Rita, un récit de voyage dans l’Atlantique

RITA
SOUVENIR D’UN VOYAGE DANS L’ATLANTIQUE

Il y a longtemps déjà, le navire belge le Rubens, sur lequel je me rendais aux Indes orientales en qualité de passager, se brisait sur les récifs qui entourent l’île de Boa-Vista. L’équipage, composé de seize personnes, gagna difficilement la terre à l’aide de deux embarcations; il fut recueilli par un mulâtre qui remplissait dans cette possession portugaise les fonctions de vice-consul anglais.

Notre désastre avait été complet. Boa-Vista n’offrait aucune ressource; le pays est pauvre, aride, désolé, et ravagé par des fièvres pernicieuses. Je dus m’embarquer pour aller chercher des secours à Porto-Praya de San-Yago, c’est le nom de la capitale du misérable archipel du Cap-Vert. Je partis en compagnie de six noirs originaires de la côte occidentale d’Afrique. Après huit jours d’une périlleuse traversée, j’eus l’heureuse fortune d’arriver au terme du voyage sans aucune des mésaventures qui pouvaient aisément survenir pendant le cours d’une navigation faite à contre-mousson, avec un équipage de couleur, dans un canot non ponté, en plein Océan-Atlantique. Conduit le lendemain de mon arrivée à San-Yago en présence d’un jeune homme à l’âme bonne et généreuse, nommé Francisco Cardozzo de Mello, je devins aussitôt son protégé. Quelques jours après, le brick portugais le Funchal fut affrété par de Mello avec mission d’aller chercher mes compagnons sur l’îlot où je les avais laissés, et de nous transporter ensuite à Lisbonne.

Au moment de quitter Boa-Vista, un jeune Suédois, appelé Christian, novice à bord du Rubens, ne se présenta pas. Cette disparition nous surprit, car il connaissait l’heure fixée pour le départ du brick. Le vent étant très propice, le capitaine du Funchal mit à la voile sans vouloir tenir compte de mes instances pour obtenir quelques minutes de sursis. Je fus d’autant plus affligé de cette désertion étrange que j’étais attaché à celui qui s’en rendait coupable. Élevé dans un des meilleurs lycées de Bruxelles, parlant plusieurs langues, Christian était la seule personne du bord avec laquelle je pusse m’entretenir. Au moment où le Rubens sombra, j’avais reçu de lui une marque d’amitié dont le souvenir ne pouvait s’effacer en moi. J’avais espéré reconnaître ce service en allant me mettre à la recherche d’un navire à San-Yago ; il m’aurait dû son retour en Europe.

Depuis longtemps j’étais en France, et aucune nouvelle de Christian n’était parvenue soit à Stockholm, lieu de sa naissance, soit à Anvers, résidence de sa famille. Il y a quelques semaines, je recevais par la poste un pli portant le timbre de San-Vicente, nom d’une des îles du Cap-Vert; c’est un port où font escale les bateaux à vapeur qui vont au Brésil ou en reviennent. Ce pli renfermait les notes qu’on va lire; elles sont de Christian.


I.


Boa-Vista, le 30 septembre 1871.

Vous souvient-il encore de moi? Avez-vous gardé la mémoire de l’aspirant de marine qui, du canot où capitaine et équipage s’étaient réfugiés, vous appela quelques secondes avant la disparition de notre beau Rubens dans les flots? Placé au gouvernail du navire par un commandant éperdu, on vous y aurait oublié, vous y auriez péri infailliblement sans l’appel que je vous jetai dans cet instant de trouble suprême. Aussi est-ce à vous le premier que je veux dire le motif qui me fit rester seul de notre ancien équipage sur ce roc désolé qu’on appelle l’île de Boa-Vista.

Il y a beaucoup de folie amoureuse dans mon aventure; je n’éprouve pourtant à cette heure aucune honte à confesser que j’ai cédé sans lutte aux entraînemens d’une ivresse morale. L’amour que j’ai éprouvé devait être victorieux de tous les raisonnemens, puisqu’il se déchaîna comme un ouragan sur un cœur de vingt ans. Vous le savez, je n’étais qu’un adolescent lorsque je quittai l’Europe. Ma transformation fut rapide : à peine eus-je respiré le souffle des chaudes régions où la perte du Rubens nous jetait, à peine, au lieu des blanches et froides neiges de mon pays, mes pieds eurent touché les dunes embrasées de Boa-Vista, que tout mon être devint viril; mon âme s’ouvrit à la vie, au bonheur d’aimer, comme au printemps la nature s’épanouit et répond sans réserve aux premières caresses du soleil. Le soir où fut convenu pour le lendemain matin le départ du brick qui devait tous ensemble nous ramener en Europe, j’avais déjà formé le projet insensé de vous laisser partir sans moi. Je fis, dans cette veillée cruelle, des efforts vraiment surhumains pour donner à mon visage l’expression souriante que je voyais sur les traits de tous ceux qui m’entouraient. Peu expansifs d’habitude, les grossiers matelots flamands du Rubens semblaient être devenus aussi naïvement gais que les hommes de couleur au milieu desquels nous vivions depuis le naufrage. Bien que rudement éprouvés par des privations incessantes, l’horreur de leur situation avait disparu comme par enchantement dès votre arrivée de San-Yago. Ne leur aviez-vous pas amené l’embarcation qui devait les rendre à la patrie et à leurs familles? Aussi quelle ivresse! quelle joie ! quelles étreintes! Habitués dès leur jeunesse aux durs travaux de la manœuvre, préférant aux faibles brises de la terre les âpres tourmentes de la mer, ces infortunés regrettaient le ciel nébuleux des froids pays du nord; ils abhorraient ce ciel éclatant du tropique qui les énervait et mettait cruellement en lumière les taches et les haillons sordides de leurs vareuses rouges. Vous m’avez peut-être vu embrasser avec effusion ceux qui à bord, depuis notre départ d’Anvers, m’avaient montré pendant la navigation de l’intérêt et de la douceur. J’espérais ainsi cacher mes inquiétudes. Je ne voulus pas vous parler dans la crainte de vous laisser deviner mon trouble. A minuit, quand je crus tout le monde endormi, je me levai sans bruit du lit de sable où pêle-mêle nous couchions depuis un mois : je vins, en retenant mon souffle, auprès de la couchette où vous dormiez; voyant une de vos mains entr’ouvertes, je la pressai doucement. Je vous dis adieu à voix basse ; puis, me précipitant hors de l’habitation, je m’élançai comme un fou vers l’intérieur de l’île.

Je courus toute la nuit au milieu de dunes interminables sans regarder une seule fois derrière moi. Le ciel était magnifique, plein d’étoiles brillantes; pas un souffle dans l’air, le silence des sables solennel, mystérieux, comme il doit être au désert. A quatre heures du matin, arrivé au sommet du cratère d’un volcan éteint, je m’arrêtai. Si des matelots avaient été envoyés à ma poursuite, du lieu élevé où je me plaçai, leur approche n’eût pu m’échapper. Bientôt le soleil se leva et éclaira en quelques secondes les blocs de lave au milieu desquels je me trouvais : les dunes à couleur fauve déroulèrent devant moi leur affreuse nudité; au loin, la mer étincelait, m’enfermant de tous côtés comme un anneau d’azur.

Pendant quatre heures, je ne cessai de regarder avec une impatience fiévreuse dans la direction où je supposais que devait être la rade de Boa-Vista. Soudain vers le nord-est, je distinguai un petit point blanc mobile; comme un gigantesque oiseau de mer, ce point doublait un promontoire. Je reconnus votre Funchal à sa voilure coquette et hardie. Par momens, le brick s’approchait de terre, comme s’il eût voulu s’y briser; plusieurs fois il disparut tout à fait à mes yeux, perdu presque entièrement dans la blancheur des falaises. Enfin, mettant le cap sur l’horizon, traversant, avec une audace qui me semblait inouïe les récifs sur lesquels le Rubens avait sombré, le brick se déroba pour toujours à ma vue.

Comment vous décrire l’émotion qui alors s’empara de moi? Je me mis à envisager la situation que je venais de me faire; je la vis affreuse. En Europe, ma disparition plongeait toute ma famille dans la douleur et le deuil; à vingt ans, je me trouvais sans ressource aucune, sur une île aride de l’Atlantique, au milieu d’une population composée en grande partie de noirs. J’y aimais une femme, presque une enfant, aussi différente de moi par la condition, la race et la naissance que l’eau peut différer du feu.

C’est pendant que vous étiez à Porto-Praya de San-Yago en quête d’un navire que je vis pour la première fois celle qui devait prendre sur moi un empire absolu. Vous rappelez-vous Juan da Silva de las Montes y d’Oliveira, cet harpagon mulâtre, fantastique, squelette vivant, qui, en qualité de vice-consul d’Angleterre, nous recueillit? Il n’y avait pas à Boa-Vista de consul de Belgique, et da Silva voulut bien agir comme s’il eût eu cette qualité. Il se constitua notre protecteur plutôt dans un esprit de spéculation que par charité; il espérait trouver dans les épaves du Rubens, que le flot poussait journellement au rivage, un paiement usuraire des déboursés qu’il allait faire en hébergeant tant bien que mal seize naufragés. Placés par lui dans une maison abandonnée et ouverte à tous les vents, n’ayant pour couche qu’un sable brûlant, nous y recevions une nourriture insuffisante : du maïs grillé sur des briques rougies au feu nous tenait lieu de pain, pas de viande, jamais de vin; le poisson que nous allions pêcher nous-mêmes sous un soleil de feu, à l’aide des filets empruntés, composait notre principal aliment. La pauvreté de l’île était évidente, et nous avions dû accepter toutes ces misères sans murmurer.

Un jour pourtant, dans l’espoir d’obtenir quelques vêtemens qui nous faisaient défaut, je fus délégué par mes compagnons d’infortune auprès de da Silva. Je parle l’anglais; je me fis l’interprète de leurs doléances en songeant plutôt à la détresse de mes amis qu’à la mienne. Vous n’avez pas sans doute oublié le personnage. Haut de six pieds, la tête blanche, la figure olivâtre, le vice-consul da Silva était d’une telle maigreur qu’elle le faisait ressembler à un roseau desséché. Il avait soixante ans, disait-on; je lui en eusse donné quatre-vingts. Etendu sur un canapé en rotins de Chine, il écouta ma demande en bâillant sans relâche, puis d’une voix dolente il me dit qu’il lui serait difficile de faire pour nous plus qu’il n’avait fait. — Je suis malade, murmura-t-il; ma femme vient de mourir, — ici un long bâillement, — et de quarante personnes qui composent ma maison, une seule, una criança, n’a pas été atteinte par les fièvres qui frappent en ce moment toute la population de Boa-Vista. — Pour me faire juger par moi-même de l’impossibilité où il était de nous venir en aide, il daigna se lever, et me dit de jeter un coup d’œil dans l’intérieur d’un réduit voisin de sa chambre, réduit d’où pendant notre conversation j’avais entendu sortir des plaintes. — Regardez ! — ajouta-t-il d’un ton qui ne voulait pas de réplique, en ouvrant la porte d’un vaste couloir.

Je restai comme pétrifié d’horreur au spectacle qui s’offrit à ma vue. Sur des nattes en latanier, couvrant en désordre le parquet, gisaient une dizaine de personnes hâves et livides; quatre ou cinq petites créatures à peu près nues et d’une maigreur inouïe semblaient expirantes. Tous ces malades paraissaient succomber aux fièvres paludéennes qui chaque année sévissent dans ces parages à dater du mois de juin jusqu’à la fin de décembre. Une table, un crucifix fixé à la muraille, et sur ce crucifix une palme desséchée, composaient tout l’ameublement. Au milieu du couloir, une belle jeune fille était debout. La santé rayonnait sur son visage, de longs cheveux noirs et abondans tombaient en désordre sur ses bras et ses épaules nus; ses grands yeux pleins d’une douceur infinie interrogeaient à tout instant les malades auxquels la fièvre arrachait des gémissemens. Dès qu’elle remarqua qu’il y avait un étranger avec da Silva, elle jeta sur ses épaules une longue mantille en cotonnade bleue; se voilant ensuite la figure selon la coutume modeste des filles du pays, je la vis rester immobile, absorbée dans le navrant tableau qui était devant nous. — Me croirez-vous? Admettez-vous qu’une passion puisse entrer comme un glaive dans un cœur? Moi, j’en ai fait l’expérience, et mon histoire vous le prouvera. — Malgré la rapidité qu’elle avait mise à s’envelopper de sa mantille, j’avais parfaitement aperçu son visage. Dès cet instant, je ne vis plus qu’elle. Ravi, troublé, ému, je n’entendis plus un mot de ce que le vice-consul marmottait à mon oreille pour justifier son avarice. Je sortis du consulat, cherchant déjà dans ma tête un prétexte plausible à un prompt retour dans cette maison.

Les matelots, pour combattre l’ennui et l’oisiveté qui les tuaient, avaient imaginé de donner précisément ce jour-là un bal aux filles noires de l’île. La réunion s’était tenue sous un hangar abandonné, ouvert à tous les vents. Rien de plus simple que cette fête : pour sièges, des planches élevées du sol à l’aide de pierres d’une égale hauteur, pour orchestre deux noirs frappant à tour de bras sur une grosse caisse ou raclant du bout de leurs ongles trois cordes ingénieusement tendues sur une noix de coco coupée en deux, la lune éclairait, — pour rafraîchissemens, de petits morceaux de canne à sucre servis dans une calebasse desséchée. Goût baroque! presque toutes les danseuses, pieds nus, au visage couleur d’ébène, mais aux traits réguliers, portaient des robes blanches à falbalas. Rien cependant n’est ridicule dans leur costume journalier, composé invariablement d’une longue jupe bleue et d’un canezou très large sur lequel elles jettent une mantille en cotonnade. Malgré leur accoutrement, les hommes du Rubens les trouvèrent belles à ravir; il faut croire que l’admiration était réciproque, car les danses durèrent tard dans la nuit. Dans un groupe silencieux de vieilles femmes accroupies bouches béantes autour des danseurs, j’avais reconnu tout à coup une négresse attachée au consulat. Je lui avais fait signe de sortir de l’atmosphère trop échauffée de la danse, et, une fois en plein air, je m’étais empressé de lui demander le nom de celle dont l’image ne me quittait plus. — Rita, me dit-elle. — Je sus encore que, née à Porto-Praya de San-Yago, elle n’était ni la fille de da Silva ni son alliée.

Le lendemain, je la vis sortir de la misérable hutte couverte de palmes sèches qui tient ici lieu de temple. Ses traits ont toute la noble régularité des visages européens; elle est grande, svelte, et sa lente démarche m’a rappelé celle des femmes de la Judée. La pâle couleur de sa peau jette dans mon esprit un grand trouble. Quelle est l’origine, la race de cette femme? Ses bras, son col, ses fines épaules, ont les reflets du bronze florentin. Il y a de l’or dans sa chair. La Sulamite du Cantique des cantiques devait avoir cette étrange beauté; comme celle que Salomon appelait la plus belle d’entre les femmes, elle eût pu dire : « Je suis brune, mais de bonne grâce... Ne prenez pas garde à moi de ce que je suis brune, parce que le soleil m’a regardée. »

A tout instant, vous pouviez entrer en rade avec le bâtiment qui devait nous rapatrier; bien décidé à vous laisser mettre à la voile sans moi, si j’apprenais que je pouvais épouser Rita, je retournai chez le vice-consul da Silva dès le lendemain de ma première visite. En ma qualité de blanc, — qualité dont jusqu’à ce moment je n’avais pas soupçonné le privilège, — le mulâtre n’osa pas me faire un trop mauvais accueil ; il me reçut avec son indifférence habituelle, sans attacher aucune importance à cet empressement, sans se douter du motif qui m’amenait chez lui. Je n’avais qu’un but cependant, lui parler de celle que j’aimais, entendre parler d’elle, confesser mon amour dès qu’il s’offrirait une occasion propice. J’étais étonné que le vice-consul, en me regardant avec quelque attention, ne lût pas dans mes yeux, ne vît pas dans ma contenance embarrassée tout ce qui se passait en moi, et ne vînt pas de lui-même au-devant des explications que je brûlais d’obtenir de lui. Heureusement le hasard servit mes désirs. Importuné par la demande de quelques secours pour un de nos matelots malades, da Silva me dit avec une grossière brusquerie de m’adresser désormais pour ces sortes de requêtes à Rita, que cette fille seule connaissait les ressources de sa maison, qu’il lui avait donné ses pleins pouvoirs depuis qu’il était malade, et qu’il agréait d’avance tout ce qui serait convenu entre nous. — Rita, lui dis-je avec quelque étonnement, est bien cette jeune fille que j’ai vue hier veillant sur vos malades ?

— Précisément.

— Je comprends mal le portugais ; il est à craindre qu’elle ne puisse pas elle-même comprendre ce que je lui demanderai, si, comme à vous, je lui parle anglais.

— Soyez tranquille. Des relations d’affaires avec les Américains qui viennent à Boa-Vista tous les ans chercher des sels et des peaux de chèvres ont rendu cette langue familière à toutes les personnes de l’île. La nature, qui nous a faits noirs, a racheté son injustice en nous accordant le don des langues.

— Et le français, monsieur le vice-consul, quelqu’un le parle-t-il dans l’île ?

— Personne ; il n’y pas même de vice-consul de France à Boa-Vista.

Une idée que je croyais très heureuse traversa mon cerveau. — Vous plairait-il de l’apprendre de moi ?

— Apprendre le français à un vieux gorille ? Vous n’y songez pas. Vous pourriez partir demain, — ce que je vous souhaite, — et il est bien inutile de se casser la tête pour un travail qu’on ne peut pas finir… à moins, s’écria-t-il avec un rire lugubre qui secouait les os de sa mâchoire comme des castagnettes, que vous ne vouliez vous fixer dans l’archipel du Cap-Vert comme maître d’école. Vous seriez sûr de n’y avoir aucun concurrent,… et par momens, quand la mort fauche cette île, pas un élève !

— Pourquoi pas ? — répliquai-je sans me laisser rebuter par ses sinistres plaisanteries, en songeant sérieusement qu’il m’indiquait ainsi pour l’avenir une ressource contre l’abandon et la misère.

Le vice-consul ne daigna plus me répondre ; il alluma un cigare de Bahia, tout en me regardant en dessous et peut-être avec quelque admiration; cependant était-ce bien de l’admiration, et ne pensait-il pas plutôt qu’il avait un fou devant lui? Ce qui me parut évident, c’est qu’il n’encourageait pas mon idée. C’eût été d’ailleurs un crime. Je pouvais échapper à l’épidémie de la saison, mais dans huit mois, après le retour des pluies, les fièvres reviendraient avec leur affreux cortège de souffrances. Pour un homme habitué à l’air tempéré de l’Europe, le danger devait être plus grand que pour ceux qui, nés ici, se sont accoutumés à vivre dans l’attente d’une mort prématurée. Comment comprendre que ces îles malsaines ne soient pas désertes? Quel lien invincible attache donc ses habitans à cette terre sans arbres, sans fleurs, à ce sol où le soleil fait germer la mort, lorsque partout ailleurs ce même soleil donne la vie, la verdure, les prairies, la forêt aux ombres impénétrables? Et quelle existence ne devait pas être la mienne désormais, si je persistais dans ma résolution ! Séparé de l’Europe pendant de longs jours, je ne pouvais espérer avoir des nouvelles des miens et de ma patrie que lorsqu’un bâtiment américain viendrait chercher les produits misérables de l’île, ou encore lorsqu’un capitaine inexpérimenté, par une nuit obscure, jetterait son navire sur les récifs qui perdirent le Rubens. — A quoi diable songez-vous? grommela le vieux consul. Allez donc trouver Rita, et ne vous faites pas donner toute la maison par elle.

Je m’éloignai sans être troublé ni par la brusquerie de da Silva, ni par les pensées sinistres qui venaient de traverser mon esprit; je n’eusse pas aimé, si mon cœur en eût été ébranlé. Je ne songeais qu’à l’adorable vision que j’avais eue la veille, je ne voulais vivre que pour me faire aimer de Rita; je n’avais qu’un but, lier sa destinée à la mienne. Je la trouvai sous la vérandah d’une vaste cour. Toutes les habitations riches de cet archipel sont construites à la moresque, c’est-à-dire ayant au centre du logis un large espace quadrangulaire formé par les murailles de l’habitation et entouré d’une galerie en bois, qui s’élève ordinairement à la hauteur d’un premier étage. Les portes des chambres à coucher, du salon, de la salle à manger, s’ouvrent toutes sur ce balcon, où les maîtres du logis circulent continuellement; les femmes y travaillent le jour, y prennent le frais le soir, et les enfans, étendus entièrement nus sur des nattes, y jouent pendant de longues heures. La domesticité, les esclaves, — il y en a encore, je ne le sus que trop, dans les possessions portugaises, — vivent pêle-mêle au rez-de-chaussée avec les chevaux, les chiens et les animaux domestiques. Quant aux habitations pauvres des indigènes, elles n’ont qu’un rez-de-chaussée extérieurement blanchi à la chaux; l’intérieur est des plus misérables. Les familles qui y vivent sont composées de noirs, anciens esclaves affranchis. La température étant continuellement élevée, ils dorment sur le sol foulé, enveloppés dans une couverture en coton fabriquée sur la côte d’Afrique. Parfois dans une de ces demeures l’œil étonné découvre un piano, un meuble élégant, des défroques d’Europe, des vins excellens et de tous les pays : ce sont des épaves que la mer a rejetées sur les côtes de ces îles, tristement fertiles en naufrages. Si les diamans y brillent aux doigts de presque toutes les négresses, c’est qu’elles les ont enlevés, en les mutilant sans scrupule, aux mains crispées des noyées. Sans la pêche, fort abondante d’ailleurs, sans les épaves, il n’y aurait peut-être pas un habitant à Boa-Vista.

Lorsque j’aperçus Rita, elle distribuait à des chèvres avides quelques feuilles fraîches de maïs; accroupie aux pieds de la jeune fille, se trouvait la négresse que j’avais interrogée la veille. Dès que celle-ci me vit, elle s’élança vers moi, et, s’emparant de mes mains, y posa sas grosses lèvres selon la coutume humble des esclaves. Je devins cramoisi autant des étranges marques de soumission que je recevais d’une pauvre femme que de l’ennui de me voir reconnu. — Où as-tu fait connaissance avec cet étranger, Nora? lui demanda sa maîtresse.

Je n’entendis pas la réponse, qui fut dite à voix basse; mais la négresse parlait avec volubilité, roulant à tout instant ses grands yeux de mon côté, et j’eus la certitude que tout ce qui avait été échangé en paroles entre elle et moi était fidèlement rapporté. Rita me considéra longuement; il y avait un étonnement craintif dans son regard, presque une question. J’étais tout interdit. Lorsqu’elle me demanda ce que je cherchais, je fus quelques secondes sans pouvoir répondre. — Da Silva, lui dis-je enfin, m’a fait espérer que vous consentirez à être pour nous tous, pauvres naufragés, mais surtout pour un de nos matelots qui vient d’être atteint par les fièvres, ce que vous êtes pour les malades de cette maison, une sœur de charité.

— De tout mon cœur, reprit-elle simplement.

Elle se leva aussitôt, et me conduisit, suivie de Nora, dans une petite chambre où elle gardait et préparait sans doute les médicamens. Elle y prit ce qui convenait au matelot souffrant ; nous parcourûmes ensuite la maison, afin d’y découvrir des objets très utiles à des Européens naufragés, mais sans valeur pour un habitant de Boa-Vista. — Le vice-consul, me dit tout à coup la jeune fille, vous a-t-il autorisé à me demander tout cela?

— Oui. Le vice-consul approuve tout ce que vous ferez; seulement, connaissant votre générosité, il m’a chargé de vous recommander de ne pas dévaliser toute sa maison pour nous.

Elle sourit avec une légère ironie, puis d’une voix douce : — Comme vous avez l’air très bon, dit-elle, je vais vous faire la meilleure part dans le peu que j’ai à donner.

— Je ne veux rien pour moi, encore moins voudrais-je d’une préférence. Je ne me plains pas, et je ne demande rien... Je me trompe, Rita, voulez-vous m’autoriser à être témoin du bien que vous faites ici? Accordez-moi cette faveur, et je vous affirme que jamais dénûment, misère, ennuis, n’auront été pour moi plus légers à supporter.

— A quoi bon me revoir? fit-elle confuse, naïvement étonnée, ne paraissant pas comprendre le prix que j’attachais à ma demande. Cela ne changera pas la farine de manioc et le maïs que vous avez à manger en pain blanc, l’eau saumâtre de nos citernes en eau de source limpide... Pourtant, si la vue des misères de cette maison vous fait trouver moins pénible votre situation de naufragé, venez. J’ai quelques bons livres anglais et portugais; les voulez-vous? Votre séjour dans l’île ne peut être bien long; mais, quelle qu’en soit la durée, si j’ai pu vous aider à supporter un instant les horreurs de cette résidence, je serai heureuse et contente.

Je me précipitai, sans réflexion, en les baisant comme un fou, sur les petites mains de l’adorable créature, qui, tout en parlant, levait ses yeux humides vers le ciel comme pour me dire d’y chercher un secours supérieur à ceux qu’elle pouvait m’offrir. Je sentis mes larmes jaillir à flot, et prêt à s’échapper de mes lèvres un aveu brûlant. Je me contins pourtant, car il me paraissait insensé que Rita pût croire à la spontanéité de ma passion. Après avoir parcouru le logis, reçu les livres et les objets destinés à mes compagnons, je voulus encore une fois lui dire que je l’aimais : ma voix expira sur mes lèvres; par le regard que la jeune femme lança sur moi en me quittant brusquement, je compris qu’elle avait conscience des sentimens qu’elle m’inspirait. Ce regard était glacé, d’une froideur tellement calculée, que je sortis de chez da Silva pleurant comme un enfant.

Le lendemain même de cette visite et jusqu’au jour de votre arrivée, je revins à la maison du consul avec la tenace et audacieuse persistance des hommes de mon âge. Comme je ne pouvais m’y présenter que dans l’après-midi, je m’asseyais, en attendant l’heure désirée, sur le sable au bord de la mer. J’avais soin de me placer sur un point élevé de la côte d’où mes yeux pussent sans peine découvrir la demeure de ma bien-aimée. Si un instant je perdais de vue sa maison, c’était pour contempler le mouvement des vagues déferlant à mes pieds : j’entendais sortir du frémissement des flots, lorsqu’ils touchaient la grève, comme un écho confus des plaintes, des sanglots, des colères, dont mon cœur était plein. N’avais-je pas, hélas! sujet d’être malheureux? Depuis le moment où Rita devina que je l’aimais, son regard ne s’était plus adouci. Cent fois j’avais voulu lui demander l’explication de son indifférence, cent fois elle s’y était dérobée. J’allais sans doute me décider à tout dire à da Silva, avec l’espérance de gagner son appui ou son approbation, lorsque je vis les voiles blanches du Funchal arrivant avec vous de San-Yago.

Dès que j’appris que vous veniez pour nous ramener en Europe, je courus chez le consul. Il me fallait savoir, sans perdre une minute, si rien ne s’opposait à ce que Rita devînt ma femme. Si je pouvais l’espérer, je vous laissais mettre à la voile sans moi, sans rien communiquer à personne de mes projets; dans le cas contraire, il fallait monter tout de suite à bord et ensevelir mon amour dans l’oubli.

Dès que Rita entendit le bruit de mes pas sur les planches sonores de la vérandah, je la vis accourir à ma rencontre. A ma grande surprise et avec peine, je remarquai que son beau visage avait repris l’expression de douceur ineffable qui m’avait si fortement subjugué lorsque je le vis pour la première fois. — Je sais la bonne nouvelle, me dit-elle, et je viens de remercier la Vierge de ce qu’elle a fait pour vous. Dès demain, vous serez en route pour l’Europe.

Je demeurai interdit. — Vous croyez donc que je suis heureux de partir? m’écriai-je.

— Comment ne le seriez-vous pas? On dit des choses merveilleuses de votre pays. Toutes les femmes, m’assure-t-on, y sont blanches et libres. Qu’on doit être heureux d’habiter de telles contrées ! Comment peut-on les quitter? Néanmoins ne dites pas chez vous trop de mal de nos îles; — quoique pauvres, elles sont hospitalières. Si les hasards de votre vie de marin vous ramènent un jour dans notre archipel, venez nous voir. Da Silva, j’en suis persuadée, vous pressera de nouveau la main avec plaisir.

— Peu m’importe da Silva ! Vous, Rita, aurez-vous quelque joie à mon retour ?

— Oui, beaucoup,... je puis vous le dire à présent que vous partez;... mais, j’y songe, reprit-elle avec tristesse, si vous restez de trop longues années sans revenir, peut-être ne me retrouverez-vous plus. Les fièvres ne m’épargneront pas toujours. Dans ce cas, promettez-moi de faire un pèlerinage là-bas, vers les dunes blanches, au cimetière, où je reposerai.

— Chassez cette idée, Rita; vous vivrez pour moi, comme je veux vivre pour vous. Je ne pars pas : je vous aime; ne le savez-vous pas? Vous serez ma femme, si vous y consentez. Demain même, après le départ de mes compagnons, je demande votre main à da Silva. — Moi, votre femme? fit la jeune fille avec un geste d’épouvante, c’est impossible!

— Impossible, grand Dieu! Pourquoi?

— Ne savez-vous pas qui je suis?.. Partez, au nom du ciel! ne m’interrogez pas; je ne puis être à vous !

J’étais atterré; j’allais continuer lorsqu’elle éclata en sanglots, et malgré mes efforts pour la retenir elle s’échappa de mes bras, me laissant comme foudroyé. Je ne sais combien de temps je fusse resté sous le coup de mon égarement sans une voix triste et dolente qui murmura en portugais à côté de moi : — Que faz ahi, o senhor? (que faites-vous là, monsieur?)

C’était la vieille négresse Nora, que j’avais toujours vue auprès de Rita. J’écrivis à la hâte quelques mots au crayon sur un papier, et je la priai de les porter à sa maîtresse. — Rita, no ama,.. me dit-elle. (Rita, pas maîtresse.) — Je la regardai avec fureur: elle n’eût pas été femme, je l’eusse frappée. — Oh ! reprit-elle d’un air triste, comme fâchée d’avoir été mal comprise, en son humilde criada (je suis sa servante dévouée). Rita empêcher toujours moi d’être battue.

— Porte-lui donc ceci, si tu l’aimes; mais ne remets ce papier qu’à elle seule... Jure-le !

Nora se signa et jura ce que je voulus. Je disais : « Rita, je ne partirai point. Je reste pour vous mériter, pour vaincre les obstacles qui s’opposeraient à ce que j’ose espérer. Au nom du ciel, gardez le secret de cette résolution jusqu’à demain.

« CHRISTIAN. »


Je vous ai dit qu’après la lente disparition du Funchal derrière l’horizon j’avais envisagé avec effroi toute l’étendue de la situation sans issue où volontairement je m’étais placé. Le brick parti, je devais sans retard aller trouver da Silva; mais comment l’aborder? que lui dire pour expliquer mon étrange séjour à Boa-Vista? Rien qu’en parlant de l’attachement d’un blanc pour une fille de couleur, n’allais-je pas lui fournir un motif de raillerie? Si je lui disais que la personne aimée était Rita, que je la voulais prendre pour femme, n’était-ce pas faire éclater une inimitié terrible? Je venais ravir à un vieillard avare son trésor, l’âme de sa maison, l’ange gardien de ses malades, la femme qui devait remplacer près des orphelins la mère récemment perdue. Il ne fallait pas oublier un seul instant qu’en sa qualité de vice-consul, da Silva avait le droit de me tenir enfermé jusqu’au passage d’un navire; cet homme n’avait qu’un seul mot à dire au commandant d’un bâtiment de guerre anglais, pour que dès mon arrivée en Europe je fusse remis comme déserteur à l’un des représentans de la nation sous le pavillon de laquelle je venais de naviguer. Je devais donc agir avec la plus grande circonspection. Voici, après bien des hésitations, ce que j’avais arrêté : ne pas laisser soupçonner à da Silva la passion que je ressentais, me faire passer pour un garçon enthousiaste de la vie d’aventures, capter par un dévoûment absolu la confiance de celui qui disposait de Rita, de manière à lui faire employer mon activité à étendre ses relations d’affaires avec l’Amérique, lui devenir tellement indispensable qu’il n’osât rien me refuser.

Dès que le vice-consul me vit arriver chez lui, il se leva de sa chaise comme mû par un ressort ; en vrai Portugais créole, il m’accueillit par des apostrophes précipitées à l’adresse de tous les saints et saintes du paradis catholique. — Jésus, santa Maria, José ! s’écria-t-il en ne cessant de me regarder tout effaré, que vois-je ? — Puis, devenant tout à coup païen en changeant de langage, il s’écriait en anglais : — Par Jupiter, est-ce réellement vous, maître Christian ? — Nora se confondait en signes de croix incessans ; Rita n’osait me regarder. Il me parut, en considérant attentivement la jeune fille, qu’elle avait pleuré ; à la vue de ses beaux yeux encore humides, mon aplomb tomba. Je sentis devant cette tristesse inattendue fondre mes projets et mes résolutions comme la neige fond au soleil.

Quand da Silva eût retrouvé son flegme habituel, il me demanda ironiquement si j’avais pris au sérieux mon projet d’enseigner le français à des négrillons. Il aimait mieux croire pour mon jugement que j’étais mal avec mon ancien capitaine, et que, craignant de mauvais traitemens, je l’avais laissé partir sans moi. En agissant ainsi, je n’étais pas strictement dans mon droit ; néanmoins je pouvais me croire libéré vis-à-vis d’un commandant qui avait brisé sottement son navire sur des écueils. Me trouvant un air embarrassé : — Si vous vous plaisez, par un miracle de Dieu, à Boa-Vista, me dit-il, sur ce grain de sel toujours léché par la mer, ce n’est pas moi qui vous laisserai mourir de faim. Vous me parlerez souvent de votre Europe et m’apprendrez à la connaître. Rita, voilà une bonne occasion pour toi d’apprendre le français à peu de frais ; quant à moi, je suis trop vieux pour cela. Cherche dans la maison un bâton où puisse percher ce bel oiseau blanc pris en cage de Boa-Vista : il logera ici, s’il n’a pas peur des fièvres ; il mangera le riz de ma table, s’il ne croit pas déroger en s’attablant avec un mulâtre, — mais un mulâtre libre et vice-consul de sa majesté britannique à Boa-Vista, senhor Christian !

Je comprenais bien que l’orgueil de l’homme de couleur se plaisait à l’idée de secourir un blanc. L’amour-propre triomphait de l’avarice. Je ne m’en inclinai pas moins reconnaissant et doublement respectueux devant l’olivâtre représentant de la reine d’Angleterre. En l’écoutant parler ainsi, je sentis revenir mon courage un instant évanoui, et ce fut avec une joie réelle que je répondis à da Silva que je n’avais point quitté l’ex-capitaine du Rubens par crainte d’être maltraité, vu que je n’étais pas homme à souffrir un outrage. Si j’avais décidé de laisser partir sans moi mes compagnons, c’était tout simplement parce qu’il ne me plaisait pas de retourner en Europe, où ma famille, effrayée par mon naufrage, ne m’eût pas permis, selon toute probabilité, de reprendre la mer. — Lorsque je me suis embarqué à Anvers, ajoutai-je, j’étais pauvre comme je le suis aujourd’hui, et à la charge de vieux parens; en les quittant, j’avais juré de ne les revoir qu’après avoir fait fortune à l’étranger, dans les colonies. Le hasard m’a jeté ici, j’y reste. Je suis sur la route d’Amérique, à moitié chemin des États-Unis, d’un libre et admirable pays où l’on atteint neuf fois sur dix le but que je poursuis, quand on a, comme moi, la jeunesse, la volonté et le courage. En attendant qu’une occasion de partir se présente, — j’espérais bien tout bas qu’elle ne se présenterait pas de sitôt, — disposez de ma personne comme vous l’entendrez, monsieur le consul ; mais donnez-moi tout de suite une occupation.

Aussitôt da Silva s’écria que la Providence ou le diable me protégeait. Il m’apprit que son voisin, vice-consul d’Amérique, attendait chaque jour de Lisbonne un grand navire, le Camoëns. Dès son arrivée à Boa-Vista, ce bâtiment serait vendu. Comme les formalités de vente demandent beaucoup d’écritures, il espérait me faire travailler chez son collègue, l’engager à m’allouer une jolie somme en dollars pour prix de mon travail, enfin m’obtenir un passage gratuit pour le Nouveau-Monde, si décidément je ne voulais pas rester dans son île.

J’avoue que je trouvai tout cela trop providentiel. Que répondre? Avant le départ de ce maudit navire, pensai-je, je serai peut-être devenu indispensable à da Silva. Cela me paraissait aisé avec un homme aussi nonchalant et maladif. — En attendant l’arrivée du Camoëns, voulez-vous, lui dis-je avec chaleur, que je me mette en campagne dans l’intérieur de Boa-Vista et des îles environnantes pour acheter en votre nom des sels et des peaux de chèvres?

Il allait, en vérité, accepter ma proposition, lorsque Rita, qui jusqu’à ce moment nous avait écoutés, s’approcha du vice-consul et lui parla en portugais avec animation. Je ne comprenais pas assez bien cette langue pour savoir exactement ce que la jeune fille pouvait dire, mais il fut évident pour moi qu’elle le dissuadait d’accepter mes offres. Comme il hésitait et selon son habitude ne répondait pas, je vis Rita insister avec une force nouvelle. Je finis par comprendre qu’elle disait à da Silva qu’en prenant à son service un garçon comme moi il s’exposait à ce que dans peu de temps je lui fisse d’amers reproches. Je n’étais point parti avec mes compagnons du Rubens pour l’Europe, finit-elle par lui dire; qui pourrait lui garantir qu’au départ du Camoëns consentirais à m’en aller?

Cette question fut sans doute pour da Silva un trait de lumière, et l’air soudainement consterné de Rita me prouva qu’elle en comprenait, mais trop tard, l’imprudence. Jetant aussitôt les yeux sur moi, le vice-consul vit mon regard attaché avec une telle expression suppliante sur ceux de la jeune fille que le soupçon qui traversait son esprit devint une certitude. Je me sentis démasqué, et j’avoue que j’en eus du contentement, car le rôle hypocrite que j’avais voulu jouer ne convenait pas du tout à mon caractère.

— Pardonnez-moi, monsieur le consul, de n’avoir pas eu vis-à-vis de vous plus de franchise. J’aime Rila, et c’est l’attachement que j’ai pour elle qui m’a fait déserter.

Da Silva devint blême et menaçant; se dressant devant moi, il allait me frapper lorsque Rita l’arrêta d’un geste suppliant, et se plaça entre lui et moi. — Traitez ce pauvre jeune homme avec indulgence, en enfant, senhor da Silva! Dites-lui la distance qui me sépare d’un Européen; les sentimens généreux de la jeunesse la lui ont cachée ou fait oublier. Qu’il comprenne qu’en vous parlant comme je l’ai fait je suis plus dévouée à son bonheur que si j’eusse gardé le silence.

La colère et la fureur du vice-consul, au lieu de s’apaiser devant l’intervention de Rita, parurent s’accroître : de blême, sa figure devint verte; ses grands yeux noirs, roulant dans des orbites démesurément creusés par les fièvres, semblaient vouloir me foudroyer; étendant vers moi ses doigts décharnés comme ceux d’un squelette, il m’eût déchiré, s’il n’eût craint de ne pas sortir victorieux d’une lutte avec moi. — Nora, cria-t-il avec fureur, cours chercher la force armée, afin qu’elle s’empare de ce voleur de fille, et le jette en prison... Brute que j’étais! comment, en te voyant si belle et si douce, n’ai-je pas deviné la raison des visites journalières de ce drôle? Et moi qui allais comme un imbécile enfermer l’hyène avec la chèvre ! Il est heureux qu’il n’ait pas eu une galène à lui, ce Christian, peut-être t’aurait-il enlevée et conduite en Europe, comme autrefois les forbans espagnols enlevaient les nègre? et les négresses pour en faire des esclaves dans leurs colonies. Rita, tu es un bijou précieux,... il le savait bien, puisqu’il voulait te voler. Combien j’ai eu raison de mettre en toi toute ma confiance! D’ailleurs, si tu eusses été assez folle pour aimer cet homme en lait caillé, je n’aurais pas été longtemps sans m’en apercevoir. Ton séducteur eût pourri dans un cachot, le calabozo aux esclaves, et toi, avec des fers aux pieds et aux mains, conduite à la côte d’Afrique, je t’aurais fait vendre à un noir de mon choix, à quelqu’un qui m’eût vengé de ton hypocrisie. Pourquoi pleurniches-tu? Aimerais-tu cet amoureux goudronné? Non, puisque tu viens de le confondre et m’engages à le faire partir. C’est ma colère qui t’épouvante? Tranquillise-toi. Dès que cet homme sera hors de ma vue, ma fureur tombera; mais qu’il parte, ou je le tue ! Le navire que j’attends prendra tout de suite à son bord maître Christian, et je ne garderai plus que pour en rire le souvenir de cette sotte histoire. Si tu veux te marier, donzella, il faut que tu attendes la mort de ton vieux maître, car je ne t’échangerais que contre la couronne d’Angleterre; demande à ce va-nu-pieds s’il l’a dans sa poche. La femme que je viens de perdre t’aimait comme sa fille; eût-elle voulu plus que moi te voir quitter la maison? Non, ne le pense pas. Mon deuil fini, les petites créatures délivrées de leurs fièvres, les beaux jours revenus, nous verrons ensemble s’il ne sera pas possible de t’offrir un sort plus doux que celui de devenir la femme d’un matelot.

En entendant ces dernières paroles, Rita regarda le consul comme pour deviner sa pensée; il y avait de la terreur et de l’étonnement dans les grands yeux interrogateurs de la jeune fille; da Silva ne parut ou ne voulut pas s’en apercevoir. Il s’approcha de son esclave, l’embrassa au front, tout en me regardant d’un air railleur. Si je n’avais vu sur les traits de Rita une répulsion bien marquée, un effroi manifeste, je ne puis dire à quel acte de folie désespérée je me fusse livré.

À ce moment, la vieille négresse entra toute tremblante, suivie de deux noirs armés de sabres rouillés. Ces malheureux nègres, minés par la fièvre, avaient dû sortir de leur lit pour me saisir. C’était la « force armée » ridiculement demandée par da Silva, tout ce que Nora avait trouvé d’hommes valides parmi les quinze douaniers qui composent la garnison habituelle de Boa-Vista. Je demandai en haussant les épaules si c’était avec ces moricauds enfiévrés qu’on avait la prétention de me faire arrêter. — Renvoyez, dis-je à da Silva, ces malheureux, que je jetterais par terre d’un revers de ma main, s’ils osaient me toucher. Faites-moi indiquer la maison du vice-consul américain, afin que j’aille me placer sous sa protection; s’il me la refuse, je vivrai bien de pêche jusqu’à l’arrivée du Camoëns. Je puis souffrir les privations, mais jamais la violence. Je ne suis en somme ni Belge, ni Anglais, ni Portugais, je suis Suédois, et je ne vous reconnais absolument aucun droit sur ma personne. — Me tournant alors du côté de Rita, je lui dis que mon cœur était mortellement attristé d’avoir vu à ce point mon amour incompris et dédaigné. — La dureté de la déclaration que vous venez de faire à da Silva, ajoutai-je avec une colère sourde, éteint à jamais cet amour. Soyez donc la maîtresse ou la femme de cet homme, il est digne de vous!

A peine cette insolente apostrophe échappée de mes lèvres, je vis Rita chanceler et pâlir; je m’élançai vers elle pour la soutenir, car je crus qu’elle allait tomber; pourtant son visage s’éclaira bientôt, ses yeux brillèrent d’un vif éclat. — Mais cet homme ne sait donc pas ce que je suis? Regardez! s’écria-t-elle en s’adressant à moi avec douleur, et, relevant la manche de sa robe avec un geste navrant, elle posa un doigt sur les veines de son bras nu.

— Je ne comprends pas, balbutiai-je en regardant ce bras gracieux tout étincelant de cette belle teinte dorée qui déjà m’avait si vivement frappé.

— Eh bien! je ne puis être à vous, parce qu’il y a du sang noir dans ces veines, et que dans les vôtres il y a du sang rouge, du sang libre; comprenez-vous? C’est impossible parce que je suis la fille d’une esclave de San-Yago, et que je suis esclave aussi. J’appartiens à ce vieillard, qui ne me rendra la liberté qu’à sa mort ou contre de l’or, que vous n’avez pas...

— Vous à cet homme !

— Ma mère, séduite par un blanc, a donné le jour à une enfant esclave, et cette esclave, c’est moi. Puis-je, n’étant pas libre, vous laisser croire un seul moment que je vous aime ou que je vous aimerai? Non, la mort mille fois plutôt que renouveler un tel crime!

— Pardonnez-moi, lui dis-je éperdu en me jetant à ses pieds, de n’avoir pas compris dès le premier moment votre rigueur. Je vous aime plus que jamais, Rita, et plus que jamais je vous demande à genoux de m’aimer. Espérez!.. Je connais désormais ma tâche, je ne faillirai pas au devoir de vous donner la liberté. Vous pourrez, continuai-je en me redressant et en parlant à da Sylva, vous pourrez me forcer à partir, me faire enlever, si vous l’osez, par les hommes du Camoëns; mais je reviendrai à Boa-Vista dès que j’aurai de quoi y vivre dans l’indépendance, et assez riche pour vous arracher cette enfant. Jusqu’au jour où je lui annoncerai qu’elle est libre, respectez-la, monsieur. N’oubliez pas une seule minute que vous me répondez d’elle sur votre vie.

Je partis de chez le vice-consul. Sans la prostration dans laquelle il était tombé à la suite de cette scène violente, je suis sûr que je ne serais pas sorti vivant de ses mains.

II.

Le Camoëns resta seulement huit jours en rade, et partit sans moi. Conduit chez le vice-consul d’Amérique, d’Oliveira, j’eus la bonne fortune de lui convenir. Détestant et méprisant da Silva, — moins il y a de résidens dans une île, moins il y a naturellement d’accord entre eux, — il me promit son appui et sa protection à la seule condition de lui servir de secrétaire lorsque, chose rare, il aurait un navire de passage à expédier, à condamner ou à vendre. Je crois que, l’ayant fort innocemment assisté dans l’acte de vente du Camoëns, — acte que j’ai su depuis avoir été illégalement dressé, — il avait eu tout intérêt à ne pas me laisser partir sur ce navire. Exilé de la mère-patrie pour une cause que je ne connais pas, mon protecteur a su obtenir des États-Unis d’Amérique un exequatur qui le met à Boa-Vista non-seulement au-dessus des lois du Portugal, mais au-dessus de celles du monde entier. Depuis dix ans, il a quitté Lisbonne, m’a-t-il dit un jour, et il ne songe plus à y revenir. Le pourrait-il? Ce n’est pas mon affaire. Sa fortune est considérable ; il prend plaisir à me montrer avec une vanité comique un coffre-fort dont l’intérieur est éblouissant de piastres blanches et d’onces d’or mexicaines. Comment a-t-il pu acquérir tout ce trésor, étant arrivé ici gueux et sans un reis? Je l’ai ignoré longtemps; depuis qu’il a quitté furtivement l’archipel du Cap-Vert, il y a quelques années, j’ai su que le vice-consul d’Oliveira s’était enrichi par une série d’opérations en apparence très légales, mais qui n’étaient en réalité que des actes de baraterie admirablement organisés.

Vous me demanderez peut-être comment, sans bourse délier, avec la presque certitude d’échapper aux galères, le résident d’une colonie lointaine, agissant en qualité de vice-consul, peut acquérir une fortune considérable. Rien n’est plus facile lorsque l’habile homme qui se livre à ces opérations a en Europe des complices intelligens. Ces derniers commencent par acheter en Angleterre une vieille carcasse de navire : elles y abondent. A coups de rabot, avec des applications intelligentes de couleur et de goudron, on remet cette coque à neuf, de manière à cacher « des ans l’irréparable outrage » aux yeux curieux d’un courtier d’assurances maritimes. Conduit d’Angleterre dans un port du continent européen, le vieux navire retapé s’assure alors, comme s’il était neuf, pour une valeur de deux cent mille à trois cent mille francs, c’est-à-dire pour une somme qui représente quatre ou cinq fois le prix de l’achat. Cette formalité remplie, on met à bord un capitaine intelligent qui prend au plus vite le large. A peine à la hauteur des îles du Cap-Vert, — je nomme ces îles-là au hasard, comme je nommerais les îles Carolines, les îles Canaries ou les Sandwich, — il arrive tout à coup comme à souhait que le navire fait eau. Pour ne pas sombrer, on fait force de voiles vers la plus proche relâche, supposons toujours Boa-Vista. Le vice-consul, prévenu d’avance et qui attendait à coup sûr le navire en détresse, constate en bonne forme que ce dernier ne peut plus naviguer. On le condamne, on le vend, et sur les actes régulièrement dressés de vente et de condamnation les assurances maritimes en Europe sont forcées de payer la valeur du bâtiment assuré, deux cent mille ou trois cent mille francs, moins le produit de la vente à Boa-Vista, produit toujours dérisoire lorsque, comme dans beaucoup d’îles pauvres, il ne peut y avoir d’acquéreurs sérieux. Ce n’est pas tout. On rebouche les complaisantes voies d’eau, et on le conduit tant bien que mal dans un port d’Amérique, où le vieux navire est vendu une dernière fois.

D’Oliveira, dont alors je ne soupçonnais pas, comme vous devez bien croire, le commerce ténébreux, me donna une jolie chambre dans sa maison. Vous ne sauriez vous imaginer quelle jouissance infinie j’éprouvai, après en avoir été si longtemps privé, à m’y voir installé comme chez moi, ayant sous la main une table chargée de livres, du papier, des plumes, avec un lit garni de beaux draps blancs. Une des fenêtres de ma chambre donnait sur l’Océan; j’avais, avec l’aspect de la pleine mer, la vue d’une partie des brisans formidables qui rendent les abords de l’île excessivement périlleux. Ces écueils, qui commencent près du rivage, s’avancent jusqu’à la distance de quatre ou cinq milles marins vers le large. Lorsque les vents soufflent sur eux en tempête, les flots viennent s’y heurter avec une violence terrible. Des colonnes d’eau, des arceaux liquides, s’élèvent alors dans les airs à perte de vue, se brisant pour retomber en pluie diamantée. C’est vraiment un spectacle admirable, surtout lorsque le soleil, soit qu’il monte à l’horizon, soit qu’il se couche dans la mer, frappe les eaux mouvantes obliquement de ses rayons. A mes heures perdues, — elles étaient nombreuses, — j’étudiais le portugais. Le soir, je jouais sur la vérandah avec les enfans; d’Oliveira en avait cinq, tous fort jolis, mais pâles, étiolés, sans vigueur. Leur père venait de se marier en troisièmes noces. Je n’exagère rien : ici les femmes qui ont eu trois ou quatre maris ne sont pas rares. L’affection des époux se ressent beaucoup de ces unions brusquement rompues et rapidement nouées. La mort, toujours prompte à frapper dans ce pays malsain, n’inspire pas non plus la crainte et l’horreur au même degré qu’en Europe. Si la douleur causée par la perte de l’être aimé y est pendant quelques jours plus vive que dans nos contrées, l’impression est bien moins durable. Pourquoi pleurer aujourd’hui ceux qui s’en vont, lorsque demain, si vous les aimez, la mort vous joint à eux?

Mme d’Oliveira était une nonchalante créole d’une douceur presque exagérée. Entraîné vers elle par une sympathie bien naturelle, je dus lui confesser le secret de mon séjour à Boa-Vista; sans cette confession, comment expliquer ma présence dans l’île? Elle ne vit qu’une folie dans l’attachement profond que j’avais pour Rita. Malgré son bon cœur, l’amour du prochain s’arrête en elle, comme dans le cœur de toutes les femmes créoles, aux personnes de sa condition et de sa race. Pour elle, Marianna d’Oliveira, Rita ne pouvait pas être digne d’inspirer un dévoûment et un sacrifice comme ceux que je m’imposais. Lui parlais-je avec passion de la charité, de la délicatesse, de l’élévation des sentimens de celle qui était mon idole, elle n’osait pas me répondre, car elle voyait que je disais vrai, et ne voulait pas en convenir. — Le père de l’infortunée Rita était Européen comme votre époux, lui disais-je exaspéré ; pourquoi mettre la fille d’un Européen et d’une femme noire sur la même ligne qu’une Africaine barbare du Dahomey ? — Rien n’eut raison de dona Marianna, ni la bonté vraiment exceptionnelle de son caractère, ni les idées chrétiennes qu’elle avait la prétention de mettre en pratique. Après tout, comment s’étonner de ces préjugés, aussi vieux que les colonies ? N’est-ce pas exclusivement dans les possessions catholiques que l’esclavage existe encore?

Un jour, après avoir lu jusqu’à minuit, j’allais m’endormir lorsque j’entendis un bruit de pas légers sous ma fenêtre, et tout aussitôt la chute d’un caillou sur le parquet de ma chambre. La chaleur se faisant déjà sentir à Boa-Vista, j’avais laissé ouverte la fenêtre qui donne sur la plage. Je me levai et je ramassai une pierre autour de laquelle un papier était attaché au moyen d’une fine tresse de cheveux noirs. J’y lus ceci : « Monsieur Christian, un grand danger vous menace. Quittez Boa-Vista dès qu’une occasion de partir se présentera. Rita vous aime. Au nom du ciel, fuyez en Amérique ou dans une île voisine. Si, à la mort de da Sîlva, vos sentimens pour l’enfant esclave sont toujours ce qu’ils sont aujourd’hui, Rita sera à vous. Partez, le consul veut vous tuer. Songez que, dans un pays où il n’y a ni loi ni justice, un étranger a tout à craindre. »

Abandonner Boa-Vista au moment même où j’apprenais que j’étais aimé, c’était demander l’impossible. Qui donc eût protégé celle que j’aimais contre ce da Silva, qui pouvait la forcer à se donner à lui comme maîtresse ou comme femme ? Je fis serment que, s’il n’y avait pas de justice légale aux îles du Cap-Vert, j’en ferais une, mais sommaire, comme elle se pratique en Amérique. Avec l’arrivée de la belle saison et dès qu’il n’y a plus de pluies, les fièvres cessent ici comme par enchantement. Je vis tout à coup dans l’île une animation que j’étais loin de soupçonner. Un grand nombre de malades sortaient de leurs demeures guéris, avides de jouir du grand air et du soleil. Une partie de la population s’occupait de pèche, quelques hommes traçaient et creusaient des salines, d’autres allaient semer des maïs dans les rares vallées où il y a de la terre végétale. A deux kilomètres de Boa-Vista, dans l’ancienne propriété d’un médecin, j’aperçus des cocotiers superbes, des orangers, des cotonniers et de la belle canne à sucre. La vue tout à fait inattendue de cette végétation tropicale fut pour moi toute une révélation. Ce rocher, que je croyais partout inculte, pouvait donc produire de la verdure et des fruits ! On m’affirmait pourtant de tous côtés que ce beau résultat n’était pas aisé à obtenir, que dans l’île de Mayo, la plus voisine de Boa-Vista, il n’y avait qu’un seul arbre, un tamarin gigantesque. Mme d’Oliveira m’a raconté que, s’étant trouvée un jour de fête à Mayo, elle avait vu la petite colonie portugaise que le sort a jetée là se promener sérieusement en rond sous l’ombrage de l’arbre immense, mais unique. Elle y avait vu les nonchalantes créoles portugaises, des négresses en robes blanches à falbalas, des hommes en habit de ville, les fonctionnaires en brillant uniforme, jouir de cette promenade aussi satisfaits que s’ils se fussent trouvés au bois de Boulogne ou dans Hyde-Park.

Comme d’Oliveira avait deux chevaux magnifiques qu’il ne montait jamais, il m’avait autorisé, dès le premier jour, à les faire sortir à ma guise. J’aimais ces nobles bêtes, jumens arabes pleines d’ardeur, toujours avides de courir dans les dunes de la plage ou de galoper sur les crêtes escarpées des hauteurs. Je profitais largement de leurs solides jarrets pour faire des excursions dans les montagnes abruptes de l’île. Comme je voulais connaître exactement tout l’intérieur, j’avais eu soin de prévenir d’Oliveira de ne pas trop s’étonner si quelquefois il m’arrivait de faire des absences prolongées. Lorsqu’un terrain que je croyais propre à la culture s’offrait à moi, je cherchais de l’eau courante dans le voisinage, et, s’il se trouvait loin des marais, je ne l’abandonnais qu’après y avoir semé des graines intertropicales ou du midi de l’Europe.

Dans une excursion au nord de l’île, à l’opposé de Boa-Vista, à un kilomètre au plus de la mer, je découvris une vallée sauvage, étroite, véritable val d’enfer creusé au milieu d’énormes blocs de lave. Au centre même de la déchirure rocheuse courait un filet d’eau limpide et glacé. Lorsque j’y vins la première fois, un martin-pêcheur au plumage de saphir passa en sifflant sur ma tête. Un autre jour, j’y fis lever tout un vol de pintades sauvages. C’est le seul endroit de l’île où j’aie vu des oiseaux, et ce fut pour moi un indice certain de grande salubrité. Je passai quelques délicieuses journées dans ce lieu pittoresque, solitaire, abrité du vent. Sur un espace de quelques mètres, j’enlevai sans beaucoup de fatigue les pierres poreuses qui couvraient la terre végétale. J’ai planté quelques boutures de manioc, de cannes à sucre, et semé également des graines de cotonnier. A l’endroit où je me proposais de creuser la terre pour recevoir l’eau de la source et en faire un réservoir, je mis des semences de grands cocotiers en me disant que, si le ciel et le soleil leur donnaient vie, j’aurais là une oasis délicieuse. Je me promettais de revenir au bout d’un mois voir mes premiers essais de plantation, et, s’ils avaient quelque chance de réussite, d’y faire travailler activement. J’espérais bien trouver dans l’île des gens oisifs, des nègres vagabonds, qui pour quelques poignées de farine de manioc pulvériseraient les blocs de lave dont la grosseur gênerait trop mes cultures. Je me figurais, non sans raison, que toutes ces vallées rocheuses, formées à la suite de gigantesques convulsions terrestres, pourraient être cultivées. Ce sont les hommes qui manquent; lorsqu’on apprend que, sur les deux cent quinze lieues carrées qui forment l’archipel du Cap-Vert, il n’y a que dix mille habitans, on est moins surpris de l’aridité et de la désolation que l’on voit ici. Il faudrait ouvrir jusqu’à la mer de nombreux conduits pour l’écoulement des eaux stagnantes, et alors ce triste pays serait bientôt merveilleusement transformé. Je faisais toutes ces réflexions, je m’abandonnais à tous ces rêves, soutenu par l’espérance obstinée de rendre mon existence possible et d’y associer celle de Rita.

Un soir du mois de mars, j’étais sorti vers les six heures, seul, à pied, avec l’intention de faire une promenade au bord de l’Océan. Je m’étais proposé, si la chaleur me le permettait, d’aller voir un lever de lune sur la mer, du haut d’une falaise distante de Boa-Vista de deux kilomètres environ. A sept heures, la nuit tomba brusquement, comme elle tombe sous les tropiques. Un léger brouillard augmenta bientôt l’intensité de l’ombre, déjà fort grande. Je n’eus plus pour me guider que l’éclat phosphorescent des vagues qui s’étalaient, avec un bruit doux et régulier, en festons mouvans sous mes pieds. Tout en cheminant, je pensais à ma chère Rita : depuis un mois, je n’avais plus eu l’occasion de la voir; elle restait invisible à tous les yeux, même à ceux de Mme d’Oliveira, qui m’avait promis de lui parler en mon nom. Un instant, je m’interrogeai avec inquiétude, me demandant si mon amour pour elle avait faibli. Mon cœur répondit qu’il adorait toujours l’être beau et parfait qui le premier avait précipité ses battemens et lui avait révélé l’amour. Au souvenir des premières émotions éprouvées, je tombais dans une sorte d’ivresse dont je ne m’arrachais que pour m’y jeter avec une volupté plus vive. Tout à coup j’en vins à m’accuser de lâcheté et à me dire que ce n’était pas en me berçant seulement de rêves que j’arriverais à mon but. Que faire pourtant? D’Oliveira et sa jeune femme m’aideraient assurément dans mes projets d’établissement et de culture : ils m’avanceraient sans crainte la somme nécessaire à l’achat du terrain que j’aurais choisi; mais comment espérer d’attirer Rita jusqu’à moi, si je restais à Boa-Vista? Une grosse somme d’argent pouvait seule désintéresser da Silva et lui faire céder son esclave; je n’avais que quelques dollars, à peine de quoi vivre pendant quelques jours. En songeant à mon dénûment, je frappais du pied avec fureur le sable du rivage. Courant comme un fou, tantôt je me laissais couvrir par l’écume des flots qui déferaient à mes pieds, tantôt je m’égarais dans la solitude sombre des dunes; puis, revenant à moi, je me dirigeais, brisé par la douleur, harassé de fatigue, vers le point culminant que je m’étais proposé d’atteindre.

J’y arrivai enfin. Quittant la rive, je me mis à monter lentement la falaise, du haut de laquelle je ne devais pas tarder à distinguer, dans la direction de l’est, la lueur blanche et vaporeuse de l’astre naissant. Il me sembla que quelques rochers, en se détachant sous mes pieds et en roulant avec fracas dans la mer, réveillaient sur une falaise voisine les chèvres d’un troupeau que j’avais souvent rencontré dans ces parages. Plusieurs fois j’avais parlé au gardien de ces chèvres, un vieil esclave de da Silva, pauvre noir qui vivait toujours là, brûlé le jour par le soleil, glacé la nuit par le brouillard. Je me mis à le héler pour lui faire, selon ma coutume, l’aumône d’un peu de tabac à fumer. Rien ne répondit; je fus surpris de ne pas entendre la voix rauque et brisée de l’infortuné chevrier, — Il dort probablement, me dis-je, — et, tout entier au spectacle du grandiose lever de lune, je n’y songeai bientôt plus.

Il y avait à peine cinq minutes que la mer et les falaises s’étaient lentement éclairées aux doux rayons de l’astre qui sortait des flots, lorsqu’à cinquante pas de moi un éclair brilla dans la nuit, une détonation épouvantable se fit entendre, et je sentis au même instant, à mon bras gauche, une vive douleur. J’étais blessé; un nuage passa devant mes yeux. Comment ne suis-je pas tombé? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’en quelques bonds descendant la falaise où j’étais je courus vers la hauteur voisine, à l’endroit même où j’avais vu briller l’éclair. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, je m’y trouvai au milieu d’un troupeau de chèvres affolées, dont les ombres mouvantes tranchaient en masses noires sur le sable que la lune argentait. Une de ces ombres me parut plus opaque et plus allongée que toutes celles qui m’entouraient; je reconnus le chevrier à sa nudité presque complète. J’allais me précipiter sur lui pour l’étrangler, lorsque derrière moi j’entendis un jurement horrible et une respiration haletante. C’était da Silva, et en vérité sa présence ne me surprit pas. Je vis que le misérable, tenant levée sur moi comme une massue la crosse de son fusil, allait la laisser retomber pour me briser le crâne. Je pus éviter le coup : alors, aveuglé plus encore par la colère que par la douleur, je pris mon gigantesque ennemi à bras le corps. Le soulevant de terre comme une plume et le maintenant sur ma hanche droite avec mon bras valide, je tourbillonnai deux fois sur moi-même; enfin, dans un effort suprême, je le lançai dans l’abîme à dix pas de moi. Il y eut un grand silence, puis un cri lamentable. J’allais courir vers le gouffre et peut-être dans mon trouble y suivre mon ennemi, lorsque, épuisé par tant d’émotions, je me sentis défaillir. Je tombai dans les bras de quelqu’un qui doucement cherchait depuis un instant à me retenir. Avant de fermer les yeux, je vis le vieux chevrier, qui, affectueusement penché sur moi, me regardait. Le pauvre esclave n’avait pas osé m’avertir du danger, mais il me plaignait et me secourait de son mieux.

Quinze jours après cet événement, je me souviens qu’il faisait presque nuit lorsque j’entendis à l’entrée de ma chambre comme un frôlement de robes, un doux chuchotement, des pas légers. J’ouvris les yeux, alanguis par la fièvre que me causait la blessure de l’arme à feu. Je vis Rita, qui, guidée par Mme d’Oliveira, s’avançait toute tremblante vers mon lit. Les deux femmes mirent un doigt sur leur bouche et me firent signe, de ne pas m’agiter. Sur un geste amical de Mme d’Oliveira, Rita s’inclina lentement vers moi, posa ses lèvres sur mon front; puis, voilant son beau visage sous sa mantille bleue, elle me dit tout bas ; — Guérissez-vous, Christian, et je serai votre femme devant Dieu; da Silva est mort.


Je vous envoie ce récit, que j’ai pu écrire chez moi, dans ma plantation, avec ma chère femme à mes côtés épluchant le produit de mes cotonniers, et mes jeunes enfans, plus blancs que beaucoup d’Européens, jouant à l’ombre de nos cocotiers presque aussi jeunes qu’eux. Grâce au travail, nous avons pu conjurer la misère, braver la mort, nous préserver des fièvres paludéennes en assainissant notre solitude; nous avons réalisé le rêve hardi que l’amour m’avait suggéré.


EDMOND PLAUCHUT.