Richelieu rebelle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 481-508).
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RICHELIEU REBELLE

DU TRAITÉ D’ANGOULËME À LA BATAILLE
DES PONTS-DE-CÉ (1619-1620)


I

Autant qu’il est donné aux esprits du commun de pénétrer dans le secret de ces intelligences supérieures qui vont si loin et qui se cachent si soigneusement, on peut essayer de s’imaginer le tumulte des pensées et des émotions qui agitaient l’âme de Richelieu, au fur et à mesure que, sur l’ordre exprès du Roi, il s’éloignait d’Avignon et s’approchait d’Angoulême. L’heure était unique dans sa vie. Pris du frisson de joie et d’angoisse que donne la victoire prochaine, il était, cependant, plein d’activité, plein d’entrain et, avec la fièvre de l’action, d’une lucidité merveilleuse.

Il allait revoir la Reine ! Au premier regard, les yeux dans les yeux, sa fascination s’exercerait, il le savait ; il connaissait son pouvoir… Mais, il y avait l’entourage, ignorant encore la décision prise par le Roi et où la survenue de l’évêque allait jeter un

[1] beau désarroi. Il y avait, surtout, le parti politique auquel Marie de Médicis s’était livrée en se donnant à d’Epernon : les Grands, les protestans, en un mot les adversaires du pouvoir royal. Or, Richelieu, tout en jouant le jeu de la Reine, qui plus que jamais était son jeu à lui, songeait déjà à ne rien faire qui pût contrarier sa destinée de futur chef du gouvernement.

Ainsi, il embrassait, d’un coup d’œil, les difficultés qui lui venaient de la Cour de Paris et de la Cour d’Angoulême. À Paris, c’étaient ses adversaires, c’était Luynes, qui le ramenaient et qui comptaient sur lui ; à Angoulême, c’étaient ses amis et presque ses complices qui étaient ses plus dangereux adversaires.

Cependant, tout va dépendre de sa première démarche. Du pied dont il va partir, il s’engage dans le chemin qui, d’étape en étape, le conduit au cardinalat, au pouvoir, à la domination définitive sur l’esprit du Roi et finalement à l’apogée de sa carrière politique. La scène est préparée, les perspectives se dessinent et, même, on reconnaît, autour des principaux acteurs, tout le personnel des grandes crises lointaines et, notamment, celui qui accompagnera la Reine-Mère jusqu’à la journée des Dupes.

Les réflexions de l’exil n’avaient pas été perdues pour Richelieu. Il avait pesé tout ce monde, au milieu duquel il allait vivre, et qui devait servir d’instrument à son ambition : ce que valait Marie de Médicis, et dans quelle mesure il pouvait compter sur elle, son jugement froid l’avait discerné ; ce que valaient les hommes qui entouraient la Reine, quelles étaient leurs idées, leurs ambitions, où ils prétendaient conduire leur maîtresse et le pays, il le savait ; ce qu’il fallait dire et ce qu’il fallait taire, à quoi il fallait se prêter et où il convenait de se retenir, il le savait ; et ce n’est pas le moindre mérite de cette étonnante capacité politique que d’avoir su vivre dans le présent, assurer le succès de chaque jour et ménager le triomphe définitif, sans engager à fond les responsabilités du lendemain. Douze ans de luttes cachées étaient en germe dans les réflexions de cette heure unique. Il se plongeait, en connaissance de cause, dans le parti pris d’une si longue contrainte : on dirait que les tempéramens de cette trempe se plaisent à ce qui ferait l’amertume et le désespoir quotidien d’une vie ordinaire.

Le résultat de ses réflexions, Richelieu le fixa, en cours de route, sous la forme d’instructions rédigées en grande hâte et destinées à un émissaire qu’il envoya vers la Reine pour préparer son arrivée. Tout d’abord, il pose nettement à Marie de Médicis la question qui s’agite dans son esprit : doit-on subordonner l’intérêt de l’Etat à celui de quelques particuliers ? A-t-on assez d’empire sur soi-même pour dominer de vaines rancunes et s’écarter de conseils qui ne sont pas tous désintéressés ? « La Reine recevra divers conseils… Plusieurs s’offriront à lui servir. D’autres fomenteront les méfiances et les haines, et tout cela pour tirer des avantages particuliers au profit du tiers et du quart… Certes, la Heine doit conserver ses serviteurs : mais adviser s’il y en a qui la poussent à choses par lesquelles les jalousies et des hommes et de l’État prissent nouvelles racines : éviter et rejeter cela, considérant les conséquences par lesquelles elle se rendrait odieuse. »

La position est donc bien nette à l’égard de la cabale qui entoure Marie de Médicis. La Reine est avertie. Il faut qu’elle choisisse entre le bien public et celui des affamés qui l’entourent. Elle ne l’est pas moins en ce qui touche l’attitude nouvelle, toute de prudence habile et de réserve profitable, que l’évêque de Luçon voudrait voir prendre à l’égard de la Cour. C’est la pensée qui domine la rédaction du mémoire. L’évêque ne présente pas chat en poche. Si la Reine veut marcher dans ce sens, elle est prévenue ; mais, alors, qu’elle se prépare à le suivre jusqu’au bout.

Voici maintenant les faits. Ils se déroulent conformément au programme qui vient d’être tracé et qui, en somme, est accepté. Arrivé aux portes d’Angoulême, le 27 mars, jour du mercredi saint 1619, Richelieu fit sa première visite au duc d’Épernon, gouverneur et maître de la place. Celui-ci le reçut poliment, si l’on en croit son propre secrétaire et il le conduisit, lui-même, chez la Reine. Quoique avertie sous main, celle-ci était en Conseil. Richelieu, donc, fit antichambre, pendant qu’à l’intérieur on annonçait la nouvelle à Marie de Médicis et qu’on épiait l’effet sur son visage. Mais « elle savait parfaitement dissimuler quand il y allait de son service. » Elle put se contenir et laissa les esprits incertains. L’hésitation qu’on crut remarquer encouragea les plus hardis. Les insinuations se glissèrent. On dit à la Reine qu’elle devait se méfier de ce singulier revenant, envoyé par Luynes, et qu’elle serait sage en le tenant exclu du Conseil.

Le Conseil fini, la Reine reçut l’évêque. Seuls, ce fut l’heure des épanchemens. La Reine ne songeait qu’à la situation de son ami. « Elle prenait telle part à mes intérêts, dit-il lui-même, qu’elle trouvait bon de me donner conseil. » Elle raconta, en hâte, tout ce qu’elle savait, tout ce qui se passait. Très froid, et maître de lui, il dit « qu’il n’avoit nul goût de se mêler des affaires qui étoient lors sur le tapis, parce qu’il étoit raisonnable que ceux qui les avoient commencées les missent à leur perfection. » Marie de Médicis entra dans ces vues, s’amusant beaucoup d’avance à l’idée de la surprise des autres. Le lendemain, elle leur transmit l’avis émis par l’évêque. « Jamais gens ne furent si étonnés. » Ils n’eurent pas de peine à deviner la manœuvre et à comprendre que l’homme prétendait rester en dehors du Conseil pour critiquer, à son aise, tout ce qui se ferait, sans prendre aucune responsabilité. Alors, par une volte-face subite, ils prêtèrent les mains à leur propre défaite, et supplièrent la Reine d’obtenir de l’évêque qu’il voulût bien assister à leurs délibérations. Il poussa sa pointe avec une implacable ironie : « Le lendemain, l’heure du Conseil étant venue, j’y entrai comme les autres et, pour montrer ma modestie, je faisais état de parler fort peu. » On le supplia de donner son avis. Il se fit prier, puis leur dit tout bonnement que, quant à lui, il aurait conseillé juste le contraire de ce qu’ils avaient fait jusqu’ici et de ce qu’ils prétendaient faire ; que, selon lui, il fallait s’arranger avec la Cour et non la piquer, parce qu’on n’avait pas les forces pour lui résister. Par cette seule et tranquille parole, il obtenait un double résultat : d’abord, il renversait tout ce qu’ils avaient échafaudé depuis des semaines ; et il les renversait eux-mêmes. En outre, il rendait, de bonne foi, le service que la Cour attendait de lui.

Ruccellai, qui, depuis l’affaire de Blois, avait tout fait pour conquérir la Reine et qui sentait qu’elle lui échappait, voulut brusquer la partie. En beau joueur, il mit, à Marie de Médicis, le marché à la main : « Deux jours après, le duc d’Epernon vint trouver la Reine pour lui dire que Rousselay, ayant su que Sa Majesté m’avoit donné ses sceaux (ce qui n’étoit pas vrai, bien qu’elle me les eût destinés dès Blois), étoit résolu de la quitter, si Elle continuoit en cette volonté. » La Reine ne répondit rien. Ruccellai était battu.

Il est vrai que d’Epernon lui-même était encore hésitant. Un moment, il avait eu l’idée d’opposer à l’évêque de Luçon un homme à lui, et il croyait l’avoir sous la main, dans la personne de l’habitant d’Angoulême chez qui, justement, Marie de Médicis était descendue, Guez de Balzac. Oui, Balzac, l’écrivain, Balzac l’épistolier, par qui d’Epernon faisait tourner son gascon en français, eut cette singulière fortune de se croire, un instant, le rival possible de Richelieu. Les hommes de lettres ont de ces belles confiances. La présence de l’évêque de Luçon remit bientôt les choses en place, et Balzac fut renvoyé à sa littérature, pour le plus grand profit de la littérature et de la politique.

D’Epernon, fatigué de l’insolence de Ruccellai, qui, après avoir pris bruyamment son congé, n’en finissait pas de partir, se décida enfin à comprendre que l’évêque de Luçon était une autre espèce d’homme et il se rallia au dessein, désormais commun à tous, de pousser l’Italien par les épaules.

Les choses, d’ailleurs, se gâtaient. La Cour, tout en négociant, se préparait à agir, et même ses troupes se mettaient en mouvement. On avait confié le commandement de la petite armée qui opérait dans la région d’Angoulême à un homme de sens et de résolution, Schomberg. Sans s’embarrasser des négociations en cours, il marchait droit sur les rebelles et s’emparait, par surprise, d’Uzerche, sur le chemin d’Angoulême. D’Epernon n’avait pas cru à tant de décision ; il n’avait rien préparé. Il était, d’ailleurs, abandonné par tous ceux des Grands sur lesquels il comptait. Les protestans ne bougeaient pas. Du Nord et de l’Est, on recevait de mauvaises nouvelles : Boulogne, défendu par un lieutenant de d’Epernon, avait capitulé. Metz était menacé.

Depuis plusieurs semaines déjà, — depuis le 10 mars, — les deux commissaires envoyés par le Roi pour traiter avec la Reine, Béthune et Bérulle, étaient arrivés à Angoulême. Philippe de Béthune, frère du Sully de Henri IV, était un homme de sens et d’une capacité médiocre, mais sûre ; le Père de Bérulle, dont nous rencontrerons désormais le nom joint à celui de Marie de Médicis et de Richelieu, est célèbre, en qualité de fondateur de l’Oratoire. Il avait, dès lors, une grande réputation de piété. C’était un prêtre à la figure ronde, aux yeux vifs, dont le charme insinuant et fleuri exerçait une grande action sur les âmes pieuses, sur les femmes ; par une activité extraordinaire, il suffisait aux tâches multiples dont il se chargeait volontiers. On eût dit que, dans la retraite, il s’ennuyait parfois du monde ; il est vrai que, dans le monde, il songeait sans cesse à la retraite. Sans être un grand négociateur, il négocia toute sa vie, et sans être un intrigant, il fut mêlé à beaucoup d’intrigues. En somme, il devait faire beaucoup de choses et beaucoup de bien.

Ces deux hommes, le diplomate et le Père, paraissaient aptes, s’il en fut, à tirer la Reine-Mère de son obstination. L’un était la douceur et l’autre la patience même. Cependant, jusqu’à l’arrivée de l’évêque de Luçon, ils n’avaient pu rien obtenir. La Reine se perdait en récriminations infinies et dissimulait, sous ses plaintes, des calculs qu’elle n’osait dévoiler. D’ailleurs, la coterie de Ruccellai la retenait.

Dès que Richelieu fut arrivé, les choses changèrent. La Cour, fatiguée des lenteurs de la négociation, avait fait, de son côté, un pas en avant. Le Père de Bérulle faisait la navette entre Paris et Angoulême. Il suppliait qu’on allât au-devant des désirs de la Reine-Mère. En signe de bonne volonté, on résolut d’adjoindre aux deux négociateurs, un personnage ecclésiastique, plus important encore, le cardinal de la Rochefoucauld. Il quittait Paris, vers le 10 avril, et venait renforcer, de son intervention onctueuse, l’autorité du comte de Béthune et du Père de Bérulle. Il était muni d’instructions très conciliantes. Le 19, il était à Angoulême. La Rochefoucauld et Bérulle savaient qu’ils n’avaient qu’un appui et un espoir, c’était l’évêque de Luçon. Ils se confiaient en lui, lui disaient tout, lui dévoilaient leurs instructions. Ainsi il jouait avec les deux jeux à la fois et conduisait la partie là où il croyait devoir la gagner. D’autre part, en effet, il maniait l’esprit de la Reine, l’arrachait à l’influence de Ruccellai, l’entretenait dans la crainte des troupes royales en marche et du vigoureux Schomberg ; il tirait grand parti d’une entreprise dirigée contre la poudrière du château d’Angoulême. Peu à peu, Marie de Médicis, pressée, décontenancée, alarmée, dut céder. Elle comprit qu’elle agirait habilement en prenant au mot les envoyés du Roi qui, de leur côté, avaient été au bout de leurs instructions et qui même les avaient dépassées. Le Père de Bérulle avait fait, une fois de plus, le voyage de Paris. Il rentra à Angoulême, le 4 mai, juste à temps pour assister à un revirement complet de la Reine qui, soudain, accepta toutes les conditions de la Cour, annonça partout la paix, fit sonner les cloches et chanter un Te Deum.

C’était un grand succès pour l’évêque de Luçon. La Cour elle-même fut prise au dépourvu par la promptitude de l’adhésion de la Reine-Mère. Sous la pression du Père de Bérulle, on s’était laissé entraîner, de concession en concession, à accorder à la Reine des avantages qui, dans le passé, justifiaient à la fois sa conduite et celle du duc d’Épernon et qui, dans le présent, lui assuraient tout le bénéfice moral et le prestige de la conclusion de la paix.

Quant à Richelieu, il sortait de cette négociation singulièrement grandi. Dans des circonstances graves, il était apparu comme l’homme nécessaire. La Cour et l’opinion, avec la promptitude et la mobilité des impressions qui agitent sans cesse le monde politique, s’engouèrent tout à coup du mérite que les habiles seuls avaient discerné jusque-là. Le concert de la louange et de l’admiration s’élève soudain, autour de lui, avec une unanimité qui emporte jusqu’à ses adversaires. Jamais, peut-être, la supériorité de l’intelligence chez un homme n’a été reconnue et proclamée d’avance par une adhésion plus générale. C’est Bentivoglio, — qui, certes, n’est pas suspect, — écrivant au cardinal Borghèse : « Vous connaissez les éminentes qualités de l’évêque de Luçon et, dans cet accommodement, vous ne pouvez croire quelle louange il a méritée. » C’est l’abbé de la Cochère qui, bientôt, écrira de Rome : « Cet évêque, la fleur de nos amis, est, sans controverse, tenu ici pour le plus accompli et le plus digne prélat de France. » C’est l’autre nonce, l’archevêque de Tarse, écrivant à son tour : le ottime qualità di lei.

De partout, on se tourne vers lui, et sa correspondance s’enrichit des signatures les plus illustres. C’est à cet évêque d’un évêché crotté que s’adresse le prince de Condé « pour le remercier des services qu’il lui rend près de la Reine ; » le duc d’Epernon, ce glorieux, prend la plume lui-même pour lui écrire des complimens parfaits et pour lui demander de rendre compte de son dévouement à la Reine ; l’archevêque de Toulouse, fils du duc d’Epernon, pose, dans une correspondance active, les premiers jalons d’une amitié et d’un dévouement qui ne cesseront qu’avec la vie ; puis, c’est ce vieux et rogue duc de Sully, l’ancien ministre de Henri IV, qui, confit dans l’aigreur de la disgrâce, caresse, comme une heureuse fortune, le projet d’une alliance entre sa famille et celle de Richelieu, — de si petites gens, pourtant.

Bientôt, Richelieu verra se retourner vers lui même ceux qui, un instant, ont osé se déclarer ses adversaires. Et de quel ton fier et assuré il les reçoit ! À Hurault de Cheverny, évêque de Chartres, premier aumônier de la Reine, qui n’avait pas su prendre le parti de l’évêque en disgrâce, il écrit maintenant : « J’ai fait savoir à la Reine le désir que vous avez de revenir auprès d’elle… On vous a prêté des charités. Vous savez trop le cours du monde pour ignorer combien on m’a voulu rendre de mauvais offices, tant auprès du Roi qu’auprès de la Reine sa mère… Cependant j’aurai à faveur de rencontrer les occasions de vous pouvoir témoigner par les effets que je suis votre très humble confrère et serviteur. » C’est sec ; et Cheverny se résigne à laisser la place de grand aumônier à l’ami de cœur de Richelieu, Bouthillier la Cochère.

Voici l’évêque de Béziers, Bonzy, le malencontreux ami de Ruccellai et de Tantucci, qui fait, à son tour, amende honorable. Comme les autres, il part, il quitte une Cour où il n’a plus que faire, « résolu de se détacher de tout ce qui peut, tant soit peu, ou aigrir le repos de son esprit ou troubler l’exercice de sa charge. » Mais, avant de partir, il bat sa coulpe aux pieds de son rival : « Puisque Dieu m’en a fait naître l’occasion, je l’embrasse de tout mon cœur, vous protestant que je ne retiens du passé que ce que j’ai eu de pures résolutions à votre service, et que je vous honorerai toujours à l’égal de votre qualité et, pour dire tout en peu de mots, à l’égal de votre mérite. »

Pourquoi ces concours, ces protestations, cette génuflexion universelle ? C’est que tout le monde sent maintenant, ou plutôt voit que l’avenir est à ce jeune homme, que, quels que soient les espaces et les délais qui le séparent du but, il est, dans toute la force du terme, — cinq ans avant de rentrer au ministère, — le soleil levant ; c’est qu’on découvre clairement, en lui, la résolution arrêtée d’arriver au pouvoir et la capacité d’y parvenir : « Déjà, dit Fontenay-Mareuil, on soupçonnoit qu’il vouloit gouverner et qu’on n’auroit point de repos que cela ne fût. »


Et voilà l’intérêt de la lutte déclarée qu’il soutient désormais contre Luynes : il s’agit du pouvoir. L’un tient la faveur du Roi, la Cour, les emplois, les pensions, les gouvernemens et ce qu’il reste d’armée dans la France de Henri IV ; l’autre, en fait, n’a guère d’autre appui que la confiance de la Reine-Mère ; car tout ce qui environne celle-ci lui est ennemi ou suspect. Son application va donc s’employer uniquement à conserver, à fortifier et à mettre en œuvre, avec une habileté suprême, l’instrument qu’il a en main. Autour de la Reine, quelques amis seulement lui sont dévoués : le marquis de Richelieu son frère, la marquise de Guercheville, Bouthillier La Cochère et, dans l’ombre, le Père Joseph et quelques prêtres ; il va s’efforcer de consolider ce petit groupe, de le grossir et, en éliminant ses adversaires, de les remplacer par sa famille et ses amis.

La Reine est brusque, fantasque, à la fois irrésolue et violente : il travaille à donner à sa conduite plus de tenue et une suite qui lui manque naturellement. Les autres élémens hostiles ou hésitans qui tournent autour de la Reine-Mère, il les équilibrera les uns par les autres, les maintiendra et les contiendra en même temps. À l’égard de la Cour, il se gardera d’un double péril, celui de se rapprocher trop, de peur d’être absorbé par elle, celui de s’en éloigner trop, de peur de perdre toute action sur elle. Son opposition devient souple, à la fois téméraire et féline. Dangereuse pour ses adversaires, elle risque d’être dangereuse pour lui-même ; car elle l’entraîne à des compromissions où l’on s’étonne de voir figurer un tel nom. Pour éliminer son rival, pour s’imposer lui-même, ce grand serviteur des rois courra le risque d’affaiblir irrémédiablement la royauté, et un Richelieu pactisera avec la rébellion.

C’est cette difficile partie où il s’engage qu’il est si intéressant de suivre dans les circonstances qui succèdent au traité d’Angoulême et dans toutes les conséquences qui en résultent. Trois points sont restés en suspens, même après la signature de l’accord, et donnent lieu à des discussions qui en prolongent, pour ainsi dire, la négociation, plusieurs semaines après qu’il est conclu : la Reine-Mère restera-t-elle en province, ou rentrera-t-elle à la Cour, près de son fils ? le Roi rendra-t-il la liberté au prince de Condé ? l’évêque de Luçon obtiendra-t-il le chapeau de cardinal ?

Ce fut la question du rapprochement effectif entre le Roi et la Reine qui se posa tout d’abord. Sur ce point, Richelieu avait déjà exprimé sa manière de voir dans les instructions données à l’émissaire envoyé près de la Reine, avant même qu’il fût arrivé à Angoulême : « Chercher tous bons moyens pour approcher le Roi et aider à ses bonnes intentions et pour guérir les jalousies, la Reine jouissant d’une demeure où elle soit assurée, et en laquelle elle évite de donner ni prendre nouvelles défiances… Ainsi que j’ai dit. la Reine ayant choisi une demeure sûre et libre, elle la doit posséder dans ses limites sans la rendre odieuse à l’Etat, sans en faire un siège de nouveautés, un réceptacle de brouillons et brouilleries… Son but est d’approcher le Roi, mais avec amour et confiance de l’un et de l’autre… Or, il faut du loisir et du temps pour réparer le mal qui s’est fait. »

Tout ceci est très clair, quoique très fin. La Reine doit faire entendre qu’elle veut se rapprocher du Roi. Mais, avant tout, elle doit garder sa liberté d’action, dans une « demeure sûre et libre. » Cette phrase avait déjà dicté toute la conduite de Marie de Médicis durant la négociation qu’elle avait menée elle-même avec le comte de Béthune. Dans ses conversations, elle avait appuyé sans relâche sur la sûreté qu’elle réclamait du Roi. Sûreté, que veut dire ce mot ? Béthune insistait. Il voulait la faire parler. Mais elle ne sortait pas de sa formule ; elle voulait évidemment qu’on la comprît à demi-mot, pour qu’on lui fît des propositions. Et c’est ce à quoi la Cour, de guerre lasse, avait fini par se résoudre : dès le 8 avril, comme on envoyait vers elle le cardinal de La Rochefoucauld, on donnait à celui-ci des instructions catégoriques sur ce point : « Sa dite Majesté considérant que, jusqu’à présent, la qualité que la Reine a eu, en sa personne, de gouverneur de la province de Normandie, a été plutôt pour en porter le nom que pour en faire aucune fonction, Elle lui veut commettre effectivement la charge de gouvernement d’une province à laquelle elle puisse commander sous son autorité et même lui donner dans icelle la charge de quelques places pour s’y retirer quand bon lui semblera. Pour cet effet, M. le cardinal lui proposera, qu’en remettant ès mains de Sa Majesté le titre qu’elle a de gouvernante de Normandie, Elle lui fera bailler le gouvernement de la province d’Anjou, avec le château d’Angers, pour le faire garder par telles personnes qu’elle voudra nommer à Sa Majesté… et néanmoins Sa Majesté donne à M. le cardinal le pouvoir de lui offrir encore, avec cela, la garde des Ponts-de-Cé sur la rivière de Loire, ou, si elle estime peu ledit Pont-de-Cé, il pourra se relâcher, au lieu d’icelui, de lui bailler la garde de la ville et du château de Chinon, pour le tenir en la même forme que celui d’Angers. Et si elle ne se contente desdites places d’Angers et de Chinon ensemble, il y pourra encore ajouter celui des Ponts-de-Cé. »

Une fois que la négociation avait pris cette tournure, elle devait rapidement aboutir. Béthune dit, lui-même, qu’il était aidé sous-main « par des personnes approchant la Reine et auxquelles elle a beaucoup de confiance, qui souhaitent contribuer comme des gens de bien pour le succès d’un prompt accommodement de toutes les affaires. » Il s’agit évidemment de Richelieu.

Celui-ci avait, d’ailleurs, un double intérêt à voir se conclure une négociation qui devait constituer à la Reine une sorte de domaine indépendant, à distance respectable de la Cour, et, le cas échéant, un point d’appui pour résister par la force. Il savait, en effet, d’ores et déjà, ayant pris possession de l’esprit de la Reine, que lui et les siens seraient les détenteurs de ce domaine et qu’on les visait, quand on parlait dans les instructions de La Rochefoucauld, « des personnes auxquelles Sa Majesté la Reine devait en confier la garde. » Il avait, sur ce point, la promesse formelle de Marie de Médicis, et c’est par là que se manifestaient les premiers résultats de ce travail de captation dont l’évêque enveloppait la Reine-Mère.

Richelieu était même si sûr de son affaire, que lui et son frère, — avant de faire signer par la Reine le traité d’Angoulême, — avaient cru devoir délibérer sur la question de savoir si l’on ne pourrait pas obtenir, de la Cour, une place plus forte et plus avantageusement située que celle d’Angers, même avec le complément des Ponts-de-Cé et de Chinon. Dans un mémoire présenté à la Reine et très fortement déduit, les deux frères ne cachaient pas leur préférence pour Nantes. Ils reconnaissaient l’avantage de l’Anjou, à ne considérer que la beauté du site, l’agrément du climat, la force du château ; ils ajoutaient même une considération qui leur était propre : « Etant Angevins et, ayant Angers, ce serait commander en notre pays et en avoir la plus belle et principale charge. » Mais, malgré ce motif de convenance personnelle, ils insistaient auprès de la Reine sur l’avantage d’un port de mer riche et peuplé comme Nantes, surtout si l’on obtenait de la Cour un autre passage sur la Loire, Amboise, par exemple. À cette double demande, on voit se révéler l’esquisse d’un plan stratégique qui consiste à maintenir la communication entre les pays d’en deçà et d’au delà de la Loire, tout en se tenant, au besoin, en contact avec l’étranger par la mer.

De telles vues étaient suspectes. La Cour avait, pour refuser Nantes et Amboise, les mêmes raisons que les Richelieu avaient pour les réclamer au nom de la Reine. Cette exigence faillit tout rompre. Mais, quand Boulogne et Uzerche furent pris, quand Schomberg eut menacé Angoulême et qu’il fallut traiter précipitamment, la Reine avait cru habile de se contenter, en ce qui concernait les places de sûreté, d’une indication générale et d’une promesse verbale de La Rochefoucauld. Le traité d’Angoulême proprement dit, c’est-à-dire l’acte qui fut signé le 12 mai, ne contenait, à ce sujet, qu’une vague allusion : « Le Roi accorde à la Reine sa mère qu’Elle dispose de sa maison ainsi qu’il lui plaira, appelant et retenant à son service telle personne qu’Elle voudra. » Tout le reste du traité était consacré à confirmer la situation antérieure de la Reine-Mère, au point de vue des charges, des pensions, et à accorder une abolition de ce qui s’était passé depuis le départ de Blois tant à elle qu’à ses serviteurs, y compris le duc d’Epernon. Des places de sûreté, pas un mot. Marie de Médicis, s’en tenant aux paroles de La Rochefoucauld, avait déclaré qu’elle n’aspirait « à d’autre sûreté que le cœur de son fils. »

La Reine, en signant ce traité incomplet et en brusquant la proclamation de la paix, n’avait eu d’autre objectif que d’interrompre la campagne de Schomberg. Elle avait obtenu ce résultat. Mais elle n’entendait nullement renoncer aux promesses qu’on lui avait faites. En revanche, Luynes, tenant la signature de la Reine, traînait, à son tour, les choses en longueur. Il cherchait, visiblement, quelque moyen d’échapper à l’engagement pris par La Rochefoucauld, par Béthune et par Bérulle au nom du Roi, en ce qui concernait les places de sûreté.

Ainsi se prolongea, pendant plusieurs semaines, une négociation des plus complexes et des plus pénibles, pleine de reproches et d’aigreurs réciproques, et qui n’était que la suite du malentendu d’Angoulême. Les deux camps jouaient au plus fin autour des deux questions qui formaient, pour ainsi dire, la contre-partie l’une de l’autre : rapprochement effectif du Roi et de la Reine, désignation des places de sûreté.

Richelieu consentait au rapprochement ; mais il voulait les places. Il consentait au rapprochement pour un temps ; mais il voulait les places pour toujours. Il lui plaisait que la Reine ne fût plus traitée en ennemie, parce qu’il avait besoin de la Cour. Mais il ne lui plaisait pas qu’elle se fixât à la Cour, parce qu’il savait bien que Luynes ne cesserait pas de le traiter en adversaire.

On finit par s’accorder sur le texte des propositions primitives. Le 11 juin, Marie de Médicis reçut un brevet royal lui remettant la disposition des gouvernemens d’Angers, de Chinon, des Ponts-de-Cé. La négociation se trouvait ainsi définitivement conclue.

Richelieu pouvait s’en montrer satisfait. Dans l’entourage de Marie de Médicis, il avait été le véritable agent de cet accord. Seul, il allait en tirer un profit particulier pour lui et pour les siens : son frère, le marquis de Richelieu, avait été désigné d’avance, par Marie de Médicis, pour prendre le gouvernement de la place d’Angers. Les deux frères, appuyés l’un sur l’autre, tenaient ainsi les deux situations prééminentes auprès de la Reine, l’un le conseil et l’autre la force armée : obtenir un pareil résultat, tout en s’assurant de la gratitude de la Cour, c’était un coup de fortune et d’habileté extraordinaire. L’évêque de Luçon devait éprouver, au dedans de lui-même, quelque fierté et l’espèce de joie grave que donne la réussite d’une belle opération intellectuelle. Il s’en félicite, d’ailleurs, lui-même, en termes expressifs : « Jamais accord ne fut conclu plus à propos, écrit-il, car Annibal étoit aux portes. »


Mais la fortune l’attendait là ; et elle le frappa d’un coup soudain qui toucha son cœur, ébranla son courage et faillit détruire toutes ses combinaisons. La désignation du marquis de Richelieu en qualité de gouverneur d’Angers avait été, pour lui, une grande joie. Il aimait ce frère tendrement. Le marquis était, d’ailleurs, un homme de mérite ; cavalier brillant, militaire expérimenté, homme de jugement clair et souple. Pas un contemporain qui n’ait parlé de lui sans faire son éloge et sans reconnaître qu’il avait de l’avenir dans l’esprit et dans la conduite. Par une circonstance rare et singulière, les deux carrières, celle du soldat et celle de l’évêque, se complétaient et se confondaient, et maintenant, autour de la Reine, elles occupaient, à leur profit, toutes les avenues.

Naturellement, la faveur dont le marquis venait de recevoir une marque si haute n’avait pas été sans exciter des jalousies et des mécontentemens. La coterie battue par les Richelieu ne se résignait pas facilement. À cette époque, les parties s’engageaient à fond et chacun mêlait à l’enjeu, au besoin, sa vie : il n’y a guère d’intrigue qui n’ait fait couler du sang. Thémines, fils de celui qui avait donné à la Reine-Mère une si grande marque de dévouement en arrêtant le prince de Condé, Thémines convoitait le gouvernement d’Angers. Vivement déçu par le choix de Richelieu, il s’exprima vertement sur le compte de « ces gouverneurs improvisés : » son langage eût été tout autre s’il eût profité de l’improvisation.

Le propos revint aux oreilles du marquis. Deux ou trois essais de rencontre n’aboutirent pas. L’affaire fut, un moment, arrangée par l’intervention personnelle de la Reine-Mère. Mais les deux hommes se cherchaient. Le 8 juillet, un lundi, ils se retrouvèrent, à demi fortuitement, près de la citadelle. Ils mirent pied à terre. À la première passe, Richelieu blessa son adversaire. Mais celui-ci, qui n’avait qu’une épée courte, se baissa, passa sous la laine du marquis de Richelieu et le frappa en plein cœur. Le marquis ne put dire que quelques mots : « Mon Dieu, pardonnez-moi ! » Le Père de Bérulle qui, de hasard, passait par là, arriva à temps, dit-on, pour lui donner l’absolution. Cette mort fut une émotion dans la petite Cour et, de Paris même, le Roi écrivit à sa mère une lettre de condoléances sur une pareille perte.

Mais, pour l’évêque de Luçon, ce fut une catastrophe, qui lui arracha un cri de désespoir. Que de deuils accumulés dans cette funeste année ! Sa belle-sœur, son neveu mort presque en naissant, puis son frère. Il faisait un triste retour sur ce qu’il appelait lui-même « ses malheurs continuels. » Ce frère lui était cher. C’était son nom, l’espoir de sa race, l’appui de son ambition, le confident de toutes ses pensées. Si, au cours d’une vie en proie à la plus desséchante des passions, il est une circonstance où le cœur se fondit et où des larmes humaines coulèrent, c’est assurément à cette heure ; il écrit au Père Cotton : « La douleur de la perte de mon frère me tient tellement saisi qu’il m’est impossible de parler et d’écrire à mes amis. » Longtemps après, il dira dans ses Mémoires : « Je ne saurois représenter l’état auquel me mit cet accident et l’extrême affliction que j’en reçus, qui fut telle qu’elle surpasse la portée de ma plume et que, dès lors, j’eusse quitté la partie, si je n’eusse autant considéré les intérêts de la Reine que les miens m’étaient indifférens. » Et, sur le coup même, dans des carnets intimes que personne ne devait voir, ni lire, il s’épanchait en de courtes réflexions qui respirent une forte et grave émotion : « La séparation du corps et de l’esprit ne se peut faire sans un grand effort de la nature, et celle de deux esprits qui ont toujours vécu ensemble en étroite amitié ne se fait pas avec moindre peine. — Il y a certaines choses à l’événement desquelles toute sorte de prudence ne peut pourvoir, parce qu’il n’est pas permis de les prévoir. — Celui qui doit et veut rendre sa vie à un autre ne pense pas volontiers à sa mort. — Jamais je ne reçus une plus grande affliction que par la perte de ce personnage. Ma propre perte ne m’eût pas causé plus de déplaisir. »

Cette douleur, Richelieu en eut, toute sa vie, le ressentiment. Elle resta fixée dans son cœur et, chaque fois qu’il eut à chercher, autour de lui, une capacité sûre et dévouée, il en revenait à la pensée de ce frère qu’une mort si brutale avait enlevé à la fleur de l’âge. Il pensait aussi à tant de familles françaises, frappées alors et décapitées par cette manie sanglante des duels. Puisque la noblesse n’était pas assez sage pour réformer elle-même l’abus qui la décimait, il se promettait, il se jurait d’y mettre un terme, l’heure venue, par l’intervention de l’Etat.

La mort du marquis de Richelieu jetait, en même temps, l’évêque de Luçon dans l’embarras d’une fortune particulière très compromise. Il paraît s’être trouvé, à ce point de vue, dans une passe des plus pénibles. Pour vivre, il s’était fait avancer, par ses fermiers, plusieurs années de revenus de l’évêché de Luçon. Son frère mourait pauvre, ou, plus exactement, couvert de dettes et réduit aux expédiens, disposant, en outre, par un testament irréfléchi, de ressources qu’il ne laissait pas dans sa succession. Nous avons vu, par le testament d’Avignon, que l’évêque n’avait pas les mêmes illusions ; s’il n’était pas plus riche que son frère, du moins il se rendait compte de sa misère. Après la mort du marquis, il dut, avec son esprit précis et pratique, s’appliquer au règlement d’une situation qui, remontant probablement à son père, menaçait de s’invétérer parmi les siens. Comment il s’en tira, comment il fit casser le testament de son frère, comment il désintéressa, apaisa ou découragea les créanciers, c’est un point sur lequel ses ennemis insistent dans des termes fort déplaisans pour lui. Il dut souffrir beaucoup, à cette époque, des embarras qui viennent du manque d’argent. Aussi, c’est à partir de cette date que, les circonstances aidant, il jeta les fondemens de l’immense fortune qu’il devait amasser rapidement dans les affaires publiques.

Une fois sa résolution prise de ne pas se laisser accabler par ce coup, il n’en mit que plus d’énergie et de rigueur au service de son ambition. Il avait besoin d’un homme sûr : à défaut de son frère, il le trouva dans la personne de son oncle, le commandeur de la Porte, qui ne le quittera plus désormais. Ce fut cet oncle que la reine Marie de Médicis bombarda immédiatement gouverneur d’Angers. On donna le gouvernement des Ponts-de-Cé à un homme dévoué aux Richelieu, Bettancourt, et celui de Chinon servit à satisfaire quelque peu la cabale adverse : on y mit Chanteloube, que l’évêque croyait peut-être gagner par cette générosité. D’autre part, le marquis de Thémines ayant quitté la petite cour où il ne pouvait plus vivre, la Reine confia la charge de capitaine de ses gardes au marquis de Brézé, beau-frère de l’évêque de Luçon, moyennant 30 000 écus que celui-ci trouva moyen de payer au précédent titulaire. Ainsi, malgré la disparition du frère, la Reine reste entourée de toutes parts. Richelieu veut, avant tout, la garder sous sa main.

Si l’on essaye de découvrir le fond des pensées de l’évêque, au lendemain de la conclusion du traité d’Angoulême et de l’accord relatif aux places de sûreté, on le trouve dans les instructions confidentielles et j’allais dire familières, qu’il donne à son oncle La Porte, au moment où celui-ci se rend à la Cour pour prêter serment en qualité de gouverneur d’Angers. On savait le bon oncle un peu bavard et de libre propos. On s’applique surtout à brider sa langue et par ces précautions, on se découvre soi-même sans y songer : « Monsieur le commandeur dira à Sa Majesté, comme la Reine a commandé de lui baiser les mains de sa part, l’assurer de son affection et de son service, avec toutes les belles paroles qu’il pourra, en peu de mots… Sur quelque chose qu’on puisse lui demander, j’estime que le meilleur est de répondre peu… Si on lui demande ce qu’il estime touchant le voyage de la Reine à la Cour, savoir si elle n’y doit pas aller, il répondra, en général, que tous les gens de bien l’y désirent. Si on l’enquiert pour savoir ce qu’estime l’évêque de Luçon, sur ce sujet, il dira que c’est le lieu où la Reine doit être, mais que c’est un conseil qui doit venir d’elle. Si on l’enquiert plus outre de ce qu’il estime qu’il en est, il dira les choses qu’il sait bien : que la Reine aime et honore le Roi et veut le repos et la paix. Du reste, vous savez bien que je suis bourgeois qui ne me soucie pas de grandes nouvelles… Partout, s’il me croit, le commandeur doit parler peu et brider sa liberté. »

De ces réponses générales et évasives, dictées à un homme qui était plutôt porté à la franchise, il ressort nettement que Richelieu continuait à jouer son double jeu et que, malgré l’obtention des places de sûreté, il n’était pas encore satisfait.

Que voulait-il donc de la Cour, au moment même où il lui donnait de nouveaux gages, où il lui rendait de nouveaux services ? Car, c’était justement l’heure où, sous son influence, la Reine-Mère se débarrassait définitivement des chefs de la cabale intransigeante. En effet, à la nouvelle de la conclusion définitive, Ruccellai, qui, la veille de l’accord, détenait ou croyait détenir encore le secret de la Reine, mit, lui-même, un terme à ses propres lenteurs. Après avoir imaginé mille moyens plus extravagans les uns que les autres pour essayer de reprendre quelque autorité sur la femme qu’il avait tirée d’embarras et qu’il croyait aimer, le malheureux, se voyant repoussé par une volonté désormais inflexible, ne se sentit plus d’autre courage que celui de la fuite. Perdu de douleur et de dépit, il ne sut ni préparer sa retraite, ni la vendre, la faire ni honorable, ni profitable. Il posa des conditions qu’on n’accepta pas et n’accepta pas à temps les offres qu’on lui fit. Il partit, et cet « esprit désespéré, » par une troisième trahison, — que peut-être son désespoir explique, — alla droit à la Cour, offrir brutalement ses services contre celle qu’il avait si bien servie. Son adversaire dit négligemment : « Sa retraite, qui avait été précédée de celle du marquis de Mosny… fut suivie de quelques autres personnes de peu de considération. »

Donc Richelieu restait le maître de la place contre ceux qui avaient poussé la Reine à la rupture. Et maintenant, il ne se pressait nullement d’achever la réconciliation et de la rendre manifeste par l’entrevue du Roi et de la Reine-Mère.

C’est que Luynes désirait vivement cette rencontre publique, tandis que Richelieu, libre à présent de choisir l’heure, entendait bien faire payer à son prix cette nouvelle concession. La lutte se précise entre le favori et l’évêque. Si l’on en croit leur correspondance, jamais ils ne se sont approchés de plus près. Mais c’est quand on s’approche qu’on se heurte. Tout, entre eux, est politesse, empressement, patte de velours ; on sent la griffe : « N’ayant jamais rien désiré avec tant de passion, écrit l’évêque, que de voir une étroite intelligence entre le Roi et la Reine sa mère, il m’est impossible de vous exprimer la joie que j’ai de voir quelle s’avance tous les jours, de telle sorte qu’on doive espérer de la voir bientôt à sa perfection. La Reine est tellement portée par son inclination à voir le Roi qu’il n’est pas besoin d’aucune persuasion envers elle.. Je vous supplie de croire que, de mon côté, je ne manquerai jamais de rendre au Roi et à l’Etat ce à quoi je suis obligé par mon honneur et ma conscience, les plus forts liens qui soient au monde. » Ces paroles, à la fois réservées et vigoureuses, indiquent à quel point notre homme se sait libre de toute contrainte.

Luynes, au contraire, est plein d’inquiétude. Il sent qu’un danger nouveau le presse. Tout en négociant avec la Cour, l’évêque de Luçon noue artificieusement une entente nouvelle entre tous les ennemis du favori. Ce grand parti d’opposition dont Ruccellai avait pressenti la formation et la force, il est en train de le rendre possible, parce qu’il n’escompte pas, d’avance, son appui. Les protestans, le duc du Maine, les Soissons et tant d’autres qui auraient vendu chèrement leur concours à la Reine-Mère, si elle l’eût sollicité, viennent vers elle, maintenant qu’ils craignent qu’elle ne leur manque. Fontenay-Mareuil dit, en propres termes, que cette nouvelle attitude est due aux intrigues de Richelieu. En tous cas, quel avantage pour lui d’aborder la Cour, ayant en main une pareille force, ou, du moins, sur les lèvres, une pareille menace !

La Cour voudrait montrer aux peuples la réconciliation du Roi et de la Reine comme un spectacle de concorde, fût-il apparent et momentané, afin de l’opposer aux élémens de division et de désorganisation qu’elle sent s’agiter, de toutes parts, dans le royaume. Cette entrevue, Richelieu la retarde ; mais il ne la refuse pas. De sorte que toutes les passions restent en éveil et tous les esprits en suspens. En un mot, plus l’opposition de la Reine-Mère devient sage et modérée, plus elle devient redoutable ; et plus la Cour lui cède, plus elle doit lui céder. Certes, ce sont là des affaires conduites ! Et Luynes, pris dans l’engrenage où il s’est engagé lui-même, doit se rendre compte que les choses allaient tout autrement, quand il avait affaire à d’autres personnages.

Dans ces conditions, le favori éprouve le besoin de s’assurer du renfort. Or, il reste, dans le royaume, une influence qui a été et qui peut redevenir considérable, c’est celle du prince de Condé, pour le moment au repos sous les verrous du fort de Vincennes. La reine Marie de Médicis l’avait fait arrêter par Thémines, du temps du maréchal d’Ancre. Depuis trois ans, il était prisonnier. C’était un bien long délai pour le premier prince du sang. Il ne manquait ni d’amis ni de partisans. On assurait que la prison l’avait calmé et qu’il devenait plus raisonnable.

Peu à peu, on avait adouci son régime. La porte s’était même entr’ouverte : sa femme, Charlotte de Montmorency, oubliant tant de misères qu’il lui avait fait endurer, était venue près de lui et, captive volontaire, avait distrait sa solitude de l’espérance réitérée, et plusieurs fois déçue, d’un héritier de son nom. Dès la fuite de Blois, Luynes s’était rendu compte que l’influence du premier prince du sang pouvait, le cas échéant, être opposée à celle de la Reine-Mère. Le Roi avait fait rendre au prince son épée (16 avril 1619), en accompagnant cette décision gracieuse d’une lettre aimable. Vincennes devenait, pour le prince de Condé, une sorte de villégiature un peu rude. Il était très visité.

Luynes, cependant, ne se décidait pas. Le rappel des disgraciés ne lui réussissait guère. Une fois remis, ils oubliaient le bienfait et en revenaient à leurs penchans naturels. Or, un homme du tempérament du prince du Condé n’était pas fait pour rester longtemps inactif à la Cour. D’ailleurs, le simple fait de sa réapparition suffisait pour refouler au second plan les vaniteuses prétentions du favori. Le prince, cependant, jurait qu’il était devenu son plus féal ami et serviteur. Aucune promesse verbale ou écrite ne lui coûtait. Il aurait voulu que Luynes épousât sa sœur, qui, heureusement, pour le grand nom des Bourbons, mourut à temps. L’opinion, d’ailleurs, avec sa mobilité ordinaire, se retournait vers lui. Elle s’attendrissait sur sa longue détention, sur une grave maladie qu’on attribuait au séjour entre ces murailles sombres, sinon à un empoisonnement. On plaignait sa femme, dont les grossesses successives et malheureuses faisaient couler des larmes. Et puis, le va-et-vient des choses est tel, qu’en ce temps-là, en France, on s’éloignait sans raison de certaines personnes, et qu’on se rapprochait d’elles sans motif. Le prince de Condé profitait, pour le moment, d’une de ces sautes de vent.

Il lui vint bientôt un appui d’un côté où il ne l’attendait guère. Marie de Médicis, sentant que l’heure de la délivrance approchait, crut qu’il était de bonne guerre de ne pas laisser à Luynes tout le bénéfice de l’opération. Dans le manifeste qu’elle avait publié en quittant Blois, elle avait fait amende honorable à l’égard du prince ; elle avait rejeté l’odieux de l’arrestation sur le défunt maréchal d’Ancre. Puis, elle s’était plainte de la détention prolongée et avait demandé franchement la liberté du prince. On reconnaît là « l’ingénieuse subtilité » de notre évêque. Luynes était embarrassé. On lui forçait la main : il fallait prendre un parti. Mais le rusé voulut, du moins, s’assurer, par une feinte habile, le bénéfice incontestable de la décision ultime. La résolution prise, il attendit en se taisant.

L’évêque de Luçon avait épuisé à peu près tous les argumens dilatoires lui permettant de retarder l’entrevue du Roi et de la Reine-Mère. Luynes le pressait, dans les termes les plus affectueux. Il envoyait près de Marie de Médicis ses propres parens, Montbazon et Rohan, avec mission de hâter les choses et de tout promettre, au besoin. Ceux-ci mettent bravement leur signature au bas d’un document solennel où ils se portent caution de la volonté du Roi d’exécuter ses engagemens et de donner à la Reine toutes les satisfactions qu’elle réclame dans l’exécution du traité d’Angoulême. Au milieu du désordre universel, on en était là que les sujets répondaient pour le Roi. Cependant Richelieu tardait toujours. Qu’attendait-il ?

Il faut dire franchement les choses : l’homme n’était pas content. Il y avait un point dont on ne parlait pas et auquel il pensait toujours : c’est la promesse, qu’il avait cru saisir à demi-mot, d’un chapeau de cardinal. Sous quelle forme cette promesse s’était-elle produite ? Avait-on parlé ? Avait-il bien compris ? Avait-il cru comprendre ? Certes, il y avait eu quelque chose, un sourire, un mouvement d’épaules. Et vif comme il était, trop vif, il avait deviné, souri ! Il aimait autant ne pas insister, de peur de dissiper l’illusion ou d’éclaircir le malentendu qui, par le temps, devenait presque un titre. Cependant, il traînait la négociation en longueur, curieux de savoir si on parlerait. On se taisait.

À la fin, il ne put plus y tenir. Il voulut se rendre compte par lui-même et partit, soi-disant en fourrier, pour préparer le voyage de la Reine. Il rejoignit la Cour à Tours. On ne sait rien de ce qui se fit ou se dit pendant les cinq jours où il fut là seul parmi ses adversaires. Il est permis de penser, cependant, que ce voyage fut une faute : Luynes, à son tour, dut comprendre, à cette démarche précipitée, qu’il le tenait.

Quoi qu’il en soit, on se mit d’accord pour décider que l’entrevue si désirée aurait lieu, sans autre délai, au petit château de Couzières, appartenant au duc de Montbazon, à quelques lieues de Tours. La Reine devait partir d’Angoulême et le Roi la rejoindre, venant de Tours, le S septembre. De part et d’autre, on fut fidèle au rendez-vous. La maison était si petite que, dans ce beau pays de Touraine, parmi les grâces d’un automne naissant, la rencontre eut lieu dans le jardin. La Reine avait couché la veille au château. Le Roi arriva, le 5, à onze heures et demie du matin. M. de Montbazon vint au-devant de lui et le conduisit, par le bois, dans les allées où la Reine se promenait en attendant. En s’embrassant, ils pleurèrent tous deux, la mère et le fils. Mais ils ne trouvèrent que quelques mots banals à se dire, et, bientôt, embarrassés, ils se turent. Au fond, ils ne s’aimaient pas. Les deux serviteurs qui menaient les deux maîtres, Luynes et l’évêque, étaient là, et regardaient.

Le soir, on partit, tous ensemble, pour Tours, où l’on devait passer quelques jours.

Luynes tenait maintenant son entrevue. Aussitôt, d’un coup brusque et perfide, il s’arracha aux engagemens qu’il avait pris ou qu’il avait paru prendre. Un courrier exprès partit de Tours, le 6 septembre, pour faire connaître à Condé sa mise en liberté. Et, quant au chapeau de cardinal, le favori se hâta de faire écrire en Cour de Rome que le Roi le réclamait pour l’archevêque de Toulouse, La Valette, fils du duc d’Épernon, un des meilleurs amis de l’évêque de Luçon, et compromis d’ailleurs, autant qu’il était possible, dans l’affaire de Blois.

Richelieu, qui croyait tenir le succès, était joué. Il ne devait pas pardonner à Luynes. Au milieu des congratulations universelles, tout était à recommencer.


L’entrevue de Couzières avait été triste. Le séjour commun à Tours fut maussade. Il faisait une chaleur torride. Le Roi passait son temps au bain ou à la chasse. Il s’en allait par les plaines qui bordent la Loire, s’absentant le plus longtemps possible pour échapper à des entretiens qu’on multipliait pour le public, mais qui n’étaient pleins que de récriminations et de larmes.

La Reine-Mère n’avait, devant les yeux, que des figures qui lui rappelaient tous ses malheurs : Luynes, avec lequel elle avait eu une explication brève et amère : « Luynes, dites-moi ce qui s’est passé à la mort du maréchal d’Ancre. » Le favori, interloqué, n’avait pu que bredouiller une réponse embarrassée ; — Vitry, dont la main encore toute sanglante du meurtre, tenait maintenant le bâton de maréchal de France. À celui-ci, la Reine avait dit avec une ironie résignée : « Monsieur, vous avez toujours été très obéissant et très fidèle envers le Roi. » Puis d’autres, comme Modène, qui avait rempli, auprès d’elle, le rôle de surveillant et presque de geôlier, Thémines, Mosny, transfuges récens d’Angoulême.

Cette cour hostile épiait les moindres mouvemens de la Reine. Elle se serait crue, de nouveau, à Blois. Tout l’irritait : « Les favoris ont l’œil sur le Roi, autant qu’ils peuvent ; s’il va chez la Reine, un d’entre eux y est toujours présent ; s’il s’approche d’elle, ils y accourent incontinent… Toute la Cour remarque cette procédure, s’en offense et la blâme… La Reine trouve qu’on avait tellement prévenu son fils, qu’elle pouvait dire ce que Perséus de Macédoine disait de son frère Démétrius : que les Romains avaient retenu son esprit et ne lui avaient rendu que le corps… »

Parmi tant d’épreuves, rien ne fut plus pénible, pour la mère et pour l’ancienne régente, que de voir sa belle-fille, la reine Anne d’Autriche, prendre partout le pas sur elle, entrer la première en carrosse, et la recevoir du haut du perron, sans aller au-devant d’elle. Probablement, on avait fait la leçon à la jeune Reine. On tenait à ce que Marie de Médicis comprît que le temps de la régence était passé. L’autre avait, d’ailleurs, assez de morgue espagnole pour agir d’elle-même. En outre, dans le ménage royal, un grand changement venait de se produire. Le Roi, excité par Luynes, avait enfin dompté une sorte de timidité farouche qui l’avait arrêté jusque-là au bord du lit conjugal. La Reine, nubile depuis peu de temps, fière de sa jeunesse, de son éclatante beauté, de cette gloire qui vient à la femme de la première possession, étalait son triomphe récent et éphémère, aux yeux d’une belle-mère chagrine que l’âge, la politique et la volonté de son fils rejetaient au second plan.

Richelieu, non plus, n’était pas satisfait. Les promesses qu’on lui avait faites se dissipaient peu à peu parmi les caquetages et les sourires. La Cour, nombreuse et animée, avait toujours le visage et les ambitions tournés vers le favori du jour. Celui-ci louvoyait, nageait entre deux eaux, caressait tout le monde et n’était, avec personne, plus aimable qu’avec ses adversaires. Ces allures exaspéraient l’exigeant et rigoureux prélat : « Jamais personne ne fut trompeur au degré de M. de Luynes ; sa bouche ne s’ouvrait jamais à faire quelque promesse que sa volonté ne fût résolue à ne la pas observer et que son esprit ne méditât les moyens de n’en rien faire. Au temps même des protestations de fidélité et de service qu’il faisait à la Reine, la délivrance de Monsieur le Prince était sur le tapis secret. »

La délivrance de M. le Prince était pour l’évêque de Luçon un coup sensible. Il avait été un des conseillers de l’arrestation. C’étaient, encore une fois, les affaires du temps du maréchal d’Ancre qui revenaient sur l’eau et ces souvenirs ne lui étaient pas agréables. Il était trop clairvoyant pour ne pas se rendre compte que la rentrée à la Cour d’un personnage aussi influent et aussi actif qu’Henri de Bourbon serait un obstacle et un délai de plus pour sa propre carrière. Il devait le trouver, en effet, bien souvent sur son chemin.

Mais, pour le moment, ce qui lui tenait au cœur, c’était ce dont il ne pouvait pas parler : le chapeau. La reine Marie de Médicis avait présenté, elle-même, au Roi le dangereux concurrent qu’on lui avait découvert dans la personne de son excellent ami, La Valette. Il s’inclina de bonne grâce et il rédigea lui-même la lettre par laquelle le Roi recommandait instamment l’archevêque de Toulouse au Saint-Père. Sa correspondance avec La Valette paraît même indiquer une sorte de disposition à prendre son parti des événemens et à se contenter de figurer au second rang sur la liste des candidats français. Mais il faut reconnaître que, si ces dispositions étaient sincères, elles s’exprimaient dans un style singulièrement pénible : « Vous n’attendez pas, écrivait l’évêque de Luçon à l’archevêque de Toulouse, que je m’assure de paroles de moi qui vous témoignent mon affection : aussi n’entreprends-je pas de vous en donner, les meilleurs effets n’étant pas trop bons pour cela. Mon malheur est que, si je remets à vous la faire voir par ces moyens, vous serez longtemps sans la connaître, étant, quoique bon catholique, inutile à tout bien comme les Huguenots, etc. » Que de peine !

La Valette, dont les réponses sont claires, simples et affectueuses, prenait-il ces déclarations pour argent comptant ? Je ne sais. En tous cas, le vieux d’Epernon ne s’y trompait pas, et, à quelque temps de là, il écrivait à son fils, en son gascon : « Mon boun et cher fils, je vous fes ses mots pour vous dire que je souis en peine de s’avouer de vos nouvelles… Ouant à la Reyne-Mère, il y faut vivre de la sorte qu’elle n’aye nul subject de se plaindre de nous… Je sçay que M. de Lusson vous traverse autant qu’il peut, quelque bonne mine qu’il face, ny quelques bonnes paroles qu’il vous donne ; non que je sois d’avis que vous viviez avec luy que comme vous avez accoutumé ; mais, que vous parliez à M. de Luynes pour éviter les inconvéniens, vous pouvez, à mon opinion. » On le voit, toute la Cour n’était qu’intrigue. Les positions et les dispositions changeaient du soir au matin. Selon le mot de saint François de Sales, tombant, de ses Alpes candides, dans cet étrange lieu : « C’est un amas de guêpes acharnées sur un corps mort, » et il ajoute, non sans ingénuité, que, s’il se sert de ces expressions « c’est pour en parler honnêtement. »

Richelieu, ne se sentant pas le maître à Tours, ne s’y plaisait pas. Tout le monde était las de ce séjour prolongé. Enfin, on le rompit et le Roi reprit le chemin de Paris par Amboise, tandis la Reine prenait celui d’Angers par Loches. Chacun rentrait chez soi, à la grande satisfaction de tous et de chacun.

En quittant Loches, Marie de Médicis passait par Chinon. Ce détour n’était pas une simple promenade. Peut-être était-elle attirée dans ces parages par le voisinage du château de son cher Richelieu ; mais, sûrement, elle n’était pas fâchée de donner à la Cour quelque tablature en s’approchant de Loudun. En effet, les protestans y tenaient alors une assemblée où commençaient à percer les premiers germes de leur prochaine rébellion. De part et d’autre, on se cherchait, comme d’instinct, sans en venir pourtant à l’entente déclarée.

C’est dans le même esprit que la Reine fit en sorte que son entrée à Angers prit le caractère d’une manifestation imposante et quelque peu menaçante. Elle y arriva par les Ponts-de-Cé, le 16 octobre 1619. Dix mille hommes en armes, dont huit cents gentilshommes à cheval, ayant à leur tête le gouverneur sortant Boisdauphin et le nouveau gouverneur La Porte, vinrent au devant d’elle, et la reçurent au milieu d’une immense acclamation. La municipalité, qui lui était toute dévouée, lui avait aménagé une résidence magnifique et avait affecté à son usage l’un des plus élégans hôtels de la ville. C’est le « Logis Barrault, » dont le joli cloître soutenu par un portique en anse de panier, les tourelles minces, les escaliers à vis et les pignons fleuris donnaient, alors, dans l’éclat de leur construction récente, l’idée de la vie élégante et fine que l’on menait dans ces heureuses contrées. C’est dans les salles longues et surbaissées, sous les poutrelles de cette jolie demeure, c’est au coin de ces cheminées en auvent que la Reine vit, peu à peu, s’achever l’automne et venir l’hiver, parmi l’empressement d’une cour de plus en plus nombreuse, mais aussi parmi les déboires accumulés des nouvelles qui lui arrivaient de Paris.

Avant même de quitter la Loire, on avait nommé gouverneur de Monsieur, frère du Roi, le colonel d’Ornano, homme tout dévoué à Luynes, et cette nomination avait eu lieu sans qu’on prît la peine de la consulter, — alors qu’il s’agissait de son plus jeune fils, de celui sur la tête duquel elle commençait à reposer toutes ses espérances.

Dès le retour du Roi à Paris, M. le Prince sortait de Vincennes, et le Roi lui accordait une entrevue des plus cordiales, le 16 octobre, à Compiègne. Bientôt cette délivrance était suivie d’une lettre cavalière de Condé à Marie de Médicis et d’une déclaration du Roi, enregistrée au Parlement, qui, en revenant sur les causes de l’arrestation, incriminait rétrospectivement le gouvernement de la Reine-Régente, la conduite de ceux qui, « abusant de notre autorité… ont porté toute chose à une grande et déplorable confusion, » et enfin « les artifices et mauvais desseins de ceux qui voulaient joindre à la ruine de notre dit État celle de notre dit cousin. » Pour la Reine et pour ses conseillers, ces paroles prononcées et sanctionnées solennellement, au lendemain de l’entrevue de Couzières, étaient, il faut le reconnaître, une griève offense.

D’Angers, on se plaint très haut. Le Roi, qui n’a jamais été plus abondant en épîtres respectueuses, admet ces plaintes, les enregistre complaisamment, promet d’en tenir compte, et s’en tient là. Cette correspondance, toute mielleuse, dictée par Luynes, couvre un nouvel affront. En décembre, la Reine apprend qu’on vient de procéder à une promotion de soixante membres de l’ordre du Saint-Esprit. Non seulement on ne lui a pas soumis cette liste, sur laquelle Luynes entasse ses parens, ses amis, ses complaisans, ceux qui lui sont acquis et ceux qu’il veut gagner ; mais on écarte avec soin tout ce qu’elle avait appuyé et recommandé.

La coupe déborde ; depuis des semaines, déjà, on est, à Angers, en de longues conférences sur les résolutions à prendre. Le mécontentement de la Reine-Mère donne prise, de nouveau, à la cabale intransigeante. Elle s’était reformée autour du gouverneur de Chinon, Chanteloube : « C’était chez lui le bureau des nouvelles, dont les moindres figuraient à la Reine le Roi irréconciliable, mettaient sa liberté en compromis et ne lui faisaient voir que mépris pour elle, dans la Cour, et salut dans les armes. » Comme on le voit, ce parti poussait à la guerre.

La tentation était forte. Tout le royaume paraissait s’insurger contre Luynes. Celui-ci abusait étrangement de sa situation. Lui et les siens mettaient la France au pillage. Les temps du maréchal d’Ancre étaient revenus. Que Luynes fût duc et pair, son frère Cadenet maréchal de France, tous ses parens et amis inscrits pour la promotion du Saint-Esprit, passe encore. Mais, par un plan audacieux et, d’ailleurs, servilement copié sur celui de son prédécesseur, il paraissait vouloir s’assurer, dans le royaume, pour le cas de disgrâce, les moyens de lutter contre l’autorité royale elle-même. Par le traité d’Angoulême, il avait repris à la Reine-Mère, en échange de l’Anjou, le gouvernement de la Normandie. Il le troque contre la Picardie, qui était héréditairement aux Longue ville, et s’assure, par différens moyens, des places de Ham et d’Amiens sur la frontière. En outre, il achète Boulogne à M. d’Epernon et Calais à M. d’Arquien. « Je crois, dit Fontenay-Mareuil, que, s’il eût vécu davantage et qu’il fût toujours demeuré en faveur, il eût voulu avoir toutes les places de la France. »

Richelieu assiste, avec une colère où il y a autre chose que de la rivalité personnelle, aux manifestations incessantes de cette extraordinaire gloutonnerie : « Vous diriez, écrit-il, que la France n’est que pour eux seuls ; que, pour eux, elle est abondante en toutes sortes de richesses. Les gouvernemens et les places qu’ils ont déjà acquises leur semblent peu proportionnées à ce qui leur est dû ; il n’y en a aucun qu’ils ne marchandent, qu’aux dépens du Roi, ils ne mettent au double prix de sa valeur. Si elles ne sont pas à prix d’argent, ils les ravissent par violence, jusque-là qu’ils en prennent par ces voies jusqu’à dix-huit des plus importantes… On détourne à ces traités particuliers l’es deniers qui se lèvent sur les peuples pour le bien public. En un mot, si la France était tout entière à vendre, ils achèteraient la France de la France même. »

Bien entendu, cette rapacité n’allait pas sans faire au favori de nombreux ennemis. La direction générale qu’il donnait aux affaires du royaume lui en faisait d’autres. Soit qu’il fût porté par ses origines du Comtat, soit qu’il subît l’influence du nonce du pape, Bentivoglio, soit qu’il considérât les Huguenots comme des adversaires et qu’il cherchât un appui contre eux, il s’était fortement lié au parti catholique et il lui avait donné un gage décisif, en accordant, en février 1618, à la compagnie de Jésus l’autorisation, jusque-là sollicitée vainement, de rouvrir à Paris le collège de Clermont, et en la soutenant vivement contre les attaques de ses détracteurs. Mais, du même coup, il s’était attiré la méfiance du Parlement, l’hostilité de l’Université et la haine du parti protestant.

Il avait suivi la même politique dans les grandes affaires qui divisaient alors l’Europe. Ce n’est pas ici le lieu de les exposer en détail. Il suffit d’indiquer qu’au moment où l’Autriche, la Hongrie, la Bohême et les pays allemands traversaient une crise décisive, et où le sort de l’Europe paraissait dépendre de l’arbitrage du roi de France, une ambassade spéciale envoyée par Luynes en Allemagne avait reçu le mandat de prendre position en faveur de la maison d’Autriche contre les protestans, adoptant ainsi, selon les expressions de Fontenay-Mareuil, « une ligne de conduite contraire à toutes les anciennes maximes établies comme lois fondamentales du royaume. »

En agissant ainsi, Luynes n’avait songé probablement qu’aux liens qui unissaient les protestans du dehors avec ceux qui formaient, au dedans, un des élémens d’opposition les plus redoutables. Mais, du coup, il exaspérait ceux-ci et les arrachait à l’espèce de demi-neutralité où ils s’étaient maintenus, depuis quelque temps, sur les conseils des Bouillon, des Rohan, des Duplessis-Mornay ; il rejetait le parti tout entier dans la politique intransigeante des sectaires et des pasteurs exaltés.

Le mal est contagieux. Du moment où les protestans s’agitaient, l’agitation naturelle aux Grands ne pouvait tarder à se manifester. C’était là surtout que la faveur de Luynes excitait les jalousies et les haines. Ses listes de promotions, la distribution, si savante qu’elle fût, des deniers publics et des charges, avaient le défaut de tous les bienfaits intéressés, qui développent des exigences nouvelles chez ceux qui en profitent et exaspèrent le mécontentement de ceux qui en sont exclus. D’autre part, en délivrant Condé, Luynes s’était donné pour adversaires tous ceux qui étaient hostiles au premier prince du sang, à commencer par d’autres cousins du Roi plus proches parens, les Soissons.

C’est ainsi qu’on vit, peu à peu, le mécontentement gagner les plus hauts personnages du royaume, les Mayenne, les Longueville, les Vendôme, les Rohan. À Paris, la bourgeoisie frondeuse, les parlementaires, les Sorbonistes, gens d’humeur critique et toujours abondans en conseils qu’on ne leur demande pas et qu’on n’écoute guère ; dans les provinces, les grands seigneurs, les gouverneurs, les ambitieux, les agités, tous ceux qu’une paix un peu prolongée réduisait à la maigre pitance de leur gentilhommière ; brochant sur le tout, le parti protestant épars dans le pays, et les partisans de la Reine-Mère, les âmes sensibles, les femmes, ceux et celles qui trouvaient attendrissant le spectacle de la mère séparée du fils par l’ambition de quelques favoris gorgés de places et de richesses ; enfin, au-dessus de ces agens de désordre, des hommes sérieux, des politiques réfléchis, déplorant l’état de choses où l’on vivait, se demandant où on allait, ce qu’on faisait au dedans et en dehors, et cherchant un terme à tout ce vulgaire maquignonnage de places, d’honneur et d’argent, tous ces élémens réunis paraissaient constituer une force réelle et pouvaient se croire autorisés de leur nombre, de leur groupement, et même de quelques bonnes raisons.

Rien donc d’étonnant à ce que les esprits fussent en éveil, autour de Marie de Médicis, et que l’évêque de Luçon, toujours en peine de son cardinalat, plus que jamais impatient du pouvoir, en délibérât longuement avec lui-même, la main à la barbiche, en faisant les cent pas dans les corridors du logis Barrault.


G. HANOTAUX.

  1. Pour toute cette partie de mon récit, je dois beaucoup à la communication obligeante qu’a bien voulu me faire M. Pavie, ancien magistrat à Angers, des épreuves de son très érudit ouvrage, qui doit paraître incessamment : la Guerre entre Louis XIII et Marie de Médicis (1619-1620).