Rimbaud (Paterne Berrichon, La Revue blanche)/1

Rimbaud (Paterne Berrichon, La Revue blanche)
La Revue blancheTome XI (p. 165-173).


Premier article, 15 août 1896 modifier

L’existence active d’Arthur Rimbaud, appert-il, était comblée de curiosités satisfaites, à bout d’aventures impressionnantes, et elle allait, nous plaît-il croire, s’éprendre, au rêve, des convoités concepts à traduire en une langue visant tous les sens, lorsque — ironie de la fatalité ! — en l’hôpital de la Conception, à Marseille, la mort (1891) vint l’interdire. Il avait trente-sept ans, étant né en 1854 ; trente-sept ans, c’est-à-dire l’âge où l’homme vient de prendre à peine conscience de soi, de ses forces, de ses possibilités.

Une double, initiale et finale, et inquiétante ressemblance, en outre de l’amitié, en outre de la fusion de leur génie, apparente ces deux grands poètes : Rimbaud et Verlaine. Fils, chacun, d’officier, ils moururent des suites d’un mal identique. Leur vie respective fut des plus chavirantes, parce que des plus remplies : nefs en révolte, douloureusement belles ! Tous deux s’étaient prédits ; l’un par :


Mon âme pour d’affreux naufrages appareille ;


l’autre par ce Bateau ivre où, entre tous vers miraculeux et prophétiques, ceux-ci :


Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets.


En toute sincérité dûment respectueuse et enthousiasme vraiment admiratif, nous avons naguère, ici même, en cette Revue blanche, profilé sur le tableau noir de notre époque la silhouette vraie de Paul Verlaine ; notant, au cours du trait, la décisive influence qu’eut sur l’auteur des Romances sans Paroles celui des Illuminations. Nous voudrions, à présent, rendre à Arthur Rimbaud un hommage de meme qualité ; ayant eu la joie de communiqués précieux le regardant, communiqués précis aussi et qui documentent à souhait et en force notre respect et notre admiration d’abord instinctifs pour lui.

Mais la tâche en demeure, peut-être, un peu encore trop ardue à qui, comme nous, ne la personnellement connu qu’à travers soi-même et sur des rapports, d’ailleurs, plutôt déjà subjectifs ? Cependant, assumée, cette tâche sera toujours, de notre part, un acte de piété dont les pieux de la divine mémoire nous sauront assurément gré, même si quelque légère erreur «le fait, une inexacte interprétation psychologique, de malheur, s’y glissaient, motifs à blâme ou grief pour d’aucuns méticuleux dont nous déclarons d’avance n’avoir cure !


Le public, s’il n’était aussi sceptique et ne voulant penser jusqu’au fond, s’il n’était accoutumé de boniments et de fausses complaisances, le public, disons-nous, par ce qu’en a écrit Verlaine, connaîtrait Rimbaud, ce géant à face d’ange en exil, ce très grand poète dont la vie « est toute en avant dans la lumière et dans la force » et qui mourut dans « son vœu bien formulé d’indépendance et de haut dédain de n’importe quelle adhésion à ce qu’il ne lui plaisait pas de faire ni d’être ». Mais non ! La justice qu’on ces termes lui rendait le poète de Sagesse est accueillie par un sourire malpropre : et c’est en vain qu’au hasard de ses relations il réitéra, Verlaine, se devoir eu originalité à Rimbaud, en vain qu’il observa à ceux qui, dans des disputes littéraires arborant des noms de phares, disaient Dante, Shakespeare, Racine, Gœthe : « Et vous oubliez Arthur Rimbaud ! » On est allé jusqu’à nier innocemment l’existence réelle du second poète maudit, jusqu’à propager qu’œuvre et personnalité étaient fruits de l’imagination du démon de Parallèlement.

Il est de fait que la surhumanité du rimeur de Voyelles n’était pas pour être intelligible à maints jeunes bourgeois s’étonnant déjà d'eux-mêmes…

Oui, ce poète, lorsqu’il mourut, à l’âge à peu près du Christ, allait faire œuvre de dieu. Et qu’on n’aille pas se méprendre sur le sens attribué par nous à ce mot : dieu ! Il n’est pas plus mystique que mystérieux, ou symbolique. Uniquement il désigne une puissance réelle de création, supérieure et surprenante, devant quoi il est légitime et normal de s’agenouiller. Et qu’on n’aille pas, non plus, sur notre façon d’opiner crier au paradoxe ! Pour notre garantie, la vie d’Arthur Rimbaud est là, dont nous allons livrer l’ordre et la logique divins.

N’était-il pas déjà marqué de toute force, l’enfant de seize ans qui, sans jamais avoir vu la mer, la crée énorme et vivante par ce Bateau ivre où fulgure cette titanesque ingénuité :


Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ?


La vie d’Arthur Rimbaud ? Mais elle est elle-même un miracle : évoluant sous un double aspect de révolte et de sainteté, dans ses deux phases principales et distinctes où prépondère toujours l’héroïsme ! Elle fut, selon un mot net de Stéphane Mallarmé, celle de l’anarchiste en l’esprit.


À Charleville, où il naquit, ses quinze premières années furent vues en rébellion contre l’autorité familiale et universitaire. Son père, pour des compétitions de ménage, avait quitté le foyer ; de sorte que l’éducation des quatre enfants (deux garçons et deux filles) demeurait aux soins exclusifs d’une mère dévote, autoritaire, rigoureuse dans ses préjugés et impitoyable sur le chapitre de la discipline idoine à la perpétuation d’iceux. Mis au collège, Arthur, au contraire de son frère aîné, à présent conducteur d’omnibus, y fut maintenu par ce qu’il marquait une vive intelligence aux études ; suivant le vœu maternel d’une préparation au baccalauréat, pour le but, maternel aussi, d’une Polytechnique ou d’une Normale quelconques. Il nous dira, plus tard, dans les Poètes de sept ans, son âme alors « livrée aux répugnances » et, dans les Illuminations, qu’il fut à douze ans, malgré son application à l’instruction religieuse, enfermé dans un grenier pour avoir lu un livre mal orthodoxe, mais que ce sévice lui fit connaître le monde et illustrer la comédie humaine.

Le collège de Charleville, à la fin du second empire, ouvrait ses cours à des séminaristes qui, plus nombreux et plus âgés et travaillant avec plus d’assiduité, gagnaient sur les collégiens laïcs presque toujours les premières places. Arthur Rimbaud ne fut pas plutôt en classe qu’il les laissa derrière lui, tous et jusqu’à monsieur (nous pardonnera-t-on de profaner cette matière d’un pareil nom ?) Jules Mary, le plus redoutable d’entre eux.

« Rien de banal ne germe en cette tête », disait M. Desdouets, le principal du collège ; « ce sera le génie du mal ou celui du bien ». La suite nous dira que cette prédiction se réalisa, modifiée seulement de distinguo en synthèse.


Dès son enfance, Rimbaud montre donc une intelligence d’élite. Déjà, au reste, les notions convenues de bien et de mal étaient repoussées par son esprit ; son âme se refusait aux impositions et n’acceptait que ce qui lui venait d elle-même. Il buissonnait aventureusement par les environs de la ville et jusqu’à la frontière belge, sans que ses études pourtant en souffrissent. Et sa juste et vraie bonté, native, le fait sans scrupules l’ami de contrebandiers, dans le même temps que, en classe de sciences où il répugnait, il écrit pour ses camarades des vers latins sur un sujet de composition devant être par lui-même traité.

De ce qu’un jour, au cours de mathématiques professé par M. Barbaisse, il lança un livre à la tête d’un séminariste venant de le dénoncer comme l’auteur d’une innocente gaminerie, quelqu’un a conclu qu’il était sournoisement cruel. Rien n’est plus injuste, plus faux. D’abord, le séminariste en question était un grand et solide gaillard, capable de mater vingt fois Rimbaud, tout faible et frêle alors ; puis, il ne faut voir dans cet acte de violence qu’une directe protestation de noblesse en face d’une vile et lâche délation, une révolte haut châtiant une basse et moucharde soumission.

Ses professeurs de lettres, à l’encontre de ceux de sciences, l’aimaient, l’admiraient ; bien qu’il eût, en 1866, Virgile le délectant, varié un « debellare superbos » de fin de vers en « degueulare superbos » : cela pour la plus grande joie de sa classe… et impunément, car le professeur était sourd. Entre autres et particulièrement, M. lzambard, son maître en rhétorique, s’émerveillait de sa précocité et de sa fièvre apte d’élève : il s’attacha à lui, l’encouragea ; si bien que Rimbaud, dès sa quinzième année, tout en traduisant Juvénal, Tibulle, Properce en vers français, connaissait Rabelais, Villon, Baudelaire, les Parnassiens, tous les poètes.

Sa veine personnelle de vers part aussi de ce temps (1869-1870). Elle fut abondante aussitôt. La manière romantique et parnassienne s’y dénonce (Les Étrennes des Orphelins, Sensation, Ophélie, Soleil et Chair, À la Musique, Ce qui retient Nina, Bal des Pendus, Vénus anadyomède) et ce sont des influences républicaines, voire révolutionnaires (Le Forgeron, Le Châtiment de Tartuffe, Rages de Césars, Le Mal qui prouve la lecture de Proudhon) ; encore que parfois, que souvent de curieuses et franches originalités l'éclairent singulièrement, cette poésie de début, et qu’une marche en avant vers la beauté et la bonté veuves de tout vieux mythe et libres y résonne, par étapes : sensation venant corroborer cette autre particularité dévoilée des goûts d’étude d’Arthur, à savoir que, détestant la soutane, il délaissait un peu l’Histoire, professée par l’abbé Wilhem auquel, malignement, il se contentait d’adresser des questions touchant les guerres de religion, la Saint-Barthélemy, les Dragonnades. Sans doute, pour la caractérisation de ces premiers vers de Rimbaud, il ne faut pas compter non plus sans la marée, remontante alors, des idées républicaines se canalisant par la France au moyen du Rappel des Hugo, de la Lanterne et de la Marseillaise de Rochefort, Flourens, etc.


Mais, ensemble que sa pensée s’éprenait de révoltes, son cœur couvait des ardeurs d’indépendance, sous la glace des sévérités maternelles. Un amour, le premier, contrecarré par la privation stricte de tout argent, lui mit en l’âme de l’horreur au regard du sentiment d’orgueil triomphant dont le protégeait madame Rimbaud. De l’indulgence, une grande générosité envers les cancres se marquait de plus en plus dans son caractère ; et, bien que, mieux que sa mère, il eût conscience de sa supériorité intellectuelle, il soutirait qu’on la vantât et, pour rien au monde, il n’eût voulu en faire apparat. Par contre, il n’aimait d’être traité en petit garçon. Déjà il montrait une volonté décidée.

Un beau jour, il déclara en avoir assez de l’école : il ne voulait du baccalauréat inutile ; jamais plus il ne franchirait le seuil d’aucun collège, ni d’aucune autre sorte de maison d’instruction ; il était poète : il voulait vivre ; pour vivre, il lui fallait de l’argent et connaître Paris. La mère, devant cette effrontée et brutale déclaration, demeura inflexible, impitoyable, non sans matérielle et bonne raison, il faut l’avouer ; aussitôt après la guerre — qui, à l’heure qu’il est, emplit l’atmosphère de cette région de l’Est d’un tumulte capiteux de rapine et de meurtre, — son fils devra reprendre ses études interrompues, ses études pour devenir un ingénieur ! Lui, de son côté, ne demeura pas moins inflexible. Et le 3 septembre 1870 au soir, ayant, tandis que Napoléon III rendait son épée aux Prussiens en Sedan, vendu ses livres de prix, après avoir rimé le sonnet


Morts de quatre-vingt-douze et de quatre-vingt-treize,


il prit à la gare de Charleville un billet pour Mohon, avec l’intention bien nourrie de poursuivre, coûte que coûte, jusqu’à Paris.

Durant le trajet du chemin de fer, dépassé Mohon, voici notre fuyard se cachant sous les banquettes du wagon, afin d’échapper aux questions des contrôleurs ; enfin, le train entre dans la capitale. Pas plutôt sur le quai de la gare de l’Est, Rimbaud, qui n’a de ticket à exhiber, est mis par les employés entre les mains du commissaire de surveillance, qu’il qualifie selon ses mérites et qui l’arrête.


C’est au Dépôt qu’Arthur Rimbaud s’en fut proclamer la République !

L’examen de papiers hiéroglyphiques, saisis sur lui et qui n’étaient autres que des vers, l’avait, en l’intelligence policière, rendu suspect d’espionnage ; il ne voulait, en outre, ce long gamin d’accent ardennais, dire son nom ni l’adresse de ses parents. On l’envoya à Mazas, sous l’inculpation élastique de vagabondage, à défaut d’autres plus consistantes. C’était la cellule humanitaire après la geôle maternelle, pour l’aspirant à la liberté, qui eut dès lors à rêver, enfant poète, sur la sottise sociale, sur la qualité des aspirations républicaines et autres patriotismes…

Néanmoins, au bout de douze jours, il consent à livrer à la justice son nom et la référence de M. Izambard, son ami. On écrit à celui-ci, qui s’empresse de réclamer l’enfant, non sans expédièr le prix du trajet impayé au chemin de fer. Libéré de Mazas après quinze jours de détention, Rimbaud n’est pas laissé maître de ses gestes, mais escorté jusqu’à la gare du Nord, où des policiers l’embarquent à destination de Douai. C’était là que l’attendait son professeur, devant le réintégrer, en la prison familiale de Charleville.

L’accueil de madame Rimbaud fut comme on pense ; c’est-à-dire mal pour guérir Arthur de son horreur de la maison.

Aussi, quelques jours après, s’enfuyait-il de nouveau : cette fois sans un sou, à pied, par les routes, dans l’unique et fallacieux espoir de vivre de sa plume.


Il avait, au collège, connu le fils du directeur du Journal de Charleroi, M. des Essarts. L’idée de devenir rédacteur à cette feuille le conduit. Il descend la vallée de la Meuse, gagne Fumay, où il rencontre son ami Billuart qui le nantit d’une recommandation pour un sergent de mobiles en garnison à Givet. Là, il ne trouve pas le militaire, de garde à ce moment ; se couche, en son lieu et place, dans le lit de troupe ; puis, sans avoir été aperçu, se remet pédestrement, au petit jour, en route pour Charleroi. Arrivé dans la ville belge, il va aussitôt se présenter au père de son ami, le directeur du journal. Celui-ci le revoit vaguement.

« Le soir, écrit-il lui-même à Billuart, j’ai soupé de l’odeur s’exhalant, par les soupiraux, des viandes qui rôtissaient aux bonnes cuisines de Charleroi. »

Il passa même la nuit à la belle étoile, pour, le lendemain, aller de rechef se présenter à M. des Essarts. Encore que l’épithète de « jûne homme », avec laquelle instamment le directeur du journal l’avait accueilli, lui semblât bien étrange, il ne perdait pas espoir ; et puis, on lui devait une réponse décisive ! il l’eut, en effet, à la fin, cette réponse ; mais négative.

Et le voilà, sans ressources, sur le pavé de Charleroi. C’était la misère. Il ne recula pas. Mieux la faim avec la liberté, par le monde, que le nutritif esclavage natal !


Des mois, des mois, il chemine à travers la Belgique et dans l’Est envahi de la France. Son courage et son endurance sont extraordinaires. Mangeant n’importe quoi, couchant n’importe où, il va, il va, douloureux, mais non triste ; il va, jusqu’à ce que la gendarmerie, de vive force, le ramène à sa mère, inquiète cette fois et rougissante et attendrie à la vue de son fils désastreusement hâve et guenilleux !

À ces primes pérégrinations de trimard il faut rapporter Roman, La Maline, Au Cabaret vert, Le Buffet, L’Éclatante Victoire de Sarrebruck, Le Dormeur du Val, Ma Bohême :

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal.
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou ;

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied contre mon cœur !

Sa veine poétique s’humanise et inaugure ce ton goguenard et pince-sans-rire, d’un déchirement si spécial, qu’on retrouvera dans tous ses écrits subséquents.


D’octobre 1870 à février 1871, sa mère ayant fait trêve un peu de sévérités et l’hiver sévissant, il demeura dans Charleville à fréquenter assidûment les bibliothèques où, comme l’a écrit Verlaine, il piochait les sciences, en de vagues bouquins très anciens et très rares : lectures entremêlées de force contes orientaux et libretti de Favart. Entre temps, il rythmait Mes Petites Amoureuses, Les Effarés, Les Poètes de sept ans, Le Cœur volé, Les Assis, Accroupissements, Les Pauvres à l’Église, L’Oraison du Soir, poèmes dont la nouveauté bizarre étonnera Verlaine. C’est également à cette époque que, par lettre, il déclare a M. Izambard être absolument écœuré par toute la poésie existante, par Homère, par Racine, par Hugo aussi bien que par les Parnassiens qui, sauf Verlaine, le dégoûtent. Il voulait devenir un voyant. Pour arriver à ce résultat, il décide qu’il s’enrichira le système sensoriel par tous les moyens, par l’ivresse, par l’aventure. Déjà, il rêve l’invention de ce verbe accessible à tous les sens, que, plus tard, il doit réaliser en partie, après le sonnet des Voyelles, dans les Chercheuses de Poux :


Il écoute chanter leurs haleines craintives,
Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
Parfumés ; et leurs doigts, électriques et doux,
Font crépiter parmi ses grises indolences,
Sous leurs ongles royaux, la mort des petits poux.


Mais le professeur de rhétorique ne pouvait comprendre ; il sermonne son élève. Celui-ci se fâche. Ce fut entre eux la rupture, définitive.


Sur ces entrefaites, le siège de Paris est levé. Rimbaud, sans prévenir sa mère, vend aussitôt sa montre et s’embarque de nouveau pour la capitale, où il descendra chez André Gill, dont la double gloire de caricaturiste et de poète est parvenue dans les Ardennes, en même temps que sa réputation de révolutionnaire.

Gill, il l’a quelque part raconté, était absent de son atelier à l’arrivée du voyageur ; il avait, selon son habitude, laissé sa clef sur la porte. Quand il rentra, sa surprise fut grande de voir un jeune et long jeune homme fatigué ronflant, à gros poings rouges et fermés, sur la banquette de l’antichambre. Il le réveilla. Celui-ci se nomma, se présenta comme il crut ; mais le bon caricaturiste, ne comprenant que peu, poliment le congédia, sans plus.

Rimbaud n’avait pas un sou : le prix de sa montre avait à peine suffit à payer son voyage en chemin de fer. Où aller ? Il ne connaissait personne dans ce Paris encore, malgré deux précédentes présences, inconnu. Il dut, huit jours durant, errer par les rues, sans pain, ni feu, ni lieu ; apaisant mal ses faims de détritus et trompant affreusement sa fatigue par de durs sommeils sous les ponts et dans les bateaux à charbon. Au bout de ce temps, comme il mourait littéralement de misère, il se résigna à sacrifier sa liberté en faveur de sa vie, à reprendre la route de Charleville.

La campagne, au moins, offre des charités et la maraude en quelque verger ou quelque champ ! Il venait, l’adolescent plein d’appétit, d’éprouver que Paris pour l’infortuné est le plus impitoyable et le plus mortel des déserts… Une amertume d’homme plisse prématurément sa bouche de passion, et, jalousé par le ciel, ses yeux d’ange pleins d’un rêve de félicité universelle, il marche gigantesquement par cette région d’est de la France dévastée par l’Allemand.

Dans la forêt de Villers-Cotterets, il crut, une fois, son corps menacé d’un écrabouillement. C’était par une nuit opaque. Une chevauchée fantastique de bavarois saouls et poussant d’affreux cris, avec un tumulte épouvantable, sur lui fonçait, à galop d’enfer. Il n’eut que le temps de se blottir dans un fourré où, sans oser respirer, épouvanté surtout par le fait de sa propre imagination excessive, il se tint blotti longtemps, après même que le bruit se fut éteint dans l’éloignement.

On le revoit au pays natal, après cette odyssée, dans un état d’inquiète exaspération. Héros malheureux, il confie à son fidèle ami, Ernest Delahaye, ses navrantes impressions et ses miséreuses aventures. S’il est à Charleville, ce n’est pour longtemps. On dirait qu’il a pris goût au malheur : il veut connaître l’opprobre, la honte ; tout ce qui fait souffrir les hommes, tout ce qu’ordinairement ils exècrent, il souhaite de le vivre. Il jouira tout le mal et tout le bien. Il aspire à la perfection, à une totalité d’humanité ; cela naturellement, instinctivement, sans que sa modestie de sorte étrange se rende compte qu’ainsi il se divinise.


C’est pendant la Commune qu’Arthur Rimbaud échoua une troisième fois dans la capitale.

Venu de Charleville à pied, il se présente aux insurgés comme un frère de province admirateur de Blanqui et désireux de prendre part aux dangers des revendications populaires. Son pauvre aspect excite la solidarité des bons communards, que ses belliqueux propos et son attitude avaient, dès l’abord, séduits : une collecte est faite à son profit. Il la dépense aussitôt avec les camarades. Enrôlé, non dans les « Vengeurs de Flourens », comme il est dit par erreur dans Verlaine héroïque, mais dans les « Tirailleurs de la Révolution », il figure dans l’effrayante fantasmagorie de la guerre civile, assiste en acteur à ce carnaval de la tuerie et de l’incendie. Enfin, après la défaite de la Commune, malgré l’occupation des postes aux fortifications par les troupes versaillaises, il réussit à se sauver et regagne à pied les Ardennes.

Paris se repeuple, Chant de Guerre parisien sont d’alors. C’est tout le tumulte, toute la haine, en même temps que toute la cocasserie généreuse de l’insurrection parisienne.

Dans Charleville, un ou deux mois après, il écrira Les Premières Communions et ce Bateau ivre, si terribles et si orageux aussi. Puis, au mois d’octobre de la même année 1871, ses dix-sept ans n’étant pas encore sonnés, il viendra, après un échange de lettres avec Verlaine, ainsi que nous l’avons naguère raconté ici, « prendre terre et langue ès la ville à Villon », grâce au louis à lui octroyé par un ami, M. Deverrière, auquel il a confié son espoir justifié de les étonner tous, ces poètes du Parnasse contemporain avec qui il va, enfin, fréquenter !


Nous sommes au temps de la vie dite parisiennement littéraire d’Arthur Rimbaud. Elle durera jusqu’à sa fuite avec Verlaine en Belgique. Ses faits et gestes d’alors, malgré des traces laissées nombreuses dans le souvenir d’un monde des Lettres, n’en demeurent pas moins de signification obscure. On a compris généralement mal, souvent pas du tout ; on a même systématiquement

expliqué à côté ; puis, la lâcheté et l’hypocrisie s’en mêlant, on a interprété à rebours. Pour un Charles Cros et un
[Dessin : Rimbaud. Voir La Revue blanche, 1896, p. 173.]

Paul Verlaine admirateurs, avec combien de vagues mérats et de grotesques carjats le pauvre poète du Bateau ivre eut-il affaire, qui le diffamèrent, osant, à l’applaudissement de leurs pareils, outrager son orgueil de dieu de leur suffisance d’imbéciles ?

Comme on sent à y réfléchir, connaissant ses aventures antérieures, que Rimbaud dut se sentir honoré du mépris de ces gens, qu’on a entendus traiter Villiers de l’Isle-Adam de crapule ; comme on comprend qu’il se soit ingénié à les scandaliser, en prenant le masque excessif de tout ce qui blessait leur pudeur de prudhommes ratés ! Lui, d’ordinaire et de nature si méditatif et renfermé, timide au fond, comme il devait jouir du spectacle de la terreur et du dégoût à eux causés par l’outrance de ses gestes et de ses attitudes !… Il se grisait, autant pour le bonheur de les stupéfier que pour celui d’une exquise excitation sensorielle. La félicité de l’opprobre, il l’avait pleine ainsi. Et, au grand émoi d’ire des thuriféraires, il rira des observations de Théodore de Banville, connue il a ri du « Shakespeare enfant » de Victor Hugo ; et, si telle de ces épouses de poète le nettoie de sa vermine, il chantera la joie infinie de cette sensation par cette toute délicatesse musicale, picturale et odorante : Les Chercheuses de Poux ! Et quel honneur, quel triomphe d’inquiéter jusqu’à un génial Charles Cros. jusqu’à un bizarre Cabaner, jusqu’à un Forain gavroche, et de laisser, dans le front étroit des autres, l’opinion fixe qu’on est un démon, un brigand promis à la guillotine.

Cependant, c'est à ce moment que Rimbaud suggérait à Verlaine les lois de cette poésie fluide, ténue, si vaguement troublante et précisément troublée dont se créeront les Romances sans Paroles, Sagesse, tout un art nouveau qui fera l’auteur des Fêtes galantes grand poète ; c’est à ce moment qu'il stylait de « diamant » ces notes qui seront les Illuminations placées au-dessus de toute littérature par la sagace et courageuse justice de quelqu’un pressentant, sans doute, que l’auteur aussi bien était en valeur humaine au-dessus de tous littérateurs !


Or et pour ce choir sur de l’actualité, Monsieur le comte Robert de Montesquiou-Fezensac est-il dans l’ignorance de ce que son élégante admiration pour Marceline Desbordes-Valmore, il la doit à ce famélique, à ce guenilleux, à ce pouilleux d’Arthur Rimbaud, lequel sut bien, sous l’entassement des défroques et ordures romantico-parnassiennes, trouver le joyau et forcer Verlaine à le regarder sous toutes ses facettes ?

Paterne Berrichon