Rimbaud (Paterne Berrichon, La Revue blanche)/3

Rimbaud (Paterne Berrichon, La Revue blanche)
La Revue blancheTome XIII (p. 375-388).

Dessin d’Arthur Rimbaud (1860).
Voir La Revue blanche, 1897, p. 375.


Troisième article, 1er  septembre 1897 modifier

Au mois de mars de l’année 1880 Arthur Rimbaud, guéri des fièvres, retourne à Chypre où l’amitié d’un ingénieur lui a fait escompter la poursuite avantageuse de ses voyages. On l’y voit alors, non plus, comme en 1878, chef de carrière dans un fond granitique et marmoréen, mais sur le sommet de la plus haute montagne de l’île, sur le Troodos ; il est employé comme surveillant à la construction d’un palais destiné au gouverneur.

Malgré que dans ces fonctions il doive, écrivait-il à sa mère, « arriver à une bonne position », il ne saurait s’y maintenir ; car la dépendance, fût-ce envers un ami, lui est impossible, et son besoin de voir demeure incompressible. Aussi, quelques mois plus tard, en août, après avoir passé le canal de Suez, respiré l’air des contrées bibliques, exploré et interrogé les ports de la mer Rouge, Djeddah, Souakim, Massaouah, Hodeldah ; après avoir poussé une pointe interrogante sur l’Abyssinie, entre-t-il dans le golfe d’Aden et débarque au port anglais de ce nom où, sur la présentation d’un camarade rencontré à Massaouah, il est engagé comme acheteur dans un établissement de commerce dont l’agent se trouve être un colonel français en retraite.

» Aden — dit-il lui-même — est un roc affreux, sans un brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne (ou boit de l’eau de mer distillée). La chaleur y est excessive, surtout en juin et septembre qui sont les deux canicules. La température constante, nuit et jour, d’un bureau très froid et très ventilé est de 35° ». Il gagne peu, là : six à sept francs par jour ; se sent comme prisonnier et projette un départ pour Zanzibar, qu’il ne verra pas toutefois, parce que, deux mois après son arrivée à Àden, on lui ouvre prochaine la perspective d’un voyage au Harrar, en qualité d’agent de la Compagnie directrice du comptoir dont il est maintenant l’humble employé.

Acheteur de café et de parfums, il pouvait, en attendant, sous un puissant soleil parcourir les fertilités miraculeuses de cette Arabie d’Asie tour à tour et ses déserts dont les sables ondoient : paysages augustes en lesquels un lion, parfois, dut contempler avec timidité, déférente, à travers l’azur des yeux de Rimbaud, une âme dont la forte beauté inspirait déjà du respect cordial aux arabes. Tout autre bel aventurier que notre ambitieux et sublime Arthur eût été heureux sous autant de chaleur agenouillée etsolennelle. Les européens eux-mêmes, le saluaient.


C’est en novembre de cette année 1880 qu’il quitta l’extrémité occidentale de l’Asie méridionale pour atteindre, par mer, la côte orientale de l’Afrique, à Zeïlah.

Dans la première quinzaine de décembre, après vingt jours de cheval à travers le désert du Somal, il arriva à Harrar, ville colonisée par les Égyptiens et dépendante de leur gouvernement, et il prit possession de son agence.

Avant son départ d’Aden, il avait écrit à sa famille pour la prier de lui faire envoyer des ouvrages de sciences, dont la liste est suggestive. Voici, d’ailleurs, textuellement, tout le passage de la lettre s’y rapportant :

« J’ai à vous demander un petit service qui ne vous gênera guère... C’est un envoi de livres à me faire, j’écris à la maison de Lyon le vous envoyer la somme de 100 francs. Elle portera cet argent à mon compte. Il n’y a rien de plus simple :

« Au reçu de ceci, vous envoyez la note suivante, que vous recopiez et affranchissez, à l’adresse : Lacroix, éditeur, rue des Saints-Pères, Paris.

« Roche, etc… M… Veuillez m’envoyer le plus tôt possible les ouvrages suivants, inscrits sur votre catalogue : Traité de métallurgie ; Hydraulique urbaine et agricole ; Commandant de navires à valeur ; Architecture navale ; Poudres et Salpêtres ; Minéralogie ; Maçonnerie, par Demanet ; Livre de poche du charpentier. Il existe un traité des Puits artésiens, par F. Garnier. Je vous serais très réellement obligé de me trouver ce et iraité, même s’il n’a pas été édité chez vous, et de me donner dans votre réponse une adresse de fabricants d’appareils pour forage instantané, si cela vous est possible. Votre catalogue porte, si je me rappelle, une Instruction sur l’établissement des scieries ; je vous serais obligé de me renvoyer. Il serait préférable que vous m’envoyiez par retour du courrier le coût total de ces volumes, en m’indiquant le mode de paiement que vous désirez. Je tiens à trouver le traité des Puits artésiens, que l’on m’a demandé. On me demande aussi le prix d’un ouvrage sur les constructions métalliques, que doit porter votre catalogue, et d’un ouvrage complet sur toutes les matières textiles, que vous m’enverrez, ce dernier seulement. J’attends ces renseignements dans le plus bref délai ; ces ouvrages devant être expédiés à une personne qui doit partir de France dans quatre jours. Si vous préférez être payé par remboursement, vous pouvez faire cet envoi de suite. R… Roche, etc. »

« Là-dessus, vous enverrez la somme qu’on vous demandera et vous m’enverrez le paquet… Vous me demanderez également chez M. Arbey, constructeur, cours de Vincennes, à Paris, l’Album des Scieries forestières et agricoles que vous avez dû m’envoyer à Chypre et que je n’ai pas reçu.

« Demandez à M. Pilter, quai Jemmapes, son grand Catalogue illustré des Machines agricoles, franco. Enfin, à la librairie Roret : Manuel du Charron ; Manuel du Tanneur ; Le parfait Serrurier, par Berthaut ; Exploitation des Mines, par J. F. Blanc ; Manuel du Verrier ; Manuel du Briquetier ; Manuel du Potier, du Faïencier, etc. ; Manuel du Fondeur en tous métaux ; Manuel du Fabricant de bougies ; Guide de l’armurier. Vous regarderez le prix de ces ouvrages et vous les demanderez contre remboursement, si cela peut se faire ; et au plus tôt ; j’ai surtout besoin du Tanneur. Demandez le Catalogue complet de la librairie de l’École centrale, à Paris. On me demande l’adresse de constructeurs d’appareils plongeurs : vous pouvez demander cette adresse à Pilter en même temps que le catalogue des machines. — Je serais fort gêné si tout cela n’arrive pas pour le 11 décembre ; par conséquent, arrangez-vous pour que tout soit à Marseille le 26 novembre. Ajoutez au paquet le Manuel de Télégraphie, le Petit Menuisier et le Peintre en Bâtiments. »


L’initiative d’Arthur Rimbaud venant, au Harrar, suppléer celle de l’agent général F. A. Dubar, la succursale du comptoir d’Aden prospéra rapidement.

Dans ce pays des Gallas, élevé mais fertile, sain et frais, les produits marchands dont on s’occupe, en outre du café et des parfums, sont l’ivoire et l’or venus de très loin. Rimbaud toutefois, malgré l’intérêt de ce commerce, ne s’y bornait pas.

Sa curiosité, son activité se portaient aussi vers des buts de civilisation, de moralisation. Puis il explora, appliquant généreusement les sciences étudiées. Créer, dans ce pays encore barbare, une société immédiatement au diapason du progrès européen et dont le développement devra donner au monde un exemple harmonieux de mœurs, telle était une de ses dominantes préoccupations. À la suite des ouvrages scientifiques et de technique, il fit venir toutes sortes d’instruments, depuis l’appareil photographique jusqu’au télescope, sans négliger les outils humbles du maçon, du charpentier, du menuisier, etc. ; tous objets dont il se servait lui-même avec une singulière adresse. Son aptitude aux langues, sa faculté d’assimilation aux usages et aux coutumes, devaient fortifier son action ; et il agit de sorte que, après quelque mois d’allées et venues en pays Galla, il était considéré comme une providence devant laquelle toute haine de l’européen s’abattait. Et c’est ainsi qu’il put visiter sans danger des contrées qu’aucun œil d’Europe n’avait osé, jusqu’alors, aller regarder : telle Bubassa !

Mais, et cela devait être (d’exclusifs trafiquants de colonies pouvaient-ils, plus que les médiocrités littéraires d’antan à Paris, comprendre toute la beauté utile des faits et gestes d’Arthur Rimbaud ?), le personnel directeur du comptoir n’approuvait pas, considérant, sans doute, comme perdu le temps que son agent employait à d’autres œuvres que le commerce. Il blâmait,ce comptoir ; d’autant plus que les affaires de Rimbaud, ses expéditions, réussissaient, à merveille et toujours, au point de vue des bénéfices.

On le taquine. Il est triste :

« Hélas ! — écrivait-il à sa mère, le 25 mai — je ne tiens pas du tout à la vie ; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue. Mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence. Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois je pourrais vous envoyer 5,000 francs d’économies ; mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces paragesci, car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage. Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie ; et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand qu’en celle-ci ! »


Fin 1881, des troubles se produisent en Égypte qui, se répercutant jusqu’au Harrar, rendent le séjour en la région dangereux pour l’agence. Rimbaud est rappelé à Aden. D’abord, il ne se résigne point. Plutôt que de retourner dons cette « boite », s’il quitte le Harrar, ce sera pour descendre à Zanzibar et entreprendre quelque chose aux Grands-Lacs, dans l’Afrique allemande. Mais les commerçants d’Aden pactisent et font des offres telles qu’il se résigne à garder une situation sous leurs ordres. Il ne faut pas oublier que son premier but était d'acquérir la fortune indispensable pour l’indépendance de sa vie en France lorsqu’il aurait satisfait toutes ses curiosités, tous ses besoins de sensations rares. M. Alfred Bardey, un de ses patrons d’Aden et l’un des témoins de sa vie d’alors a pris le soin de l’attester dans une communication à la Société de Géographie, qui fut lue à la séance du 22 janvier 1892, et que les Comptes Rendus relatent.

Donc, durant deux années encore, on le voit, tantôt d’Aden, tantôt elle plus souvent de Harrar, rayonner en excursions lointaines, soit seul, soit accompagné de M. Brémont, agent de Ménélick II, roi du Choa. Il ne cesse, pour cela, ses études scientifiques et ses expériences ; et sa correspondance avec sa famille est semée encore de commissions pour l’achat de livres et d’instruments de toutes sortes. Il projette un ouvrage sur le Harrar, destiné à la Société de Géographie, laquelle vient de publier son rapport sur l’Ogadine.

Puis la Société d’Aden liquide ; l’agence du Harrar, que Rimbaud dirigeait, est supprimée. Le voici, de nouveau, errant sans but et triste ; obligé de traîner avec soi un pécule de quarante mille francs qu’jl faut surveiller perpétuellement.

D’Aden :

« Quelle existence désolante, s’écrie-t-il, je mène sous ces climats absurdes et dans ces conditions insensées ! Quel ennui !… Quelle vie bête ! Que fais-je ici, moi ?… Et qu’irais-je chercher ailleurs ?… Avec mes économies, je pourrais me reposer un peu après de longues souffrances ; et non seulement je ne puis rester un jour sans travail, mais je ne puis jouir de mon gain. » Il rentrerait bien en France ; mais le service militaire le guette, croit-il ; il ne veut à aucun prix de l’uniforme du soldat. Et, toujours, dans ses lettres, qui se succèdent lamentables, des réclamations de livres ! Il se plaint des métiers idiots qu’il exerce et de la médiocrité intellectuelle des Européens avec lesquels il est obligé de fréquenter :

« Ah ! qu’il arrive, le jour où je pourrai sortir de l’esclavage et avoir des rentes assez pour ne faire qu’autant et que ce qu’il me plaira! » (Aden, 29 mai 1884).


« Les années se passent, je mène une existence stupide, je n’amasse pas de rentes, je n’arriverai jamais à ce que je voudrais, dans ces pays », écrit-il encore d’Aden le 15 janvier 1885, et, à sa mère, qui l’engageait à revenir en France : « Les gens qui ont passé quelques années ici ne peuvent plus passer l’hiver en Europe ; ils crèveraient tout de suite par quelque fluxion de poitrine. Si je reviens, ce ne sera donc jamais qu’en été, et je serai forcé de redescendre, en hiver au moins, vers la Méditerranée. En tous cas, ne comptez pas que mon humeur deviendrait moins vagabonde. Au contraire. Si j’avais le moyen de voyager, sans être forcé de séjourner pour travailler et gagner l’existence, on ne me verrait pas deux mois à la même place. Le monde est plein de contrées magnifiques que les existences réunies de mille hommes ne suffiraient pas à visiter. Mais, d’un autre côté, je ne voudrais pas vagabonder dans la misère. Je voudrais avoir quelques milliers de francs de rente et pouvoir passer l’année dans deux ou trois contrées différentes, en vivant modestement et en m’occupant d’une façon intelligente à quelques travaux intéressants. Mais… l’on va plutôt où l’on ne veut pas, l’on fait plutôt ce qu’on ne voudrait pas faire et l’on vit et décède tout autrement qu’on ne le voudrait jamais, sans espoir d’aucune espèce de compensation. »

Rentré dans son emploi, par suite de la reprise des affaires du Comptoir, il s’y impatiente, veut partir à Bombay, au Tonkin, au canal de Panama. Finalement, en octobre de la même année 1885, il lâche les commerçants d’Àden :

« Quand vous recevrez ceci, je me trouverai probablement à Tadjourah, sur la côte du Dankali annexée à la colonie d’Obock. J’ai quitté mon emploi à Aden après une violente discussion avec ces... (illisible)... qui prétendaient m’abrutir à perpétuité. J’ai rendu beaucoup de services à ces gens, et ils s’imaginaient que j’allais, pour leur plaire, rester ici toute ma vie. Il ont tout fait pour me retenir, mais je les ai envoyés au diable avec leurs avantages et leur commerce, et leur affreuse maison et leur sale ville. Sans compter qu’ils m’ont toujours suscité des ennuis et qu’ils ont toujours cherché à me faire perdre quelque chose. Enfin qu’ils aillent au diable ! Il me vient quelques milliers de fusils d’Europe : je vais former une caravane et porter cette marchandise à Ménélick, roi du Choa. Si cette affaire réussit, vous me verrez rarriver en France vers l’automne de 1886 pour acheter de nouvelles marchandises moi-même. Si je pouvais, après trois ou quatre ans, ajouter une centaine de mille francs à ce que j’ai déjà, je quitterais avec bonheur ces malheureux pays. »


Ce n’est qu’en janvier 1886 que, de concert avec M. Labatut, il put, à Tadjourah, commencer d’organiser sa caravane porteuse d’armes de guerre.

« Ce Tadjourah-ci, écrit-il, est annexé depuis un an à la colonie française d’Obock. C’est un petit village Dankali avec quelques mosquées et quelques palmiers. Il y a un fort construit jadis par les Egyptiens et où dorment à présent six soldats français sous les ordres d’un sergent commandant le poste. On a laissé au pays son petit sultan et son administration indigène. C’est un protectorat. Le commerce du lieu est le trafic des esclaves. D’ici partent les caravanes des européens pour le Choa, très peu de chose ; et on ne passe qu’avec de grandes difficultés, les indigènes de toutes ces côtes étant devenus ennemis des européens depuis que l’amiral anglais Hewest a fait signer à l’empereur Jean du Tigré un traité abolissant la traite des esclaves, le seul commerce indigène un peu florissant. Sous le protectorat français, on ne cherche pas à gêner la traite. N’allez pas croire cependant que je sois devenu marchand d’esclaves ! Les gens de la route sont les Dankalis, pasteurs bédouins et musulmans fanatiques. Ils sont à craindre… Une fois la rivière Harwache passée, on entre dans les domaines du puissant roi Ménélick. Là, ce sont des agriculteurs chrétiens ; le pays esttrès élevé, jusqu’à 3,000 mètres au-dessus de la mer ; le climat est excellent ; la vie est absolument pour rien ; tous les produits de l’Europe poussent ; on est bien vu de la population. »

En dépit des soins apportés, l’expédition subit de fâcheux contretemps. C’est que, dans ces pays, quelles que soient la prudence et la patience qu’on y emploie, la moindre entreprise est sujette à des désastres, à cause de routes impraticables et semées de dangers de toute sorle aussi bien que par la faute du climat fiévreux.

Cependant, au bout de six mois, la caravane est organisée. Mais voici qu’au moment du départ, l’associé de Rimbaud, M. Labatut, tombe gravement malade et est obligé de retourner en France ; puis, c’est Paul Soleillet, devant ensuite accompagner Rimbaud, qui meurt subitement à Aden. Et Rimbaud est obligé de partir seul avec ses chameaux, ses mulets porteurs d’armes de guerre.

Après six mois de marche dans des contrées impossibles, parmi des broussailles et des bois de mimosas peuplés de bêtes féroces, suivant parfois les sentiers des éléphants, il n’arrive à Antotto que pour y subir déboires sur déboires. D’abord, Ménélick lui refuse une forte part de ses fusils ; puis, il lui faut payer deux fois les dettes de son associé, M. Labatut, qui vient de mourir en France ; enfin, ayant à grand peine réussi à sauver ce qu’il avait mis dansl’afi’aire, il remonte au Caire pour s’y reposer des horribles fatigues qu’il vient de subir sans fruit, et il s’y constate grisonnant et tourmenté par d’affreux rhumatismes, a la sensation que son existence périclite.

« Figurez-vous, — écrit-il — comment on doit se porter après des exploits du genre des suivants : traversées de mer en barque et voyages de terre à cheval, sans vivres, sans vêtements, sans eau, etc., etc. Je suis excessivement fatigué, je m’ennuie à mort ; je n’ai rien à faire, j’ai peur de perdre le peu que j’ai. Figurez-vous que je porte continuellement dans une ceinture quarante et des mille francs d’or : ça pèse une vingtaine de kilogs et ça me donne la dysenterie. Pourtant je ne puis aller en Europe, pour bien des raisons ; d’abord je mourrais en hiver, ensuite je suis trop habitué à la vie errante, libre et gratuite, enfin je n’ai pas de position. Je dois donc passer le reste de mes jours à errer, dans les fatigues et les privations, avec l’unique perspective de mourir à la peine. Je ne resterai pas longtemps ici, je n’ai pas d’emploi ; par force je devrai m’en retourner du côté du Soudan, de l’Abyssinie ou de l’Arabie. Peut-être irais-je à Zanzibar, d’où on peut faire de longs voyages en Afrique, et, peut-être, en Chine, au Japon, qui sait où ? »


Après quelques mois d’ennui au Caire, « un endroit civilisé, un lieu qui tient de Paris, de Nice et de l’Orient, et où l’on vit à l’européenne », il redescend la Mer Rouge et revient à Aden.

C’est alors qu’il entre en pourparlers avec le gouvernement français pour obtenir l’autorisation de débarquer sur territoire français, à la côte orientale d’Afrique, l’outillage et le matériel pour la fabrication d’armes de guerre destinées à Ménélick. Monsieur Félix Faure, alors ministre de la marine et des colonies, répond par un refus motivé sur les conventions conclues avec l’Angleterre.

Entre faits, Rimbaud avait écrit à M. Paul Bourde, du Temps, aux fins de l’obtention à ce journal d’une correspondance relative aux opérations en Abyssinie de l’armée italienne, qu’il proposait de suivre. Et cette affaire, non plus, ne réussit.

De guerre lasse, et bien que le commerce soit devenu difficile dans la Mer Rouge, ne perdant pas de vue qu’il doit s’assurer la liberté par la fortune, il s’associe à un négociant d’Aden, M. Tian, et reprend le commerce. Il va au Harrar fonder un comptoir et s’y fixe, en avril 1888.

Ce comptoir, grâce à l’ingéniosité érudite de son fondateur, prospéra sur tous les marchés de l’Abyssinie et du Choa. Rimbaud en tirait d’ailleurs des gains qui, en lui redonnant l’espoir d’un avenir occupé intelligemment, permettaient à sa charité de se répandre actuellement et de s’irradier par toute la contrée trompant, ainsi, parle cœur, l’ennui mortel qui lui mangeait le cerveau. Les indigènes, dont il ne dédaignait pas de partager les sales mets et dont il parlait magistralement la langue, le chérissaient comme un protecteur :

« Les gens d’ici ne sont ni plus bêtes, ni plus canailles que les nègres blancs des pays dits civilisés — écrivait-il ; — ce n’est pas la même chose, voilà tout. Au fond, ils sont même moins méchants et peuvent, dans certains cas, manifester de la reconnaissance et de la fidélité. Il s’agit d’être juste ethumain avec eux. » (25 février 1890).

« Ces stupides nègres — nargue-t-il une autre fois bontément — s’exposent à la phtisie et à la pleurésie en restant nus sous la pluie. Rien ne peut les corriger. Il m’arrive souvent de rentrer chez moi nu dans mon burnous pour en avoir habillé quelques-uns en route. »


Sur les bénéfices courants, nous dit sa sœur, il lui fallait prélever les frais d’un imposant train de maison, luxe forcé pour tout blanc et élément de succès non négligeable dans un pays où les négociants européens ont de fréquents et directs rapports avec le Négus et les vice-rois.

Le luxe dont il s’agit n’a rien de commun avec celui des nations civilisées ; il consiste dans le choix du personnel, réside dans l’organisation des caravanes, chameaux, chameliers et charges, dans la somptuosité des harnachements, etc., dans l’usage aussi de quelque mule ou cheval de selle d’un grand prix… À part ces frais indispensables, Rimbaud donnait, donnait : non seulement tout l’argent de poche, mais en nature et jusqu’à ses repas ; il remettait des dettes, avançait pour des insolvables, se chargeait de missions difficiles, rendait toutes sortes de services par son activité, par son intelligence en même temps que par sa bonté. À lui-même, il accordait à peine le nécessaire. Les indigènes d’importance le vénéraient aussi.

On le voit, simple et doux, sur sa mule fière d’un aussi précieux et amical fardeau, parcourant, suivi de caravanes porteuses de trésors et adoré de ses serviteurs, les déserts et cette vieille Éthiopie que hante le souvenir de la reine de Saba. À chaque instant il s’arrête et descend pour porter lui-même sous quelque tente, en quelque case, le bien-être et la paix.

Aux villes, à Adoua, à Gondar, partout, sa personne est la représentation de la justice. Ménélick, devenu empereur d’Abyssinie, prend ses conseils. Le ras Makonnen, gouverneur de Harrar et conseiller politique intime de l’empereur, est un fervent admirateur, un ami dévoué ; héroïque lui-même, il ne voit, il ne jure que par notre héros ; et c’est devenu proverbial dans toute la région, où les syllabes amhariques de ce nom : Rimbaud ! ne tombent jamais sans provoquer aussitôt un respect solennel et religieux. Peut-être nous sera-t-il révélé, un jour, que le récent avantage militaire des abyssins sur l’Italie se doit initialement à notre omniscient poète dont la présence, là-bas, relevait les cœurs, apaisait les compétitions, exaltait les esprits, créait et développait l’industrie.

Son activité, dans tous les cas, y fut incroyable. On le vit bien parfois, enveloppé dans son burnous, sous le soleil chaleureux et devant la mer immense et maudite, se plonger dans une extase d’immobilité ; mais c’était, à n’en point douter, pour s’assimiler quelque mystère créateur d’étranges beautés. Il explorait toujours, surtout en vue d’agrandir son savoir déjà, on le sait, inouï ; et rien dans ses explorations ne lui étant obstacle, ni la lâcheté des hyènes, ni la férocité des tigres, ni le fanatisme des bédouins, il connut encore au Choa des paysages jamais vus par quiconque.


Autant qu’il put l’être, il était heureux. Son pécule grossissait ; on rêve de liberté avançait dans la réalisation. Et celui qui dans Une Saison en Enfer avait dit : « Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque on me jugera d’une race forte, j’aurai de l’or », Arthur Rimbaud, projetait de parfaire ses prédictions, lorsque[1], en 1890, il sentit sourdre en lui « la tendance arthritique due aux vents secs et aux brusques changements de température, chaleur et pluie, propres au Harrar ». Peu d’Européens habitant ces régions, sont, paraît-il, exempts de ce mal, s’ils sont jeunes.

Insoucieux malheureusement de sa santé, trop confiant dans sa force et son sang éprouvés, il négligea ces symptômes morbides et poursuivit sa vie de fatigue excessive, d’exploits, de chocs ; en hâte d’aboutir.

En février 1891, une tumeur se déclare dans son genou droit, et le condamne à l’inaction. En mars, il ne peut déjà plus marcher. Il liquide tant bien que mal ses affaires du comptoir. Alors, porté par des serviteurs nègres sur une civière, il quitte Harrar, traverse une dernière fois le désert du Somal au milieu des acclamations, des protestations, des agenouillements de ces peuplades en larmes que sa divine bonté avait depuis longtemps et pour toujours séduites, et il débarque à Aden. Là, il entre à l’hôpital européen, où le médecin, un anglais, lui dit qu’il est atteint d’une synovite arrivée à un point très dangereux ; et il décide qu’il se fera porter à un vapeur pour un départ en France.

De Marseille il écrit, le 23 mai :

« Ma chère maman, ma chère sœur, après des souffrances terribles, ne pouvant me faire soigner à Aden, j’ai pris le bateau des Messageries pour rentrer en France. Je suis arrivé hier après 13 jours de douleurs. Me trouvant par trop faible à l’arrivée ici, et saisi par le froid, j’ai dû entrer à l’hôpital de la Conception où je paie dix francs par jour, docteurs compris. Je suis très mal, très mal ; je suis réduit à l’état de squelette par cette maladie de ma jambe droite qui, elle, est devenue à présent énorme et ressemble à une grosse citrouille.

[Arthur Rimbaud enfant
Dessin d’Isabelle Rimbaud

« C’est une synovite, une hydarlhrose, etc., une maladie de l’articulation et des os. Cela doit durer longtemps, si des complications n’obligent pas à couper la jambe En tout cas, j’en resterai estropié. Mais je doute que j’attende. La vie m’est devenue impossible. Que je suis donc malheureux ! Que je suis donc devenu malheureux ! J’ai à toucher ici une traite de francs 36,800 sur le Comptoir national d’Escompte de Paris ; mais je n’ai personne pour s’occuper de toucher cet argent Pour moi, je ne puis faire un seul pas hors du lit. J’ai de l’argent avec moi, que je ne puis même surveiller. Que faire ? Quelle triste vie ! Ne pouvez-vous m’aider en rien ? >

Madame Rimbaud accourt à Marseille ; elle assiste à l’amputation décidée. Sur le lit de douleur, le recrutement militaire vient ensuite ajouter ses persécutions à l’affreux martyre d’Arthur ; il le croit du moins. Nuit et jour l’amputé pleure :

« Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les promenades, les déserts, les rivières et les mers ? Et à présent l’existence de cul-de-jatte ! car je commence à comprendre que les béquilles, les jambes de bois et jambes mécaniques sont un tas de blagues et qu’on n’arrive avec tout cela qu’à se traîner misérablement sans pouvoir jamais rien faire. Et moi qui justement avais décidé de rentrer en France cet été ! Adieu mariage, adieu famille, adieu avenir. Ma vie est passée ; je ne suis plus qu’un tronçon immobile. »

Et l’administration militaire insiste croit-il,encore : il veut reprendre le bateau, dans cet état, pour fuir son inquisition. A la fin tout s’arrange ; ce n’était qu’une fausse alerte de gendarmerie ; et Rimbaud peut béquiller un peu plus tranquille parmi l’hôpital ; puis fin juillet, se faire porter au chemin de fer qui le transportera vers sa famille, à Roche. Là, il reste un mois, torturé par le froid physique et moral du lieu. Il veut retourner en Afrique ; et, comme son état général n’est pas sans de plus en plus l’inquiéter, à Marseille revoir les médecins qui l’ont amputé.

Il part. Sa sœur l’accompagne, à qui nous laisserons ici la parole :

« Arrivé à Marseille, impossible d’aller plus loin, il est trop malade. Il lui faut rentrer à la Conception où, pendant trois mois, il ne quitera son lit d’une minute. Une sorte de paralysie envahit le bras droit. Rien ne peut rendre l’effroyable désespoir qui s’empare d’Arthur : il adjure ciel et terre de lui rendre ses membres, il pleure nuit et jour sans cesser, les médecins renoncent à le venir visiter, tant est poignante l’impression laissée par ce malade que rien ne pourra sauver. Le bras gauche se prend à son tour. Des symptômes de mort prochaine apparaissent.


« À ce moment-là une transformation s’opère subitement. Au milieu des plus atroces souffrances physiques une singulière sérénité descend en lui : il se résigne. Alors ce n’est plus un être humain, un malade, un moribond ; c’est un saint, un martyr, un élu. Il s’immatérialise ; quelque chose de miraculeux et de solennel flotte autour de lui. Il formule des invocations sublimes au Christ, à la Vierge. Il fait des vœux,des promesses, «si Dieu me prête vie ».

— L’aumônier se retire d’auprès de lui, étonné et édifié d’une telle foi. — Jusqu’à la mort, il reste surhumainement bon et charitable : il recommande les missionnaires de Harrar, les pauvres, les serviteurs de là-bas ; il distribue son avoir : ceci à un tel, cela à tel autre, « si Dieu veut que je meure ! » Il demande qu’on prie pour lui, et répète à chaque instant : « Allah kérim ! Allah cérium ! » Par moments, il est voyant, prophète ; son ouïe acquiert une étrange acuité ; sans perdre un instant connaissance (j’en suis certaine) il a de merveilleuses visions ; il voit des colonnes d’améthyste, des anges marbre et bois, des végétations et des paysages d’une beauté inconnue, et pour dépeindre ces sensations, il emploie des expressions d’un charme pénétrant et bizarre…

« Quelques semaines après sa mort, je tressaillais de surprise et d’émotion en lisant pour la première fois les Illuminations. Je venais de reconnaître entr’e ces musiques de rêve et les sensations éprouvées et exprimées par l’auteur à ses derniers jours, une frappante similitude… »


Devant ces paroles de la seule présence pieuse au chevet de ce divin mourant, il sied de se découvrir ; et, s’abstenant de tout commentaire, de rappeler simplement une date, celle de la mort d’Arthur Rimbaud : 10 novembre 1891.

Paterne Berrichon


[Dessin]
Arthur Rimbaud enfant
Dessin de Paterne Berrichon

Page inédite d’Une Saison en Enfer

Cette saison, la piscine des cinq galeries, était un point d’ennui. Il semblait que ce fût un sinistre lavoir, toujours accablé de la pluie et noir ; et les mendiants s’agitant sur les marches intérieures blémies par ces lueurs d’orages précurseurs des éclairs d’enfer, tu plaisantais sur leurs yeux bleus aveugles, sur les linges blancs ou bleus dont s’entouraient leurs moignons. Ô buanderie militaire, ô bain populaire ! L’eau était toujours noire, et nul infirme n’y tombait, même en songe.

C’est là que Jésus fit la première action grave ; avec les infâmes infirmes. Il y avait un jour de février, mars ou avril, où le soleil de deux heures après-midi laissait s’étaler une grande faulx, de lumière sur l’eau ensevelie ; et comme, là-bas, loin derrière les infirmes, j’aurais pu voir tout ce que ce rayon seul éveillait de bourgeons et de cristaux et de vers, dans ce réservoir… pareil à un ange blanc couché sur le côté, tous les reflets infiniment pâles remuaient.

L’eau de mort. Tous les péchés, fils légers et tenaces du démon, qui pour les cœurs un peu sensibles rendaient ces hommes plus effrayants que des monstres, voulaient se jeter à cette eau. Les infirmes descendaient, ne raillant plus ; mais avec envie.

Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non. Les péchés les rejetaient sur les marches, et les forçaient de chercher d’autres postes : car leur démon ne peut rester qu’aux lieux où l’aumône est sûre.

Jésus entra aussitôt après l’heure de midi. Personne ne lavait ni ne descendait de bêtes. La lumière dans la piscine était jaune comme les dernières feuilles des vignes. Le divin maître se tenait contre une colonne : il regardait les fils du Péché ; le démon tirait sa langue en leur langue, et riait.

Un paralytique se leva, qui était couché sur le flanc, franchit la galerie, et ce fut d’un pas singulièrement assuré qu’ils le virent parcourir la galerie et disparaître dans la ville des Damnés.

Arthur Rimbaud
  1. Voici, à titre de curiosité, un reçu de Makonnen, alors dedjasmatch, titre inférieur à ras :
    Image du reçu

    Ce reçu est écrit de la main d’Arthur Rimbaud, en langue éthiopienne ou amharique aussi bien qu’en français. Il ne porte, originaire du ras, que le sceau, la signature elle-même étant de la main de Rimbaud.