Rikke-Tiekke-Tak, Scènes de la vie flamande
Il n’y a pas longtemps que j’ai visité la ferme où commence l’histoire de Rikke-tikke-tak ; elle existe encore entre Desschel et Milgem, à une douzaine de milles à l’ouest d’Anvers ; elle est habitée par des laboureurs qui se souviennent à peine du nom de Jean Daelmans.
Quelque pittoresque que soit cette habitation, elle n’offre cependant rien de particulier : la joubarbe et la mousse jettent une teinte verdoyante sur ses toits brunis ; ses murs dissimulent leurs crevasses sous le feuillage qui les embrasse ; des porcs s’ébattent sur le fumier au milieu des poules et des pigeons, et plus loin, dans l’étable, on voit trois vaches au poil luisant de propreté mâcher avec délices un trèfle succulent.
Mais ce qu’a de plus beau la ferme solitaire, c’est la bruyère immense qui s’étend devant sa façade bien au-delà de la portée du regard ; c’est le ruisseau qui passe derrière son jardin fleuri en courant vers les humides prairies ; c’est la verte bordure d’aunes et de saules qui accompagnent dans sa course l’artère argentée de la bruyère ; ajoutez-y l’azur sans bornes du ciel, le chant mystérieux du grillon et l’amoureux babil des oiseaux qui ont choisi la ferme écartée pour patrie et pour asile.
C’était un matin de l’année 1807 ; le disque du soleil ne s’était pas encore levé sur la plaine aride, et à peine entendait-on çà et là un oiseau préluder au magnifique hymne matinal de la nature. Dans la principale pièce de la ferme régnait aussi le profond silence de la nuit ; seulement un maigre feu brûlait en pétillant dans le large foyer, l’horloge poursuivait son incessant tictac, et, dans un coin à demi perdu dans les ténèbres, ronflait le monotone murmure d’un rouet.
Devant ce meuble se trouvait une jeune fille d’un extérieur singulier. A en juger par son visage, elle devait avoir seize ans environ; ses vêtemens, loin d’être propres et coquets, étaient plutôt sales et négligés, mais sa chaste physionomie avait dans son expression quelque chose d’étrange et d’élevé qui captivait l’attention et éveillait dans le cœur un sympathique attrait. Ce n’est pas qu’on eût pu la dire belle, car elle était pâle comme du marbre diaphane, et quand ses yeux, aussi noirs que le jais, lançaient sous leurs longues paupières un regard ardent comme une étincelle, ces yeux paraissaient durs et presque farouches; mais il y avait aussi des momens où, semblable à une insensée, elle promenait lentement autour d’elle son œil abattu, et où son visage s’illuminait soudain d’un radieux sourire, comme si une voix joyeuse eût parlé à son cœur : alors elle était belle, belle comme la fleur languissante qui déploie encore son calice au soleil, bien qu’un ver avide ait déjà rongé sa racine.
Assise depuis une heure devant le rouet, on eût dit qu’elle faisait partie de celui-ci, tant elle donnait peu d’attention au lin qui glissait entre ses doigts; une profonde rêverie l’avait comme enveloppée d’un essaim de songes; le monde matériel avait disparu pour elle, et une joie céleste rayonnait sur ses traits.
Quelle réjouissante pensée monte de son cœur à son visage souriant ? Elle-même n’en sait rien. Voyez, sa jolie bouche s’ouvre, elle chante! Son chant doit être ravissant, s’il traduit son émotion; sa voix, douce et presque insaisissable, semble le timbre lointain d’une coupe d’argent; sa chansonnette au rhythme sautillant est étrange et charmante. Elle chante :
Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Forgerons,
En cadence.
Forgerons, frappons!
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou!
Puis elle retombe dans sa mystérieuse rêverie.
Tandis que la jeune fille, la tête penchée, immobile devant son rouet, semble abîmée dans l’oubli d’elle-même, une vieille femme descend l’escalier et entre dans la salle. A voir le coup d’œil impérieux qu’elle jette sur le feu éteint et sur la jeune fille, on devine que ce ne peut être que la fermière. Son œil s’allume de colère, et, s’approchant de la rêveuse, elle lui applique sur la joue un si rude soufflet, que l’enfant en tombe presque de sa chaise. — Comment ? s’écrie la fermière. Fainéante, va ! Allons, allume le feu! Vite, ou je prends un bâton pour t’éveiller, propre à rien que tu es !
La jeune fille se leva, et alla vers l’âtre pour exécuter l’ordre si :brusquement donné par la fermière. Elle devait être habituée depuis longtemps à ce cruel traitement, car son visage de marbre ne trahit ni tristesse ni souffrance; seulement la tache rouge qui enflammait sa joue attestait assez que le coup qu’elle avait reçu devait l’avoir douloureusement meurtrie.
Dès que la fermière vit le feu flamber sous la :marmite aux vaches, elle se posta au pied de l’escalier et cria de toute sa force : — Debout, debout, paresseux ! debout, ou je vais vous faire lever, dormeurs! Allons, Trine, Barbe, Jean ! Debout! il est quatre heures!
Peu d’instans après, les personnages appelés descendirent. Quant à ce qui concerne Trine et Barbe, c’étaient les filles de la fermière, et elles pouvaient avoir un peu moins de vingt ans; du reste, comme la plupart des paysannes, elles étaient replètes, fortement bâties, et n’avaient rien qui les distinguât spécialement.
Le jeune homme que sa mère avait nommé Jean n’accusait pas plus de dix-sept ans; les traits de son visage étaient rudes, mais réguliers et mâles; ses regards courant d’un objet à l’autre et sa mobile physionomie attestaient que, si la nature ne l’avait pas doué d’une haute intelligence, du moins était-il un beau et alerte garçon. Ses yeux bleus et ses longs cheveux blonds donnaient à sa figure un cachet de bonté et de douceur, qualités que son cœur possédait réellement.
Lui seul s’approcha de la jeune servante, qui se tenait debout près du feu, et lui dit à voix basse : — Bonjour, Lena ! — A quoi une voix plus basse encore répondit : — Bonjour, Jean. Je vous remercie.
Avant que chaque habitant de la ferme allât à son travail, le café Fut servi sur la table, et la fermière coupa les tartines de chacun. La jeune Lena reçut pour sa part un morceau de pain qui n’eût pas suffi à apaiser la faim d’un enfant. Néanmoins elle ne parut pas y faire attention, et ses yeux même ne se plaignirent pas de la cruauté de la fermière. Jean contemplait Lena avec une pitié profonde, et lorsqu’il remarqua que la jeune fille avait mangé la plus grande partie de son pain, il y substitua des morceaux du sien chaque fois qu’il vit sa mère tourner les yeux.
Après le déjeuner, Jean et ses sœurs sortirent de la maison pour reprendre leur labeur de chaque jour. Lena resta, à la ferme avec la fermière pour surveiller la baratte, tandis que le chien ferait tourner le moulin à beurre[1]. Dès que le fait fut versé dans la baratte et que tout fut prêt pour la fabrication du beurre, la fermière sortit pour faire aller le chien dans la roue; mais elle le trouva mort dans sa niche. À cette vue, sa rage ne connut plus de bornes; elle rentra comme une forcenée, frappa la pauvre Lena au visage, la repoussa dans la chambre et s’écria : — Le chien est mort, vilain torchon ! Tu ne lui as pas donné à manger hier; mais je t’apprendrai... Ici !
Et elle se mit de nouveau à battre impitoyablement la jeune fille silencieuse.
— Te tairas-tu jusqu’à ce que tu crèves, âne entêté ? hurla-t-elle. Ce n’est pas vrai sans doute que tu n’as pas donné à manger au chien hier ? Parleras-tu, ou je te casse bras et jambes!
— Fermière, dit Lena avec une sorte d’insensibilité, j’ai donné à manger au chien hier. La gamelle est encore toute pleine devant sa niche.
— Quelle gamelle pleine, menteuse que tu es ? Tu y as mis à manger ce matin. Crois-tu que je ne connaisse pas tes tours ?... Mais tu t’en repentiras... Tu vas trotter toi-même dans la roue... Allons, vite à la roue !
Ce nouveau mode de mauvais traitement inspira probablement à Lena une grande terreur, car elle se mit à trembler de tous ses membres et se tint au milieu de la chambre la tête courbée et les bras pendans, comme une condamnée qu’on va conduire à l’échafaud. Pourtant elle ne dit pas une parole. Cette patiente résignation déplut à la fermière. Exaspérée par la colère, elle arracha une branche du fagot qui se trouvait auprès de l’âtre, la leva comme si elle voulait en frapper la tête de Lena, et répéta son injonction : — Allons, vite dans la roue! Iras-tu, oui ou non ?
Lena s’affaissa lentement sur les deux genoux, tendit des mains suppliantes, fixa son œil noir plein de prière sur sa persécutrice, en lui disant : — Oh! ayez pitié de moi! J’irai dans la roue; mais ne me frappez plus, pour l’amour de Dieu !
En cet instant, la porte s’ouvrit avec violence, et Jean s’élança, dans la chambre; il courut à Lena, la releva de terre et dit à sa mère avec une irritation contenue : — Mère, comment pouvez-vous être ainsi ? C’est toujours la même chose : je ne puis jamais sortir sans que je vous entende crier contre la malheureuse Lena, et sans que vous la maltraitiez comme une bête. Si vous voulez la faire mourir, tuez-la plutôt d’un coup! Ne voyez-vous pas qu’elle est malade et qu’elle dépérit ?...
À ces derniers mots, des larmes jaillirent des yeux du jeune homme, et il poursuivit d’un ton suppliant : — mère, laissez-la tranquille, ou sinon, je vous le dis, je pars avec les premiers soldats qui passeront par ici, et vous ne me verrez plus de votre vie... — Je dis qu’elle doit aller dans la roue ! Cela lui apprendra à laisser mourir le chien ! cria la fermière.
— Que dites-vous, mère ? s’écria Jean d’une voix où la frayeur se mêlait à l’indignation. Elle, Lena ? dans la roue! Oh! mère, cela va trop loin. Vite, dites-moi que vous renoncez à cette mauvaise pensée, — vite, vite !
— Voyez un peu trembler cet imbécile ! dit la mère avec un rire moqueur... Et que ferais-tu ?
— Écoutez, mère, répondit Jean avec une gravité qui fit une profonde impression sur la fermière; si Lena va dans la roue, je quitte cette maison, je pars, quand bien même vous m’attacheriez avec des chaînes... Croyez-moi, mère, croyez-moi, ou sinon je le jure par un serment terrible.
La fermière à son tour frémit de colère comprimée; elle fut transportée d’une rage insensée en se voyant contrainte de céder devant la menace de son fils. Il était le seul homme de la ferme et avait déjà assez de force et d’expérience en fait de culture pour remplir la place de son père mort. Son départ eût été la ruine de la métairie. Tout en couvant sous des regards flamboyans le visage abattu de la jeune fille, elle s’écria : — Eh bien ! qu’elle ne reste pas devant mes yeux! Allons, fainéante, va mener paître la vache blanche, — et que je ne te revoie pas avant quatre heures, sans quoi tu auras affaire à moi!. — Et toi, Jean, dis à Trine qu’elle vienne faire le beurre.
Lena sortit à pas lents de la chambre pour aller prendre la vache à l’écurie. Arrivée à la porte, elle tourna la tête, et ses yeux noirs et brillans de larmes adressèrent à Jean un long et triste regard qui semblait dire : — Merci, merci, — vous protégez une morte ! Je prierai pour vous quand je serai là-haut dans le ciel.
Lena s’en va avec la vache à la recherche de l’herbe perdue le long du ruisseau. Elle marche lentement en avant dans le sentier et tient l’animal en laisse avec une corde. Parvenue à un endroit où la bruyère touche aux terres basses et marécageuses et est en même temps ombragée par des aunes et des genévriers vacillans, Lena s’éloigne de quelques pas du sentier. Là s’élève un hêtre sans doute semé par un oiseau, car aussi loin que s’étend la vue, on n’aperçoit aucun feuillage qui ressemble au sien. Lena s’affaisse sur le sol au pied de l’arbre gigantesque; elle courbe profondément la tête, son regard immobile se fixe sur la terre, elle lâche la corde et tombe dans sa rêverie habituelle.
En plein air, sous l’azur profond du ciel, elle allège son cœur des tristesses dont on l’a abreuvé : pas une plainte ne sort de sa bouche, pas un soupir de son sein; mais un torrent de perles liquides s’épanche silencieusement sur son tablier. Son affliction est longue, bien longue; cependant ses larmes diminuent peu à peu, elle lève la tête enfin. Elle dirige vers le ciel ses yeux humides et chante comme si elle adressait une prière à Dieu :
Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Forgerons,
En cadence.
Forgerons, frappons!
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou!
Que signifie donc cette étrange et mystérieuse chanson dans la bouche de Lena ? On lui eût en vain demandé des explications sur ce sujet, car elle-même ignorait d’où venait que sa bouche, sans qu’elle le sût, répétât sans cesse les sautillantes paroles du refrain. Elle ne se souvenait pas non plus qu’on lui eût jamais chanté cette chanson, et croyait même que paroles et air s’étaient éveillés dans son âme sans cause déterminée. Maintenant la chanson faisait partie de son être énigmatique comme une seconde voix, intelligible pour elle seule; bien que cette voix ne dît rien de distinct à son esprit, elle la chérissait néanmoins comme une abondante source de consolation et d’adoucissement à ses douleurs, et elle avait pris l’habitude, dans tous les instans de tristesse ou de joie, de l’employer comme expression de ses émotions les plus profondes.
La chansonnette avait tant de puissance sur elle, qu’après l’avoir répétée plusieurs fois et sur un ton de plus en plus joyeux, elle parut oublier tout à fait qu’elle était condamnée à languir et à s’éteindre sous les mauvais traitemens. Le magique rikke-tikke-tak avait illuminé son visage d’un rayon de calme et de paix; elle se leva lentement, conduisit la vache un peu plus loin pour qu’elle trouvât plus d’herbe, et se mit à courir à travers la bruyère vers une colline de sable qui s’élevait à quelque distance au-dessus de l’immense plaine.
Au sommet de l’aride coteau était imprimée une forme humaine. Lena visitait sans doute souvent cet endroit, car maintenant encore elle s’assit sur le sable déjà foulé. La tête en avant, las bras affaissés sur les genoux, elle fixa son œil noir sur un point bleuâtre qui apparaissait aux limites de l’horizon.
De ce point, qui était sans doute une ville lointaine, semblait partir un chemin qui se jouait eu courbes capricieuses à travers la bruyère et venait se perdre, près de la ferme, au milieu des prairies. Le regard immobile de Lena était attaché sur le point de départ de ce chemin : on eût dit l’orpheline du pêcheur qui, du haut des dunes, contemple fixement la calme surface de la mer et attend, la poitrine oppressée, une barque qui ne doit jamais revenir ! Mais il n’en était pas tout à fait de même de Lena : Elle aussi attendait quelque chose, mais ne savait vers qui ou vers quoi aspirait son cœur. Elle contemplait toujours le chemin, et peut-être avait-elle un secret espoir que par là lui viendrait un libérateur ; pourtant elle ne connaissait personne au monde, cent voyageurs pouvaient passer sous ses yeux sans qu’elle y fît attention. Était-elle donc insensée ? Oh ! pas le moins du monde, quoique les filles de la fermière la nommassent la folle.
Au milieu de ses continuelles souffrances et sous le poids de la réprobation dont on l’accablait, Lena s’était créé une vie à elle seule. Aussi ses actions incomprises semblaient souvent porter le cachet de la folie, et cependant, grâce à ses continuelles méditations, son intelligence s’était raffinée et son imagination avait acquis une merveilleuse puissance. Les secrètes émotions qui gonflaient son sein n’avaient nullement obscurci son jugement ; elle pesait et appréciait tout ce qui lui arrivait, mais le résultat de ses réflexions demeurait toujours renfermé en elle. À quoi lui servaient d’ailleurs l’intelligence et la raison ? N’était-elle pas condamnée à mourir d’une mort lente, mais sûre ?
Déjà le soleil éclairait la pente occidentale du coteau de sable ; l’après-dînée était fort avancée, et Lena, toujours assise, tenait l’œil obstinément fixé sur le point bleuâtre. Elle avait faim, elle le sentait bien, elle souffrait,… cependant elle demeurait assise et immobile.
En cet instant, un jeune paysan se glissa avec précaution au milieu des aunes qui bordaient le ruisseau ; il tournait par momens la tête vers la ferme, comme s’il eût craint d’être vu ; enfin il atteignit le hêtre au pied duquel la jeune fille avait pleuré. Il se tourna vers la colline de sable, plaça les deux mains en entonnoir devant sa bouche pour donner à sa voix une direction sûre et précise, et cria : — Lena ! Lena !
La jeune fille se leva et s’approcha lentement du jeune paysan, qui lui fit signe du doigt de venir s’asseoir à côté de lui. Il tira de dessous son sarreau une tranche de pain noir et un morceau de lard, prit son couteau, coupa le lard en petites bouchées sur le pain, l’offrit à la jeune fille, et dit à voix basse en déposant une petite cruche de bière contre un genévrier : — Lena, voici à manger et à boire.
La jeune fille lui adressa un regard plein d’une profonde reconnaissance et se mit à manger en répondant à voix basse aussi : — Jean, Dieu vous récompensera de ce que vous protégez ma misérable existence. Merci pour votre douce amitié !
Une poignante douleur serra le cœur du jeune paysan, qui ne dit plus un mot, bien que de temps en temps une larme furtive s’échappât de ses yeux bleus; ce silence dura jusqu’à ce que Lena, ayant terminé son repas, engageât la conversation en ces termes : — Jean, mon bon ami, ne vous attristez pas à cause de moi. Vos larmes me font plus de peine que les coups de votre mère.
— Pardonnez-lui, Lena, pardonnez-lui pour l’amour de moi, car si vous veniez à mourir sans prier pour elle, il n’y aurait plus pour elle de paradis... C’est ma mère pourtant, Lena. Pardonnez-lui donc.
— Je n’ai rien à lui pardonner, Jean. Je ne garde ni haine, ni souvenir de mes douleurs. J’ai déjà tout oublié.
— Ne me trompez pas, Lena. Qui peut oublier des mauvais traitemens de cette espèce ?
— Je vous l’ai dit plus d’une fois, et vous ne me comprenez pas, parce que je ne comprends pas moi-même comment je vis. Tandis qu’on me bat et qu’on me maltraite, mon corps souffre bien; mais mon âme reste libre et rêve de choses vagues et inconnues qui passent sous mes yeux et me séduisent. Ces visions sont l’aliment de mon âme; grâce à elles, j’oublie tout; elles me parlent d’une vie meilleure et me font croire que je ne demeurerai pas toujours orpheline. Dieu sera-t-il mon père dans le ciel, ou verrai-je ma mère avant de mourir ? Je n’en sais rien.
— Vos parens sont morts, Lena : ma mère me l’a dit souvent; mais ne vous chagrinez pas pour cela. Voyez comme mes bras sont déjà forts. Encore quelques années, et je serai un homme. Oh ! vivez jusque-là, Lena ! Je travaillerai pour vous du matin au soir, dussé-je être toujours votre valet.
— Mon valet, vous! Ce ne sera pas, Jean. Regardez mon visage, et dites-moi ce que vous voyez dans la pâleur de mes joues ?
Le jeune paysan porta les deux mains à son front et dit d’une voix étouffée et avec un douloureux soupir : — La mort I la mort !
Un long silence régna sous les genévriers balancés par le vent; Jean saisit enfin la main de Lena et reprit : — Lena, vous n’avez jamais connu vos parens défunts; depuis l’enfance, vous avez été élevée par ma mère et vous avez enduré plus de maux et plus de chagrins que dix hommes n’en pourraient supporter. Si cela continuait, vous en mourriez, je le reconnais les larmes aux yeux; mais si dès maintenant on vous laissait tranquille, si l’on vous traitait bien, ne vivriez-vous donc pas ?
— Vivre ? répéta Lena; qui connaît l’heure de sa mort ? Je comprends ce que vous voulez faire. Pourquoi irriter votre mère et attirer sa haine sur vous à cause de moi ?
— Pourquoi! s’écria Jean d’un ton demi-fâché. Pourquoi ? oh! je n’en sais rien; mais, croyez-le, si vous avez une idée fixe, un rêve qui vous préoccupe sans cesse, moi aussi j’ai une pensée qui ne me quitte jamais, ni dans les plus rudes travaux, ni dans le plus profond sommeil. Cette pensée, c’est que je dois vous dédommager du mal que ma mère vous a fait. Lena, je ne sais pas parler aussi bien que vous; mais, pour l’amour de Dieu, ne doutez pas de ce que je vous dis : du jour de votre mort, Jean ne travaillera plus, et il sera bientôt au cimetière, couché sous la terre à côté de vous. Et si vous me demandiez pourquoi, je ne saurais vous l’expliquer. Sous ma blouse bat un cœur qui sent vivement : vous êtes une pauvre enfant sans famille, cela me suffit. Vivez donc, Lena, jusqu’à ce que je sois plus âgé : mon travail...
Une voix menaçante se fit entendre dans le lointain : — Ramène la vache, et vite ! criait-on.
Jean se leva, jeta à Lena un regard suppliant, et disparut au milieu des aunes en disant à demi-voix : — Je vais à l’instant à la maison. Allez; elle ne vous battra pas!
Lena prit en main le licol de la vache, et gagna à pas lents le sentier qui menait à la ferme.
Dans le village de Westmal[2] se trouvait une petite forge dans laquelle quatre hommes, le maître et trois ouvriers, étaient occupés à différens travaux du métier. Autant que le permettait le bruit des limes et des marteaux, on parlait de l’empereur Napoléon et de ses hauts faits. Un des ouvriers, à la main gauche duquel manquaient deux doigts, commençait une intéressante histoire du temps des guerres d’Italie, quand deux hommes à cheval s’arrêtèrent devant la ferme, et l’un d’eux cria : — Holà, compagnons ! ferrez mon cheval!
Les ouvriers contemplèrent avec curiosité les deux étrangers qui mettaient pied à terre. Il était facile de voir que c’étaient deux militaires, car l’un d’eux avait le visage coupé transversalement par une profonde cicatrice et portait un ruban rouge à sa redingote; l’autre, bien que vêtu d’un costume bourgeois comme le premier, semblait le subordonné de celui-ci, et prit la bride de son cheval en demandant : — A quel pied, colonel ?
— Au pied gauche de devant, lieutenant. Tandis que l’un des ouvriers installait le cheval, le colonel entra dans la forge, promena autour de lui des regards scrutateurs, et prit en main successivement plusieurs outils, comme s’il se fût efforcé d’en reconnaître quelques-uns. Il eut bientôt trouvé en effet ce qu’il cherchait, et tenant d’une main de lourdes tenailles et de l’autre un marteau, il examina ces objets avec un incompréhensible sourire, ce qui étonna tellement les ouvriers, qu’ils se mirent à le regarder avec stupéfaction.
Sur ces entrefaites, le fer avait été mis au feu, le soufflet gémissait, et d’ardentes étincelles couronnaient les charbons rougis. Les ouvriers se tenaient prêts, la main sur leurs lourds marteaux ; le maître tira le fer du feu, et le bruit cadencé des marteaux fit retentir la forge.
Cette joyeuse musique parut émouvoir vivement le colonel; il écoutait, le visage radieux, comme si une symphonie enchanteresse eût frappé son oreille. Cependant, au moment où l’on allait enlever le fer de l’enclume pour l’ajuster au pied du cheval, une expression d’orgueilleux dédain courut sur ses traits; il prit des mains du maître forgeron la pince qui tenait le fer, remit celui-ci au feu et s’écria : — Ce n’est pas cela! Quel fer grossier me faites-vous là ? Allons, courage, mes enfans! En avant le soufflet!
Tandis qu’on exécutait respectueusement ses ordres et que chacun le regardait faire avec un étonnement croissant, il ôta son habit et mît à nu ses bras robustes. Lorsque le fer fut chauffé à blanc, il le posa sur l’enclume, saisit le marteau principal, et se mettant en position de diriger l’opération, il dit gaiement aux ouvriers : — Attention, camarades! Je donne la mesure; nous allons forger un fer tel que les chevaux de l’empereur n’en ont pas de meilleur. Allons, en avant, et suivez bien la chanson !
Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Forgerons,
En cadence.
Forgerons, frappons!
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou !
Rikke-tikke-tack
Rikke-tikke-tou !
Façonnons
Le fer rouge
En bons forgerons.
Et qu’aucun ne bouge
Avant l’œuvre à bout !
Rikke-tikke-tou!
— Eh bien ! voyez-moi ce fer!
Les ouvriers considéraient le fer élégant et léger, la bouche béante et tout interdits. Seul, le maître forgeron semblait penser à autre chose, et secouait de temps en temps la tête de l’air d’un homme qui doute. Il se rapprocha de l’étranger, qui avait déjà revêtu son habit; mais quelque attention qu’il mît à le regarder, il ne parut pas le reconnaître.
Le cheval fut bientôt ferré et prêt devant la forge à recevoir son cavalier. Le colonel donna au maître et à chacun des ouvriers une cordiale poignée de main, et déposa deux napoléons sur l’enclume en disant : — Un pour le maître, un pour les ouvriers. Buvez tous gaiement à ma santé! — Après quoi il sauta en selle, et, côte à côte avec son compagnon, gagna l’intérieur du village.
Les deux étrangers avaient à peine disparu au coin de la maison la plus proche, que les ouvriers se tournèrent en même temps vers leur maître et fixèrent sur lui un œil interrogateur. — Colonel! colonel! murmura l’un d’eux; je dis, moi, que le gaillard est forgeron, ou qu’il l’a été. Je suis sûr que vous le connaissez, maître.
— C’est-à-dire, répondit le maître, que je n’ai connu en ma vie qu’un seul homme qui fût capable de forger aussi lestement un fer aussi léger et aussi beau. Et, si je ne me trompe, le colonel n’est autre que Karl van Milgem, qu’on appelait d’ordinaire Rikke-tikke-tak.
— Comment ! ce serait le joyeux forgeron de Westmal ! dit l’un des compagnons; j’ai beaucoup entendu parler de Karl Rikke-tikke-tak, mais c’était un pilier de cabaret, un ivrogne fieffé qui savait mettre sens dessus dessous tout le village. Le colonel paraît être un homme trop comme il faut. C’est impossible !
Le maître alla s’asseoir sur l’enclume comme un homme qui se dispose à raconter, et dit aux ouvriers : — Camarades, nous avons gagné dix fois notre journée; nous ne travaillerons plus avant le dîner. Écoutez ce que je vais vous dire, et jugez vous-même. Le colonel est certainement Karl van Milgem. Il y a seize ans environ demeurait ici, dans cette même forge où nous sommes, un jeune homme qui avait pour femme la plus jolie paysanne de Moll et des environs. Ils s’aimaient tant l’un l’autre, que tout le village était émerveillé d’un aussi heureux mariage. Karl van Milgem, car c’était lui, travaillait depuis le matin jusqu’au soir, tellement que la sueur lui coulait du front, et les amis l’appelaient Rikke-tikke-tak, parce qu’il chantait toute la journée, en battant l’enclume, cette jolie chanson que le colonel sait si bien. Il était toujours de bonne humeur, joyeux à la réplique, et jamais il ne sortait de sa bouche un mot qui ne fît rire de bon cœur. Aussi n’y avait-il à Westmal aucun homme qui fût aussi aimé de tout le monde que Karl, le gai forgeron. Karl était déjà marié depuis quelques années sans avoir eu d’enfans, lorsqu’il s’aperçut soudain qu’il serait bientôt père. Sa joie ne connut plus de bornes; la chanson de Rikke-tikke-tak ne cessa plus du matin au soir, et les gens commencèrent à craindre que Karl ne perdît la tête, car il ne se possédait plus de bonheur. Le grand jour parut enfin : Karl devint père d’une charmante petite fille; mais sa pauvre femme, le malheureux ! ne s’en releva pas. Elle est enterrée au cimetière; vous savez bien cette place où il y a une petite croix de fer, c’est là. A partir de ce triste moment, Karl ne fut plus le même homme; il laissa le marteau à côté de l’enclume, n’alluma pas deux fois par semaine son feu, et se mit à boire comme s’il eût voulu se faire mourir par la boisson. Toutes ses chansons étaient oubliées, et il menait si mauvaise vie, qu’il était le scandale du village. Quand il rentrait chez lui, ivre et la tête perdue, il se mettait au travail comme un furieux; mais la servante chargée de prendre soin de son enfant connaissait un moyen sûr de le calmer. Elle posait sa petite fille sur ses genoux, et, si ivre que fût Karl, la vue de son enfant l’apaisait sur-le-champ comme par magie. Alors il riait joyeusement comme autrefois, mettait la petite fille à cheval sur sa jambe, la faisait sauter et chantait chaque fois avec un nouveau plaisir sa jolie chanson de Rikke-tikke-tak. Que Karl soit jamais devenu tout à fait mauvais homme, je ne le crois pas; chacun savait assez que la mort prématurée de sa femme tant aimée était la cause de son chagrin et de son ivrognerie, car toutes les fois qu’il lui fallait passer par le cimetière et devant la croix de fer, fût-il ivre à ne pouvoir se tenir debout, des larmes coulaient de ses yeux en présence de tout le monde. C’est pourquoi on avait grande pitié de lui, et les voisins prenaient soin de son enfant pour tout, sans qu’il le sût. Cette vie durait depuis environ trois ans, lorsque Karl tomba fort malade et dut garder le lit assez longtemps. Ses amis, aidés par le curé, avaient si bien su le prêcher pendant sa maladie, qu’il parut entièrement guéri de son goût pour la boisson ; mais une autre pensée s’était emparée de lui. Il voulait quitter le village, où la tombe de sa femme frappait trop souvent ses yeux, et sans dire à personne où il se proposait d’aller, il vendit à mon père sa forge telle qu’elle était, emmena un beau matin sa fille, âgée de quatre ans, dans la bruyère, et ne reparut plus, sans que depuis ce temps nous ayons jamais eu des nouvelles de lui ou de son enfant.
— Le colonel est Rikke-tikke-tak, il n’y a pas à en douter, s’écria l’un des ouvriers.
— Certainement c’est van Milgem lui-même, reprit le maître. Il a pris en main beaucoup d’outils; tous ceux que mon père ou moi avons faits ou achetés, il les remettait en place avec indifférence; mais ceux qui restent encore de la forge de Rikke-tikke-tak, il les examinait avec émotion. Vous l’avez sans doute remarqué, et puis son parler campinois, son adresse à forger, et surtout sa chanson !... Oui, oui, c’est un garçon de notre village... Qui dirait cela ? un colonel !...
Tandis qu’on continuait à la forge de raisonner sur Karl Rikke-tikke-tak, les deux étrangers étaient allés à l’auberge de la Couronne, avaient mis leurs chevaux à l’écurie, et pris eux-mêmes quelque nourriture; après quoi le colonel quitta seul l’auberge, suivit à pied la grande route et alla frapper à la porte du secrétaire de la commune. Il fut introduit dans une petite chambre à part, et attendit assez longtemps avant que le secrétaire revînt des champs et ouvrît la porte de la chambre avec une profonde et cérémonieuse révérence, en disant : — Monsieur le colonel van Milgem, je suis votre très humble serviteur. Pardonnez-moi si...
Le colonel coupa court à ses politesses en lui prenant affectueusement la main.
— Eh bien! mon ami, lui dit-il, qu’avez-vous appris ? Ma fille est-elle découverte ?
— Non, monsieur le colonel, pas encore, répondit tristement le secrétaire.
— Malheur! s’écria l’officier en se frappant le front avec découragement, faudrait-il donc renoncer à tout espoir ?
— Monsieur le colonel, reprit le secrétaire, veuillez écouter mes explications, et vous verrez que, loin que nous devions perdre tout espoir, nous sommes vraisemblablement près de découvrir la vérité. Lors de votre dernière visite, vous m’avez laissé assez d’argent pour ne rien épargner en recherches, et croyez que je n’ai rien négligé pour me rendre digne de votre bienveillance et mériter les mille francs que vous m’avez promis. Voici ce que j’ai appris. Lorsque Karl van Milgem (ici le secrétaire s’inclina profondément devant le colonel) s’éloigna de Westmal avec son enfant âgée de quatre ans, il ne dit à personne où il avait l’intention d’aller; peut-être l’ignorait-il lui-même. J’ai appris ensuite par vous, et mes recherches ont confirmé vos renseignemens, qu’à Weelde, au-dessus de Turnhout, il confia son enfant à un vieux maître d’école, un certain Pierre Driessens qui vivait avec sa femme, en dehors du village, dans l’isolement et à l’écart. Karl van Milgem avait donné au père nourricier de son enfant une petite cassette en fer où était renfermé le prix de la vente de sa forge, cassette que les deux vieilles gens étaient autorisés à ouvrir en cas de besoin, afin que ni l’enfant ni eux-mêmes ne vinssent à manquer de rien. Karl van Milgem gagna ensuite la Hollande, où, selon l’opinion générale, il a dû prendre du service sous les ordres du général français Pichegru. Toujours est-il que depuis ce temps il ne s’est plus informé de son enfant : c’est ce que m’ont dit les gens de Weelde qui ont connu Pierre Driessens.
— Les gens ne savent ce qu’ils disent, mon ami, dit le colonel en l’interrompant; j’ai écrit deux fois d’Egypte pour m’enquérir de ma fille. Mes lettres sont demeurées sans réponse, et quand, après la mort de Kléber, je revins en France et qu’il me fut enfin permis de venir voir mon enfant; quand, le cœur palpitant, je franchis la bruyère et atteignis le lieu où j’avais laissé ma fille, je ne trouvai qu’un monceau de cendres. Vous dire ce que je ressentis à cette terrible vue est impossible : vous avez des enfans... Heureusement j’appris de la bouche de quelques paysans que Pierre Driessens avait échappé à l’incendie avec la petite Monique, et était parti pour aller en quête d’aumônes.
— C’est vrai, monsieur le colonel; la femme de Pierre Driessens fut brûlée; lui seul, avec la petite Monique sur le dos et une cassette de fer sous le bras, sortit sain et sauf des flammes. Il obtint ensuite une belle lettre pour aller mendier[3], et se mit en route avec son enfant adoptif pour chercher du secours dans les villages. Je tiens de bonne source qu’on l’a vu avec la petite Monique mendiant à Ravels, à Merxplas, à Beerse, à Arendonck, à Réthy; mais, à partir de ce dernier village, il était seul : on l’a vu sans la petite Monique à Meerhout, Olmen, Balen et Moll, où il tomba malade et mourut. Depuis avant-hier seulement, je connais le lieu et le jour de son décès; le secrétaire de la commune de Moll m’a envoyé l’acte qui le constate, et il ajoute qu’on n’a rien trouvé dans les effets de Driessens qui puisse mettre sur la voie de l’enfant, qu’il sait que je cherche sans relâche. Il ne parle pas non plus de la cassette de fer. Croyez-vous, monsieur le colonel, que Pierre Driessens fût capable de faire du mal à votre enfant ou de l’abandonner sur la bruyère ou dans les bois ?
— Oh ! jamais ! répondit le colonel; il avait été mon maître d’école et est toujours demeuré mon meilleur ami. Lorsque je vins à lui avec mon enfant et lui exprimai l’intention de me rendre en Hollande pour servir sous Pichegru, comme vous l’avez rappelé, lui-même me supplia de laisser chez lui ma petite Monique, autant pour la distraction de ses vieux jours que pour le bien-être de l’enfant, que sans cela j’eusse dû confier à des mains étrangères. Je suis sûr qu’au pis aller il aura laissé Monique à de braves gens et aura remis, c’est mon avis, la cassette à ceux-ci.
— C’est aussi ma conviction, monsieur le colonel, et comme mes renseignemens me font penser que Monique doit se trouver entre Réthy et Meerhout, j’étais décidé à aller à Moll demain, et à parcourir tous les villages et toutes les fermes des environs.
— Eh bien ! faites cela, mon ami, vos peines ne resteront pas sans récompense. J’ai encore quelques jours à ma disposition, et je veux essayer si je ne puis vous aider dans vos recherches. Ce soir, nous couchons à Lichtaert, et demain, vers midi, nous serons chez le secrétaire de Moll pour nous y concerter avec vous sur ce qu’il y a à faire. N’épargnez pas l’argent, mon ami, prenez une bonne voiture et ne vous fatiguez pas inutilement pour moi. A demain donc, et que Dieu nous donne la chance de réussir !
En disant ces mots, le colonel se leva, serra la main du secrétaire et regagna l’auberge de la Couronne. Une heure après, deux cavaliers prenaient au galop le chemin de Lichtaert.
Le lendemain, de bonne heure, le colonel et son compagnon suivaient le sentier capricieux qui mène, à travers la bruyère, de Lichtaert à Moll.
Le soleil brillait de tout son éclat dans le ciel bleu, et faisait monter de la plaine sablonneuse des vapeurs ondoyantes qui la faisaient ressembler à un ardent océan de flammes blanchâtres et presque incolores. Le parfum particulier à la bruyère et l’odeur des feux de sarts[4] inondaient l’atmosphère ; les grillons chantaient leur monotone chanson, et mille autres petits animaux fourmillaient dans la bruyère fleurie. Tout cela agit sur le colonel avec une irrésistible puissance : c’est au milieu de cet air tant aimé qu’il avait passé ses plus belles années; tout, autour de lui, tout, jusqu’au brin d’herbe maigre et chétif, réveillait au fond de sa mémoire d’émouvans souvenirs. Aussi chevauchait-il, la tête penchée, devant son compagnon, et laissait-il flotter la bride de son cheval en gardant le plus profond silence.
Pendant plus d’une heure, le jeune lieutenant respecta ce silence de son supérieur, mais il finit cependant par rapprocher son cheval du sien, et, cherchant à distraire sa douleur : — Colonel, dit-il, chassez donc votre tristesse. Je conçois très bien le désir que vous éprouvez de retrouver votre enfant; mais un homme comme vous, qui cent fois a vu en face l’ennemi et la mort sans trembler, doit-il se laisser abattre par une douleur vulgaire ? — Une douleur vulgaire ! répondit le colonel. En effet, Adolphe, c’est une douleur vulgaire, mais elle n’en est pas moins profonde pour cela. Comprenez bien ceci, mon ami : dans ma vie entière, je n’ai jamais aimé qu’une seule femme. Bien qu’elle ne fût qu’une paysanne, son souvenir me poursuit partout, même sur le champ de bataille. Elle est morte, la pauvre Barbe ! mais elle m’a laissé un enfant, gage de notre amour, qu’elle m’a donné au prix de sa vie. Et craindre que cet unique fruit de notre union soit réduite à mendier pour vivre, à souffrir la faim et l’injure, tandis que j’ai les moyens de la rendre heureuse ! savoir que du haut du ciel Barbe me demande peut-être compte de son enfant!...
— Colonel, colonel, dit le lieutenant, vous poétisez trop votre douleur : ce n’est pas le moyen de la diminuer. Considérez donc les choses avec sang-froid. A coup sûr, un soldat a toujours assez de puissance sur son âme pour se consoler d’un malheur, fût-il plus grand encore que le vôtre.
— Croyez-vous donc, Adolphe, répliqua le colonel, que l’on cuirasse de fer son cœur aussi facilement que sa poitrine ? Vous vous trompez... Je sais que vous vous imaginez être insensible, et vous en semblez même tout fier... Vous n’en êtes pas moins le jouet d’une illusion. Il y a six ans, n’est-ce pas, que vous avez quitté votre village ? Eh bien ! parlez franchement : si vos yeux découvraient tout à coup là-bas, à l’horizon, la chaumière qu’habite votre vieille mère, pleureriez-vous ou non ?
Le jeune lieutenant garda quelques instans le silence, et répondit en baissant les yeux, comme s’il eût été honteux de son aveu : — Colonel, je tomberais à genoux et je pleurerais!
— Ah ! vous devez alors comprendre facilement que je m’abandonne tout entier à l’espoir de retrouver ma fille, et que je fondrais en larmes, si Dieu m’accordait ce bonheur. Sachez-le, Adolphe, je n’ai plus ni mère, ni père, ni frère... Pas un parent même! Un seul être au monde se rattache à moi par les liens du sang et par le souvenir; cet être, c’est l’enfant de la pauvre Barbe. En mourant, elle le déposa dans mes bras, et me dit à l’heure de l’agonie : Oh ! je t’en supplie, mon ami, aime-la toujours!
La voix du colonel était si étouffée en prononçant ces mots, que le lieutenant, par respect pour son émotion, demeura en arrière et se tint silencieusement à quelque distance de lui. Peu de temps après, le colonel ralentit lui-même le pas de son cheval, et attendit son compagnon. Puis, étendant la main en avant, il dit, profondément ému : — Adolphe, si vous posiez la main sur mon cœur, vous sentiriez avec quelle force le sang se précipite dans mes veines. Ne vous étonnez pas, mon cher ami, de ce que mes yeux se remplissent de larmes. Voyez-vous là-bas, au-dessus des genévriers, ce hêtre gigantesque qui élève au bord du ruisseau sa cime majestueuse ? Cet arbre a entendu ma première parole d’amour... Sous son ombre, une tremblante jeune fille reçut mon timide aveu. Tout me connaît ici : l’herbe, la bruyère, le ruisseau, les arbres; tout me salue dans un langage émouvant. Allons, mettons pied à terre : je veux voir si l’écorce du hêtre a gardé la marque qu’y a gravée notre amour!...
Ils menèrent pendant quelque temps leurs chevaux par la bride, jusqu’à ce que, ne pouvant avancer plus loin avec leurs montures, ils les attachèrent à deux arbres et sautèrent au-delà du ruisseau. Arrivé devant le hêtre, le colonel joignit les mains, courba la tête, et contempla le signe gravé qui rayonnait à ses yeux comme un salut de Barbe.
Soudain, comme si une mystérieuse secousse l’eût frappé, il tressaillit et prêta l’oreille à un bruit lointain. Le lieutenant, effrayé du brusque mouvement du colonel, mit involontairement la main au côté habitué à porter l’épée; mais un signe impératif lui ordonna le plus profond silence.
Au-delà des aunes qui s’étendaient au bord du ruisseau retentissaient des sons doux et argentins, et bientôt l’on entendit distinctement une voix, qu’on eût dit une voix d’enfant, chanter :
Rikke-titke-tak
Rikke-tikke-tou!
Forgerons,
En cadence.
Forgerons, frappons !
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou !
Le colonel demeura toujours immobile, bien que la voix lointaine se tût. Il attendait vraisemblablement un second couplet. N’entendant rien, il chanta lui-même avec une douceur singulière :
Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Façonnons
Le fer rouge
En bons forgerons.
Et qu’aucun ne bouge
Avant l’œuvre à bout!
Rikke-tiike-tou !
Rien ne répondit à sa voix : la haie d’aunes demeura muette. Il courut au lieutenant, l’entraîna par la main, et lui dit d’une voix altérée : — Venez, venez, mon ami ! Je suis tout tremblant, je ressens une mortelle émotion. C’est Barbe que vous venez d’entendre, c’est sa voix, c’est sa chanson! Que me réservez-vous, ô mon Dieu ?
Tout à coup le colonel arrêta son compagnon, et, sans parler, lui montra une jeune fille assise sur l’herbe, au pied d’un massif de genévriers. Elle semblait ignorer qu’on l’épiât, car ses grands yeux regardaient fixement dans la direction du hêtre, et les doigts de sa main droite étaient posés devant sa bouche entr’ouverte, comme si elle eût voulu écarter d’elle tous les bruits de la lande pour n’en percevoir qu’un seul.
Le colonel fit un mouvement pour se rapprocher d’elle, et seulement alors elle s’aperçut avec effroi que des personnes inconnues la considéraient attentivement. Cependant sa crainte disparut à l’instant, et un indéfinissable sourire brilla dans son regard à l’adresse des deux étrangers.
Vaincu par l’impatience, le colonel courut à la jeune fille, s’agenouilla auprès d’elle, prit une de ses mains, et lui demanda d’une voix tremblante : — Mon enfant, quel est votre nom ?
— Lena, répondit-elle.
Un cri douloureux s’échappa du sein du malheureux officier; il s’écria avec désespoir : — Lena ? O mon Dieu, ce n’est pas elle !
Des larmes jaillirent de ses yeux, et il cacha son visage dans ses mains. Le jeune lieutenant voulut le relever, mais le colonel le repoussa doucement; il lui fit signe qu’il voulait qu’on le laissât s’abandonner librement à sa douleur.
Lena considéra alternativement les deux inconnus d’un air interrogateur, jusqu’à ce qu’elle entendît et vît celui qui s’était agenouillé pleurer amèrement. Alors elle prit elle-même la main du colonel, et dit d’une voix pleine d’une douce commisération : — Qu’est-ce qui cause votre chagrin, monsieur ? La chanson de Rikke-tikke-tak vous fait-elle de la peine ? Je ne la chanterai plus.
Le colonel, saisi par le son de sa voix, essuya vivement ses larmes, et se rapprochant davantage encore de la jeune fille, lui demanda d’une voix rapide et pleine d’anxiété :
— Dites-moi, ma fille, qui vous a appris cette chanson ?
— Je ne sais pas, répondit-elle avec douceur ; je la sais depuis bien longtemps, mais je ne saurais dire depuis quand.
— Ne vous souvenez-vous pas, mon enfant, que lorsque vous étiez toute jeune, vous entendiez toujours comme un bruit de marteaux frappant tour à tour sur l’enclume ?
Lena ne répondit rien à cette question, mais ses yeux s’ouvrirent tout grands, et elle porta la main à son front comme si elle eût voulu en dégager un souvenir.
— Écoutez, dit le colonel plus rapidement encore, écoutez si vous n’avez pas souvent entendu ceci ? Et frappant du manche de sa cravache la paume de sa main, il imita le trépignement des marteaux sur l’enclume, et chanta :
Rikke-tikke-tak
Rikke-titke-tou!
Façonnons
Le fer rouge
En bons forgerons.
Et qu’aucun ne bouge
Avant l’œuvre à bout !
Rikke-tikke-tou!
La jeune fille se mit à trembler de tous ses membres jusqu’à la fin du couplet, et s’écria alors avec un transport de joie : — Oui, oui, Rikke-tikke-tak!
Et elle frappa des mains aussi sur le rhythme de la chanson.
— Ne vous souvenez-vous pas, ma fille, qu’un homme vous faisait danser sur son genou sur l’air de Rikke-tikke-tak ?
Lena posa un doigt sur sa bouche et ferma les yeux. Après un instant de silence, elle répondit à mi-voix, comme si elle doutait : — Cet homme... cet homme... c’était mon père !
À ce mot, un frisson subit parcourut tout le corps du colonel; il ouvrait déjà les bras pour embrasser Lena, mais il se contint encore et demanda : — O mon enfant, votre nom est-il bien Lena ? Réfléchissez un peu... Ne savez-vous pas le nom que l’homme vous donnait quand vous alliez à cheval sur son genou ?
Lena fixa les yeux sur le sol, et songea un instant, puis elle dit d’une voix hésitante : — Il disait : Chère... chère Monique!
— Ma fille! ma fille! s’écria le colonel avec tant de violence, qu’on eût pu l’entendre de loin, et il enferma Monique dans ses bras.
La jeune fille leva lentement vers lui ses yeux noire, lui sourit doucement, et, succombant à l’émotion, s’affaissa bientôt sur le sein palpitant de son père.
Une heure après, le colonel, donnant le bras à sa fille, s’éloignait du massif d’aunes, et prenait le chemin de Moll ; le lieutenant montait l’un des chevaux et conduisait l’autre par la bride. Le pâle visage de Monique était coloré d’une légère rougeur semblable à celle qui teint les pétales de certaines roses blanches; elle ne pouvait détourner les yeux de son père, et lui souriait avec bonheur; lui, il caressait la tête et les épaules de la jeune fille, et souvent l’arrêtait pour poser un baiser sur son front.
Ils marchèrent ainsi à travers la bruyère, faisant de fréquentes haltes jusqu’à ce qu’ils aperçussent à leur droite la ferme solitaire, et ne pussent faire un pas de plus sans s’éloigner de celle-ci.
L’intention formelle du colonel était de ne pas mettre le pied dans cette maison, où sa malheureuse fille avait subi un si long martyre; il voulait surtout s’épargner la vue de la méchante femme qui avait changé le nom de l’enfant qu’on lui avait confiée, pour s’approprier la cassette de fer et la somme qu’elle renfermait. Aussi tira-t-il avec une sorte d’impatience la main de Monique, et s’efforça-t-il, par de douces paroles et de tendres caresses, de captiver son attention et de la détourner de la ferme. Sans doute Monique lui avait tout raconté, et lui avait parlé avec un amour ingénu du jeune paysan qui l’avait si fidèlement et si généreusement protégée et aimée. Le colonel présumait bien qu’elle ne se séparerait pas sans chagrin de celui qui avait été pour elle un frère et un consolateur dans ses amères souffrances; mais, quelque fervente que fût la reconnaissance avec laquelle Monique avait parlé de Jean, son père n’en ressentait pas moins une profonde répulsion pour le fils d’une femme aussi cruelle que la fermière, et il eût volontiers brisé pour jamais toute relation avec la méchante famille.
Malgré la sollicitude inquiète de son père, Monique s’arracha soudain de ses bras, tourna les yeux vers la ferme et s’arrêta immobile. Le colonel respecta quelque temps sa profonde émotion, mais bientôt il vit des larmes abondantes s’échapper de ses yeux, et lui dit :
— Chère Monique, se peut-il que tu t’affliges de quitter un lieu où l’on t’a fait tant de mal ?
— N’en mourra-t-il pas ? dit-elle d’une voix étouffée.
— Ne songe pas à cela, mon enfant. Ton éloignement l’attristera peut-être d’abord, mais il se consolera bientôt et t’oubliera.
Un feu étrange brilla dans le regard de la jeune fille. — M’oublier ? s’écria-t-elle; lui, oublier sa sœur! Oh! si je pouvais le revoir une fois encore! Tenez, tenez,... le voilà! Jean! Jean!
Et, rapide comme une flèche, elle courut à travers la bruyère vers le jeune paysan, qu’elle avait vu au loin passer au milieu des aunes. Elle s’élança vers lui les bras ouverts en s’écriant : — Jean, je pars,... je m’en vais loin, loin d’ici...
Le jeune homme la contemplait avec étonnement et semblait ne pas la comprendre. Elle pourtant, montrant du doigt la bruyère :
— Voyez ! mon père vient là-bas, dit-elle. C’était la voix qui parlait toujours en moi.
— Ce riche monsieur, votre père ? murmura Jean avec une émotion croissante.
— Oui, et je ne m’appelle plus Lena; mon nom est bien plus beau ; Monique !
Le jeune paysan, qui comprenait seulement toute l’étendue de son malheur, se prit à trembler comme un roseau, et, muet, promena des yeux égarés du colonel à la jeune fille. Bientôt il saisit convulsivement d’une main le tronc d’un aune et y appuya la tête et les épaules en pleurant à chaudes larmes.
Monique comprit la douleur qui devait briser son cœur ; elle jeta les bras au cou de Jean, détacha avec une douce violence sa tête du tronc de l’arbre, et posa, pour la première fois de sa vie, un ardent baiser sur le front du jeune homme. — Jean, s’écria-t-elle, ne sois pas triste, je reviendrai, bien sûr ! Va, je souffre aussi de te quitter !
Ces témoignages d’amour parurent donner plus de force au jeune homme. Avec une tristesse plus calme, il contempla la jeune fille en pleurs, qui avait toujours le bras passé autour de son cou ; mais l’arrivée du colonel interrompit l’effusion de leurs sentimens réciproques. Le père ne vit dans cette scène qu’un épanchement d’amitié entre deux enfans. Il s’approcha du jeune paysan, et, lui prenant la main : — Jean Daelmans, lui dit-il, je vous remercie de la bonne amitié que vous portez à ma fille. Si vous avez jamais besoin d’un protecteur, vous en trouverez toujours un en moi. Nous partons pour Moll, et de là pour la France. Ne vous affligez pas, mon garçon, du bonheur de Monique : ce ne serait pas bien de votre part. Venez tout à l’heure à Moll, à l’Aigle ; vous pourrez encore y passer quelques heures avec Monique. Je veux en attendant vous donner une légère récompense…
En disant ces mots, il mit dans la main du jeune paysan quelques napoléons. Au lieu de paraître reconnaissant, Jean jeta un regard de colère au colonel, et sembla comprendre à peine ce qui se passait.
— Et maintenant partons, Monique, dit le colonel à sa fille ; il faut nous hâter. Modère ta douleur : à Moll, vous vous retrouverez encore ensemble assez longtemps.
Monique, les yeux brillans de larmes, saisit la main de son ami, et dit en s’éloignant à pas lents : — À bientôt donc, Jean, à bientôt !
Le jeune paysan baissa les yeux et demeura un instant immobile. Lorsqu’il releva la tête, le colonel et Monique étaient hors de sa vue. Alors seulement il sentit dans sa main quelque chose de lourd ; il considéra les pièces d’or avec un méprisant sourire, et les jeta loin de lui dans la bruyère. Il se laissa tomber au pied de l’arbre, et cacha son visage dans ses deux mains.
Quelques jours plus tard, une belle chaise de poste quittait le village de Moll. Trois personnes s’y trouvaient, un militaire aux traits graves et imposans, une charmante jeune fille et un jeune officier.
Dans une heure, le soleil inondera la bruyère de ses rayons, déjà l’horizon s’illumine et les ténèbres se replient vers l’occident ; mille bruits indéfinissables annoncent le réveil de la nature. Dans la chambre de la ferme isolée, l’horloge poursuit son incessant tictac ; rien n’y trouble encore le morne silence de la nuit; le foyer est glacé.
Dans un coin, à demi perdu dans les ténèbres, se trouve un rouet ; la quenouille est encore chargée de lin finement sérancé, dont le fil est intact, comme si la fileuse venait de la quitter.
A deux ou trois pas du rouet, une forme humaine se dessine dans l’ombre : c’est un jeune homme assis, qui contemple l’instrument avec une étrange expression. Les bras croisés sur la poitrine et la tête courbée, il porte alternativement son regard absorbé du rouet à la chaise voisine. Son visage porte les signes d’une profonde tristesse : un feu sombre rayonne dans ses yeux, comme si le désespoir habitait son cœur, et pourtant un sourire fugitif apparaît par momens sur ses lèvres. Qui l’eût vu ainsi eût pensé qu’une fileuse invisible était assise au rouet, et que le jeune homme avait avec elle, dans le langage des yeux, un émouvant entretien. Des sons si doux que le silence nocturne n’en est pas troublé flottent dans la chambre. Le jeune homme pose le doigt sur ses lèvres el semble écouter, bien que ce soit lui-même qui chante, sans en avoir conscience :
Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Forgerons,
En cadence,
Forgerons, frappons!
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou!
Il se lève, prend en main une houlette, et sort à pas lents de la chambre. Le voilà qui marche rêveur au milieu des aunes ; il s’arrête, cueille une fleur, la regarde en souriant, l’effeuille et laisse distraitement les pétales tomber sur le sol. Il atteint le bord du chemin, contemple les légers monticules de sable qui s’élèvent au-dessus de la bruyère ; ses yeux se remplissent de larmes : il s’assied et pleure amèrement. Il se relève encore, va plus loin jusqu’à un hêtre gigantesque, dans le voisinage duquel quelques genévriers au sombre feuillage élèvent leur cime vacillante. Là, il demeure quelques instans, oublieux de lui-même, et il écoute comme si une voix mystérieuse, venant de l’arbre, lui parlait ; un doux chant monte de son cœur à ses lèvres. Sous l’ombre des genévriers murmure la chanson :
Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou!
Forgerons,
En cadence,
Forgerons, frappons !
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou!
Ce rêve aussi s’achève. Le jeune homme, tout songeur, quitte le hêtre et s’avance dans la bruyère. Il gravit un coteau sablonneux ; parvenu au sommet, il enfonce devant lui sa houlette dans le sable, en pose l’extrémité sur son épaule, y appuie son bras droit, et demeure immobile comme une statue. Son œil est dirigé vers un point bleuâtre qui apparaît au dernier plan du lointain horizon, et d’où part un chemin tortueux qui sillonne la bruyère de ses courbes capricieuses et vient se perdre à peu de distance du coteau.
Que peut attendre là le mélancolique adolescent ? Qu’espère-t-il que lui amènera le sentier de la bruyère ? Vers qui le vent porte-t-il les soupirs pénibles et étouffés qui s’échappent de son sein ? Écoutez : lui-même le dit, car ses soupirs se transforment en un mot, en un nom prononcé avec amour, avec douleur : — Lena!... Monique!...
Derrière lui, une jeune paysanne gravit la colline ; arrivée près du jeune homme, elle dit d’un ton aigre : — Jean, il faut venir à la maison !
Il tressaille, se retourne, et jette un regard de reproche sur celle qui vient troubler sa rêverie. Toutefois sa physionomie devient bientôt calme et indifférente; il descend le coteau en disant : — Je viens, sœur!
Tandis qu’il la suit la tête penchée, la jeune fille lui adresse ces paroles : — C’est une belle vie que tu mènes avec tous tes caprices ! Tu penses sans doute que le pain se gagne en rêvant ! Depuis trois mois, te voilà fou comme cette fainéante Lena, qui est partie avec son père, à ce qu’on dit ! Tu peux te vanter d’avoir bien appris d’elle ses sottises ! Tu es là-haut à bayer aux corneilles du matin au soir et par tous les temps... A ta place je serais honteux ! Tu laisses notre mère malade se démener dans son lit, et tu vas ton train ! Si cela continue, la ferme sera bientôt à rien, nous sur la paille et toi à Gheel[5].
Jean ne répondit rien à ces reproches et parut même ne pas les entendre. Il laissa dire sa sœur sans s’émouvoir le moins du monde de ses paroles, et la suivit ainsi, avec une apparente indifférence, jusqu’à la ferme.
Une après-dînée, Jean se retrouvait rêveur devant le hêtre, et contemplait des marques gravées depuis peu dans l’écorce lisse de l’arbre. Le pauvre jeune homme avait l’air maladif et languissant; un ton mat et livide avait remplacé sur son visage le teint vermeil de la jeunesse; ses yeux avaient le morne éclat du regard de l’insensé, et sa tête s’inclinait avec abattement sur l’épaule gauche.
Après être resté plus d’une demi-heure sans bouger, il entendit derrière la bordure d’aunes les feuilles sèches craquer sous un pas d’homme; en se retournant, il vit le vieux curé de Desschel qui s’approchait de lui. Il fit un visible effort pour donner à ses traits leur expression habituelle et insouciante; il salua le prêtre en essayant de sourire, mais, hélas! ce sourire n’annonçait que la souffrance et de navrantes douleurs.
Le curé lui fit signe de s’asseoir sur l’herbe, lui prit la main, et le regardant avec une expression de pitié profonde, il lui dit d’un ton grave : — Jean, est-ce ainsi que vous tenez votre promesse ? Encore, toujours sous le hêtre ! Voulez-vous donc que votre mère accomplisse sa menace et fasse abattre l’arbre pour vous guérir ?
À ces mots, le jeune homme tressaillit convulsivement, et, fixant sur le prêtre un regard étincelant, il s’écria : — Comment! abattre l’arbre... abattre le hêtre ? Oh! non, non, mon père, je tuerais les ouvriers !
Cette sortie surprit le bon curé, qui souvent s’était efforcé, par de sages conseils, de faire oublier à Jean l’objet de sa tristesse, et qui pensait avoir déjà gagné du terrain. Il répondit sans colère et d’une voix toute paternelle :
— Jean, mon fils; c’est un péché que de parler ainsi. Votre mère a dit cela à la volée, et, vous le savez bien, toutes ses paroles ne sont pas Evangile; mais que vous, qui avez du cœur et de l’esprit, vous vous laissiez emporter, à propos de choses aussi frivoles, par un rêve insensé, jusqu’à des menaces de mort, je ne le comprends pas, et cela me fait grande peine. Ai-je mérité que vous me répondiez ainsi ?
— Pardonnez-moi, mon père, dit le jeune homme, dont les yeux annonçaient un sincère repentir. Je sais que vous ne souhaitez que ce qui me serait bon et profitable; mais il y a dans mon cœur quelque chose d’incompréhensible, et qui est plus puissant que votre parole et que ma volonté.
— Jean, il est écrit : Celui qui cherche le danger y périra, et il en est ainsi de vous, mon ami. Si vous ne vous complaisiez pas dans des rêveries qui paralysent votre corps par le défaut de mouvement, si vous travailliez aux champs, comme c’est votre devoir, vous oublieriez bientôt la cause de vos chagrins; la santé et le courage vous reviendraient, et vous seriez en état de travailler pour votre mère malade. Mais non, vous passez toutes vos journées sous cet arbre ou sur le coteau, et vous êtes non-seulement un grand pécheur en ne remplissant pas vos devoirs envers Dieu et envers votre mère, mais encore vous êtes un insensé, un fou, qui se nourrit de l’espoir d’une chose impossible et qui donne sa vie pour une vaine chimère.
— O mon père, après son départ, longtemps encore j’ai été actif et laborieux, — je ne venais ici alors qu’avant et après les heures de travail. J’espérais aussi que je pourrais l’oublier. Hélas! son image me suivait partout. A la charrue, elle murmurait mon nom à mon oreille; à la grange, les fléaux chantaient son cher rikke-tikke-tak, dans le chant des oiseaux, j’entendais sa voix; tous les bruits, toutes les voix de la nature criaient : Monique ! Monique ! A quoi donc me servait le travail ? Savais-je ce que je faisais ? Oh ! non, mon père, cela ne me servait de rien. Le sommeil même était pour moi une vie plus complète que celle du jour : j’y trouvais des consolations, je la voyais, je m’entretenais avec elle; mais de repos, je n’en goûtais jamais. Maintenant je ne puis plus travailler, quand même je le voudrais : je suis faible et malade.
Le curé hocha la tête et garda quelque temps le silence; après quoi, prenant de nouveau la main du jeune homme : — Allons, Jean, il faut me dire si vous voulez, oui ou non, demeurer dans l’état où vous êtes. Il est certain, et vous le savez, que Monique ne reviendra jamais ici, et revînt-elle, ce serait pire encore : elle est une riche demoiselle, et vous un fils de paysan. Votre maladie est donc une véritable folie.
— Ah! pourrai-je jamais l’oublier, mon père ?
— Le désirez-vous sincèrement ?
— Je le désire du fond du cœur, mon père, car depuis longtemps mes rêves ne sont que fiel et amertume. Le désespoir remplit mon âme.
— Eh bien ! montrez que vous avez vraiment du courage et que vous voulez guérir. Satisfaites au vœu de votre mère; suivez mon conseil : allez à Malines !
— J’en mourrais, mon père.
— Pourquoi ?
— Ah! pourquoi ? Mon père, il y a quelques mois, je suis allé à Bruxelles, et j’ai dû y passer huit jours. Quelles souffrances inouïes j’y ai endurées !
— Je ne vous comprends pas.
— Je vais vous le dire. Quand il me fut permis de revenir, je marchai nuit et jour, sans repos. Quand, pour la première fois, le vent m’apporta l’odeur des feux de sarts, je fus si ému, que je me mis à pleurer comme un enfant; plus loin, au milieu de la première sapinière, je me jetai à genoux par terre et remerciai Dieu à haute voix de ce que je pouvais revoir mes sapins bien-aimés. J’ai mangé de la première bruyère que j’ai vue; j’ai pressé sur mon cœur la plante chérie, — et en arrivant ici, je n’allai pas directement à la maison : je vins d’abord embrasser le hêtre mon ami, et c’est les larmes aux yeux que je parlai aux genévriers comme si c’étaient des gens... Et vous me proposez de passer six ans loin de ma bruyère!... Impossible!
— Mon fils, je sais pourquoi plus qu’un autre vous aimez la bruyère; mais c’est justement cette cause qu’il nous faut détruire. Mieux qu’un travail corporel, l’étude chassera de votre esprit l’image qui vous poursuit, et la conviction que vous êtes destiné à vous consacrer tout entier au service de Dieu parviendra à triompher de vos rêveries mondaines, n’en doutez pas.
Le prêtre donna à sa voix un ton solennel et à demi fâché qui fit une profonde impression sur le jeune homme. — Je dois faire parler, reprit-il, d’autres motifs encore pour vous ramener à de meilleures pensées. Jean, vous vous tuez vous-même, car vous épuisez votre vie en vous abandonnant à une tristesse continuelle. Croyez-vous que Dieu vous pardonne votre coupable folie, si vous y persévérez jusqu’à la mort ? Dans votre fatal égarement, vous ne songez qu’à une seule chose. — S’éveille-t-il jamais dans votre esprit une pensée qui monte vers le ciel ? Sont-ce de véritables prières, celles que vos lèvres profèrent, tandis que vos pensées insultent à Dieu, et que vous adorez une créature dans le temple même du Seigneur ? Et songez-y bien, la tombe s’ouvre devant vous; vous livrez votre âme au démon, et le feu éternel sera la punition de votre oubli insensé des choses du ciel !
Les paroles du prêtre, prononcées avec une sombre conviction, avaient vivement ému le jeune homme. Il sentait bien que le curé lui : avait dit de terribles vérités, et il tremblait encore après la menaçante prédiction. Il resta quelque temps muet, les yeux baissés, et relevant enfin la tête comme quelqu’un qui a pris une pénible résolution : — Eh bien ! mon père, dit-il, soit ! j’irai à Malines.
— Demain ? demanda le curé avec joie.
— Demain déjà ? répliqua le jeune homme, demain quitter ma bruyère! et peut-être pour toujours !
— Jean, ne dites donc pas des choses si peu sensées! répondit le. prêtre. Chaque année vous viendrez visiter votre mère plusieurs fois, et, pendant les vacances, vous reverrez à loisir votre bruyère. Et puis, quand vous serez prêtre, vous pourrez être placé dans un village de la Campine, et là vous passerez une vie calme et paisible sous le ciel de la bruyère... Demain, n’est-ce pas ?
— Eh bien! demain. C’est dit! s’écria le jeune homme d’une voix si déchirante, qu’elle retentit au-delà des aunes. Demain, demain ! Et il porta les deux mains à ses yeux, d’où s’échappa un torrent de larmes.
Une demi-heure après, la main dans la main du curé, il s’en allait vers la ferme.
Lorsque Monique quitta la bruyère pour la France, une joie profonde remplissait son cœur; son rêve était réalisé : elle avait trouvé celui dont, pendant tant d’années, son regard avait épié la venue du haut de la colline sablonneuse. Tout entière à l’amour de son père, choyée sans cesse par ses tendres caresses, elle oublia peu à peu que quelqu’un dans la ferme solitaire devait se désoler de son départ, et bientôt le souvenir de sa vie passée et de celui qui, dans son malheur, avait été pour elle un protecteur et un ami, ce souvenir, disons-nous, parut s’être entièrement effacé de son âme.
Arrivée à Paris avec le colonel, on lui donna les meilleurs maîtres, et comme elle avait une belle intelligence et se voyait encouragée par les éloges continuels de son père, elle sut, en quatre années, tout ce qu’a besoin de savoir une fille élevée pour briller dans le monde, si la nature l’a douée de beauté.
Bientôt un doux coloris se montra sur les joues de Monique, et elle se fortifia physiquement. Une félicité que rien ne venait altérer lui avait rendu la santé; on eût dit que la maladie de langueur qui la minait avait tout à fait abandonné sa victime. L’homme s’accoutume à tout, et peut-être plus tôt au bonheur qu’à tout le reste. Ainsi en alla-t-il avec Monique; pendant une année entière, elle trouva plaisir à tout; elle fréquenta les soirées et les bals, elle aima le monde et désira ses applaudissemens…
Cependant cette jouissance insoucieuse et libre de tout mélange ne fut pas de longue durée; parfois de fugitives réminiscences passaient sous les yeux de Monique, et, dans le cours de la seconde année, de taciturnes rêveries parurent de nouveau s’emparer d’elle. Sollicitée par les accens entraînans de la musique, sous l’éclat des lustres, au milieu du bruit des fêtes, elle restait toujours distraite comme si un mystérieux souvenir l’eût pour suivie. C’était en effet un souvenir du passé, et un souvenir tout enfantin, qui faisait battre son cœur; elle-même avoua à son père que par momens elle revoyait devant elle la bruyère, le grand hêtre et les genévriers vacillans. Elle fit cet aveu en riant et plaisanta sur son mal rêveur, comme elle l’appelait.
Voyait-elle aussi dans cette vaporeuse apparition de la bruyère une forme humaine, un jeune homme qui pleurait son absence ? Qui le sait ? Au moins ne l’avait-elle jamais avoué, ni à elle-même, ni aux autres.
Peu à peu Monique prit en aversion le monde et les plaisirs; elle n’alla plus dans les soirées ou dans d’autres réunions que sur les pressantes instances de son père, et commença à rechercher l’isolement. De temps en temps, ses lèvres remuaient machinalement, et la chanson oubliée de Rikke-tikke-tak flottait vaguement sur sa bouche. Ses joues redevinrent pâles; elle s’amaigrit et languit tellement, que son père, après avoir tenté tous les moyens possibles pour conjurer ce dépérissement physique et moral, craignit de survivre à son enfant. Un savant médecin qu’il consulta lui indiqua le mariage comme le meilleur remède, et assura que Monique se rétablirait infailliblement, si on pouvait la décider à faire choix d’un époux. En cette occurrence, le colonel van Milgem ne pouvait songer à personne autre qu’à ce jeune officier Adolphe, son fidèle compagnon, qui avait assisté à la reconnaissance de son enfant.
Le colonel mit tout en œuvre pour attirer sur Adolphe l’attention de sa fille; il la trouva sensible aux marques d’affection et aux belles qualités de son protégé, mais sans amour pour celui-ci : son cœur restait froid comme glace vis-à-vis du jeune officier. Ceci affligea vivement le père, qui se voyait privé du seul moyen par lequel il avait espéré sauver son enfant. Presque chaque jour le colonel faisait auprès de sa fille des tentatives pour apprendre d’elle ce que désirait son cœur et quelle était la source de son mal; mais elle assurait n’être pas malade, et savait chaque fois détourner ses questions en l’accablant des marques du plus tendre amour. Tout ce que put entendre et comprendre le colonel, c’est qu’elle désirait retourner en Brabant et dans la bruyère, en un mot qu’elle avait la nostalgie ou le mal du pays.
Plus d’une fois il avait promis à sa fille de faire avec elle le voyage de la Campine et d’y faire un long séjour pour qu’elle pût se ranimer en respirant l’air de la bruyère; mais toujours ses projets avaient été mis à néant par les événemens militaires qui survenaient bientôt. A la fin de l’année 1812, grâce à de pressantes et continuelles instances, il avait obtenu du ministre de la guerre la promesse qu’un congé de trois mois lui serait accordé au printemps suivant. Monique, toute joyeuse de la certitude du retour dans sa chère patrie, parut se rétablir de sa maladie; mais de terribles nouvelles arrivèrent du Nord : l’armée française avait été presque anéantie par les Russes et par un hiver terrible; personne ne pouvait prévoir les nouveaux événemens qui allaient surgir de la défaite de Napoléon. Une émotion générale s’était emparée aussi de tous les militaires restés en France. Le colonel ne put cacher à Monique des nouvelles répandues partout, ni lui épargner le chagrin que lui causa la conviction que rien au monde n’était moins assuré que son voyage dans la Campine.
Tout à coup l’empereur revint de Russie sans son armée et fit rendre par le sénat un décret qui appelait sous les armes trois cent cinquante mille conscrits. Le colonel reçut aussi l’ordre de rejoindre l’armée en Allemagne, à la tête de son régiment. Il mit sa fille dans une maison d’éducation à Paris, mêla ses larmes avec les siennes, et s’arracha des bras de son enfant malade pour suivre l’empereur au-delà du Rhin.
Six mois plus tard, à la bataille de Dresde, une balle l’atteignit au genou. Après la guérison de sa blessure, sa jambe demeura courbée : il boitait pour le reste de sa vie et ne pouvait marcher sans l’appui d’une canne. Cette infirmité lui permit de revenir à Paris. Il trouva sa chère Monique plus amaigrie qu’à son départ, blême, les yeux brillans, ne parlant qu’avec distraction et comme en rêve. Deux cordes seulement étaient encore sensibles dans son cœur, deux passions toujours ardentes : son amour pour lui et son aspiration vers la Campine tant regrettée. Le colonel fit immédiatement et avec la plus grande diligence tous les préparatifs nécessaires pour retourner avec Monique en Brabant. Une personne fut envoyée d’avance à Anvers pour louer et disposer une maison convenable, jusqu’à ce que la situation se fût dessinée et éclaircie, et que le colonel put acheter ou louer, dans les environs de Moll, une petite campagne.
Quelques jours après, le père et la fille partaient en chaise de poste. Aucun incident particulier ne signala l’heureux voyage qui les ramenait dans la patrie; seulement, à Anvers même et au moment où la voiture approchait de la nouvelle demeure du colonel, Monique jeta par hasard un coup d’œil dans la rue et poussa un cri si perçant, que le colonel en tressaillit d’effroi. Quand il lui demanda la cause de cette soudaine émotion, elle répondit : — Oh! ce n’est rien, mon père;... Puis je m’émeus si facilement! J’ai un là, dans la rue, un jeune homme vêtu de mauvais habits qui, au passage, m’a regardée si fixement, qu’on eût dit qu’il voulait percer mon cœur de son regard. Et voyez-vous, mon père, il ressemblait tellement à Jean Daelmans, que je n’ai pu m’empêcher de jeter un cri; mais ce n’était pas lui... C’est déjà fini; je suis remise.
Six semâmes s’étaient écoulées depuis l’arrivée du colonel à Anvers.
Dans le grenier d’une pauvre maisonnette située au Mont-d’Or, une femme très âgée était assise devant un carreau à dentelles. C’était au commencement de la soirée. Le logement de la vieille femme avait une misérable apparence, car elle demeurait sous les tuiles nues et avait pour tout mobilier une petite table, deux chaises et un lit dont la couverture était un assemblage de lambeaux de toute sorte cousus ensemble. Cette femme paraissait entremêler ses fuseaux avec indifférence; pourtant elle tendait l’oreille de temps en temps vers l’alcôve où se trouvait le lit, et écoutait attentivement un bruit presque imperceptible. Elle venait de poser ses deux mains immobiles sur le carreau, lorsque la porte de la mansarde s’ouvrit et livra passage à une autre femme. La vieille posa l’index sur la bouche, et par un mouvement imperceptible invita la nouvelle venue au silence. Elle se leva, alla à elle, l’amena par la main jusqu’à la table, et, lui montrant la seconde chaise, dit à voix basse : — Ne faites pas de bruit, Trine; il dort si tranquillement!
Trine tira de sa poche un tricot, et dit à voix basse aussi : — Ah ! c’est l’homme que vous avez pris chez vous ! Savez-vous, mère Teerlinck, que c’est une bonne œuvre que vous avez faite là, si les choses sont comme on dit !
— Oui, Trine, soyez-en sûre : sans moi le pauvre garçon était mort et enterré!
Après avoir un instant exploré du regard tous les coins de la mansarde, Trine reprit : — Mais, si je ne me trompe, mère, vous avez cet homme dans votre chambre depuis cinq ou six semaines. Où vous couchez-vous donc ?
— Où je me couche, dites-vous, Trine ? Dans ce coin-là, sur une chaise, et la tête sur la table. Au reste, cela m’importe peu; j’ai eu mon temps, ma chère !
— C’est bon à dire; mais comment pouvez-vous supporter cette fatigue ? Six semaines sans se coucher sous une couverture ! Il y a de quoi en mourir!
— Trine, chacun donne à son prochain ce qu’il a : les riches donnent leur argent, et moi... moi je donne aussi ce que j’ai : mon lit et mon repos.
— Eh bien! j’avoue que je ne pourrais en faire autant; ce n’en est pas moins beau, mère, et Dieu vous revaudra cela... Mais je ne connais pas encore le fin mot de l’histoire; l’un dit ceci, l’autre cela, et au bout du compte on ne sait rien. Comment donc l’affaire est-elle arrivée ?
— Je vais vous dire cela; mais approchez-vous un peu, car il pourrait s’éveiller. C’était il y a cinq ou six semaines, un samedi; il était bien onze heures du soir. J’avais cuit un peu de rate pour mon chat, et comme il n’avait pas été à la maison de toute l’après-dinée, je pris ma petite lampe et allai là-bas contre le mur, au milieu des charrettes et des voitures, à la recherche de la maudite bête. Comme je traînais par là en appelant Mouny ! Mouny ! j’entends tout d’un coup comme un gémissement d’homme ; je fus si saisie que j’en sautai en l’air ; je regarde par terre. Je ne saurais dire ma frayeur : il y avait là un homme couché sur le dos et le visage tout en sang !
— Mon Dieu, tout en sang !
— Oui, Trine, tout en sang. Pensez un peu quelle aventure ! J’allai bien vite chez les voisins ; ils accoururent avec de la lumière, et nous vîmes alors que c’était un jeune homme qui était probablement allé se coucher sur une voiture à charbon et qui en était tombé. Il devait être là depuis longtemps, car le sang qui s’échappait de sa tête était presque entièrement figé.
— Était-il mort, mère ?
— Oh ! mort !… Sotte que vous êtes, — il dort là dans ce lit !
— Que voulez-vous y faire, mère, la mémoire s’en va ? Eh bien ! qu’a-t-on fait alors ?
— Qu’a-t-on fait ? Comme toujours, beaucoup de conseils et peu d’effet, et pendant ce temps-là le pauvre garçon était étendu dans son sang, sur les pierres froides, que mon cœur se brisait de le voir. Je me suis dit en moi-même : Allons, allons, tous les hommes sont frères ! et je n’ai pas attendu que le docteur vienne pour faire porter le malheureux à l’hôpital… Je l’ai fait relever et mettre dans mon lit…
— Mais, mère, où avez-vous pris de quoi le soigner et l’entretenir ? à moins que vous n’ayez un bas caché quelque part sous les tuiles[6] !
— Oh ! non, Trine, j’ai beaucoup travaillé et aussi fait quelques dettes, mais ce n’est rien ; ce qui est donné de bon cœur, Dieu le rend.
— C’est égal, c’est bien beau ! Connaissez-vous ses parens et savez-vous d’où il est ?
— Non, je ne le lui ai pas encore demandé… Mais, quand il avait la fièvre, il rêvait toujours beaucoup, et j’ai entendu que son père et sa mère sont morts.
— Et n’avez-vous pu comprendre rien autre chose dans ce qu’il disait ?
— Non, je ne sais ce qu’il racontait d’un hêtre, de la bruyère et des sapinières… Il parlait latin aussi, et quelquefois il s’écriait : Monique ! Monique ! C’est probablement le nom de sa mère ou de sa sœur. Il sait une chanson, Trine, que je voudrais pour un florin que vous puissiez entendre ! C’est toujours rikke-tikke-tak, qu’il y a de quoi se mettre à danser. Et ce qui était le plus beau, c’est qu’il parlait toujours comme si on voulait le faire curé malgré lui. J’ai regardé à sa tête s’il n’y avait pas de tonsure, mais il n’y a pas eu un coup de ciseau donné dans ses cheveux blonds...
— Mon Dieu, c’est peut-être un pauvre garçon qui était ivre ou qui avait perdu la tête.
— Perdu la tête, Trine ! perdu la tête ! Si vous l’entendiez parler, vous tomberiez à genoux... Tout ce qu’il dit est comme si c’était écrit, et le plus beau sermon de notre vicaire n’est rien auprès. Voilà ses habits pendus au mur : voyez, ils sont de drap fin, Trine. Chaque fois qu’il ouvre la bouche pour me remercier, les larmes me viennent aux yeux : c’est comme un ange qui parle ! Croyez-moi, je l’aime beaucoup plus que s’il était mon propre fils, et s’il voulait rester avec moi, je travaillerais pour lui jusqu’à mon lit de mort. Il m’appelle maman, Trine ; il faudrait que vous entendissiez ce mot dans sa bouche !
— Mais comment va-t-il maintenant ? Se guérit-il ?
— Oui, il a eu pendant tout un mois l’esprit perdu et une fièvre de cheval ; mais depuis huit jours cela va mieux. Il revient ainsi tout doucement, et retrouve la mémoire. D’ailleurs il a tous ses sens. S’il parlait un peu plus, j’en saurais aussi davantage; mais il n’ouvre jamais la bouche que pour me remercier, et moi je ne lui demande rien. Il s’appelle Jean, il me l’a dit hier; le reste viendra bien, Trine, quand il sera un peu mieux portant. À cette heure il est encore maigre comme une arête et aussi blanc que votre bonnet; la première fois qu’il s’est levé, il était si faible qu’il serait tombé, si je ne l’eusse soutenu dans mes bras.
— Le pauvre garçon !
— Cela va beaucoup mieux maintenant : il marche très bien, et même il disait hier qu’il sortirait ce soir pour prendre un peu l’air.
A peine la mère Teerlinck avait-elle prononcé ces derniers mots, qu’une voix douce et tendre se fit entendre derrière les rideaux du lit; elle disait : — Maman ! bonne maman !
Ce nom et le ton qui lui était donné devaient avoir un pouvoir extraordinaire et une vertu magique sur la vieille femme, car ses yeux brillèrent d’émotion; elle prit précipitamment la lampe et un verre de lait coupé d’eau et courut au lit.
Le malade la regarda dans les yeux avec tant d’amour et de reconnaissance, que la vieille détourna la tête pour essuyer une larme. Le jeune homme saisit une de ses mains, y appuya ses lèvres dans un long baiser : — Bonne maman ! répéta-t-il encore.
Trine désirait vivement voir le visage du malade, et son cœur battait bien fort; elle frissonna de peur lorsque les yeux caves de Jean vinrent à se fixer sur elle, et recula sa chaise comme pour fuir une funèbre apparition.
Le malade passa le bras au cou de sa bienfaitrice, l’attira tout près de lui, et lui dit probablement quelque chose à l’oreille, car la vieille alla aussitôt prendre ses habits, les déposa sur le lit et ferma les rideaux. Elle revint à la table, et dit tout bas avec joie à Trine encore toute tremblante : — Il va se lever ! — Cette confidence ne parut nullement tranquilliser la voisine, car elle pâlit et jeta vers la porte un regard plein d’anxiété. Sans nul doute, l’effroi la poussait à quitter la chambre avant l’apparition de ce jeune homme, tout semblable à un fantôme ; la curiosité féminine la retint cependant clouée sur sa chaise. Quelques instans après, les rideaux du lit s’ouvrirent. La mère Teerlinck s’élança vers le malade, l’aida à descendre de sa couche, et soutint ses pas jusqu’à la table.
Ce squelette vivant serait-il le jeune paysan que nous connaissons ? Oui, c’est lui, l’infortuné! Les os percent à travers la peau sans couleur; ses yeux sont profondément enfoncés dans l’orbite; son dos est voûté; sa tête inerte penche de côté. Ces vêtemens ou plutôt ces haillons sales et grossiers ne peuvent couvrir qu’un mendiant. qu’est-il donc arrivera Jean ?
Il s’arrête devant la compatissante vieille et presse une de ses mains dans les siennes; il contemple sa bienfaitrice avec cette expression de tendresse qui n’appartient qu’aux enfans : — Bonne maman, dit-il, je désire sortir. Cela vous ferait-il de la peine ?
— Jean, mon garçon, répondit la vieille femme, vous êtes encore si faible! Vous courez risque de tomber... et pensez combien je serai inquiète !
La sollicitude de la vieille était si profondément empreinte sur son visage ridé, que Jean fut ému jusqu’au fond du cœur en rencontrant son regard doux et affectueux.
— Maman, dit-il, pourquoi m’aimez-vous tant ? Oui, soyez mon ange gardien ! Ce que personne n’a pu faire, l’amour désintéressé d’une pauvre femme le fera peut-être. Cœur excellent! au bord de la tombe, il vous reste encore assez de tendresse pour rendre la vie douce à un malheureux tel que moi et pour le retirer du gouffre du plus profond désespoir... Oh! j’ai prié Dieu de vous bénir! et jugez de ma reconnaissance pour vous, bonne maman : c’est la première prière que, depuis sept ans, j’ai pu adresser au ciel sans distraction !
La parole du jeune homme avait une animation étrange, et ce ton enthousiaste fit une profonde impression sur Trine ; ses inquiétudes étaient complètement dissipées, et, la bouche béante et les yeux large ouverts, elle écoutait la voix du jeune homme, voix qui l’émouvait comme une ravissante harmonie. La mère Teerlinck la regarda d’un air interrogateur ; elle semblait dire : Eh bien ! que dites-vous de mon fils ? Est-il fou ? — Mais Trine continuait d’écouter religieusement, même après que Jean avait fini de parler.
— Pauvre garçon, dit la vieille, prenez courage ! Je suis pauvre et âgée, c’est vrai; mais si vous voulez rester près de moi, je vous aimerai toujours bien, et je travaillerai pour vous de tous mes doigts.
Le jeune homme porta à ses lèvres la main de la vieille femme, mais ne répondit pas.
— Jean, dit la mère Teerlinck avec douceur, si vous voulez absolument sortir, il ne faut pas y renoncer pour moi ; je vous accompagnerai.
— Bonne maman, répondit Jean d’une voix suppliante, je désire sortir; mais je dois sortir seul. Ma tête brûle; je trouverai du soulagement dans la solitude. Demain, bonne maman, je vous dirai qui je suis et quelle douleur inouïe a empoisonné ma vie. Laissez-moi partir et restez ici bien tranquille; dans une heure, je serai de retour.
La mère Teerlinck mit en main à Jean ses propres béquilles, le conduisit jusqu’au bas de l’escalier, lui adressa encore quelques douces paroles, et ferma la porte derrière lui.
Le jeune malade s’en va d’un pas chancelant, longeant les maisons dans l’obscurité; il s’appuie sur les béquilles que lui adonnées la vieille, et la fatigue le fait bientôt haleter péniblement. Assurément il va vers un but précis, car il n’hésite pas dans le choix des rues. De temps en temps il s’arrête et se repose, puis il se remet en route, et continue ainsi jusqu’à la place de Meir. Là encore il se serre contre les maisons et se glisse lentement dans les ténèbres comme un voleur ou un espion. Bientôt il s’arrête sous les fenêtres closes d’une magnifique habitation ; il pose son coude sur le rebord de pierre de taille et cherche à voir au travers des persiennes. L’intérieur est éclairé, car un rayon de lumière frappe le visage du jeune homme, qui, après être longtemps resté en observation, succombe tout à fait à la fatigue, et, comme inanimé, laisse tomber sa tête sur l’appui de la fenêtre.
Dans le riche salon sur la fenêtre duquel le jeune homme épuisé reposait sa tête se trouvaient deux personnes. Le colonel van Milgem était assis dans un fauteuil de velours, près de la cheminée de marbre; il semblait en proie à une profonde préoccupation, car son regard pensif était opiniâtrement fixé sur le tapis de pied. Auprès d’une table sur laquelle se trouvait un nécessaire en argent, une jeune fille était occupée à enfiler des perles. Son visage, extrêmement pâle, portait tous les signes d’une longue maladie de langueur, et la mate blancheur de ses joues était d’autant plus frappante qu’au moindre mouvement les longues boucles de sa chevelure d’un noir de jais venaient les caresser. Après un long silence, Elle chanta à voix basse le refrain de la chanson de Rikke-tikke-tak. Cela déplut apparemment au colonel, car il secoua la tête d’un air chagrin, et dit à la jeune fille : — Monique, ne chante donc pas toujours cette chanson; cela entretient ta tristesse, — et tu sais que cela me fait peine.
— Mon Dieu, l’ai-je encore chantée ? s’écria Monique avec surprise. Je ne le savais pas, mon père ; pardonnez-moi ma distraction.
— Eh bien ! demanda le colonel, la bourse est-elle bientôt achevée ? Pauvre Adolphe, quelle joie ton cadeau va lui faire! Il t’aime tant!
— Où peut-il être maintenant ?
— Oh ! ce serait difficile à savoir. Qui peut dire s’il ne gît pas dans quelque hôpital, ou si une balle ennemie ne l’a pas frappé sur le champ d’honneur ?
— Ciel ! vous me faites frémir, mon père !
— Comment, je te fais frémir ! Portes-tu donc quelque intérêt à son sort, Monique ?
— Je l’aime assurément comme un frère.
— Tu devrais l’aimer autrement, Monique. Il le mérite de tout point : c’est un beau garçon, doué de tout ce qui peut relever un homme aux yeux d’une femme. Et puis il fut le sauveur de ton père à la sanglante bataille de Dresde. Si l’amour ne trouve pas le chemin de ton cœur, la reconnaissance devrait te décider à suivre mes conseils, à céder à mes prières, et à lui accorder la récompense de sa générosité et de son amour.
— O mon père, regardez-moi! Que pourrais-je donner à Adolphe ? n n’y a pas de place dans mon cœur à côté de mon amour pour vous. Une épouse insensible ! Faut-il que je fasse son malheur par mon indifférence ? Un mari demande mieux pour son bonheur qu’une froide amitié... J’éprouve d’ailleurs une invincible répulsion pour des liens qui me priveraient de ma liberté.
— Quelle liberté, Monique ? La liberté de rêver et de songer ? Plût à Dieu qu’elle te fût ôtée, cette liberté qui te consume et te rend malade ! Vois un peu, mon enfant, quand nous habiterons notre campagne près de Moll, combien ne serais-tu pas heureuse d’avoir un ami qui parcourût avec toi ta chère bruyère, qui visitât avec nous le hêtre et le petit ruisseau, qui fût le compagnon de notre solitude ! car tout cela, mon enfant, est froid et mort quand aucun sentiment d’affection ne vient l’animer; le cœur se dessèche quand il ne peut s’épancher dans un autre cœur. — Mon père, cela peut être vrai; mais Adolphe n’est pas un enfant de la bruyère. Comprendrait-il ce que dit le cri mélancolique du grillon ? Les noirs sapins ont-ils abrité sous leur ombre les jeux de son enfance ? La bruyère, vaste comme une mer, et le ciel qui la couvre de son immense coupole d’azur, ne lui sembleraient-ils pas monotones, à lui fils d’un pays de montagnes ? Oh! oui, avouez-le, mon père; entre moi et ma bruyère, il serait un étranger qui ne pourrait comprendre notre langage.
Les paroles de Monique déplurent à son père; son visage prit une expression de tristesse, et, se tournant tout à fait vers sa fille, il dit d’une voix pénétrée : — Monique, mon enfant, les prières de ton père n’ont donc pas le moindre pouvoir sur ton âme ? Pendant des années, je t’ai suppliée en faveur d’Adolphe : j’ai fait valoir sa beauté, son courage, sa glorieuse conduite, pour éveiller dans ton cœur un sentiment de tendresse; j’ai dit qu’il avait sauvé ton père à Dresde au prix de son sang, — et je demandais, comme récompense pour lui et pour moi, que tu consentisses à l’attacher à notre famille par des liens solennels. Tu as refusé et tu refuses encore. Pourquoi ? pour demeurer tout entière en proie à ces rêveries qui te font mourir! Parce que tu ne l’aimes pas ? Mais il ne te demande pas d’amour.
Monique regarda son père avec surprise et répéta : — Il ne me demande pas d’amour! Que veut-il donc de moi ?
Le colonel reprit avec une énergie croissante : — Tu me forces enfin, Monique, à te dire une chose qui ne devait jamais s’échapper de ma bouche. Écoute donc, et admire l’homme que tu dédaignes. Monique, depuis plusieurs années, tu marches à grands pas vers le tombeau; jamais mes yeux ne s’arrêtent sur toi, ma chère et unique enfant, sans voir la mort à ton côté. La certitude que je dois te perdre déchire mon cœur depuis bien longtemps; cette épée suspendue sur ma tête abrège aussi ma vie, et je souffre d’inexprimables douleurs. J’ai laissé lire Adolphe dans mon âme inquiète; je lui ai dit qu’il ne restait qu’un seul moyen de te délivrer de tes mystérieuses et fatales rêveries, et de t’arracher à une mort infaillible. Moi-même, moi ton père, je l’ai supplié de te témoigner de l’amour et de demander ta main; lui, qui avait sauvé le père, voulut aussi sauver l’enfant. Il avait d’autres engagemens : fortune, honneurs, beauté, sa fiancée possédait tout, et cependant, cédant à ses instincts généreux, se sacrifiant lui-même, il brisa ces liens pour nous assurer à toi et à moi un inestimable bienfait. Lui, le beau jeune homme, à qui tout souriait en ce monde, il résolut d’associer sa vie à celle d’une jeune fille malade et insensible envers lui; il renonça à l’espoir d’habiter un jour avec sa vieille mère les montagnes qui l’ont vu naître, pour nous suivre dans les solitudes de la bruyère. Et tout cela pour te conserver la vie, à toi qui le dédaignes, pour chasser, comme un ange protecteur, la mort loin de toi ! Monique, un semblable dévouement n’éveillera-t-il en toi rien de plus qu’un sentiment de reconnaissance ? Toutes les fibres de ton cœur sont-elles brisées, que tu n’aies rien à me répondre qu’un non désolant ?
Monique était vivement émue ; sa physionomie l’attestait assez. Elle répondit : — Mon père, j’ai été ingrate envers Adolphe et envers vous, je l’avoue, et mon âme en ressent une profonde douleur ; mais aussi que ne demandez-vous pas de moi ! Comprenez donc, mon excellent père, que c’est exiger le sacrifice de tous mes souvenirs ; car si je consentais à devenir la femme d’Adolphe, je devrais lui donner une large place dans mon cœur. Je ne me montrerais pas ingrate, et je récompenserais la noblesse de son dévouement par une tendre sympathie, sinon par un ardent amour. Dès lors il me faudrait renoncer à tout ce que m’a laissé ma vie passée.
Une expression de joie se peignit sur le visage du colonel ; il prit la main de sa fille : — Chère Monique, dit-il, le sacrifice de tes rêveries est nécessaire, si tu veux vivre. Accepte Adolphe pour époux ; rends-moi heureux, mon enfant chérie ; vois, je t’en prie les mains jointes, dis-moi que tu consens.
Un tremblement visible avait saisi la jeune fille, qui pencha la tête sans répondre.
— Mon enfant ! mon enfant ! reprit le colonel, ne laisse pas échapper cette bonne inspiration. Dis oui, oh ! dis oui !
Monique releva lentement la tête, et répondit d’une voix résolue : — Eh bien, mon père, si cela peut vous rendre heureux…
Tout à coup une émotion imprévue s’empara d’elle ; elle leva le doigt, et, tremblante, prêta l’oreille à un doux murmure.
— Qu’entends-tu ? s’écria le colonel stupéfait.
— Écoutez, écoutez ! répondit Monique avec un angélique sourire.
Des accens, venant de l’extérieur, dans la direction de la fenêtre, pénétraient dans le salon, et le colonel entendit distinctement :
Rikte-tikke-tak
Rikke-titke-tou !
Forgerons,
En cadence,
Forgerons, frappons !
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou !
Le colonel connaissait la puissance inouïe de cette chanson sur l’âme de sa fille, de plus il la considéra cette fois comme une injure à lui adressée à propos de son humble extraction. Transporté de colère, il tira le cordon de sonnette, et frappant violemment le tapis du pied : — Je veux savoir, s’écria-t-il, qui a l’audace ici de se railler de moi !
Un domestique vint prendre les ordres du maître; celui-ci dit d’une voix courroucée : — Il y a là dehors un insolent qui chante sous la fenêtre. Allez avec vos camarades, empoignez-le; je veux le voir. S’il résiste, employez la force.
— Mon père! s’écria Monique en se levant tout effrayée; que dites-vous ? La force ! savez-vous contre qui ?
— Nous le verrons ! répondit le colonel irrité.
La jeune fille retourna près de la table et se rassit toute frémissante d’anxiété.
On entendit la porte extérieure s’ouvrir et se refermer. Ensuite le domestique rentra dans le salon, et dit à son maître : — Colonel, c’est un pauvre mendiant si faible et si maladif, qu’il se soutient à peine. Le malheureux ne pouvait guère nous résister. Il est là dans l’allée; faut-il le relâcher ?
— Non, non, s’écria, le colonel; je veux avoir le mot de cette énigme... Monique, qu’as-tu à trembler ainsi ? Connaîtrais-tu ce mendiant ? Allons, qu’on l’amène ici!
A peine le pauvre homme, la tête penchée et les yeux baissés, parut-il à la porte de la salle, que Monique poussa un cri déchirant, courut à lui, s’empara de sa main, et s’écria : — Jean, est-ce vous ?
— C’est moi, mademoiselle, répondit le jeune homme sans lever les yeux.
Le colonel demeura quelque temps interdit, et passa la main sur son front comme si une pensée soudaine avait surgi dans son esprit. Toutefois il chassa bien vite ce soupçon, et, prenant le jeune homme par le bras, il l’attira doucement jusqu’à un fauteuil où il le força de s’asseoir. Monique n’avait pas quitté la main de Jean; elle aussi baissait les yeux et restait muette.
Le colonel se rassit, et dit au jeune homme : — Jean Daelmans, pourquoi ne vous êtes-vous pas souvenu de moi dans le malheur ? Ne vous avais-je pas dit, près de la ferme, que.je serais votre protecteur, si vous en aviez jamais besoin ? Je vois jusqu’à quel point vous êtes tombé dans la misère; mais, à dater d’aujourd’hui, vous n’aurez plus à souffrir aucune privation, mon ami. Prenez courage; je ne suis pas ingrat, et je veux commencer sur-le-champ à régler mon compte envers vous.
Le colonel ouvrit le tiroir d’une commode, y prit une poignée de napoléons, et les déposant sur une table voisine du jeune homme : — Tenez, mon ami, dit-il; ce n’est pas une aumône que je vous fais, c’est une bien faible récompense de ce que vous avez fait autrefois pour ma fille. Je vous en prie, acceptez cela de moi, qui veux être votre ami et votre protecteur.
Jean promena ses yeux de la table au colonel, poussa un profond soupir, et dit en souriant dédaigneusement : — De l’or! toujours de l’or!
Puis, considérant ses habits en lambeaux, il ajouta ; — Oui, de l’or me serait utile. Je pourrais acheter d’autres vêtemens et récompenser celle qui a pris soin de moi; mais, monsieur, épargnez-moi, je vous prie, cette humiliation. Ce n’est pas de votre main que je puis recevoir de l’argent, cet argent dût-il servir à me racheter de la mort !
En disant ces mots, Jean avait fait un mouvement et dégagé sa main de la main de Monique. La jeune fille, très émue et toute tremblante, avait regagné son siège; muette et immobile, elle regardait le jeune homme.
— Jean, mon ami, reprit le colonel, vous êtes injuste envers moi et envers vous. Si vous ne voulez pas d’argent, dites-moi ce que je puis faire pour vous; ce sera un bonheur pour moi de pouvoir vous rendre un service, quel qu’il soit.
— Vous voulez me rendre un service ? répondit le jeune homme, eh bien ! je vous demande une grâce; me l’accorderez-vous ?
— Parlez, Jean, je satisferai à votre désir. Que souhaitez-vous ?
Le jeune homme se redressa péniblement dans le fauteuil, et parut se préparer à une grave révélation.
— Colonel van Milgem, dit-il, demain commence pour moi une vie nouvelle : je vais élever entre mon passé et mon avenir un mur infranchissable. On ne s’arrache pas facilement aux souvenirs qui ont grandi avec notre intelligence et notre cœur, et qui font partie de notre vie. Et peut-être dans cette lutte aurais-je pu trébucher sur le bord d’une tombe. Le hasard m’a servi : je me trouve en présence de celle qui seule au monde peut me comprendre. Que je puisse parler, parler longtemps, sans être troublé dans mon récit! Qu’elle apprenne quel a été mon sort sur la terre, et alors je dirai adieu au rêve qui me tue, sinon avec joie, du moins avec résignation! — Colonel van Milgem, voilà la grâce que j’implore de vous. Consentez à ce que je parle, ne vous fâchez pas de ce que je dirai; en faisant cela, vous me donnerez plus que la vie.
La voix de Jean était si douce et si résignée, que le colonel se sentit profondément ému. Il était en outre extrêmement curieux d’entendre une explication dans laquelle il espérait trouver la confirmation de certains soupçons. Il répondit donc avec bonté : — Parlez, mon ami, et ne craignez rien; je vous écouterai religieusement. Le jeune homme commença ainsi d’une voix lente et pénible :
« J’étais jeune, content de mon sort, amoureux de la vie. Écoutant la sensibilité de mon cœur, je fis une sœur de notre jeune servante. Mon affection pour elle grandit avec ses souffrances et son malheur : innocent et pur sentiment qui s’enracinait alors dans mon âme, et qui plus tard, feu dévorant, devait me consumer! Colonel, je sens encore dans ma main la place brûlante où, dans la bruyère, vous avez posé l’or de l’humiliation. Quoi ! vous pensiez par une vile rémunération me consoler de l’enlèvement de ma sœur, et vous me portiez un coup de poignard. Alors, oh ! alors seulement je compris l’immensité de mon malheur : le désespoir brisa ce cœur dans lequel votre départ laissait tous les tourmens de l’amour sans espoir. J’oubliai tout au monde pour nourrir un seul, un navrant souvenir; j’ai longtemps pleuré au pied du hêtre. Moi aussi, j’ai attendu et espéré au haut du coteau de sable, moi aussi je suis devenu chétif et languissant. Rien ne pouvait me consoler ni me toucher : impuissant au travail, indifférent à tout, je vivais dans le monde fatal des rêves, et j’ai vu ma mère étendue sur son lit de souffrances sans trouver place dans mon cœur pour une nouvelle tristesse. Tous ceux qui me connaissaient avaient pitié de moi, pauvre insensé que j’étais. Je me complaisais dans ma douleur, car mes larmes coulaient pour celle dont je déplorais la perte. Pleurer était ma vie, soupirer mon langage. Mon robuste corps s’épuisait consumé par le feu qui brûlait mon sein; ombre vivante, j’errais comme un spectre sous le feuillage qui jadis avait aussi entendu ses plaintes.
« Un vieil ami de mon père voulut m’arracher par force au lieu où j’étais né; il espérait me guérir. Je résistai aux prières de tous ceux qui m’aimaient. Pourquoi ? Parce que le ciel de la bruyère est plus bleu ? Parce que l’air est rempli de senteurs balsamiques ? Parce que la plaine immense séduit le cœur et élève l’âme ? Oh ! non, non. C’est là qu’elle avait vécu, là qu’était le sentier que ses pas avaient foulé. Je savais quels brins d’herbe s’étaient courbés sous elle; je savais retrouver sur l’écorce des arbres l’endroit où sa main s’était posée une seule fois, et la fleur qu’elle avait un jour arrosée de ses larmes. Les arbres, la bruyère, le ruisseau, là tout avait une voix qui me parlait d’elle. Là je n’étais jamais seul; elle était toujours auprès de moi, perdue avec moi dans l’oubli du monde entier. Le vent m’apportait sa voix à travers le feuillage des aunes; le cri des grillons me redisait son charmant refrain de rikke-tikke-tak, et pourtant je souffrais d’inexprimables douleurs, je comprenais, cruelle vérité! qu’elle ne reviendrait jamais. J’avais perdu ma sœur pour toujours, et je trouvais ma joie dans l’espoir d’une mort prochaine.
« Les exhortations du vieux curé de Desschel et les larmes de ma mère malade me rappelèrent enfin à de meilleurs sentimens, et me donnèrent un instant assez de force pour lutter contre son souvenir. Je voulus chasser l’image dont l’incessante apparition me torturait, m’arracher à la tyrannie qu’elle exerçait sur mon âme; je partis pour Malines afin d’y chercher, après de longues années d’études, dans l’état ecclésiastique, une arme contre le souvenir qui me poursuivait. Hélas! qui pourrait exprimer ce que j’ai souffert dans la solitude du séminaire ? Qui dira quelles blessures ont reçues mon cœur déchiré et mon âme ulcérée dans cette lutte désespérée contre elle ? Quoi que je fisse, quelque résolution que je prisse, où que j’allasse, elle était toujours là, toujours présente, chassant tyranniquement de mon âme toutes les autres pensées... Elle! toujours elle!...
« La science développa encore la puissance de mon imagination, qui s’empara alors, pour les grandir, des moindres défaillances de mon âme. Toujours taciturne, je m’éloignais de mes condisciples; je me cachais dans les coins écartés, afin de pouvoir murmurer la chanson de Rikke-tikke-tak sans m’exposer aux railleries; j’étais l’objet d’une réprobation générale; rien ne pouvait me guérir, ni la sévérité de mes maîtres, ni leurs affectueuses remontrances. Enfin arriva le temps où je devais décider si j’embrasserais l’état ecclésiastique; mais à quoi pouvait me servir de délibérer ? J’étais indigne d’approcher de l’autel, j’étais incapable même de prier; jamais je n’élevais ma voix ou ma pensée vers le ciel sans que son image vînt se placer entre Dieu et moi. Je renonçai à la prêtrise aussi bien par la conviction où j’étais de mon indignité que par les conseils de mes professeurs, qui m’avaient pris en pitié, et je quittai le séminaire. Ma mère était morte; il me restait encore une faible partie de mon héritage. Je menai une vie insoucieuse et errante, et, ne m’inquiétant guère d’un avenir qui m’était indifférent, j’eus bientôt dissipé le peu que je possédais. La misère aussi me trouva insensible; je dormais sous le ciel bleu, à l’abri d’un chariot ou sur les remparts; je laissais la faim déchirer mes entrailles, et, le sourire de l’ironie sur les lèvres, je recevais le pain de l’aumône. Mais qu’était-ce que la vie du corps, qu’étaient-ce que les douleurs physiques auprès des souffrances qui déchiraient mon cœur ? Rien au monde ne pouvait me toucher, rien ne pouvait m’éveiller de mon insensibilité. Voir sans cesse son image sous mes yeux, lui parler moi-même, répéter à voix basse sa chanson, c’était là ma vie : tout le reste était mort en moi. »
Ici le jeune homme se tut un instant, épuisé de fatigue, et respira péniblement.
Monique, la tête appuyée sur la table, devait pleurer amèrement, car on entendait les sanglots qui soulevaient sa poitrine oppressée. Le front penché et regardant le parquet, le colonel demeurait immobile sur son siège.
Le jeune homme poursuivit :
« J’essayai encore, sur un conseil d’ami, un violent moyen de guérison. Je bus à longs traits de l’eau-de-vie et tombai ivre-mort sur le sol... Rien, rien n’y faisait : son image était toujours devant mes yeux égarés! Un jour, je ne l’oublierai jamais, un jour, je traversais à pas lents la place de Meir, lorsque je la vis passer rapidement dans une voiture. Son regard, en passant, me frappa comme une flèche; mon cœur se brisa dans ma poitrine, je tombai de mon haut sur le pavé. Cependant je pus me relever bientôt et aller cacher mon émotion dans la solitude. Le soir, j’allai me coucher sur une voiture. Mon front était brûlant de fièvre; dans mon égarement, je me jetai à bas de la voiture, mon crâne alla frapper la pierre, un torrent de sang s’échappa de la plaie... Une pauvre femme m’a recueilli dans sa mansarde; elle m’a soigné comme une mère; ma vie lui est consacrée désormais. Son affection sans bornes a trouvé le chemin de mon cœur, et elle a pris place à côté de l’image qui m’obsédait. Il m’est possible maintenant de reconquérir ma liberté; je dois vivre pour aimer ma nouvelle mère et la récompenser de ce qu’elle a fait pour moi. Fasse Dieu que cette dernière espérance ne soit pas vaine aussi, sinon la tombe fera justice de mon indigne faiblesse ! Demain je ne vous connaîtrai plus, mademoiselle, ni vous, colonel van Milgem. Oubliez aussi celui qui a souffert d’inexprimables douleurs en mémoire de votre fille; je vous tiens quitte, moi, de ce que vous me devez. Pardonnez-moi, pauvre insensé que je suis, les paroles téméraires que j’ai osé prononcer, et vous, mademoiselle, je vous en supplie, souvenez-vous de moi dans vos prières et demandez au ciel qu’il me donne la force de soutenir une dernière lutte contre vous... »
En prononçant ces mots, Jean s’était levé et allait se diriger vers la porte; mais Monique se leva brusquement, rejeta en arrière ses longues boucles de cheveux, essuya les larmes qui remplissaient ses yeux, et, faisant de la main un signe impératif, elle s’écria : — Reste ! reste !
Puis, se jetant à genoux devant son père, elle tendit vers lui des mains suppliantes : — Mon père, dit-elle, pardonnez-moi ! Retenez-le, ou je meurs. Son image à lui flottait aussi dans mes rêves; il est mon frère, mon protecteur, mon bien-aimé ! mon Dieu, il s’en va! Lui seul peut me sauver. Donnez-le-moi! donnez-le-moi! Vous pleurez aussi, vous avez senti tout ce que j’ai souffert, n’est-ce pas ? Oh ! je ne serai qu’à lui, à lui seul, ou à la tombe! Mon père, ne me livrez pas à la mort! Je vivrai, je guérirai, je vous bénirai! Au nom de ma mère morte, donnez-le-moi! Le colonel releva sa fille en s’écriant d’une voix brisée par l’émotion : — C’était donc là l’énigme! Quel cœur! Eh bien! Monique, sois sauvée, mon enfant! Qu’il soit ton mari!
Un cri perçant s’échappa du sein de Jean; il chercha à s’appuyer sur un fauteuil, mais s’affaissa lourdement sur le tapis, tandis que Monique courait à lui les bras ouverts.
En 1831, peu de temps après la révolution, un soldat, le fusil sur l’épaule et le sac sur le dos, cheminait dans la bruyère entre Moll et Desschel. Il atteignit bientôt une grande ferme qui avait tout l’aspect d’une maison de campagne, et exhiba son billet de logement à l’homme qui se trouvait sur le seuil. Celui-ci appela une servante, et tous deux, faisant au soldat l’accueil le plus sympathique, se mirent à le débarrasser de son sac et de ses autres objets d’équipement. Le jeune militaire s’étonna de la cordialité de la réception, et, frappant sur l’épaule du paysan, il lui dit d’un ton dégagé : — Vous avez servi, fermier ?
— Non, répondit le paysan, mais vous trouverez ici à qui parler guerre et batailles. Entrez, mon ami, le jambon et la bière sont déjà sur la table.
Tout en entrant, le soldat vit au coin du foyer un homme dont la vénérable physionomie et les cheveux blancs lui inspirèrent au premier coup d’œil un sentiment de respect. La longue cicatrice qui traversait son visage et le ruban de la Légion-d’Honneur attaché à son habit lui indiquèrent celui dont le paysan avait dit : « Ici on sait parler guerre et batailles. »
Le vieux guerrier salua le soldat d’un bienveillant sourire, et lui montra la table comme s’il eût voulu dire : Mangez et buvez d’abord, nous causerons après.
Tandis que le soldat suivait ce bon conseil et mettait à profit le repas qui lui était offert, il promena curieusement son regard sur les personnes qui se trouvaient autour de lui. Au fond de la chambre, une femme était assise devant un rouet ; à côté d’elle se tenait debout l’homme qu’il avait rencontré sur le seuil. Leurs traits à tous deux annonçaient la santé du corps et les paisibles joies de l’âme, et on eût dit qu’un rayon d’amour brillait dans leurs yeux chaque fois qu’ils s’entre-regardaient. Un peu derrière la femme était assise une vieille toute décrépite, dont les doigts engourdis mêlaient encore les fuseaux sur un carreau à dentelles.
Les yeux du soldat étaient fixés depuis quelque temps de ce côté de la chambre, quand il entendit derrière lui une jolie chanson dont le rhythme bizarre lui fit tourner la tête vers la cheminée. Sur chacun des genoux du vieillard à la cicatrice, il vit chevaucher un enfant au teint vermeil, un petit garçon et une petite fille, et c’était sur l’air de la chanson que le grand-père faisait marcher la cavalcade.
Le jeune soldat eut bientôt fait connaissance avec tous les habitans de la ferme. Il trouva de si douces jouissances au milieu de ces bonnes gens qui semblaient tous unis les uns aux autres par un même lien d’amour et de reconnaissance, qu’après deux mois de séjour il ne put s’empêcher de pleurer, quand il se vit obligé de prendre congé de la paisible et heureuse famille qui l’avait reçu et aimé comme un fils. Au moment où, le sac sur le dos, il allait partir, tous les gens de la maison vinrent sur la porte et lui tendirent encore une main amicale ; lui, les yeux humides, prit le chemin de la bruyère, et, se retournant à quelque distance, il cria d’une voix émue : — Adieu, colonel van Milgem ! adieu, Jean Daelmans ! adieu, fermière ! adieu, mère Teerlinck ! adieu !
Arrivé dans la bruyère, le soldat se dit à lui-même : — Si j’étais romancier ou poète, je ferais un livre de cette charmante histoire… Qui sait ? Peut-être le serai-je un jour… Ta, ta, ta, folie !
Il accéléra le pas et poursuivit sa route sur le rhythme d’une chanson qu’il avait sans doute apprise à la ferme. Il chantait :
Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Forgerons,
En cadence,
Forgerons, frappons !
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou !
Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Façonnons
Le fer rouge
En bons forgerons,
Et que nul ne bouge
Avant l’œuvre à bout !
Rikke-tikke-tou !
Vous voyez sans doute, cher lecteur, que le jeune soldat a tenu sa promesse.
(Traduit par M. Léon Wocquier.)
- ↑ Sorte de roue en tambour dans laquelle on fait entrer un chien qui la met en mouvement.
- ↑ Westmal, village situé à quatre lieues d’Anvers, sur la grand’route qui mène à Turnhout, au milieu de la bruyère.
- ↑ Pièce délivrée par des personnes recommandables aux malheureux ruinés par un incendie ou d’une indigence notoire, pour leur servir de recommandation et d’attestation auprès de ceux dont ils vont solliciter la charité.
- ↑ Les sarts sont des gazons de comte bruyère qu’on détache du sol avec la bêche, et qui sont réunis en monceaux sur toute l’étendue des plaines campinoises. Ces sarts sont brûlés comme de la tourbe, et répandent dans l’air une odeur particulière qui, lorsque le temps est favorable, annonce à une distance étonnante le pays de la bruyère. Quiconque a habité la Campine pendant quelque temps, s’en éloignât-il ensuite pendant vingt ans et plus, n’oublie jamais cette odeur des sarts.
- ↑ Village de la Campine où l’on envoie en traitement la plupart des fous du pays.
- ↑ Beaucoup de vieilles gens de la classe populaire mettent leurs épargnes dans un bas, caché sous les tuiles du toit.