Richelieu dans son diocèse (1617-1618)

Richelieu dans son diocèse (1617-1618)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 768-788).
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE
1617-1618

Du mois d’avril 1617, date de l’assassinat du maréchal d’Ancre, au mois d’avril 1624, époque à laquelle Richelieu rentra au ministère, il s’écoula sept années. Sept ans, c’est un long morceau de la vie humaine. Sept ans de disgrâce, c’est une longue épreuve pour un ambitieux.

Ambitieux, Richelieu l’était. Mais, comme il le dit lui-même, d’un joli mot de cavalier, « son ambition n’était pas telle qu’il ne lui tînt la bride en main. » L’évêque sort de la jeunesse, et touche à peine à la maturité. Il y a encore, dans son désir du pouvoir, quelque chose d’ardent et de passionné. Cependant, la gravité des problèmes de la vie l’émeut déjà plus profondément, et la force qui le pousse n’est pas seulement l’appétit des honneurs, de la fortune et des hauts emplois.

Les circonstances, qui préparent de loin et par une série d’efforts séculaires de telles existences, leur impriment d’avance un caractère exceptionnel. Ces grands hommes ont une conformation particulière. Ils montent naturellement, comme les aigles, vers les régions supérieures où la vue est plus étendue et où l’on est seul. S’ils n’y allaient pas, ils auraient la nostalgie des espaces non parcourus, avec la lassitude des facultés non employées. La vie leur serait inutile et insupportable.

D’ailleurs, ils ne vont pas là-haut de leur seul mouvement. Tout le monde les pousse. De la foule, il part une sorte de cri et d’exhortation incessante vers ceux qui sont reconnus aptes à diriger les autres. Sous la discipline formelle de la société, il y a une discipline intime qui fait et fera, de tout temps, avec les subordonnés des subordonnés et avec les chefs des chefs. De vieux soldats d’Afrique ont raconté qu’en temps de guerre, quand une compagnie se trouvait au loin, perdue, entourée d’embûches, il arrivait une heure où tous se tournaient instinctivement vers un homme qui n’était, peut-être, qu’un simple soldat, mais qu’on sentait plus capable de tirer tout le monde d’affaire. Tant qu’on était en péril, il commandait, on obéissait. Le péril passé et l’anxiété disparue, chacun reprenait sa place, et la hiérarchie sociale se substituait de nouveau à la hiérarchie naturelle un moment apparue… Si c’est de l’ambition de répondre à l’appel des foules, ces hommes sont des ambitieux.

L’ardeur de la lutte s’en mêle aussi, et aussi la vanité. Ces tempéramens de conducteurs des peuples sont susceptibles, nerveux, inquiets. Ils portent leur supériorité toute frémissante sur le bout des doigts. Tout les agite, les irrite. Ils sont souvent froissés ; ils froissent plus souvent encore. Si ceux qui les jugent de loin les désirent et les élèvent, ceux qui les voient de près les détestent et les abaissent. Il s’établit ainsi une sorte de jeu vif, ardent, où chaque incident est une partie gagnée ou perdue, où chaque jour amène sa joie ou sa déconvenue ; et il résulte, de cet émoi constant, une excitation nerveuse qui entretient et nourrit la passion ambitieuse.

Il se dégage, en outre, de l’expérience de la vie un autre stimulant singulièrement énergique : c’est l’espèce d’épreuve journalière qu’un homme de ce mérite fait instinctivement de sa propre valeur, de son aptitude, de sa supériorité. Penché sur le jeu, il s’aperçoit que son avis est le bon, que si on le suit, on gagne, que si on le néglige, on perd. Il discerne le point délicat, le nœud de chaque affaire ; il met le doigt dessus, et dit : « Je battrai les Autrichiens là. » Et plus il renouvelle l’essai, plus il le voit réussir. Même dans les affaires insignifiantes, il s’exerce, et se plaît à deviner d’avance comment elles se dérouleront, à prévoir l’issue, à indiquer les moyens d’agir sur les événemens et de les modifier. Cette expérience quotidienne développe singulièrement la confiance en soi, l’autorité, mais aussi l’orgueil. Un jour viendra où l’homme qui l’a renouvelée pendant une vie entière sera pris de vertige, n’écoutera plus rien, se croira infaillible. Alors il est perdu et Sainte-Hélène l’attend… Mais avant, quand il doute encore, quand il garde quelque retenue et que chaque circonstance affermit son courage hésitant, comment résisterait-il à la tentation de mettre la main à la pâte, puisqu’il a constaté que les choses vont bien s’il s’en mêle et mal s’il s’abstient. Il se jette donc dans la lutte, plein de foi et, je dirai, de bonne foi. L’ambitieux est l’homme qui est toujours persuadé qu’il fait mieux que les autres et qu’on ne peut se passer de lui.

Enfin l’homme se sent gros de l’œuvre qu’il doit accomplir. Une tâche particulière est préparée pour lui. Il va vers elle, comme l’aiguille tourne au nord, invinciblement. Des désirs vagues, des aspirations incertaines, des espérances inconsistantes et brumeuses traînent au-dessus des foules. Il faut la présence d’un certain homme pour qu’elles se polarisent, se condensent, se fassent lumière, éclair, pluie bienfaisante ou orage destructeur. Celui qui a cette force en lui le sait. Il a le sentiment que sa vie sera remplie par une tâche et, sa vie, il la donne à l’œuvre qui l’attend.

Instinct naturel, facultés exceptionnelles, consentement de tous, vanité, orgueil, amour de la gloire, devoir et passion, tout concourt ainsi à développer, en certaines âmes, le goût de la domination, qui, quand il se joint à la vertu, fait le héros, et qui serait peut-être la plus noble des passions de l’homme, s’il n’y avait l’abnégation et le sacrifice.

Dans les temps de disgrâce, tous les ambitieux n’agissent pas de même. Je n’ose pas dire que c’est alors qu’on peut les juger ; car il ne faut juger personne sur ses faiblesses, mais sur ses mérites : cependant leur âme se montre à nu dans ces heures pénibles. On a vu des ambitieux qui, jamais las et jamais rassasiés, n’ont fait de leur disgrâce qu’une longue plainte et qui, attachés au rocher, ont remué le monde de la secousse de leurs chaînes. Comme Samson, ils auraient, s’ils eussent pu, ébranlé les colonnes du temple et tout ruiné autour d’eux. Leur passion est si forte qu’elle opprime leur jugement ; leur volonté, pourtant si énergique, n’est pas assez puissante pour se dominer elle-même. Ceux-là sont de vrais ambitieux, des bêtes puissantes et carnassières, organismes énormes que le vieil atavisme des luttes antédiluviennes a légués aux époques récentes comme des témoins d’un autre âge.

Il en est d’autres qu’une civilisation plus raffinée a polis et qu’un équilibre plus délicat maintient dans la limite de la dignité personnelle et de l’élégance sociale. Ceux-là, quand le vent souffle contre eux, croisent les bras et attendent. Leur orgueil souffre, mais il n’est pas abattu. Il résiste, de lui-même, à la tentation qui est la plus vive, pour leur nature combative, celle de prouver qu’ils ont raison. Ils replient leur dialectique dans le silence et répriment leur conviction dans un sourire. Ils attendent, confians dans le retour des choses, dans une espèce d’équité qui gît au fond de l’âme des foules, et dans un jugement impartial qui, peut-être, leur sera refusé même après leur mort. Quand ils sont encore jeunes, ils adoptent ce parti d’autant plus volontiers qu’il n’exclut pas un certain calcul. Certainement, ce qu’il y a de plus habile au monde c’est de bien faire ; mais ce qu’il y a de plus sage c’est de se taire.


I

Une fois passées les premières semaines tumultueuses que nous avons racontées, Richelieu entra dans la disgrâce avec la décision prise de ne laisser fléchir, pour aucune raison, la ligne de conduite qu’il s’était tracée. Il attendrait l’heure où on lui rendrait justice et où les deux partis rivaux seraient d’accord pour recourir à lui. Il écrit, vers le milieu de 1617, à M. d’Haligre : « Je suis réduit en un petit ermitage parmi des livres qui ne peuvent vous rendre aucun service ; » en août 1617, au nonce : « Je vis dans mon diocèse parmi le contentement de mes livres et les actions de ma charge. » Bientôt après : « Je suis résolu de couler doucement le temps parmi mes livres et mes voisins. » Sur la fin de 1617 : « J’estimois qu’étant du tout attaché à ma charge et à mes livres, je serais exempt de calomnies. » Et enfin, au début de 1618 : « En cet éloignement, j’ai vécu en ma maison parmi mes livres. » Je ne pense pas qu’il soit possible de pousser plus loin, pour un homme aussi actif, le parti pris du détachement et de l’étude.

Non seulement il le dit, mais, en homme sérieux qu’il est, il fait ce qu’il dit. Sa correspondance, du moins pendant les deux premières années de son exil, chôme et s’éteint. On dirait qu’il retient son souffle. On l’entend à peine. Il ne s’adresse plus qu’à des femmes, à des prêtres, entretenant tout juste ses relations du monde et ne s’appliquant guère plus qu’à la surveillance de ses affaires particulières. Il se fait petit, et il a raison ; car l’orage gronde toujours sur sa tête.

Par un artifice de procédure, on l’a impliqué au procès de la maréchale d’Ancre. Le procureur général Servin, toujours excité contre ce qui est d’église, l’a accusé véhémentement d’avoir eu, avec le maréchal d’Ancre, une correspondance contraire aux intérêts de l’Etat. La cour lui fait sentir la menace. Le 12 juillet, Déagent, reprenant effrontément une conversation qui a si mal tourné pour Richelieu, se félicite d’avoir pu faire en sorte que, malgré le réquisitoire de Servin, l’évêque n’ait pas été compris au procès.

Cette poursuite contre la pauvre femme était inique. Ce n’était pas à elle qu’on en voulait, mais à la reine, et celle-ci ressentait cruellement l’injure. Mais Richelieu ne bouge pas. Il n’en est plus à croire aux promesses qu’avec un aplomb infatigable lui renouvelle Déagent : « M. de Luynes vous a continué toujours sa bonne volonté m’ayant, depuis peu, par deux fois, donné sa parole de votre retour, sans me pouvoir assurer du temps. Il est vrai que les esprits sont toujours fort aigris ici contre vous. » Tantucci lui-même essaye de se justifier. On lui fait subir une sorte d’interrogatoire où il découvre la figure piteuse d’un renard pris au piège. Il écrit d’interminables lettres où tout est expliqué avec une candeur empressée qui se heurte au parti pris de silence de l’exilé.

Ce qu’il y a de plaisant c’est que tout le monde se met à plaindre cette pauvre maréchale que tout le monde a poussée sur l’échafaud : « Sa mort, dit Déagent, lui a attiré autant d’honneur que sa vie lui avait attiré de haine et de blâme. » « Cette mort, dit, à son tour, Tantucci, a été tellement regrettée que c’est miracle. Mais le Roi avait peur, tant qu’elle était vivante. » Finalement, c’est le Roi, c’est ce pauvre adolescent affolé à plaisir, qui reste le seul responsable de tout !

L’évêque de Luçon est à Richelieu d’abord, puis dans son prieuré de Coussay. Il revoit les champs paternels et les longs horizons montueux de sa jeunesse. Il écoute, de loin, tous ces bruits qui viennent de la cour et assiste bientôt à une autre ruine, celle de son influence auprès de la reine mère. En son absence, toutes les haines et toutes les ambitions sont déchaînées contre lui. Ruccellaï, qui avait fait le mort et s’était réfugié dans son abbaye de Champagne, reparaît. Il écrit, le 26 juillet, à la reine pour la louer de sa conduite, pour lui offrir ses services et pour la supplier de le recevoir à Blois. Nous voyons, par les lettres des officieux adressées à l’évêque de Luçon, que son parti est fort désemparé et que la place est prête pour ses rivaux, c’est-à-dire pour ceux qui poussent à une rupture complète avec la cour et à une prise d’armes.

Luynes, sentant que la reine a perdu son conseiller le plus prudent et son meilleur appui, la pousse vers les fautes irréparables. D’une part, on la blesse par toute une série de mauvais procédés qui, avec son caractère irascible, lui rendent la vie insupportable ; d’autre part, on envoie auprès d’elle ce Modène, confident de Luynes, pour surveiller toutes ses actions, pour corrompre ses serviteurs, pour écarter les fidélités, tantôt un secrétaire mis là par Richelieu, tantôt une sœur de celui-ci qui devait prendre service auprès de la reine. Et tout cela profite à Bonzy, à Ruccellaï et à leur cabale.

Richelieu ressent vivement toutes ces piqûres. Il écrit à sa sœur : « Je suis si malheureux, principalement cette année… » et il déplore, à voix basse, «… un temps auquel il semble que l’on est mis en oubli par ses amis. » En septembre, il a un moment de véritable découragement. Abattu, souffrant de son éloignement et de son isolement, le cœur lui crève. Après trois mois de silence, il reprend la plume. C’est une lettre à Déagent, où il implore ses bons offices, « en considération de l’amitié que vous m’avez toujours promise, » et à laquelle, dit-il, il continue à croire, « quelques efforts que l’on ait faits pour le lui aliéner. » C’est une lettre à Luynes, pour le « supplier » de le « protéger » auprès de Sa Majesté. C’est une lettre au roi lui-même, où il rappelle la promptitude avec laquelle il a été au-devant des désirs de la cour, en s’éloignant du séjour de la reine mère : « Depuis ce temps-là, j’ai vécu en ma maison, priant Dieu pour la prospérité de Votre Majeté, et recherchant parmi mes livres une occupation convenable à ma profession. On m’a toujours témoigné que la volonté de Votre Majesté était que, dans quelque temps, je retournasse près de la Reine votre more. Même, il lui a plu me mander qu’Elle en était assurée de bonne part ; sur cela j’ai attendu l’honneur de ses commandemens. Je croyais, Sire, qu’en me gouvernant de la façon non seulement demeurerais-je exempt de blâme, mais même que mes actions seroient approuvées de ceux qui me voudroient le moins de bien. N’ayant pas eu ce bonheur que je me promettais, je tâcherai de l’acquérir à si bien faire que ceux qui me rendent de mauvais offices se ferment la bouche d’eux-mêmes : c’est, Sire, le but que j’e me propose, suppliant Dieu de ne me point faire miséricorde si j’ai jamais eu aucune pratique ni pensée contraire à votre service. »

Ces protestations sont vaines. Aussi, avec sa sûreté de coup d’œil habituelle, l’évêque se décide, en même temps, à une démarche qui sera capitale pour le reste de sa carrière.

Il avait, dans sa jeunesse, contracté des liens d’amitié avec un homme dont l’autorité occulte était grande sur le roi, sur la reine mère et sur la cour : c’était le Père capucin Joseph du Tremblay. Pendant le premier ministère de Richelieu, une sorte de froid était survenu entre eux, probablement à la suite de la rupture du duc de Nevers, grand ami du Père Joseph, avec le maréchal d’Ancre et ses partisans. Quoi qu’il en soit, depuis dix-huit mois, les deux amis n’avaient plus eu entre eux, aucune relation. Le Père Joseph, d’ailleurs, avait passé presque tout son temps en Italie, s’employant activement à la réalisation de son rêve d’une croisade contre le Turc. Rentré en France vers le mois de juin 1617, il s’était trouvé mêlé de nouveau aux affaires de la famille royale. Il avait écrit lui-même au cardinal Borghèse, neveu du pape, qu’il s’employait à un rapprochement entre le roi et la reine mère. Dans les circonstances si pénibles qu’il traverse, Richelieu prend le parti de recourir au bon père : « Mon père, je veux vous témoigner par cette lettre, que j’ai de la confiance en vous, puisque, bien qu’il y ait plus d’un an et demi que nous ne nous soyons vus, je vous veux écrire avec la même franchise que si nous n’avions bougé d’ensemble. Je suis si gros de déplaisir… que je veux vous ouvrir mon cœur… » Et alors, c’est un récit de tout ce qu’il a enduré depuis quatre mois, c’est un tableau, un peu chargé peut-être, de son humilité, de sa résignation chrétienne : « Je ne recherche que le repos pour cet effet. Je vous proteste devant Dieu n’avoir eu ni n’avoir d’autre pensée… » Il sait que le Père Joseph a des attaches à la cour et notamment « qu’il voit et estime grandement M. Déagent. » Il le prie de prendre sa cause en main. C’est une œuvre pie, car la vie de l’évêque, dans son prieuré et dans son diocèse, est toute consacrée à un grand travail contre l’hérésie. Il touche ici, auprès du Père Joseph, la corde sensible et évêque les vieux souvenirs des missions communes dans le Poitou : « Ce m’est un grand crève-cœur devoir que travaillant contre l’hérésie, les huguenots prennent occasion de rabaisser ce que je fais contre eux par les bruits qu’ils répandent qu’on fait courir de moi dans la cour. »

On ne s’attendait guère à voir là les huguenots. Mais toute flèche est bonne, et le pieux capucin ne peut rester insensible à un langage si humble à la fois et si édifiant. Il sait, d’ailleurs, que les intérêts de l’évêque de Luçon sont vus d’un œil favorable par la cour de Rome. Il escompte d’avance le secours qu’un homme comme Richelieu peut apporter à la cause à laquelle il a consacré sa vie. D’ailleurs, la lettre de l’ami le touche. Il y a, entre ces deux âmes, des affinités dont l’avenir fera le lien le plus fort qui puisse unir de grandes existences. Aussi, dès ce moment, le Père se met à préparer de loin, avec sa patiente ténacité et son expérience consommée des dessous de la politique, l’heure où il pourra donner à l’oreille, au moment opportun, le conseil heureux qui rappellera Richelieu de l’exil et lui ouvrira de nouveau le chemin de la confiance royale.

Mais cette heure, si on peut la pressentir dès maintenant, n’est pas encore sonnée, et Richelieu retombe dans ses tristesses et dans son silence. Il a bien raison quand il écrit qu’il n’a d’autre consolation que ses livres ; car il n’a pas d’autre occupation. Son tempérament actif a dû se renfermer dans son cabinet. Il est vrai que, là encore, il reste un homme d’action et un combattant. Même dans le choix du sujet sur lequel il porte son application, il n’a pu s’arracher à la polémique courante, et en ce moment où il semble se consacrer tout entier à ses devoirs d’évêque, il touche au problème le plus difficile de la politique du temps, et dont la solution absorbera les forces de sa vie tout entière : le problème protestant, ou, pour mieux dire, la coexistence de plusieurs églises dans un État unifié.

C’est encore l’homme d’Etat qui dicte, au moment où le théologien et sorboniste écrit son premier ouvrage de polémique religieuse : Les Principaux points de la Foi de l’Eglise catholique défendus contre l’écrit adressé au Roi par les quatre ministres de Charenton.

En France, toutes nos querelles politiques, depuis quatre siècles, ont un fond de religion. Le Français, logique, idéaliste et autoritaire, n’est satisfait que quand il a rattaché à des idées générales et à un système les raisons qui le font agir, soit passion, soit intérêt, soit même caprice. Or, il trouve un système tout fait dans la doctrine religieuse où il a été nourri ou bien qu’il a choisi lui-même. C’est ainsi que chez nous, la religion fait le parti ou, du moins, l’autorise. Ainsi s’explique également l’importance, qui paraît d’abord singulière, de certains livres de controverse dans notre histoire. Les Provinciales de Pascal ont une portée politique qui égale, si même elle ne le dépasse, leur intérêt théologique.

Au début du XVIIe siècle, la querelle du protestantisme et du catholicisme se poursuivait simultanément dans les faits, l’épée au poing, et dans les livres, la plume à la main. Les gouvernemens ne pouvaient s’y montrer indifférens. Le roi Jacques était un polémiste. Henri IV, débonnaire, présidait aux laborieuses discussions de textes engagées entre un Du Perron et un Duplessis-Mornay. Les femmes y assistaient. Tout le monde écoutait ces disputes scolastiques, sans les bien comprendre peut-être, mais avec le plus vif intérêt, car il y allait pour chacun non seulement de la cause religieuse à laquelle il appartenait, mais du parti dans lequel il s’était engagé corps et biens.

Vue sous cet angle, la littérature de controverse qui encombre les bibliothèques du XVIIe siècle s’éclaire de son vrai jour. Quand Bossuet écrit l’Histoire des Variations des Églises protestantes, il est en harmonie avec le gouvernement qui vient d’accomplir la révocation de l’Edit de Nantes.

Dans ces luttes séculaires, la Compagnie de Jésus combattait au premier rang. L’ordre, ou plus exactement « la Compagnie, » avait été créée pour la bataille. Elle bataillait courageusement. Quand il y a des coups à donner ou à recevoir, on est bien sûr de trouver un jésuite dans l’affaire, — qu’il s’agisse des chefs éminens comme Bellarmin ou Cotton, ou des enfans perdus comme Le Moine ou Garasse.

Le Père Cotton, dont nous venons de prononcer le nom, avait joué un rôle décisif dans les événemens qui avaient permis à la Compagnie de s’introduire en France, vers la fin du XVIe siècle. La chose s’était faite comme par miracle. Quand les bons pères, au fort des guerres de religion, amorcèrent leur entreprise, tout le monde y paraissait contraire. Et, cependant, en quelques années, Henri IV, protestant de la veille, leur ouvrait toutes grandes les portes du royaume. Avant de mourir, il leur léguait son cœur pour être gardé dans leur maison de la Flèche.

Le Père Cotton, qui avait tant contribué à ce succès, conserva, jusqu’à la mort de Henri IV, une réelle influence sur ce prince. On disait à la cour que le Roi avait du coton dans les oreilles. Après l’assassinat il resta le confesseur du jeune roi et de la reine-mère. Toujours puissant, toujours actif, toujours combattant, c’était un homme qui s’était fait respecter, aimer, ou craindre de tout le monde. Mais il semble bien que son activité jamais au repos et son zèle pour la reine finirent par le compromettre dans la cabale du maréchal d’Ancre. Après la mort de celui-ci il devint suspect. Le nonce Bentivoglio lui-même l’accuse d’intrigues et d’indiscrétion. Dans le secret du confessionnal, il aurait posé au roi Louis XIII quelques questions embarrassantes. Quoi qu’il en soit, il n’était pas l’homme de Luynes. Celui-ci voulait être le maître. Il le remplaça. On ne chercha pas hors de la Compagnie, et, au Père Cotton on substitua, en qualité de confesseur du Roi, un autre jésuite, le Père Arnoux : ce fut ainsi que la tradition s’établit de réserver à l’ordre cette importante mission.

Le Père Arnoux avait de la faconde ; mais c’était un caractère moins prudent que l’autre et dont la rudesse apparente cachait mal une tendance marquée au servilisme et à l’intrigue. Louis XIII ne gagnait pas au change. Le Père Arnoux eut-il la prétention de faire oublier les joutes oratoires où son prédécesseur avait brillé ? Voulut-il débuter par un coup d’éclat ? Quoi qu’il en soit, vers le milieu de 1617, deux mois après qu’il eut été choisi pour remplir les fonctions de confesseur, prêchant à Fontainebleau, il prononça devant le Roi deux discours où il se faisait fort de démontrer que tous les textes de l’Écriture sainte cités par les protestans dans leur Confession de foi étaient faussement allégués et, pour donner à ce défi plus de poids, il remit entre les mains du Roi et fit circuler dans la cour une liste des textes au sujet desquels il prétendait prouver la fragilité de la thèse protestante.

Accuser des protestans d’ignorer la Bible, c’était la plus cruelle des injures. Les meilleures plumes des pasteurs furent taillées aussitôt et, non sans émotion, indignation et vitupère, les plus qualifiés d’entre eux descendirent dans la lice. Ils firent au Père Arnoux une réponse savante, précédée d’une préface courte et incisive, qui résumait, en somme, la thèse protestante sur le dogme, sur la discipline et sur les affaires du monde. Cette réponse était intitulée : Défense de la confession des Églises réformées de France contre les accusations du sieur Arnould, jésuite, et elle était signée des quatre ministres de Charenton : Montigni, Durand, du Moulin et Mestrezat.

Aussitôt la publication, tout l’accompagnement ordinaire de ces sortes d’événemens se produisit : la Sorbonne intervint, le Parlement se saisit ; le Conseil évoqua l’affaire. La cour, qui, parmi tant de difficultés intérieures, n’avait pas besoin de cette complication, eût bien voulu étouffer l’incident. Mais les plumes étaient déchaînées. Les chaires et les prêches retentissaient des discussions et des contradictions les plus véhémentes. Richelieu pensa que l’occasion était excellente pour ne pas laisser oublier qu’il existait, qu’il avait, comme évêque, la garde du troupeau du Christ, et pour faire entendre le mot de l’homme d’Etat dans une question qui touchait tout autant à la politique qu’à la religion. En moins de trois mois, il écrivit, imprima et publia un livre de deux cent cinquante pages, fortement charpenté, solidement écrit, bourré de textes et de citations qui témoignaient sinon d’une érudition spéciale, bien particulière, du moins d’une rare faculté d’assimilation. On pourrait résumer en deux mots le caractère général de ce livre : c’est un « Exposé de la foi de l’Eglise catholique sur les matières de controverse, » ressemblant, par beaucoup de points, au livre que Bossuet publia sous ce titre, cinquante ans plus tard.

C’était un coup hardi, pour un évêque, d’écrire un ouvrage d’une telle portée ; c’est un grand mérite, pour un théologien, de l’avoir fait sans donner prise à une critique décisive ; mais c’est un succès plus rare et plus précieux encore, pour un homme d’Etat, d’avoir pu le publier sans soulever des mécontentemens graves, soit chez ceux qu’il combattait, soit chez ceux mêmes dont il prenait la défense. Ce morceau est un chef-d’œuvre de tact et de mesure, qualités rares alors dans ce genre d’écrits. Toute l’habileté consiste dans la franchise et la modération avec laquelle les problèmes les plus délicats sont abordés. Dès les premières lignes de la préface, l’évêque le prend sur le ton de la conciliation, de la courtoisie, et de la tolérance. On dirait qu’il a déjà en tête le projet de réunion des Eglises qu’il caressera à différentes époques de sa carrière politique. Il fait la concession décisive du débat libre et égal entre les deux systèmes. Il écarte résolument l’appel à la force, rejetant ainsi la maxime qui avait été celle de tout le XVIe siècle et au nom de laquelle s’étaient faites les guerres de religion : cujus regio, ejus religio. « En ce débat, dit-il, j’userai de la plus grande modération… et traiterai mes adversaires avec tant de douceur que, s’ils se dépouillent de passion, ils auront sujets d’en être contens. par-là, ils connaîtront que mon dessein est de leur faire du bien et non du mal, de les guérir et non de les blesser, qu’au lieu d’être haïs de nous, comme ils disent, nous les aimons véritablement… Et afin qu’ils ne pensent pas… que, parlant de leur conversion, je veuille inciter Votre Majesté (le livre est dédié à Louis XIII) à les y porter par force, je lui dirai que les voies les plus douces sont celles que j’estime les plus convenables pour retirer les âmes de l’erreur : l’expérience nous faisant connaître que, souvent, aux maladies d’esprit, les remèdes violens ne servent qu’à les aigrir davantage. » Nous sommes loin de la Saint-Barthélémy ; et nous sommes loin aussi de la révocation de l’Edit de Nantes.

Dès le début de sa vie politique, Richelieu dégage les principes de mutuelle tolérance sur lesquels doit reposer la vie nationale dans un État où diverses Églises subsistent. Pour que personne ne s’y trompe, il ajoute : « Par ce moyen Votre Majesté, correspondant au glorieux titre de Très-Chrétien que la piété de ses prédécesseurs lui a acquis, se rendra le plus signalé roi du monde et affermira, de plus en plus, le repos et la paix dans son État. » Ainsi, cet homme qui a, de l’autorité de l’État, une conception si fière, l’adoucit cependant, quand il touche au point sensible de l’âme humaine, à cette « prunelle de l’œil » qui est la liberté des consciences. Il devine, un des premiers, que la mission du gouvernement moderne est de dominer et d’apaiser ces conflits et non de les soulever et de les irriter. Evoque aujourd’hui, cardinal demain, il impose à son autorité religieuse une limite. Il contient les zélés, appelle à lui les hommes de bonne volonté et les hommes de foi. Avec ces concitoyens de croyances diverses, qui, la veille, se ruaient les uns sur les autres, il veut faire une société unie, une nation.

Sa discussion habile et pressante suit, pied à pied, la réponse que les ministres avaient faite aux propositions du Père Arnoux. Qui l’emporte dans ce duel de plume ? On ne saurait répondre sans être accusé de partialité. C’est le débat philosophique de la volonté de Dieu et de la liberté de l’homme, c’est le débat théologique de la foi et des œuvres, de l’efficacité de la grâce, du nombre des prédestinés et des élus ; c’est le débat historique de la liberté d’examen et de la tradition ; c’est enfin le débat politique de l’obéissance totale à la volonté du prince, ou de la résistance, selon le criterium d’une conscience qui n’a son contrôle que dans elle-même.

Du côté du protestantisme, tout se résume en un mot : la suppression des intermédiaires. Dieu parle à l’homme directement. Il n’a d’autre langage que le Livre qu’il a dicté lui-même. Pourquoi le prêtre ? pourquoi le sacerdoce ? pourquoi le sacrifice de la messe ? pourquoi le culte des saints et de la Sainte Vierge ? pourquoi les images ? Une conscience éclairée et droite suffit, quand Dieu l’a appelée à lui, quand il l’a destinée, du fond de sa volonté impénétrable. Oui, cela suffit ; et les œuvres elles-mêmes ne peuvent que venir en aide à la foi. Du côté du catholicisme, c’est l’universalité qui l’emporte et non l’individualité. Il s’agit de l’humanité et non de l’homme ; de l’Église et non du fidèle. La hiérarchie et l’autorité sont nécessaires pour parer au pire de tous les maux : le désordre, l’anarchie, suites fatales de l’examen libre et du sens individuel ; l’anarchie, à laquelle la religion a arraché l’homme et qui le ressaisit, quand la religion relâche la prise qu’elle a sur lui.

Les deux thèses sont radicalement opposées. C’est Ormuzd et Ahriman ; elles se combattront tant qu’il y aura des hommes et une société, et ce sont les faits seuls qui les apaiseront pour essayer de les concilier dans une mutuelle tolérance.

Richelieu caractérise, par les paroles les plus fortes, le sens et la portée du débat : « Au fond, votre but, dit-il aux pasteurs, est de vous chercher vous-mêmes, vous affranchissant en ce monde de toute la peine et de toute la sujétion qui se peut trouver à bien faire. Car, pourquoi dites-vous l’Écriture unique règle de votre salut, sinon pour vous affranchir de l’obéissance de l’Église et de la sujétion des traditions… À quelle fin niez-vous que saint Pierre ait été le chef de l’Église universelle sous Jésus-Christ, sinon pour n’être point soumis à l’autorité de son successeur ?… » Il fait toucher du doigt le danger du système qui confie à chaque particulier la décision suprême sur la foi et sur la destinée : « Vous trompez le peuple en lui persuadant qu’entre tous les moyens externes qui peuvent servir à notre salut, la lecture de la Bible est le seul auquel il peut trouver de la certitude, ce qui est faux, puisque autrement les simples et les ignorans qui n’ont point de lettres ne peuvent avoir la foi. Ceux qui étaient chrétiens devant que l’Évangile fût écrit, ceux qui, du temps de saint Irénée croyaient, comme il témoigne, en Jésus-Christ, sans papier et sans encre, ne l’eussent pu avoir… Il n’y a personne qui ne reconnaisse que vous trompez le peuple et le portez à sa perte, puisqu’en le privant de sa guide ordinaire qui est l’Église, vous ne lui en donnez pas d’autre… Pareil à celui qui, trouvant un aveugle dans un mauvais chemin plein de précipices, lui ôte son bâton et sa conduite, sans lui en donner d’autres, montrant ainsi le dessein qu’il a de le perdre. »

Ce ton direct et pénétrant est bien la note de tout l’ouvrage. On y trouve, le plus souvent, cette alacrité, ce sens des réalités, et ce naturel qui vont presque jusqu’à la bonhomie et qui donnent un singulier accent à cette philosophie sagace et profonde : ainsi, quand, à propos de la prédestination, il prend directement à partie les ministres : « Car, dites-moi, messieurs, je vous supplie, je parle à vous en votre particulier, où est-il dit en l’Écriture, en termes exprès que l’un de vous, par exemple Pierre du Moulin, soit assuré de son salut ? S’il n’est point dit, comment le pouvez-vous croire comme article de foi ? »… « Est-il vraisemblable que Dieu, qui a fait l’Écriture pour nous apprendre en icelle le moyen de nous rendre justes devant lui, ait voulu y écrire expressément cent articles, par exemple, la créance desquels ne nous justifie pas… et qu’il n’ait pas voulu expressément écrire celui par la créance duquel vous enseignez que nous sommes justifiés, celui auquel consiste l’essence et le fondement de votre religion, et qui en est le gond, la proue et la poupe, pour user de vos termes ; mais qu’il l’ait laissé au discours et à l’iliation d’un chacun, soit habile ou ignorant, soit idiot et tel qu’il ne sache aucunement les règles qu’il faut suivre pour faire une bonne conséquence. »

L’argumentation se promène ainsi avec abondance, clarté, autorité et prestesse sur tous les sujets qu’ont abordés les ministres : les indulgences, le sacrifice, l’élévation de l’hostie, les âmes du purgatoire, les messes dites privées où les assistans ne communient pas, la communion sous une seule espèce, le sacerdoce. Mais là où l’on sent la main du maître, c’est quand il aborde le problème politique.

Ce grand artisan de la discipline nationale en France ne laissera pas échapper l’occasion de dire leur fait à ceux qu’il considère comme des ouvriers de discorde. Ici, il frappe à coups redoublés. On dirait qu’il prend déjà La Rochelle : « Or, afin qu’il ne semble pas que je vous impose, je ferai paraître clairement que vous donnez une puissance beaucoup plus grande au peuple que celle que vous déniez au Pape, ce qui est grandement désavantageux aux Rois : n’y ayant personne qui ne juge que ce soit chose beaucoup plus périlleuse d’être commis à la discrétion d’un peuple qui s’imagine quelquefois être maltraité, et qui est une bête à plusieurs têtes qui suit d’ordinaire ses passions, qu’à la correction d’un père plein d’amour pour ses enfans… Depuis que vos erreurs ont été introduites dans le monde par Luther et Calvin, vous n’avez laissé passer aucune occasion où vous avez pu user de votre pouvoir prétendu sans l’avoir fait. Vous avez mis des armées sur pied contre Charles-Quint… Vous avez pris les armes contre trois rois de France : François II, Charles IX et Henri III… » Et, après une longue énumération, ce coup de massue sur la tête des bons ministres qui, s’adressant au Roi, avaient vanté leur fidélité aux princes : « Quiconque lira les histoires, qui vérifient ce que je dis, verra, qu’après un siècle, vous avez troublé deux Empereurs, dépouillé actuellement un Roi, exclu un autre de son royaume, déposé une reine, fait la guerre à une autre pour la priver de sa couronne, pris les armes contre quatre rois, déposé d’autres princes temporels, fait mourir un Roi, rendu captive une reine vertueuse et sage, laquelle en violant les lois divines et humaines, vous avez fait mourir par un genre de mort du tout inhumain et digne de pitié. »

La thèse, comme on le voit, tourne, de plus en plus, à la politique ou plutôt à la philosophie sociale : c’est, encore une fois, la question de la discipline, de la tradition, de l’ordre humain, dans l’ordre ecclésiastique et divin, qui va planant sur ces pages vivantes où l’un des esprits les plus clairs et les plus hauts qui aient touché à ces matières s’échauffe au feu d’une discussion communicative. Il en veut à la Réforme et, comme il dit, il la hait d’avoir détruit le bel idéal d’unité qu’avait conçu le moyen âge, d’avoir déchiré la robe sans couture. « La Religion prétendue réformée est digne de haine, parce qu’elle fait schisme en l’Eglise. » C’est là son grand point. Cet homme est l’Unité incarnée. C’est un Français, un Romain, un Latin. Il aspire à l’ordre social et à la discipline. Il ne comprend pas qu’on puisse marchander l’obéissance à la volonté suprême qui dicte la loi.

C’est par-là qu’il termine. S’efforçant d’arracher ses derniers voiles à la pensée de Luther et de Calvin, il renouvelle l’éternel procès de la communauté hiérarchisée contre l’individu indépendant ou révolté. Il cite d’abord : « Ni le pape, ni l’évêque, ni aucun homme, a dit Luther, n’a pouvoir d’obliger le chrétien à une syllabe, si ce n’est de son consentement… Je vois, dit-il au même endroit, que ni les hommes ni les anges ne peuvent imposer aucune loi qu’en tant qu’ils le veulent ; car nous sommes libres de toutes lois. » À cette affirmation si forte du docteur de Wittemberg, l’évêque, le prélat, le dignitaire de l’Eglise oppose l’affirmation pleine de hauteur et d’ironie de la thèse contraire. Il ne discute plus ; car il sait que, sur ce point, l’antagonisme est irréductible : « Donc, il paraît que vous enseignez disertement que les lois humaines n’obligent en aucune façon les consciences. Telle est votre doctrine ! Elle est détestée de l’Eglise catholique et le doit être universellement de tout le monde, attendu qu’elle ouvre une grande porte à la désobéissance, en ce qu’on ne saurait mieux apprendre à mépriser l’autorité de l’Église, des rois et des magistrats et à violer leurs lois et ordonnances, qu’en persuadant à un chacun qu’il ne peut y en avoir aucune qui oblige les consciences. »

Pour dire toute ma pensée, je crois qu’ici le théologien entraîne le politique et le trompe. Il serait facile au protestantisme de répondre que, si la Réforme a porté atteinte à l’unité catholique et à la domination romaine universelle, elle n’a nullement affaibli le ressort de la puissance politique, ni enseigné le mépris des lois. On réunirait facilement nombre de passages empruntés aux œuvres de Luther et de Calvin affirmant l’autorité du pouvoir et resserrant les nœuds de la société civile. De grandes nations se sont constituées et vivent dans un ordre parfait, en se conformant aux principes des docteurs de la Réforme. Ceux-ci se sont certainement arrêtés sur la pente de l’anarchisme qui était l’aboutissant de leur système. Et précisément, là où ils se sont fixés, là où ils font tête, c’est quand il s’est agi de la notion de l’Etat. C’est sur la notion de l’Etat qu’ils se sont appuyés pour résister à la domination universelle, spirituelle et temporelle, telle que l’avait conçue la papauté du moyen âge.

De sorte que, si l’on va au fond des choses, on constate que — par une singulière contradiction inaperçue, d’ailleurs, de lui-même, — Richelieu est en communauté de vues avec ses adversaires, au moment même où il les combat. Sa préface corrige son livre ou, plutôt, elle le complète. Puisque les faits ont détruit l’harmonie ancienne, encore faut-il vivre, encore faut-il chercher quelque part le point d’appui qui manque désormais. Et ce point d’appui, il le trouve, à son tour, dans la notion de l’État. Or, c’est justement là que les docteurs protestans se sont arrêtés de leur côté, en reculant devant les conséquences ultimes de leur système.

Peu à peu se dégage, ainsi, de part et d’autre, par la force des faits, la conception d’une vie nationale indépendante de la croyance religieuse de chacun des citoyens. Et c’est là précisément où en est Richelieu. S’il considère que c’est un crime au citoyen de s’insurger contre l’État ou de chercher à constituer un État dans l’État, crime qui appelle la répression par la force, il ne songe nullement à recourir à la force quand il s’agit de la foi. Tout au contraire, il s’en défend. Il souscrirait volontiers aux paroles de Bodin : « Que le prince renonce à la violence. S’il veut attirer ses sujets à sa propre religion, qu’il use de douceur. La violence n’aboutit qu’à rendre les âmes plus revêches : par elle, on tombe dans les plus grands maux auxquels puisse s’exposer un État : les émotions, troubles et guerres civiles. » En un mot, l’homme d’État fait déjà la paix à laquelle l’évêque ne consent par encore. La conception de l’unité est ramenée à l’unité nationale et elle s’y tient. Ainsi, cette forte intelligence reste, plus qu’elle ne s’en rend compte peut-être, fidèle à elle-même. En effet, l’homme qui a écrit le livre et la préface n’est-il pas le même qui, après avoir pris La Rochelle, deviendra l’allié des protestans, faisant, de cette contradiction apparente, l’axe d’une existence où se retrouvent toujours le sens pratique, la mesure et un vigoureux esprit de modération ?

La rédaction et la publication de ce traité furent, pour Richelieu, une forte et salutaire distraction durant l’été de 1617. Au début d’octobre, il écrivait au garde des sceaux pour lui demander le privilège, et, le 7 du même mois, il obtenait l’approbation des docteurs de Poitiers. Bientôt, il envoyait des exemplaires de son livre, imprimé dans cette ville, à ses amis, aux docteurs de la Sorbonne, à ses confrères, les évêques, au Père Suffren, confesseur de la reine mère, et il recevait de partout des complimens et des félicitations. Plusieurs pasteurs protestans répondirent promptement. Mais l’ardeur qu’ils mirent à transporter la querelle sur le terrain politique indique combien ils étaient encore éloignés de partager les tendances hautement modérées de leur contradicteur.

Le livre, en un mot, produisit tout l’effet sur lequel l’évêque pouvait compter. Il tint le public en haleine et força l’attention et l’estime des hommes graves. Le succès fut tel que les adversaires personnels de Richelieu en conçurent du dépit. « Plus cette action me donna de réputation, plus elle me chargea d’envie, » dit-il lui-même. Et, en effet, il était à une de ces époques de la vie où la supériorité naissante n’a pu encore se dégager du premier cortège des jalousies particulières et des haines médiocres.


Cependant, à Paris, le favori, le rival s’affirmait dans la faveur du roi et dans l’habitude du pouvoir. Il se gorgeait de tout ce que sa situation pouvait lui apporter de satisfactions immédiates. Dès le lendemain de la mort du maréchal, il avait obtenu les charges de lieutenant-général de la Normandie et de premier gentilhomme de la Chambre, les places du Pont-de-l’Arche et de Quillebœuf. En mai, pour mieux surveiller le Roi, il prend, au Louvre, l’appartement de Mme de Guercheville. Le 7 juin, il est reçu conseiller au Parlement. En août, il se fait attribuer toute la confiscation de la maréchale d’Ancre, y compris les terres revenues à la Couronne. Il songeait à épouser la sœur naturelle du Roi, Mlle de Vendôme, et à faire couler ainsi dans les veines de ses enfans le sang des Bourbons. En présence de l’opposition naissante autour de lui, il renonça à ce projet. Mais, le 13 septembre, il épousait Mlle de Montbazon, « laquelle étoit d’une grande maison, fort belle et avoit des biens suffisamment. » Il devenait ainsi le beau-frère du duc de Rohan et l’allié des plus grandes familles du royaume. Il eut la valeur de cinq cent mille livres en mariage. Tout était, pour lui, revenant-bon. « Tout résonnait d’éloges à sa gloire. » La cour, le public, le royaume s’inclinaient devant cette fortune plus soudaine encore et plus inexplicable que celle du maréchal d’Ancre.

Il fallait consolider tout cela. Il fallait donner à la politique suivie à l’égard de la reine mère l’appui de ce qu’il y avait de plus autorisé dans le royaume. Luynes eut l’idée de recourir à une espèce de contrefaçon de l’assemblée des États. Sous le prétexte, habilement choisi, de réformes à accomplir dans le royaume (il y a toujours des réformes à accomplir en France), il fit convoquer une réunion des notables avec mandat d’étudier rapidement un certain nombre de propositions empruntées aux cahiers de 1614. L’assemblée se composait de treize membres du clergé, seize de la noblesse, et vingt-cinq représentans des cours souveraines. Elle devait se réunir à Rouen, Luynes ayant préféré « cette seconde capitale de la France, » parce qu’elle était aussi le chef-lieu de sa lieutenance générale de Normandie.

Le Roi vint en personne. Mais Luynes fit son entrée à part, à la tête de 500 chevaux. En raison de sa qualité de lieutenant général, il présida lui-même la séance d’ouverture des États de la province et il par la avec bonne grâce, aux applaudissemens de tous.

L’assemblée des Notables s’ouvrit, le 4 décembre, en présence du Roi, par un discours du chancelier, le vieux Sillery. Puis, on se mit au travail. En vingt jours, la besogne fut faite et le paquet de réformes accepté, sous de légères modifications. Le cahier fut remis au Roi par le cardinal Du Perron, le 26. Il contenait un plan général de refonte des Conseils du Roi, la suppression de la Paulette, la limitation du chiffre des pensions, en un mot, il donnait satisfaction à la plupart des aspirations justifiées, qui, depuis si longtemps, se manifestaient par tout le royaume. Ce fut une congratulation générale pour un si beau et si prompt résultat. Louis XIII donna rendez-vous aux députés, à Paris, le lendemain du jour des Rois, pour leur faire connaître sa réponse qu’il promit sincère et favorable. Mais cette promesse ne tint pas, et il n’en fut plus jamais question. Fontenay-Mareuil conclut judicieusement : « Cette assemblée demeura, comme toutes les autres, sans effet. Mais comment aussi, verroit-on ôter les désordres d’un lieu où il y a un favori qui ne subsiste que par le désordre et qui en est lui-même le plus grand de tous ? »

Cependant, Luynes surveillait, du coin de l’œil, tout ce qui se passait du côté de la Loire, soit à Blois, soit à Coussay. Ce solitaire muet l’inquiétait toujours. L’évêque a beau faire le mort : on le sait vivant et bien vivant. Il gêne. On trouve, qu’à Coussay, il a encore trop d’air ; il est trop près. On lui donne l’ordre de se renfermer dans son évêché, parmi ces marais dont les fièvres sont pour lui si perfides. Son frère Richelieu, son beau-frère Pontcourlay doivent aussi se retirer dans leur maison.

L’évêque, le premier, leur conseille la patience. Sur le bruit qui lui est parvenu que la Reine a fait quelque démarche pour le faire revenir auprès d’elle, il écrit à son frère pour demander « qu’elle arrête le cours des poursuites qu’elle fait pour mon rétablissement. »

Cette pauvre Marie de Médicis est, en effet, bien abandonnée. En proie à tous les intrigans, elle tombe dans tous les pièges. Elle se ressouvient de son ancien ministre et conseiller Barbin qui se morfondait à la Bastille attendant toujours les résultats de la poursuite intentée contre lui. Celui-là, Luynes le détestait, plus encore peut-être que Luçon. Il disait que la reine mère, conseillée par lui, « était l’unique ennemi de l’État. » Par un artifice vraiment machiavélique, on fit tomber la reine mère et Barbin dans un piège trop facile à préparer. On montra au prisonnier un visage moins sévère. On lui accorda quelques menues faveurs ; on le laissa se promener dans l’étroite cour de la Bastille ; on lui permit de correspondre au dehors ; le commandant de la Bastille avait pour lui des sentimens de bienveillance : on le laissa libre de les manifester. La reine, avertie, crut qu’elle pourrait, sans inconvénient, reprendre quelques relations avec son ancien serviteur. Elle lui écrivit, bien sottement, pour lui demander conseil, « n’ayant plus personne auprès d’elle en qui elle se fiât. » Il répondit, d’abord fort sagement, puis plus habilement, puis plus fortement, selon son caractère. Plusieurs grands seigneurs furent mis au courant. Luynes lui-même, qui avait gagné les courriers et qui lisait toutes les lettres, paraissait désireux de recourir à ce moyen pour rechercher un rapprochement avec la reine mère. Il trompait ainsi, non seulement Marie de Médicis et Barbin, mais ses meilleurs amis, comme le duc de Rohan, son beau-père, Montbazon, qui était honnête homme et s’employait de bonne foi au succès de l’affaire, et des personnages importans dont la rancune pouvait lui être dangereuse, Bellegarde et d’Epernon. « Tous se rapportaient à Barbin » qui, par l’ascendant naturel de son caractère, avait repris, du fond de sa prison, une sorte d’autorité.

Lui et la reine s’enferraient. Elle commit l’imprudence d’envoyer à Paris un émissaire maladroit et brutal, Chantelouve, qui vint à la cour, parlant haut et annonçant le prochain retour de l’exilée. Luynes n’attendait que cette occasion. Il se dévoila tout à coup, exhiba la copie de toutes les lettres qu’il avait fait saisir et parmi lesquelles il y en avait de compromettantes, cria au complot. Le Roi fut effrayé. On arrêta le commandant de la Bastille et son lieutenant, Bournonville et Persen. On mit la main sur quelques pamphlétaires à gages qui payèrent pour tous et furent brûlés vifs en place de Grève. On emplit la Bastille et le For-l’Evêque. On resserra Barbin, et on mit les fers au feu pour un procès qui pouvait le conduire à l’échafaud. En un mot, on terrorisa, par tous les moyens, cette malheureuse reine, affolée de tout le mal que son imprudence venait de commettre.

Enfin, quoique l’évêque de Luçon paraisse bien s’être tenu en dehors de cette intrigue, on profita de l’occasion pour l’éloigner une bonne fois, et une lettre, datée du 7 avril, lui intima l’ordre de se rendre, par les voies les plus rapides, à Avignon, c’est-à-dire en exil. Son frère et son beau-frère recevaient, de leur côté, le même commandement : « Je ne fus pas surpris, à la réception de cette dépêche, écrit-il, ayant toujours attendu, de la lâcheté de ceux qui gouvernaient, toute sorte d’injuste, barbare et déraisonnable traitement. » Il ajoute qu’il se conforma, sans le moindre délai, à l’ordre du Roi. La lettre lui était arrivée, selon la remarque qu’il en fait lui-même, en un temps de pénitence : le mercredi saint. Il partit pour Avignon, le vendredi saint, sans même prendre le temps de célébrer la messe de Pâques dans son Église cathédrale, et sans attendre, après les jours de deuil, le jour que l’Eglise consacre au triomphe et à la résurrection.


GABRIEL HANOTAUX.