Hachette et Cie (I. La viep. 3-32).

CHAPITRE I.

ALLO^WAY ET MONT - OLIPHANT. 1759-1777.

ALLOWAY. — L ENFANCE.

A deux milles environ au sud de la petite ville d'Ayr, en Ecosse, sur la route qui longe la mer près de la côte , se trouve un cottage de paysan , blanchi à la chaux , qui est peut-être, après la petite maison de Shakspeare à Stratford-sur-l'Avon, le lieu de pèlerinage littéraire le plus fameux de la race anglo-saxonne. Ce ne sont pourtant pas les endroits consacrés qui manquent en Angleterre , et l'affluence des fidèles ne leur fait pas défaut. Aucune race n'a davantage le culte, parce qu'aucune n'a autant l'orgueil, de ses grands hommes. Les ruines de Newstead Abbey, avec les souvenirs orageux de Byron ; la bourgeoise maison de Gowper à Olney ; la résidence gothique de Walter Scott à Abbotsford ; la paisible demeure de Wordsvvorth à Rydal Mount sont, chaque année, visitées par des milliers de voyageurs venus de tous les coins du monde, où l'on parle anglais. Mais elles le sont surtout par des catégories particulières d'admi- rateurs ; elles attirent de préférence telle ou telle classe d'âmes, selon que celles-ci ont plus d'affinité pour la révolte , la douceur , la santé d'esprit ou la méditation sereine. Aucun de ces lieux n'est l'objet d'un culte aussi général que cette petite chaumière d'argile. C'est là que naquit Robert Burns. Sa vie et ses œuvres sont en effet assez pleines d'un intérêt unique pour exciter toutes les curiosités, assez pleines d'infortunes et de beautés pour exciter toutes les pitiés et toutes les admirations.

Son père William Burns, ou plutôt, pour écrire son nom comme il l'écrivait lui-même, Burnes, venait du nord-est de l'Ecosse, du Kincar- dineshire. C'était le fils d'un fermier ; il avait été élevé sur la côte austère et âpre de la mer du Nord , parmi les ruines du château de Dunnottar, sur l'ancien domaine de la famille des Keith-Marischal dont les -4 -

biens avaient été confisqués après la révolte de 1715. La destinée avait été rude pour lui. Vers l'âge de 19 ans, il avait été , en même temps qu'un frère aîné, forcé de s'éloigner pour aller gagner sa vie. « J'ai souvent, dit Gilbert Burns , entendu mon père décrire l'angoisse qu'il ressentit, quand ils se séparèrent au sommet d'une colline, sur les confins de leur lieu de naissance , chacun prenant sa route à la recherche de nouvelles aventures et sachant à peine où il allaita » William Burnes avait d'abord séjourné à Edimbourg oii il avait travaillé de son métier de jardinier. Puis il avait traversé l'Ecosse et était venu vers l'ouest, s'établir dans l'Ayrshire. Après avoir servi les autres comme jardinier, il avait loué sept acres de terre, près du pont du Doon, pour s'y établir comme pépiniériste. Sur ce terrain, près de la vieille église du village d'Alloway , il avait de ses propres mains bâti le cottage aux murs d'argile, qui est maintenant un des joyaux de l'Ecosse. Au mois de décembre 1757, il y avait amené sa femme de beaucoup plus jeune que lui, Agnes Brown, fille d'un fermier du Carrick. A coup sûr, ce n'était pas un homme ordinaire. Froid, sévère, silencieux et sombre , singulièrement honnête , il vivait retiré en lui- même. II semble avoir inspiré autour de lui un sentiment un peu timide de vénération et d'affection , comme il arrive aux hommes austères et bons. Sa femme avait pour lui un amour plein de déférence ; lorsqu'il grondait ses enfants, ce qu'il faisait rarement, ils l'écoutaient avec une sorte de terreur respectueuse. Il avait eu l'art de gagner l'estime elle bon vouloir de ceux qu'il employait, et celui de conserver toute sa dignité devant les gens d'une position plus élevée que la sienne. Sous ces dehors glaciaux et rigides, il cachait une faculté d'observation pénétrante et une disposition à l'emportement dont Robert hérita sans sa puissance a la maîtriser. « Pendant de nombreuses années de vie errante ou de séjours, dit celui-ci en parlant de son père, il avait ramassé une assez grande somme d'observation et d'expérience, à laquelle je dois la plus grande partie de mes faibles prétentions à la sagesse. J'ai rencontré peu de personnes qui comprissent les hommes, leurs mœurs et leurs façons aussi bien que lui. Mais une intégrité obstinée et une irascibilité fougueuse et ingouvernable sont de mauvaises conditions pour réussir. Je naquis donc le fils d'un homme très pauvre '. » Murdoch , le maître d'école de ses fils, dans le portrait qu'il en traça plus tard, dit qu'il ne le

1 Narrative by Gilbert Burns of his Brother's Life. Scott Douglas. Vol. IV. Appendix G.

2 Lettre autobiographique de Robert Burns au Dr Moore, datée de Mauchline 2 yIom/ i7S7. Cette lettre est un document capital pour la première partie de la vie de Burns. — Tous les renvois aux œuvres de Burns, soit en vers soit en prose, sont faits, lorsqu'il n'y aura pas d'autre indication, sur la belle édition de W. Scott Douglas : Tho complète Works of Robert Burns. Edinburgh. "William Paterson, 6 vol. in-S"». C'est pour longtemps sans doute l'édition définitive. — 5-

vit que deux fois en colère : une fois parce que les moissonneurs n'avaient pas fauché un champ comme il était dit ; une autre fois parce qu'un vieillard avait tenu devant lui une conversation avec des allusions grivoises ^. Mais, Murdoch vécut peu de temps avec lui, et ne le voyait que par intervalles. Burns , dans sa lettre au D'" Moore, revient une seconde fois sur cette disposition : « Il était , dit-il , sujet à de fortes colères. » Evidemment il y avait chez lui des réserves d'orage qui ne parurent jamais ; mais parfois un éclair ou un grondement perçaient la froideur de l'aspect. L'orage éclata chez le fils , avec tous ses ravages et toutes ses beautés.

La mère de Burns était la fille d'un fermier du Carrick, et ce détail a son importance. Tandis que la partie de l'Ecosse méridionale qui s'étend à l'est des collines des Lowther jusqu'à la mer du Nord, avait été envahie par les Angles et devenait saxonne, toute la contrée qui s'étend à l'ouest des mêmes collines jusqu'à la mer d'Irlande et qui constituait le royaume breton de Strathclyde, était restée autrefois celtique. Lorsque plus tard les Angles pénétrèrent dans la vallée de la Clyde et jusque dans les plaines d'Ayrshire, la partie sud de cette région, le Galloway, resta pur de tout mélange ^ ; la population gallique, qui n'a pas cessé de l'habiter, déborda même sur une partie du comté d'Ayr et couvrit le district de Carrick qui en forme le coin méridional, contre la mer ^. C'est de ce bout de terre, où s'est conservé un fonds de sang gaulois, que venait la mère de Burns. Elle était petite, extrêmement vive et active, d'une humeur gaie, avec une chevelure d'un roux pâle et de magnifiques yeux noirs. Elle avait le goût celtique pour la musique , elle savait une inépuisable quantité de vieilles chansons et de vieilles ballades qu'elle chantait fort bien et dont sijrement elle berça son fils. C'est à elle bien plus qu'à son père que Robert ressemblait de façons et de traits. Il tenait d'elle ces étincelants yeux noirs dont Walter Scott, qui avait connu cependant tous les hommes éminents de son temps , disait qu'il n'avait jamais vu les pareils dans une autre tête humaine ; son aisance de démarche et de manières ; sa force de familiarité et cette alerte joie de vivre qui , pendant longtemps, perça toutes ses tristesses. S'il est vrai que , dans la poésie anglaise , les quaUtés soudaines et brillantes , la vivacité de la couleur , la légèreté du rhythme , l'essor des strophes , l'ardeur, doivent être attribués au génie celtique *, c'est par sa mère

1 John Murdoch's. Narralive of the Household of William Burnes. V. Scolt Douglas. Vol. IV. Appendix B.

2 Skene. Cellic Scotland. Vol. I, p. 202-203. — Voir aussi Hill Burton. Historij of Scolland. Vol. I, p. 278. Vol. II, p. 16 et 61. — Voir aussi Veitch. The Hisloi^y and Poelry of the Scollish Border. Chapitre m.

3 Skene. Cellic Scolland. Vol. III, p. "70.

  • Malthew Arnold. Of the study of Cellic Literature. que Burns les a reçus. La partie grave et méditative de son œuvre , ses

poèmes sagaces et solides peuvent être attribués à l'influence paternelle; c'est à l'influence maternelle que revient la partie lyrique , ses adorables chansons si légères, hymnes joyeuses aux couleurs claires qui laissent deviner le sang vif des Gaulois.

Robert Burns naquit le 25 janvier 1759. Sa vie qui devait être si orageuse commença dans un orage , et lui-même rappelait, avec une rondeur de termes à laquelle il faut s'habituer avec lui, dans quelles circonstances il était venu au monde et ce qu'une commère lui avait prédit dès la première heure.

11 y eut un garçon qui naquit en Kyle ,

Mais en quel jour et de quelle façon,

Je me demande si cela vaut la peine

D'être si minutieux pour Robin.

Robin fut un vagabond.

Un joyeux gars, un vagabond, un joyeux gars, un vagabond;

Robin fut un vagabond.

Un joyeux gars, un vagabond, Robin !

L'avant-dernière année de notre monarque

Etait de vingt-cinq jours commencée,

Ce fut alors qu'une rafale du vent de janvier

Entra et commença à souffler sur Robin.

La commère regarda dans sa main,

Elle dit : i> Qui vivra , verra la preuve

Que ce gros garçon ne sera pas un sot ,

Je crois que nous l'appellerons Robin.

Il aura des malheurs, grands et petits, Mais toujours un cœur au dessus d'eux ,

Il nous fera honneur à nous tous, /

Nous serons fiers de Robin.

Mais aussi sûr que trois fois trois font neuf.

Je vois par toutes les marques et toutes les lignes

Que le vaurien aimera chèrement notre sexe,

Aussi sois noire chéri , Robin i. »

Ce n'était pas assez : neuf ou dix jours après , un des ouragans qui sortent de l'Atlantique et se ruent sur cette côte écossaise , sans être ralentis ou affaiblis encore par aucun obstacle , renversa le pignon de la maison. Pauvre pignon , il est vrai , bâti d'argile , et sans doute par des mains malhabiles ! Pour y établir sa cheminée, William Burnes avait mis dans le mur deux jambages et un linteau de pierre ; mais

1 R, Burns. Rantin' roving Robin, — 7 -

lorsque l'argile s'était tassée , cette partie solide n'avait pas cédé et avait fait bomber la paroi en dehors. Avec sa méchanceté à découvrir le moindre point faible des abris humains , le vent avait profité de ce défaut pour pousser le pignon du côté oîi il penchait. Le mur s'était effondré. Pendant la nuit, à travers la tourmente, il fallut transporter la mère et le nouveau-né chez un voisin, où ils attendirent que William Burnes eût réparé les dégâts et refermé la maisonnette ^. « Rien d'étonnant, disait plus tard Robert, que lorsqu'on est entré dans ce monde par une telle tempête, on soit la victime de passions tempétueuses ^ ».

Moins d'un an après Robert, naquit son frère Gilbert qui devait être son compagnon , son confident et plus tard presque son meilleur biographe. Puis vinrent en 1762 et en 1764- deux sœurs , Agnes et Arabella , en sorte que le petit cottage fut bientôt trop peuplé. Plus tard la famille devait s'augmenter encore d'un troisième fils, William, né en 1767 ; d'un quatrième, John, né en 1769 et qui mourut jeune, et de la dernière fille, Isabella, née en 1771, douze ans après son frère aîné et qui mourut en 1858 , amenant ainsi jusque dans notre génération un front sur lequel avaient joué les doigts de Robert Burns.

C'est dans les quelques milles compris entre la petite rivière de l'Ayr et le petit cours d'eau du Doon que s'écoulèrent les premières années de Robert Burns.

La route, qui passe maintenant devant le cottage, passait alors derrière, au bout du jardin, plus près de la mer, pittoresque et animée comme les routes d'alors par une population errante, très nombreuse en Ecosse. C'étaient les colporteurs, avec leur paquet sur l'épaule et leur aune en main ; des marchands de littérature populaire avec leurs livres à un penny et leurs ballades à un demi-penny ; les chaudronniers avec leur provision de cornes et leur moule à faire les cuillers courtes qu'on nomme ciMies ; des bandes de gipsies ; et parfois un sergent de recrutement ou un mendiaut du roi avec sa robe de drap bleu et sa plaque d'étain. C'est là, sans doute, dans les interminables contempla- tions enfantines, que Burns prit le sentiment desgrand'routesqui revient souvent chez lui et qu'il s'éprit de sympathie pour le peuple poudreux et déloqueté des vagabonds et des gueux. Les endroits qu'il habita en quittant le cottage de la route d'Ayr n'étaient pas aussi faits pour lui donner cette impression, qu'il dut surtout emporter d'ici. De devant le cottage, on voit, du côté du nord, les pignons débandés des dernières maisons d'Ayr, entre lesquels apparaissait jadis le Vieux Pont avec ses contreforts massifs ; au dessus des toits se dresse la Tour de Wallace. Du côté sud, on voit la bordure d'arbres sous lesquels coule le Doon et le

1 Letter of Gilbert Burns to D^ Currie.

2 Shairp. Robert Burns. Ghap. i. -8 —

pont du Doon, avec soa arche unique. En face, s'étagent des collines à pentes douces, couvertes de champs et parsemées de bouquets de bois. Elles n'avaient pas sans doute l'aspect de riche culture qu'elles ont aujourd'hui ; mais elles présentaient déjà un paysage ramassé, de propor- tions moyennes , formant un ensemble et portant , de quelque côté qu'on se tournât , la marque de l'homme.

C'est là que, dans sa première enfance, Burns courut et gambada librement, pieds nus, tête nue, comme un vrai gamin écossais, et vécut de la vie des petits paysans. Il devait parfois vagabonder jusqu'à Ayr, qui lui paraissait sûrement une grande viilc. Mais le plus souvent il a dû aller courir dans l'eau , sur les cailloux aux bords du Doon qui avait pour lui l'attrait qu'ont les ruisseaux pour les enfants. C'était, c'est encore — car, comme dit le rivulet de Tennyson, les ruisseaux passent moins vite que les hommes — une bonne rivière pour y jouer, peu profonde , assez rapide , un de ces cours d'eau dont les bonds semblent prendre part à la gaîté des petits garçons qui jouent avec eux. Surtout il est semé de gros galets et de rochers au milieu desquels il est si amusant de sauter de l'un à l'autre, en se mouillant un peu. Il y avait aussi cette bordure touffue de coudriers et de noisetiers, sous lesquels court et écume le flot, et qui étaient pleins d'oiseaux en avril et de noisettes en septembre. Plus d'une fois le gamin ardent au jeu dut s'y attarder, et revenir bien vite lorsque, le soir tombant, il fallait, pour rentrer à la maison, repasser devant la vieille église ruinée d'Alloway qu'on disait hantée. Ce coin de pays, qui a servi de trame à ses premiers souvenirs, se retrouve tout entier dans ses poèmes, depuis l'antique pont d'Ayr et l'auberge de la Grand'Rue jusqu'à la vieille église mystérieuse et au pont du Doon, sur lequel la sorcière en chemise devait brandir déses- pérément, dans les éclairs et l'orage, la queue de la jument de Tarn de Shanter.

D'autre part, c'est peut-être le voisinage de la ville d'Ayr qui éveilla en Burns les sentiments de patriotisme rétrospectif par lesquels il est cher aux cœurs écossais. Ayr est une ville à souvenirs historiques. C'est là que William Wallace , le héros et le martyr de l'indépendance écossaise , à ce que raconte la légende, brûla 5.000 Anglais dans les magasins à grains qu'on appelait les granges d'Ayr. Le nom de William Wallace était resté vivant dans la contrée et sa vie était un des livres de lecture populaire. Un des premiers livres que Burns ait lus était une vie de Wallace que lui avait prêtée un forgeron, et lui-même raconte l'effet qu'il en ressentit. « La vie de Wallace versa dans mes veines un enthousiasme écossais qui y bouillonnera jusqu'à ce que les écluses delà vie se ferment dans le repos éternel. * » Ajoutez que c'est dans le district voisin du Carrick que Robert Bruce , le continuateur de Wallace , le

1 Auiobiographical Letter to U^ Moore. _9-

vainqueur de Bannockburn se révolta et a d'abord « brandi sa lance * ». C'est peut-être à ces premières impressions que les Écossais doivent Y Ode de Bruce à ses soldats.

Son enfance de poète eût été incomplète si elle n'avait eu sa part de contes merveilleux. Il y avait, dans la pauvre chaumière, une vieille femme que William Burnes avait recueillie par chanté, et qui sous ses rides possédait une mémoire, une imagination de conteur ; un trésor d'histoires fantastiques sortait d'elle comme ces beaux livres qu'on trouve dans un meuble vermoulu et poussiéreux. Elle n'était jamais lasse de raconter, et Rurns lui a rendu justice. « J'ai dii beaucoup à une vieille femme qui restait dans la famille , remarquable par son ignorance, sa crédulité et sa superstition. Elle possédait, je suppose, la plus vaste collection dans le domaine des histoires et des chansons concernant diables, esprits, fées, lutins, sorcières, sorciers, feux-follets, lueurs d'elfes, lumières de trépassés, revenants, apparitions, charmes, géants, tours enchantées, dragons et autres fantasmagories. Cela cultiva en moi les germes cachés de poésie, mais eut un si puissant effet sur mon imagination que, même aujourd'hui, dans mes promenades nocturnes, je fais parfois attentiou dans les endroits qui ont mauvaise mine ; et bien que personne ne puisse être plus sceptique que moi en pareille matière, cependant il faut que je fasse un effort de philosophie pour secouer ces vaines terreurs ^. » C'est probablement à ces contes de vieille femme que sont dues les pièces fantastiques de Burns : la Mort et le Docteur Hornbook, V Adresse au Diable, toute la diablerie de Tarn de Shanter^ et surtout ce frisson d'épouvante qui y court.

Les huit premières années de la vie matrimoniale de William Burnes , les sept premières années de la vie de Robert Burns, se passèrent là et ainsi. Elles semblent avoir été les plus heureuses qu'ait connues la pauvre famille. Mais le nid était devenu trop étroit. Déjà trois enfants, un quatrième attendu. Pour rester dans la maisonnette, il fallait placer les aînés au dehors, les exposer si jeunes aux duretés, peut-être aux bruta- lités et, pire encore, peut-être aux mauvais exemples d'étrangers. Avec sa noblesse de vues, le père résolut de tout faire pour garder ses fils sous son regard et sous sa main, jusqu'à ce qu'ils fussent moralement formés. Robert Burns a marqué, très précisément, cette préoccupation de son père. « Si mon père était resté dans cette situation , il aurait fallu que je m'éloignasse et que je devinsse un des petits domestiques qui traînent dans une ferme. Mais c'était son souhait et sa prière les plus chers de pouvoir conserver ses enfants sous ses jeux, jusqu'à ce qu'ils pussent discerner entre le bien et le mal *. » A ce beau devoir William Burnes

1 The Vision.

2 Autobiographical lutter to D^ Moore. - 10 -

immola sa santé et abrégea sa vie ; mais un de ses enfants devint un grand homme et tous les autres furent d'honnêtes gens.

Que faire cependant pour vivre? II pensa à se mettre fermier. C'était un nouveau métier qu'il fallait entreprendre à quarante ans. Une de ces heures mauvaises conseillères, qui passent dans la vie des plus prudents, le lui persuada. Et avec quel argent commencer ? Comment acheter les outils, les charrues, les premières semences , les quelques bestiaux ? Le propriétaire du terrain qu'occupait déjà William Burnes était en même temps propriétaire d'une ferme vacante. Il avait confiance dans le courage et l'honnêteté de son tenancier ; il lui avança cent livres pour ses premiers débours. A la Pentecôte de 1766 , William Burnes abandonna le cottage d'argile où il avait amené sa femme et où leurs fils leur étaient nés. 11 alla s'installer à Mont-Oliphant, une ferme moyenne, située au sommet des collines , au pied desquelles était l'ancienne demeure qu'on pouvait voir de là-haut.

II.

MONT-OLIPHANT. — l'ÉDUCATION. — l'aDOLESCENCE.

Si la ferme avait été choisie par Robert Burns lui-même, qui paraît, pendant toute sa vie , avoir considéré plutôt le site que le sol de ses fermes, il ne l'aurait pas choisie ailleurs. Du verger qui est derrière le bâtiment, on découvre une des plus belles vues qui se rencontrent sur cette admirable côte ouest de l'Ecosse. On est au haut et au centre d'un vaste amphithéâtre parsemé de bouquets d'arbres, qui descend jusqu'à la mer. A droite , derrière des hauteurs , les clochers et les fumées d'Ayr ; à gauche , les collines brunes de Carrick qui aboutissent aux têtes d'Ayr, grands caps rocheux à pic, avec leur château ruiné de Greenan ; en face la mer et, au fond de ce grandiose tableau , l'île d'Arran aux nobles lignes léonines, sur laquelle chaque soir d'admirables couchers de soleil descendent dans toutes les pourpres du ciel. C'est un paysage de côte, superbe d'ampleur et d'âpreté. U n'a pas cependant, ainsi que nous le verrons , passé tout entier dans l'âme de Burns.

Le choix de William Burnes révélait son inexpérience. Ce site magnifique est fait d'une terre ingrate. « Mont-Oliphant, la ferme que mon père occupait dans la paroisse d'Ayr, est presque le plus pauvre sol que je connaisse en état de culture. Je ne puis en donner de plus forte preuve que le fait que, malgré l'accroissement extraordinaire delà valeur de la terre en Ecosse, cette ferme, après qu'une somme considérable a été dépensée par le propriétaire pour l'améliorer, a été louée, il y a peu d'années, cinq livres (125 fr.) moins cher que la rente qu'en donnait -li- mon père, il y a trente ans *. » De plus l'exposition est des plus dures. La dévallée de terrain qui descend vers la mer forme une issue où tous les vents de la baie se précipitent, se réunissent, pour monter furieusement ce couloir au bout duquel est la ferme. Encore maintenant, les braves gens qui l'occupent disent que l'hiver y est terrible. William Burnes allait arroser en vain de sa sueur et de celle de ses fils, ce sol stérile. Une vie de labeur et de privations commença alors pour la famille. Il est probable que Robert et son frère furent mis aussitôt au travail et que les autres aussi, à mesure qu'ils grandissaient, étaient pris par la besogne. Ces années doivent avoir été bien dures, car elles ont laissé, dans des cœurs courageux qui habitaient des corps endurcis, un souvenir dont la cruauté fut indestructible. Plus de dix ans après, Robert Burns écrivait « la ferme était une affaire ruineuse, mon père était avancé en âge quand il s'était marié ; j'étais l'aîné de sept enfants et lui, usé par des privations de jeunesse, n'était pas capable de travailler. Nous vivions très pauvrement; j'étais un habile laboureur pour mon âge et celui qui venait après moi était un frère qui pouvait conduire très bien une charrue et m'aider à battre le grain. . . Ce genre de vie, la tristesse sombre d'un ermite avec le travail sans répit d'un galérien, me conduisit à ma seizième année 2. » Et près de trente ans plus tard, Gilbert, si calme cependant, en parle dans des termes qui, dans leur simplicité et leur exactitude, sont terribles. « Mon père, en conséquence de ceci (la mauvaise qualité de la terre), tomba dans des difficultés qui s'augmentèrent par la perte d'une partie de ses bestiaux et par la maladie. Aux attaques du malheur, nous ne pouvions opposer qu'un rude labeur et la plus rigide économie. Nous vivions très étroitement. Pendant plusieurs années, la viande de boucherie fut inconnue à la maison, tandis que tous les membres de la famille travaillaient de toutes leurs forces, et même plutôt au-delà de leurs forces, aux besognes de la ferme. Mon frère, à treize ans, aidait à battre la récolte de blé et, à quinze ans, il était le principal ouvrier de la ferme, car nous n'avions aucun domestique, ni mâle ni femelle. L'angoisse d'esjirit que nous ressentîmes dans nos tendres années sous ces privations et ces difficultés fut très grande. Quand nous pensions à notre père vieilli (il avait alors plus de 50 ans), brisé par les longues et continues fatigues de sa vie, avec une femme et cinq autres enfants et dans une situation déclinante, ces réflexions produisaient dans l'esprit de mon frère et dans le mien des sensations de la plus profonde détresse. Je n'ai aucun doute que le dur travail et le chagrin de cette période de sa vie n'aient été en grande partie la cause de celte dépression de vitalité dont Robert fut si souvent affligé pendant tout le reste de sa

1 Gilbert's Narrative.

2 Autobiograph.kal Leller to D Moore. - 12 -

vie. A cette époque , il souffrait presque constamment , le soir, d'une sourde migraine, qui, à une période ultérieure de sa vie , se changea en palpitations du cœur et en menaces de faiblesses et de suffocations dans le lit, pendant la nuit. ^ »

Il est impossible, en lisant ces lignes, de ne pas voir tous ces enfants, garçons et filles, le père, la mère, la famille entière s'épuisant sur ce sol méchant, pendant des journées où l'acharnement au travail étourdit sur son inutilité, puis rentrant le soir exténuée, hâve de fatigue , et s'asseyant à un maigre souper qui calme à peine la faim et ne refait pas les forces. On devine une vie qui épuise les tempéraments , décharné les muscles et durcit les traits. On y sent surtout ce découragement progressif du paysan, quand sa ruine semble se tramer dans la solitude des champs, qu'il a contre lui, avec le mauvais vouloir delà glèbe, les contrariétés fourbes des saisons , et que son travail, sans récompense, prend vraiment le caractère d'un châtiment.

C'est à travers ces anxiétés et ces privations que se fit l'éducation de Robert Burns et de son frère. Elle mérite qu'on s'y arrête avec respect, car elle forme un des touchants chapitres de l'admirable histoire de l'instruction populaire en Ecosse. Rien n'est plus curieux et plus beau que les efforts de ce petit peuple, si pauvre cependant, si durement éprouvé par le climat, les guerres étrangères et les discordes civiles, vers une éducation, a Dans presque toutes les périodes de l'histoire de l'Ecosse, dit J. Hill Rurton, tous les documents qui traitent de la condi- tion sociale du pays révèlent un système d'éducation (machinery for édu- cation) toujours en avance sur les traces de l'art ou des autres éléments de civilisation. ^ »

Ce que l'Ecosse a eu d'original, ce n'a pas été ses quatre Universités, bien qu'elles fussent nombreuses , eu égard à la population , et libé- ralement ouvertes à tous ; ce n'était pas même ses écoles de gram- maire, qui existaient dans toutes les villes de quelque importance; ces mêmes institutions se retrouvaient en Angleterre, plus riches et plus répandues. Ce qui a fait l'Ecosse ce qu'elle a été, ce qui a tiré de cette maigre population un nombre considérable d'hommes illustres, un nombre incalculable d'hommes distingués, a été son système d'éduca- tion primaire. Elle avait organisé l'instruction universelle que notre âge croit avoir découverte. Dès 1560, les rédacteurs du Premier Livre de Discipline proposaient qu'une partie des biens du clergé fût appliquée à l'éducation nationale. « Attendu que tous les hommes venaient ignorants au monde et que Dieu avait cessé de les éclairer miraculeusement, un

1 Gilberl's Narrative.

2 J. Hill Burton. The History of Scolland, tome III, p. 399. - 13 -

système d'éducation pour tous devenait une nécessité. » Une école devait être attachée à chaque église et les parents qui n'avaient pas le moyen de mettre leurs enfants à l'école devaient être assistés sur les fonds de l'église *. Le clergé réformé poussait dans ce sens. En 1616, un acte du Conseil Privé portait qu'il y aurait une école dans chaque paroisse du royaume, sous la surveillance de l'évêque". Enfin, en 1696, parut le statut qui créa définitivement le fameux système connu sous le nom des « Ecoles Paroissiales ». Il portait que, dans chaque paroisse, l'entretien d'une école devenait ud impôt de la propriété foncière. Le salaire du maître d'école devenait une charge à l'égal du traitement du ministre. Les propriétaires fonciers devaient également fournir au maître d'école une maison convenable ^.

Dès lors, dans chaque paroisse , les pauvres purent être instruits. Humble enseignement, sans doute, donné souvent dans des masures, par des ignorants. Mais qu'importe? Le peuple avait la soif de la science qui, pour l'énergie et l'activité de la vie, vaut mieux, vaut mille fois mieux que la possession et la satiété de la science. Maîtres et élèves enseignaient, apprenaient du mieux qu'ils pouvaient; la bonne volonté va loin en tout. Dans presque toutes les chaumières, à la lumière du feu de tourbe, car on ne brûlait guère de houille alors et les collines écossaisses n'ont le plus souvent que des taillis, on lisait avidement; on se passait les quelques livres qu'on pouvait avoir, souvent des livres de théologie ou des recueils de sermons ; on discutait l'orthodoxie, la doctrine du ministre , parfois avec une éloquence ou une perspicacité natives, toujours avec une ténacité d'argumentation caractéristique de la race. Tandis que les villes des autres pays étaient encore des bas-fonds d'ignorance croupissante, le voyageur qui passait dans le plus miséiable clachan écossais s'émerveillait d'y trouver des germes et parfois des fleurs singulièrement épanouies de vie intellectuelle. Il y a de cette surprise un exemple bien probant. Dans le voyage que Wordsworth fit avec Coleridge eu Ecosse, un peu après cette époque, et dont le charmant journal a été publié récemment, on trouve des inq)ressions comme celles-ci : « Nos petits gars avant d'être loin furent rejoints par une demi-douzaine de leurs compagnons, tous sans souliers ni bas. Ils nous dirent qu'ils demeuraient à Wanlockhead, le village là-haut, qu'ils montaient au sommet de la colline ; ils allaient à l'école et apprenaient le latin, Virgile, et quelques-uns d'entre eux le grec, Homère ; mais quand Coleridge commeuça à les questionner plus avant, vite, ils s'enfuirent , pauvres petits ! Je suppose qu'ils avaient peur d'être

1 John Mackintosh. The History of Civilisation in Scolland , chapitre xv, tome II, page 140. — Tytler. History of Scotland, tome III, p. 131. — Chambers. Domestic Annals of Scolland, vol. III, p. 151.

2 Chambers. Id. tome I, p. 4"9. Voir aussi tome II, p. 138.

3 Hill Burton. The Hislory of Scolland, chap. lxxxv, tome VIII, page "72. — 14 -

examinés. » Le lendemain on trouve cette note : « Passé près d'un berger qui était assis sur le sol, lisant, avec un livre sur ses genoux, s'abritant du vent au moyen de son plaid, tandis qu'un troupeau de moutons paissait près de lui parmi les roseaux et une herbe grossière » ; et le soir du même jour, cet autre trait : « La petite fille fut enchantée des six pence que je lui donnai et dit qu'elle achèterait avec cela un livre lundi matin. » Le lendemain était un dimanche et il n'était pas question d'acheter quoi que ce fût en Ecosse , un dimanche. Ces quelques notes de voyage en prouvent plus que beaucoup de textes *.

De ces écoles de villages, il arrivait que des élèves plus méritants allaient jusqu'à une des Universités. Au prix de quels sacrifices et de quelles privations! Il fallait vraiment que la flamme sacrée brûlât en eux. Les classes étaient ouvertes cinq mois par an ; le reste du temps, ils ensei- gnaient eux-mêmes ou revenaient travailler la terre pour gagner leurs maigres dépenses. Ils recevaient, pendant leurs termes, parles voituriers, leurs provisions de pain d'avoine et de pommes de terre ; ils vivaient avec cela; aux vacances, ils regagnaient à pied la maison du père^. Boswell raconte qu'étant dans l'île de Col, il vit un fermier dont le fils allait chaque année à pied à Aberdeen, pour son éducation, et en revenait dans l'été, servir de maître d'école dans l'île, traversant ainsi deux fois l'Ecosse d'une mer à l'autre. « Il y a quelque chose de noble, dit le D"" Johnson, dans ce jeune homme qui fait une marche de deux cents milles, et autant pour revenir, par amour du savoir ^ ». « L'éducation est une passion en Ecosse », dit Froude en racontant l'histoire, touchante aussi, de l'éducation d'un autre grand Écossais , Thomas Carlyle^. C'est ainsi qu'ont été élevés beaucoup des hommes qui ont fait honneur à l'Ecosse.

Même dans ce pays si merveilleusement épris de savoir, l'éducation de Robert Burns et de son frère Gilbert forme un épisode rare et vraiment émouvant. On ne sait ce qu'on y doit le plus admirer des sacri- fices du père, du dévouement du maître, ou de l'ardeur des enfants à ap- prendre. A eux tous ils forment comme un groupe complet qui symbolise ce qu'il y a eu de plus élevé et de plus méritoire dans l'élan universel de l'Ecosse vers l'éducation.

William Burnes habitait encore son cottage d'Alloway quand il com- mença à songer à l'instruction de ses fils. Le maître de l'école d'Alloway venait de partir et l'école était vide. William Burnes va à Ayr, s'informe. Il y avait alors un jeune garçon d'environ dix-sept ans, nommé John

1 Recollections of a Tour Made in Scotland, A D 1803, by Dorothy Wordsworth. — First week.

2 Froude. The Early Life of Thomas Carlyle.The nineieenth Century. July 1881.

3 Boswell. The Journal of a Tour to the Hébrides with Samuel Johnson, L L D. October 8.

4 Froude. The Early Life of Thomas Carlyle. là. — 15 -

Murdoch, qui achevait lui-même son éducation et perfectionnait son écriture. William lui envoie dire qu'il l'attend à l'auberge où il le prie d'apporter un de ses cahiers. L'examen ayant été favorable, il l'engage. Burnes s'était entendu avec quatre de ses voisins. Ils donnaient, à tour de rôle, l'hospitalité au jeune maître d'école ; Murdoch restait une semainechez l'un, puis la semaine suivante chez l'autre, et ainsi de suite ^ Il enseignait dans la journée les enfants de ces braves gens, et sans doute, le soir, faisait quelques lectures, commençait presque sans livres et sans ressource à apprendre le français qu'il devait plus tard posséder fort bien. Au bout d'environ un an, William Burnes se transporta à Mont-Oliphant ; mais, malgré la distance qui, à la vérité, n'était pas grande, Robert et Gilbert continuèrent de venir à l'école de John Murdoch, pendant plus d'une année.

Ce qui n'est pas moins remarquable que tout ceci, c'est l'excellence de l'éducation qui se donnait dans un coin perdu de ce pays qu'on regardait ailleurs comme presque barbare. Les livres dont on se servait étaient le Nouveau-Testament, la Bible, un choix de morceaux en vers et en prose, la grammaire anglaise. On lisait, on épelait sans livre , on faisait des analyses. Murdoch lui-même a laissé un exposé de sa méthode. « C'était, dit-il, de leur faire bien comprendre le sens de chaque mot, dans chaque phrase qu'on devait apprendre par cœur. Soit dit en passant, ceci peut se faire plus aisément et plus tôt qu'on ne le pense généralement. Dès qu'ils étaient assez avancés pour le faire, je leur enseignais à mettre les vers dans l'ordre naturel de la prose, quelquefois à substituer les expressions synonymes aux mots poétiques et à suppléer toutes les ellipses. Ce sont des moyens de s'assurer que l'élève comprend son auteur. Ce sont des aides excellentes pour apprendre l'arrangement des mots dans les phrases, et pour acquérir de la variété d'expression ^ »

Robert et Gilbert faisaient de rapides progrès. Ils apprenaient les hymnes et les poésies de leur recueil avec une grande facilité, et, dans tous les petits exercices littéraires, ils étaient à la tête de leur classe. Chose étrange, Murdoch était beaucoup plus frappé de Gilbert que de Robert. Le premier dont la face joyeuse disait : « Gaîté, avec toi je veux vivre ! ^ » lui semblait doué d'une imagination plus vive et avoir plus d'esprit. « Assurément, si on avait demandé à quelqu'un qui connaissait les deux enfants, lequel courtiserait les Muses, il n'aurait jamais deviné que Robert vraisemblablement eût une tendance de ce côté 3. » Celui-ci avait une expression généralement grave, qui révélait un esprit sérieux, contemplatif et pensif. « A cette époque, dit-il de lui-

1 John Murdoch' s Narrative of the Household of William Burnes. Scott Douglas, tom. IV, Appendix B.

2 C'est le dernier vers de l'Allégro de Milton.

3 John Murdoch' s Narrative. - 16-

même, je n'étais le favori de personne. J'étais noté pour une mémoire tenace , quelque chose de brusque et d'obstiné dans mon caractère et une piété enthousiaste et stupide. Je dis stupide , parce que je n'étais encore qu'un enfant. Bien qu'il en coûtât quelques corrections au maître d'école, je devins un excellent élève en anglais et, vers l'âge de dix ou onze ans, j'étais passé critique en substantifs, verbes et par- ticules ^ »

Après avoir fait ainsi la classe à Alloway, pendant plus de deux ans et demi, Murdoch dut quitter le pays. Des changements étaient survenus parmi les fermiers qui soutenaient l'école ; on lui offrait une situation meilleure dans le Carrick. 11 ne voulut pas partir sans dire adieu à ses deux élèves favoris et à leur père pour lequel il avait de la vénération. Un soir, il s'en alla par les collines qui montent vers Mont-Oliphant , un peu triste sans doute, comme aux déplacements de la pauvre vie de maître d'école , avec la perspective de nouveaux visages et d'un milieu peut-être plus difficile. Il n'était pas riche, et cependant il emportait pour chacun de ses élèves, un présent qu'ils garderaient en souvenir de lui, peu de chose, à la vérité, un présent un peu pédant, et toutefois touchant à cause de la pauvreté et de l'affection de celui qui le donnait : un résumé de grammaire anglaise et la tragédie de Titus Andronicus. Pour passer la soirée, il se mit à lire la pièce à haute voix. Toute la famille écoutait en cercle. Shakspeare , si ce drame est de lui, y a entassé toutes les horreurs de l'ancien théâtre anglais. A la fin du second acte, on voit, dans une forêt, Lavinia ensanglantée, la langue et les mains coupées , entre deux scélérats qui viennent de la violer et qui lui conseillent de demander de l'eau pour se laver les mains. A cet endroit, toute la famille éclata en sanglots et pria Murdoch de ne pas poursuivre. Burnes toujours calme, fit observer avec raison que, si on ne voulait écouter la pièce jusqu'au bout, il était inutile que Murdoch la laissât. Mais Bobert impétueusement s'écria que, si on la laissait, il la jetterait au feu. Le père allait gronder; le jeune maître intervint, en disant qu'il aimait cette sensibilité et laissa une autre comédie à la place du terrible Titus Andronicus ^ . Combien y avait-il, à cette époque, en Europe, de foyers de paysans oii une pareille scène fût possible ?

Murdoch parti, la petite école de là-bas, près de l'ancien cottage, avait de nouveau fermé ses volets. D'ailleurs, les garçons grandissaient ; leurs services commençaient à se faire sentir à la ferme ; on avait besoin d'eux, car la lutte contre la misère était âpre et serrée ; il fallait que tout le monde fiit là. Pendant les soirées d'hiver, à la chandelle, le père enseignait l'arithmétique à ses fils ; les deux sœurs aînées et un frère de

1 Autobiographical Lettcr to Dr Moore.

2 Gilbert s Narrative. - 17 -

la mère de Burns qui étaient à la ferme profitaient des leçons. William Burnes essayait de continuer lui-même l'éducation de ses fils. Il est beau de voir comment cet homme, dévoré de soucis et livré à ses propres ressources, essayait, malgré tout, de diriger ses enfants. Quand ils l'accompagnaient dans ses occupations de la ferme, il causait avec eux de tous les sujets, comme s'ils avaient été des hommes; il essayait de mener la conversation sur tout ce qui pouvait augmenter leur savoir ou les affermir dans des habitudes de vertu. Il avait emprunté pour eux un manuel de géographie, et s'efforçait de leur faire connaître la situation et l'histoire des diverses contrées du globe. A un cabinet de lecture d'Ayr, il se procurait la Théologie physique et astrale de Durham , la Sagesse de Dieu dans la Cnation de Ray, pour leur donner quelque idée d'astronomie et d'histoire naturelle. Il avait souscrit chez un libraire de Kilmarnock à \Histoire de la Bible de Stackhouse. Jusque dans les personnages secondaires, on retrouve cette soif d'apprendre et, du fond de' ce tableau si curieux, sortent de toutes parts des détails qui en complètent l'impression. Un frère de la mère de Burns, qui était resté quelque temps à la ferme, en avait profité pour apprendre lui-même un peu d'arithmétique, « à la chandelle des soirs d'hiver, » comme dit Gilbert. Il s'en va un jour à Ayr, dans une boutique de libraire, pour acheter un guide du calculateur ou quelque parfait secrétaire du temps. Il s'explique mal ou le marchand se trompe, et il emporte un choix de lettres des principaux écrivains auglais. Comme tous les livres qui entraient dans la maison, celui-ci passe par les mains de Burns, et c'est sans doute à l'impression qu'il en reçut qu'on doit sa correspondance qui fut , peut-être, pour lui un travail plus sérieux que sa poésie ^ Une des plus grosses dépenses de cette famille si pauvre était l'achat de quelques livres.

En 1772, une bonne nouvelle arriva : Murdoch, qui a été si longtemps absent, dont on a si souvent parlé, qui a séjourné dans le Carrick, puis à Dumfries, Murdoch revient à Ayr. Sur cinq candidats, il a été choisi pour être professeur à l'école de la ville. C'est un ami qui est rendu ! Il n'a pas oublié ses anciens élèves. Il leur envoie en cadeau les Œuvres de Pope et quelque autre poésie. C'est la première qu'ils aient entre les mains, depuis le recueil de la petite école d'autrefois. William Burns profite du retour de son jeune ami pour lui envoyer son fils aîné, qui se perfectionnera avec lui et pourra, à son tour, servir de maître à ses frères et sœurs. Mais le travail presse et on ne peut guère disposer que des quelques semaines qui précèdent immédiatement la moisson. Aussitôt qu'on commencera à faucher, Robert, qui fournit la besogne d'un homme, devra être à son rang, à l'aube, quand la file des

1 Gilbert's Narrative.

I. 2 - i8 -

moissonneurs se préparera à attaquer le premier champ. C'est dans les souvenirs de Murdoch lui-même qu'il faut lire l'emploi de ces quelques jours dérobés au labeur de la ferme et retrouver l'enthousiasme du maître et de l'élève.

En 4773 Robert Burns vint vivre et loger avec moi, dans le dessein de revoir la grammaire anglaise etc., afin d'être plus capable d'instruire se? frères et sœurs à la maison. Il était avec moi jour et nuit, à l'élude, à lous les repas et dans toutes mes promenades. Au bout d'une semaine, je lui dis que, comme il possédait assez bien les parties du discours etc., j'aimerais à lui enseigner un peu de prononciation française, afin que lorsqu'il rencontrerait le nom dune ville française, d'un navire, d'un officier ou quelque autre nom semblable dans les jouinaux, il pût le prononcer un peu comme du français. Robert fut heureux d'entendre cette proposition et nous attaquâmes immédiatement le français avec grand courage. On n'entendait plus autre chose que la déclinaison des noms, la conjugaison des verbes etc. Quand nous nous promenions ensemble, et même aux repas, je lui disais continuellement le nom des objets en français, au fur et à mesure qu'ils s'offraient; en sorte que d'heure en heure il accumulai! une provision de mots et quelquefois de petites phrases. Bref, il prit si grand plaisir à apprendre, et moi à enseigner, qu'il était difficile de dire lequel des deux était le plus zélé, et, vers la fin de la seconde semaine de notre étude du français, nous commençâmes à lire un peu des aventures de Télémaque, dans les mots mômes de Fénelon.

Mais voici que les plaines de Mont-Oliphant commencèrent à jaunir et Robert rappelé dut abandonner les agréables scènes qui entouraient la grotte de Calypso et, armé d'une faucille, chercher la gloire en se signalant dans les champs de Cérès. Et c'est ce qu'il faisait, car bien qu'il n'eût que quinze ans, on me disait qu'il faisait l'ouvrage d'un homme.

Aussi fus-je privé de mon très bon élève et d'un très agréable compagnon au bout de trois semaines, dont l'une fut entièrement consacrée à l'étude de l'anglais et les deux autres principalement à celle du français. Cependant je ne le perdis pas de vue ; mais je faisais de fréquentes visites chez son père quand j'avais moi-même ma demi- journée de congé, et souvent j'y allais accompagné d'une ou deux personnes plus intelligentes que moi-même , afin que le bon William Burnes pût goûter une petite fête intellectuelle. Alors on passait à d'autres mains l'aviron. Le père et le fils s'as- seyaient avec nous et nous goûtions une conversation où un raisonnement solide, des remarques sensées et un assaisonnement modéré de plaisanterie étaient si heureuse- ment mêlés qu'elle était du goût de tout le monde. Robert avait cent choses à me demander sur les Français, etc. et le père, qui avait toujours en vue une instruc- tion rationnelle, avait sans cesse quelques questions à poser à mes amis, plus instruits sur la physique ou les sciences naturelles ou la philosopie ou quelque autre sujet Intéressant 1. »

Cette page, dans sa bonhomie simple et son enthousiasme un peu naïf, n'est-elle pas d'une âme excellente et saine? De son séjour auprès de Mur- doch, Robert avait rapporté un dictionnaire et une grammaire français ainsi que les îàmenses Aventîires de Télémaque. « En peu de temps, au moyen de ces livres , il acquit une connaissance du langage suffisante pour lire et

1 Murdoch's Narrative. - 19 -

comprendre n'importe quel auteur français en prose. Ceci fut considéré comme une sorte de prodige et, par l'entremise de Murdoch , lui procura la connaissance de plusieurs jeunes garçons d'Ayr, qui à ce moment s'exerçaient à parler français, et l'attention de quelques familles, en particulier celle du D*^ Malcolm oii la connaissance du français était une recommandation *. »

Tous les personnages de cette histoire, même ceux qui sortent à peine du second plan, sont intéressants par cette soif de savoir et l'énergie de leur travail solitaire. Voici une autre figure qui apparaît à peine et qui est bien de ce monde-là. « Observant la facilité avec laquelle il avait acquis le français, M. Robinson, le maître d'écriture établi à Ayr, et ami particulier de M. Murdoch, après avoir acquis une connaissance considé- rable du latin par son propre effort, sans l'avoir jamais appris à l'école, conseilla à Robert de faire la même tentative en lui promettant toute l'aide en son pouvoir. Conformément à cet avis, celui-ci acheta Les Rtidiments du latin, mais trouvant cette étude aride et peu intéressante, il l'abandonna peu après ' . » Ce maître d'écriture qui s'est fait par lui-même latiniste et qui veut enseigner la langue de Virgile et de Tite-Live à un petit paysan n'est pas non plus à passer sous silence.

Quant à Murdoch, après avoir continué pendant quelques années à enseigner à Ayr, il se fâcha avec le ministre de la paroisse et partit pour Londres. Il y vécut en y donnant des leçons de français aux Anglais et d'anglais aux étrangers ; il paraît qu'il eut pour élève Talleyrand. A force de volonté, il avait réussi à posséder le français assez bien pour écrire un Vocabulaire des Racines de la Langue Française ; un Essai sur la Prononciation et V Orthographe de la Langue Française. La renommée de Burns lui parvint à travers le bruit de Londres. Après une vie de peine, il arriva pauvre à la vieillesse. Les amis et les admirateurs du poète firent une souscription en sa faveur pour le retirer de l'indigence. Il mourut en 1824 à soixante-dix-sept ans, après avoir survécu vingt-huit ans à son élève favori. Il a mérité d'être uni à sa gloire, et il a droit au respect qui revient aux cœurs bons et aux vies d'honnêteté.

Il est à peu près clair, d'après la page citée plus haut, que Murdoch avait à cette époque modifié son opinion sur les deux frères. Une flamme était allumée dans Robert. Il était dès à présent facile de voir que la lueur qui se formait en lui n'était pas de même essence que chez les autres. Dans l'isolement de Mont-Oliphant dont Gilbert disait plus tard : « Rien ne pouvait être plus retiré que notre manière ordinaire de vivre à Mont-Oliphant ; nous voyions rarement quelqu'un d'autre que

Gilbert's Narrative. — 20 —

les membres de notre famille ^ », dans cette solitude de pauvreté et ce travail sans trêve, Robert s'était jeté avec fureur dans la lecture.

Tout jeune, il avait aimé à lire et il semble avoir été très tôt sensible aux beautés littéraires. Il se rappelait, comme tous ceux qui aiment les lettres, le premier morceau qui lui avait fait impression et donné ce petit choc inoubliable qui éveille l'âme à des choses nouvelles. C'était la vision où Mirzah contemple, du sommet de la colline, la vie humaine, sous la forme d'un pont aux arches ruineuses jeté sur le torrent du temps, et discerne au-delà les îles bienheureuses, dans lesquelles reposent ceux qui furent gens de bien ^. C'est un des beaux morceaux de prose anglaise, calme, harmonieux, et, en dépit de son affabulation orientale, éclairé d'une lumière qui semble empruntée aux allégories de Platon. « Je pouvais voir des personnes vêtues d'habits brillants avec des guirlandes sur la tête, passant entre les arbres, couchées au bord de fontaines ou reposant sur des lits de fleurs ; et je pouvais entendre une harmonie confuse d'oiseaux chanteurs, d'eaux tombantes, de voix humaines et d'instruments de musique. Une allégresse grandit en moi à la découverte d'une scène si délicieuse. » A côté de cette noble page un autre morceau, également d'Addison, avait agi sur lui, un hymne de remerciement à Dieu après les dangers d'un voyage, dune dignité un peu artificielle. « Le premier objet de composition littéraire dans lequel je me rappelle avoir pris plaisir était la vision de Mirzah et un hymne d'Addison commençant : a Combien bénis sont tes serviteurs, ô Sei- gneur. » Je me rappelle particulièrement une demi slance qui était une musique pour mes oreilles d'enfant ; je rencontrai ces deux morceaux dans le recueil de Mason, un de mes livres de classe. » La strophe qui était restée dans sa mémoire est, en effet, une des meilleures du morceau. Addison fut ainsi doublement un initiateur pour Burns. Il lui révéla d'un même coup les deux côtés du plaisir littéraire : le pouvoir qu'ont les mots d'évoquer de belles images et la part de musique qu'ils peuvent contenir.

A partir de ce moment, il dévora tout ce qui lui tombait sous la main : vieux livres, volumes dépareillés, romans incomplets, ouvrages ennuyeux ou démodés. Il mettait à contribution les pauvres planches de livres des voisins. L'un d'eux lui prêtait deux volumes de Pamela ; le forgeron qui ferrait les chevaux lui prêtait la Vie de William Wallace. Robert lisait tout cela avec une avidité et une ardeur sans égales. « Aucun livre n'était assez volumineux pour effrayer son zèle ou assez vieux pour refroidir ses recherches 3. » Lui-même a laissé la liste de ces lectures hétérogènes, rassemblées au hasard des prêts ou des trouvailles dans un panier de

1 Gilbert' s Na/rrative.

2 The Spcctator, N° 159, Salurday, September ist nu,

3 Gilberfs Narrative. -21 -

bouquiniste. « Ma connaissance de l'histoire ancienne provenait de

la Grammaire géographique de Gtithrie et de Salmon; j'acquis du Spectateur mes connaissances de mœurs modernes, de littérature et de critique. Ces livres, avec les œuvres de Pope, quelques pièces de Shakspeare, TuU et Dickson sur V Agriculture, le Panthéon^ X Essai de Locke sur V Entendement Humain, \ Histoire delà Bible de Stackhouse, le Jardinier anglais de Justice, les Lectures de Boyle, les œuvres d'AUan Ramsay, la Doctrine de VEvangile sur le Péché originel du D"" Taylor, une collection choisie de chansons anglaises et les Méditations d'Hervey avaient été la mesure de mes lectures ^ » Et il ajoute ces mots qui font saisir à son origine sa vocation de chansonnier, au moment très précoce où l'action future point dans une préférence. « La collection de chansons était mon vade mecum. Je les lisais et relisais, en conduisant mon chariot ou en allant au travail, chanson par chanson, vers par vers, notant soigneuse- ment le tendre et le sublime, de l'affectation ou de la boursouflure. Je suis convaincu que je dois à cet exercice beaucoup de mon habileté de critique, telle quelle ^ »

Il n'est guère possible de parcourir la liste de ces auteurs sans faire une remarque importante et à laquelle les critiques anglais ne paraissent pas avoir prêté suffisamment attention. C'est, si on néglige les livres de renseignements, qu'Addison et Pope ont été les deux premiers maîtres littéraires de Burns ; il a été formé, à l'âge où les impressions sont vives et profondes, par les deux écrivains les plus classiques de l'époque classique de la littérature anglaise, j'entends ceux qui ont le mieux possédé, l'un par art et l'autre par grâce de nature, la netteté et la sobriété de la forme, ceux également où l'idée s'ajuste sur un plan très raisonné. Burns a peu lu les auteurs colorés et imaginatifs du xvi^ siècle. Dans sa jeunesse, il n'avait, on le voit, que quelques pièces de Shakspeare ; il n'a connu Spenser que beaucoup plus tard, après qu'il avait déjà fourni la meilleure partie de son œuvre. Il doit peut-être, en partie, à ces modèles, ce que sa poésie a de court, d'arrêté et de direct, on pourrait presque dire de classique. Il faut ajouter à cette influence celle des chansons populaires, dont il parle lui-même et qui souvent, pour d'autres causes, ont des qualités analogues, avec plus de passion.

Le travail d'esprit que ces lectures excitaient faisait naître peu à peu dans ce jeune paysan la conscience confuse de sa force. Il était bien loin de croire qu'il serait jamais un écrivain, un poète. Mais il prenait lentement le sentiment de sa supériorité. Il était fier de ses lectures. Il aimait à se mêler à ces discussions théologiques familières aux paysans

Aulobiographical Leller to /)'" Moore. — 22 —

écossais, nourris de la lecture de la Bible, d'ouvrages religieux et de sermons raisonneurs. Il s'y jetait avec son impétuosité naturelle et une hardiesse, oîi entrait peut-être bien quelque envie détonner et de terrifier l'entourage. « Les discussions de théologie, vers cette époque, faisaient perdre à moitié la tête au pays, et moi, ambitieux de briller les dimanches, entre les sermons, dans les conversations, aux funérailles, etc., je pris l'habitude, quelques années plus tard, de mettre le calvinisme dans l'embarras, avec tant de chaleur et d'emportement, que je soulevai contre moi un haro d'hérésie qui n'a pas encore cessé à présent ^ » Il y employait déjà la vigueur et la souplesse de raisonnement qui devaient plus tard tant frapper les esprits cultivés d'Edimbourg, et sans doute aussi sa raideur de sarcasme. II rapportait un certain orgueil de ces rencontres où il devait secouer ses adversaires comme il lui plaisait. A cela se mêlait une poussée obscure de rêves, de désirs, d'aspirations sans forme, et cependant claires et chères, car elles prenaient un corps dans la solitude des travaux champêtres, et la misère de sa vie leur donnait de la douceur. Tout cela s'ébauchait indistinct, au fond d'un gars robuste, gauche et timide, tantôt ombrageux et sombre, tantôt pris d'accès de sociabilité et de gaîté.

Cependant, ces jours assombris ne furent pas sans leur joie, et, pour employer le proverbe anglais, ces nuages eurent leur liseré d'argent. Au milieu de ces tracas, l'amour entra dans l'âme du poète et y éveilla la poésie. Ce fut une pastorale charmante et chaste qui restera mémorable dans l'histoire de la littérature écossaise. C'était au temps de la moisson. Les champs de Mont-Oliphant n'étaient pas aussi bruyants que ceux de ce fermier qui louait un musicien pour animer ses travailleurs et faisait tomber les gerbes au son des cornemuses. Toutefois la récolte est joyeuse partout, et il y a, dans l'emportement du faucheur lancé dans les blés, une sorte d'ivresse qui fait oublier les soucis. A chaque moissonneur, c'était la coutume d'adjoindre une moissonneuse qui le suivait, mettait en javelle les épis qu'il avait coupés. Robert avait quinze ans, mais il donnait le travail d'un homme. Il eut pour la première fois sa place et sa compagne. La fillette avait un an de moins que lui. Elle se nommait Nelly Kilpatrick ; c'était la fille du forgeron qui avait jadis prêté àBurns la Vie de Wallace 2. L'Ecosse n'est pas disposée à oublier le nom de cette famille qui a eu, à deux reprises, sur son poète, une telle influence. Burns a laissé lui-même le récit ravissant de cette idylle ; il y a quelque chose de la simplicité et de la grâce de certains passages de Daphnis et CUoé.

1 Aulobiographical Leltcr lo D Moore.

2 Chambers. Life of Burns. Tome I, p. 23. — 23 -

Vous connaissez la coutume de nos campagnes d'associer un homme et une femme comme partenaires dans les travaux de la moisson. Dans mon quinzième automne , ma compagne était une ensorcelante créature qui comptait juste un automne moins que moi. La pauvreté de mon anglais me refuse le pouvoir de lui rendre justice dans ce langage, mais vous connaissez notre expression écossaise, elle était une « bonie, sweet, sonsie lass. » Bref, tout à fait sans en avoir conscience, elle m'initia à certaine passion délicieuse, que je tiens, quoi qu'en puissent dire le désappointement aigri, la prudence routinière et la philosophie pédante , pour la première des joies humaines et notre principal plaisir ici-bas. Comment elle attrapa la contagion, je n'en sais rien ; vous autres, médecins, vous parlez beaucoup d'infection en respirant le même air, du toucher etc., mais je ne lui dis jamais expressément que je l'aimais. A la vérité, je ne savais pas bien moi-même pourquoi j'aimais tant à m'attarder en arrière avec elle, quand nous revenions au soir de notre travail ; pourquoi les tons de sa voix faisaient frémir les cordes de mon coeur, comme une harpe éolienne ; et particulièrement pourquoi mon pouls battait une charge si furieuse quand je la regardais et que je tenais dans mes doigts sa main pour en retirer les piquants d'orties et de chardons. Parmi ses autres titres à inspirer l'amour, elle chantait avec douceur, et c'est son réel écossais favori que j'essayai de traduire et d'exprimer en rimes.

Je n'étais pas assez présomptueux pour m'imaginer que je pouvais faire des vers comme les vers imprimés, composés par des hommes qui possédaient le grec et le latin. Mais ma fillette chantait une chanson qui, disait-on, avait été composée par le fils d'un petit propriétaire de campagne, sur une des servantes de son père, dont il était épris. Je ne voyais pas pourquoi je ne pourrais pas rimer aussi bien que lui, car excepté pour goudronner les moutons et mouler la tourbe (car son père vivait dans les moors) il n'avait pas plus d'habileté de savant que moi. Ainsi commencèrent en moi l'amour et la poésie qui, par moments, ont été mon seul et, jusqu'à cette dernière année, mon plus haut bonheur ^.

Celte première chanson , pour laquelle il conserva toujours une tendresse secrète, était, faut-il le dire ? un pauvre essai tout gauche. Lui- même déclarait plus tard qu'elle était « puérile et sotte », mais qu'elle lui plaisait toujours parce qu'elle lui rappelait ces jours heureux où son cœur était honnête et sa langue sincère '. Elle est cependant intéres- sante parle mélange de bonnes intentions et de platitudes, s'embrouillant dans une maladresse de débutant. Elle marque bien d'oii est parti le poète, et permet de mesurer ses progrès.

jadis j'aimais une jolie fillette ,

Oui , et je l'aime encore ;

Et tant que la vertu réchauffera ma poitrine,

J'aimerai ma jolie Nell.

J'ai Yu des fillettes aussi jolies,

Et j'en ai vu mainte aussi bien mise ;

Mais pour un air modeste et gracieux.

Je ne vis jamais sa pareille.

' Autobiographie al Lellcr lo D Moore. 2 Common place Book, Aug 1783. - 24 -

Une jolie fillette , je le confesse , Est agréable à l'œil; Mais, sans d'autres meilleures qualités, Elle n'est pas la fillette qu'il me faut.

Mais l'air de Nelly est gai et doux ,

Et, ce qui vaut mieux que tout,

Sa réputation est complète

Et claire sans une tache.

Elle s'habille si net et si propre,

A la fois décente et gentille ;

Et puis, il y a quelque chose dans sa marche

Qui fait paraître bien n'importe quelle toilette.

Une mise voyante, un air doux Peuvent toucher légèrement le cœur; Mais c'est l'innocence et la modestie

Qui polissent la flèche toujours.

C'est ce qui me plaît en Nelly,

C'est ce qui enchante mon âme,

Car, absolument, dans mon cœur,

Elle règne sans contrôle i.

Ce furent les premiers vers et le premier amour de Burns. Tous deux lui restèrent chers. « Elle est pleine de défauts, disait-il, mais je me souviens que je la composai dans un enthousiasme extravagant de passion, et aujourd'hui même, je n'y puis pas penser que ce souvenir ne fasse fondre mon cœur et bondir mon sang ^. » Il conserva de la recon- naissance pour l'enfant qui avait fait jaillir en lui la première chanson.

Je me rappelle, il y a longtemps,

Alors que j'étais sans barbe, jeune et timide,

Quand je commençais à être capable de battre en grange

Ou de conduire un attelage à la charrue,

Et que, bien que fatigué et endolori souvent,

J'étais tout fier d'apprendre,

La première fois où, dans les blés jaunis,

Je fus compté pour un homme,

Et où, avec les autres, chaque gai matin,

J'eus, à ma place, mon sillon et ma fillette;

A faucher ferme, à enlever ferme

Chaque rangée de javelles.

Dans le babil et les légers propos,

La journée se passait.

Dès alors un souhait me vint (je sais sa puissance) Un souhait qui, jusqu'à ma dernière heure,

' Handsomc Xell : Once 1 loved a bonk' lass. 2 Common place Book. Aug 1783 - 25 —

Gonflera fortement ma poitrine, De pouvoir, pour la vieille Ecosse aimée,

Faire un plan ou un livre utile,

Ou chanter une chanson tout au moins ;

Le rude chardon aigu, qui s'étalait à l'aise

Dans l'orge aux épis barbelés.

J'en détournais les cisaUles du sarcleur,

Et j'épargnais le cher emblème ;

Aucune nation , aucune position

Ne pouvaient exciter mon envie ;

Écossais toujours, sans reproche toujours,

Je ne savais pas de plus haut éloge.

Cependant les éléments de la poésie.

Informes, embrouillés, le bon et le mauvais,

Pêle-mêle flottaient dans mon cerveau,

Jusqu'à ce que, pendant cette moisson dont je parle,

Ma compagne dans la bande joyeuse.

Éveillât les chants qui se formaient ;

Je la vois encore la jolie fillette

Qui a allumé mes rimailles.

Son sourire ensorcelant, ses yeux malins.

Qui faisaient frémir les cordes de mon cœur.

Je m'enflammai, inspiré

Par ses regards qui portaient la flamme.

Mais fauchant avec rage, abattant l'ouvrage ,

Je n'osai jamais parler i.

Vingt années après, lorsqu'il donnait au recueil publié par Johnson ses plus parfaites chansons, la dernière qu'il envoya fut cette modeste chanson d'autrefois, qui avait été la primevère de sa poésie. Et après que tant d'amours si divers, les uns chastes et distants, les autres ardents et douloureux, d'autres vulgaires, tous sincères, eurent secoué son cœur de leurs joies et de leurs chagrins, l'image de cette affection enfantine, éclose dans les premiers blés coupés, lui revenait avec toute sa grâce.

Peu de temps après cette aventure et dans le courant de sa dix-septième année, il se fit en lui une crise. Ce n'était pas qu'il se transformât ; mais il se manifestait. L'homme excessif qu'il devait être perçait à travers l'adoles- cent, et sa vie commença à affecter la tournure qu'elle devait garder jusqu'au bout. On put voir apparaître en lui, dans leurs premières et encore faibles manifestations, l'emportement dans le plaisir qui venait de son tempérament, le besoin de primer et de briller qui venait de sa supériorité intellectuelle, et un désir de sociabilité bruyante dont lui- même a bien marqué les causes, les unes gaies, les autres sombres : une

1 Epistle lo Afs Scott. -26 -

certaine jovialité naturelle qui l'attirait vers les autres, et une hypocon- drie contractée dans des misères précoces qui le poussait hors de lui. A côté de ces causes d'entraînement et de danger, on eût pu discerner un manque de soutien et de direction morale. Et du même coup on eût aperçu que , à cette absence de principes rigides, grâce auxquels il eût accepté sa position comme un devoir, — ce qui probablement avait été le cas de son père — s'ajoutait un manque de proportion entre ses facultés et leur champ d'action, et que cet écart était excessif, inquiétant. Son lot ne l'avait pas placé dans une de ces existences solidement établies qui maintiennent leur homme. Il a eu lui-même conscience de ce travail et il en a fort bien distingué les éléments : « Le grand malheur de ma vie fut de n'avoir jamais de but. J'avais senti de bonne heure quelques éveils d'ambition, mais c'étaient les tâtonnements aveugles du Cyclope d'Homère autour des murailles de sa caverne. Les deux seules portes par lesquelles je pouvais entrer dans les champs de la fortune étaient la plus lésinarde économie ou le petit art chicanant de faire des marchés. La première est une ouverture si étroite que je ne pus jamais me rapetisser assez pour y passer. La seconde... j'ai toujours abhorré la souillure de son seuil. Ainsi privé de tout dessein et de tout but dans la vie, avec un fort appétit de sociabilité — qui provenait autant d'une gaité native que d'un orgueil d'observations et de remarques — j'avais une teinte d'hypocondrie constitutionnelle qui me faisait fuir la solitude. Ajoutez à tous ces mobiles vers une vie sociable, que ma réputation de savant en livres, un certain talent aventureux de logique, une certaine force de pensée et quelque chose comme les rudiments du bon sens faisaient que j'étais généralement un hôte bien accueilli. Aussi n'est-ce pas grande merveille que toujours « quand deux ou trois étaient réunis j'étais au milieu d'eux ^. » Là était le danger. Qui n'en a connu , à un niveau plus bas, de ces jeunes paysans, que la nature a doués d'une certaine force comique , sans lesquels il n'y a pas de bonne partie ni de rires bruyants, qui sont les rois et les oracles, et plus tard les victimes, des cabarets de bourgades? Ces premières apparitions du véritable tempérament de son fils durent peiner et courroucer William Burnes. Austère et religieux, rendu plus sombre par le malheur et plus exigeant par la misère, il voyait avec chagrin son aîné chercher des occasions de dissipation et de dépense. Le premier différend se produisit entre le père et le fils quand celui-ci se mit dans l'idée de suivre une de ces écoles de danse qui commençaient à se répandre dans la campagne, au grand scandale des rigides. La danse, qui n'est en somme qu'un prétexte au rapprochement des deux sexes, avait toujours été chose haïssable au Presbytérianisme. Elle avait longtemps été prohibée, même aux mariages. Certaines paroisses avaient

1 Letler to D Moorc. — 27 -

interdit, à cet effet, la présence de cornemusiers aux noces, et décrété que les hommes et les femmes « coupables de danses promis- cueuses » comparaîtraient en lieu public et confesseraient leur faute *. Quand on ouvrit en 1723 la première assemblée ou réunion dansante à Edimbourg, il fallut une véritable polémique. Il y eut des brochures publiées contre cette abomination, et Allan Ramsay dut écrire un poème pour la défendre '. Dans les campagnes c'était une chose inouïe. Le charmant et admirable volume de John Galt Les Annales de la Paroisse, qu'on a heureusement comparé au Vicaire de Wakefield et qui lui est comparable, note l'effet que produisait, vers cette époque, l'arrivée dans une paroisse rurale de cette cause de relâchement et de vanité. « Pendant le courant de cette année (1761) une chose se produisit qui mérite d'être enregistrée, ])arce qu'elle manifeste l'effet que la contrebande commen- çait à exercer sur les mœurs du pays. Un M. Macskipnish, originaire des Hautes-Terres, qui avait été valet de chambre d'un major pendant ses campagnes et fait prisonnier avec lui par les Français, ayant été relâché dans un échange, ouvrit une école de danse à Irville. Il avait appris cet art de la façon la plus distinguée, à la mode de Paris et de la Cour de France. Jamais de mémoire d'homme on n'avait, dans tout ce côté de la contrée, entendu parler de quelque chose comme une école de danse. Les pas et les cotillons de M. Macskipnish firent un tel bruit que tous les gars et les fillettes, qui avaient un peu de temps et d'argent, allaient le trouver au grand dommage de leur travail 3. » On comprend que William Burnes ait eu toutes sortes d'objections à ce que Robert fréquentât une de ces écoles. Il y a apparence qu'il essaya de l'en dissuader et que son fils ne l 'écouta pas ; puis qu'il le lui défendit et que son fils lui désobéit. Ce qu'il y a d'assuré, c'est qu'un dissentiment durable se produisit à ce propos entre le père et le fils , une de ces fêlures qui font qu'une affection n'a plus jamais le même son qu'avant. Il suffit d'en lire l'aveu dans l'autobiographie de Burns. « Dans ma dix-septième année, pour donner à mes manières un coup de brosse, j'allai à une école de danse de campagne. Mon père avait une antipathie inexplicable contre ces réunions. J'y allai — ce dont je me repens encore aujourd'hui — absolument en dépit de ses ordres. Mon père, comme je l'ai dit auparavant, était le jouet de colères violentes. Par suite de ce fait de rébellion, il conçut envers moi une sorte d'éloignement qui, je le crois, fut une cause de la dissipation qui marqua mes années futures *. »

1 Ghambers. Domeslic Annals of Scotland. Tome II, p. 338.

2 Voir pour les détails caractéristiques : Ghambers, Domeslic Annals of Scotland, Tome III, p. 480. — Allan Ramsay, The Fair Assembly, a Poeni , avec la dédicace en prose : To Ihe Managers .

3 John Galt. The Annals of Ihe Parish. Chap. ii.

  • Autobiographie al Letter to If Moore. — 28 —

Cette fréquentation de l'école de danse avec ses attraits et ses rencontres, et cette révolte, n'étaient qu'un symptôme du tumulte d'âme qui se faisait en lui. L'idylle délicate de la moisson avait jeté l'étincelle dans un cœur étrange qui se mit à flamber follement, et à tout propos, et pour toujours. Presque aussitôt commença pour Burns ce libertinage, ce vagabondage de cœur, qui est la marque de sa vie. Il semble avoir secoué sa timidité et assumé du premier coup l'audace, l'esprit d'aventure et, selon son expression, la dextérité d'un don Juan. L'amour devint pour lui une sorte d'ivresse dans laquelle il se complut dès lors.

Toute cette éclosion prit peu de temps. Juste un an après la jeune moissonneuse, il était occupé d'aventures d'un autre caractère. Vague- ment désireux sans doute d'échapper à l'existence de misère où son père s'enfonçait, il alla passer, chez un frère de sa mère, une partie de son dix-septième été, afin d'étudier sous le maître d'école du petit village de Kirkosvald, qui avait une renommée dans la contrée pour la géométrie et la levée des plans. C'était un long séjour que Burns faisait hors du regard paternel. L'endroit était mal choisi. Toute cette côte du district de Carrick était infestée de contrebande qui se faisait avec l'île de Man, nid de contrebandiers. « Ce fut cette année-là, dit M. Balwhidder dans Le^ Annales de la Paroisse, que la grande extension de la contrebande corrompit toute la côte ouest, spécialement les basses terres dans les environs de Troon et de Loans. Le thé passait comme paille de blé, l'eau-de-vie comme eau de puits, et le gaspillage de toutes choses était terrible. On ne s'occupait plus que des porte-balle, qui passaient à cheval dans le jour, et des gens de l'excise, dans la nuit, — et des batailles entre les contrebandiers et les gens du roi, sur terre et sur mer. Il y eut une débauche et une ivrognerie continuelles, et notre paroisse, qui n'était qu'au bord de ce tourbillon d'iniquités, passa des moments terribles ^ » Burns trouva là des brutalités et des audaces nouvelles , les orgies lourdes et âpres de cette populace de receleurs et de smuggleurs. Il se mêla à eux, prit part à leurs séances de cabarets. Ce n'était pas seulement l'attrait de ces beuveries, mais plus encore son désir d'observation, d'étudier les caractères, qui se montrait déjà en lui. Il se trouva là avec des types nouveaux et bien marqués. Enfin il mélangea à tout cela une intrigue dont le ton si différent de celui de l'année précédente montre bien le chemin parcouru.

i Une autre circonstance fie ma vie, qui produisit des a1t(rations considérables sur mon esprit et mes mœurs, fui que je passai mou dix-seplième éléàune bonne distance de la maison, sur une côte de contrebandiers, à une école connue, pour apprendre la mensuration, l'arpentage, l'art d'employer les cadrans etc., où je fis d'assez bons progrès. Mais je fis de plus grands progrès dans la connaissance du genre humain.

1 John Galt. The Annals of the Parisb. Ghap. n. Year 1761. — 29 -

La contrebande était à cette époque-là en pleine prospérité ; les scènes de débauche fanfaronne et de dissipation bruyante m'avaient été jusque-là inconnues, et je n'étais pas ennemi d'une existence sociable. Bien que j'apprisse ici à regarder sans émoi un large compte de taverne, et à me mêler sans peur dans des bagarres d'ivrognes, néanmoins j'avançai haut la main dans ma géométrie, jusqu'au moment où le soleil entra dans la Vierge, un mois qui met toujours le carnaval dans mon cœur. Une charmante fillette, qui vivait dans la maison porte à porte avec l'école, renversa ma trigonométrie et m'envoya par la tangente hors de la sphère de mes études. Je continuai à lutter avec mes sinus et cosinus encore pendant quelques jours ; mais étant sorti dans le jardin, par un joli midi charmant, pour prendre l'altitude du soleil, je rencontrai mon ange:

« Comme Proserpine cueillant des fleurs, Elle-même fleur plus belle. « 

Il devint inutile de songer à faire rien de bon à l'école. La dernière semaine de mon séjour, je ne fis rien d'autre que de mettre à l'envers toutes les facultés de mon âme à propos d'elle, ou de me glisser dehors pour la rencontrer, et les deux dernières nuits de mon séjour dans le pays, si le sommeil avait été un péché mortel, j'aurais été innocent ' . ■'

, Le changemeQt dans la manière de sentir est bien apparent. Ce n'est déjà plus l'amour involontaire et troublé et subi ; c'est je ne sais quelle façon délibérée et provoquante de s'y abandonner, un parti pris d'aimer, le goût à rechercher le moment le plus pétillant et le plus capiteux de l'amour, c'est-à-dire les commencements, où l'incertitude fait les joies plus soudaines et plus fortes, outre qu'elles sont neuves. « Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, disait déjà don Juan, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement ^. »

Il est bien vrai cependant que la poésie et l'amour se tenaient dans le cœur de Burns. Cette seconde aventure lui fournit le thème d'une chanson qui, à un an d'intervalle, est aussi loin de sa première chanson, que ses sentiments étaient loin du trouble juvénile qu'il avait ressenti. Quels pas étonnants faisait ce garçon, capable désormais d'écrire des strophes comme celles-ci :

Maintenant les vents d'ouest et les fusils meurtriers

Ramènent le plaisant temps d'automne ;

Le coq de marais s'envole sur ses ailes bruissantes

Parmi la bruyère fleurissante ;

Maintenant les grains, ondoyant au loin sur la plaine,

Réjouissent le fermier fatigué.

Et la lune brille clairement quand j'erre la nuit

Pour songer à ma charmeresse.

Mais, ô chère Peggy, la soirée est claire. Pressées volent les effleurantes hirondelles,

1 Autobiographical Letter lo D Moore.

2 Le Festin de Pierre. Acte i, scène ii. - 30 -

Le ciel est bleu, les champs à la vue

Ne sont que vert fané et que jaune ;

Viens errer, viens suivre notre chemin joyeux,

Et voir les charmes de la nature,

/ Les blés frémissants, l'épine en fruits

Et toutes les créatures heureuses.

Nous marcherons lentement, nous parlerons doucement,

Jusqu'à ce que la lune silencieuse brille clairement.

Je serrerai ta taille et dans tes bras aimants

Je jurerai combien je t'aime chèrement : Les averses prinlanières aux fleurs en boutons,

L'automne au fermier, Ne sont pas aussi chers que tu l'es pour moi, Ma belle, mon aimable charmeresse i.

Le développement se faisait en lui avec une rapidité singulière. Tout lui était une source d'acquisitions et chaque semaine était une étape. C'était un esprit qui grandissait à vue d'oeil. Ces quelques semaines passées loin de chez lui , au milieu de physionomies et de façons nouvelles, lui avaient été profitables à un degré qu'on ne soupçonnerait pas si l'on n'avait son témoignage. « Je revins chez moi, dit-il en parlant de cette excursion, ayant fait des progrès considérables. Mes lectures s'étaient élargies de l'addition très importante des œuvres de Thomson et de Shenstone ; et j'engageai plusieurs de mes camarades d'école à entretenir avec moi une correspondance littéraire. J'avais trouvé une collection de lettres par les beaux esprits du règne de la reine Anne, et je les relisais très dévotieusement. Je conservais copie de celles de mes propres lettres qui me plaisaient, et la comparaison entre elles et les compositions de la plupart de mes correspondants flattait ma vanité. Je poussai ce caprice si loin que, quoique je n'eusse pas pour trois liards d'affaires au monde, chaque poste m'apportait autant de lettres que si j'avais été un lourd et laborieux fils du journal et du grand-livre ^. »

Toutes ces choses, clartés ou flammes, éclataient dans les soucis plus sombres chaque jour qui entouraient la famille. Malgré le courage et les privations de tous, les affaires allaient en empirant. Le propriétaire de William Burnes , celui qui lui avait prêté cent livres et lui témoignait de la bonté, était mort; cette mort était pour les pauvres gens le dernier coup de malheur. La gestion des biens était tombée entre les mains d'un intendant cruel, brutal. La tristesse s'augmentait de scènes, de menaces et de violences. « Pour compléter la malédiction, nous tombâmes entre les mains d'un agent qui a posé pour la peinture que j'ai donnée d'un de ces hommes dans Les deux chiens... Mon

  • Now wesltin winds and slaught'ring guns.

2 Autobiographical Lelter to D Moore. - 31 -

indignation bout encore au souvenir des lettres menaçantes et insolentes de ce chenapan et de ce despote, qui nous mettaient tous en larmes K » Par les vers auxquels il fait allusion, on a ces scènes devant les yeux :

J'ai remarqué le jour d'audience de notre seigneur,

Et maintefois mon cœur en a été attristé ;

Les pauvres tenanciers , maigrement pourvus d'argent,

Comme ils doivent supporter l'insolence de l'intendant I

Il frappe du pied et menace, maudit et jure

Qu'ils iront en prison, qu'il saisira leur bien ;

Tandis qu'ils doivent se tenir debout, avec un aspect humble,

Et tout entendre, et craindre et trembler 2.

Plus d'une fois, tandis que le père accablé acceptait tout et que les femmes étaient en pleurs, les deux garçons durent se retenir, les poings crispés, pour ne pas jeter ce butor dehors, lui surtout, ce gars aux yeux flamboyants dont la force était terrible et qui avait en lui des énergies de colères aussi violentes que celles d'amour. Que d'affronts ils dévorèrent, bouleversés par la rage d'honnêtes gens brutalisés jusque dans leur désespoir ! Il n'y a pas de doute que ces humiliations n'aient été le germe de rancunes et de colères qui se font sentir dans toute la correspondance de Burns, et qui, à bien des années de là, firent de plusieurs de ses pièces des cris redoutables de revendication sociale. Ces temps doivent avoir été horribles à traverser. En dehors des chansons d'amour, les seuls vers qui aient subsisté de cette période sont des plaintes , des lamentations comme cette chanson qui est placée dans la bouche « d'un fermier ruiné » :

Le soleil est enfoncé à l'ouest,

Toutes les créatures sont retirées au repos,

Tandis qu'ici je suis assis, doulourousement assiégé

, De chagrins, de douleurs, de peines;

Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas !

L'homme prospère est endormi,

11 n'entend pas les tourbillons de vent passer ;

Mais la misère et moi veillons, guettons

La morne tempête souffler ; Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas 1

Là dori la chère compagne de mon cœur;

Ses soucis pour un instant reposent ;

Faut-il que je te voie, orgueil de mes jeunes ans,

Ainsi descendue et tombée !

Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas !

1 Autobiographical Lcller lo D^ Moore.

2 The Twa Dogs. - 32-

Mes doux bébés reposent dans ses bras,

Les craintes anxieuses n'alarment pas leurs petits cœurs ;

Mais pour eux mon cœur souffre

De maintes angoisses amères ;

Et c'est hélas, fortune infidèle, liélas !

Je fus jadis par la fortune caressé,

Je pus jadis soulager la détresse ;

Maintenant le maigre soutien de la vie durement gagné

31on destin me l'accorde à peine ;

Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas !

Je n'ai pas d'espoir, pas d'espoir!

Comme la tombe serait bienvenue!

Mais alors, ma femme et mes chers petits

Oh ! où iraient-ils ?

Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas !

Oh, où, oh où me tournerai-je !

Partout sans ami, abandonné, délaissé,

Car dans ce monde, ni le Repos, ni la Paix

Je ne les connaîtrai plus !

Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas ! ^

C'étaient les sentiments de son père que Burns traduisait ainsi. Enfin, à travers ces angoisses , William Burnes atteignit le terme d'une des périodes sexennales de son bail, époque à laquelle il pouvait le résilier. Il abandonna cette ferme ingrate de Mont-Oliphant, oii lui et les siens avaient tant peiné et tant souffert. Ce fut à la Pentecôte de 1777. Robert Burns avait un peu plus de dix-huit ans ^.

1 Song, In Ihe characler of a Ruined Fariner.

2 GUberi's Narrative.