Rienzi, le dernier des tribuns de Rome (1835)
Traduction par Paul Lorain.
Librairie Hachette et Cie (tome IIp. 223-277).

LIVRE IX

LE RETOUR


Allora la sua venuta fu a Roma sentita ; Romani si apparecchiavano a riceverlo con letizia… furo fatti archi trionfali, etc., etc.
(Vita di Cola di Rienzi, liv. II, ch. xvii.)

CHAPITRE I.

L’entrée triomphale.

Rome tout entière était en mouvement. Du château Saint-Ange au Capitole, les fenêtres, les balcons, les toits étaient encombrés d’une multitude animée. Sur quelques points seulement, dans les quartiers mécontents des Colonna, des Orsini, des Savelli, régnaient une solitude funèbre et une sombre tristesse ; dans ces fortifications, car c’étaient plutôt des ouvrages de défense que on n’entendait pas même le pas accoutumé de la sentinelle barbare. Les portes fermées, les croisées barrées, le silence renfrogné répandu tout à l’entour, attestaient l’absence des barons. Ils avaient quitté la ville aussitôt qu’ils avaient appris d’une manière certaine que Rienzi approchait. Retirés dans les villages et les châteaux de la campagne, entourés de leurs mercenaires, ils attendaient l’heure où le peuple, fatigué de son idole, serait trop heureux de venir se jeter aux pieds même de ces féroces iconoclastes.

À ces exceptions près, Rome tout entière était en mouvement. Les arcs de triomphe, garnis de tentures brodées d’or et d’argent, élevés sur tous les points principaux, portaient des devises de bienvenue et de réjouissance. À des intervalles rapprochés, se tenaient des jeunes gens et des jeunes filles, avec des corbeilles de fleurs et de laurier. Planant au-dessus des masses assemblées, au haut de la tour superbe d’Adrien, sur les tourelles du Capitole, sur les clochers des édifices religieux, consacrés aux saints et aux apôtres, des bannières flottaient comme en signe de victoire. Rome encore une fois ouvrait les bras pour accueillir son tribun.

Confondu dans la foule, déguisé sous son large manteau, caché dans les flots agités des spectateurs, oublié d’ailleurs par le plus grand nombre, pendant son absence, méconnu par les autres, dans la confusion générale, on pouvait voir debout Adrien Colonna. Il n’avait pu surmonter l’intérêt que lui inspirait le frère d’Irène. Isolé au milieu de ces concitoyens, il était là comme pour représenter l’orgueilleuse famille des Colonna au triomphe du favori du peuple.

« On dit qu’il a pris de l’embonpoint dans sa prison, dit un des assistants ; il n’était pas trop gras quand il est sorti au point du jour de l’église Saint-Ange !

— Mais oui, dit un autre petit homme à l’œil rusé et mobile, on dit vrai, je l’ai vu prendre congé du légat.

Tous les yeux de se retourner vers l’orateur, qui devenait du coup un personnage d’importance : « Oui, poursuivit le petit homme d’un air pompeux et solennel, aussitôt, voyez-vous, qu’il eut fini par persuader à messire Brettone et à messire Arimbaldo, les frères de Fra Moréale, de l’accompagner de Pérouse à Monte Fiascone, il alla droit au legat d’Albornoz, qui était debout, en plein air, conversant avec ses capitaines. Une foule de gens le suivit. J’étais de ce nombre ; et le tribun m’a fait signe. Oui, ma foi ! il m’a fait un signe de tête, et là-dessus, avec son manteau écarlate et son bonnet rouge, il a regardé en face l’arrogant Espagnol avec un orgueil qui valait bien le sien. « Monseigneur, lui a-t-il dit, bien que vous ne m’accordiez ni armes ni argent pour braver les dangers de la route et esquiver les embûches des barons, je suis prêt à partir. Sa Sainteté m’a fait sénateur de Rome ; selon la coutume, je viens vous prier, monseigneur, de confirmer sur-le-champ cette nomination. Je voudrais que vous eussiez pu voir comme le fier Espagnol est resté stupéfait, comme il a rougi, comme il a fait la moue, mais il s’est contenté de se mordre les lèvres presque sans rien dire.

— Et il a confirmé la promotion de Rienzi comme sénateur ?

— Oui, et il l’a béni avant son départ.

— Sénateur ! dit en croisant les bras un géant robuste à cheveux gris ; je n’aime pas qu’il prenne un titre qui a été porté par un patricien. J’ai bien peur que ce nouveau titre ne lui fasse oublier l’ancien.

— Fi ! Cecco del Vecchio, vous êtes un vieux grognard s’écria un marchand de draps, dont le trafic se trouvait bien du cérémonial de ces fêtes. Fi donc ! pour ma part, je crois que le titre de sénateur est moins nouveau dans son genre que celui de tribun. J’espère que cela va nous amener des réjouissances : voilà assez longtemps que Rome s’ennuie. Un mauvais temps pour le commerce, je vous en réponds ! »

L’artisan grimaca un sourire de dédain. Il était du nombre de ceux qui établissaient une distinction entre la classe moyenne et la classe ouvrière, et un marchand lui était aussi odieux qu’un noble. « La journée s’avance, dit le petit homme, il ne peut pas tarder à venir. La dame du sénateur et toute sa suite sont allées à sa rencontre, il y a déjà deux heures. »

À peine ces paroles étaient-elles prononcées, que la foule agitée se porta à droite, pour voir un cavalier qui galopait dans la rue. « Place ! place ! Arrière ! Faites place au très-illustre sénateur de Rome ! »

La foule se tut, puis se remit à chuchoter, puis redevint silencieuse. Des balcons et des fenêtres chaque spectateur tendit la tête en avant. On entendit, à une certaine distance, le trépignement des chevaux, le son des clairons et des trompettes ; puis, rayonnant à travers les lointains détours des rues, on vit les bannières ondoyantes, puis les lances qui étincelaient ; et alors de toute la multitude, comme d’une seule voix, s’éleva ce cri : « Le voilà ! le voilà ! »

Adrien recula encore davantage en arrière de la foule ; et, s’appuyant contre la muraille d’une maison, contempla le cortége qui approchait.

D’abord venaient, six de front, les cavaliers romains qui s’en étaient allés au-devant du sénateur, portant à la main des branches d’olivier ; chaque escouade de cent cavaliers était précédée de bannières où l’on avait inscrit ces mots : « La liberté et la paix rendues à Rome. » Lorsqu’ils passèrent devant le groupe dont Adrien faisait partie, chaque citoyen de la cavalcade qui jouissait d’une certaine popularité, fut reconnu et accueilli par de bruyantes acclamations. La tenue et l’équipement des cavaliers firent voir à Adrien qu’ils appartenaient principalement à la classe marchande de Rome, et il savait bien que cette race, à moins qu’elle ne fût étrangement changée, n’estimait la liberté que comme une spéculation commerciale. « Pauvres soutiens que ces gens-là ! pensait Colonna ; voyons après. » Puis venaient, avec leurs armures brillantes, les mercenaires Allemands, à la solde des frères de Provence, au nombre de deux cent cinquante, autrefois engagés au service de Malatesta de Rimini ; grands, roides, calmes, disciplinés, lançant aux masses des regards où l’étonnement du barbare se mêlait à un insolent dédain. Pas un cri de bienvenue n’accueillit cette soldatesque étrangère ; il était évident que leur aspect refroidissait plutôt l’enthousiasme.

« C’est honteux ! grommela de manière à se faire entendre Cecco del Vecchio. Est-ce que l’ami du peuple a besoin des sabres qui prolégent un Orsini ou un Malatesta ? C’est honteux ! »

Cette fois aucune voix n’imposa silence au robuste mutin.

« Voilà, s’il les paye bien, ses seuls défenseurs réels contre les barons, pensait Adrien ; mais ils ne sont pas en nombre suffisant. »

Ensuite venaient deux cents fantassins de Toscane, portant les cuirasses et les armes pesantes de la grosse infanterie ; cette troupe élégante semblait, par ses regards joyeux et ses manières familières, sympathiser avec la foule. Et de fait, ils étaient d’accord avec elle, car ils étaient Toscans, et, par conséquent, partisans de la liberté. Aussi les Romains semblaient-ils reconnaître en leur personne des alliés naturels et légitimes, et on poussa un cri général de : « Vivent les braves Toscans ! »

« Tristes défenseurs ! pensait Colonna plus clairvoyant : les barons peuvent leur faire peur, et la populace peut les corrompre. »

À la suite arriva une file de trompettes et de porte-drapeaux, dont la musique se perdait dans le fracas des acclamations, qui semblaient s’élever simultanément de tous les quartiers de la ville : « Rienzi ! Rienzi ! salut ! salut ! Vivent la liberté et Rienzi ! Rienzi et le buono stato ! »

Les fleurs pleuvaient sur son passage : de chaque maison on agitait des mouchoirs et des bannières : on eût pu voir des larmes descendre, sans qu’on y prît garde, le long de maint visage barbu ; jeunes et vieux s’agenouillaient ensemble, tendant des mains suppliantes, priant Dieu d’envoyer ses bénédictions sur la tête du libérateur qui leur était rendu. En effet, le sénateur tribun s’avançait, comme « le Phénix vole à son bûcher. »

Revêtu d’une robe écarlate, toute ruisselante d’or, exposant sa tête superbe aux rayons du soleil, penché sur ses arçons, Rienzi traversa lentement la foule. On ne pouvait, dans le transport de son émotion, voir sur son visage glorieux les traces des maladies et des soucis ; l’embonpoint même qu’il avait pris donnait à son extérieur un air plus majestueux. Dans ses yeux brillait l’espérance ; sur son front rayonnaient le triomphe et l’empire. Les spectateurs ne pouvaient se contenir, ils se pressaient, se poussaient en avant, les uns sur les autres, aspirant à saisir un coup d’œil du grand homme, à toucher le bord de sa robe. Lui-même il était profondément touché de leur joie. Il s’arrêta, d’une voix tremblante, il s’efforça de leur adresser quelques paroles brisées… « Je suis bien payé, dit-il, bien payé de tout le passé ; puissé-je vivre pour vous rendre heureux ! »

La multitude se sépara pour lui faire place, puis elle se referma derrière lui. Leur imagination exaltée croyait voir derrière le tribun marcher aussi la déesse protectrice de la Rome d’autrefois.

Sur un noble cheval caparaçonné de drap d’or, tout couvert d’une robe blanche comme la neige, parsemée de diamants dont l’éclat éclipsait le soleil, venait la belle et royale Nina. En ce moment où l’on avait oublié son orgueil et son faste, elle n’était guère moins bienvenue, moins idolâtrée que son époux. Avec son sourire tout rayonnant de joie, avec ses lèvres frémissantes d’émotion et d’orgueil, jamais elle n’avait paru à la fois plus digne d’amour et de respect ; c’était une Zénobie passant à travers les splendeurs de Rome, non pas en captive, mais en reine.

Cependant ce n’était point sur cette imposante figure qu’était attaché le regard d’Adrien : pâle, hors d’haleine, tremblant, il se cramponna à la muraille contre laquelle il s’appuyait. Était-ce un rêve ? Les morts étaient-ils ressuscités ? Ou était-ce bien son Irène, son Irène vivante, dont la douce et mélancolique beauté apparaissait tristement, à côté de Nina, comme une étoile auprès de la lune ? La pompe du spectacle disparut à ses yeux, tout devint nuages et ténèbres. Un instant il perdit connaissance. Quand il revint à lui, la foule avançait en courant confuse et mêlée au torrent de curieux qui suivaient le cortége. À travers la multitude impétueuse, il aperçut la gracieuse figure d’Irène, bientôt ravie à ses regards par les bannières qui terminaient le défilé. Son sang reflua de son cœur dans ses veines. Il était comme un homme qui, après avoir passé des années entières dans une affreuse catalepsie, se réveille soudain pour jouir de la clarté des cieux.

Il y avait encore un homme, qui, dans cette foule animée, restait immobile avec Adrien. C’était Cecco del Vecchio.

« Il ne m’a pas vu, murmurait en lui-même le forgeron ; les vieux amis sont oubliés maintenant ! Bon, bon, Cecco del Vecchio déteste toujours les tyrans… n’importe quel soit leur nom, et le travestissement qu’ils prennent pour nous amadouer. Il ne m’a pas vu, moi ! Hum ! »


CHAPITRE II.

La mascarade.

Les lecteurs intelligents ont déjà pressenti, sans que l’auteur ait eu besoin de le raconter, les événements arrivés à Rienzi, dans l’intervalle, entre son acquittement à Avignon et son retour à Rome. Lorsque l’impression faite par Nina sur la noblesse des sentiments d’Albornoz se fut effacée, il commença naturellement à regarder son hôte comme les profonds politiques de ce temps-là considéraient toujours les hommes, c’est-à-dire, comme une pièce du grand échiquier, qu’il fallait mouvoir, avancer ou sacrifier, selon qu’il convenait le mieux au dessein qu’on avait formé. Ayant atteint son but dans la reprise du territoire pontifical, la soumission de Jean de Vico, la chute et la mort du démagogue Baroncelli, le cardinal jugea qu’il n’était point à propos de rétablir à Rome, avec une aussi haute dignité, l’habile et ambitieux Rienzi. Il sentait lui-même son vaste génie pâlir devant l’audacieux romain, et il ne se faisait aucune idée du genre de politique que le nouveau sénateur pourrait adopter, une fois qu’il serait redevenu maître de Rome. Aussi, sans avoir l’air de le retenir, refusa-t-il de concourir à sa restauration. Rienzi se vit ainsi à une journée de marche de Rome, sans avoir un soldat pour se défendre en route contre les barons. Mais le ciel avait décrété qu’il n’y aurait pas un homme, si habile ou si puissant qu’il fût, qui pût arrêter plus longtemps les destinées de Rienzi ; et peut-être ne trouverait-on pas dans toute sa vie une époque où il ait déployé avec plus d’éclat toute l’adresse et la subtilité de ses ressources pour échapper aux artifices du cardinal. Retiré à Pérouse, il s’était, comme nous l’avons vu, procuré, par l’entremise des frères de Montréal, des hommes et de l’argent pour son retour. Mais le chevalier de Saint-Jean s’était grandement trompé en s’imaginant que Rienzi ne soupçonnerait pas la nature perfide et dangereuse du secours qu’il avait reçu. L’œil perçant du tribun lut du premier coup tous leurs projets dans l’âme des frères de Montréal ; il comprit que sous prétexte de le servir, ils avaient l’intention de le gouverner ; que, devenu débiteur de l’avide et ambitieux Montréal, et entouré des troupes conduites par ses frères, il était au fond d’une nasse qu’il lui fallait briser, s’il ne voulait pas laisser sa fortune et sa vie même dans les mailles traîtresses de ce filet fatal. Mais, confiant dans les ressources et la promptitude de son génie personnel, il poussa la hardiesse de l’espérance jusqu’à vouloir traiter en marionnettes ceux qui avaient rêvé de faire de lui leur instrument ; et comme le pouvoir souverain était en jeu, il ne tint pas assez compte de l’esprit de ruse des adversaires qu’il était obligé de braver.

Cependant, comme il unissait à une hardiesse généreuse une profonde dissimulation, il eut l’air d’avoir une confiance absolue en ses compagnons provençaux ; et son premier acte en entrant au Capitole, après le défilé triomphal, fut de récompenser par les plus hautes dignités qu’il eût à sa disposition messire Arimbaldo et messire Brettone de Montréal !

Il y eut une grande fête cette nuit-là dans les salles du Capitole ; mais ce que Rienzi mettait au-dessus de toutes les pompes du jour, c’étaient les sourires de Nina. Tenant fixés sur la personne de son bien-aimé ses yeux pleins d’admiration et d’orgueil, baignés de larmes délicieuses, elle ne sentait qu’une chose, c’est qu’ils étaient réunis, et que ces heures de splendeur et de magnificence allaient faire place au moment où, après une absence si cruelle, ils pourraient se retrouver seuls.

Adrien Colonna avait bien d’autres pensées, assis comme il était, seul, au fond de son palais triste et désert, dans le quartier plus désert et plus morne encore de sa hautaine famille. Irène était donc en vie ! Il avait été le jouet de quelque étrange illusion ; elle avait échappé à la peste dévorante ; et quelque chose, dans la mélancolie et la påleur que ses traits charmants conservaient jusqu’à ce jour de triomphe, lui disait qu’elle se souvenait encore de lui. Mais à mesure que son esprit revint peu à peu de ce premier transport désordonné et tumultueux, il ne put s’empêcher de se demander si leur séparation ne devait pas continuer ! Stefanello Colonna, le petit-fils du vieil Étienne, devenu (par la mort de son aïeul, de son père et de son frère,) le jeune chef de cette puissante maison, avait déjà levé son étendard contre le sénateur. Retranché dans la forteresse presque imprenable de Palestrina, il avait assemblé autour de lui tous les partisans de sa famille, et sa soldatesque effrénée ravageait alors dans tous les sens les plaines environnantes.

Adrien prévoyait qu’il ne se passerait pas longtemps avant que le Colonna et le sénateur se fissent une guerre ouverte. Pouvait-il prendre parti contre les membres de sa propre famille ? La circonstance même de son amour pour Irène ôterait à cette résolution toute apparence d’un patriotisme désintéressé, et souillerait sa réputation de chevalier d’une tache encore plus profonde et plus ineffaçable partout où les sympathies de ses égaux étaient acquises à la cause des Colonna. D’autre part, non-seulement son amour pour la sœur du sénateur, mais ses penchants secrets, ses convictions honorables l’attachaient à celui qui lui semblait seul avoir assez de caractère et de génie pour réprimer les désordres de sa patrie déchue. Après de longues réflexions, voyant bien qu’il ne lui restait d’autre alternative que d’observer la même neutralité douloureuse à laquelle il avait été jusque-là condamné, il résolut de faire au moins une tentative que sa naissance et sa renommée lui permettaient d’entreprendre, pour réconcilier les deux partis adverses. À cet effet, il crut devoir commencer par son superbe cousin. Il sentait bien que, si l’on venait à apprendre qu’il eût d’abord obtenu une entrevue avec Rienzi, il aurait l’air de s’être fait le porteur des paroles du sénateur, et qu’alors, en supposant même Stefanello disposé à céder à ses représentations, les insolents et féroces barons qui l’entouraient ne daigneraient point prêter l’oreille à l’envoyé de l’élu du peuple ; au lieu d’être honoré comme un médiateur, il serait suspecté comme un traître. Il résolut donc de partir pour Palestrina ; mais… son cœur se révoltait contre l’idée de s’en aller sans avoir essayé d’obtenir d’abord une entrevue d’Irène ! Entourée commeelle l’était, ce n’était pas une entreprise facile ; mais il résolut de la tenter. Il appela Giulio.

« Le sénateur donne une fête ce soir ; pensez-vous que la réunion soit nombreuse ?

— J’ai ouï dire, répondit Giulio, que le banquet donné aujourd’hui à messeigneurs les ambassadeurs sera suivi demain d’un bal masqué où seront admises des personnes de tous les rangs. Per Bacco ! si le tribun n’invitait que des nobles, le plus petit cabinet du Capitole suffirait pour recevoir ses masques, mais je suppose qu’on a adopté une mascarade pour mieux déguiser la qualité des visiteurs.

Adrien rêva un moment, et finit par se déterminer à différer d’un jour son départ pour Palestrina, afin de profiter de la nature de cette fête, et de se joindre à la mascarade.

Cette espèce de divertissement, bien qu’on n’en eût point l’habitude à cette époque de l’année, avait été préféré par Rienzi, d’abord, comme il l’avait annoncé, parce que c’était celui qui lui permettrait de mieux recevoir tous ses partisans, nombreux et de conditions diverses, mais surtout, dans sa pensée secrète, parce que c’était pour lui et ses amis intimes l’occasion de se mêler à la foule, sans qu’on s’en doutât, et d’apprendre mieux ce qu’auguraient les Romains de sa politique et de son influence, qu’au milieu de l’enthousiasme d’un spectacle public.

La nuit suivante était claire et sereine. Pour l’agrément de ces hôtes nombreux, et pour les laisser jouir, à la clarté de la lune, d’un air doux et frais, on consacra à la fête la cour découverte du Capitole et la place du Lion, aussi bien que les salles de cérémonie de l’intérieur.

Pendant qu’Adrien entrait dans la cour avec le torrent de la foule, il arriva que, par la brusque impatience de quelques masques, plus pressés que les autres, son masque fut dérangé. Il le rajusta bien vite ; mais déjà un des invités avait reconnu sa figure.

Par courtoisie, Rienzi et sa famille restèrent d’abord sans masque. Ils se tenaient au sommet de l’escalier auquel le vieux Lion égyptien a donné son nom. Les lumières rayonnaient sur cette statue colossale, qui, depuis qu’on l’avait arrachée à son antique pátrie, avait vu, dans son attitude de repos menaçant, la naissance et la mort de générations sans nombre, les révolutions et les orages d’une destinée vengeresse. Un mauvais présage que l’on remarqua souvent dans la suite, c’est que le théâtre de cette fête politique était aussi le théâtre des exécutions politiques. Mais en ce moment-là, comme les groupes se succédaient pour obtenir un sourire, un mot de l’homme célèbre dont les aventures avaient occupé toute l’Europe, ou pour s’incliner en rendant hommage aux charmes brillants de Nina, nul présage, nul avertissement ne jeta un nuage sur l’allégresse universelle.

Derrière Nina se tenait Irène, qui ne cherchait qu’à échapper aux regards de la multitude et à laisser éclipser sa beauté, beauté modeste, par les charmes éblouissants de l’épouse de son frère. Au milieu de cette foule, c’était sur elle seule qu’étaient fixés les yeux d’Adrien. Les années qui avaient passé sur le front gracieux de la jeune fille de seize ans, qu’animait alors le premier souffle, le souffle frémissant de l’amour, quand la jeunesse coulait à flots dans ses veines, comme la passion et la tendresse du premier âge inondaient ses pensées, avaient changé, sans l’altérer, le caractère de sa beauté. On ne voyait plus ses joues pâlir et rougir tour à tour ; il y régnait toujours à présent une pâleur délicate et pensive ; sa forme, dont les contours arrondis accusaient la vigueur d’une beauté romaine, avait pris dans l’ensemble une dignité calme et reposée. Son il inquiet n’errait plus à la poursuite de quelque objet imaginaire ; ses lèvres ne tremblaient plus d’un sourire inquiet sous l’impression de quelque espérance secrète ou de quelque souvenir involontaire. Une certaine expression sérieuse et triste donnait à sa figure (toujours si douce pourtant !) une gravité qui n’était pas de son âge. La première fleur, l’aurore, le printemps du cœur étaient passés pour elle ; mais ni les années, ni la douleur, ni l’amour flétri n’avaient ravi à son visage sa singulière et angélique douceur, et cette modestie inexprimable, virginale, dans le maintien et les regards, dont le contraste avec les beautés plus hardies de l’Italie, avait contribué plus que tout le reste à la faire distinguer d’Adrien parmi toutes les autres femmes, pour en faire l’idole de son cœur. Ainsi, ne pouvant rassasier sa vue de ces yeux noirs, dont le profond regard disait assez que son âme se réfugiait loin du présent dans les souvenirs du passé, Adrien sentit plus d’une fois qu’il n’était pas oublié. Voltigeant autour d’elle, mais en laissant la foule se presser devant lui, il ne s’aperçut pas qu’il avait attiré l’œil du sénateur.

Le fait est qu’un des masques, en passant devant Rienzi, lui avait dit à l’oreille : « Prenez garde, vous avez dans vos masques un Colonna ! le domino d’un invité a caché plus d’une fois le poignard d’un assassin. C’est là-bas que se tient votre ennemi… le voyez-vous ? » Ces mots furent la première révélation, vive et saisissante, des périls où il s’était précipité, que le tribun sénateur eût reçue depuis son retour. Il changea de couleur un moment, et pendant quelques minutes le sourire affable et le salut avenant, avec lesquels il avait jusque-là ravi tous les invités, firent place à un air sombre et distrait.

« Pourquoi cet homme étrange se tient-il ainsi là-bas muet et immobile ? dit-il tout bas à Nina. Il ne parle à personne, il ne s’approche point de nous, c’est un manant, ce ne peut être qu’un manant ! Il faut y prendre garde.

— C’est sans doute quelque barbare, un Allemand ou un Anglais, répondit Nina. Ne laissez pas, mon doux maître, un si léger nuage assombrir votre gaieté.

— Vous avez raison, ma bien-aimée, nous avons ici des amis ; nous sommes bien entourés. Et par les cendres de mon père, je sens qu’il faut que je m’accoutume au danger. Nina, allons faire un tour ; nous pouvons, ce me semble nous mêler maintenant aux masques, et nous masquer nous-mêmes. »

La musique fit entendre des accents animés et joyeux lorsque le sénateur et sa société se mêlèrent à la foule. Mais ses yeux n’en étaient pas moins toujours tournés vers le domino gris d’Adrien, et il s’aperçut que ce domino suivait ses pas. En s’approchant de l’entrée particulière du Capitole, il perdit de vue, pendant quelques instants, l’inconnu qui s’obstinait à le poursuivre de son importunité ; mais au moment même où il entrait, se retournant brusquement, Rienzi l’aperçut tout près de lui, à ses côtés : l’instant d’après l’étranger avait disparu dans la foule. Mais cet instant avait suffi à Adrien : il s’était approché d’Irène.

« Adrien Colonna, lui glissa-t-il à voix basse, t’attend auprès du Lion. »

Absorbé par ses propres réflexions, Rienzi, heureusement, ne remarqua pas la pâleur et l’agitation soudaines de sa sœur. Une fois dans son palais, il demanda du vin… le vin lui rendait le courage… il écouta en souriant la causerie étincelante de Nina, et, remettant son masque et son costume, reprit avec son entrain ordinaire :

« Maintenant, allons à la recherche de la vérité. Chose étrange que dans les fêtes elle ne puisse se faire entendre que derrière un masque ! Ma gentille sœur, tu as perdu ton sourire d’autrefois, et j’aimerais mieux le revoir que… Mais quoi ! Irène aurait-elle disparu ?

— Elle est sans doute allée seulement changer de costume, mon ami, pour se mêler aux invités, répondit Nina. Si mon sourire peut racheter le sien… »

Rienzi déposa un baiser sur le front rayonnant de sa femme, tandis qu’elle s’appuyait tendrement contre son sein.

« Ton sourire est pour moi comme la lumière du soleil, dit-il, mais cette jeune fille m’inquiète. Il me semble que, pour aujourd’hui du moins, elle pourrait prendre un air moins désolé.

— Croyez-vous que l’amour ne soit pas pour beaucoup dans la mélancolie de ma charmante sœur ? répliqua Nina. Ne vous rappelez-vous donc pas combien elle aimait Adrien Colonna ?

— Quoi ! toujours cette chimère ? reprit Rienzi d’un air rêveur ; aujourd’hui qu’elle ferait une fiancée digne d’un roi !

— Cependant ce serait une alliance qui vaudrait mieux que la main d’un roi, pour fortifier ton pouvoir à Rome.

— Oui, si elle était possible, mais cette famille est si hautaine ! Peut-être ce masque même qui vient d’obséder nos pas cachait-il son amant. Je vais y voir ; viens avec moi, Nina. Suis-je bien enveloppé ?

— Vous êtes méconnaissable, et moi ?

— Tu es comme le soleil derrière un nuage.

— Ah ! ne perdons pas un moment ; quelle heure de divertissement vaut celle où, ma main dans la tienne et ma tête sur ton sein, nous oublierons les douleurs que nous avons éprouvées et même les triomphes que nous avons partagés ? »

Dans l’intervalle, Irène bouleversée, égarée par le premier transport de son émotion, Irène, déjà déguisée et masquée, pénétrait à travers la foule et retournait à l’escalier du Lion. Grâce au départ du sénateur, cet endroit était devenu presque désert. La musique et les danses avaient attiré les masques sur un autre point de cette vaste place. Irène, en approchant, vit les rayons de la lune descendre sur la statue, et une figure solitaire appuyée contre le piédestal. Elle s’arrêta, la figure approcha et lui fit entendre encore la voix de son premier amour.

« Ô Irène, car je t’ai reconnue même sous ce déguisement, dit Adrien en saisissant sa main tremblante, est-il possible qu’il me soit permis de contempler encore ce visage, de toucher encore cette main ! Ce n’était donc pas toi que mes yeux ont vue gisante inanimée dans cet affreux caveau, dont le souvenir me fait frissonner ? Par quel miracle as-tu été ressuscitée ? Par quels moyens le ciel a-t-il conservé au monde celle qu’il semblait déjà avoir mise au nombre de ses anges ?

— Quoi, tu le croyais donc ? dit Irène d’une voix tremblante, mais dont l’accent révélait une joie éloquente. Tu ne m’as donc pas abandonnée volontairement ? J’ai été assez injuste pour méconnaître ton noble caractère, pour penser que la chute de mon frère, mon humble lignage, ta brillante fortune t’avaient fait renoncer à Irène.

— Bien injuste en effet ! répartit l’amant, mais je suis sûr de t’avoir vue parmi les morts ! Et ton manteau avec les étoiles d’argent, quelle autre personne pouvait porter ainsi les armes du tribun romain ?

— C’était donc ce manteau, tombé par mégarde dans les rues, et ramassé sans doute par quelque victime malheureuse, c’était ce manteau dont la vue a causé ton désespoir ? Ah ! Adrien, continua Irène avec tendresse, mais d’un ton de reproche. Eh bien ! moi, qui t’avais vu privé de vie en apparence, sur la couche auprès de laquelle j’avais veillé trois jours et trois nuits, même alors, moi je n’ai point désespéré…

— Eh quoi ! mon rêve ne m’a pas trompé ! Dans cette heure cruelle c’était vous qui veilliez près de mon lit, vous dont l’amour me gardait, dont les soins me sauvèrent ! Et moi, malheureux que j’étais !…

— Non, non, répondit Irène, ne vous reprochez pas une erreur si naturelle. Le ciel a semblé me donner une force surhumaine tant que je vous fus nécessaire. Mais jugez de ma consternation. Je vous avais laissé pour aller chercher le bon moine qui vous servait de médecin ; à mon retour je ne vous ai plus trouvé. J’avais la mort dans l’âme ; dans ma terreur, j’ai parcouru en vain la ville désolée. J’avais eu assez de force tant que l’espérance me soutenait, mais je succombai à la crainte. Et mon frère m’a trouvé gisante sur le sol, inanimée, auprès de l’église de Saint-Marc.

L’église de Saint-Marc ! comme l’annonçait mon rêve !

— Il m’avait dit t’avoir rencontré ; nous t’avons cherché en vain ; enfin nous apprîmes ton départ de cette ville, et je m’en réjouissais pour vous, Adrien, mais j’en étais pourtant bien affligée ! »

Pendant quelques minutes nos jeunes amants s’abandonnèrent aux joies, aux délices de cette réunion, où chaque explication nouvelle provoquait de nouveaux transports.

« Et maintenant, murmura Irène, maintenant que nous nous sommes retrouvés… » elle s’arrêta et son masque empêcha de voir qu’elle rougissait.

— Maintenant que nous nous sommes retrouvés, dit Adrien, suppléant à cette réticence, tu allais dire sans doute que nous ne devrions plus nous séparer ? Crois-moi, bien-aimée, c’est là l’espérance qui donne la vie à mon cœur. Ce n’a été que pour goûter avec toi ces courts instants de félicité que j’ai retardé mon départ pour Palestrina. Si je pouvais seulement espérer de réconcilier mon jeune cousin et ton frère, aucun obstacle ne s’opposerait à notre union. J’oublie volontiers le passé, la mort de mes malheureux parents (victimes il est vrai de leurs propres fautes) ; et peut-être au milieu de tous ces milliers de gens qui saluaient son retour, n’y en avait-il pas un qui rendît plus justice qu’Adrien aux grandes et hautes qualités de Cola Rienzi.

— S’il en est ainsi, dit Irène, il ne faut pas désespérer ; en attendant, c’est assez de consolation et de bonheur que de savoir que nous nous aimons comme autrefois. Hélas ! Adrien, je suis cruellement changée ; j’ai pensé bien souvent qu’il ne m’était pas permis de rêver que tu me reverrais encore et que tu m’aimerais toujours.

— Tu es plus belle et plus aimable que jamais, reprit Adrien d’un air passionné, et le temps qui a mûri ta beauté m’a appris à sentir plus profondément ce que tu vaux. Adieu, Irène, je ne veux pas tarder ici plus long temps ; tu vas bientôt, j’en réponds, entendre parler du succès de mes démarches auprès de ma famille, et avant que la semaine soit passée, j’espère revenir demander tamainàlafaceduciel. »

Nos amants se séparèrent : Adrien fit encore un tour de promenade sur la place, pendant qu’Irène courait ensevelir son émotion et sa joie dans sa chambre.

Au moment où elle disparaissait et où le jeune Colonna s’en retournait lentement, un grand masque vint à grands pas l’aborder brusquement.

« Tu es un Colonna, dit-il, et au pouvoir du sénateur. Ne trembles-tu pas ?

— Si je suis un Colonna, masque importun, répondit froidement Adrien, tu devrais te rappeler le vieux dicton : « Si tu déranges la colonne, gare à sa chute. »

L’étranger rit tout haut, et, levant son masque, fit voir à Adrien qu’il avait sous les yeux le sénateur en personne.

« Monseigneur Adrien de Castello, dit Rienzi, reprenant toute sa gravité, est-ce comme ami ou comme ennemi que vous nous avez fait l’honneur de venir cette nuit à notre fête ?

— Sénateur de Rome, répondit Adrien avec autant de dignité, je ne partage l’hospitalité de personne qu’à titre d’ami, et si je suis jamais l’ennemi de personne, j’espère que ce ne sera pas de vous.

— Je voudrais, répartit Rienzi, pouvoir sans réserve m’appliquer à moi-même ce propos si flatteur. Mais ces sentiments d’amitié, que vous me témoignez, est-ce au gouverneur du peuple romain que vous les adressez ou au frère de la femme qui a prêté l’oreille à vos promesses ? »

Quand le sénateur s’était démasqué, Adrien avait suivi son exemple : il sentit à ses mots que son œil faiblissait sous le regard de Rienzi ; il se remit cependant avec la présence d’esprit ordinaire d’un Italien, et lui fit cette réponse laconique :

« À l’un et à l’autre.

— L’un et l’autre répéta Rienzi. Alors, en vérité, noble Adrien, vous êtes le bienvenu ici. Et pourtant, ce me semble, si vous n’aviez pas pensé qu’il y eût entre nous quelque motif d’inimitié, vous auriez recherché la seur de Cola de Rienzi d’une manière plus digne de votre naissance ; et, permettez-moi d’ajouter, plus digne de la position élevée que m’ont accordée Dieu, la destinée et ma patrie. Vous n’oseriez pas sans doute, jeune Colonna, méditer le déshonneur de la seur du sénateur de Rome. Quelle que soit votre haute naissance, elle est votre égale.

— Fussé-je l’empereur en personne, l’empereur dont je ne suis qu’un simple chevalier, votre seur serait mon égale, répliqua vivement Adrien. Rienzi, je suis fâché de vous avoir rencontré sitôt. J’avais compté, en me portant comme médiateur entre vous et les barons, gagner ainsi d’abord votre confiance, et ensuite en demander le prix. Sachez que demain, à la pointe du jour, je pars pour Palestrina : je veux tâcher de réconcilier mon jeune cousin avec l’élu du peuple et du saint-père. Différentes raisons, qu’il m’est inutile pour le moment de vous énumérer en détail, m’auraient fait désirer de pouvoir entreprendre cette mission de paix sans communiquer au préalable avec vous. Mais puisque nous nous sommes rencontrés, indiquez-moi quelques points de conciliation, et je vous jure sur la main droite, non pas d’un noble Romain hélas ! la prisca fides, la foi primitive ne trouve plus là un sûr garant, mais d’un chevalier de la cour impériale, que je ne trahirai point votre confiance.

Rienzi, accoutumé à lire sur les visages humains, avait tenu les yeux attentivement fixés sur Adrien pendant que celui-ci parlait ; quand le Colonna eut fini, Rienzi serra la main qui lui était présentée, et dit avec cette douceur familière et séduisante qui parfois donnait à ses manières un charme particulier :

« J’ai foi en vous, Adrien, de toute mon âme. Vous avez été mon ami de bonne heure, dans des années plus calmes, plus heureuses peut-être, et jamais rivière ne présenta aux étoiles de miroir plus clair que votre cœur où se réfléchissait alors la vérité dans toute sa candeur. J’ai foi en vous. »

En parlant ainsi, il avait machinalement ramené le Colonna à la statue du Lion de basalte ; là, il s’arrêta, et reprit :

« Apprenez que j’ai ce matin même envoyé un mandataire auprès de votre cousin Stefanello. Avec toute la politesse d’usage, je lui ai fait annoncer mon retour à Rome, et l’ai invité à venir nous honorer de sa présence. Oubliant toutes nos anciennes discordes, mon propre exil d’autrefois, je lui ai garanti’ici le rang et les égards dûs au chef des Colonna. Tout ce que je demande en retour, c’est qu’il obéisse à la loi. Les années et les revers ont abattu la fierté de ma jeunesse, et si je conserve encore la sévérité inflexible du juge, personne, à l’avenir, ne se plaindra de l’insolence du tribun.

— Je regrette, répartit Adrien, que votre dépêche à Stefanello n’ait pas été retardée d’un jour, j’aurais voulu la devancer ; toutefois vous ne faites que me rendre plus empressé de partir ; si je réussis à obtenir une réconciliation honorable et pacifique, ce n’est plus sous un masque que j’offrirai mes hommages à votre sœur.

— Et jamais Colonna, répliqua fièrement Rienzi, ne fera entrer dans sa famille une fille dont l’alliance puisse faire plus d’honneur à son ambition. Car aujourd’hui, comme toujours, je ne puis séparer ma pensée, mes projets et ma destinée, de la fondation d’un nouvel empire romain.

— Ne sois pas encore trop confiant, brave Rienzi, répliqua Adrien en mettant la main sur le Lion de basalte ; rappelle-toi sur combien de cerveaux, pleins aussi de projets, cette sourde image de pierre a abaissé ses regards du haut de son piédestal ; projets bâtis sur le sable et dont les auteurs ne sont plus que poussière ! Contente-toi, pour le moment, d’employer toute ton énergie, non pas à étendre ta puissance, mais à la conserver. Car jamais, tu peux m’en croire, grandeur humaine n’a eu devant elle, à ses pieds un précipice plus affreux et plus sombre !

— J’aime ta franchise, dit le sénateur ; voilà les premières paroles de doute et pourtant de sympathie que j’aie entendues à Rome. Mais le peuple m’aime, les barons ont fui de la ville, le saint-père m’approuve, et le glaive des Allemands garde les avenues du Capitole. Cela n’est rien encore, c’est dans ma propre loyauté que je me confie pour en faire ma lance et mon bouclier. Oh ! jamais continua Rienzi, s’enflammant de son enthousiasme ordinaire, jamais depuis les jours de l’ancienne république, jamais Romain ne rêva une aspiration plus pure et plus belle que celle qui m’anime et me soutient aujourd’hui. La paix restaurée, la loi affermie, les arts, la littérature, l’intelligence éclairant de leur aurore les ténèbres de l’époque ; les patriciens renonçant à la rapine du bandit, pour devenir les protecteurs de l’ordre public ; le peuple, élevé de la condition d’une vile populace au rang d’une classe d’hommes assez braves pour se défendre, assez éclairés pour se conduire eux-mêmes ! Alors ce ne sera pas par la violence des armes, mais par la majesté de son pouvoir moral, que la Mère des nations réclamera l’obéissance de ses enfants. Avec de tels projets, de telles espérances, pourquoi tremblerais-je, pourquoi me laisserais-je abattre ? Non, Adrien Colonna, advienne que pourra, je m’en tiens, sans reculer, sans frémir de crainte, aux chances de ma destinée ! »

L’attitude et l’accent du sénateur donnaient à son langage un caractère si élevé que même l’esprit modéré d’Adrien fut comme subjugué par des enchantements magiques. Il baisa la main qu’il tenait et dit d’un ton pénétré :

« Voilà un arrêt auquel je m’honorerai de pouvoir souscrire, une carrière que je me ferai gloire d’aplanir pour ma part. Si je réussis dans ma présente mission…

— Vous serez mon frère, dit Rienzi.

— Mais si j’échoue !

— Vous aurez toujours droit à cette alliance. Vous vous taisez, vous pâlissez.

— Puis-je abandonner ma maison ?

— Jeune seigneur, dit Rienzi avec majesté, demandez-vous plutôt si vous pouvez abandonner votre patrie. Si vous doutez de ma loyauté, si vous redoutez mon ambition, renoncez à votre tâche, ne me ravissez point un seul ennemi. Mais si vous me croyez la volonté et le pouvoir de servir l’État, si vous reconnaissez, jusque dans les revers et les calamités dont j’ai connu l’épreuve et dont j’ai triomphé, la main protectrice du Sauveur des nations, si ces revers n’ont été que les bienfaits de celui qui châtie, nécessaires, peut-être, pour corriger ma première audace et retremper les ressorts de mon intelligence, si en un mot vous voyez en moi, en dépit de mes fautes, un homme que Dieu ait conservé pour le salut de Rome, oubliez que vous êtes Colonna, rappelez-vous seulement que vous êtes Romain !

— Vous m’avez conquis, esprit étrange, irrésistible ! dit à voix basse Adrien complétement entraîné, et quelle que soit la conduite de mes parents, je vous appartiens tout entier à vous et à Rome. Adieu !


CHAPITRE III.

Aventures d’Adrien à Palestrina.

Il n’était pas plus de midi qu’Adrien avait déjà sous les yeux les hautes montagnes qui abritent Palestrina, la Prœneste du monde antique. C’est en remontant à une période antérieure à Romulus, dans les premiers temps de cette mystérieuse civilisation qui en Italie précéda la naissance de Rome, que l’on pourrait suivre à la trace l’existence et la grandeur de cette ville de rochers. Huit cités placées sous sa dépendance attestaient son pouvoir et sa richesse ; sa position et la force de ces superbes murailles dont les ruines peuvent encore nous donner une idée de la maçonnerie des anciens Pélasges, avaient longtemps bravé l’ambition de Rome devenue sa voisine. L’étendard de Marius avait flotté au haut de cette citadelle même, la couronne murale[1] de la montagne ; et en remontant la route tortueuse que suivait lentement la faible escorte d’Adrien, les échos avaient répété la marche du cruel Sylla revenant de la guerre contre Mithridate. En bas, où la cité s’étend vers la plaine, on voyait encore fracassées, sans toit, les colonnes du temple de la Fortune, autrefois si célèbre ; les oliviers éternels se groupaient encore, grisâtres et mélancoliques, autour des ruines.

Les barons de Rome n’auraient pu choisir un fort plus redoutable ; et lorsque Adrien, de son coup d’œil d’homme de guerre, examina cette montée escarpée et ces murailles à pic, il comprit qu’avec des défenseurs d’une habileté ordinaire cette place pourrait défier, pendant des mois entiers, toutes les forces du sénateur romain. En bas, dans le fertile vallon, des chaumières ruinées, des moissons foulées aux pieds des chevaux, témoignaient de l’esprit violent et rapace des barons rebelles ; et en ce moment même on voyait, dans l’antique plaine des belliqueux Herniques, des troupes d’hommes armés, poussant devant eux des troupeaux de gros et de menu bétail, enlevés dans leurs maraudes. Prœneste avait-elle été la retraite favorite des plus volupiueux patriciens de Rome dans son siècle le plus poli, pour voir renaître sous ses yeux l’âge de fer ?

La bannière des Colonna, arborée par la troupe d’Adrien, fut admise sans difficultés à la Porta del Sole. Pendant qu’il remontait les rues irrégulières, étroites, qui menaient à la citadelle, des groupes de mercenaires étrangers, des bandes de femmes dépravées, moitié couvertes de haillons, moitié parées d’un clinquant misérable, mêlées çà et là aux livrées des Colonna, se tenaient sans rien faire au milieu des ruines des temples ou des palais antiques, ou bien elles se chauffaient nonchalamment au soleil, sur des terrasses, où les plantes grimpantes et le gazon n’empêchaient pas de voir briller au travers les couleurs impérissables de ces riches mosaïques, autrefois l’orgueil de cette noblesse lettrée et gracieuse, dont de sauvages maraudeurs étaient aujourd’hui les héritiers !

Le contraste du présent au passé se présenta involontairement à l’esprit d’Adrien lorsqu’il traversa ces lieux ; et en dépit de sa condition, il lui sembla voir la civilisation elle-même enrôlée contre sa maison sous les drapeaux de Rienzi.

Laissant sa suite dans la cour de la citadelle, Adrien demanda à être introduit auprès de son cousin. À son départ de Rome il avait laissé Stefanello encore tout enfant ; il ne pouvait donc y avoir entre eux qu’une connaissance légère et superficielle.

Des rires bruyants vinrent frapper ses oreilles pendant qu’il suivait un des gentilshommes de Stefanello à travers les détours d’un passage qui menait à la chambre principale. La porte ouverte à deux battants, Adrien se trouva dans une salle plus que simple à laquelle on voyait qu’on avait voulu donner à la hâte une apparence de confort et d’élégance. Des tentures de prix recouvraient imparfaitement la moitié des murailles, et les riches fauteuils, les tables décorées que la civilisation croissante des cités du nord de l’Italie introduisait déjà dans les palais des nobles Italiens, faisaient un contraste étrange avec un grossier carrelage, couvert de monceaux d’armures négligemment empilés à l’entour. À l’extrémité de cet appartement, Adrien aperçut avec un frisson d’horreur, rangés dans un ordre irréprochable, un appareil d’instruments de torture.

Stefanello Colonna, avec deux autres barons, étaient étendus d’un air indolent sur des siéges, à l’entour d’une table, dans l’embrasure d’une profonde fenêtre, d’où on pouvait voir encore, borné au loin par les clochers de Rome, ce même et glorieux passage, qu’avaient gravi Annibal et Pyrrhus pour découvrir à l’horizon cette même citadelle !

Stefanello, quoique dans la première fleur de la jeunesse, portait déjà sur son visage imberbe les traces ordinaires des passions et des vices de l’âge viril le plus avancé. Ses traits étaient jetés dans le moule de ceux du vieil Étienne ; leur pureté, leur finesse, la noblesse de leurs contours reproduisaient cette régulière et gracieuse symétrie qui, chez les hommes comme chez les animaux, se lègue avec le sang, de génération en génération ; mais ces traits étaient altérés et amaigris. Son front était plissé par un perpétuel froncement de sourcils ; ses lèvres minces et pâles portaient ce cachet d’insolent dédain qui, surtout dans l’adolescence, paraît si froid et si repoussant ; les sillons profonds et livides creusés autour de ses yeux, ne trahissaient que trop ses excès habituels et son épuisement prématuré. À ses côtés étaient assis (rapprochés par leur haine commune) les ennemis éternels de sa famille : les traits doux, mais rusés et perfides de Luca de Savelli, faisaient contraste avec la charpente massive et la physionomie farouche du prince des Orsini.

Le jeune chef des Colonna se leva avec une certaine cordialité pour recevoir son cousin, « Soyez le bienvenu, lui dit-il, cher Adrien, vous êtes arrivé à temps pour nous prêter le secours de votre expérience militaire bien connue. Ne pensez-vous pas que nous sommes ici en état de soutenir un long siége, si l’insolent plébéien ose se risquer à le faire. Vous connaissez nos amis, les Orsini et les Savelli ! Grâce à saint Pierre ou au vicaire de saint Pierre, nous n’avons plus à regretter à présent de nous combattre les uns les autres, c’est sur des têtes moins nobles que nous aurons à diriger nos coups. »

En parlant ainsi Stefanello se rejeta nonchalamment sur son coussin, et l’on entendit la voix perçante et féminine de Savelli se mêler à la conversation.

« Je regrette, noble seigneur, que vous ne soyez pas venu quelques heures plus tôt, nous en rions encore, rien que par souvenir, hé, hi hé ! hé !

— Ah ! c’était excellent ! s’écria Stefanello éclatant de rire à son tour, notre cousin a vraiment perdu beaucoup. Apprenez, Adrien, que ce vil coquin, que le pape a eu l’impudence de faire sénateur, a osé, pas plus tard qu’hier, nous envoyer un valet, qu’il appelait, que la sainte Vierge nous pardonne ! son ambassadeur !

— Je voudrais que vous eussiez pu voir son manteau, seigneur Adrien, ajouta le Savelli, faisant chorus : c’était du velours pourpre, aussi vrai que je parle, orné de broderies d’or, avec les armes de Rome ; nous n’en avons pas eu pour longtemps à lui gâter sa toilette.

— Comment ! s’écria Adrien : vous n’avez pas violé les lois de toute noblesse et chevalerie ? vous ne vous êtes pas avisés d’insulter un héraut ?

— Un héraut, dis-tu ? s’écria Stefanello, fronçant le sourcil à ce point qu’on ne lui voyait plus les yeux. C’est bon pour des princes et des barons d’envoyer des hérauts. Ah ! si on m’avait laissé faire, j’aurais renvoyé à l’usurpateur la tête de son mignon.

— Qu’avez-vous fait alors ? demanda froidement Adrien.

— Ordonné à nos porchers de plonger le gaillard dans le fossé et de lui donner logement pour une nuit dans un cachot pour se sécher à son aise.

— Et ce matin, ha ! ha ! ha ! ajouta le Savelli, nous l’avons fait ramener devant nous, et lui avons arraché les dents, une à une : je voudrais que vous eussiez entendu le drôle marmotter pour demander grâce !

Adrien se leva précipitamment, et de son gantelet frappa brusquement la table.

— Stefanello Colonna, dit-il en rougissant d’une noble colère, répondez-moi, est-il bien vrai que vous ayez osé infliger ce déshonneur ineffaçable sur le nom que nous portons l’un et l’autre ? Dites-moi, au moins, que vous avez protesté contre cette infâme trahison envers toutes les lois de la civilisation et de l’honneur. Vous ne répondez pas. Ô maison des Colonna, je te plains d’avoir un tel représentant ?

— Est-ce à moi que tu parles ? s’écria Stefanello, tremblant de rage. Prends garde ! Il me semble que c’est toi qui es le traitre, ligué peut-être avec cette vile populace. Je n’ai pas oublié le fiancé de la sœur du démagogue, qui, au lieu de se joindre à mon oncle et à mon vieux père, a eu la bassesse d’abandonner la cité à son tyran plébéien !

— Pour cela, c’est vrai, dit le farouche Orsini, s’approchant d’Adrien d’un air menaçant, tandis que Savelli, plus doucereux parce qu’il était lâche, cherchait en vain à le retenir par son manteau, c’est trop vrai ! Et sans ta présence, Stefanello…

— Lâche fanfaron ! interrompit Adrien, poussé à bout : et dans son indignation lançant son gantelet à la face même d’Orsini, il allait droit à lui ; oses-tu bien menacer un homme qui a soutenu dans toutes les lices de l’Europe, et contre les plus fameux chevaliers du nord, cet honneur de Rome, que, pendant ce temps, tu trainais dans la boue ! Par ce gage je le crache au visage et te jette un défi. À la lance et à l’épée, à pied et à cheval, je soutiens contre toi et toute ta race, que tu n’es pas un chevalier, d’avoir ainsi traité, dans ta forteresse, un héraut pacifique et désarmé. Oui, ici même, sur le théâtre de ta honte, je te provoque au combat.

— À la cour en bas ! Suis-moi, dit Orsini avec une fureur sombre et marchant à grands pas vers la porte. Allons, holà ! Mon casque et ma cuirasse !

— Arrêtez, noble Orsini, dit Stefanello. L’insulte qu’on vient de vous lancer est un outrage pour moi, c’est moi qui ai fait ce qu’on reproche, c’est contre moi que parle ce rejeton dégénéré de notre race. Adrien de Castello, ci-devant Colonna, rendez-moi votre épée, vous êtes mon prisonnier !

— Oh ! s’écria Adrien, si le sang de mes aïeux ne coulait pas dans tes veines, tu verrais… mais assez là-dessus ! Moi ! votre égal et le chevalier favori de l’empereur, dont la venue aujourd’hui honore les frontières de l’Italie ! Vous n’auriez pas l’audace de me retenir. Quant à vos amis, je les retrouverai peut-être, sous peu de jours, en des lieux où il n’y aura personne pour séparer nos épées. Jusque — là, rappelle-toi, Orsini, que tu n’auras pas affaire à un bras novice pour racheter ton honneur. »

Adrien, son épée nue à la main, s’éloigna à grands pas vers la porte, et passa près de l’Orsini, qui se tenait, menaçant et indécis, dans le milieu de la salle.

Savelli murmurait à Stefanello : « Il a dit sous peu de jours. Soyez sûr, cher seigneur, qu’il s’en va rejoindre Rienzi. Rappelez-vous que l’alliance qu’il a cherché autrefois à contracter avec la seur du tribun peut être renouvelée. Prenez garde à lui ! Vous ne devriez pas lui laisser quitter le château. Le nom d’un Colonna, associé à la populace, est capable d’entraîner contre nous la moitié de nos forces.

— N’ayez pas peur, répliqua Stefanello avec un malicieux sourire. Je n’avais pas attendu vos conseils pour prendre ma résolution. »

Le jeune Colonna leva la tenture qui recouvrait la muraille, ouvrit une porte, et passa dans une salle basse, où vingt mercenaires étaient assis.

« Vite ! leur dit-il, saisissez et désarmez cet étranger au manteau vert, mais ne le tuez point. Dites à la garde d’en bas de préparer des cachots pour ceux de sa suite. Vite ! avant qu’il atteigne la grande porte. »

Adrien avait gagné la salle ouverte au rez-de-chaussée ; il voyait déjà sa suite et son cheval dans la cour, quand tout à coup la soldatesque du Colonna, se précipitant par un autre passage que celui qu’il avait pris, l’environna et lui coupa la retraite.

« Rends-toi, Adrien de Castello, criait Stefanello du haut de l’escalier, ou que ton sang retombe sur ta tête ! »

Adrien fit trois pas dans cette foule, et trois de ses ennemis succombèrent à son épée. « À la rescousse ! » criat-il à sa suite, et déjà ces braves et hardis vétérans étaient parvenus jusqu’à la salle. C’est alors que la cloche d’alarme tinta à pleine volée. La cour fourmillait de soldats. Écrasée par le nombre, accablée plutôt que vaincue, la petite escorte d’Adrien fut bientôt mise hors de combat, et la fleur des Colonna, le brave Adrien, blessé, hors d’haleine, désarmé, mais poussant encore de grands cris de défi, se trouvait prisonnier dans la forteresse de son parent.


CHAPITRE IV.

.Situation du sénateur. — Effet des ans. — Récompense de l’ambition

On peut aisément concevoir l’indignation de Rienzi au retour de son héraut mutilé et déshonoré. Son caractère, naturellement sévère, fut exaspéré par le souvenir de ses épreuves et des outrages qu’on lui avait fait subir ; enfin le résultat de ses ouvertures de conciliation avec Stefanello Colonna lui rongeait le cœur.

La cloche du Capitole sonna l’appel aux armes dix minutes après le retour du héraut. Le grand gonfalon de Rome fut arboré sur la plus haute tour, et le soir même qui suivit l’arrestation d’Adrien, les troupes du sénateur, guidées par Rienzi en personne, étaient sur la route de Palestrina. Cependant comme les soldats des barons avaient poussé leurs incursions jusqu’à Tivoli, avec l’aide supposée des habitants, Rienzi fit halte dans ce beau pays pour lever des recrues et faire prêter serment de fidélité aux plus suspects, tandis que ses soldats, conduits par Arimbaldo et Brettone, battaient le pays à la recherche des maraudeurs. Les frères de Montréal revinrent à une heure assez avancée de la nuit, annonçant que les mercenaires des barons s’étaient retirés en sûreté au fond de la forêt de Pantano.

Le rouge monta au front de Rienzi. Il regarda fixement Brettone, qui lui confirmait cette nouvelle, et un soupçon naturel traversa son esprit.

« Comment ! ils ont échappé ! dit-il. Est-il possible ? Assez de ces vaines escarmouches avec ces brigands seigneuriaux. Ne pourrai-je donc jamais les rencontrer corps à corps ? Brettone (ici le frère de Montréal sentit que l’œil noir de Rienzi lui lançait un regard qui le perçait jusqu’au cœur) ! Brettone ! dit-il avec un changement de ton soudain, peut-on se fier à vos hommes ? Il n’y a pas de connivence avec les barons ?

— Comment ? dit Brettone d’un air mécontent, mais un peu confus.

Je ne vous demande pas de comments ! répliqua le tribun sénateur d’un air furieux. Je sais que tu es un vaillant capitaine et que tu commandes à de vaillants soldats. Toi et ton frère Arimbaldo vous m’avez bien servi, et je vous en ai bien payés ? Ne l’ai-je pas fait ? Dites.

— Sénateur, répondit Arimbaldo, prenant la parole, vous nous avez tenu votre promesse. Vous nous avez élevés au plus haut rang que pouvait nous donner votre influence, et vous avez par là amplement récompensé nos humbles services.

— Je suis bien aise que vous le reconnaissiez, » dit le tribun.

Arimbaldo reprit d’un ton un peu plus fier : « J’espère bien, monseigneur, que vous ne doutez pas de nous ?

— Arimbaldo, répliqua Rienzi, dont la voix trahissait une émotion profonde, mais à demi comprimée, vous êtés un homme lettré, et vous avez semblé partager mes vues pour la régénération de l’humanité. Ce ne serait pas à vous de me tromper. Il y a des liens communs entre nous. Mais, ne m’en voulez pas, je suis entouré de trahisons, et jusqu’à l’air que je respire semble un poison pour mes lèvres. »

Les paroles de Rienzi étaient pleines d’une émotion pathétique qui toucha le plus doux des frères de Montréal. Il s’inclina en silence. Rienzi l’examina attentivement, et soupira. Puis, changeant de conversation, il parla de leur projet d’assiéger Palestrina, et, peu de temps après, se retira pour prendre quelque repos.

Restés seuls, les deux frères se regardèrent l’un l’autre quelques instants en silence. « Brettone, dit enfin Arimbaldo à demi-voix, je ne sais pas si je me trompe, mais je n’aime pas les rêves ambitieux de Walter. Avec nos compatriotes nous sommes francs et loyaux ; pourquoi jouer le rôle de traîtres avec ce Romain généreux[2] ?

— Bah ! dit Brettone. La main de fer de notre frère peut seule gouverner ce peuple turbulent ; et si nous trahissons Rienzi, nous en faisons autant à ses ennemis, les barons. N’en parlons plus ! J’ai des nouvelles de Montréal ; il sera dans Rome sous peu de jours.

— Et alors ?

— Quand Rienzi sera affaibli par les barons (car il ne faut pas qu’il les surmonte), et les barons affaiblis par


Rienzi, nos Allemands saisissent le Capitole, et les soldats dispersés en ce moment, d’un bout à l’autre de l’Italie, voleront à la bannière du grand capitaine. Montréal sera d’abord podestat, puis roi de Rome. »

Arimbaldo s’agita avec inquiétude sur son siége, les frères ne causèrent plus de leurs projets.

La position de Rienzi était précisément la plus propre à aigrir et à endurcir le naturel le plus généreux. Avec une intelligence capable des plus grands desseins, un cœur animé des sentiments les plus magnanimes, élevé au faîte brillant du pouvoir, entouré d’adulateurs infatigables, il ne voyait pas un cœur dans lequel il pût placer sa confiance. Il était comme un homme qui gravit un roc escarpé et qui sent la terre crouler sous ses pas, en même temps que chaque branche qu’il saisit semble se pourrir sous sa main. Il trouvait le peuple plus éloquent que jamais en sa faveur, mais tandis qu’on poussait des cris d’enthousiasme sur son passage, pas un homme n’était capable de se sacrifier pour lui ! La liberté d’un état n’est jamais l’œuvre d’un individu isolé : il faut que le peuple entier, ou du moins le plus grand nombre, ou bien encore une minorité zélée et fervente, s’attache à lui, sans lâcher prise. Rome demandait des sacrifices à tous ceux qui voulaient qu’elle fût régénérée, sacrifices de temps, sacrifices de repos, sacrifices d’argent. Les masses suivaient le cortége du sénateur, mais pas un seul Romain ne se donnait à lui gratis : pas une pièce de monnaie n’était perdue en souscriptions pour la défense de la liberté. Contre lui étaient entrés en campagne les plus puissants et les plus farouches barons de l’Italie ; chacun d’eux pouvait entretenir à ses frais une petite armée de soldats exercés. Avec lui il n’y avait que des commerçants et des artisans, qui voulaient bien récolter les fruits de la liberté, mais sans se donner la peine de labourer le sol. Pour prix de leurs vaines acclamations, ils demandaient paix et richesses, et ils s’attendaient à voir un homme accomplir en un jour ce qui serait encore acquis à bon marché, au prix des efforts de toute une génération. La seule idée, confuse et grossière, qu’ils se formaient d’un état régénéré, c’était de pouvoir vivre sans avoir à craindre le glaive des barons, ni les impôts de leur gouverneur. Rome, je le répète, n’offrait pas un seul bras désintéressé, pas un seul florin volontaire à son sénateur[3].

Rienzi sentait bien à quels dangers s’expose tout gouvernement qui confie sa défense à des armes étrangères ; aussi son plus cher désir, et son rêve le plus chimérique, étaient-ils de mettre à profit le premier enthousiasme excité chez les Romains par son retour pour rétablir parmi eux une armée régulièrement organisée, et composée de volontaires qui, en combattant pour lui, combattraient pour eux-mêmes ; non pas, comme autrefois, au temps de sa première grandeur, une armée nominale de vingt mille hommes, qui à toute heure pouvait se réduire, et se réduisait en effet à cent ou cent cinquante baïonnettes ; mais un corps régulier, bien discipliné, fidèle, assez nombreux pour résister à toute agression, sans être assez nombreux pour devenir lui-même agresseur.

Jusque-là toutes ses tentatives en particulier, toutes ses exhortations en public avaient échoué ; la foule s’amassait pour l’entendre, battait des mains, le regardait quitter la ville pour aller combattre leurs tyrans, et chacun retournait à sa boutique en se disant : quel grand homme !

Le caractère de Rienzi a eu surtout pour juges des savants de cabinet, qui regardent les créatures humaines comme autant de machines, et mesurent les grands hommes non pas à leur mérite, mais à leurs succès ; ceux-là ont blâmé ou raillé le tribun quand ils auraient dû condamner le peuple. Si Rome avait eu seulement la moitié de l’enthousiasme qui courait dans une seule veine du cœur de Cola de Rienzi, nous verrions peut-être encore debout l’auguste république, sinon le majestueux empire de Rome. S’il détournait ses yeux du peuple, c’était pour les reporter sur les troupes grossières et sauvages, habituées à la licence des camps de quelques tyrans, et placés sous des chefs auxquels on ne pouvait se confier sans courir à sa perte, et dont il était encore plus funeste de se défier ouvertement. Cerné, entouré de périls de tous côtés, il devenait chaque jour plus inquiet, plus défiant, plus inflexible. Tout son patriotisme ne récoltait que les malédictions dues aux tyrans. Sans avoir suivi la carrière cruelle et impitoyable, qui, à travers une vie de combats, avait porté Cromwell à un pouvoir semblable, avec une conduite au contraire pleine de grâce et de douceur, Rienzi avait pourtant avec cet homme, encore plus grand que lui, quelques points de ressemblance dans le caractère ; il avait son enthousiasme religieux, sa rigide justice, poussée souvent par la force des circonstances jusqu’à la sévérité, mais jamais brutalement barbare ou sanguinaire ; son excès d’orgueil national, et son mystérieux empire sur l’esprit des autres. Mais il ressemblait au colosse anglais bien plus par sa position que par sa nature originelle, et c’est cette similitude de position qui a donné une tournure analogue à leurs caractères vers la fin de leurs carrières respectives. Comme Cromwell, assiégé d’ennemis secrets ou déclarés, il avait toujours sous les yeux le poignard étincelant de l’assassin, et son cœur généreux, insensible à des terreurs réelles, tremblait devant des terreurs iinaginaires. Une physionomie qui rougissait et pålissait tour à tour, des yeux injectés de sang, inquiets, démentant la majesté affectée de leur mine, des lèvres frémissantes, un sommeil agité, une cuirasse secrète, voilà pour l’un et l’autre quelles étaient les douceurs du pouvoir !

Le tribun n’avait plus l’élasticité de la jeunesse ! Son corps, qui avait enduré tant de secousses, avait contracté une maladie douloureuse dans le cachot d’Avignon, sa grande âme le soutenait toujours ; mais ses nerfs s’affaiblissaient. Les larmes lui venaient aux yeux très-facilement, et souvent, comme chez Cromwell, on accusa ces larmes d’hypocrisie, quand c’était réellement l’effet hystérique produit par une émotion excessive et irritable. Dans toute la période antérieure de sa vie il avait montré une extrême sobriété ; maintenant pour se reposer de ses pensées accablantes, il donnait le change à ses soucis par l’excitation de l’ivresse. Il buvait sans mesure, non pas que les effets en fussent très-apparents, mais son humeur devenue plus inconstante et plus capricieuse passait d’une gaieté désordonnée à de brusques dépits dont le retour imprévu s’était déjà fait remarquer dans sa jeunesse. Seulement sa gaieté était maintenant plus bruyante, et son sarcasme plus amer.

Tel était le caractère de Rienzi, quand il revint au pouvoir et chaque jour en faisait ressortir davantage les inconvénients. Il aimait encore avec la même tendresse Nina, qui l’adorait plus que jamais s’il est possible ; mais, à présent qu’ils ne goûtaient plus avec la même ivresse la fraîcheur de l’ambition triomphante, leurs relations n’avaient plus le charme d’autrefois. Jadis ils causaient constamment de l’avenir, des beaux jours qui leur étaient réservés. Maintenant c’était avec une angoisse pénible que Rienzi fuyait toute pensée de ce « joyeux lendemain. » Ou plutôt, il n’y avait plus, pour lui, de joyeux lendemain !

Au milieu des épines et des tourments de l’heure présente, tout lui apparaissait sous un aspect plus décourageant et plus alarmant encore. Il avait bien de ces heures, courtes mais brillantes, où il oubliait l’âge de fer où il était jeté, pour se plonger dans les rêveries scolastiques du passé dont il faisait son culte, et se figurait presque qu’il appartenait à un peuple digne de son génie et de son dévouement. Comme la plupart des hommes qui ont échappé à de grands dangers, il continuait à nourrir son imagination crédule d’une foi obstinée dans la grandeur de sa destinée. Il ne pouvait s’imaginer qu’il eût été délivré d’une manière miraculeuse, sans un but providentiel ! Il était l’élu, et, par conséquent, l’instrument du ciel. Aussi cette Bible qui dans sa solitude, ses voyages et sa prison, avait été sa consolation, son soutien, lui devint plus nécessaire que jamais dans sa grandeur.

Une autre cause de douleur et de chagrin pour un homme qui, au milieu de telles circonstances et des dangers publics dont il était entouré, avait si particulièrement besoin de l’aide et de la sympathie d’amis privés, c’est qu’il subissait, dans ses anciens partisans, les suites inévitables de l’absence. Quelques-uns étaient morts ; d’autres, lassés des orages de la vie publique, sentaient leur ardeur éteinte par les révolutions turbulentes auxquelles Rome avait été assujettie dans chaque effort qu’elle avait fait pour améliorer son état politique ; ils s’étaient retirés, les uns de la ville même, les autres de toute participation aux affaires politiques. Dans sa demeure, le sénateur tribun se trouvait environné d’une nouvelle génération dont les visages mêmes ne lui étaient pas familiers. La plupart des chefs du parti populaire étaient animés d’une antipathie obstinée à l’égard du gouvernement pontifical, et regardaient avec défiance et répugnance un homme qui gouvernait dans l’intérêt du peuple, mais qui recevait du pape son pouvoir et ses honneurs. Rienzi n’était pas capable d’oublier d’anciens amis, même d’une humble condition, et il avait déjà trouvé le temps d’avoir une entrevue avec Gecco del Vecchio ; mais l’inflexible républicain l’avait reçu froidement. Ses mercenaires étrangers, son titre de sénateur étaient chose que l’artisan ne pouvait lui pardonner. Avec sa rude franchise, il l’avait dit à Rienzi.

« Quant au dernier de ces reproches, répondit d’un ton affable le tribun, les noms ne changent point les caractères. Si jamais j’oublie que le mandataire du pontife est le gardien de son troupeau, abandonnez-moi. Quant aux mercenaires qui font ma force, que je voie seulement cinq cents Romains engagés par serment à se tenir armés jour et nuit pour la défense de Rome, et je congédie les Allemands. »

Cecco del Vecchio ne fut point radouci ; honnête homme, mais sans éducation, intraitable et mécontent par nature, il sentait qu’il n’était plus nécessaire au sénateur, et c’est ce qui blessait son orgueil. Tout étrange que cela peut paraître, le maussade ouvrier gardait aussi à Rienzi une rancune secrète de ce qu’il ne l’avait pas vu et honoré d’un regard dans la foule innombrable, le jour de son entrée triomphale. Telles sont les futiles offenses qui créent souvent aux grands de terribles dangers.

Les artisans continuaient à tenir leurs assemblées, et la voix de Cecco del Vecchio ne se faisait pas faute d’annoncer de sinistres pressentiments. Mais ce qui blessait Rienzi bien plus cruellement que de se voir aliéner les cours de tous les autres, c’était le trouble, le changement qu’il trouvait dans les manières de son ancien ami et commensal Pandulfo di Guido. Ce citoyen populaire lui ayant fait défaut parmi ceux qui chaque jour lui présentaient leurs hommages au Capitole, Rienzi l’avait mandé, et s’était efforcé en vain de raviver leur intimité d’autrefois. Pandulfo lui témoigna beaucoup de respect, mais toute la condescendance du sénateur ne put surmonter sa réserve et sa contrainte étudiées. Le fait est que Pandulfo avait appris à former des projets ambitieux pour son propre compte : et sans le retour de Rienzi, il sentait qu’il aurait pu maintenant, avec plus de sécurité, et, à vrai dire, avec quelque connivence de la part des barons, être tribun du peuple. L’espérance de s’élever aisément à des honneurs populaires dans un État désorganisé et corrompu, privé d’une constitution régulière, encourage l’ambition, enfante les jalousies et les rivalités qui détruisent l’union politique, et énervent les liens de l’esprit de parti.

Telle était la position de Rienzi, et pourtant, chose merveilleuse, il avait l’air d’être adoré par la multitude ; les lois, la liberté, la vie et la mort étaient entre ses mains !

De tous les gens attachés à sa personne, Angelo Villani était le plus en faveur ; ce jeune homme, qui avait accompagné Rienzi dans son long exil, avait aussi, selon le désir de Nina, continué à le suivre d’Avignon au camp d’Albornoz, tout le temps que Rienzi y était demeuré. Son zèle, son intelligence, des preuves constantes d’une affection sincère cachaient aux yeux du sénateur les défauts de son caractère, et lui gagnaient de plus en plus sa reconnaissance. Il aimait à sentir un caur fidèle battre auprès de lui, et ce page, élevé au rang de chambellan, ne quittait jamais sa personne et couchait dans son antichambre.

Cette nuit, à Tivoli, s’étant retiré dans l’appartement qui lui était préparé, le sénateur s’assit à une croisée ouverte, d’où l’on voyait se balancer, à la lumière des étoiles, les sombres pins qui couronnaient les collines, tandis que le silence de cette heure lui faisait entendre distinctement le fracas des cascadeş mêlé au pas régulier et mesuré des sentinelles, sous ses fenêtres. Appuyant sa joue sur sa main, Rienzi s’abandonna longtemps à de sombres pensées, et, lorsqu’il leva les yeux, il vit les yeux bleus de Villani fixés sur son visage, avec une anxiété particulière empreinte dans ses traits.

« Monseigneur serait-il indisposé ! demanda avec hésitation le jeune chambellan.

— Non, mon cher Angelo, j’ai seulement le cœur malade. Il me semble que, pour une nuit de septembre, l’air est glacial. Angelo, reprit Rienzi, déjà en proie à cette curiosité inquiète que donne une autorité incertaine ; Angelo, apporte-moi tout ce qu’il me faut pour écrire ; as-tu entendu dire quelque chose sur nos chances de succès contre Palestrina ?

— Monseigneur désire-t-il apprendre tous les bavardages des soldats, qu’ils soient agréables ou non ? répondit Villani.

— Si je ne voulais entendre que ce qui m’est agréable, Angelo, je ne serais jamais revenu à Rome.

— Eh bien alors, j’ai entendu dire à un officier allemand, d’un air qui n’est pas rassurant, que l’on n’emportera pas la place.

— Hum ! et que disaient les capitaines de ma légion romaine ?

— Monseigneur, ils disaient tout bas qu’ils redoutaient moins une défaite que la vengeance des barons, en cas de succès.

— Et c’est avec de pareils instruments que l’Europe contemporaine et la postérité mal instruite m’accuseront de n’avoir pas accompli l’œuvre idéale de la perfection ! Apporte-moi cette Bible. »

Lorsque Angelo eut apporté respectueusement à Rienzi le saint livre, il lui dit :

« Au moment même où je quittais en bas mes camarades, le bruit courait que le seigneur Adrien Colonna avait été emprisonné par son parent.

— Moi aussi je l’ai entendu dire, reprit Rienzi, et je n’en suis pas étonné. Ces barons attacheraient au gibet leurs propres enfants plutôt que de laisser rouiller, faute de proie, les chaînes de la potence ; mais je terrasserai ces méchants, et leurs places fortes ne seront plus que ruines et désolation.

— Je voudrais, monseigneur, dit Villani, que nos Allemands eussent pour chefs d’autres hommes que ces Provençaux.

— Pourquoi ? demanda brusquement Rienzi.

— Ces créatures du capitaine de la Grande Compagnie ont-elles jamais tenu parole à ceux que l’avariee ou l’ambition de Montréal peut avoir intérêt à tromper ? N’était il pas, il y aquelques mois, le bras droitde Jean de Vico, et n’a-t-il pas vendu ses services à l’ennemi de Jean de Vico, au cardinal Albornoz ? Ces guerriers-là trafiquent des hommes comme des marchands de bestiaux.

— Tu connais bien Montréal : c’est un homme dangereux et redoutable. Mais il me semble que ses frères ne sont pas de même calibre ; ils n’ont ni la finesse, ni l’audace dans le crime du brigand qui couduit la bande. Néanmoins, Angelo, tu as touché là une corde dont le son discordant bannit ce soir le sommeil de mes yeux. Va, beau jouvenceau, tes yeux ont besoin de se fermer, retire-toi, et quand tu entendras des gens envier le sort de Rienzi, pense que…

— Que Dieu n’a pas créé le génie pour être un sujet d’envie ! interrompit Angelo avec une énergie qui l’emportait sur son respect habituel ; n’envions pas le soleil, mais plutôt les vallées qui mûrissent sous ses rayons !

— En vérité, si je suis le soleil, dit Rienzi avec un sourire amer et mélancolique, je soupire après la nuit, et la nuit viendra pour le pèlerin de cette terre comme pour le pèlerin céleste ! Dieu merci, notre ambition n’a pas le pouvoir de nous rendre immortels ! »


CHAPITRE V.

Le renard pris au piége.

Le lendemain matin, quand Rienzi descendit dans la salle où l’attendaient ses capitaines, il s’aperçut bientôt qu’un nuage planait toujours sur le front de messire Brettone. Arimbaldo, caché dans l’embrasement de la fenêtre, évitait son regard.

« Une belle matinée, nobles sires ! dit Rienzi ; le soleil sourit à notre entreprise. J’ai reçu de bonne heure des nouvelles de Rome : des troupes fraîches vont nous rejoindre avant midi.

— Je suis heureux, sénateur, répondit Brettone, que vous ayez des nouvelles qui compensent le désagrément de celles que j’ai à vous annoncer. Les soldats jettent les hauts cris : on leur doit leur paye ; et j’ai grand’peur, s’ils n’ont pas d’argent, qu’ils ne marchent pas contre Palestrina.

— Comme ils voudront, répliqua négligemment Rienzi. Ils ne sont entrés à Rome que depuis quelques jours, et ils ont reçu leur paye à l’avance ; s’ils en demandent davantage, que les Colonna et les Orsini enchérissent sur moi ! Retirez vos soldats, sire chevalier, et puis bon voyage ! »

Brettone perdit contenance : il avait voulu assurer de plus en plus son pouvoir sur Rienzi, et ce n’était pas son compte de le fortifier par la prise de Palestrina. L’indifférence du sénateur le dérouta ; il sentit qu’il était pris dans ses propres filets.

« Cela ne se peut pas, dit le frère de Montréal, après un silence embarrassé ; nous ne pouvons vous abandonner ainsi à vos ennemis ; les soldats, à la vérité, demandent leur paye…

— Et il faut la leur donner, dit Rienzi ; je connais ces mercenaires, avec eux c’est toujours argent ou révolte. Je me contenterai de mes Romains, et je vaincrai ou, si Dieu le veut ainsi, je tomberai avec eux. Faites connaître ma résolution à vos officiers. »

À peine avait-il prononcé ces paroles, que le principal officier des mercenaires, qui s’était concerté d’avance avec Brettone, paraissait à la porte : « Sénateur, dit-il, d’un air assez rude, j’ai reçu votre ordre de marcher en avant. J’ai voulu commander mes hommes, mais…

— Je sais ce que tu veux dire, l’ami, interrompit Rienzi en faisant un signe de la main ; messire Brettone vous transmettra ma réponse. Une autre fois, sire capitaine, un peu plus de politesse avec le sénateur de Rome. Vous pouvez vous retirer. »

La dignité imprévue de Rienzi imposa à l’officier ; il regarda Brettone qui lui fit signe de sortir. Il ferma la porte et se retira.

« Que faut-il faire ? dit Brettone.

— Sire chevalier, reprit gravement Rienzi ; entendons-nous. Voulez-vous me servir ou non ? Dans le premier caz, vous êtes non pas mon égal, mais mon subordonné, et vous devez m’obéir au lieu de me dicter des ordres ; dans le second cas, nous serons quittes, et nous sommes libres de nous en aller chacun de notre côté.

— Nous vous avons promis foi et obéissance, répondit Brettone, et nous tiendrons notre promesse.

— Entendons-nous bien, avant que j’accepte de vous foi et hommage, répliqua Rienzi lentement : pour l’ennemi déclaré, j’ai mon épée ; pour un traître, sachez-le bien, Rome a la hache du bourreau : du premier je n’ai nulle crainte ; pour le second, pas de merci.

— Ce n’est pas ainsi qu’il faut se parler entre amis, dit Brettone pâlissant, et cherchant à cacher son émotion.

— Amis ! vous êtes mes amis, alors ? Eh bien, donnez-moi la main ; si vous êtes mes amis, vous allez le prouver. Cher Arimbaldo, tu es, comme moi, un homme d’études, un soldat lettré. Te rappelles-tu dans l’histoire romaine que le trésor se trouva une fois dépourvu d’argent pour les soldats ? Le consul réunit les nobles. « C’est vous, leur dit-il, vous qui avez les emplois et les dignités, qui devriez être les premiers à en payer le prix. » Vous m’entendez, mes amis ; les nobles profitèrent de l’avis, ils se procurèrent l’argent, l’armée fut payée. Cet exemple ne sera pas perdu pour vous. J’ai fait de vous les chefs de mes troupes, Rome vous a prodigué ses honneurs. Votre générosité donnera l’exemple de ce dévouement que les Romains apprendront ainsi des étrangers. Vous me regardez, mes amis ! Je lis dans vos nobles cours, et je vous remercie d’avance. Vous avez le rang et l’emploi ; vous avez aussi la richesse, payez les mercenaires, payez-les ! »

La foudre fût tombée aux pieds de Brettone qu’il n’eût pas été plus abasourdi que par cette déclaration inattendue de Rienzi. Il leva les yeux sur la figure du sénateur, et il y trouva ce sourire qu’il avait déjà, tout intrépide qu’il était, appris à redouter. Il se sentit au fond du piége qu’il avait creusé pour un autre. Sur le front du sénateur il y avait quelque chose qui lui disait qu’un refus serait pris pour une déclaration de guerre ouverte, et il n’était pas temps de rompre encore.

« Vous consentez ? dit Rienzi, vous faites bien. »

Le sénateur frappa des mains, un de ses gardes parut.

« Faites venir les officiers de la milice étrangère. »

Les frères gardaient toujours le silence.

Les officiers entrèrent.

« Mes amis, dit Rienzi, messire Brettone et messire Arimbaldo ont mes instructions pour répartir entre vos soldats la somme de mille florins. Ce soir nous campons sous les murs de Palestrina. »

Les officiers se retirèrent avec un étonnement visible. Rienzi contempla un instant les deux frères, riant bien en lui-même, car son humeur sarcastique jouissait de son triomphe… « Vous ne regrettez pas votre dévouement, mes amis ?

— Non, dit Brettone, se ranimant, cette somme-là ne grossit pas beaucoup notre dette.

— Voilà qui s’appelle parler : encore une poignée de mains. Le bon peuple de Tivoli m’attend à la Grand’-Place ; j’ai quelques avis à leur donner. Au revoir, cette après-midi.

Quand la porte se referma sur Rienzi, Brettone furieux frappa sur la poignée de son épée, en s’écriant : « Le Romain se moque de nous. Mais une fois que Walter de Montréal aura fait son apparition à Rome, l’orgueilleux railleur nous payera cher cette mauvaise plaisanterie.

— Chut ! dit Arimbaldo, les murs ont des oreilles, et ce suppôt de Satan, le jeune Villani, m’a l’air d’être toujours sur nos talons.

— Mille florins ! il n’a peut-être pas mille gouttes de sang dans les veines, o grommela Brettone irrité, sans écouter son frère.

Les soldats furent payés, l’armée se mit en marche ; par son éloquence, le sénateur accrut ses forces d’un certain nombre de volontaires de Tivoli, et des paysans sauvages et mal armés vinrent se joindre à sa bannière, du fond de la campagne de Rome et des montagnes voisines.

Palestrina fut assiégée ; Rienzi continua à surveiller adroitement les frères de Montréal. Sous prétexte de faire profiter les volontaires italiens des avantages de leur science militaire, il les sépara de leurs mercenaires, et leur donna le commandement de ces Italiens, moins disciplinés, auprès desquels il n’avait à craindre de leur part aucune intrigue secrète. Lui-même il se mit à la tête des Allemands, qu’il fascina malgré eux par ce ton affable qu’il savait concilier avec sa dignité, et par le courage personnel qu’il déploya dans quelques sorties des barons assiégés. Mais comme le chasseur infatigable qui relance sa proie jusque dans ses détours les plus subtils, ainsi le destin impitoyable poursuivait de près Cola de Rienzi !


CHAPITRE VI.

Les événements courent au dénoûment.

Pendant que le camp des assiégeants en était là, Luca di Savelli et Stefanello Colonna étaient enfermés dans leur cabinet avec un étranger, qui était entré secrètement à Palestrina la nuit précédente, avant que les Romains fussent venus planter leurs tentes sous ses murs. Ce visiteur, qui pouvait avoir un peu dépassé la quarantaine, conservait encore, presque intacte, dans sa forme et sa tournure, cette beauté extraordinaire qui avait rendu sa jeunesse si remarquable. Mais ce n’était plus ce type de beauté que nous avons décrit la première fois que nous l’avons présenté au lecteur. Ce n’était plus cette délicatesse presque féminine du teint et des traits, ni cette politesse de haute naissance, cette gracieuse douceur dans les manières qui distinguaient Walter de Montréal ; une vie d’émotions et de combats avait à la longue produit son effet. Il avait maintenant l’air brusque et impérieux, comme un homme accoutumé à gouverner des caractères violents, et il avait échangé le charme de la persuasion contre la roideur inflexible du commandement. Son corps d’athlète était devenu plus maigre et plus musculeux ; au lieu d’un front à demi ombragé par les longues boucles d’une belle chevelure, le devant de sa tête, sillonné par quelques rides, était complétement chauve sur les tempes, et donnait encore une majesté plus virile à sa physionomie. Son teint fleuri d’autrefois, flétri maintenant par les soucis intérieurs plutôt que par l’action de l’air et du temps, avait fait place à une pâleur bronzée ; ses traits paraissaient plus arrêtés, plus saillants, parce que les chairs s’étaient retirées du contour de ses joues. Pourtant ce changement était en rapport avec celui de l’âge et la marche des événements. Aujourd’hui si le brave Provençal ne réalisait pas aussi bien la beauté d’un chevalier errant, il n’en représentait que mieux ce que le chevalier errant était devenu à la fin, le sage et habile politique, le puissant capitaine.

« Vous devez vous apercevoir, » disait Montréal, continuant un discours qui semblait avoir fait grande impression sur ses compagnons, « que dans cette lutte entre vous et le sénateur, c’est moi seul qui tiens la balance ; Rienzi est absolument à ma disposition. Mes frères sont les chefs de son armée ; moi-même je suis son créancier. Il dépend de moi de l’établir solidement sur un trône ou de l’envoyer à l’échafaud ; je n’ai qu’à donner un ordre, et la Grande Compagnie entre dans Rome ; mais sans leur concours, je crois que, si vous me tenez parole, nous pouvons faire réussir notre dessein.

— En attendant, Palestrina est assiégée par vos frères ! dit Stefanello avec amertume.

— N’ayez pas peur, je leur ai donné l’ordre de tuer le temps devant ses murs. Ne voyez-vous pas que ce siége même, infructueux comme il le sera si bon me semble, fait perdre à Rienzi beaucoup de sa renommée au dehors et de sa popularité à Rome ?

— Sire chevalier, dit Luca di Savelli, vous parlez en homme versé dans la profonde politique de notre époque ; et en tenant compte de toutes les circonstances qui nous menacent, votre proposition me paraît opportune et raisonnable. D’un côté vous vous chargez de nous rétablir nous et les autres barons de Rome, et de l’autre vous livrez Rienzi à l’Escalier du Lion…

— Non pas, non pas ! répliqua vivement Montréal… Je veux bien consentir soit à restreindre et à paralyser son autorité, de manière à en faire une marionnette entre nos mains, une vaine ombre de pouvoir ; ou, si son humeur orgueilleuse se trémousse dans sa cage, je peux le lâcher encore pour qu’il aille prendre sa volée dans les forêts d’Allemagne. L’emprisonner ou le bannir, bien. Mais le détruire, non ; à moins (ajouta Montréal après quelques moments de silence) que le destin ne nous y force absolument. La puissance peut à la rigueur se passer de victimes ; mais pour la consolider, des victimes peuvent être parfois nécessaires.

— Je comprends vos subtilités, dit Luca di Savelli avec son sourire glacial, et je suis satisfait. Une fois les barons rétablis, une fois nos garnisons rentrées dans nos palais, je veux bien courir la chance de la longévité du sénateur. Vous promettez de nous rendre ce service ?

— Je le promets.

— Et en retour vous demandez notre assentiment pour jouir du rang de podestat pendant cinq années ?

— C’est cela.

— Moi, pour ma part, j’accède à ces conditions, dit Savelli ; voici ma main, je suis fatigué de ces discordes intestines et je pense qu’un étranger, à la tête du gouvernement, n’en vaudra que mieux pour affermir l’ordre public ; surtout si c’est, comme vous, sire chevalier, un homme dont la naissance et la célébrité puissent lui faire comprendre la différence qu’il y a entre des barons et des plébéiens.

— Pour ma part, ajouta Stefanello, je vois que nous n’avons qu’à choisir entre deux maux : je n’aime guère un podestat étranger ; mais j’aime moins encore un sénateur plébéien. Voici également ma main, sire chevalier.

— Nobles seigneurs, reprit Montréal, après une courte pause, et tournant son regard perçant de l’un à l’autre d’un air soucieux, voilà le contrat passé ; un seul mot en guise de codicile. Walter de Montréal n’est pas le comte Pépin de Minorbino. Une fois déjà, m’attendant peu, je l’avoue, à ce que la victoire serait si facile, j’ai confié votre cause et la mienne à un mandataire ; votre cause, il l’a servie ; la mienne, il l’a perdue. Il a expulsé le tribun, puis il s’est laissé chasser par les barons. Cette fois je veillerai moi-même à mes affaires ; et remarquez-le bien, j’ai appris par expérience, dans le commandement de la Grande Compagnie, une chose utile, c’est à ne jamais faire grâce à un espion ni à un déserteur, n’importe quel soit son rang. Pardonnez-moi cet avertissement. Changeons de sujet. Vous me disiez donc que vous retenez dans votre forteresse mon vieil ami, le baron de Castello ?

— Oui, dit Luca di Savelli, car Stefanello, piqué au vif de la menace de Montréal, mais n’osant pas montrer son ressentiment, gardait un silence maussade. Oui, c’est un noble de moins au conseil du sénateur,

— Vous agissez sagement. Je connais sa manière de voir et son caractère ; il ne pourrait que nous nuire pour le moment. Cependant traitez-le bien, je vous prie ; il pourra plus tard nous être utile. Et maintenant, messeigneurs, j’ai la tête fatiguée, permettez-moi de me retirer. Je vous souhaite de bons rêves la révolution prochaine ?

— Avec votre permission, noble Montréal, nous vous conduirons à votre chambre à coucher, dit Luca di Savelli.

— Sur ma foi, vous n’en ferez rien. Je ne suis pas un tribun pour avoir des grands seigneurs en guise de pages, je suis un simple gentilhomme et un militaire endurci ; vos gens vont me conduire à la chambre, quelle qu’elle soit, que votre hospitalité destine à un homme qui sait dormir au besoin sous la haie la plus rude, à la clarté de votre beau firmament. »

Savelli, cependant, insista pour mener le futur podestat à son appartement. Puis il revint à Stefanello, qu’il trouva arpentant le salon à grands pas d’un air très-agité.

« Que venons-nous de faire, Savelli ? dit-il vivement : vendre notre ville à un barbare !

— Vendre ! dit Savelli ; à mon avis, dans le contrat, nous avons fait tout le contraire. Nous avons, non pas vendu, mais acheté. Nous avons acheté notre vie en la mettant à couvert grâce à cette armée ; acheté notre pouvoir, nos fortunes, nos châteaux en les délivrant du démagogue sénateur, acheté, ce qui vaut mieux que tout le reste, triomphe et vengeance. Fi donc, Colonna ! Ne voyez-vous pas que si nous eussions rebuté ce grand homme de guerre, nous étions perdus ? Alliée au sénateur, la Grande Compagnie eût marché sur Rome et, soit que Montréal assistât ou renversât Rienzi (car il m’a l’air d’un Romulus qui n’est point disposé à endurer un Rémus) nous n’en étions pas moins perdus. Au lieu de cela nous avons passé marché et nous avons fait part à deux. Que dis-je ? Les premières mesures à prendre vont nous être toutes favorables. Rienzi va être pris au piége et nous, nous allons entrer à Rome.

— Dont le Provençal va être le maître absolu.

— Le podestat, s’il vous plaît. Les podestats qui déplaisent au peuple sont souvent bannis et quelquefois lapidés ; les podestats qui insultent les nobles sont souvent poignardés et quelquefois empoisonnés, dit Savelli : Chaque jour suffit à sa peine. En attendant n’en dites rien à cet ours d’Orsini. C’est un brise-aison. Allons, reprenons courage, Stefanello.

— Luca di Savelli, vous n’avez pas à Rome un enjeu pareil au mien, dit fièrement le jeune noble : aucun podestat ne saurait vous ravir à vous le rang de premier seigneur de la métropole de l’Italie !

— Si vous en aviez dit autant à Orsini, il n’en fallait pas davantage pour dégainer, répliqua Savelli ; mais, je vous le répète, reprenez courage, notre premier soin, n’est-ce pas de détruire Rienzi ? après cela, entre la mort d’un ennemi et l’élévation d’un autre, n’y a-t-il pas de ces préservatifs qu’Eccelin de Romano a enseignés à tout homme avisé ? Prends courage, te dis-je, et l’année prochaine, pourvu que nous nous tenions bien, Stefanello Colonna et Luca di Savelli seront tous deux sénateurs de Rome, tandis que tous ces grands hommes-là seront la pâture des vers ! »

Pendant cet entretien des barons, Montréal, avant de se coucher, se tenait à la fenêtre ouverte de sa chambre, contemplant en bas le paysage, qui dormait sous les rayons d’une lune d’automne, pendant que brillaient à une certaine distance, påles et immobiles, les lumières posées autour du camp des assiégeants.

« Vastes plaines et larges vallonis, pensait le guerrier, bientôt vous reposerez en paix sous un nouveau joug contre lequel aucun tyranneau n’osera plus se révolter. Et vous, blanches murailles de toile, quand je vous regarde, vous m’enseignez la manière dont se conquèrent les royaumes. Que dis-je ! De même que jadis ce fut avec les tentes nomades que se båtit la majestueuse Babylone[4] qui n’existait point jusqu’à ce que l’Assyrien la fondât pour les habitants du désert, de même les nouveaux Ismaélites de l’Europe fonderont une race dont on ne se doute guère, et le camp d’aujourd’hui sera la cité de demain. En vérité, quand, pour une peccadille, le pape m’a rejeté du sein de l’Église, il ne se doutait guère de l’ennemi qu’il créait alors à Rome. Comme la nuit est solennelle ! Quel silence aux cieux et sur la terre ! les étoiles mêmes semblent taciturnes, comme si elles observaient avec intérêt les événements qui vont se passer au-dessous d’elles. Silence calme et grave qui passe aussi dans mon âme ! Une religieuse terreur, qui m’était jusqu’ici inconnue, m’annonce que je touche à la crise décisive de mon audacieuse fortune ! »

  1. De là, apparemment, son nom grec de Stephanè. Palestrina est encore une des nombreuses traces que les environs de Rome présentent de l’antique civilisation grecque de l’Italie. (Note de l’auteur.)
  2. L’auteur anonyme de la biographie de Rienzi fait la remarque suivante :

    « Ceux de la race tudesque, au moment où ils arrivent d’Allemagne, sont simples, francs, sans tromperie ; à mesure qu’ils s’établissent au milieu des Italiens, ils deviennent maîtres en fait de ruse et de fourberie ; car ils ne voient partout que méchanceté. » — (Vie de Cola de Rienzi, liv. II, chap. XVI.)

  3. Le fait est attesté par des autorités irrécusables. (Note de l’auteur.)
  4. Isaïe, chap. XXII.