour un peu de lard et de farine, de poudre et de plomb.

— Connaissez-vous les États-Unis ?

— Je suis allé chasser dans les plaines de l’Ouest, en passant par Chicago qui, à cette époque, ne ressemblait en rien à la grande métropole d’aujourd’hui.

— Les plaines de l’Ouest ! mais je les connais aussi, dit Alice. Je voudrais bien savoir ce que vous en pensez.

— Ce voyage-là a failli être mon dernier. Le pays, à l’époque dont je parle, était dangereux. La population, qui commençait à y devenir relativement nombreuse, était encore insuffisamment protégée par la loi.

Deux jeunes Français m’avaient retenu pour guide et nous avions chassé ici tout un été. L’année suivante, ils voulurent suivre le bison dans les plaines et ils me demandèrent de les accompagner, parce que je comprends l’anglais, et aussi un peu parce que nous étions devenus des amis.

Les hardes de bisons, maintenant disparues, se faisaient déjà rares. Nous dûmes voyager jusqu’au bout de la ligne inachevée du Northern Pacific qui se terminait dans la prairie. Il s’était formé, autour de ce terminus temporaire, l’ébauche d’une ville. Une population féroce se massait là, sous des abris de toile ou de planches, quelquefois à la belle étoile. C’était l’écume du continent, grossie encore d’un grand nombre de métis et d’autres hybrides vivant de rapine et, à l’occasion, de meurtre. Au dehors campaient les Sioux, plus sanguinaires encore, mais moins dangereux, étant plus connus et mieux surveillés. Toute cette population était tenue en respect par un détachement de soldats dont l’autorité ne s’étendait pas plus loin que la portée de leurs fusils. Les officiers nous offrirent l’hospitalité.

Nous avions à compléter nos approvisionnements, à acheter des chevaux et à choisir des guides. Et c’était là le plus important, car de ce choix devait dépendre le succès de notre expédition. Les officiers du poste nous conseillaient d’attendre, car ils ne connaissaient personne qu’ils pussent nous recommander. J’étais de leur avis, comprenant toute l’imprudence qu’il y aurait de confier nos biens et notre vie à des inconnus sortis d’un pareil milieu. Mais mes compagnons, impatients et ne se rendant pas compte du danger, s’abouchèrent avec deux métis mexicains qui leur promettaient des merveilles. Ils étaient d’ailleurs séduits par la justesse extraordinaire de leur tir avec la carabine et le revolver. Au galop de leurs montures, ces hommes pouvaient atteindre d’une balle une pièce de monnaie lancée dans l’air.

— Surveillez-les bien. Telle fut la dernière recommandation que nous fit le commandant du poste.

Nous voilà donc partis, cinq cavaliers avec vingt chevaux de somme et dix de relais. Nos armes étaient excellentes ; nous portions des approvisionnements pour un mois.

Les premiers jours de notre voyage se passèrent sans incident notable ; nous ne trouvâmes pas de bisons. Chaque soir nous dressions la tente, autant que possible près d’un cours d’eau. Nous allumions de grands feux, quand nous trouvions du combustible sous la main, car les nuits sont froides dans la prairie. Les chevaux lâchés allaient brouter librement, à l’exception d’un seul que nous tenions attaché, afin de pouvoir nous en servir le matin pour faire rentrer les autres au camp. C’était mon propre cheval que je tenais attaché et c’était moi qui ramenais les chevaux. Je n’aurais pas voulu confier cette besogne importante à de tels guides.

Depuis quatre jours nous voyagions ainsi, lorsque nos deux guides se prirent de querelle. Les revolvers étaient armés et le sang semblait sur le point de couler lorsque nous réussîmes à maîtriser et à désarmer le plus furieux. Celui-ci ne nous pardonna pas notre intervention. Il s’élança sur son cheval et s’éloigna au galop en jurant vengeance contre nous et contre son compagnon.

Cet incident me fit redoubler de vigilance. Plusieurs circonstances me portaient à soupçonner que cette querelle n’était qu’une feinte et que les deux métis ourdissaient contre nous quelque sinistre conspiration. Mes compagnons, malheureusement, ne partageaient pas ma défiance et j’étais seul à veiller. Pendant quarante-huit heures, je fermai à peine l’œil. Mais la troisième nuit, vaincu par le sommeil, je m’assoupis, le licou de mon cheval passé à mon bras.

Tout à coup je me sentis vigoureusement poussé. J’ouvris les yeux. Il faisait grand jour. Les deux jeunes français me réveillaient. Ils paraissaient fort inquiets. Je ne tardai pas à comprendre la cause de cette inquiétude. À l’exception du mien toujours à mes côtés, pas un cheval n’était en vue. Le second guide avait dû décamper pendant la nuit, poussant toute la troupe devant lui.

Si le chameau est le vaisseau du désert, le bronco est le chameau de la prairie. Sans chevaux, que faire dans ces immenses plaines ? Dans ces conditions, la mort peut être plus ou moins lente à venir, mais elle est à peu près certaine. Il fallait donc retrouver nos chevaux ou mourir.

Mon parti fut bientôt pris

— Je pars à la recherche des voleurs, dis-je à mes compagnons. Si dans deux jours je ne suis pas de retour, ne m’attendez plus. Je serai mort. Orientez-vous alors à l’aide de la boussole et tâchez de regagner le poste que nous avons quitté

Mes amis comprennent enfin toute la gravité de la situation, et bien qu’ils n’aient pas de montures, ils insistent pour m’accompagner. Mais je leur enjoins de demeurer au camp. Pour accomplir mon projet, il me faut être seul, il est urgent surtout que j’agisse promptement. Ils promettent de m’obéir et ils me laissent partir.

Quant à moi, je monte à cheval et je fais un large circuit autour du camp pour retrouver la trace des voleurs. Cela n’est pas difficile, la piste étant très distincte. Je puis même m’apercevoir que deux cavaliers ont poussé devant eux la troupe de chevaux.

Cela confirme mes soupçons antérieurs. Les deux métis agissaient de concert et leur querelle n’avait été qu’une feinte. Ils n’ont, du reste, pris aucune précaution pour cacher leur marche, ne se doutant pas que je sais suivre une piste en plaine ou sous bois avec toute la sûreté d’un Indien.

Pendant toute la journée, je suivis cette piste au petit galop que mon bronco soutenait sans fatigue. Vers le soir, j’aperçus une ligne de saules indiquant une rivière et au-dessus des arbustes, une fumée montant comme une colonne brune dans un ciel calme et sans nuage.

C’était l’ennemi.

Je descendis de mon cheval et je l’attachai. Puis, je me glissai comme une panthère dans l’herbe haute d’abord, ensuite dans les broussailles bordant la rivière. J’avais soin de me tenir bien au vent de la fumée qui me guidait, car le moindre mouvement d’inquiétude de la part des chevaux, dont ils devaient être entourés, aurait donné l’éveil aux bandits.

J’arrive enfin à bonne portée de mes deux drôles. Ils sont là, bien visibles dans la clairière où ils ont installé leur camp. L’un, penché sur le feu, prépare le café ; l’autre, couché sur la berge roule une cigarette, à la mode mexicaine. Plus loin dans la plaine et de l’autre côté du ruisseau, toute la troupe de chevaux broute paisiblement. C’est une scène pastorale qui ne rappelle en rien la violence et le crime… à distance et lorsqu’on ne voit pas l’expression sinistre des deux hommes qui sont là.

J’épaule ma carabine.

Ce n’est pas la crainte qui fait battre mon cœur et qui baigne mon front de sueur. Souvent ainsi, à l’affût, j’ai tiré le gros gibier. Toujours la balle a atteint son but. Le coup part, l’animal bondit et s’affaisse dans une petite mare de sang. Mais, mes amis, je n’avais jamais tué un homme. Que Dieu vous épargne une pareille expérience ! En ce moment-là, il me semble que je vais commettre un assassinat. Je voudrais crier à ces deux hommes : défendez-vous ! Mais je ne dois pas le faire. Ces hommes sont d’atroces bandits qui nous ont volé nos chevaux pour nous faire mourir, et achever plus sûrement leur œuvre de pillage et d’homicide quand nous serons trop affaiblis pour nous défendre. Ils sont tellement habiles dans l’art de tuer, que je n’aurais pas même une chance de vie contre eux deux. Et même en les prenant, comme je le fais, par surprise, si je ne tue pas du premier coup, je serai certainement tué. Ma mort entraînera fatalement celle des jeunes étrangers qui se sont confiés à moi.

Tout cela passe dans mon cerveau comme un éclair et me dicte mon devoir. Je l’accomplis. Celui qui préparait le café tombe sous ma première balle, la face dans le feu. Son compagnon, prompt comme la pensée, ajuste la fumée de mon coup. Une balle siffle à mon oreille. Mais au même instant et avant qu’il puisse se dérober sous bois, le second bandit râle à côté du premier. Je me précipite, je le relève. Il me repousse et meurt en blasphémant

Seul en présence de ces deux cadavres, je tremble comme un meurtrier. Aussi je me hâte de rassembler les chevaux et je les pousse vers le camp. Ce n’est qu’à la vue de la joie rayonnant sur la figure de mes excellents compagnons que je retrouve ma tranquillité habituelle.

Nous couchâmes les corps des deux bandits dans une même fosse, avec leurs armes et leur argent. Nous reprîmes que leurs papiers, que nous remîmes au commandant du poste, à notre retour.

— Et quelle réception vous fit-on ?

— On nous félicita d’avoir purgé la région de deux fléaux dont on soupçonnait depuis longtemps les crimes sans pouvoir les prouver.

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Il était déjà tard. Le feu n’était plus qu’un monceau ardent. La lune avait disparu.

— Avez-vous idée de l’heure, mesdames ? demanda Jean, montre en main.

— Je sais qu’il passe minuit, fit Dampierre en examinant le firmament, qui offrait un coup d’œil éblouissant. Parmi les constellations qui se détachaient nettes sur le ciel noir, on voyait distinctement tracé l’arc gracieux de la couronne du nord scintillant entre Véga au zénith et Arcturus au midi.

— Voilà Bérénice aux longs cheveux, dit Irène. Elle semble attendre, au septentrion, pour qu’on pose cette couronne sur sa tête poudrée d’étoiles.

— Voyez-vous, fit Robert, cette modeste étoile à l’horizon. C’est la lampe de la Vierge. Autrefois, elle s’appelait la Justice et elle habitait la terre, mais les hommes l’en ont chassée. N’est-ce pas plutôt celle-là qu’il convient de couronner ?

L’on dit adieu au chasseur et l’on descendit jusqu’au canot. Les voyageurs s’embarquèrent, et, emportés par le courant, ils disparurent dans l’ombre. Longtemps ils virent sur la berge, sous le flambeau qu’il tenait à la main, la vague silhouette de Dampierre immobile, les yeux fixés sur la trace lumineuse de leur sillage.