Richelieu et sa correspondance

Richelieu et sa correspondance
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 772-800).

RICHELIEU


ET


SA CORRESPONDANCE.




Lettres, Instructions diplomatiques et Papiers d’état du cardinal de Richelieu, tome premier publié par M. Avenel dans la Collection des Documens inédits de l’Histoire de France.




I

Le cardinal de Richelieu a laissé le testament de sa politique. Il a écrit des mémoires, et raconté l’histoire de son gouvernement. Enfin sa correspondance commence à voir le jour. Aucun homme d’état n’aura donc peut-être pris plus de soin de se faire connaître à la postérité, et ne se présente devant elle entouré par plus de témoignages authentiques de ce qu’il a voulu et de ce qu’il a fait. Pour le juger et pour le peindre, on peut le contempler en pleine lumière, et dans sa personne comme dans sa conduite, bien peu de mystère doit subsister désormais.

Le recueil de ses lettres manquait à l’histoire administrative et politique. On sait, quand on s’occupe d’étudier la France du XVIe et du XVIIe siècle, quelles ressources offre la collection récemment imprimée de celles de Henri IV. M. Villemain a donc eu la plus heureuse idée en prescrivant, après cette publication, celle de la correspondance de Richelieu. Ces deux recueils seraient parfaitement complétés par l’impression intégrale et méthodique des papiers de Mazarin et de Louis XIV. Ce que nous possédons de l’un et de l’autre a plutôt excité que satisfait la curiosité, et ces sortes de recueils se font maintenant avec une intelligence et une exactitude qu’on n’exigeait pas autrefois. L’ensemble de ces documens, s’ils étaient réunis dans le même ordre et mis dans le même jour, serait le plus précieux monument que l’on pût élever à la grande époque du gouvernement de la France.

La correspondance de Richelieu, dont un gros volume est dans nos mains, a été recueillie, déchiffrée, disposée, commentée par M. Avenel. Il était impossible de s’acquitter mieux d’une tâche un peu ingrate, encore qu’intéressante ; il fallait beaucoup de recherches et un long travail. La conscience, la persévérance, la sagacité, sont choses que l’éditeur avait à souhait, et son œuvre est de celles en qui l’on peut se fier. Dans une préface assez étendue, il fait connaître en détail les sources où il a puisé, et il établit solidement l’authenticité des pièces qu’il publie. Richelieu dictait toutes ses lettres, ou du moins tout ce qu’elles contenaient d’essentiel. C’est ce que prouvent celles que l’on imprime, prises pour la plupart sur des minutes écrites en brouillon par ses secrétaires, qui ne faisaient rien de leur chef. Il serait trop long d’analyser les preuves par lesquelles M. Avenel démontre que le grand ministre ne signait pas de lettres de bureau. Entre autres raisons, il y en a une excellente, c’est qu’il n’avait pas de bureaux. Si quelque chose de semblable peut être trouvé de son temps, c’est chez les secrétaires d’état.

M. Avenel a fait suivre sa préface d’une introduction où il s’attache à faire connaître Richelieu, surtout dans la partie de sa vie à laquelle se rapporte la portion publiée de la correspondance. Ce morceau, écrit avec une rare justesse de sens et d’expression, nous parait excellent, et nous n’appelons guère du jugement de l’auteur, qui se préserve également des solennités de l’enthousiasme et des injustices du dénigrement. L’éloge ou la satire, l’un et l’autre déclamatoires, ont été toujours difficiles à éviter quand on parle de Richelieu, et M. Avenel a su s’en défendre, mettant tout son esprit à ne dire que la vérité.

Les lettres contenues dans le volume qu’il nous donne vont de 1608 à 1624, du jour où il devint évêque à celui où il fut premier ministre. Ces douze ans ne sont pas les plus connus des cinquante-huit que vécut Richelieu. On sait que par la faveur de Henri IV il obtint à vingt-deux ans le modeste évêché de Luçon. Lorsqu’on 1610, la mort de ce prince ouvrit le cours d’une régence orageuse, le jeune prélat, plein d’espérance comme tous les ambitieux, vint à la cour et s’attacha à la reine-mère. Il prêcha pour se faire connaître, et député du clergé aux états de 1614, il fut l’orateur de son ordre, au nom duquel il harangua le roi. Placé dans la maison de la régente, il fut nommé deux ans après secrétaire d’état, et il eut dans son département les affaires étrangères et la guerre. Ces cinq mois de ministère sont comme perdus dans l’histoire. Richelieu alors faisait les affaires et ne gouvernait pas. Le maréchal d’Ancre avait tout le pouvoir d’un favori, mais d’un favori de la régente et non du roi. Louis XIII le fit tuer pour le remplacer par le sien ; et Richelieu suivit Marie de Médicis dans sa disgrâce. Il composa en exil un livre de théologie contre les protestans ; puis rappelé près de la reine-mère, comme négociateur entre elle et son fils, il se remit peu à peu avec la cour, et la mort du nouveau favori, Albert de Luynes, vint lui rouvrir les voies du crédit (1621). Il employa deux ans à se faire nommer cardinal, et grâce à ce titre, il eut naturellement la préséance lorsqu’en 1624 il rentra au conseil ; cette préséance : devint bientôt une prépondérance qui se changea presque en souverain pouvoir.

Mais avant qu’il en fût là, c’est chose curieuse que de l’observer dans une position relativement médiocre, alors que l’Europe, que le public ignorait son nom, à une époque où les mémoires et les histoires tout à fait contemporaines ne parlent de lui qu’en passant et comme d’un subalterne, lorsque enfin, s’ignorant peut-être lui-même, il élevait péniblement l’édifice d’une fortune douteuse. Sa correspondance publique ou privée pendant ces douze années éveille naturellement la curiosité ; ce serait tromper le public que de lui dire qu’elle la satisfait. On s’attend à surprendre dans ces lettres la confidence des calculs et des agitations d’un candidat au gouvernement. On cherche avec empressement dans ces pages longtemps inédites le secret d’une âme prédestinée à commander. La jeunesse de Richelieu ! Ces mots ont un mystérieux attrait. Et sans doute il y a quelque chose à recueillir dans cette correspondance d’un maître futur de la France ; mais la moisson n’est pas bien riche, et l’on est à peine dédommagé d’une lecture assez monotone par quelques observations clair-semées que M. Avenel n’a pas manqué de recueillir dans son introduction, et qui ne nous apprennent rien de bien nouveau sur le fond de ce grand esprit et de ce grand caractère. Je dois même dire que si l’on ignorait ce qui se passa plus tard, entre 1624 et 1642, toute cette grandeur ne se révélerait pas dans ces lettres. On n’y verrait que l’expression dénuée d’originalité des préoccupations naturelles à un gentilhomme sans fortune, qui, mis en possession par faveur d’un évêché pauvre, travaille à s’élever et se prépare avec ménagement un avenir dont son œil est loin de mesurer la hauteur et l’étendue.

Ce n’est pas dans cette Revue qu’on se hasarderait à retracer dans son ensemble le gouvernement de Richelieu, ni même à esquisser le portrait du personnage. La tâche est faite, et ce que M. de Carné a écrit sur Richelieu est un des meilleurs morceaux que je connaisse sur l’histoire de France[1]. Bien malhabile qui songerait à le recommencer. Cependant il peut être encore utile de fixer l’attention sur quelques points de vue qui ne lui ont pas échappé, mais qu’il n’avait aucune raison de mettre particulièrement en lumière.


II

Le temps de Richelieu est une des crises de l’histoire de France. Il est donc impossible de juger l’un sans avoir sur l’autre une opinion générale, cette opinion difficile à former l’est peut-être encore plus à exprimer. Tout le monde avoue que l’impartialité est un devoir pour l’historien, et cette impartialité ne va pas sans une parfaite indépendance. Longtemps nos historiens n’ont pas su pour la plupart se défendre d’une certaine complaisance pour le pouvoir, non pas tant d’une complaisance de courtisan, à laquelle cependant ils n’étaient pas tous inaccessibles, mais de celle qui vient de sympathie, de reconnaissance et d’habitude, mais de ce préjugé national qui exagérait encore ce qu’il y a de vrai dans la communauté d’intérêts et de vues, manifestée par tant de pages de nos annales entre le peuple et la royauté. On ne peut disconvenir que tantôt par calcul d’ambition, tantôt par un sentiment confus du bien public, tantôt enfin par une généreuse sollicitude pour leurs sujets, les dépositaires du souverain pouvoir n’aient souvent marché dans une voie où ils faisaient, gagner aux citoyens en bien-être et en justice ce que leur propre autorité gagnait en étendue et en uniformité. Cette autorité s’est assez constamment trouvée la protectrice, involontaire ou systématique, du plus faible contre d’insupportables oppressions. De là ce sentiment de gratitude ou même de solidarité qui poussait nos historiens, bourgeois pour la plupart, à tenir sans intérêt le langage de serviteurs du prince. Mais par un contraste naturel, d’autres écrivains, sans se porter pour cela les adversaires de la monarchie, se sont montrés moins touchés de ses avantages que de ses abus. En ceci comme en toutes choses, je ne parle que des écrivains modérés, le reste importe peu. Or, il nous faut bien l’avouer, la France n’a pas été sous le sceptre de ses rois si constamment heureuse qu’il y ait eu besoin de beaucoup de malignité pour trouver à redire à son gouvernement, et pour écrire son histoire dans le sens d’une certaine opposition. Il y a chez la bourgeoisie française un mélange de soumission et d’indépendance, une humeur prudente et frondeuse, une timidité dans la raison et une hardiesse dans l’esprit qui sont comme les deux faces du caractère national. L’une et l’autre se sont montrées dans notre histoire. Et ceux qui l’ont écrite dans ces derniers temps, moins prévenus pour l’autorité ou plus libres avec elle, ont échangé le royalisme contre le patriotisme, en poussant la sympathie pour la France jusqu’aux complaisances de l’admiration. Malheur à l’historien qui raconte son pays sans l’aimer ! mais on peut en l’aimant ne le pas flatter. La partialité du bon citoyen peut, comme celle du fidèle sujet, altérer la vérité de l’histoire, surtout en obscurcir les enseignemens. Il y aurait certainement une grande utilité et une originalité éminente dans la conception d’une histoire de France entreprise avec une entière indépendance. Celui qui s’engagerait à l’exécuter et qui tiendrait parole pourrait quelquefois déplaire au pays ; mais son œuvre n’en serait que plus patriotique.

En considérant dans leur cours les destinées de notre France, le juste orgueil dont à de certains momens il sentirait son cœur atteint ne le préserverait pas d’une pensée générale singulièrement triste. La France est en Europe une puissance du premier ordre ; elle est au premier rang de la civilisation. Ce n’est pas flatterie, il me semble, que de lui reconnaître quelques-uns des caractères d’une grande nation. Cependant l’histoire d’une grande nation ne mérite tout à fait d’être appelée ainsi qu’autant qu’elle la représente se déployant dans la suite des temps avec une certaine unité, marchant avec un peu de constance et de bonheur vers un but déterminé, servant pour sa gloire et pour son bien un des grands intérêts, une des grandes pensées de l’humanité. Il y en a de plusieurs sortes, — le bon gouvernement, — la domination par la politique, — la domination par la conquête, — la félicité publique, — enfin la religion, la liberté, les lettres et les arts. Toutes ces choses peuvent se rencontrer ensemble ou tour à tour dans un pays vaste et civilisé : aucune ne doit, autant qu’il est possible, lui demeurer tout à fait étrangère ; mais la grandeur d’un pays, la beauté de son histoire n’atteint son plus haut terme que lorsque les siècles semblent avoir conspiré pour conduire le peuple à la réalisation éminente, exemplaire, d’une de ces nobles choses qui méritent d’être poursuivies comme le triomphe d’une bonne cause. Or, disons-le en toute sincérité, on aurait peine à trouver du premier coup quelle a été la mission que la France a reçue ou s’est donnée, et supposé qu’elle se fût successivement ou tout à la fois marqué des buts divers, on démontrerait difficilement qu’elle ait atteint un de ces buts d’une manière assez durable et assez complète pour servir a d’autres de modèle et de guide. Est-ce la faute des événemens, du gouvernement, de la nation ? Nous l’ignorons, et nous ne cherchons pas à sortir de notre ignorance.

Le fait seul nous frappe, et nous voudrions de grand cœur qu’il pût être contesté avec succès ; mais il nous semble que, malgré les efforts de la philosophie de l’histoire pour assigner à notre patrie ce que la langue prétentieuse du temps appelle un rôle providentiel, on serait fort embarrassé de dire nettement quel est ce rôle, et d’affirmer surtout qu’il nous ait définitivement bien tourné. Quand on se bornerait à représenter la France comme chargée de réaliser le plus beau type de la monarchie absolue, il n’est que trop évident que cette humble ambition n’a pas été satisfaite. La monarchie de Louis XIV, si c’était d’elle qu’on voulût parler, a commencé à décliner avant la mort du monarque. On sait quelles humiliations, je parle faiblement, en ont attristé la décadence, et plus tard, quelles calamités lamentables en ont signalé la chute. On prétend quelquefois, sans doute parce que la royauté se disait très chrétienne, que le royaume de saint Louis est le dépositaire des intérêts de la religion ; mais ce n’est certes pas une vérité de dogme ni d’histoire. Demandez ce qu’on pense à Rome de la politique royale et des sentimens nationaux touchant l’église avant François Ier, et si des écrivains strictement orthodoxes regardent comme la terre classique du catholicisme celle où le gallicanisme et le jansénisme ont germé avant que Voltaire y naquit, et que s’y levât l’aurore de la philosophie de 1789. La valeur de nos légions ne sera point surpassée, et le souvenir de tant de journées immortelles nous autorise apparemment à nous dire une nation guerrière ; mais la guerre avec le temps ne vaut que par l’agrandissement qu’elle procure. Elle nous a, sous ce rapport, plus d’une fois bien servis ; mais enfin, aux deux époques où nous avons tendu par elle à la prééminence, quel a été le résultat suprême ? La vieillesse de Louis XIV prépara par ses revers le règne suivant, et de nos jours le génie des conquêtes a laissé la France plus petite qu’il ne l’avait reçue. Que de fois n’a-t-on pas soutenu que le mandat de notre nation était de changer la face du monde et de tout renouveler, soit par la liberté révolutionnaire, soit par la liberté constitutionnelle ? On sait comment elle y a réussi.

Tous ces faits, il faut les rappeler courageusement, non pour interdire à aucune bonne cause l’espérance, mais pour enseigner à toute bonne cause combien il est difficile de vaincre, pour pénétrer la conscience nationale de l’obligation pour un peuple de méditer son expérience, de sonder ses forces avant de rien entreprendre, et de chercher dans la leçon des événemens par quel secret se forme l’alliance du droit et de la fortune. Mais ici notre ambition n’est pas si haute ; nous indiquons seulement des problèmes historiques, et voici le nôtre : quelle est, l’histoire étant donnée, la destination finale de la France ?

Nous posons la question et ne songeons pas à la résoudre ; mais pour en montrer la difficulté et l’étendue, peu d’époques méritent plus d’être étudiées que celle du ministère de Richelieu ; c’est assurément un des grands momens historiques de la France. Tous les élémens du gouvernement et de la société que nous retrouvons un siècle et demi plus tard existaient dès lors, bien qu’inégalement développés, et de leur lutte ou de leur accord est résulté ce qui était alors l’avenir. Nous qui le connaissons à présent, cet avenir, il nous est facile de nous en faire les prophètes.


III

Pour connaître dans ses origines la France politique, il n’est pas besoin de remonter plus haut que le règne de Charles V. Ce sage roi, disons ma pensée. Ce grand roi offre la meilleure image de ce que devait être le prince dans la vieille société française ; il n’est pas jusqu’à son caractère pacifique qui ne contribue à faire dominée en lui le magistrat sur le seigneur, et à le rendre un représentant anticipé de ce pouvoir de robe longue qui emploie les armées et ne les commande pas, en un mot de la royauté administrative. Qu’importe au reste qu’il ne fût pas guerrier ? Il avait Duguesclin. Son autorité était sortie plus forte des cruelles épreuves de la guerre étrangère et de la guerre civile ; sa sagesse et sa fortune imposaient à l’ambition des grands feudataires, et commençaient pour le peuple quelque chose qui ressemblait au bonheur public ; son despotisme même eût été accueilli par les masses comme une protection. Mais cet élément de liberté, partout présent dans le moyen âge à côté de l’élément du pouvoir, les états-généraux, qui revenaient de temps en temps pour soutenir et admonester la royauté, trop faibles pour s’en faire obéir, étaient assez forts pour s’en faire écouter. Enhardis par les troubles, ils avaient disparu avec la paix. Charles avait su éluder leur puissance, mais il avait compris leurs conseils. Maître des affaires, il modéra lui-même son pouvoir et se posa des règles, ce qui équivaut à reconnaître des droits. Un roi législateur cesse par le fait d’être absolu. Enfin nous parlons ici d’une de ces royautés tant soit peu bourgeoises comme les aime la France, et qu’elle n’estime qu’en les perdant.

Par malheur Charles VI mit la démence, sur le trône, et la France fut conquise. Des ambitions rivales se la disputèrent par la trahison. L’audace des partis ne connut plus ni frein, ni loi, ni patrie. L’oppression étrangère suscita du sein du peuple des vengeurs à la France. À leur tête, brille d’un éclat poétique et sacré cette jeune fille abandonnée lâchement de ceux qu’elle avait sauvés, car la gloire de Jeanne d’Arc est la honte de Charles VII. Personnifié par elle en quoique sorte, le sentiment de la nationalité devint plus vif et plus distinct sous la pression de la conquête. C’est alors que, pour parler le langage des philosophes, il y eut conscience de la nationalité, et que, comme dirait Hegel, la France commença à être pour soi. Charles le Victorieux ne ressemble guère à Charles V. Par ses apparences, il est de l’école des rois chevaliers. L’absolutisme sous les dehors frivoles d’une magnanimité de théâtre est le genre de ces sortes de princes. Heureusement, malgré ses prétentions guerrières, il se trouva un médiocre capitaine, et la paix une fois gagnée, le goût du pouvoir en fit un administrateur. Les événemens avaient conspiré pour rendre absolue cette autorité, instrument nécessaire de la délivrance du pays. Malgré la maxime de la féodalité, qui reconnaissait, à tous ses membres le droit de consentir les impôts, la noblesse y avait renoncé comme à une formalité gênante dans un pays en proie à l’ennemi. « Le roy Charles septiesme, dit Comines, fust le premier… qui gaigna ce point d’imposer tailles à son plaisir, sans le consentement des estats de son royaulme… et à cecy consentirent les seigneurs de France pour certaines pensions qui leur furent promises pour les deniers qu’on levoit en leurs terres. » On ne demanda point au tiers-état son avis, et pour un temps l’usage concentra dans les mains du prince une puissance toujours moins odieuse au pays, dans son excès même, que la féodalité qui l’avait restreinte et menacée. Les ministres bourgeois de Charles VII préparèrent le règne de Louis XI, qui dauphin les combattit, et roi les imita. Tout ensemble plus guerrier et moins chevaleresque que son père, il fut plus populaire et plus redouté. Les rois qui n’ont point de cour sont rarement haïs ; leur pouvoir sans appareil, fût-il terrible, n’offense pas. La familiarité de leurs mœurs rachète la rigueur de leurs actes, et les petits leur tiennent compte de la haine des grands. Ainsi Louis XI est parvenu à gagner jusqu’aux historiens, et à couvrir ses perfidies et ses cruautés par le caractère démocratique de sa personne et de son administration. L’ordre était pour cet esprit pénétrant et ambitieux un moyen de pouvoir, et se rencontrait en même temps un bienfait pour la nation. Il n’est pas le seul de nos rois qui, en travaillant à se rendre maître, ait paru à la multitude un libérateur.

Sous ses successeurs, l’esprit de conquête pénétra dans le gouvernement. La politique de la guerre sans politique, la renaissance, plus brillante que sérieuse, d’une douteuse chevalerie, cette ardeur de gloire sans raison et de bravoure sans but, ce préjugé militaire qui voit toute la patrie dans le drapeau, commencèrent à se développer sous la protection et pour le service de la couronne. Une sorte de domesticité héroïque remplaça pour une partie de la noblesse l’indocilité féodale. L’âme généreuse de Louis XII rachète même ses fautes ; mais le règne de la maison de Valois a été, avant le règne de Louis XV, la plus triste époque des cinq derniers siècles. Il est difficile de trouver entre 1515 et 1589 des années où une sincère et judicieuse pensée de bien public ait avec un peu de suite prévalu dans les conseils du prince. À des guerres malheureuses succédèrent bientôt des guerres civiles. Toutes les garanties d’ordre, de pouvoir ou d’indépendance devinrent l’instrument des factions. Le parti du roi lui-même fut une faction. Ce XVIe siècle, qui n’a peut-être pas de supérieur dans les fastes de l’esprit humain, fut une ère de souffrances et de crimes. Alors que la lumière du génie moderne dominait enfin de son éclat les teintes incertaines d’un long crépuscule, ce ne fut pas la moindre misère d’une société qui, par de nouvelles idées, s’éveillait à de nouveaux besoins, que de se sentir plus malheureuse ou plus opprimée dans le moment où elle concevait mieux ses droits au bonheur et à la justice.

Les guerres civiles, qui sont quelquefois une rude, mais bonne école, lui apprirent et lui servirent peu, sauf qu’elles faillirent lui enseigner à ne compter sur rien, ni sur personne, ni sur elle-même. Roi, clergé, noblesse, parlement, tiers-état, communes, que valait tout cela, qui n’empêchait ni le massacre de Vassy, ni la Saint-Barthélemy, ni les barricades, ni le siège de Paris ? Dira-t-on du peuple quoesivit coelo lucem, parce que la religion servit de bannière aux discordes civiles ? Mais la religion était le catholicisme ou le protestantisme. Or en France l’apparition de la réforme n’a fait nul bien à l’église. Elle n’a servi qu’à la passionner et à l’aigrir ; elle lui a appris tantôt à se liguer, tantôt à lutter avec la royauté, non dans un intérêt public, mais dans un intérêt de domination. Le clergé eut sa cause, son drapeau, sa politique ; il devint un parti, grand et irréparable malheur, et qui n’a pas faiblement contribué au déclin de son influence. Quant à la réforme, peu de pays peut-être semblaient au début mieux préparés que la France à l’accueillir, comme révolution ecclésiastique du moins, sinon comme transformation religieuse. La cour de Rome n’y jouissait d’aucune faveur. Les abus de l’église, sans être plus crians qu’ailleurs, étaient continuellement en butte aux traits du peuple moqueur par excellence. Ce n’était pas sans doute assez que de pareils mobiles pour susciter le triomphe du protestantisme. Toutefois ils servirent partout puissamment au mouvement spirituel qui lui donna naissance, et parmi nous, dans la haute noblesse, dans une partie distinguée du clergé, dans la bourgeoisie lettrée, l’esprit protestant était tout prêt ; mais dès ce temps-là, pour faire une révolution, il fallait le roi et Paris. Si le frère avait valu la sœur, si François Ier avait eu le cœur et la tête de Marguerite de Valois, son exemple eût risqué d’être irrésistible. Je ne vois pas pourquoi il n’aurait pas eu l’ascendant de Henri VIII. Après lui, après qu’il eut au contraire ouvert la carrière de l’intolérance, il était trop tard ; Catherine de Médias pouvait bien se résigner assez lestement à prier Dieu en français, mais les partis étaient pris, les engagemens liaient les consciences et les vanités, plus fortes encore que les consciences. Paris d’ailleurs, Paris turbulent et dominateur, comme au temps du roi Jean et de Charles VI, avait fait son choix en se donnant aux Guise. La ville de la Saint-Barthélemy et du massacre des Carmes voulait un roi catholique. La réforme prise au point de vue politique n’était donc qu’un élément de désordre. Si elle n’eût pénétré en France, le clergé plus tiède fut resté plus sage. Elle isolait d’ailleurs, elle retirait pour ainsi dire du grand courant national les plus fermes esprits et les plus énergiques caractères. Son parti, quelque intérêt qu’il inspire par la justice de sa cause, n’en était pas moins un parti. Il réunissait peut-être les hommes les plus propres par leur nature, s’ils étaient restés libres, à servir l’état avec indépendance, à résister au pouvoir en le soutenant ; mais absorbés par leur foi et leur cause, la réforme les ôtait à la France. Ils formaient une nation dans la nation.

Comme Charles V, comme Charles VII après les revers et les déchiremens de la France conquise, le grand prince, éternel honneur de la maison de Bourbon, apparut aux peuples en vainqueur, en libérateur, en pacificateur. L’invasion étrangère, la guerre civile, l’anarchie, la tyrannie, le pillage, le massacre, tous les maux publics semblèrent fuir à tire-d’aile devant lui dans cette heureuse année de 1589 qui précéda de deux siècles une année plus mémorable encore. Henri IV, plus guerrier que les rois chevaliers, plus grand que les rois bourgeois, plus politique que les honnêtes et plus honnête que les politiques, avait connu toutes les fortunes et montré toutes les qualités qui font les grands hommes. La royauté arrivait dans ses habiles mains encore éprouvée, encore recommandée pour ainsi dire aux yeux de la nation comme l’arbitre des partis, la sauvegarde de l’ordre, le symbole du droit commun.


IV

On peut dire que le gouvernement de Henri IV était libéral ; mais il n’a fondé qu’une seule liberté, la liberté de conscience, donné qu’une seule charte, l’édit de Nantes. Son esprit, son temps, sa vie passée, lui en faisaient une loi. Aucune liberté d’ailleurs ne s’établit si l’on n’a combattu pour elle, et c’est pour celle-là que le XVIe siècle avait combattu. Henri n’a touché à aucune autre institution fondamentale. Il s’est borné à user supérieurement du pouvoir tel qu’il le trouvait, exerçant dans sa plénitude la souveraineté administrative, assurant la prospérité publique, créant la politique de la France. Ses successeurs ont pu développer son œuvre, aucun n’y a ajouté de fondation nouvelle. Quant à la sienne propre, quant à la liberté de conscience, Richelieu l’a désarmée, Louis XIV l’a supprimée.

Mais si l’on jette les yeux sur l’état des affaires à la mort de Henri, on reconnaîtra que l’ordre établi perdait en le perdant son unique garantie. Rien n’était assuré dans le sein du gouvernement. P’oint de force régulière bien assise, hormis cette autorité royale, instrument puissant que les partis allaient se disputer. De la royauté elle-même était vrai l’adage : « Tant vaut l’homme, tant vaut la chose. » Et combien de temps encore il devait rester vrai ! La guerre était presque déclarée à la maison d’Autriche, ou du moins la succession du duché de Juliers mettait aux prises sa politique et celle de la France ; déjà un corps d’armée avait passé la frontière, que le gouvernement d’un roi mineur en était encore à chercher sa force et ses desseins. La nation, accoutumée à s’en lier au génie de son roi, détachée de toutes les passions par l’expérience des guerres civiles, ne croyait en aucun parti, non plus qu’en elle-même. Point d’opinion publique, car ce n’est pas une opinion publique que le désir vague d’une administration équitable et tutélaire, accru par l’effroi de l’avoir pour longtemps perdue avec le prince qui en réalisait l’éclatant modèle. Unanime dans les masses, ce sentiment d’inquiétude ne rencontrait d’exception que dans les ordres privilégiés. Le premier des deux, le clergé, est celui qui l’éprouvait le moins. Jamais les ménagemens et même les concessions accordées à l’église n’avaient pu effacer dans le fils de Jeanne d’Albret les caractères, sinon de l’hérétique, au moins du libérateur de l’hérésie. Il avait beau se confesser aux jésuites, l’église ne pouvait le regarder comme sien, et en effet il n’appartenait à personne. Le clergé, constitué à l’état de parti tant que la réforme était debout, ne pouvait songer qu’à lui-même ni rêver autre chose qu’un dédommagement ou une revanche. Jaloux de ses immunités domaniales, il ne se connaissait envers la puissance publique d’autre relation que le privilège d’y contribuer par des dons volontaires, non par des taxes obligatoires. Son seul devoir politique était celui-là. Deux choses en sus lui tenaient au cœur : faire recevoir en France les décrets du concile de Trente, et restreindre les usurpations, ou pour mieux dire les droits des calvinistes. Évidemment il n’y avait là que des intérêts particuliers. La noblesse se divisait en deux classes, les grands et les gentilshommes. Les premiers remplaçaient pour le temps les puissans feudataires d’un autre siècle. Parmi eux, les uns par une origine princière et le titre de leurs domaines, les autres par de grandes charges, des gouvernemens et des places fortes, occupaient une position indépendante qui devenait un pouvoir dans l’état, quand le pouvoir central était faible. C’est ainsi que Mayenne, Nevers, Guise, Bouillon, se posaient en rivaux de l’autorité royale, et que Montmorency. Lesdiguières, Espernon, marchaient presque leurs égaux. Les princes du sang, recrutés encore par la bâtardise, formaient une classe non moins redoutable, plus puissante par son prestige, plus dépendante par ses apanages. Pas plus chez les Gaston et les Condé que chez les Soissons et les Vendôme, la pensée d’une obligation envers la France comme devoir officiel, lien de famille ou sentiment patriotique ; ne dominait l’intérêt, l’orgueil, l’avarice et l’ambition, droits naturels de la grandeur. La crainte ou l’espérance les ramenaient seules par momens sous l’étendard royal, et ils se conduisaient par des calculs qu’il n’est permis d’avouer que dans les relations diplomatiques des gouvernemens. Un droit des gens qui ne condamnait que la violation des engagemens pris était la seule règle qu’ils voulussent bien reconnaître, à la condition de ne pas l’observer. Prise dans son ensemble, toute cette haute aristocratie, dénuée d’intérêt public, ne représentait absolument qu’elle-même. Pour elle, les pouvoirs et les partis, les lois, les opinions, les griefs, n’étaient que des armes à employer ou à briser selon le temps. Rien ne semblait sacré, ni le nom du roi, ni celui de la France. La conspiration avec l’étranger paraissait une ressource permise. Spéculer sur la mort de Louis XIII, même sur un changement dans l’ordre de succession, ne passait pas pour sacrilège. Les plus voisins de la royauté n’étaient pas ceux qui la respectaient le plus. Une telle aristocratie était une force contre l’état, non une des institutions de l’état.

Les gentilshommes n’échappaient point entièrement à la contagion de pareils exemples. L’imitation les tentait comme un privilège de race et un retour de féodalité. D’anciens rapports de vasselage ou de service volontaire les enchaînaient quelquefois à de plus grands qu’eux, et dominaient alors leurs devoirs de sujets et de Français. Ils faisaient de cette fidélité hiérarchique l’excuse de la rébellion, comme aussi beaucoup de nobles s’aidaient de l’obéissance due au prince pour rompre les liens particuliers d’hommage ou de reconnaissance, et ne plus se donner d’autre maître que celui de l’état. Comme, après tout, le roi était le seigneur des seigneurs, la noblesse en général tenait le parti du roi, du moins l’épée à la main. Se battre vaillamment, quelle que fût la cause, était son premier devoir, remplir ce devoir envers le prince ou la patrie ne venait qu’après ; mais en dehors du cercle de l’honneur militaire expirait le patriotisme et presque tout le royalisme de la noblesse. Hors des camps, elle ne se connaissait plus d’obligation qu’envers elle-même, d’intérêts publics que les privilèges de son rang. Les décrets de la souveraineté étaient pesés par elle dans la balance de ses prétentions. Tous les services rendus à l’état en dehors d’elle lui semblaient abusifs ou méprisables. Toutes les réformes administratives la trouvaient froide, hostile ou dédaigneuse. L’état était son obligé ; il devait lui savoir gré de ce qu’elle faisait pour lui en servant le roi.

Mais il se rencontre dans son sein des hommes qu’une intelligence supérieure, une aptitude spéciale, une ambition éclairée ralliait autour de la royauté, considérée non plus comme une dignité seigneuriale, mais comme un pouvoir de gouvernement. Pour ceux-là, dont Sully est le plus illustre exemple, le privilège de la naissance se transforme en une éligibilité spéciale aux emplois publics. Quelques-uns deviennent des courtisans fonctionnaires, ou même s’arrêtent en route et se contentent du premier métier ; ce n’est alors qu’une transformation dernière du lien féodal. Ceux-là seuls qui ont conçu dans le titre de serviteur du roi celui de serviteur de l’état donnent à la noblesse l’exemple que, pour son salut et son honneur, elle aurait dû suivre, et qui, largement compris, l’aurait conduite peut-être à convertir une stérile distinction de caste en une magistrature aristocratique. Toutefois, dans le cercle même des fonctions publiques, la grande part demeurait encore au tiers-état ou à ces nobles de roture qui lui servaient de chefs et passaient des tribunaux dans l’administration. Le maniement des affaires semblait réservé de préférence aux bourgeois capables, dont L’Hôpital est le grand homme et Colbert le grand ministre.

La judicature était l’aristocratie du peuple. La dignité des mœurs, la gravité des habitudes, la fidélité aux traditions donnaient aux parlemens un imposant caractère. Dans leur sein régnait en général, à défaut de l’esprit de justice, ce respect des formes qui souvent en tient lieu. Sous cette enveloppe quelquefois trompeuse vivait un certain sentiment du droit. Ce droit était d’ordinaire le leur, qui se trouvait par occasion protéger celui des autres. Ainsi le privilège, si cher au parlement, de rendre exclusivement la justice devenait pour le citoyen le droit de n’être pas distrait de ses juges naturels, et ceux-ci, en soutenant leur prérogative, défendaient indirectement les justiciables. Placez le parlement dans une autre sphère, entendez-le délibérer sur la chose publique : toutes les fois que quelque usurpation lui paraîtra blesser un de ses privilèges, les remontrances viendront en aide au bon droit ; mais si le privilège est un abus, si par orgueil ou préjugé il se croit intéressé au maintien de quelque désordre consacré, de quelque inégalité traditionnelle, la résistance sera la même, et le mal comme le bien trouvera sur les fleurs de lys de consciencieux défenseurs. Un conflit fréquent opposera l’indépendance routinière du magistrat et l’esprit réformateur de l’administration. Bien des progrès en seront compromis ou ne s’obtiendront que par la victoire de l’arbitraire. À mesure que l’autorité sera plus maîtresse, le peuple aura plus de bien-être, plus d’égalité et moins de garanties. Il s’habituera de plus en plus à jouer à qui perd gagne dans la victoire des ministres sur ses défenseurs attitrés ; il s’intéressera de moins en moins à des résistances qu’il comprendra peu, et la concentration graduelle de tous les pouvoirs en un seul ressemblera pour lui à la domination du bien public.

La nation, c’est le tiers-état : c’était déjà vrai ; seulement, abandonné ou insulté par les autres ordres, accablé des charges publiques, récompensé par de rares intervalles de calme et de prospérité, il n’espérait rien des droits particuliers et ne se connaissait pas de droits généraux. La coïncidence de certains intérêts de la couronne avec les siens était toute sa grande charte. Cela suffisait pour qu’en général la nation fût royaliste ; mais elle l’était surtout contre le clergé et la noblesse. Il y avait bien dans son sein un levain d’opposition lettrée, compatible avec la monarchie, quoique tirant à la république ; mais rien, sincérité, droiture, patriotisme, ne suffisait pour compenser ce qui manquait à l’esprit public de la bourgeoisie opposante. La tradition, la résolution, l’expérience, la consistance, une tranquille audace sans laquelle les peuples ne sauraient être libres, voilà ce qu’on eût cherché vainement chez ces ancêtres des libéraux modernes. Les plus savans inventaient des chimères. Les plus prudens invoquaient un passé presque aussi chimérique ; leur commune faiblesse les ramenait tôt ou tard à la royauté, car c’était encore ce qu’il y avait de plus national et de plus novateur. On pouvait la craindre ; mais on en pouvait espérer. On la voulait forte pour qu’elle contînt les grands, et capable d’opprimer les petits, afin qu’elle eût le moyen de les protéger.

Il existait bien une vieille institution, ou du moins un recours possible à une vieille institution, — les états-généraux. Depuis Charles V, ces assemblées avaient été réunies environ vingt fois. C’était en moyenne près d’une fois en douze ans. On avait toujours beaucoup attendu et peu profité de leur présence. Après quelques nobles discours et d’excellentes délibérations, elles se retiraient laissant la couronne prendre de leurs avis ce qui lui plaisait Quand par hasard leurs idées étaient converties en lois, c’est donc à la couronne qu’en revenait l’honneur. Cependant le nom des états-généraux subsistait toujours dans les esprits comme une espérance. On sait que la régence de Louis XIII convoqua les états-généraux en 1614. Il faut nous y arrêter ; Richelieu y commença le métier politique, et ce sont les derniers de l’ancienne monarchie ; ceux qui vinrent cent soixante-quinze ans après l’ont renversée.

V

Il est curieux d’étudier l’assemblée de 1614. D’elle, tout aussi bien que de tant d’autres choses, on peut dire qu’elle aurait pu empêcher la révolution française ; mais elle n’y songeait guère, et, si nous écoutons le premier des trois ordres et son orateur, qui n’est pas moins qu’Armand Duplessis de Richelieu, évêque de Luçon, que trouverons-nous dans sa harangue ? La rhétorique du temps, longues périodes, oiseuse redondance, style figuré sans trop de mauvais goût pourtant. Le début n’est pas heureux. La session des états y est comparée aux saturnales de Rome, comparaison si malvenue, que l’orateur est presque aussitôt obligé de signaler plus de différences que de ressemblances. Puis de ce fâcheux rapprochement il arrive à la politique. Le point le plus soigneusement traité est la convenance, même la nécessité d’appeler les ecclésiastiques aux grands emplois du gouvernement. C’est là un des intérêts généraux qui touchent le plus le clergé, et son interprète ne parait pas s’être fait prier pour y insister. On dirait qu’il écrit la préface de son histoire. Vient ensuite l’acceptation des actes du concile de Trente, plus une certaine restitution de biens d’église donnés aux protestans du Béarn par la mère de Henri IV. Cela dit, le clergé marche au secours de la noblesse dans la guerre qu’elle déclare à la vénalité des offices de judicature. Le feu roi l’avait consacrée en obligeant les magistrats à racheter par une taxe annuelle la transmissibilité de leurs charges. C’était traiter celles-ci en patrimoine de main-morte. La propriété et l’hérédité étaient alors la forme qu’affectaient tous les droits, et celui de rendre la justice ayant originairement fait partie du domaine féodal, le posséder patrimonialement à son tour, c’était pour la bourgeoisie parlementaire un avènement au privilège. Chose étrange, la vénalité des charges était ainsi une conquête de l’égalité. La noblesse voyait avec jalousie cette investiture d’un nouveau genre, qui lui fermait, disait-elle, l’entrée des cours souveraines. Elle avait donc fait de l’hérédité des offices et de l’impôt qui la consacrait son principal grief, et le clergé épousa sa cause. Le tiers-état, embarrassé de soutenir la sienne, se vengeait en dénonçant les motifs réels que les ordres privilégiés couvraient du prétexte spécieux du bien public, et les forçait pas revanche à réclamer avec lui contre l’abus des pensions, rendant ainsi guerre pour guerre à la noblesse de cour. La querelle avait amené des paroles violentes et des scènes orageuses. « Ils verront la différence qu’il y a d’eux à nous, disait l’orateur de la noblesse. » - « C’est l’inaptitude et non la vénalité qui exclut les nobles des charges, » répondait l’orateur du tiers. Puis, comme une autre fois il s’était permis de prétendre que les trois ordres étaient frères et que le sien était le cadet : « Ordre inférieur, répliquait le premier, composé des villes et des champs, ces derniers quasi tous hommagiers et justiciables des deux premiers ordres… Ils veulent se comparer à nous, j’ai honte de vous dire en quels termes ! » Il fallut que le clergé s’entremit, que le roi intervint. On calma les esprits avec des promesses sur les offices et sur les pensions ; mais les promesses n’ont jamais été tenues, et Richelieu, qui avait attaqué la vénalité des charges dans sa harangue, n’a pas manqué de la défendre dans son testament.

Le tiers d’ailleurs se distingua, selon l’usage, par un sentiment plus éclairé des intérêts de l’état et des besoins du pays. Ses cahiers contiennent une série de vœux ou plutôt un code de principes de législation et d’administration qui se lisent avec surprise et qui sont à peine réalisés depuis 1789. Fidèle à ses traditions de race, il commença par proclamer sa vieille alliance avec la royauté, en demandant qu’elle fût déclarée souveraine de droit national, indépendante de toute puissance sur la terre. La France frémissait encore d’horreur au souvenir de l’assassinat du roi. Elle croyait que les passions régicides s’alimentaient des fausses doctrines de suprématie spirituelle empruntées par une partie du clergé à la cour de Rome. Pour prévenir à jamais les actes, on voulait faire condamner la doctrine. Le clergé s’efforçait de sauver la doctrine en détestant les actes, et la noblesse rendait au clergé l’appui qu’elle en avait reçu. La question fut portée devant le roi, qui se jugea trop défendu, et pria ses sujets de le laisser pourvoir lui-même aux intérêts de sa puissance. Le tiers maintint sa délibération sur ses registres, et ne sollicita dans ses doléances publiques, dignes de celles des états de 1560, que ces mesures d’égalité, d’unité, d’affranchissement, toujours réclamées, ajournées toujours. Toutes ses demandes rédigées en articles furent renvoyées à une commission du conseil, et elles y seraient encore, s’il n’était survenu deux événemens, le ministère de Richelieu et la révolution française.

Ainsi, comme ordre national, le tiers n’avait aucune autorité ; les états-généraux eux-mêmes n’étaient pas un pouvoir. Vainement l’idée d’une réforme, cette idée plus que séculaire, était-elle dans tous les esprits ; elle ne servait qu’à les remplir de tristesse et quelquefois d’humiliation. Ces griefs longtemps comprimés n’engendrèrent jamais dans les masses cette énergie qui entreprend et qui persévère, ce courage de vouloir la justice, qui fait le salut d’une nation lorsqu’elle défend ses droits, et son péril quand il faut les conquérir. La France, dénuée de ces prérogatives héréditaires qui assurent aux peuples une position défensive, s’abstint longtemps de la témérité de l’agression ; mais il pouvait venir un jour où ces ajournemens indéfinis, ces mécomptes successifs, cette conviction incessamment renouvelée d’impuissance et d’abaissement, cette lutte timide et opiniâtre contre le dédain des oppresseurs, ces incomplets soulagemens péniblement obtenus, non de la justice, mais de la faiblesse ou des calculs du pouvoir, ce spectacle corrupteur d’un régime où le privilège n’existait qu’au profit de l’orgueil, où la puissance était sans règle et la politique sans principes, enfanteraient à la longue dans le cœur ulcéré des peuples ces sentimens de haine, de défiance et de mépris qui amènent à leur suite tous les vices et toutes les fautes de l’esprit révolutionnaire.

Telle est donc la triste succession de sentimens qui se manifeste dans tous les momens historiques où la France semblerait faire effort pour réformer son gouvernement. D’abord l’espérance, spes libertatis honestoe, comme dit Gui Coquille. On attend presque toujours beaucoup des états-généraux ; mais cette espérance est concentrée dans une élite bourgeoise d’hommes de loi et d’hommes de lettres. La nation, qui ne sait rien, n’attend rien, et par-là même ne prête aucune force ; puis, après d’éloquentes plaintes, et même d’assez fières remontrances, on se jette dans les bras de la royauté, qu’on tâche de toucher ou de séduire. Le roi, sans acquiescer à rien, opère quelques réformes qui, en supprimant quelques désordres, le rendent plus absolu. Le gouvernement, un peu plus régulier, n’en sort pas au fond mieux constitué ; mais on a gagné du temps, et tout s’oublie dans la commune imprévoyance. Le découragement se tourne en indifférence moqueuse sur un fonds de rancunes amèrement comprimées. Rien n’est plus navrant, à mon sens, que cette perpétuelle histoire politique, de la société française ; tous nos malheurs s’y peuvent lire par avance. Aux états mêmes de 1614, prenez le discours de Robert Miron, orateur du tiers (et la comparaison n’est pas à la gloire de Richelieu) : vous y verrez l’énergique description de toutes les plaies du royaume ; puis vous entendrez cet appel : « Qui pourvoira donc à ces désordres, sire ? Il faut que ce soit vous : c’est un coup de majesté… Roidissez-vous généreusement contre toutes oppressions ; c’est le plus sûr moyen de retenir tant de têtes avec une seule tête, et de ranger doucement sous un joug commun d’obéissance cette multitude inquiète, désunie et turbulente… Si votre majesté n’y pourvoit, il est à craindre que le désespoir ne fasse connaître au pauvre peuple que le soldat n’est autre qu’un paysan portant les armes ; que, quand le vigneron aura pris l’arquebuse, d’enclume qu’il est il ne devienne marteau. »

Voilà ce qu’on prévoyait au XVIIe siècle ; mais plus d’un jour de répit devait être accordé à la société française avant la crise inévitable. Il y a toujours dans les affaires de ce monde des tempéramens qui adoucissent le mal et en retardent les effets. Rien n’est absolu ni subit, et la France avait des jours de repos, de bonheur même et d’éclat à traverser avant d’arriver au fatal dénoûment. Vers l’époque que nous étudions, l’esprit de société prenant l’essor compensait un peu les faiblesses et les erreurs de l’esprit politique. À défaut des pouvoirs constitués, une force naissante, celle de l’opinion publique, si ce mot n’est pas un anachronisme, se développait par les livres et la conversation. Des mœurs plus douces, des lumières plus générales, des caractères moins énergiques, tout ce qui signale les derniers progrès de la civilisation modifiait lentement l’action du gouvernement. Le pouvoir et les classes instruites commençaient à vivre dans une commune atmosphère morale, où les idées, remontant sans cesse, gagnaient péniblement les hauteurs, et venaient éclairer l’intérieur des conseils de la couronne. Les serviteurs de l’état, grandis par leurs œuvres, issus de toutes les origines, libres des préjugés d’ordre ou de profession, se formaient un esprit mixte dont l’impartialité n’était dominée que par une foi absolue dans l’autorité royale. Tout ce qui pouvait lui résister leur devenait suspect. Ils ménageaient le clergé, la noblesse, la magistrature, mais ils s’en défiaient, et, pour les affaiblir, cherchaient volontiers leur point d’appui dans le peuple, en répétant que sa force était celle de l’état. Bienveillans pour tous les intérêts qui imploraient protection, ils aspiraient à se faire un mérite de la félicité publique, et tendaient à composer une sorte d’aristocratie de fonctionnaires, la seule que la France ait jamais acceptée, et celle qui devait survivre à toutes les autres.

Le roi en était le chef. Tout en se disant par habitude le premier gentilhomme de son royaume, il devenait le roi des bourgeois. Mais au milieu de la confusion qui régnait dans le gouvernement, au milieu de l’incertitude des droits et des devoirs, son titre ne suffisait pas à sa puissance ; la machine ne marchait pas d’elle-même. Il fallait une volonté pour imprimer le mouvement ; or cette volonté manquait dans les premières années de la régence de Marie de Médicis. C’est une de ces époques de notre histoire qui paraissent incompréhensibles. On en peut citer d’autres, par exemple la seconde moitié de la fronde. Quand il y a des troubles, il y a des partis ; quand il y a des partis, il devrait y avoir des opinions. De 1610 à 1624, il y a des partis et des troubles, mais il n’y a point d’opinions. Impossible de dire nettement quelle idée, quel intérêt général représentait la reine-mère ou le prince de Condé, Mayenne ou Bouillon, Luynes ou Concini. Les protestans eux-mêmes, qui du moins avaient un droit précieux à défendre, n’écoutant que l’impatience ou l’ambition de leurs chefs, voyaient une menace dans la malveillance de leurs ennemis, et devançaient l’oppression par la révolte. Les abondantes ressources accumulées par le dernier règne tentaient comme un butin toutes les convoitises. Les factions ne prenaient les armes que pour se mettre en crédit. La reine voulait gouverner son fils plutôt que le royaume ; le roi s’efforçait de lui échapper par humeur ou par jalousie plus que par amour du pouvoir. Le favori de l’une luttait contre le favori de l’autre, tandis que les chefs des partis aristocratiques coalisaient tous les mécontens contre le plus fort des deux. Une histoire raisonnée de ce temps est impossible. Tout y est livré au hasard des caractères ou des passions individuelles. C’est un de ces temps dont le spectacle encouragerait le scepticisme politique, et ferait croire que le drame historique est tout composé d’épisodes.

Richelieu n’était qu’un simple gentilhomme, mais il ne dépendait d’aucun grand seigneur. Sa famille était de la maison du feu roi, qui par faveur l’avait fait évêque. Son évêché, des plus modestes, ne suffisait pas à son activité. Son aptitude et son goût l’appelaient au maniement des affaires publiques. Rien ne prouve qu’il ait de bonne heure pensé à les diriger. Son ambition ne semble pas d’abord s’élever au-dessus des honneurs du conseil d’état. Cependant, après qu’il eut été l’orateur du clergé, l’espérance dut lui venir, et la faveur de la régente, de quelque manière qu’il l’ait gagnée, dut enhardir ses vues. Par l’intérêt de sa position comme par la nature de son esprit, il devait s’attacher entre tous les partis à celui de l’autorité royale. Il eut ce mérite, qui commençait à devenir plus commun, d’apercevoir la juste prééminence du droit de l’état sur tous les autres droits ; mais il eut un autre don plus rare, celui de discerner le bien de l’état avec le jugement le plus sûr, de l’embrasser avec la passion la plus forte, de l’accomplir avec une activité infatigable et une invincible fermeté. Ses qualités pratiques nous paraissent supérieures aux lumières mêmes de son esprit, son caractère dépasse son génie, ce qui vaut mieux que le contraire pour un homme d’état ; mais à son début il ne savait rien de tout cela. Jamais il ne paraît s’être observé avec beaucoup de finesse. Il allait devant lui, sans s’arrêter pour se juger. Il était attiré vers le pouvoir suprême sans plus de conscience que l’aiguille vers le pôle.

Dans son premier ministère, il n’avait été qu’un bon fonctionnaire public qui sert bien, mais qui se ménage. Il ne se fit connaître, il ne se connut lui-même que lorsqu’il fut premier ministre. Ici nous nous trouvons sur le terrain de M. de Carné, et nous renvoyons à lui. Son admiration pour Richelieu est judicieuse. Elle ne fait point taire sa conscience ; elle ne lui dissimule pas, quoiqu’il les laisse entrevoir plutôt qu’il ne les montre, les côtés faibles de cette brillante manière de gouverner. Il n’ignore pas qu’il pouvait y avoir dès lors de meilleurs moyens d’opérer les transformations politiques d’une société. Sa raison nous paraît se garder mieux de toute exagération que celle même de M. Thierry. Ce grand historien, qui voit dans Richelieu l’homme nécessaire, déclare sans hésitation ni regret que, sauf des détails, rien ne pouvait se faire que ce qu’il a fait. Mais l’admiration arrive à l’enthousiasme, si l’on passe aux historiens plus systématiquement démocratiques. L’habile auteur d’une excellente histoire de France, M. Henri Martin, raconte, avec ou peu s’en faut la passion d’un légendaire pour son saint, les miracles du grand cardinal. Ce n’est plus une administration, c’est une mission. On connaît les dogmes et les formules de la philosophie sociale. Nous demanderons, en cette occasion comme en toutes, à user des uns comme des autres avec une extrême sobriété. Pénétré de l’esprit des temps modernes, admirateur très froid des anciennes formes de la société, invariable partisan de la révolution qui en a changé la face, nous ne nous croyons pas le moins du monde condamné à l’approbation des moyens par lesquels cette résolution s’est d’abord préparée, puis accomplie. Ses précurseurs, ses instrumens, ses auteurs, ne nous imposent par aucun titre à l’infaillibilité. Nous sommes plus disposé à la défendre qu’à la louer. Pour nous, le fait réel n’est pas toujours le seul possible ; le possible n’est pas le nécessaire ; le nécessaire n’est pas le bon ni le juste, et sans beaucoup attendre des choses humaines, nous en exigeons toujours plus qu’elles ne donnent. Nous faisons cet honneur à la liberté des individus de réclamer toujours d’elle plus qu’elle n’a fait.


VI

Des deux parties de l’œuvre de Richelieu, la partie extérieure nous semble au-dessus de l’autre. Depuis un siècle, la puissance de la maison d’Autriche était le grand danger tout à la fois de la France et de l’Europe. En Espagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, la politique envahissante et compressive des successeurs de Charles-Quint menaçait ensemble l’indépendance des gouvernemens et la liberté des nations. Le plan général de résistance à cette tentative de monarchie universelle avait été tracé d’une manière admirable par Henri IV, prêt à marcher sur le Rhin, au moment où le fer trancha sa vie. Il en fit la confidence à Jeannin, qui lui-même le redit à Richelieu, et celui-ci l’a parfaitement exposé dans les premières pages de ses Mémoires. Ce programme politique pouvait être suivi avec énergie et confiance, pourvu qu’on eût soin de ne concevoir ni ne montrer au profit de la France la contre-partie du système autrichien. Peut-être n’y a-t-il pas eu un moment depuis deux siècles où la même conduite n’ait été opportune et sûre, à la triple condition de ménager l’alliance ou la neutralité de l’Angleterre, de respecter l’indépendance des parties est et nord des Pays-Bas, de renoncer à tout agrandissement territorial en Italie. Ces trois points réservés, la France de tout temps aurait pu, en défendant la liberté de tous, c’est-à-dire l’équilibre de l’Europe, grandir son influence et même courir fortune de s’accroître sur sa frontière sans coaliser le monde contre elle. Jugée sur cette mesure, la politique de Richelieu, non celle de Louis XIV, sortirait triomphante de l’examen. Elle nous semble mériter, au point de vue de la civilisation moderne, tous les éloges qu’elle a reçus. On sait en effet qu’elle allait jusqu’à prêter l’appui d’une monarchie à des républiques, d’une puissance catholique à des états protestans. Sans trop s’effrayer de ces conséquences qui troublaient de faibles esprits, il soutint le système européen qui devait prévaloir à ce congrès de Westphalie, encore anathématisé de nos jours par des écrivains chers à l’église. On peut lui reprocher dans l’exécution quelques-unes de ces complications de vues, de ces arrière-pensées de défiance qui embarrassent l’action et l’affaiblissent. Il poursuivit trop d’intérêts à la fois, craignit par instans de trop s’engager, ne proportionna pas toujours les moyens au but, n’alla pas toujours jusqu’au bout de son idée. Le héros qui du fond du Nord fit une si glorieuse apparition sur la scène du monde, l’homme à qui échut l’incomparable honneur d’être dans la meilleure des causes aussi grand que jamais homme le fut en aucune cause, Gustave-Adolphe méritait peut-être une confiance plus absolue et une coopération plus puissante. Quoique Richelieu ait fait le tour de force d’avoir plus de cent cinquante mille hommes sous les drapeaux, il eut trop d’armées et les eut trop faibles. Il divisa trop son action, et, faisant abus de son universalité, il ne sut pas toujours sacrifier les accessoires au principal. Longtemps malheureux dans le choix de ses généraux, il s’obstina dans la confiance que lui arrachait le dévouement à sa personne. Pour justifier ses prétentions militaires, il donna des flottes et des armées à commander à des gens d’église, et Turenne et Condé ne vinrent pas à temps pour égaler sous lui la grandeur de la guerre à la grandeur de la politique. Cependant c’est de bonheur plus que de sagesse qu’il manqua dans cette partie de son gouvernement. Il fit à peu près tout le possible. L’esprit vraiment militaire, celui qui pour l’honneur et la bravoure élève le bourgeois au rang du gentilhomme, le paysan au niveau du bourgeois, se développa sous son influence d’une manière inconnue jusqu’à lui. Je le répète, comme représentant la France dans les cabinets de l’Europe et sur les champs de bataille, Richelieu n’a mérité que la reconnaissance du pays et l’admiration de la postérité.

À l’intérieur, nous avouerons que l’honneur tant prôné d’avoir, comme on dit, détruit les restes de la féodalité n’éblouit pas nos yeux au point de nous cacher tout le reste. L’idée sans doute était juste ; l’abaissement des grands était la condition de la force de la couronne et de l’état, et la force de la couronne et de l’état, nécessaire pour soutenir la France en Europe, était désirable pour ce qu’on appellerait aujourd’hui la démocratie. Les progrès du pouvoir central étaient les progrès de l’égalité ; mais l’égalité touchait peu Richelieu. Ce n’était pas dans une pensée de justice et de perfectionnement qu’il étendait autour de lui ce niveau qu’on lui sait tant gré aujourd’hui d’avoir rendu si redoutable. Le vieil apologue de Tarquin l’ancien était au fond de cette politique. Il aimait l’état et non le peuple ; je ne méconnais pas ce qu’il y a de puissant, de noble même et d’élevé dans cette sorte de passion. Le roi, c’est presque l’état ; l’état, c’est presque la patrie. Mais tout despotisme qui n’est pas de bas étage peut s’élever jusque-là.

Pour émanciper l’autorité suprême, il employa les ressources infinies de son habileté et de son caractère, moins à fonder des établissemens qu’à vaincre des résistances. Ne cherchant qu’à secouer toute contrainte, il détruisait et ne remplaçait pas. Par exemple, un des premiers obstacles qu’il rencontra, ce fut l’organisation du protestantisme, étrange en effet, et qui surtout nous parait telle aujourd’hui. C’était bien un état dans l’état, et ce qui est plus fort, un état libre. Les huguenots, gouvernés intérieurement par des corps délibérans, avaient pour se maintenir des généraux, des années et des places fortes. Cette position redoutable, Richelieu hésita longtemps à l’attaquer. C’était chercher la guerre civile au milieu de la guerre étrangère, et se priver résolument de bons soldats et de meilleurs capitaines. Quoique la turbulence et l’intrigue eussent entraîné les réformés dans quelques rébellions, peut-être un chef de gouvernement encore plus libre d’esprit aurait-il su les regagner en faisant taire leurs ennemis, rendre disponibles pour ses desseins les héritiers des Lanoue et des Coligny, consacrer tout entier au service de l’état un duc de Rohan, chez qui le patriotisme luttait contre l’esprit de secte, et le seul de tous ses égaux qui offrît alors des traces de grandeur. La déraison indocile des protestans, la déraison provocante des catholiques, l’orgueil plus personnel que politique de prendre La Rochelle, entraînèrent Richelieu hors de ses premières voies. Il entreprit de désarmer l’hérésie. Il consuma des forces et du temps à réduire la citadelle où s’était retranchée la liberté de conscience. Qu’en résulta-t-il ? Une disparate, un désordre fut effacé du champ de l’unité française ; mais un droit sacré, le seul reconnu jusque-là, perdit sa garantie. Les fruits de soixante ans de guerre civile furent compromis ou livrés sans défense à la toute-puissance du bon plaisir. La criminelle pensée d’imposer la foi par la force rentra avec l’espérance dans l’église et bientôt dans l’état. Voilà un des progrès, voilà une des conquêtes que l’esprit des temps modernes dut au génie de Richelieu. La Bruyère le loue naïvement d’avoir « entamé un ouvrage, continué ensuite et achevé, — l’extinction de l’hérésie. »

De la brèche de La Rochelle il put commander d’autres ruines. Bien des forteresses, monumens de la féodalité, furent rasées jusqu’au sol ou reprises par le roi. J’en crois volontiers M. Martin, les peuples virent avec joie tomber ces créneaux détestés d’âge en âge : aucune sympathie ne peut attacher un cœur français aux débris de ces châteaux qui n’avaient protégé que leurs maîtres ; mais déblayer un terrain, ce n’est pas le rendre fertile. De ce sol ainsi remué, de ces monts déboisés, peuvent sortir des maux inconnus. L’inondation peut venir où les obstacles ont disparu. On s’écrie en triomphant : « Plus de résistance. » Oui, plus de résistance, mais au mal comme au bien, à l’abus comme au droit. Le centre seul fortifié au milieu d’une plaine immense, voilà le France que rêvait Richelieu. C’est l’unité dans l’oppression. Certes ils n’avaient en général ni vertu ni génie ceux qui essayèrent de l’arrêter dans sa course, pas plus Marillac que Montmorency, pas plus Chalais que Cinq-Mars, et leur cause, à tout prendre, était une mauvaise cause ; mais ce serait abuser de l’interprétation historique que de voir dans les rigueurs qui les ont frappés autre chose que les moyens d’intimidation d’un pouvoir ombrageux, que de chercher un système dans les rudes expédions du plus fort. Louis XIII était insensible et cruel, Richelieu, menacé dans sa personne, convaincu de sa politique, altier, impérieux, inexorable par calcul plus que par méchanceté, faisait le vide devant lui par toutes voies. L’état est une abstraction, et les abstractions n’ont ni entrailles ni scrupules. C’est encore une autre abstraction que cette théorie du progrès, cette idée de l’égalité par l’absolutisme qui vient après deux siècles prêter des apologies à des rigueurs qui n’ont atteint, dit-on, que les oppresseurs du peuple. Que m’importe que la hache ait frappé par élection des héritiers de noble race ? Je tiens peu à l’égalité devant le bourreau. Ce n’est pas au reste la rigueur du châtiment qui doit le plus indigner, c’est l’insolent mépris de toute garantie de justice. On se fit gloire, en frappant des ennemis, d’humilier du même coup la cour des pairs et le parlement. On mit du prix à fouler aux pieds les principes et les coutumes, pour inaugurer solennellement le droit absolu de la raison d’état : chose bien pressante en effet dans un pays où naguère, sur quatre rois de suite, trois avaient sans difficulté fait assassiner leurs sujets. Ainsi, tout en se régularisant, en s’élevant au rang d’un pouvoir de protection universelle, la royauté se réservait pour elle seule les sanglans privilèges de la cruauté féodale. En cela du moins, on en conviendra, elle ne réagissait pas contre le moyen âge. Du temps de Montesquieu, ces idées de progrès social, supérieures aux idées vulgaires de justice et d’humanité, n’étaient point encore inventées, et il disait tout simplement de Richelieu : « Quand cet homme n’aurait pas eu le despotisme dans le cœur, il l’aurait eu dans la tête. » C’est cela même qu’on réhabilite aujourd’hui.

On ne sait pas assez combien la pratique violente et impunie de l’iniquité, maintenue séculairement dans le pouvoir, employée même par des gouvernemens habiles et dans un intérêt public, tolérée par les préjugés des superstitieux adorateurs de l’autorité, justifiée, vantée par les ingénieux apologistes de la force et du succès, pervertit profondément le sens moral des nations, enhardit au mal les partis et les pouvoirs à venir, corrompt d’avance jusqu’aux révolutions futures. Ce n’est que dans les villes où il y a eu des Saint-Barthélemy qu’il y a des 2 septembre.

Je crois d’ailleurs contestable que les excès de tyrannie aient beaucoup servi l’œuvre générale de l’anéantissement de la féodalité. La crainte put produire, l’obéissance ; mais la crainte est passagère, et ne gagne pas les institutions. Richelieu, fut à peine descendu dans la tombe, que la noblesse se retrouva avec le même esprit et recourut aux mêmes moyens de résistance. La régence d’Anne d’Autriche rencontra les mêmes obstacles que celui de Marie de Médicis. Les complots de l’aristocratie ne furent, ni moins audacieux, ni plus motivés ; les princes eurent aussi peu de scrupule à conspirer avec l’étranger. Si Richelieu se fut montré moins rigoureux, je le demande, que se serait-il passé de plus dans la fronde ? Ce sont ses mesures d’administration générale seules dignes d’être comptées dans les progrès de la cause démocratique, c’est l’influence des officiers publics croissant en nombre et en capacité, c’est le mouvement universel des mœurs et des idées, c’est l’irrésistible agrandissement de la bourgeoisie par la puissance de l’esprit de société, qui purent abréger la fronde, en modérer les actes, contribuer à en prévenir le retour. La souplesse et la patience de Mazarin, l’égal de Richelieu dans la politique étrangère, secondèrent heureusement le cours naturel des choses, et il laissa après lui une France plus soumise et plus calme que ne la lui avaient léguée l’habileté agitée et la fermeté implacable de son prédécesseur et de son maître. Mazarin ne parle pas à l’imagination. Il ne paraît pas en dominateur sur le théâtre de l’histoire. Le manque de dignité personnelle, cette familiarité italienne qui ne fait pas valoir les grandes qualités de l’esprit, l’ont placé peut-être à un rang inférieur, à celui que lui devrait la justice de l’opinion nationale.


VII

Ces réflexions sur le gouvernement d’un grand homme ne tendent nullement à diminuer l’admiration due à certaines qualités du caractère et de l’esprit, mais à faire apprécier avec une plus sévère impartialité les services qu’il a pu rendre à son pays. Il fut, je le veux, un des fondateurs de l’unité nationale ; mais cette unité, résultat certain des événemens, ne pouvait manquer de se réaliser dans ce qu’elle avait de plus précieux, et l’on reste libre de juger des moyens qui l’ont accomplie, de la portée qui lui a été donnée. C’est une grande chose que l’unité ; mais il n’en faut pas exagérer le mérite. En politique comme en philosophie, l’unité est une des idées dont on peut le plus abuser ; en politique comme en philosophie, la passion de l’unité peut conduire aux principes outrés, aux systèmes exclusifs, en un mot à l’absolu. Nous conviendrons sans peine qu’après l’époque de la renaissance il était grand temps de délivrer le monde des gouvernemens du moyen âge ; néanmoins ces gouvernemens renfermaient dans leur confusion féconde des principes divers qu’il ne fallait pas abolir tous ensemble ni sacrifier à un seul. Des élémens multiples y produisaient des antagonismes qui ne pouvaient subsister : était-ce une raison pour faire disparaître à la fois toutes les résistances, pour supprimer à la fois toutes les limitations ? ou plutôt, sur les débris des anciennes barrières, n’en fallait-il pas élever de nouvelles ? Il n’y avait pas seulement dans la constitution laissée par le moyen âge une royauté et une féodalité ; il y avait un principe de représentation nationale attesté de loin en loin par le retour irrégulier des états-généraux et soutenu par leurs nobles délibérations ; il y avait l’indépendance de la justice, la permanence et l’universalité de son action ; il y avait la tradition et la pratique des libertés provinciales ; il y avait la franchise municipale ; il y avait enfin un sentiment historique du droit qui, sans cesse outragé, renaissait sans cesse et protestait contre l’oppression. Que sont devenues toutes ces choses sous la main de Richelieu ? En prétextant de les soustraire à l’influence d’une aristocratie justement dépopularisée, la royauté tendit au pouvoir uniforme, et attaqua tout en même temps que l’aristocratie. Si pour être affranchie de plusieurs, la société avait besoin d’être asservie à un seul, si telle était la nécessité du temps, la célèbre qui voudra : il n’y a pas de quoi se vanter. Mais non, il fallait, comme toujours, penser à deux choses que j’appellerai par leur nom, et qui sont l’ordre et la liberté ; il fallait pourvoir au présent et à l’avenir. L’ordre tout seul dans un état est une situation sans avenir. On dira que cette double pensée était alors impossible. Cependant nous avons peu d’états-généraux où elle ne se fut fait jour, où elle ne se retrouve fortement consignée dans les cahiers de l’ordre populaire. Ces états-généraux ont-ils jamais manqué de se revendiquer eux-mêmes, de réclamer énergiquement leur retour périodique ? Et plus d’une fois les parlemens, au milieu de leurs incohérentes prétentions, n’ont-ils pas formellement requis, contre l’arbitraire de la cour, des garanties qu’il faut bien nommer constitutionnelles ? Six ans après la mort de Richelieu, le parlement de Paris ne commença-t-il pas la fronde par un arrêt de réformation qui ressemble à une pétition de droit ? Convenez-en, des deux côtés d’une révolution nécessaire, les rois et les ministres, les Richelieu et les Louis XIV, n’en ont vu qu’un seul, et comme il arrive toujours, d’une vue partielle ils ont tiré une idée exclusive, celle qui allait à leur ambition. De là une œuvre étroite et viagère. Je conçois assurément qu’on les excuse ; mais est-il besoin de les louer de cela et de leur retrouver après coup des argumens rétrospectifs pour justifier, que dis-je ? pour sanctifier jusqu’aux excès de leur système ou de leur caractère ? On établit savamment qu’il eut été chimérique, impossible de faire davantage au XVIIe siècle, et que la nation ne pouvait rien obtenir qu’à la condition du despotisme. S’il est vrai, c’est la douleur dans l’âme, c’est la rougeur au front qu’un Français doit reconnaître qu’en France la société en péril est sans force, qu’elle ne peut attendre que d’un pouvoir officiel et illimité les réformes dont elle a conçu le besoin et la pensée, et qu’elle doit encore se tenir heureuse et reconnaissante lorsqu’elle voit ses intérêts sauvés aux dépens de ses droits, lorsqu’elle échange le désordre contre la servitude. Il me faudrait cent preuves plus éclatantes que le jour pour m’arracher un tel aveu. Je résiste à cette thèse du fatalisme politique : les nations ne peuvent rien pour elles-mêmes.

Les panégyristes de la force des choses sont les apologistes des faits accomplis. Ces égoïstes pleins de génie qu’on admire au timon de l’état et qui prêtent au peuple leur grandeur passagère fraient la route au pouvoir sans génie et à l’ordre sans grandeur. Rien plus que l’aveugle admiration qu’on leur décerne n’est propre à fausser les idées, à énerver le caractère d’une nation, à la soulager du sentiment de sa responsabilité, à la conduire au mépris d’elle-même, à la rendre du même coup incapable du gouvernement et de la liberté. Honorez les hommes supérieurs, louez leurs vastes desseins, leur conduite habile, leur indomptable force d’âme ; mais choisissez dans leurs œuvres, et ne prenez pas les limites de leur génie pour les limites du possible. Richelieu nous a délivrés, dites-vous, des factions aristocratiques ? Soit ; mais comment et à quel prix ? Enfin que ne vous en délivriez-vous vous-mêmes ? Cela vous eût coûté plus cher assurément, mais vous y auriez gagné davantage. Vous ne pouviez, dites-vous ; je le crois, et c’est cela même que j’accuse. Cette impuissance et ce sentiment d’impuissance sont le mal que prolongent et qu’aggravent les Richelieu et leurs panégyristes. Hyperbole pour hyperbole, j’aime encore mieux le mot de Montesquieu : « Les plus méchans citoyens de France furent Richelieu et Louvois. » Je sais ce qu’on va dire : Montesquieu était aristocrate. Non ; il était libéral.

Bien peu d’années avant la mort de Richelieu, dans un pays voisin, tourmenté lui aussi du besoin d’une vaste réformation, un ministre habile et intrépide tramait avec un roi fier et imprévoyant un plan nouveau d’autorité, le système absolu, comme ils l’appelaient (the thorough scheme), et en même temps il venait du peuple une assemblée pleine de conviction et de hardiesse, qui entreprenait, par les seules forces de ses délibérations, de réformer le gouvernement et de s’en saisir en cas de résistance. Elle aussi, elle eut à traverser des conflits terribles et sanglans ; il y eut aussi des guerres civiles et de cruelles exécutions ; la mesure aussi fut passée, et le succès atteint et manqué plus d’une fois. Il fallut ainsi environ quarante ans de troubles et de luttes pour que les deux pays arrivassent à l’établissement stable que l’un cherchait dans le développement de l’autorité royale, l’autre dans celui du pouvoir parlementaire ; l’un dans la forme de gouvernement que les événemens ont brisée, l’autre dans celle que le temps a consacrée… On poursuivra, si l’on veut, le parallèle. Pour moi, aujourd’hui comme aux jours de ma jeunesse, j’aime encore mieux le long parlement que le grand ministre. Enfin je changerais peu de chose à ce jugement du cardinal de Metz : « Le cardinal de Richelieu fit, pour ainsi parler, un fonds de toutes les mauvaises intentions et de toutes les ignorances des deux derniers siècles, pour s’en servir selon ses intérêts ; il les déguisa en maximes utiles et nécessaires pour établir l’autorité royale, et la fortune secondant ses desseins par le désarmement du parti protestant en France, par la victoire des Suédois, par la faiblesse de l’empire, par l’incapacité de l’Espagne, il forma dans la plus légitime des monarchies la plus scandaleuse et la plus dangereuse tyrannie qui ait peut-être jamais asservi un état. »


VIII

Les écrivains qui depuis ces trente dernières années ont, à la lueur de la révolution française, éclairé notre histoire d’un jour si vif et si nouveau, appuient sur une distinction juste et féconde entre l’ordre politique et l’ordre social. Depuis le commencement de la monarchie peut-être, certainement, depuis le XIIe siècle, c’est surtout le dernier qui s’est, disent-ils, développé par l’effet des événemens, et qui a marché d’un progrès continu jusqu’à l’ère de 1789. Les efforts moins heureux pour fonder un ordre, politique stable, cohérent et perfectible, les tentatives d’un gouvernement complet, qui concentrât et limitât ses forces, qui pût se déployer avec grandeur et se réformer sans se briser, n’ont été, suivant leurs récits, que d’intéressans ou dangereux épisodes, des conceptions prématurées qu’inspirait, la méditation chimérique ou le ressentiment passionné, — et, quelque sympathie qu’on porte à certains hommes ou à certaines institutions, il faut condamner sans merci, tout au plus plaindre sans les grandir, ceux qui par de précoces entreprises ont risqué de compromettre ou d’entraver la véritable œuvre nationale, c’est-à-dire la formation d’une matière sociale similaire et malléable dans toutes ses parties. La guerre, la législation, la littérature, l’esprit des cours, des villes, des campagnes, tout a tendu à une seule chose : l’égalité. Ce n’est qu’après avoir obtenu ce résultat du vaste et durable concours de toutes ses forces, que la société, sûre d’elle-même, pouvait entreprendre de se constituer politiquement selon sa raison, et de garantir sa liberté par un gouvernement de son choix. Ce n’est qu’à un certain jour de maturité que la révolution de 1789 a été possible et nécessaire. Ceux en effet dont j’interprète ici les idées ne repoussent pas pour leur compte la politique constitutionnelle, seulement ils en reculent le triomphe des premiers jours de notre histoire aux derniers du XVIIIe siècle. Ils consentent pour nos pères à une longue et oppressive minorité, pourvu que l’émancipation se soit faite de nos jours. Or il reste à savoir si ces distinctions sont bien prudentes, si ce partage entre les époques est ratifié par les événemens, si une émancipation tant retardée peut un jour devenir subitement heureuse et praticable. À juger d’après les événemens, on en pourrait douter.

Qu’au nom de la philosophie de l’histoire ou de la politique pratique on fasse un choix parmi les choses justes et raisonnables, parmi les progrès utiles que peut désirer une nation ; que l’on distingue ce qui dans un temps avait le plus de chances de se réaliser et ce qui en avait le moins ; que voyant les circonstances ici favorables, là contraires à des vœux également légitimes, on montre comment parmi ces vœux les uns devaient s’accomplir avec éclat et les autres tristement échouer, la tâche est permise assurément, encore que médiocrement difficile à remplir après l’événement : car rien n’est aisé comme d’établir que ce qui est arrivé devait arriver et même ne pouvait arriver autrement. Mais cet optimisme des faits accomplis renonce à juger les choses pour les expliquer, et court risque d’asservir à une prédestination ex post facto tout le train des affaires humaines. On oublie que ni les hommes ni les événemens ne sont donnés avant que les uns aient agi, avant que les autres aient eu lieu. Préalablement à tout acte, hommes et événemens, tout est libre encore ; ce qui a été devient nécessaire, pour avoir été seulement, non pas avant d’être. Le probable même est encore loin du nécessaire. Il y avait fort à parier que Charles IX ou Henri III se conduiraient comme ils ont fait, mais rien n’empêchait absolument qu’ils fussent autres, puisque des L’Hôpital et des Henri IV étaient au monde. On ne saurait exonérer les hommes de toute responsabilité, pour cette raison qu’ils étaient faits d’une certaine manière, et les personnages historiques, bien plus lésinasses elles-mêmes, rois et sujets, petits et grands, sont justiciables de l’histoire. Il y a un caractère national apparemment, il y a un esprit national, l’un et l’autre s’est formé librement, quoique sous le poids des circonstances ; l’un et l’autre est en grande partie responsable du bonheur, de la gloire et de la liberté des nations.

Pour faire de l’histoire deux parts, l’une qui se termine avec le dernier siècle, l’épopée de l’égalité sociale, l’autre qui commence en 1789, le drame de la liberté constitutionnelle, il faudrait au moins être sûr que les faits cadrent avec cette division. Il faudrait, entre autres choses, que la révolution de 1789 n’eût pas été elle-même une révolution sociale. Or c’est ce que la brochure de Sieyès, cet oracle de la philosophie démocratique, ne saurait laisser indécis, et peut-être même doit-on confesser que, de la révolution française, l’œuvre sociale est encore la seule qui ait réussi. Des habiles se trouveraient au besoin pour nous enseigner, les uns, qu’elle devait seule réussir, les autres, qu’elle n’est encore qu’au premier pas que bien d’autres doivent suivre. Or cette doctrine est précisément celle de nos historiens transportée dans les temps actuels. Il leur a plu de séparer dans le passé l’égalité et la liberté, et d’écarter la seconde comme intempestive et impraticable. Sont-ils en mesure de répondre aux historiens qui voudraient continuer cette séparation dans l’avenir ? N’ont-ils pas défini le fond permanent de la situation nationale en telle sorte qu’ils ne soient plus libres ensuite de le changer à volonté, et peuvent-ils s’assurer de n’avoir pas mis des preuves, des argumens et des formules au service de l’absolutisme socialiste ? Les événemens peuvent trop souvent la reproduire, cette distinction fatale dont ils font la loi de notre histoire. Les Louis XIV et les Richelieu ne sont pas les seuls qui pourraient voir tout le génie de la France dans un nivellement administratif, et de généreux historiens se trouveraient comme à leur insu les précurseurs et les garans des sophistes des jours d’abaissement. Concluons qu’au-dessus des faits plane une raison libre ; au-dessus de l’histoire, une morale de l’histoire. L’impartialité n’est pas l’optimisme, la science des causes n’est pas le fatalisme, car la cause des causes en ce monde est la volonté de l’homme, les nations ne sont d’ordinaire que ce qu’elles ont voulu, et n’obtiennent que ce qu’elles ont mérité.


CHARLES DE RÉMUSAT.

  1. Voyez ce travail dans la Revue du 1er, du 15 novembre et du 1er décembre 1843.